(Moniteur belge n°353, du 19 décembre 1841)
(Présidence de M. Fallon.)
M. Kervyn fait l'appel nominal à midi et demi.
M. Scheyven donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; il est approuvé.
M. Kervyn présente l'analyse des pétitions adressées à la chambre.
« La commission administrative pour le soutien de l'industrie linière, à Moorslede, demande, en attendant une loi protectrice, que le subside du gouvernement accordé aux commissions directrices soit augmenté. »
- Dépôt sur le bureau et insertion au Moniteur.
« Les négociants de la ville de Neufchâteau adressent, pour renseignements, des observations sur le projet de loi relatif au colportage. »
- Renvoi à la commission chargée d'examiner le projet de loi sur le colportage.
« Le sieur J.-L. Moritzi, sous-lieutenant au 1er régiment de ligne, né en Suisse, demande la naturalisation. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
« Le sieur Thiry-Fays, louageur à Liége, demande d'être indemnisé de la perte de deux chevaux qu'il avait attelés à un obusier à l'affaire d'Oreye. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M de Nef. - Les demandes en fils d'Allemagne devant se faire dans le courant de ce mois, pour la première blanchisserie, je demanderai la mise à l'ordre du jour du projet de loi après la discussion du budget de la guerre.
M. Brabant. - Après le budget de la guerre, nous aurons la discussion du projet de loi relatif au contingent de l'année, qui est urgent. Je demanderai que le projet de loi sur lequel il vient d'être fait rapport soit mis à l'ordre du jour après celui relatif au contingent de l'armée. .
M de Nef se rallie à cette proposition, qui est adoptée.
M. Jadot. - Je renouvelle la proposition que j'ai faite à la séance d'hier, et qui a été mal rendue par le Moniteur.
J'avais demandé l'impression du contrat passé entre M. de Mévius et le ministre de l'intérieur, prédécesseur du ministre actuel, et non entre M. de Mévius et le ministre actuel, comme le Moniteur me le fait dire. Je tiens à faire cette remarque parce qu'aujourd'hui toute opposition semble être hostile et tenir à des questions de personne. Je demande que le contrat relatif à la propriété d'Uccle soit inséré au Moniteur. Je trouve que ce rapport aurait dû être compris parmi tes annexes que la section centrale a jointes à son rapport.
M. Dedecker. - La section centrale a cru qu'il n'était pas indispensable de faire imprimer cette pièce ; mais je ne pense pas qu'elle y trouve le moindre inconvénient.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je pense que le dépôt sur le bureau pouvait suffire. Je n'admets pas que, dans tous les cas, les pièces communiquées par le gouvernement aux sections centrales doivent être publiées. J'ai néanmoins examiné la pièce ; je ne trouve aucun inconvénient à l'insertion au Moniteur, il s'agit d'un contrat du 8 avril 1841, conclu par conséquent par mon prédécesseur, et que je défendrai.
M. Rogier. - S'il est attaqué.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Il paraît qu'il le sera.
M. Jadot. - Je pense que toutes les pièces communiquées aux sections centrales par le gouvernement doivent être communiquées par elle à la chambre ; car elle ne peut pas juger sur leur parole. Quoi qu'il en soit, l'acte dont il est question doit être publié ; il devrait même être inséré dans tous les journaux ; car d'après le contrat, le preneur s'est obligé envers le public ; comment le public pourra-t-il profiter des dispositions du contrat, s'il n'est porte à sa connaissance ?
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je ne m'oppose pas à l'insertion. Mais nous ne pouvons admettre le principe général, que parce que des pièces ont été communiquées à la section centrale ou aux sections, il faille les publier. Nous ne pouvons l'admettre, même dans l'intérêt de la chambre. Le gouvernement dès lors mettrait une extrême réserve dans ses communications. Voilà l'observation que j'ai cru devoir faire dans l'intérêt des communications du gouvernement avec les sections centrales. Je consens à l'insertion. Je trouve juste l'observation de l'honorable préopinant. D'après le contrat, celui qui exploite l'établissement d'Uccle doit livrer gratuitement, sur la demande du ministre, 5,000 mûriers de 2 ou 3 ans. Cette clause est un motif pour qu'il y ait insertion au Moniteur.
M. Desmet. - La section centrale a délibéré sur chaque annexe, pour savoir si elle serait jointe au rapport. On a cru qu'il y avait des pièces qu'il pouvait être dangereux de publier. Quant au contrat dont il s'agit, la, section centrale en avait jugé la publication non pas dangereuse, mais inutile.
M. Rodenbach. - On a distribué ce matin le compte-rendu de l'affaire du British-Queen, auquel sont joints plusieurs documents en langue anglaise. Je demande que ces documents soient traduits ; car beaucoup de membres ne comprennent pas l'anglais.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Toutes .les pièces essentielles sont traduites. Néanmoins, si la section centrale désire avoir la traduction des autres pièces, comme c'est à elle que mon rapport a été renvoyé, je lui enverrai ces traductions, pour qu'elle puisse les joindre à son rapport.
M. Rodenbach se déclare satisfait.
M. le président. - La parole est à M. Delfosse.
M. Delfosse. -Mon intention n'était pas de prendre part au débat qui s'est ouvert hier ; j'avais dit, dans la discussion générale des budgets, tout ce que j'avais à dire sur le ministère ; mais M. le ministre de l'intérieur ayant parlé, en termes peu convenables, de ce qu'il a appelé les prétendus libéraux de Liége, je lui dois une réponse, elle sera courte.
Les prétendus libéraux de Liége, M. le ministre, sont ceux qui pensent comme vous pensiez, avant d'avoir subi la dangereuse épreuve du pouvoir.
Les prétendus libéraux de Liége sont ceux qui veulent prévenir des catastrophes, en forçant le gouvernement à consulter l'opinion au lieu de la combattre.
Les prétendus libéraux de Liége sont ceux qui ont des convictions sincères et qui ne veulent pas les échanger contre des places.
Voilà, M. le ministre, quels sont les prétendus libéraux de Liége.
Mais quel est donc le crime des libéraux de Liége ? Est-ce d'avoir réclamé un acte de justice, est-ce de vouloir la réforme électorale ? Il vous siérait mal de leur en faire reproche, à vous qui avez pris pour collègue l'un de ceux qui l'ont réclamée aussi.,
Je vous ai écouté avec beaucoup d'attention dans le cours des deux débats, et une chose m'a frappé, c'est que vous avez récriminé au lieu de vous défendre. Pour toute justification des actes et des paroles qui vous étaient imputées, vous avez répondu à vos adversaires : « Lorsque vous étiez au pouvoir, vos actes n'étaient pas meilleurs, vos paroles étaient les mêmes. »
« Vous dites que j'ai marché, dans les élections, à la suite du clergé, vous en faisiez autant. »
« Vous dites que je n'ose avouer mes principes, vous n'osiez avouer les vôtres. »
« Vous dites que je ne suis plus le même, c'est vous qui avez changé. »
« La couleur de mon drapeau ne vous paraît pas franche, c'est la couleur qu'avait le vôtre. »
J'admire un tel langage ; croyez-vous donc, M. le ministre, que si votre drapeau a des taches, et il en a beaucoup, elles seront lavées, parce que vous aurez dit : Le drapeau de mes prédécesseurs avait aussi des taches.
Je n'ai pas à défendre le drapeau de vos prédécesseurs ; ce n'est pas sous celui-là que nous avons combattu, ce n'est pas sous celui-là que nous combattrons ; notre drapeau à nous, c'est le drapeau du pays, nous y resterons fidèles.
Le pays, dites-vous, est égaré, il est égaré par d'absurdes calomnies ; vous faites en vérité beaucoup d'honneur au pays ; quoi ! les calomnies sont absurdes et elles égarent le pays ! Le pays se souviendra de vos paroles, il vous jugera, ou plutôt, il vous a déjà jugé.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Mon intention n'avait pas été de comprendre dans une sorte d'accusation les libéraux de Liége. J'ai rappelé un fait ; j'ai dit qu'à une certaine époque l'honorable membre auquel je répondais avait été proscrit par les prétendus libéraux de Liége. Il faut prendre la phrase en son entier. J'ai dit que c'étaient les libéraux qui alors proscrivaient l'honorable membre, et à mes yeux c'étaient de prétendus libéraux. Voilà mes paroles, avec la restriction qu'il faut y mettre.
Je n'ai pas avoué que le ministre n'avait pas de principe. Mais à ceux qui m'accusent d'être sans principes à ce banc, j'ai répondu : « On portait contre vous la même accusation, quand vous occupiez la place que nous occupons maintenant. » Mes paroles, sous ce dernier rapport, ont donc été mal comprises ou dénaturées.
M. Delfosse. - M. le ministre se trompe lorsqu'il croit qu'à l'époque à laquelle il fait allusion, l'honorable M. Rogier a été proscrit par les libéraux de Liége ; j'ai fait des recherches dans le Moniteur, et j'y ai vu que l'honorable M. Rogier n'a été, à cette époque, ni le candidat de l'opinion libérale, ni le candidat de l'opinion catholique. Si donc il a été proscrit, il l’a été par tous, mais le fait est qu'il ne s'est pas porté à Liége, parce qu'il était porté dans le district de Turnhout, où son élection était certaine.
M. Dechamps. – Messieurs, lorsque je, me trouvai placé dans l'opposition contre l’ancien cabinet, j’avais la conscience de remplir un devoir pénible, mais sérieux.
Ce n'était pas au nom de mesquines rancunes que je me crus forcé de prendre cette position, je n'avais aucun motif d'en avoir ; c'était loin encore une envieuse ambition qui me guidait. Quoiqu'on ait dit en me calomniant, mais c’était au nom d'un principe élevé que je parlais ; ce que j'attaquais était tout autre chose que des noms propres, ce que je défendais, c'était le principe des ministères mixtes s'appuyant sur l'ancienne majorité parlementaire.
Je voyais le pays entrer, sous l'impulsion du ministère et de ses amis, dans une voie toute nouvelle et pleine de périls. Il s'agissait de donner aux chambres, de donner aux ministères futurs, de donner au gouvernement et au pays une autre signification que celle que les chambres, les ministères et le gouvernement avaient reçue depuis dix ans.
Depuis dix ans il y avait bien eu, accidentellement et sur certaines questions isolées, des catholiques et des libéraux, mais la véritable majorité, sur laquelle les divers ministères se sont appuyés, était tout à la fois catholique et libérale, était prise dans les nuances modérées de ces deux opinions, et le gouvernement reposait sur cette base.
Dans ces derniers temps, d'autres doctrines ont servi de bannière. Le jour de l'avènement de l'opinion libérale aux affaires était, disait-on, arrivé ; la majorité dans les chambres ne devait plus prendre sa signification dans les questions de politique extérieure et commerciale, dans les questions administratives et d'intérêt public, mais uniquement dans les luttes religieuses.
Une minorité catholique devait s'asseoir désormais devant une majorité exclusivement libérale ; une ligne de démarcation infranchissable devait les séparer, et des ministères homogènes devaient se placer franchement, comme on dirait aujourd'hui, sous l'un de ces deux drapeaux. Toute idée de transaction, toute tentative pour ressaisir la politique conciliatrice des années précédentes et qu'on répudiait, n'étaient plus qu'un rêve, qu'une menteuse illusion.
Je me trompe, messieurs, on n'avait pas renoncé à l'espoir d'éteindre les partis en Belgique ; mais savez-vous comment on se promettait, et comment ou se promet, d'arriver à ce résultat désiré par tous ? Connaissez-vous le moyen qui doit amener celle pacification ? C'est l'honorable M. Devaux qui nous l'a appris, professant celle fois la franchise dont il s'est fait l'apôtre : les partis seront pacifiés, seront dirigés par la modération, quand la majorité libérale ayant conquis sa prépondérance définitive, aura forcé la minorité catholique au silence de la résignation ; c'est-à-dire la lutte cessera quand l'un des partis aura vaincu l'autre, de manière à ne plus lui laisser même l'espérance de ressaisir la victoire.
Messieurs, ce n'est pas de l'ironie que je fais. Telle est au fond la pensée politique qui dirige les nouveaux chefs de l’opposition. La position est nettement dessinée ; les prétentions, quelqu'exorbitantes qu'elles paraissent, vont jusque-là.
Il était manifeste pour nous que le cabinet précédent avait mission de présider à cette grande réforme. On l'a nié alors, en termes énigmatiques, il est vrai ; mais maintenant le fait est avéré. La conduite actuelle des chefs de l'opposition explique fidèlement la conduite des chefs de l'ancien ministère, et, à moins de soutenir qu'ils ne sont plus, sur les bancs qu'ils occupent aujourd'hui, les mêmes hommes ayant les mêmes principes que lorsqu'ils étaient assis, il y a un an, au banc ministériel, il est impossible de mieux justifier qu’ils ne le font l'opposition que nous avions dirigée contre eux.
Ce que voulaient les partisans de la réforme électorale, le renversement de l'ancienne majorité, le ministère devait l'amener par l'influence de sa position ; les moyens étaient différents, le but était le même.
Si ce plan avait été réalisé, messieurs, l'histoire contemporaine de la Belgique aurait été divisée en deux époques très distinctes, dont le ministère de M. Lebeau eût été le point de délimitation. Avant lui, c'était le règne des majorités et des ministères de conciliation ; c'était l'union, au sein des chambres, entre les éléments modérés des deux opinions. A partir de ce ministère, c'eût été la division fatale et irrémédiable entre des partis prenant leur nom dans des intérêts philosophiques et religieux, et le gouvernement eût été ballotté d'une influence à une autre sans trêve ni merci.
L'opposition contre le précédent cabinet se faisait donc au nom d’un principe sérieux et dont tout ce qui s'est passé depuis a révélé l’importance.
Nous repoussions le système d'exclusion politique qui, à nos yeux, s'était personnifié dans ce cabinet et qui était défendu comme une théorie par ses amis qu'il a eu la bonne foi de ne pas désavouer, comme l'un de ses membres, l'honorable M. Leclercq, l'avait fait avec tant de loyauté et d'énergie. Notre principe, à nous, c'était celui des majorités mixtes, des ministères d'union et de conciliation, au point de vue des partis.
Nous voulions cette union, cette transaction, non seulement dans les phrases et dans les programmes, mais dans les faits, dans la composition des ministères et dans leurs alliances avouées.
Jamais nous n'avons prétendu que l'opinion catholique dût former seule la majorité, seule les ministères, seule inspirer le gouvernement ; c'est le contraire que nous avons soutenu, c'est précisément contre ce système d'exclusion que nous avons dirigé toute notre résistance.
Et c'est à nous qu'on parle d'exclusion et d'envahissement, et c'est nous qui voulons vaincre une opinion ! Mais n’avez vous pas constaté vous-mêmes que depuis le gouvernement provisoire jusqu'aujourd'hui, l'opinion libérale a dominé dans la formation des ministères, dans les fonctions diplomatiques et administratives, dans la magistrature, dans l'armée, partout ?
Ce vaste accaparement de pouvoirs ne vous suffisait pas ; notre longue modération, vous l'avez prise pour de la faiblesse ; vous avez voulu notre abdication tout entière ; vous avez voulu détrôner la majorité, changer les positions acquises depuis longtemps ; vous attaquiez, nous nous défendions.
Mais vous, au nom de quels principes élevés dirigez vous la nouvelle opposition ? Vous nous parlez des prétentions des catholiques et du clergé ! Mais ce sont là des phrases que vous avez trouvées toutes faites dans le dictionnaire de l'ancienne opposition, et encore dans ce que cette opposition avait de plus passionné, de moins intelligent, de plus extrême. Mais vous, M. Devaux, qui avez proclamé ce que nos adversaires avaient toujours nié, que les grands pouvoirs de l'Etat, vous vous en étiez emparé, presqu'à notre exclusion, dès le jour même de la révolution, il vous est défendu de nous parler d'envahissement et de domination religieuse, et vous, M. Lebeau, qui avez déclaré solennellement que ce pouvoir occulte dont on voulait effrayer l'opinion, vous n'y croyez pas, comment êtes-vous dans cette opposition qui prend pour texte cette calomnieuse niaiserie ?
Vous avez devant vous un ministère où l'élément libéral, de votre propre aveu, se trouve en majorité ; c'est donc nous qui aurions quelque droit de nous plaindre ; mais cela, encore une fois, ne vous suffit plus.
Vous voudriez qu'il arborât vos principes avec franchise ; mais cette franchise ne veut pas dire autre chose, sinon que le ministère devrait se poser en ministère de parti, suivre vos errements, reprendre en sous-œuvre vos projets, et venir promettre de réduire, par l'influence de sa position, l'opinion catholique au rôle de minorité impuissante.
Cette franchise de principes, c’est à votre sens que les ministères ne se préoccupent plus, avant tout, d'idées gouvernementales, de principes constitutionnels, de questions extérieures et commerciales, de souffrances industrielles ; non, tout cela, pour certains esprits, est chose secondaire ; mais l'essentiel est, d'après eux, de gouverner au nom des prétentions des partis, à l'aide des passions politiques, jusqu'au jour où, après avoir marché de réactions en réactions, le pays se dissolve pour disparaître comme un embarras dans la politique européenne.
Et vous parlez de modération, d'esprit d'ordre, de moralité, et c'est vous qui avez rédigé le programme ministériel, en tête duquel était écrite la neutralité entre les partis et la conciliation pour tous !
Vous reprochez au ministère de manquer de franchise, d'être un ministère neutre et sans moralité politique ; mais vous avez donc tout oublié ! Les discours que vous avez prononcés, je les ai entendus cent fois depuis dix ans, mais prononcés par d'autres bouches, mais prononcés avec plus d'amertume ; mais prononcés contre vous.
Il ne vous souvient donc plus que l'ancienne opposition vous repoussait avec une tout autre persistance qu'elle ne repoussait l'honorable M. de Theux. Ce conflit ne prenait pas son principal motif, comme vous le prétendez, dans la question de politique extérieure ; le grief, et vous ne l'ignorez pas, était ailleurs : Aux yeux de cette opposition, n'étiez-vous pas des hommes sans franchise, sans principes avoués, des hommes de bascule et de neutralité, des hommes cachant votre drapeau sous votre banc, faisant, sous le masque du libéralisme, les affaires de l'opinion catholique ? Le nom de doctrinaires avait-il aux yeux de l'opposition un autre sens que celui-là ? Oseriez-vous nier que tel a été le thème que l'opposition a reproduit contre vous, pendant la première période de votre carrière politique ?
J'admirais votre courage quand vous répondiez : oui nous ne sommes que des hommes d’Etat, des hommes de gouvernement, nous ne connaissons pas les partis, nous plantons notre drapeau dans les centres. Mais aujourd’hui que vous parlez exclusivement au nom d'une opinion, aujourd'hui que vous vous êtes assis, sous le rapport de ces classifications, à la place de l'honorable M. Gendebien, qui avait, lui, la franchise de sa politique et qui serait bien étonné, et fort peu édifié de vous y trouver, nous devons dire, nous, à côté de qui vous avez marché depuis tant d'années, que c'était nous que vous trompiez et non l'opinion libérale, ou plutôt que vous nous trompiez tous les deux ; que cette main que vous nous tendiez n'était pas franche ; que ce visage que nous pensions connaître n'était pas le vôtre ; que votre but définitif était de détrôner l'ancienne majorité dont vous faisiez partie et que vous caressiez de détruire les ministères mixtes que vous avez formés plusieurs fois ou que vous avez toujours appuyés, que votre conduite politique, en un mot, était provisoire, équivoque, qu'elle reposait sur un malentendu, qu'au fond vous étiez les amis de vos adversaires les plus acharnés, et les ennemis cachés de vos collègues de l'ancienne majorité parlementaire.
Eh bien, non ; je ne crois pas à cette longue et double trahison, à cette longue et double hypocrisie ; je crois bien plus à M. Lebeau de 1833 qu’à M. Lebeau d'aujourd'hui. Toutes ces théories sur ce que l'on appelle la franchise de principes sur les ministères neutres, sont des illusions dont on se berce pour se cacher, s'il est possible, à soi-même, qu'on renie ses antécédents, qu'on brise avec son passé, qu'on effectue une déplorable défection, qu'au lieu de ramener les extrêmes à la modération, comme on se l'était promis, comptant sur une force que l'on n'avait pas, c'étaient les extrêmes qui vous entraînaient dans leur courant. Les séances précédentes ne vous ont-elles pas prouvé que l'opposition faible numériquement n'avait jamais été aussi pleine de préjugés envieillis, n'avait jamais été plus près des récriminations voltairiennes, n'avait jamais mis dans ses attaques moins de convenances et de dignité. Et c'est de cette opposition faible et violente que MM. Lebeau, Rogier et Devaux sont les chefs, et vous prétendez être restés les mêmes, et vous n'êtes pas infidèles à votre passé !
Ah ! vous avez besoin de croire que nous sommes changés, vous avez besoin de croire de notre part, à des prétentions nouvelles que vous ne sauriez formuler de bonne foi et contre lesquelles vous n'avez que des déclamations à opposer ; vous avez besoin de croire que nous sommes changés, afin de justifier à vos propres yeux la position nouvelle que vous avez prise et qui n'est en rapport ni avec votre caractère, ni avec votre talent, ni avec vos propres antécédents !
Le ministère actuel a posé deux faits importants dont il a le droit d'être fier. Il a évité là dissolution, et en l'évitant, il a d'un côté épargné au pays l'agitation fébrile, la recrudescence des passions politiques, l'inquiétude si mortelle aux affaires commerciales déjà très souffrantes, et de l'autre il a sauvé la prérogative royale.
La dissolution, c'est l'ultima ratio des gouvernements constitutionnels. c'est un moyen extrême qu'il ne faut employer que dans une absolue nécessité. Je comprends la dissolution, à l'occasion d'un conflit sur la politique extérieure, sur une question de haut intérêt public ; mais poser au pays une question de parti par une dissolution, lui demander si le gouvernement doit être catholique ou libéral, c'était jeter les dés sur le sort de notre avenir national, c'était compromettre la royauté.
La couronne s'était toujours placée au-dessus des partis, dans une haute position de neutralité et de conciliation. Le ministère précédent venait lui dire de consulter le pays pour connaître quel était le vainqueur devant lequel elle devait, elle, abdiquer. Voilà la vérité tout entière, et le ministère gardera la gloire d'avoir sauvé nos institutions de ce péril.
Le second fait que le ministère a posé. c'est d'avoir servi de moyen pour reconstituer l'ancienne majorité parlementaire. Cette majorité est reconstituée, il n'est plus possible de la nier ; il n'y manque que trois hommes pour être complète.
Vous n’avez plus cru à la possibilité de cette réorganisation de la majorité ; M. Lebeau nous disait que ces majorités compactes n'existaient plus nulle part, ni en France, ni en Angleterre, et il se résignait ainsi à vivre sur quelques voix douteuses qui lui échappaient à toutes occasions. Ce qu'on n'espérait plus est arrivé, mais j'aurais cru qu'au nom des intérêts du pays, on se serait réjoui de s'être trompé, au lieu de s'en irriter.
On nous a parlé de changements de majorité, comme si c'était là une chose ordinaire et insignifiante. Savez-vous, messieurs, ce que c'est qu'un changement de majorité parlementaire ? C'est une véritable révolution dans l'Etat. Une majorité, c'est la base sur laquelle repose le gouvernement du pays. Toutes les lois émanent d'elle, toute l'organisation intérieure est faite par elle, la direction politique, c'est elle qui la donne, et vous ne voyez pas qu'en ébranlant cette base, vous ébranlez tout cela, vous faites une révolution intérieure !
En Angleterre, lorsque la réforme est entrée au parlement avec les whigs, ce fait n'a-t-il pas été considéré par tous comme étant le plus grave de tous ceux dont la nation avait été témoin depuis des siècles ?
L’instabilité des ministères et des majorités, la position fâcheuse dans laquelle l'Angleterre se trouve, ne datent-elles pas du jour où la majorité s'est transformée ?
Le ministère de lord Palmerston n'a-t-il pas été forcé, pour vivre quelques jours de plus, de mendier des voix au radicalisme ?
Quand, sous la restauration, la majorité s'est trouvée déplacée en 1828, pour tout le monde n'était-ce pas le signal de la chute d'un trône ?
Et vous voudriez que la Belgique, après dix ans d'existence, en soit venue là, qu'un déplacement de majorité soit dans les nécessités de sa position, que cette majorité, qui a fait votre constitution, qui l'a maintenue, qui s'est montrée sage, conservatrice, religieuse, nationale, catholique et libérale tout à la fois, vous prétendez qu'elle doive abdiquer ; que notre régime, à peine essayé, doit être bouleversé, en risquant cette révolution dans l'Etat, à laquelle des pays plus vieux et plus forts n'ont pas résisté ? Et vous soutenez tout cela, sans reculer, sans émotion, et ce sont des hommes que nous étions habitués à regarder comme des hommes d'Etat qui nous parlent ce langage et professent ces principes !
Vos principes ! Mais de quels principes parlez-vous, s'il vous plaît ? Les principes constitutionnels ? Mais nous les voulons, je pense, autant que vous. Nous avons le droit d être crus autant que qui que ce soit, quand nous affirmons que notre serment à la constitution, à toute la constitution, a été chose sérieuse, solennelle et sacrée pour nous. Je sais très bien à quelle opinion appartenaient les 60 voix au congrès, qui ne voulaient pas de la liberté religieuse et votaient contre l'art. 16 de notre charte, qui ne voulaient pas alors de l'art. 17 qui consacre la liberté d enseignement, qui s'opposaient au droit d'association ; mais je ne connais personne dans cette enceinte qui jamais ait attaqué la liberté des opinions et la liberté de la presse dont vous semblez avoir seule la garde.
La franchise des principes ? Sont-ce les principes de notre nationalité que vous voulez vous réserver comme étant les vôtres ? On n'a pas encore été jusque-là, et l'on a bien voulu reconnaître que la nationalité belge avait trouvé en nous son plus fort appui. On a été jusqu'à désirer que toute la nation appartînt à l'opinion catholique, afin d'avoir des garanties plus sûres contre les dangers que notre indépendance pourrait courir.
Et en effet, messieurs, cherchez dans les conspirations qui ont été ourdies depuis 1830, contre notre ordre de choses, cherchez-y des noms appartenant à l'opinion que je défends, et vous ne les trouverez pas.
De quels principes voulez-vous donc parler ? si nous sommes aussi constitutionnels et aussi nationaux que vous, qu'êtes-vous que nous ne soyons pas ?
Ah ! Messieurs, il est étrange vraiment de vouloir ameuter les passions politiques contre cette opinion nationale, contre cette opinion constitutionnelle, contre cette opinion sage, conservatrice, et cela dans des espérances qui ne sont que des illusions. Ce serait une faute, une faute impardonnable, ce serait en outre une ingratitude, de vouloir ainsi isoler violemment dans la minorité cette opinion dans le sein de laquelle vous deviez vous jeter, si jamais des dangers sérieux menaçaient la nationalité belge.
M. Devaux. - Messieurs, quand l'honorable membre qui vient de se rasseoir a pris la parole, je croyais que l'administration avait enfin trouvé un défenseur. Mais ce que j'ai entendu dans ses paroles, c'est bien plus de l'opposition contre le ministère qui n'est plus, que des sympathies avouées pour le ministère qui existe. Ainsi il devient de plus en plus évident que les liens les plus solides qui unissent au ministère l'opinion au nom de laquelle on vient de parler, ce sont les passions qui ont existé contre le ministère précédent.
Avant de rentrer dans cette discussion, permettez-moi, messieurs, de dire un mot sur un incident qui s'est élevé dans la séance d'hier. Vous avez entendu M. le ministre de l'intérieur imposer en quelque sorte à une opinion tout entière la solidarité de quelques faits qui se sont passés lors des élections.
Pendant la dernière session, quand dans cette enceinte on voulait renverser le cabinet sous prétexte d'une irritation factice, dans la crainte que la prochaine lutte électorale ne fût trop vive, il vous a été prédit que si l'on voulait passionner les élections, il n'y avait pas de plus sûr moyen d'atteindre ce but que de renverser le cabinet qui existait alors.
Eh bien, messieurs, ce qui a été prédit est arrivé Et après avoir éveillé les passions par le renversement violent et irrégulier du cabinet, on les a enflammées davantage encore par les cris de guerre dont on a poursuivi dans la lutte électorale, et ceux qui composaient cette administration et ceux qui lui avaient prêté leur appui ; car, messieurs, dans cette lutte est-ce d'un côté seulement, est-ce à ce côté de l'opinion libérale seulement qu'il y a eu des passions ? Il s'est passé récemment un fait déplorable, qui aurait dû, dans la séance d'hier, imposer de la réserve à nos adversaires.
Un de nos collègues, jeune encore, a été, il y a peu de semaines, enlevé à la chambre, à ses parents et à ses amis. C'était, vous le savez, l’homme le plus inoffensif. Ignore-t-on quelle part a eue à ce malheur la vivacité de la lutte électorale ? Demandez-le à ceux qui le pleurent, et rappelez-vous à quelles attaques furibondes il a été en butte ? N’ayez donc pas l'air de croire que les passions n'ont existé que d'un côté ? de l'autre elles ont eu pour instruments non pas seulement des individus obscurs mais des organes avoués d'une opinion, mais les défenseurs quasi officiels du cabinet, mais des hommes revêtus d'une autorité sacrée. N'a-t-on pas vu, il est douloureux, il est déplorable de devoir le dire, la chaire elle-même se souiller au contact des passions politiques et devenir un instrument d'intrigue électorale ? .
Oui, on a fait des sermons politiques ; on a flétri les candidats libéraux, on a été jusqu'à prêcher que ceux qui voteraient pour des candidats libéraux seraient punis de la damnation éternelle. (Dénégations.) Oui, messieurs, on a prêché cela, et on l'a prêché dans bien plus d'une commune. Ailleurs, ce n'était pas en chaire qu'on faisait les sermons politiques, on les faisait à domicile.
Vous vous plaignez qu'on ait trompé les campagnards ; mais n'est-ce pas là les tromper, n'est-ce pas les tromper par les moyens les plus coupables ?
M. Eloy de Burdinne. - Y étiez-vous ?
M. Devaux. - Non, monsieur, je n'y étais pas, mais j'ai vu accourir chez moi, j'ai vu accourir chez mes amis, des campagnards qui sont venus nous dire les menaces qu'on leur faisait au nom de la religion. J'en ai entendu se moquer de ce qu'on leur avait dit ; j'en ai entendu traiter d'imposture les paroles de leur curé. Et croyez-vous que, par un sentiment de vengeance, je me sois beaucoup réjoui d'entendre ce langage. Ah ! j'ai été navré de voir le mal que le clergé se faisait à lui-même, j'ai été navré de lui voir saper lui-même son influence dans les classes de la société où elle peut être le plus utile.
Les mêmes passions, et plus désordonnées encore, se retrouvaient chez les écrivains qui depuis l'origine du cabinet ont paru ses confidents les plus intimes : lisez les journaux ministériels des premiers jours de juin, vous verrez quelles ordures ils jetaient aux candidats que leurs patrons dédaignaient de soutenir. Je ne veux pas me souiller les lèvres à vous les reproduire. Et ces infamies étaient répétées avec approbation dans la localité par des journaux qui se disent les organes d'une opinion religieuse. Vous pouvez voir celles qui me concernent reproduites par le Nouvelliste des Flandres, organe de l'opinion catholique dans la Flandre occidentale.
Si on ne nous y avait provoqués, je ne vous aurais pas, quant à moi, parlé de ces faits ; à l'instant où je les ai connus ils m'ont inspiré du dégoût, mais après je n'y ai plus pensé. Je sais que quand les passions sont allumées, il faut alors accepter les conséquences de cet état de choses et s'en prendre à ceux qui l'ont amené. Je me suis demandé pourquoi, dans cette enceinte, lorsque nous nous taisions, nous qui avons été tant calomniés, l'on jetait les hauts cris de l'autre côté, pourquoi, d'un côté, l'on se montrait si irrité, et de l'autre si oublieux des injures reçues ? La raison de cette différence, c'est, je crois, que, d'un côté, les attaques paraissent avoir porté coup beaucoup plus que de l'autre. Les attaques dirigées contre nous ont, pour la plupart, échoué. Pourquoi n'en a-t-il pas été tout-à-fait de même de celles qui ont été dirigées contre nos adversaires ? C'est qu'aux yeux de beaucoup de personnes, ce qui n'était pas vrai paraissait encore vraisemblable ; c'est que bien des personnes se sont dit : A voir les passions qui entraînent le parti catholique et le chemin qu'elles ont fait, qui peut dire si ce qui n'est pas vrai aujourd'hui ne le sera pas demain, qui peut dire si la ligne où il s'arrête encore en ce moment, il ne l’aura pas, le succès aidant, dépassée de loin dans quelques années ? Ses adhérents même ne peuvent le savoir. Ils prétendent que les projets qu'on leur prête sont absurdes, ridicules. Mais si, aux élections d'il y a 10 ans, on avait dit, comme argument contre certains candidats : il arrivera un jour où un ministère unioniste, où un ministère, professant les principes de l'union, qui n'en aura violé aucun, auquel on ne pourra reprocher aucun acte, sera renversé, non par la chambre des représentants, mais par la majorité du sénat, et renversé parce qu'au dire de ceux qui ouvriront la lutte contre lui, il y aura dans son sein des membres qui ne vont pas assez souvent à la messe (Réclamation.)
Lisez le Moniteur, messieurs, vous venez que ce grief a été allégué contre l'ancien ministère, qu'on lui a reproché d'avoir dans son sein des membres qui ne professent pas assez ouvertement certains dogmes.
M. Dumortier. - Nous ne sommes pas ici au sénat.
M. Rodenbach. - C'est une opinion isolée.
M. Devaux. - Si passé 10 ans on avait cherché, aux élections, à écarter certains candidats en prédisant ce qui est arrivé lors du renversement du dernier cabinet, je dis que ceux qui auraient fait cette prédiction, auraient été accusés de calomnie, je dis qu'on n’aurait pas eu assez d’éclats de rires pour couvrir leur voix.
Si l'on avait dit, il y a dix ans, qu'après que, l'homme qui a fait le plus pour la liberté de l'enseignement ; qu'après que l'honorable M. de Gerlache aurait apposé son nom à un projet de loi sur l'instruction publique, dont il avait adopté toutes les dispositions ; ce projet serait traité dans cette chambre et hors de cette chambre comme une œuvre à peu près impie, comme une œuvre barbare, indigne de la civilisation, et cela par des hommes qui se disent les organes de l'opinion catholique ; si on avait dit cela il y a dix ans, la prédiction n'eût-elle pas été traitée d'absurde et de calomnieuse. Si, en 1827, lorsqu'on faisait l'éloge des établissements d'instruction publique de l'Etat, et qu'on ne demandait que la faculté de pouvoir ouvrir à côté de ces établissements, des écoles libres, si alors on avait dit : « Il viendra un jour où les hommes les plus influents de la même opinion demanderont. non pas la liberté, mais le monopole de l'enseignement, où ils demanderont qu'il ne puisse plus exister dans les écoles dirigées par l'autorité civile que des professeurs approuvés par l'autorité religieuse », si l'on avait dit cela en 1827, alors aussi on aurait ri, on aurait crié à l'exagération, à l'absurdité.
Quand, en 1820, on disait en France à l'opinion royaliste : Un jour viendra où vous demanderez le rétablissement du droit d'aînesse, un jour viendra où vous révoquerez la charte, où vous détruirez la liberté de la presse ; alors on riait aussi, on protestait que de pareils projets paraissaient aussi déraisonnables à ceux à qui on les attribuait qu'à ceux qui leur en faisaient le reproche. Et il est très probable qu'on était sincère ; on ne voulait pas encore ce qu'on a voulu plus tard. Lorsqu'une opinion est passionnée, et qu'elle est encouragée par le succès, l'audace lui vient en avançant.
Tous donc nous avons eu à ressentir les effets des passions qu'on a allumées dans la session dernière. Et ce n'est pas à ceux qui y ont mis le feu à se plaindre ici plus haut que ceux qui n'ont fait que les subir.
Le ministère, messieurs, a moins que personne le droit de s'en plaindre, car non seulement il s'est associé aux passions, mais il lui doit son origine. Le ministère est venu aux affaires par les passions politiques, il y est venu pour sanctionner le coup de parti le plus violent qu'elles aient inspiré depuis 10 ans. Et aussitôt arrivé au pouvoir, il s'y est associé corps et âme, il s'est mis à l'œuvre avec elles ; dans les élections.
Je sais bien qu'il renie son origine et le but de sa formation ; je sais bien qu'à l'en croire il est venu aux affaires dans des desseins de modération, qu'il est venu aux affaires pour reconstituer une majorité modérée, pour empêcher l'invasion de la démagogie dans cette chambre.
On lui a déjà répondu lorsqu'il a dit qu'il était venu pour empêcher la dissolution de la chambre des représentants, que l'ancien ministère ne demandait plus cette dissolution, et qu'il s'était contenté de la dissolution du sénat. Quel était donc le danger de la dissolution du sénat ? était-ce l'invasion des démagogues payant 1,000 florins d'imposition qu'il fallait redouter ?
Non, messieurs ; en réalité on a voulu ramener la majorité de la chambre des représentants à l'opinion de la majorité du sénat. Le cabinet précédent avait dit : « Je demande la dissolution des deux chambres ; ou tout au moins, comme l'une des deux chambres doit être partiellement dissoudre en vertu de la loi même, je demande que l'autre chambre, celle qui a pris une part plus vive dans la lutte contre le pouvoir, le soit en même temps. »
Le nouveau cabinet a dit : « Je demande que le sénat reste, et je me charge dans les élections partielles de cette année, de ramener la majorité des représentants à l'opinion du sénat. »
Qu'a fait le gouvernement dans les élections ? Sont-ce les hommes modérés qu'il a protégés ? sont-ce les hommes exagérés qu'il a écartés ? Chose singulière, le ministère a accepté tous les candidats de l'opinion catholique, il n'a repoussé que ceux de l'opinion libérale. Ainsi, le ministère veut une majorité modérée ; mais à ses yeux, tout le monde est modéré dans le corps catholique, presque tout le monde est exagéré dans l'opinion libérale.
Non, messieurs, ce n'est pas une majorité modérée que le ministère a voulu faire : cette majorité existait dans la chambre des représentants ; la majorité des 49 était une majorité modérée, elle a prouvé qu'elle l'était ; mais on est venu condamner à être minorité une opinion qui avait acquis la majorité, et qui, de l'aveu même du ministère, était en droit d'avoir cette majorité. Cette opinion était venue régulièrement aux affaires depuis dix ans, l'opinion contraire avait été au pouvoir pendant toutes les élections ; jamais depuis 10 ans un ministre de l'intérieur appartenant à l'opinion libérale n'avait été aux affaires durant les élections. Il y a plus ! c'était sous l'administration de l'opinion contraire que se sont organisés toutes les grandes influences, tous les grands pouvoirs du pays. C'est celle qui a présidé à l'organisation judiciaire, à l'organisation de la commune et de la province, des universités, et de tant d'autres administrations.
Une seule fois, à l'approche des élections, l'opinion libérale se trouvait au pouvoir et était représentée au département de l'intérieur. Eh bien ! il lui a été défendu d'y rester précisément à cause des élections mêmes. On lui a dit : Vous êtes en majorité dans le pays, mais vous n'avez pas le droit d'être en majorité dans les chambres ; vous êtes condamnés à jamais à voir dans la lutte électorale le pouvoir se mettre du côte des vos adversaires, qui cependant ne pourraient plus triompher sans lui.
Si une pareille conduite était une grande injustice envers des hommes à qui on n'avait aucun tort à reprocher, c'était une iniquité bien plus grave encore envers une opinion tout entière.
Quels sont donc les crimes de cette opinion ? Que redoute-t-on d'elle ? Pourquoi lui dénie-t-on le droit d'être aux affaires, comme sa rivale ? Où sont ces démagogues, ces anarchistes dont on appréhendait l'invasion ?
Cette opinion, dit-on, a inspiré des craintes au pouvoir, il y a dix ans. Mais est-ce la seule dans laquelle le pouvoir ait rencontré des adversaires à cette époque ? Si alors une partie de l'opinion libérale se montrait hostile au pouvoir, n'est-ce pas dans ses rangs aussi qu'il a trouvé ses défenseurs les plus zélés et les plus courageux ? S'il a trouvé de l'appui dans l'opinion contraire, n'y a-t-il pas non plus rencontré de la résistance ?
Jugeons les opinions, non par ce qu'elles étaient, il y a dix ans, mais par ce qu'elles sont aujourd'hui après une si longue expérience.
Quelles sont donc aujourd'hui celles des prétentions, ou ceux des principes de l'opinion libérale qui ont inspiré une si grande terreur au pouvoir ; en quoi cette opinion est-elle anarchique, n'a-t-elle pas loyalement soutenu le pouvoir pendant la session dernière ? N'y a-t-elle pas accepté les principes les plus gouvernementaux ? En 1839, alors que germait dans quelques têtes l'idée d'aller délivrer nos frères de la rive du Rhin, comme on disait, le pouvoir n'a-t-il pas été heureux d'appeler cette opinion à son aide ; n'est-ce pas elle qui, à cette époque, a fait sa force ? Et récemment, après la manière violente dont elle a été expulsée des affaires, qu'a-t-elle fait ? comment s'est-elle conduite ? N'avait-elle pas été provoquée à entrer dans une voie irrégulière ? Le sénat était sorti de ses attributions ; il avait découvert la royauté ; le ministère, à son entrée aux affaires avait eu pour premier soin de la découvrir davantage ; encore dans sa circulaire aux gouverneurs, c’est sur l’opinion de la couronne qu’il s’appuie pour se justifier, l’opinion libérale n’était-elle pas ainsi assez provoquée à porter son opposition sur un terrain que les partis doivent s'interdire. Qu'a-t-elle fait ? Elle a refusé de suivre le ministère sur ce terrain ; elle s'est conduite régulièrement, constitutionnellement ; les attaques n'ont porté que là où elles étaient légitimes.
Il faut rendre grâce à la presse libérale. Et, au début même de cette session, le ministère a été étonné de la modération qu'a montrée l'opinion libérale. Le premier jour qu'il est arrivé dans cette enceinte, ne s'attendait-il pas y rencontrer un autre genre d'hostilité ?
Quels étaient donc ces prétendus sujets de crainte ? Quels étaient les torts graves de l'opinion libérale envers le pouvoir ? Est-ce de s'être émue lors de la présentation d'une proposition faite dans la dernière session par deux de nos honorables collègues ? Mais le ministère n'a-t-il pas fait tous ses efforts auprès de la cour de Rome pour faire retirer celle proposition ? N'a-t-il pas par là donné pleinement raison à l'opposition ?
L'opinion libérale a-t-elle tort de ne pas partager les principes de l'évêque de Liége, sur l'indépendance de l'autorité civile en matière d'instruction ? Mais vous l'avez entendu dernièrement, sans oser le dire ouvertement, M. le ministre de l'intérieur désire qu'on croie que lui-même ne partage pas ces doctrines ; il nous a assuré que les principes de l'évêque de Liége n'étaient pas des principes définitifs.
Enfin est-ce la réforme électorale que le ministère redoutait de l'invasion de l'opinion libérale ? Je ne connais pas de meilleur moyen de faire abandonner les projets de réforme électorale que de les rendre inutiles. Et puisque, de l'aveu même du ministère actuel, l'opinion libérale devait arriver en si grande force dans les chambres, à quoi aurait servi plus tard la réforme électorale.
Mais, dit-on, les exaltés allaient nous déborder. Je le demande, par quel moyen donc les exagérations allaient-elles triompher. Mais ceux qui se proclament hommes modérés n'ont-ils donc aucune confiance dans la force des idées modérées ; mais ne savent-ils pas que ce qui a fait la force de l'opinion libérale depuis quelques années, c'est précisément sa modération ; le pays électoral, malgré les passions qu'on y a jetées, le pays électoral est encore modéré.
C'est pour cela qu'on n'a pas réussi à l'égarer ; c'est pour cela que nos adversaires ont échoué dans leurs efforts ; car, je ne crains pas de le dire hautement ici, c'est nous qui avons recueilli dans les rangs de nos adversaires des hommes modérés et indépendants ; la limite des deux opinions s'est déplacée dans les élections, mais elle s'est déplacée à notre profit et aux dépens de l'opinion adverse.
La faiblesse du ministère provient précisément de ce qu'il s'est mis au service d'une opinion passionnée, d'une opinion qui, depuis quelque temps, est sortie de la modération par ses principes, et qui, dans la dernière session, en était sortie par ses actes. Il s'est mis à la suite de passions qu'il n'a pas l'excuse de partager ; il a remplacé des ministres qu'il n'avait pas eu le courage de combattre et dont au fond les opinions étaient les siennes ; de son propre aveu, il a empêché le pays d'être représenté suivant son vœu. Il n'est pas un ministère modérateur ; il ne sera pas non plus, comme il nous le dit, un ministère d'affaires ; car il ne lui est pas permis de faire les affaires pour les affaires mêmes. Il est condamné à être un ministère politique jusque dans les affaires mêmes, et c'est par des considérations politiques qu'il résoudra les questions d'affaires. Jamais il n'y eut au pouvoir un cabinet dominé avec autant de force par sa position politique. En veut-on des preuves ?
Quand le ministère s'est formé, qui a-t-on mis à la tête du département qui est un véritable département d'affaires, celui des finances ? Un homme sans antécédents financiers, Pourquoi avait-on fait un choix si peu favorable aux affaires ? Parce que la position politique voulait qu'on fît entrer à toute force un homme de l'opinion de M. de Briey dans le cabinet.
Un autre ministre vous a présenté les budgets. C'était le moment de faire les affaires de nos finances, d'y mettre de l'ordre et de la régularité ? On vous a présenté au contraire un budget avec un équilibre fictif, un budget qui couvre des déficits avec des revenus hypothéqués sur des simples espérances.
Et pourquoi en a-t-on agi ainsi ? parce que la politique dominait les affaires, parce que la politique dominait les finances ; il fallait pouvoir annoncer dans le discours du trône, qu'on ferait beaucoup de dépenses nouvelles, mais qu'on n'établirait pas d’impôts nouveaux.
L'honorable ministre des finances a été de par la politique condamné à mettre en pratique cette singulière doctrine financière. Il y a gène dans le trésor ; pour y remédier, nous dépensons davantage et espérons que les revenus augmenteront d'eux-mêmes.
Voilà pour les finances. Passons au département des affaires étrangères ; comment y fait-on les affaires ? On y fait des affaires politiques, on y sacrifie tout à la position politique du ministère même dans les négociations commerciales. On commence dans un but politique par annoncer qu'on fera la réunion douanière avec la France.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Nous n'avons jamais dit cela.
M. Devaux. - Les journaux confidents du ministère ont annoncé qu'il venait aux affaires pour opérer la réunion douanière, que c'était sa mission.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Nous ne prenons pas les journaux pour confidents.
M. Rogier. - Il fallait les démentir.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Nous aurions beaucoup à faire si nous devions démentir tout ce que les journaux avancent d'inexact.
M. Devaux. - Je dis qu'on a commencé par avancer dans un but politique qu'on ferait une réunion douanière, et bientôt après voyant que ce projet rencontrait des adversaires, on, a annoncé dans un but politique encore qu'on ne la ferait pas.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Ce ne sont là que des suppositions !
M. Devaux - Ensuite on a avisé à une autre négociation diplomatique. Je ne m'occuperai pas ici du fond même de la négociation, parce qu'elle est encore pendante, mais pourquoi lui donner un éclat qui, si elle réussissait, devait peu ajouter à ses résultats, et qui, si elle ne réussissait pas, devait rendre l'échec d'autant plus humiliant. Cet éclat avait encore un but politique. Il fallait montrer à tous qu’on s'occupait de négociations commerciales, bien plus et bien autrement qu'on ne l'avait fait depuis dix ans.
Les négociations avec la Hollande sont une des affaires les plus importances du ministre des affaires étrangères. Or ; quand les commissions nommées par les ministres précédents pour négocier avec la Hollande se réunissent, savez-vous qui les préside ? ce n'est pas le ministre du département, c'est le ministre de l'intérieur qui remplace son collègue.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Il était absent.
M. Devaux. - Singulière coïncidence.
Pour savoir combien au département de la guerre les intérêts administratifs sont dominés par la politique, il n'y a qu'à se rappeler ce qui a été dit dans cette enceinte sur le budget de la guerre ; que pour faire descendre le chiffre de ce budget au taux auquel la politique voulait qu'il le fût, on a ajourné des dépenses, par exemple, celles destinées à l'entretien des forteresses et à la continuation des forteresses commencées.
Au ministère des travaux publics comment fait-on les affaires ? Là la politique exerce plus d'influence encore. On destitue des ingénieurs par des motifs politiques, on compose des commissions de tarif dans un sens politique ; là on est de telle ou telle opinion sur une question d'art pour raison politique.
A l'intérieur que fait-on ? Parcourons quelques branches de ce département, voyons d'abord l'instruction publique. On supprime le directeur, c'est-à-dire que la position importante à laquelle, dans l'intérêt de l'instruction, une grande capacité pouvait être appelée est détruite, et qu'on se contentera de subalternes.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C'est un chef de division.
M. Devaux. - Pour nommer un directeur il fallait un homme capable, mais en politique cet homme capable aurait été trop d'une couleur pour un côté de cette chambre, ou trop d'une autre couleur pour un autre côté.
Il y avait aux universités deux places de professeur à remplir. Comment fait-on les affaires des universités ? En politique, c'était chose épineuse que cette nomination.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C'était très facile !
M. Devaux. - Vous savez que l'état des universités n'est pas très prospère ; il y avait moyen de le relever beaucoup, c'était de renforcer d'hommes de grande renommée, d'hommes de premier ordre le personnel des universités, qui en compte quelques-uns, mais n'en a pas en assez grand nombre. L'occasion se présentait, les traitements étaient disponibles ; cet argent, le ministre le consacre à augmenter le traitement des professeurs existants, et il ne renforce le personnel enseignant d'aucun homme nouveau. Je ne me plains pas de l'augmentation de traitement accordée à quelques professeurs qui le méritent. Je reconnais même qu'il y en a d'autres encore qui y auraient droit, mais si on trouvait cette augmentation utile, on devait demander de l'argent aux chambres, et non diminuer le personnel et manquer cette occasion de l'enrichir.
Dans la même branche d'administration, qu'a-t-on fait pour les concours ? On a maintenu le concours pour une opinion en y ajoutant des paroles de blâme pour contenter une autre opinion. On a commencé par faire pour le concours une circulaire de tout point inexécutable.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Elle a été exécutée.
M. Devaux. - Elle a été exécutée quand vous l'avez restreinte à ce point qu'elle n'était plus que ce qu'avait voulu votre prédécesseur.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C'est une erreur !
M. Devaux. – M. le ministre de l'intérieur n'aime pas à parler pour donner des explications, mais il aime à interrompre. J'aimerais mieux qu'il m'interrompît moins, et qu'il fût moins muet quand on l'interroge sur ses principes.
Le concours était une mesure obligatoire pour les établissements recevant un subside du gouvernement. Qu'a fait le ministère ? Si ma mémoire ne me trompe pas, l’année dernière quelques établissements avaient refusé d'y prendre part, vous supposez bien lesquels ; qu'a fait le gouvernement celle année ? Il a déclaré que le concours était obligatoire, mais il a dispensé ceux qui ne voulaient pas y prendre part, en créant pour eux une catégorie à part.
En industrie, il fallait prendre une mesure agréable au Hainaut, il fallait abaisser le péage dans certains cas sur les canaux et rivières. Cet abaissement exigeait la présence des chambres, mais la politique du ministère voulait que les chambres ne fussent pas assemblées ; aussi que fait le ministère ? Il prend la mesure en l'absence des chambres. Il viole la loi. On réclamait pour une autre industrie intéressant les Flandres, une mesure qui aussi nécessitait la présence des chambres ; mais comme la politique du ministère voulait que les chambres fussent en vacances, on commet une nouvelle illégalité.
Il y avait une autre grande affaire pendante au ministère de l'intérieur, l'affaire du bateau à vapeur. Je n'entrerai pas dans le fond de la question, ce n'est pas le moment de la traiter, mais je puis parler de la note du ministre qui se trouve dans le rapport de la section centrale. Que semble-il résulter de cette note ? Que le cabinet n'a pas ose refuser sa ratification à l'acte conclu par son prédécesseur, parce qu'il ne voulait pas encourir la réprobation qui résulterait du refus ; mais qu'il ne veut pas non plus accepter la responsabilité de l’acte, parce que depuis il a rencontré quelques adversaires.
Comment s'est-on conduit dans une autre question d'administration : La convocation des électeurs ? Il fallait dans le mois de la composition du ministère convoquer les collèges qui avaient nommé les représentants devenus ministres. L'intérêt politique du ministère voulait un plus grand délai. Aussi, de son chef, il déclare l'exécution de la loi inutile. En d'autres termes, il s'attribue le droit de déclarer la loi mauvaise, d'en annuler les effets quand il lui plaît.
Voilà comment le ministère est dominé par sa situation politique. Voilà comment les affaires ne peuvent être traitées en elles-mêmes mais sont résolues par des motifs politiques, voilà comment les intérêts administratifs y sont constamment sacrifiés.
En administration donc, la position du cabinet est aussi fausse qu'elle l'est devant les chambres.
Ici, s'explique-t-il sur ses principes ? non ; il convient que s'il s'explique Il se suicide. Il ne veut pas expliquer ses principes, il ne veut pas répondre, parce qu’il trouve que ces explications ne sont pas nécessaires à son existence ; sa loi donc est de vivre, voilà tout, peu lui importe d'écarter les reproches que lui adresse une partie du pays. Dans la singulière position où il se retranche, on dirait qu'il craint que le côté droit n'entende ce qu'il voudrait bien dire au côté gauche, ou que le côté gauche n'entende ce que déjà il a dit tout bas au côté droit. De là ces singuliers rapports entre le ministère et ceux sur qui il s’appuie. Ceux-ci, comme vous venez de l'entendre, combattent le ministère précédent ou la Revue nationale, mais ils soutiennent très peu le cabinet actuel.
L'opinion catholique n'ose pas se compromettre complètement avec lui. A vrai dire, la manière dont il a commence à agir avec elle en public, n’était pas de nature à la flatter, car les premières paroles ont été de lui dire que sans lui elle était perdue. Singulière situation que celle de ce ministère et cette majorité qui n'osent pas s’avouer l'un l'autre. On dirait qu’elle est une humiliation pour lui, on dirait qu’il est une humiliation pour elle.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Briey) – Messieurs, Je ne m’attendais pas au renouvellement de la discussion qui a, en quelque sorte, inauguré le commencement de cette session. Nous devions croire qu’après les votes subséquents qui indiquaient si clairement le vœu de la majorité, après la modération poussée trop loin peut-être, puisqu'elle a été méconnue, avec laquelle le ministère a répondu aux attaques, l'opposition jugerait convenable de ne pas entraver, par des abstractions politiques presque toujours stériles, la discussion des lois dont le pays et la chambre sentent le besoin. Il n'en a point été ainsi, notre modération paraît avoir été prise pour de la faiblesse, et l'on a pensé qu'une nouvelle attaque deviendrait le signal du triomphe. Triste triomphe, messieurs, que celui qui s'opérerait aux dépens des intérêts et des affaires du pays ; triste triomphe que celui, après lequel on se retrouverait devant tous les embarras intérieurs que le cabinet actuel peut s'honorer d'avoir amoindri ! En effet, messieurs, que voyons-nous dans cette enceinte et dans le sein du sénat que l'on vient d'attaquer ?
Ne sont-ce pas les mêmes hommes avec lesquels l'ancien cabinet a déclaré implicitement ne pouvoir gouverner lorsqu'il a demandé la dissolution des deux chambres et serait-il plus facile à présent qu'alors de sortir d'une situation que viennent depuis quelque temps aggraver des débats irritants ? Ce serait en tous cas une victoire dont le repos de la Belgique paierait chèrement tous les frais.
Vous n'attendez pas de nous, messieurs, malgré les appels qui nous ont été faits, que nous rentrions dans la discussion de faits accomplis, par un retour vers ce passé qui doit plutôt nous servir d'enseignement que de champ de bataille. Cependant, membre d'une majorité qui n'a point d'autre représentant dans cette enceinte, je dois à elle et à moi de répondre à ceux qui ont accusé l'opposition de n'avoir point eu de faute grave à reprocher au précédent ministère. Je répondrai, dis-je, que des fautes d'administration se réparent et engagent rarement l'avenir. Elles n'auraient donc point excité notre opposition, mais je dirai qu'il est des vices radicaux, originels, qui, ainsi que vient de le prouver l'honorable M. Dechamps, doivent inévitablement porter leurs fruits. Pour eux l'indulgence est stérile, car elle ne tend qu'à rendre ensuite la répression plus difficile et les remèdes moins efficaces. C'est à ces convictions que nous avons cédé en conseillant une modification qui, je le pense encore, eût évité des dangers que nous avions prévus.
Je me bornerai, quant à présent, à ces quelques mots que je n'ai pas prononcés sans hésitation, car le passé est encore trop près de nous pour que nous puissions le consulter avec calme, et je n'y recourrai plus sans nécessité.
Après des objections sur des faits que j'appellerai matériels, auxquelles il a été répondu hier par M. le ministre de l'intérieur, on en est venu aux objections beaucoup moins saisissables, aux objections politiques.
On a prétendu que le ministère était à la remorque d'un parti, on a dit qu'il pêchait tellement par défaut de franchise et de netteté et que sa situation était tellement fausse, qu'il n’a confiance ni dans la majorité de la chambre, ni dans le pays, ni en lui-même, Ces accusations sont graves, messieurs, j'eusse désiré qu'elles fussent cette fois un peu mieux prouvées.
Nous n'avons pas confiance dans la majorité de cette chambre, se dit-on. Si, par confiance on entend ce sentiment aveugle qui pousse un ministre à présenter aux chambres des projets de loi mal conçus, injustes ou inutiles, et à tendre vers le but qu'il s'est proposé, en quelque sorte perfas et nefas, c'est vrai, messieurs, cette confiance nous ne l'avons pas. Mais cette confiance serait du mépris, et la chambre a notre estime ; que si par confiance on entend ce sentiment qui porte un ministère à ne reculer devant la présentation d'aucune mesure si grave qu'elle soit, quand il est convaincu de sa justice et de son opportunité, parce qu'il est également convaincu des bonnes intentions de la chambre, de ses lumières, et de son amour du pays ; si l'on entend ce sentiment qui nous a porté à croire que le parlement tel qu'il est composé suffisait à tous les besoins et qu'il ne méritait pas le stigmate d'une dissolution ; cette confiance-là nous l'avons en vous, messieurs, et nous vous l'avons déjà prouvé à notre avènement aux affaires ; nous l'avons encore prouvé en soumettant à votre appréciation des projets de lois devant lesquels d'autres qui se croient plus hardis, ont reculé peut-être.
Si l'on entend par confiance dans le pays cette faiblesse qui à notre au ministère, nous eût fait obéir aux prescriptions violentes d une partie de la presse, et prononcer une dissolution inutile, selon nous, si ce n'est pour faire passer dans le pays une funeste agitation et armer, en quelque sorte, les citoyens les uns contre les autres, cette confiance, je dois l'avouer, nous ne l'avons point eue ; mais si ce mot veut exprimer, de la part du ministère, la conviction, que la Belgique sent le besoin d'abandonner ces théories stériles, exhumées des archives sanglantes d'un peuple voisin, pour entrer dans la voie de ses véritables intérêts moraux, matériels et politiques ; la conviction que le Belge, laborieux, économe, religieux, prêtera son appui à un ministère qui se présentera à lui sous des auspices de modération, dont sa composition même fournit la preuve, et avec des intentions et des projets dont le pays comprend l'utilité ; ce sentiment, messieurs, nous l'éprouvons, et nous en avons donné la preuve en acceptant un pouvoir si contesté, dans des temps difficiles. Nous avons compté sur ce bon sens du peuple belge, sur son amour de la vérité et du travail positif, et ces sentiments-là, nous l'espérons, ne nous feront pas défaut.
Qu'ajouterai-je, messieurs, et quelle preuve nouvelle est-il besoin de vous donner de notre franchise et de notre confiance en notre force ? devant quelle explication, devant quelle mesure utile avons-nous reculé ?
Devant une dissolution ! me dira-t-on, Mais le véritable courage consistait alors à ne pas la tenter ; et le bien du pays autant que la confiance, en nous-mêmes, dont vous nous reprochez d'avoir manqué, ont pu seuls nous porter à nous y opposer. Nous en avons vu les dangers, nous n'en voyions pas la nécessité ; chacun des paragraphes du discours de la couronne et les différents projets soumis à votre appréciation, donnent assez la mesure de notre confiance en vous, messieurs, comme en nous-mêmes, et les attaques, dont nous sommes l'objet, ne nous semblent pas de nature à devoir ébranler ces sentiments.
L'honorable préopinant nous a reproché des torts que nous ne reconnaissons pas, et nous a demandé quels torts nous pouvions, à notre tour, reprocher à l'ancien cabinet, Eh bien ! puisque vous les demandez, ces torts, et que l'intérêt de la défense m'y oblige, je vais vous les rappeler.
Vous avez cru qu'après le ministère de M. de Theux, l'opinion en majorité dans les deux chambres se résignerait à n'avoir pas dans le cabinet un seul organe avoué, qu'elle accepterait l’ostracisme auquel vous la condamniez. Vous avez eu tort ; les faits vous l'ont prouvé.
Après le vote si contesté du budget des travaux publics, et après l'adresse du sénat, vous avez cru que vous pouviez mettre en opposition les majorités des deux chambres, vous l'avez dit et vous avez agi comme s'il en eût été ainsi. Vous avez eu tort : car, il n'en était rien, et votre budget des travaux publics aurait trouvé au sénat une majorité plus grande encore que celle qu'il a obtenue a la chambre des représentants ; et, dans celle-ci, après les paroles prononcées au sénat par un membre du cabinet, auquel je ne les rappellerai pas vous n’auriez pas trouvé trente voix pour vous sur une question de confiance. Je n'en voudrais pour preuve que les votes par lesquels elle a répondu aux projets d'impôt que vous lui avez présentés après l'adresse du sénat, et qu'elle a successivement rejetés, si la demande que vous avez faite de la dissolution de la chambre des représentants ne tranchait pas la question.
Après cette double manifestation, vous avez cru pouvoir rester malgré les chambres en recourant à une dissolution, garder le pouvoir en profitant de manifestations extra parlementaires, pour effrayer le dévouement des personnes appelées à vous succéder, et vous avez eu tort ! car la volonté du pays vous était confirmée par les votes de ses organes légaux, et une dissolution faite par vous, en de telles circonstances, ne pouvait être qu'un appel aux passions. Vous avez eu tort, car, en Belgique, il se présentera toujours des gens de cœur, qui ne reculeront devant aucun danger, devant aucune fonction, quelque pénible qu'elle soit, quand il s'agira de défendre leurs convictions et de rendre service au pays.
Dans la séance d'hier, un honorable membre a terminé son discours par une citation de Shakespeare dont l'application a été abandonnée à votre appréciation. Qu'il me soit permis à mon tour de suivre son exemple et de citer, en finissant, ces paroles qu'une grande autorité parlementaire, Sir Robert Peel, adressait au cabinet qu'il vient de remplacer :
« Tous les maux sont venus de ce que vous avez agi en violation de la constitution, parce que vous avez retenu le pouvoir quand vous saviez que vous ne possédiez plus assez la confiance générale. Ce ne sont pas les mesures que vous avez proposées qui sont injustes, mais elles perdent ce qu'elles pouvaient avoir d'honorable aux yeux du public, parce qu'on comprend qu'elles ne viennent pas d'une conviction sincère, mais seulement du désir de relever votre fortune qui tombe. Croyez-moi bien, ce que vous faites là n'est pas digne de votre caractère d'homme public.
« Je déplore profondément l'usage que vous faites du pouvoir, en en faisant une arme de parti. Je ne renie pas la puissance du peuple, mais je dis que quand des appels à l'agitation viennent de si haut, ils ont un effet qu'on ne peut plus régler et ne peuvent que soulever les passions des classes qui n'obéissent qu'à l'instinct entre celles qu'il vous convient d'appeler les hautes classes.
« Il est possible que de ce conflit funeste vous parveniez à tirer quelques fragments et à combiner des éléments de discorde ; mais, sachez-le bien, ces éléments ne vous donneront pas de force ; ce sont là des instruments déréglés et dangereux à employer ; sachez encore que vous recevrez du pays cette grande leçon, à savoir, que quand le pouvoir descend jusqu'à s'allier avec l'agitation, il appelle à son aide un allié puissant, cela est vrai, mais un allié qui sera son maître et non pas son esclave. »
M. Wallaert. - L'honorable M. Devaux a fait allusion à ce qu'un journal de Bruges, sur la foi d'un correspondant anonyme, a dit que j'aurais fait un sermon sur les élections, Je suis encore obligé de donner un démenti formel, sur ce fait, et de dire à la chambre que mes paroles ont été dénaturées, rapportées d'une manière inexacte, qu'elles n'avaient pas le sens que le correspondant anonyme a voulu y attacher, et surtout qu'elles n'avaient aucun trait aux élections de juin.
M. Pirson. - Une grande perturbation dont la cause est connue de nous tous a interverti toutes les positions politiques de l’intérieur, et renversé, les projets plus ou moins réels de deux partis en présence ; l'un accusait ses adversaires de vouloir introduire exclusivement l'élément libéral dans le gouvernement, le précédent ministère s'était soi-disant placé à la tête de ce projet ; l'autre parti accusait quelques hommes de vouloir faire passer le gouvernement tout entier dans l'élément religieux, depuis le bourgmestre jusqu'au ministère et aux chambres inclusivement, en sorte que le Roi de la Belgique serait devenu le vice-roi de Rome.
De tous côtés, il y avait sans contredit exagération manifeste.
Mais au milieu de l'irritation que ces diverses accusations avaient produites, le précédent ministère a été sacrifié ; oui, sacrifié, car le sénat lui a appliqué la fameuse loi des suspects avant qu’il eût posé un seul acte blâmable ; mais c'est un fait accompli. Sans doute, les membres du cabinet déchu ont à se plaindre ; il devait y avoir des explications entre eux et ceux qui les ont remplacés. En pareil cas, ces explications sont toujours données aux chambres dans tout gouvernement constitutionnel. Il en ressort toujours quelque lumière pour le pays.
Je félicite bien sincèrement M. le ministre de l'intérieur des explications qu'il nous a données hier sur la composition de la majorité qu'il désire voir se former dans cette chambre. Il veut réunir toutes les opinions modérées. Ces explications sont beaucoup plus adroites et plus convenables que celles qu'il nous avait données naguère.
Quoi qu'il en soit, on nous disait la même chose l'année dernière à la même époque. Dieu veuille que le ministère actuel soit plus heureux que le précédent. Aussi bien, quel serait le résultat d'une nouvelle chute ? Le bouleversement du pays peut-être. Eh bien il n'y a pas un seul membre dans cette chambre qui voulût se prêter à pareille éventualité. Quoiqu'il n'eût pas satisfaction complète dans ce qui se passe, de chute en chute on risque la tête.
Messieurs, il y a maintenant une question plus importante en jeu que celle des portefeuilles : Il s agit de consolider la paix intérieure qui paraît d'autant plus compromise que nous jouissons de la paix extérieure, avec espérance de la conserver ainsi que l'Europe entière.
Ne donnons pas au monde un spectacle de délitement intérieur, après avoir lutté pendant 10 ans pour conquérir et assurer notre indépendance.
M. Van Cutsem. - L'honorable M. Dechamps, en commençant son discours, a dit qu'on l'avait accusé dans le temps d'avoir été ambitieux, d'avoir aspiré au ministère. Comme ce reproche ne peut s'adresser qu'à moi, je désire répondre à cette accusation.
Le 2 mars, j'ai dit à la chambre que M. Dechamps n'avait pas trouvé mauvais à toutes les époques le ministère Lebeau-Rogier, attendu qu'au pied de la tribune il avait offert à M. Rogier de concourir avec lui à la formation d'un nouveau cabinet. C'est sans doute à ces paroles que M. Dechamps a fait allusion, quand il a parlé de calomnies.
Ce que j'ai dit le 2 mars, je le répète aujourd'hui, et je le puis d'autant mieux, qu'il y avait près de moi deux collègues qui ont entendu comme moi que lorsqu'un troisième membre de la chambre disait à M. Dechamps qu'il aurait pu faire partie du futur cabinet que MM. Lebeau et Rogier étaient chargés de former, en modifiant toutefois un peu ses opinions en matière commerciale, il lui répondit : Nous nous pourrions faire de part et d'autre quelques concessions sur nos opinions commerciales ; en agissant ainsi, nous pourrions marcher ensemble dans un même ministère et marcher vers un but commun, celui de nous rendre utiles au pays qui nous a envoyés dans cette enceinte. »
Si l'honorable M. Dechamps prétend ne pas avoir proféré ces paroles que je lui attribue dans la circonstance donnée, j'en fournirai la preuve en invoquant les souvenirs de deux collègues présents à la conversation.
Un membre. - Ce n'est pas parlementaire.
M. Van Cutsem . - Il n’est pas parlementaire non plus de se dire calomnié par un collègue qui n'a dit que la vérité.
Je dis donc que je suis à même d'établir que ce que j'ai dit à cette époque est vrai. Si M. Dechamps m'y force, je nommerai les deux membres qui l'ont entendu. Voilà toute la réponse que j’ai à faire quand il a dit qu'on l'avait calomnié en disant qu’il avait aspiré au pouvoir.
Je crois avoir montré dans cette enceinte que je suis modéré ; je suis modéré par caractère ; d'autres membres sont venus se plaindre d'avoir été calomniés dans les élections. J'aurais pu aussi me plaindre à ce titre ; je ne l'ai pas fait, parce que je méprise les calomnies dont j'ai été l'objet. Mais quand on dit que j'ai calomnié, je dis que cela n'est pas vrai ; je n'ai pas calomnié et je n'avancerai jamais de fait que je ne pourrais prouver au besoin.
M. Dechamps. - Je commence par déclarer que je n'ai nullement eu l'intention de faire allusion à l'honorable M. van Cutsem, lorsque j'ai dit qu'en m'attribuant une envieuse ambition, on m'avait calomnié. Vous vous souvenez tous que dans la discussion de l'an passé, non seulement l'honorable préopinant, mais plusieurs de mes adversaires ont souvent insinué que je faisais une guerre de portefeuille, et que l'ambition était le mobile de mon opposition. Ainsi, ce que j'ai dit ne s'appliquait pas à M. van Cutsem. Mais cependant permettez-moi d'ajouter un mot. Que j'aie eu des conversations avec l'honorable Rogier, au pied de la tribune, comme j'en ai tous les jours avec d'autres collègues, c'est fort possible. Mais certainement, vous en conviendrez, s’il y avait eu entre l'honorable M. Rogier et moi des propositions sérieuses pour entrer dans une combinaison ministérielle, je n'aurais pas choisi le pied de la tribune pour entamer une pareille conversation.
D'ailleurs j'en appellerais, s'il le fallait, à M. Rogier, dont je connais toute la franchise. Y a-t-il jamais eu entre moi et les membres du ministère précédent des conversations ou des paroles sérieuses pour me faire entrer dans la combinaison ministérielle d'alors ? Evidemment non. J'affirme que rien de semblable n'a eu lieu.
M. Van Cutsem - M. Dechamps nie-t-il oui ou non avoir tenu au pied de la tribune la conversation dont j’ai parlé ?
M. Dumortier. - Quand cette conversation aurait eu lieu, qu'est ce que cela prouverait ? cela ne prouverait pas que l'honorable M. Dechamps aurait fait des bassesses pour entrer dans le ministère.
M. Van Cutsem. - Je ne vous adresse pas la parole, M. Dumortier. Je me défends contre une imputation odieuse, celle d'avoir calomnié un collègue, et puisqu'on m'y force, je dirai que cette conversation a été tenue en présence de MM. Maertens et Manilius.
Qu'on me démente maintenant, si on l'ose, je ferai alors un appel direct à ces honorables membres qui s'empresseront, je suis sûr, d'avouer ce dont ils sont déjà convenus il y a plusieurs mois lorsque je les interpellais à ce sujet. .
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Dans la dernière partie de son discours, l'honorable M. Devaux a passé en revue quelques actes du ministère, actes auxquels il a cherché à donner un caractère fort singulier, C'est à ces observations que je répondrai d'abord. Je finirai par les réflexions politiques. Vous vous présentez, dit-il, comme ministère d'affaires ; cependant, dans toutes les affaires que vous faites, je retrouve la politique.
Vous prenez un arrêté pour réduire les péages sur les canaux, c'est par politique, vous ne voulez pas déplaire au Hainaut.
Vous prenez un arrêté élevant les droits à l'entrée des fils de lin, c'est par politique, vous ne voulez pas déplaire aux Flandres.
Vous maintenez l'acquisition de la British-Queen**, c'est par politique, vous ne voulez pas déplaire aux partisans de la navigation transatlantique.
Je suis à me demander quelle peut être la portée de ces observations. Il est évident que lorsqu'un gouvernement quelconque pose un acte, c’est pour satisfaire un certain intérêt, et que quand il a donné satisfaction à cet intérêt, il ne déplaît pas à ceux que cet intérêt touche.
L'honorable membre n'aurait pas dû s'arrêter là, il aurait dû dire :
Vous êtes parvenus à faire reconstruire à Liége le pont de la Boverie, reconstruction dont on désespérait sous le ministère précédent, c'est par politique, pour ne pas déplaire aux Liégeois.
Vous avez créé une académie de médecine, c'est par politique, pour plaire a une classe très nombreuse en Belgique. (On rit.)
Vous avez organisé le concours universitaire : c'est par politique, pour plaire aux partisans de l'enseignement universitaire et au corps professoral.
M. Devaux. - Je n'ai pas parlé de cela.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Vous poursuivez les travaux du chemin de fer ; vous allez inaugurer des lignes nouvelles dans le Hainaut, c'est par politique, pour ne pas déplaire aux populations du Hainaut ; si c’est là de la politique, je le veux bien, c’est de la bonne politique ; c'est la politique des intérêts des affaires. Il y a lieu de féliciter un ministère qui est parvenu, en si peu de temps, à poser un si grand nombre de faits, par politique si l'on veut, pour ne pas déplaire à ceux qui sont intéressés à voir poser ces faits.
Vous avez apporté à cette chambre, aurait-on pu dire, encore un projet de loi relatif à la ville de Bruxelles.
M. Devaux. - Je n'en ai pas parlé.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Il fallait en parler ; à mon tour, qu'il me soit permis de vous faire remarquer que vous m'interrompez ; cependant, je ne vous en fais aucun reproche. (On rit.)
Vous deviez ajouter : Vous apportez devant cette chambre cette mesure si longtemps attendue, concernant la ville de Bruxelles ; c'est toujours par politique, probablement pour gagner la capitale.
Je suis donc à me demander de nouveau quel peut être le sens de ces observations.
Je remercie du reste le préopinant de m'avoir donné l'occasion de rappeler quelques-uns des faits posés par le ministère.
Le ministre des finances a présenté un budget qui, sans qu'on ait recours à aucun impôt nouveau, offre l'équilibre entre les recettes probables et les dépenses actuellement jugées nécessaires. Ce budget, l'honorable membre n'y croit pas ; partant de là, il suppose que M. le ministre des finances lui-même n'y croit pas. On n'est pas recevable à faire de tels reproches à qui que ce soit, fût-il ministre. L'honorable ministre des finances croit à son budget ; il vous a dit ce que jamais ministre des finances n'avait dit dans cette enceinte ; il vous a dit : « Si ma fortune me permettait de prendre comme fermier général les revenus de l'Etat pour 105 millions, j'accepterais le contrat, convaincu que je ferais une bonne affaire ; je le demande, un ministre des finances peut-il aller plus loin ? peut-il engager davantage sa considération personnelle, compromettre sa réputation de financier ?
L'honorable membre, en s'occupant de quelques griefs spéciaux au ministère de l'intérieur, vous a parlé de certaines nominations faites dans les universités et du concours de l'enseignement moyen, tel qu'il a été organisé par l’administration actuelle.
Deux vacances dans le corps universitaire avaient rendu une certaine somme disponible. Le ministère a pensé qu'il pouvait suffire aux besoins de l'enseignement, sans augmenter le personnel, et en améliorant la position de quelques professeurs.
Il est à remarquer que dans le corps professoral composé de 60 personnes environ, il n'y avait guère au-delà d'un tiers de professeurs ordinaires.
Vous voudrez bien aussi vous rappeler, messieurs, que lorsqu'on a fixé les traitements, on a supposé que les rétributions universitaires donneraient un supplément bien plus considérable que celui qu'elles ont donné en effet.
Le gouvernement a cru faire sagement en ne nommant pas aux deux places vacantes et en employant les sommes disponibles pour améliorer la position de quelques professeurs. Aussi n'est-ce pas précisément ce que critique l'honorable préopinant ; mais il a d'abord cherché à insinuer que c'était chose extrêmement difficile de pourvoir à deux chaires. Je n'hésite pas à répondre que c'était une chose extrêmement facile, une chose que nous aurions faite comme nous avons fait d'autres choix, sans acception de partis, en ne consultant que le mérite des personnes, sans demander : Etes-vous catholique ou libéral ?
Sans doute, messieurs, il serait à désirer qu'on pût attirer dans le corps professoral quelques notabilités nouvelles, étrangères même. Mais ce ne sont pas des choses qui se font du jour au lendemain. Il faut que les besoins de l’enseignement soient constatés ; il faut que ces notabilités, je ne dirai pas se présentent, mais qu'il soit connu que telle notabilité étrangère accepterait.
C'est donc encore un reproche qui ne repose que sur des suppositions. Quand on examine les faits de très près, on voit que cet acte était un acte sagement conçu, au point de vue financier aussi bien que sous le rapport des besoins actuels de l'enseignement. Je passe au deuxième grief.
Nous avons maintenu les concours de l'enseignement moyen, mais avec des restrictions singulières, selon l'honorable membre ; nous avons d'abord, dit-il, déclaré que nous maintenions le concours, et ensuite par une circulaire subséquente, nous avons donné des explications par lesquelles nous avons mis ces conditions telles que différents établissements se sont trouvés dispensés.
Messieurs, tous les actes qui ont organisé le concours portent la même date, celle du 21 avril. Un arrêté royal de ce jour a déclaré le concours de l'enseignement moyen maintenu, en ajoutant qu'il serait organisé par des dispositions réglementaires, c'est-à-dire ministérielles ; le même jour, messieurs, à la même date, les dispositions ministérielles ont été prises et publiées.
Je demande la permission à la chambre de lui lire les dispositions principales de la circulaire ministérielle, qui est très courte.
M. Angillis. - La chambre la connaît.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - L'honorable M. Angillis me dit que la chambre la connaît ; mais il me semble que l'honorable membre auquel je réponds ne la connaît pas.
« Le ministre de l'intérieur,
« Vu l'art. 2 de l'arrêté royal en date de ce jour, concernant les concours entre les établissements d'instruction moyenne,
« Arrête :
« Art. 1er. Pour être admis au concours, les établissements d'instruction moyenne réuniront les conditions indiquées ci-après :
« A. Ils posséderont un cours complet d'humanités, y compris l'enseignement des mathématiques ;
« B. Ils déclareront, avant le ler juin 1841, par l'organe de l’administration dirigeant l'établissement, l'intention de prendre part au concours.
« Cette déclaration sera adressée au ministère dl' l'intérieur.
« C. Ils produiront, à la même date, la liste générale des élèves de l'établissement, leur distribution nominale entre les différentes classes.
« Cette liste comprendra les noms et prénoms, l'âge, le lieu de naissance de chaque élève, et l'indication du domicile des parents. »
« Art. 2. Il sera facultatif aux établissements libres, se trouvant dans les conditions énumérées à l'article précédent, de prendre part au concours. »
Vous voyez, messieurs, que l'on déclarait le concours obligatoire pour les établissements subventionnés par l'Etat, facultatif pour les autres, et que de plus on n'admettait au concours que les établissements présentant un court complet d'humanités. y compris l'enseignement des mathématiques. A cette circulaire on a annexé un programme où sont indiquées les branches d'enseignements nécessaires pour constituer ce qu'on appelle un cours complet d'humanités ; il est inutile que je donne lecture de ce programme. Il se trouve page 85 du recueil, et porte toujours la même date, celle du 21 avril. On y indique, entre autres, la rhétorique, ce qui ne doit étonner personne.
Le ministre a reçu avant le 1er juin la liste des élèves qu'on présentait comme pouvant concourir. Le ministre a ensuite fait connaître les objets admis au concours ; il s'est trouvé que la rhétorique était en 1841 au nombre de ces objets, comme elle l'avait été en 1840. Or, messieurs, dans plusieurs établissements il n'y avait pas d'élèves de rhétorique. Dès lors évidemment il n'y avait pas lieu à appeler ces établissements au concours, puisque les élèves destinés à concourir manquaient.
Voilà l'explication du fait ; je l'ai fait expliquer dans le Moniteur, à plusieurs reprises, et cependant dans plusieurs journaux que l'honorable préopinant semble avoir consultés au lieu de lire les pièces officielles, on a persisté à prendre le change.
Quel a été l'effet, messieurs, de ce programme ainsi imposé aux établissements appelés au concours ? Il est évident que tous les établissements qui se sont présentés au concours et qui viendront s'y présenter à l’avenir, sont forcés de se compléter dans les limites du programme des concours annuels ; sinon ces établissements se trouvent en dehors de ces concours. C'est ainsi que le gouvernement, sans manquer à aucun principe, est parvenu à amener les établissements qui veulent ou qui doivent venir au concours, à se réorganiser et a se compléter. Je suis bien convaincu que si l'honorable préopinant avait lu attentivement les pièces, au lieu de m'attaquer, il aurait cette fois loué l'acte de l'administration. Je suis également convaincu, car je suis juste envers mes prédécesseurs, que si l'honorable M. Rogier avait organisé le concours de 1841, il aurait été plus loin que l'année dernière ; il se serait montré plus difficile dans l'admission des établissements.
Le concours, je n'hésite pas à le dire, a été à la fois plus libéral et plus gouvernemental. Il a été plus libéral, en ce sens qu'on y a admis les établissements libres. Il a été plus gouvernemental, en ce sens qu'en publiant un programme, programme auquel il faut satisfaire pour être considéré comme véritable établissement d’instruction moyenne, le gouvernement a, par ce programme, acquis une action sur ces établissements, action nouvelle, indirecte, il est vrai, mais efficace.
Du reste, je ne recule pas devant de plus amples explications encore, et lorsque nous en viendrons au chapitre de l'instruction publique, je donnerai telles explications qu'on voudra sur les actes posés par le ministère. Je consens, messieurs, à passer en revue tout ce qui a été fait pour l'enseignement moyen depuis 1830, à montrer quelles ont été les phases diverses de l'enseignement moyen, quelles sont les conditions qu'on a successivement posées, quelles ont été celles qui ont été successivement abandonnées ; nous verrons qui a fait le plus.
L'honorable M. Devaux nous reproche toujours de ne pas entrer dans de grandes discussions de principe, ou bien de ne pas avoir de principes. Il me semble cependant que nous avons énoncé assez clairement nos principes ; nous les avons énoncés aussi clairement que le ministère précédent. Faut-il qu'à propos d'une discussion politique on entre dans des explications détaillées, telles qu'en soit censé en quelque sorte déjà rédigée, par exemple, la loi sur l’enseignement ? Evidemment non. Dans une discussion générale on se borne à l'énonciation générale d'une idée, d'un but, et c'est ce que nous avons fait.
Je finirai, messieurs, par où l’honorable M. Devaux a commencé, c'est-à-dire par quelques réflexions politiques.
Nous avons dit dans la séance d'hier, et nous n'avons pas été en contradiction avec nous-même qu'il s'agissait de conserver dans cette chambre l'ancienne majorité parlementaire qui existe depuis 1830, et qui subitement, par un concours fatal de circonstances, s'est trouvée compromise dans les événements d'avril dernier.
Ce fait, messieurs, vainement on voudrait le nier, ou le dénaturer ; ce fait a frappé tout le monde. Le ministère précédent avait amené un autre classement dans cette chambre ; c'est ce classement en libéraux et en catholiques que nous ne voulons pas ici, parce qu'autant qu'il sera en nous, nous voulons l'empêcher dans le pays. Nous ne le voulons pas, comme ne le voulait pas l'honorable M. Leclercq, qui siégeait naguères au banc ministériel ; ce classement était contraire à la déclaration même de l’honorable M. Leclercq, contraire à ses vœux, contraire à l'espérance qui l'avait amené au ministère. Il a dû en être affligé. (Mouvement.)
On nous a dit à plusieurs reprises, pour atténuer ce fait, que le ministère précédent avait renoncé à la dissolution de la chambre des représentants, et s'était borné à demander la dissolution du sénat. Il n'en est pas moins vrai que le ministère précédent a commencé par demander la dissolution des deux chambres, c'est-à-dire, qu'il les condamnait l'une et l'autre ; il a dit pourquoi il demandait cette double mesure. Qu'importe qu'on ait transigé ; le jugement sur les deux chambres n'en a pas moins été porté ; le membre le plus influent de ce ministère, membre que je pourrais appeler le chef du cabinet, si je voulais me servir d'expressions désobligeantes envers ses anciens collègues, ce que je ne ferai jamais, ce membre a donné sa démission par un rapport motivé où il déclare que l'ancienne majorité parlementaire doit disparaître (interruption). Ce rapport au Roi est un acte ministériel ; je ne suis entré au ministère que parce qu'il m'a été donné connaissance de cette pièce ; et cela devait être. Si je suis forcé de me défendre eu publiant cette pièce, je le ferai ; je ne puis rester sous le coup de ces démentis réitérés avec tant de persistance.
M. Lebeau. - Faites-le.
M. Rogier. - Nous vous y invitons formellement.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Si c'est nécessaire, je publierai le rapport au Roi par lequel l’honorable M. Lebeau expose pourquoi la double dissolution est nécessaire.
M. Rogier. - C'est le rapport du ministère.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C'est un rapport de l'honorable M. Lebeau pour justifier la dissolution ; je ne connais que cet acte, ce n'est pas une lettre privée.
M. Verhaegen - Vous découvrez la Couronne. .
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – La Couronne n'est en rien découverte. Quand un homme est consulté par la couronne, quand on lui demande : voulez-vous entrer au ministère ? cet homme a le droit de dire : « Quels sont les motifs qui semblent rendre un changement ministériel nécessaire ? » Des actes des ministres qui se retirent peuvent alors être invoqués et même produits ; cet homme a le droit de demander à demeurer nanti d'une ou de plusieurs pièces sans caractère privé pour se justifier lorsqu'on le mettrait dans la nécessité de le faire. Je parle toujours d'actes ministériels, et non de lettres particulières. Du reste, je le répète je ne connais qu'un acte, le rapport de M. Lebeau.
L'honorable M. Devaux a demandé de nouveau pourquoi l'ancien ministère est tombé. Je tâcherai de ne manquer à aucune convenance ; je répondrai avec une grande sincérité à cette question.
Le ministère précédent, messieurs, avait arboré devant vous avec l'honorable M. Leclercq, le drapeau que nous arborons aujourd'hui et qui avait été arboré en 1833 : le drapeau de l'union, de la conciliation, de la transaction même. M. Leclercq avait déclaré qu'il ne voulait pas de scission dans le pays. Mais au dehors de cette chambre on a semblé arborer un autre drapeau et cet autre drapeau a été arboré par l'honorable préopinant, qui, avant la formation de ce ministère, avait pris une situation particulière, une position exceptionnelle, une grande position, dont le souvenir était resté dans tous les esprits. Le ministère semblait placé entre deux drapeaux, le drapeau arboré dans cette chambre par l'honorable. M. Leclercq et l'autre drapeau qui n'avait pas encore été arboré dans cette chambre, mais qui un jour devait y être arboré. (Interruption.)
Si lorsque le ministère d’avril 1840 s'est formé, l’honorable préopinant, au lieu d'annoncer que la formation de ce ministère était l’avènement d'un parti, avait dit que ce ministère continuerait à diriger les affaires du pays, en s'appuyant sur la majorité modérée et mixte de la chambre des représentants, en s'appuyant en 1840 sur cette même majorité qui avait soutenu quelques-uns de ses membres en 1833, alors ce qui est arrivé ne serait probablement pas arrivé. Mais qu'a-t-il fait ? Dès le mois d'avril 1840, en dehors de cette chambre, il est vrai, on annonçait à cette majorité, que nous cherchons de conserver, qu'elle avait fait son temps ; que c'était elle qu'on entendait voir disparaître.
Si à ce banc tous les membres, indistinctement, du ministère précédent avaient désavoué ces écrits ; s'ils avaient ouvertement repoussé ce drapeau qu'on leur offrait peut-être malgré eux ; s'ils s'étaient tous rangés autour du drapeau que leur présentait, avec un désaveu formel, l'honorable M. Leclercq, la chambre n'eût pas été divisée en deux partis ; l'ancienne majorité parlementaire mixte n'aurait pas été compromise.
Votre hostilité, dirai-je à l'honorable préopinant, nous est douloureuse, mais sous le point de vue politique nous ne croyons pas qu'elle puisse beaucoup nous nuire. Votre hostilité fera peut-être au ministère actuel autant de bien que vos éloges ont fait de mal au ministère précédent. (C'est très vrai.)
C'est donc l'honorable préopinant qui, le premier, au moment même de la formation du ministère d'avril 1840, a annoncé, a demandé, a préconisé une fâcheuse déviation que nous voulons éviter ; le pourrons-nous ? Nous comptons sur vous et sur le pays. Nous nous fortifions dans cet espoir, par l'exemple même de ce qui s'est passé depuis 1830.
Il y a dix ans, messieurs, qu'on nous disait, à nous, hommes de 1830, que tous les adversaires de la révolution disaient à ceux qui avaient fait cette révolution ou qui s'y associaient : « Vous vous êtes réunis, catholiques et libéraux, vous vous êtes réunis pour détruire la plus grande conception politique moderne ; vous avez détruit le royaume des Pays-Bas et vous avez cru devenir une nation en inscrivant dans votre pacte fondamental quelques transactions qui ne sont au fond que des mensonges. Si vous parvenez, à travers les périls dans lesquels vous êtes entrés, à vous faire reconnaître par l'Europe, peut-être même à amener l'abdication de votre ancien maître, vous n'aurez rien fait ; le lendemain de ce double succès. vous vous entre-détruirez sur les ruines du royaume des Pays-Bas ». Voilà, messieurs, le langage que nous adressaient les adversaires de la révolution, voilà le défi qu'ils nous jetaient.
Nous n'avons jamais, nous, considéré l'union des catholiques et des libéraux comme une trêve passagère. Nous avons pensé que ceux qui avaient fait cette union pour amener la constitution extérieure du royaume de Belgique, auraient assez de sagesse, assez de modération, assez d'abnégation même pour consolider l'organisation intérieure, par la conciliation, par la transaction, s'il était nécessaire.
Je dis, messieurs, par la transaction même et n'avons-nous pas transigé sur d'autres questions, bien grandes et bien difficiles ? En parlant de la transaction européenne que nous avons vu s'accomplir, on disait aussi : « Deux principes sont en présence, le principe révolutionnaire et le principe de la légitimité ; vous croyez à une transaction ; vous n'y parviendrez pas ; ce sont deux principes qui se livreront une lutte implacable, vous ferez de vains efforts : entre ces deux principes il n'y a pas de place pour une transaction. »
Messieurs, mes anciens amis et moi nous avons cru alors à une transaction, et la part qu'ils ont prise aux négociations qui ont amené ce grand acte, cette part, c'est la consécration historique de leurs noms. Pourquoi l'honorable préopinant n'a-t-il pas continué à croire avec nous à une transaction intérieure ? pourquoi, à l'époque de la formation du ministère précédent, a-t-il annoncé le premier que la formation de ce ministère était l'avènement d'un parti ? Pourquoi est-il sorti le premier de la voie de la transaction à l'intérieur, lui qui, avant 1830, avait pris l'initiative de l'union ; lui qui, après 1830, avait si bien compris le principe de la transaction extérieure ? (Vive agitation.)
M. Devaux. - J'ai demandé la parole pour un fait personnel, pendant que M. le ministre de l'intérieur rendait mal mes paroles. Depuis lors il a encore parlé de moi personnellement en ce qui est relatif à un écrit qui ne concerne pas la chambre. Je ne crois pas avoir qualité ici pour répondre à un autre fait personnel, qu'à ce qui me regarde comme député. Permettez-moi toutefois un seul mot à cet égard. A l'époque dont il s'agit, comme à d'autres époques de ma vie politique, j'ai cru qu'en politique ce qui est utile par-dessus tout au pays et aux partis, c'est la vérité. L’année dernière, messieurs, comme antérieurement, il s'est trouvé des personnes qui m'ont dit ou fait dire : « Ce que vous pensez nous le pensons, mais il ne faudrait pas le dire. » Eh bien ! je n'ai pas suivi leur conseil ; j'ai dit et je continuerai à dire ce que je crois vrai. M. le ministre de l'intérieur a des principes différents. Il nous a dit que s'il nous donnait des explications sur ses principes, il se suiciderait ; il ne veut pas, dit-il aujourd’hui, entrer dans de longues discussions politiques, et cependant je ne lui avais demandé qu'un oui ou un non sur deux questions. Entre M. le ministre de l'intérieur et moi il y a, vous le voyez, cette différence que j'ai foi dans la vérité et qu'il a foi dans la dissimulation.
Lorsque j'ai demandé la parole, c'était pour dire à M. le ministre de l'intérieur qu'il avait probablement mal saisi mes paroles, parce qu'il les rendait d'une manière complètement inexacte. Je n'ai pas reproché au ministère de faire des affaires pour plaire au pays, de satisfaire successivement divers intérêts. J'ai dit que dans les affaires qu'il fait il est dominé par des considérations politiques au point de les mal faire.
Ainsi, en ce qui concerne les péages des rivières et canaux, je lui ai reproché non point d'avoir voulu les abaisser, mais d'avoir voulu, dans un intérêt politique, le faire sans l'intervention des chambres, de l’avoir fait par un arrêté au lieu de réunir les chambres et de leur proposer un projet de loi à cet égard. Je lui ai reproché également d'avoir, dans un intérêt politique, appelé d'abord au département des finances une personne étrangère aux affaires de ce département et aux connaissances qu'elles réclament ; je lui ai reproché d'avoir, dans un intérêt politique, mal fait le budget, d'avoir, dans un intérêt politique, supprimé la direction de l'instruction publique, ce qui est encore une mesure fâcheuse ; je lui ai reproché d'avoir, dans un intérêt politique, supprimé des places de professeurs dans les universités. Je ne lui ai donc pas reproché d'avoir fait les affaires du pays dans un intérêt politique, mais d'avoir, dans un intérêt politique, mal fait ces affaires, d'avoir laissé en administration l'intérêt de sa position politique dominer les intérêts d'affaires, les Intérêts administratifs.
M. le ministre de l'intérieur dit que je me suis trompé quant au concours, que des établissements qui recevaient un subside du gouvernement ont été dispensés du concours non par une circulaire subséquente, mais par l’arrêté du concours même. Que ce soit par une circulaire subséquente ou par l'arrête établissant le concours, cela est assez indifférent ; j'ai dit, que si ma mémoire était fidèle, des établissements subsidiés par l'Etat avaient été dispensés de prendre part au concours. C'est là le fait, peu importe comment la dispense leur en est venue.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je suis forcé de dire à l'honorable membre que quant au concours il se trompe complètement. Mon honorable prédécesseur a dispensé du concours cinq établissements ; moi, j'en ai dispensé neuf.
Le programme que j'avais imposé était plus complet, plus rigoureux que celui qui avait été imposé par mon honorable prédécesseur.
Les établissements qui ont été dispensés n'avaient pas refusé de concourir ; mais comme ils devaient fournir une liste de leurs élèves, comme la liste fournie ne comprenait pas d'élèves en rhétorique et que la rhétorique était un des objets du concours, il était évident que ces établissements ne pouvaient pas venir concourir.
Voilà, messieurs, une explication, bien simple. Que l'honorable préopinant lise les pièces, il verra qu'il se trompe en fait, j'en appelle à sa bonne foi,
Quant à la portée politique des actes cités par l'honorable membre, il nous suffit de dire qu'il n'y a rien de politique dans ces actes, du moins dans le sens que l'honorable membre veut donner au mot politique. Nous avons fait les affaires pour les affaires, et nous désirons que dans toutes les circonstances le précédent ministère ait fait les affaires pour les affaires.
M. Rogier. - Messieurs, ayant occupé hier pendant un temps assez long les moments de la chambre, je me ferais scrupule de répondre longuement aujourd'hui aux divers discours qui viennent d’être prononcés contre nous. Je serai très court dans la réponse que je dois et au discours de l'honorable M. Dechamps et à celui de M. le ministre des affaires étrangères ; aussi bien ces discours ont déjà reçu leur réponse ; ces discours ne sont qu'un tissu de récriminations, une nouvelle édition des accusations lancées contre le cabinet précédent ; à ces accusations, à ces récriminations, le cabinet a répondu dans la session précédente.
L'honorable M. Dechamps, parlant au nom de l'ancienne majorité, a fait au ministère précédent le reproche d'avoir voulu gouverner en dehors de cette majorité ; en même temps, il loue le ministère actuel de vouloir gouverner avec cette même majorité.
Messieurs, l'honorable orateur qui se pose aujourd'hui l'organe de l'ancienne majorité, n'a pas le droit de parler en son nom.
L'orateur qui se plaint de ce qu'on a voulu gouverner contre le vœu de l'ancienne majorité, n'a jamais fait partie de cette ancienne majorité avec laquelle non plus le cabinet précédent n'a jamais renoncé à gouverner.
Quand l'honorable M. Dechamps et ses amis politiques, soutiens jusqu'ici du cabinet actuel, ont-ils fait partie de l'ancienne majorité ?
Est-ce dans la discussion de la loi communale ou de la loi provinciale ?
Est-ce lors de la proposition de M. le ministre de l'intérieur, relative à la censure théâtrale ?
Est-ce dans la discussion du traité du 19 avril ?
Est-ce dans la discussion de la loi sur l'enseignement ?
Lorsque je récapitule toutes les grandes questions politiques que nous avons eu à débattre, je rencontre l'honorable M. Dechamps et ses amis politiques les plus intimes, non pas dans l'ancienne majorité, mais dans la minorité, dans les extrêmes. (Dénégations de la part de M. Dechamps.) C'est positif : jamais l'ancienne majorité avec laquelle l'honorable M. de Theux a gouverné, n'a adopté vos principes, ni dans les questions d'intérêt municipal, ni dans les questions d'intérêt provincial, ni dans les questions extérieures, ni surtout dans les questions d'enseignement public. Vos principes, en matière d'enseignement public, auraient répugné, de la manière la plus énergique, au sentiment de l'ancienne majorité ; vos principes, je les connais : ils sont déposés dans un rapport mémorable qui aura à comparaître, et son auteur aussi, devant cette chambre ; et c'est parce que je les connais, que je ne suis pas aujourd'hui sous votre drapeau.
Ainsi donc, quand on voudra parler ici au nom de l'ancienne majorité, il faudra s'exprimer par d'autres organes, il ne faudra pas emprunter un organe que l'ancienne majorité aurait désavoué.
L'honorable ministre des affaires étrangères a reproduit contre l'ancien cabinet les griefs qu'il avait exprimés au sénat ; je lui ai répondu au sénat, je n'ai pas à lui répondre ici ; mais il a invoqué, en finissant son discours, l'autorité d'un grand nom, l'autorité d'un grand ministre.
L'exemple de sir Robert Peel ; ah ! je ne demande pas mieux que de le voir suivi et respecté par nos ministres d'aujourd'hui. Sir Robert Peel occupe en Angleterre et en Europe une grande position ; sir Robert Peel a des convictions, un drapeau qu’il avoue ; sir Robert Peel n'a pas fait un grief au cabinet auquel il a succédé, d'avoir voulu, avant de quitter le pouvoir, consulter le pays ; sir Robert Peel aurait été l'objet des risées de l'Angleterre entière, s'il avait présenté la dissolution sous les couleurs sombres que M. le ministre des affaires étrangères de Belgique lui a données.
M. de Muelenaere. - Je demande la parole.
M. Rogier. - Ah ! messieurs, si nous voulons aller chercher des exemples à l'étranger, gardons-nous, et gardez-vous surtout, MM. les ministres, d'ouvrir les pages de l'histoire d'Angleterre : chacune des pages de l'histoire parlementaire d'Angleterre condamnerait votre présence au ministère, condamnerait surtout les moyens par lesquels vous y êtes entrés.
Un fait grave et tellement délicat que je ne sais encore si je fais bien de le relever, mais enfin un fait grave a été imprudemment avancé par M. le ministre de l'intérieur ; ces paroles, je voudrais en vain aujourd'hui chercher à les faire oublier, elles auront un retentissement qu'il ne nous serait pas possible d'étouffer.
M. le ministre de l'intérieur a déclaré qu'il était en possession d'une pièce dans laquelle la pensée exprimée par l'un de nous serait contraire à celle qu'il aurait exprimée publiquement.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je n'ai pas dit cela.
M. Rogier. - Vous l'avez insinué.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je déclare que non,
M. Rogier. - Nous déclarons que nous appelons de tous nos vœux, si le cabinet actuel n'y voit pas d'inconvénient, nous appelons de tous nos vœux la publication de l'acte ministériel par lequel nous avons demandé au Roi, d'abord la dissolution des chambres, puis seulement la dissolution du sénat. Si c'est à cette pièce qu’on a fait allusion, nous déclarons que nous serions heureux de la voir publier dès demain.
Indépendamment de cette pièce ministérielle, signée par tous les ministres du cabinet, il peut exister des lettres particulières, écrites par chacun de nous à S. M. Ce fait, je ne le nie pas ; j'ai donné ma signature au rapport ministériel ; j'ai écrit également une lettre particulière à S. M., comme j'avais eu un entretien particulier avec elle. Si c'est à ces lettres particulières qu'on a fait allusion, eh bien, encore pour ma part, je ne demande pas mieux que de les voir publier ; je ne mets pas en doute que telle soit aussi l'opinion de mon honorable ami.
M. Lebeau. – Positivement.
M. Rogier. - Mais en même temps nous ne voulons pas que ces opinions particulières soient séparées de l'opinion collective du ministère. Si donc les pièces ne sont pas publiées, c'est qu'on aura voulu se livrer à des insinuations utiles à la cause qu'on est condamné à défendre, et que peut-être on sera forcé de reculer devant la publication de pièces qu'on aura eu le tort de révéler à cette chambre, et dont la publicité servirait mal ceux qui les invoquent aujourd'hui contre nous.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, j'ai dit à plusieurs reprises que l'ancienne majorité parlementaire, composée des nuances modérées des deux opinions, se trouvait compromise par les événements qui ont précédé la retraite du ministère précédent. Les membres du cabinet précédent, et entre autres le ministre des affaires étrangères, m'ont donné un démenti ; on a semblé mettre en doute l'espérance qu'on avait conçue de voir sortir des élections nouvelles, non pas une majorité modérée, mixte, composée des nuances intermédiaires des deux opinions, mais une majorité purement libérale, en face d’une trentaine de voix catholiques, dans cette chambre. J'ai exclusivement fait allusion à ce fait ; j'ai dit qu'il trouvait sa confirmation, son aveu dans un rapport motivé présenté au Roi, avant la retraite de l'ancien cabinet, par celui de ses membres qui y remplissait les fonctions de ministre des affaires étrangères. J’ai dit que cette pièce était entre mes mains ; j'ai dit que je croyais qu'elle pouvait être légitimement en ma possession, puisqu'elle a formé ma conviction et qu'elle a déterminé la résolution que j'ai prise.
L'honorable ancien ministre des affaires étrangères ayant nié le fait que j'ai signalé, je devais dire quel était le motif qui me forçait à persister dans l'allégation de ce fait. Ce fait est pour nous d'une extrême importance, puisqu'il a déterminé la position que nous avons prise au 13 avril.
En faisant connaître cette circonstance, nous croyons n'avoir manqué à aucune convenance, nous croyons n'avoir manqué à aucun des égards qu'on doit au chef de l'Etat, que nous devons aussi aux membres du ministère précédent. Il ne s'agit pas ici d'une lettre particulière, il s'agit d'un rapport motivé, d'un acte ministériel.
M. de Muelenaere. - Messieurs, depuis quelque temps la chambre paraissait pénétrée de la nécessité de s'occuper enfin sérieusement des intérêts matériels et moraux du pays. J'ose le dire, messieurs, la partie saine et éclairée de la nation avait applaudi à vos efforts, elle avait conçu l'espoir que la session actuelle serait fertile en bons résultats.
Ces espérances seront déçues ; la session de 1842 ressemblera à celle qui l'a précédée, si la chambre se laisse entraîner sur le terrain des discussions abstraites. Pour ma part, j'éprouve une vive répugnance à suivre les honorables préopinants sur ce terrain ; si je le fais pour quelques instants, c'est que je sens le besoin de combattre les accusations injustes dirigées contre les hommes honorables qui siégent au banc ministériel,.
Le cabinet actuel, vous dit-on, est issu de passions politiques. A Dieu ne plaise que je veuille envenimer ces tristes débats, je voudrais au contraire pouvoir arrêter l'irritation, qu'ils ne manqueront pas de produire. Je n'accuse personne ; je réponds. à des accusations ; je tâcherai de le faire avec calme et modération, en rencontrant successivement les trois principaux griefs qui ont été articulés contre le ministère.
On a, messieurs, attaqué l'origine de ce ministère. Vous n'êtes arrivés au pouvoir, leur a-t-on dit, que pour empêcher la dissolution des chambres. C'est un grief aux yeux des adversaires du cabinet, c'est un mérite aux nôtres. Vos souvenirs sont encore trop récents, messieurs, pour qu'il soit nécessaire de vous rappeler les motifs de la retraite du cabinet précédent. Les membres de ce cabinet avaient mis à leur maintien aux affaires une condition essentielle, celle de la dissolution des chambres.
Je ne fais que vous répéter ce qu'a dit dans la séance d'hier et à la séance d'aujourd’hui l'honorable M. Rogier qui faisait partie de cette administration. La Couronne, usant d’un droit incontestable, a repoussé cette condition. Dès lors, le cabinet précédent a dû se retirer.
Messieurs, y avait-il lieu de prononcer la dissolution des chambres ou du moins de l'une d'elles ? Tout à l'heure, on vous a parlé de l'exemple de l'Angleterre, Mais chaque pays a ses mœurs et ses habitudes, et c'est un devoir impérieux pour le gouvernement de respecter ces habitudes et ces mœurs.
Avant 1830, la dissolution était inconnue dans ce pays. Aujourd'hui elle est devenue un acte légal et constitutionnel. Mais résulte-t-il de là que le gouvernement peut à son gré user et abuser de ce droit ? Aux yeux de la nation, la dissolution est une mesure extrême, une mesure à laquelle le gouvernement ne doit recourir que dans des cas rares et exceptionnels, lorsqu'il est devenu impossible de concilier autrement les opinions et que l'intérêt général réclame cette dissolution,
Il est si vrai qu'à tort ou à raison, il existe chez nous des préventions réelles contre la dissolution, que la chambre elle-même a partagé ces préventions, en refusant au gouvernement le droit qu'on réclamait pour lui de pouvoir dissoudre les conseils provinciaux et communaux.
Une seule dissolution a eu lieu en Belgique depuis notre émancipation politique. C'est encore le ministère dont faisaient partie MM Lebeau et Rogier, qui a provoqué celle dissolution. Qu'en est-il résulté ? Aucune modification notable dans la composition de la chambre. Mais cette mesure est devenue de la part de l'opposition, le texte de vives récriminations contre le cabinet. Ce n'était pas le droit que l'on contestait au ministère, mais on l'accusait d'avoir abusé de ce droit, en opérant la dissolution sans qu'il y eût d'autre nécessité que l'intérêt du cabinet.
Mais indépendamment de ces considérations générales qui s'opposaient à la dissolution, il existait un motif bien grave de ne pas recourir à cette mesure ; ce motif se tirait des circonstances du moment. Je n'accuse personne, je constate un fait. Vers la fin de l'existence du dernier ministère, on était parvenu à soulever une foule de mauvaises passions ; l'agitation se propageait de plus eu plus ; déjà des corps constitués avaient cédé à l'entraînement ; ils étaient sortis du cercle de leurs attributions, sans que le gouvernement eût pris aucune mesure pour les y faire rentrer. Dans de telles conjonctures, eût-il été sage, eût-il été d'une bonne administration de venir encore aggraver le désordre moral qui tourmentait les esprits par un appel à toutes les divisions, à toutes les haines politiques. Le ministère n'a pas été de cet avis, et je crois qu'il peut se féliciter d'avoir rendu au pays un grand service, dont tous les hommes impartiaux sauront lui tenir compte.
Messieurs, un second grief a été articulé contre le ministre. Le ministère, dès son début, vous a-t-on dit, a donné l'exemple d'un scandale légal, d'un mépris ouvert de la loi. D'après l'article 56 de la constitution, le membre de l'une ou de l'autre chambre, nommé par le gouvernement à un emploi salarié qu'il accepte, cesse immédiatement de siéger et ne reprend ses fonctions qu'en vertu d'une nomination nouvelle. Voilà la disposition constitutionnelle. Aux termes de l'article 50 de la loi électorale, en cas de vacance par option, décès, démission ou autrement, le collège électoral appelé à pourvoir à cette vacance doit être convoqué dans le délai d'un mois. Voilà la disposition de l'article 50 de la loi électorale. Le ministère s'est constitué le 13 avril. Il y avait dans le cabinet des membres appartenant à des districts qui n'avaient pas d'élections à faire au mois de juin.
Le 8 juin, la moitié de la chambre des représentants devait être renouvelée. D'autres membres du cabinet, au contraire, appartenaient à des districts dont la députation devait subir, de plein droit, l'épreuve du scrutin électoral. Pour tous les membres du cabinet appartenant à des districts n'ayant pas d'élections à faire au mois de juin, la convocation des collèges a eu lieu dans le délai légal, c'est-à-dire dans le délai d'un mois.
On a insinué que si on n'avait pas fait convoquer tous les collèges électoraux, c'est que le ministère avait eu peur du pays. Cependant tous ses membres ont été réélus à une immense majorité. Dans ces districts où le gouvernement a fait un appel immédiat au pays, le pays a répondu à cet appel en donnant au ministère une marque non équivoque de sa confiance.
Le mois dans lequel les collèges devaient être convoqués aux termes de l'art. 50 de la loi électorale expirait le 13 mai, et c'était le 8 du mois suivant, c'est à dire trois semaines environ après, que devaient avoir lieu les élections générales. Je vous le demande, eût-ce été donner une interprétation saine à la loi électorale que de convoquer les collèges le 13 mai, pour faire quoi ? une nomination nulle, une nomination qui ne devrait sortir aucun effet, attendu que le membre nommé le 13 mai aurait dû se représenter le 8 juin aux électeurs, avant d'avoir pu siéger, avant même que ses pouvoirs eussent pu être vérifiés. Quand on interprète les lois, il faut les interpréter sainement, de manière à ne pas les rendre ridicules ; il faut les interpréter d'après leur texte et d'après leur esprit.
Si nous n'avons pas fait cette convocation, c'est que nous avons eu trop d'égards, trop de respect envers les collèges électoraux pour les traiter de cette manière. Voilà le seul motif.
J'étais personnellement au nombre des membres du cabinet dont les pouvoirs expiraient le 8 juin. Eh bien, j'ai été aussi d'avis qu’il ne convenait pas de convoquer pour moi le collège électoral. Cependant je ne craignais aucunement de comparaître devant les électeurs de mon arrondissement ; je l'aurais fait avec grand plaisir à cette époque, si je n'avais su que c'était leur imposer une opération entièrement inutile. Ce reproche est trop niais pour qu'on s’y arrête davantage.
J'ai beaucoup entendu parler de majorité parlementaire. La majorité sur laquelle vous vous appuyez, dit-on au ministère, ne vous appartient pas ; cette majorité n'a pas assez de confiance en vous ; déjà elle vous fait défaut en proposant des réductions sur des articles de votre budget. Plongeant dans l'avenir, on interroge sérieusement le ministère sur la question de savoir s'il peut, à l’avance, répondre de cette majorité sur la convention conclue avec la ville de Bruxelles, sur les projets de loi relatifs aux indemnités et à l’instruction primaire.
Je suis loin de partager la manière de voir des honorables préopinants sur ce qu'ils appellent la majorité parlementaire. Je plaindrais sincèrement mon pays, je désespérerais de son avenir, s’il arrivait jamais une époque à laquelle six hommes, quels qu'ils fussent, s'installant au banc ministériel, auraient le droit de dire avec vérité : Cette chambre est la nôtre, elle nous appartient, nous sommes certains à l'avance de faire voter par elle toutes les lois que nous lui présenterons. Une pareille chambre est heureusement introuvable en Belgique ; le caractère national repousse une telle supposition. Chez nous la majorité, comme la minorité, sera toujours indépendante, consciencieuse, libre dans son vote et dans l'expression de sa pensée. Tout ce que le cabinet peut exiger de la majorité parlementaire, c’est qu’elle lui prête appui dans les mesures essentiellement gouvernementales, c'est que, par son concours, elle facilite la marche de l'administration et qu'elle ne s'associe à aucun acte qui emporte avec lui le soupçon d'une défiance personnelle contre les membres du cabinet. Le ministère n'est pas infaillible, il peut se tromper ; c'est à la majorité à l'éclairer sur les erreurs dans lesquelles il pourrait tomber. Ces conseils sont ceux de l'amitié, de la confiance ; le cabinet aurait grand tort de s'en offenser.
Mais vous, messieurs, qui adressez au ministère le reproche ne pas avoir de majorité certaine, dévouée, où sont les hommes sur lesquels vous prétendez bâtir cette majorité immuable et toujours fidèle à votre drapeau ? Ces hommes sont-ils, à votre égard, moins libres, moins consciencieux, moins indépendants que les hommes de la majorité vis-à-vis du ministère ? Interrogeons des faits récents, ils se chargeront de nous répondre. Depuis l'ouverture de cette session, deux questions, qui avaient en quelque sorte un caractère politique, se sont offertes à nos débats : le subside en faveur du petit séminaire de Saint-Trond et la loi sur les étrangers. Par correction et liés par vos antécédents, vous avez voté sur ces deux projets avec la majorité. Qui sont ceux de vos amis politiques d'aujourd'hui qui vous ont suivis ? Pas un seul que je sache. Vous êtes demeurés isolés.
Vous reprochez encore au ministère et plus particulièrement à l'un de ses membres d'avoir changé de drapeau, d'avoir modifié ses opinions et de s'être mis à la remorque de ce que vous nommez un parti. Ce reproche est aussi injuste que tous les autres. Je hais les récriminations. Mais après tout, quel est donc ce rôle humiliant, ce rôle subalterne, auquel le ministère se serait condamné ? Répondez moi, la main sur la conscience, n'est-ce pas ce même rôle que vous remplissiez autrefois avec quelque orgueil ? Car, sur quelle majorité, dites-le moi, s'appuyait le ministère de 1833 ? n'était-ce pas sur une majorité composée des mêmes éléments que la majorité d'aujourd'hui ?
On vous a rappelé hier que l'honorable M. Rogier n'avait pas été réélu à Liége, qu'il y avait été repoussé par l'opinion libérale.
M. Rogier. - Je ne m'étais pas mis sur les rangs.
M. de Muelenaere. - L'honorable M. Rogier m'interrompt pour me dire qu'il ne s'est pas mis sur les rangs à Liége, Il n'en est pas moins vrai que M. Rogier a été nommé dans la Campine, par l'opinion catholique, que dès lors, à cette époque il ne se déclarait pas hostile à cette opinion, qu'il acceptait son concours, qu'il se glorifiait de son appui.
L'honorable M. Lebeau n'a pas été réélu dans sa ville natale par les libéraux de l'arrondissement de Huy.
Un membre. - C'est une erreur.
M. de Muelenaere. - Le fait a été cité hier ; je crois qu'il est exact.
Depuis l'existence de la Belgique, la tribune nationale n'a retenti qu'une seule fois d'une tentative d'accusation contre un membre du ministère, Et par qui cette accusation a-t-elle été dirigée contre M. Lebeau ? N'est-ce pas par le chef reconnu et avoué de l'opinion libérale, par un homme qui, lors même que nous étions obligés de le combattre dans cette enceinte, conservait tous ses droits à notre estime par la franchise de son caractère et les services qu'il avait rendus au pays. Quel est celui qui dans cette fâcheuse occurrence, s'est franchement et généreusement posé le défenseur du ministre accusé ? N'est-ce pas mon honorable ami M. Nothomb, que vous poursuivez aujourd'hui de vos attaques ? Alors comme aujourd’hui, M. Nothomb combattait toutes les exagérations. Son drapeau de 1833 est son drapeau de 1841. Si quelque chose est changée autour de nous, ce n'est pas lui.
Je ne veux pas vous rappeler une foule d'autres circonstances qui prouveraient à l'évidence, qu'elle ne vous, comptait pas autrefois au nombre de ses adeptes, cette opinion libérale dont vous voulez aujourd'hui vous proclamer les chefs.
J'ai hâte de finir cette discussion. Je n'ai voulu prouver qu'une chose, c'est que le cabinet actuel ne mérite aucune des accusations qu'on élève contre lui, et qui toutes sont également futiles et mal fondées.
Quant aux observations de détail, qui ont été faites, surtout celles qui sont relatives à l'instruction publique, je crois que la réponse trouvera mieux sa place lorsque nous arriverons à ce chapitre du budget. Je me réserve de prouver alors qu'on a pu, sans inconvénients, supprimer la place de directeur de l'instruction, et confier cette branche de l'administration à un chef de division, qui est un homme d’une haute capacité dans cette partie du service public.
M. Lebeau. - J'étais à peu près décidé à renoncer à la parole en cédant mon tour, et à ne pas prolonger cette discussion ; mais quelques paroles de l'honorable préopinant sont venues changer ma détermination, et m'ont démontré la nécessité d'adresser aussi quelques observations à la chambre.
D'honorables préopinants et M. de Muelenaere lui-même ont exprimé sur le caractère de notre opposition, sur ses tendances et sur ses actes ultérieurs une opinion qu'il m'importe et que j'ai le droit de rectifier.
J'ai eu l'honneur d'être trois fois ministre. Chaque fois que la confiance du chef de l'Etat m'a appelé dans ses conseils, je me suis trouvé en face d'une opposition plus ou moins vive. J'ai accepté avec calme, avec franchise, si non cette condition, du moins cette éventualité toute naturelle et presque inévitable du gouvernement représentatif.
Je n'ai jamais entendu accepter d'une manière incomplète le nouveau régime fondé en 1830. Lorsque j'ai accepté le pouvoir, lorsque je me suis présenté dans cette enceinte pour l'exercice, j'ai compris la légitimité d'une opposition comme la légitimité d'un parti ministériel. Je n'ai jamais adressé à l'opposition, à ses vues, à ses arrière-pensées, les reproches, les calomnies, les insinuations odieuses dont, en dehors de cette chambre, mes honorables amis et moi avons été l’objet.
Que l’honorable M. Dechamps, notamment, s'en souvienne ; lorsque, l'année dernière, au nom de ses convictions, il est venu faire une opposition vive, implacable, au ministère, n'a-t-il pas repoussé avec indignation le soupçon que de mesquins, de puérils intérêts personnels pouvaient l'animer ?
Messieurs, nous ne reviendrons plus sur ces indignes insinuations, trouvassent-elles quelque écho dans cette enceinte. Je regarde, quant à moi, l'imputation de faire de l'opposition dans cette chambre pour des motifs de pure vanité, par une misérable convoitise de portefeuilles, comme une imputation aussi ignoble que celle de vouloir voler la bourse ou la montre de mon voisin. C'est assez dire que je ne descendrai jamais à une justification sur ce point.
On a parlé tout à l'heure, messieurs, d'un des plus grands personnages politiques de l'époque contemporaine, d'un homme qui est environné à juste titre, précisément pour sa fidélité à son drapeau, pour ce que les Anglais appellent la consistance politique, de l'estime de ses amis et de ses ennemis. Eh bien, cet homme, aujourd’hui premier ministre, a été pendant dix ans dans l'opposition, et jamais ses intentions n'ont été calomniées.
Il se passe, messieurs, dans cette enceinte, quelque chose de vraiment étrange. A peine quelques mois se sont écoulés, et il s'y est opéré la métamorphose la plus complète, à en juger par le langage de certains orateurs. Au mois de mars de la présente année, l'atmosphère de cette chambre était toute politique ; tout en était imprégné. Discutait-on une loi sur les pensions ? on la repoussait sur certains bancs par des motifs politiques. On l'a avoué depuis. Discutait-on une loi d'impôt, une loi de surtaxe sur une denrée coloniale ? on la rejetait par des motifs politiques. Il n'y a pas jusqu'au foin, jusqu'à un misérable droit sur le foin, qui ne se soit converti en une discussion politique (hilarité) ; tant, en arrivant dans cette chambre, on respirait partout un air politique.
Aujourd'hui, il n'y a plus, paraît-îl, de politique nulle part ; il n'y a plus que des affaires.
Je ne demanderai pas si ceux qui tiennent ce langage sont de ces caractères cosmopolites qui ont pour premier objet de leur culte les intérêts matériels, pour qui la bourse est presque la patrie, à qui les mots de constitution, d'indépendance et de nationalité n'inspirent guère que des sarcasmes, à en juger du moins par le langage de leurs familiers ; je ne demanderai pas si cette provocation à absorber dans l'esprit d'affaires vient de tels hommes, lorsque je vois ceux qui naguère se donnaient ici et qui se présentent encore aujourd'hui comme les représentants du plus immatériel des intérêts, de l'intérêt moral, de l'intérêt religieux, sont les premiers à crier : à bas la politique ; vivent les affaires.
Voilà donc les hommes qui veulent aujourd'hui matérialiser la politique, qui veulent bannir la politique de cette chambre pour y faire arriver exclusivement les affaires. Ah ! messieurs, la métamorphose est grande, j'allais dire la palinodie bien brusque et bien étrange !
« Un motif de ma scission avec M. le ministre des affaires étrangères, disait l'année dernière l'honorable comte de Mérode, c'est le positivisme sec qui le domine. » Messieurs, ceux qui me connaissent, savent combien ce portrait est ressemblant. Mais si par hasard le peintre avait été fidèle, d'après les théories qui dominent aujourd'hui, je serais véritablement le député modèle (on rit). Car le positivisme doit, à ce qu'il semble, régner sans partage aujourd'hui dans le sein des chambres belges et dans les conseils du gouvernement.
Messieurs, à nos yeux les affaires ont leur prix. Nous l'avons prouvé, lorsque nous avons occupé le banc ministériel. Les hommes qui, au milieu des difficultés dont ils se sont trouvés environnés, ont cherché cependant à organiser de nouveaux moyens d'exportation pour nos produits industriels, les hommes qui ont appelé au secours du budget d'une manière aussi efficace la grande, la nationale entreprise des chemins de fer ; les hommes, qui, en même temps qu'ils s'occupaient des intérêts du commerce et de l'industrie, ne négligeaient pas les intérêts de l'agriculture et demandaient pour la première fois aux chambres les moyens d'améliorer la voirie vicinale, n'étaient pas de purs théologiens politiques qui négligeassent les intérêts matériels.
Et depuis l'ouverture de la session actuelle, après avoir donné à la politique la part qu'elle a le droit d'occuper dans la législature, ne nous sommes nous pas empressés de concourir à l'expédition des affaires ? N'avons-nous pas voté la plupart des budgets avec une précipitation qui a même excité au dehors quelque surprise ?
Eh bien, messieurs, tels nous avons été, tels nous serons. Notre concours ne manquera pas aux affaires, et, j'ose le dire, ce concours pour certaines affaires, le ministère en aura peut-être besoin contre ceux mêmes qui se présentent aujourd'hui comme ses amis exclusifs ou du moins qu'il considère comme tels.
Messieurs, avons-nous attendu ces derniers temps pour faire preuve de notre sollicitude envers les intérêts matériels ? N'est-ce pas, comme vous le rappelait tout à l'heure M. le ministre des affaires étrangères, n'est-ce pas mon honorable collègue, M. Rogier, alors ministre de l'intérieur qui, le premier (je crois pouvoir affirmer ce fait), a envoyé des commissaires à Paris pour étendre nos relations commerciales avec le gouvernement français ? Il est vrai que ce fait pourrait avoir passé inaperçu, car il n'a pas été produit avec l'appareil, avec le luxe de mise en scène qui a présidé aux dernières négociations.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Tout le monde l'a su.
M. Lebeau. - Puisque l’occasion m'en est offerte, je demanderai si, dans toutes les circonstances où il s'est agi de resserrer nos relations commerciales spécialement avec la France, jamais notre concours, soit comme ministres, soit comme députés, a manqué au pays ? Qu'on se souvienne que, lorsqu'il s'est agi d'abolir le régime exceptionnel créé contre la France par un arrêté du roi Guillaume de 1825, qu'on se souvienne que c'est nous qui avons insisté ici le plus vivement pour faire lever les prohibitions qui frappaient une foule de produits des manufactures françaises ; et cela, messieurs, en vue de resserrer de plus en plus nos liens avec le gouvernement de ce pays, et de préparer la voie à de nouvelles négociations. Nous avons cependant, messieurs, par des insinuations de la presse, qui semblent s’être timidement reproduites dans cette chambre, nous avons cependant été présentés, je ne sais dans l’intérêt de quelle politique, comme opposés à toute négociation avec le gouvernement français ; tandis que dans tout le cours de notre carrière publique, nous avons regardé le marché français comme l’un des plus importants pour nos industries, que nous nous en sommes officiellement expliqués du sein même de l’Allemagne, ainsi que les archives des affaires étrangères en font foi, sans néanmoins que nous entendions jamais méconnaître l’importance qu’il y a, sous le rapport politique et commercial, à rechercher simultanément d’autres débouchés pour nos industries
Les affaires donc, les affaires auront notre concours et nous pouvons le dire, il y a ici plus que des promesses ; les faits sont là pour constater notre sincérité.
L'honorable M. de Muelenaere, venant au secours du ministère, et en cela venant, je crois, un peu au secours de lui-même (car, si je ne m'abuse, il est membre du ministère, et je crois qu'il n'y a pas trop d'audace à demander si cela est ou si cela n'est pas), (on rit) l'honorable M. de Muelenaere a émis sur la dissolution des idées qu'il m'est absolument impossible de partager ; et je crois qu’il est dans l'intérêt même de la prérogative royale de voir repousser les doctrines de l'honorable membre sur cette partie importante de la constitution.
Messieurs, la dissolution ne figurait pas dans la loi fondamentale, cela est vrai. Mais dans la loi fondamentale, n'organisant qu'un simulacre de gouvernement représentatif, il y a bien d'autres institutions qui ne figuraient pas. Dans la loi fondamentale vous ne voyiez pas la responsabilité ministérielle ; dans la loi fondamentale vous n'aviez pas pour la formation des chambres l'élection directe.
L'élection directe des chambres législatives, messieurs, mettrait la couronne, désarmée de la dissolution, dans la plus fausse, dans la plus dangereuse des positions vis-à-vis d'elles. La Couronne, privée du droit de dissolution ou du moins ne tenant qu'une arme ébréchée, rendue impuissante par l'empire des idées, de doctrines qui feraient de cette prérogative une lettre morte, qui ne lui permettraient presque jamais d'en faire usage, la Couronne serait évidemment absorbée par la législature. Il faut, si l'on veut que l'indépendance de la Couronne reste entière, il faut que l'arme de la dissolution puisse constamment planer sur les chambres législatives, afin qu'elles sachent bien que leur pouvoir n'est pas illimité. Ce serait donc manquer hautement de prévoyance, sacrifier l'avenir à je ne sais quel intérêt du moment, et rendre un bien mauvais service à la Couronne que d'affaiblir la puissance du bouclier que la constitution lui a mis en main.
Si l'année dernière, des hommes imprudents, des caractères passionnés ou irréfléchis n'avaient pas insinué dans les deux chambres que la dissolution serait refusée au cabinet d'alors, la crise dans laquelle le pays a été précipité aurait probablement avorté.
On a parlé (et c'est encore l'honorable préopinant), on a parlé de mauvaises passions, on a parlé de l'agitation semée dans le pays au mois d'avril de cette année. Mais, messieurs, quelle est donc la cause première, l'unique origine de cette agitation ? Où faut-il la faire remonter ? N'est-ce pas à la guerre injuste qu'on a faite à un ministère auquel on ne reprochait aucun grief, à un ministère que l'on comblait d'éloges tout en voulant le renverser ? Et lorsque cette lutte dans laquelle on a échoué dans cette chambre a été transportée au sénat où il y a eu la même absence de griefs formulés contre le ministère, comment voulez-vous que le bon sens populaire, que la justice nationale n'aient pas été révoltés d'une pareille attaque ?
Voilà, messieurs, ce qui a excité l'agitation dans le pays. Et quant à certaines démonstrations que, dans des circonstances moins extraordinaires, je n'eusse pas vues sans regret, ces démonstrations, émanées d'hommes si honorables, si modérés, si intéressés eux-mêmes aux idées d'ordre, ne sont-elles pas la réaction toute naturelle, la réaction inévitable de la démarche si grave, si extraordinaire à laquelle le sénat s'était livré ? On dit que nous l’attaquons l'autorité du sénat quand nous disons que le sénat s'est livré à une espèce de coup d'Etat dans la session dernière. Eh. messieurs, personne de nous ne parlera plus énergiquement contre cet acte du sénat qu'un honorable sénateur lui-même.
Lisez le discours d'un des hommes qui honorent le plus le sénat belge, lisez le discours de l'honorable M. de Haussy, l'inconstitutionnalité de cet acte a été démontrée et condamnée par lui plus sévèrement que par personne.
Nous pourrions, messieurs, si de hautes convenances ne nous forçaient de nous arrêter dans cette voie, nous pourrions, en rapportant les paroles de ce savant jurisconsulte, de cet orateur distingué, justifier tout ce qui peut avoir été dit par nous sur cette question. Nous dirons seulement que dans cette circonstance on a complètement méconnu ce grand principe proclamé par sir Robert Peel et rappelé au sénat même par M. de Haussy, que le centre de gravité du gouvernement représentatif est dans la chambre des communes. Voilà, messieurs, l'anomalie qui a excité dans le pays des manifestations qui, si elles eussent éclaté dans des circonstances moins graves, n'auraient pas été peut-être aussi régulières, aussi légitimes qu'elles l'étaient, en présence du conflit suscité par la conduite du sénat et par la crise qu'elle venait de provoquer.
Messieurs, je ne fais point la guerre au ministère actuel, parce qu'il serait un ministère mixte. Je dirai, avant d'aller plus loin, que cette expression n'a probablement pas la même signification dans la bouche de nos adversaires que dans la nôtre ; car on pouvait, à mon avis, soutenir que l'ancien cabinet, quoique homogène politiquement parlant, était mixte sous certain rapport, et je me rappelle encore que, quand on nous reprochait au sénat de ne pas être un ministère mixte, un de nos honorables collègues s'écriait : « Mais en quoi donc êtes-vous meilleur catholique que moi ? » En effet, cet honorable collègue qui déclarait ouvertement remplir tous les devoirs de la religion catholique, avait quelque droit de s'étonner de l'accusation et d'en révoquer la sincérité en doute. Mais dans l'intérêt même de ses croyances, dans l'intérêt même de ceux qui sont appelés à les propager, il pensait qu'il ne fallait pas suivre dans toutes leurs prétentions ceux qui se posaient comme les défenseurs par excellence de la religion et qui ne faisaient que la compromettre.
Quant à moi, messieurs, si je combats le ministère, ce n'est pas parce qu'il est mixte, mais c'est parce qu'il n’a de mixte que le masque, Le ministère n'est pas mixte, et toutes les déclarations viennent échouer devant les faits qui sont aujourd'hui d'une évidence déjà historique.
Comment ce ministère est mixte, il est formé pour maintenir dans cette chambre tous les hommes modérés, la majorité modérée, l'ancienne majorité ! Mais quels sont donc ceux qui ont été mis à l'index dans les dernières élections ? Quels sont les hommes qu'à l'aide du ministère on a cherché à expulser de la représentation nationale ? Je ne parlerai pas de nous, à qui l'on avait cependant fait l'honneur d'une mention expresse dans la circulaire de M. le ministre de l'intérieur, je ne parlerai pas de nous, qui avons été attaqués, poursuivis par les calomnies les plus odieuses ; je parlerai d'hommes tels que feu notre malheureux collègue Dubois, tels que MM. Angillis, de Baillet, Van Cutsem, de Perceval, Mercier, etc. ; je demande, messieurs, si ce sont là des hommes exagérés ? Et vous venez dire ici que vous vouliez maintenir la majorité modérée de cette chambre, lorsque vous tentiez d'en expulser les éléments les plus purs, les hommes dont le concours n'a jamais manqué aux idées, aux mesures d'ordre et de modération !
Voilà, messieurs, dans quel sens je dis que la neutralité du ministre est un mensonge. Il n'est pas neutre ; il n'est pas mixte ; il est tout dévoué à une opinion, il en fera uniquement les affaires, tant que le vent soufflera dans les voiles de cette opinion.
Il a montré si peu d'impartialité, que vous vous rappelez ce fait grave, ce fait inouï dans les fastes ministériels, d'une violence matérielle faite à un fonctionnaire public pour l'empêcher d'exercer son droit, son devoir d'électeur, et cela par le simple soupçon qu'il pouvait voter en faveur d'un ancien collègue.
Pour se défendre contre cet acte qui, je le répète, n'a pas de précédent dans les fastes ministériels, on a osé dire qu'en agissant ainsi on n'avait fait qu'appliquer nos doctrines, que suivre nos précédents. Eh bien, je ne suis pas fâché d'avoir l'occasion de faire connaître à la chambre quelles sont nos doctrines sur ce point, quels ont été nos précédents. En 1833, après la dissolution de la chambre, il me fut opposé dans ma ville natale un candidat très honorable député sortant et alors bourgmestre. De deux députés, cette année, il n'en fallait qu'un. J'étais alors ministre de la justice. Certes si j'avais professé les principes de M. le ministre de l'intérieur, c'était le cas ou jamais de les mettre en pratique.
Eh bien, messieurs, voici ce qui s'est passé. Des renseignements étant parvenus au ministère, paraissant indiquer que plusieurs fonctionnaires, et parmi eux un fonctionnaire influent, cherchaient à recruter des voix pour le candidat de l'opposition, voici la lettre écrite, à ma demande, par M. le ministre des finances, à ce fonctionnaire. Je dois rappeler que M. le ministre de l'intérieur écrivit aussi plusieurs lettres qui consacraient les mêmes principes.
Je n'ai pu me procurer que celle-ci :
« MINISTÈRE DES FINANCES.
« CABINET.
« Bruxelles, le 6 mai 1833.
« Monsieur,
« Des rapports qui m'ont été faits tendent à me faire croire que vous cherchez à exercer, au moyen des relations dues à vos fonctions, une influence contraire à l'élection de M. le ministre de la justice par le district de Huy.
« Il n'entre pas dans mes principes de faire la moindre violence à l'opinion individuelle de mes subordonnés. Vous êtes donc parfaitement libre, en votre qualité d'électeur, de voter pour l'homme que vous jugez le plus digne, et je n'ai pas à m'enquérir de votre conduite sous ce rapport. Mais je ne pourrais souffrir qu'un fonctionnaire usât de l'influence que lui donne son emploi pour combattre la candidature d’un de mes collègues. Ce serait là un renversement de la hiérarchie administrative que je ne consentirai jamais à tolérer.
« J'attends de vous, monsieur, une explication franche sur les faits qu'on me signale, et comme je vous crois homme d'honneur, je suis disposé à m'en rapporter à ce que vous me direz sur ce point.
« Le ministre des finances, par, intérim,
« AUG. DUVIVIER,
« A M. ***, à Huy. »
La réponse fut convenable et franche. Le fonctionnaire dont il s'agit avait compris ses devoirs absolument comme le ministre des finances les exposait. Sans laisser entrevoir pour qui il voterait, il protesta de sa neutralité, et il était sincère et loyal ; les renseignements qu'on nous avait donnés étaient inexacts.
Voilà, messieurs, comment nous entendons les droits et la dignité des fonctionnaires publics en matière électorale ; c'est-à-dire qu'à nos yeux ils ne relèvent, en leur qualité d'électeurs, que de leur conscience. (Mouvement d'approbation presque général.) .
Messieurs, il y aurait quelque chose de puéril à ne pas parler dans cette chambre d'un sujet, qui, au dehors de son enceinte, occupe tous les esprits. Il semble qu'on soit mauvais citoyen, qu'on soit un artisan de discorde quand on prononce ici les mots de catholicisme et de libéralisme. Vouloir interdire ces dénominations, c'est absolument comme si l'on voulait défendre aux Anglais, sous peine de se montrer mauvais citoyens, de prononcer les noms de whigs et de tories. Il faut avoir le courage de parler de ce qui est ; non pas pour aigrir mais pour calmer, si c'est possible, et c'est dans cette pensée, uniquement dans cette pensée, que je ne terminerai pas sans soumettre encore sur ce sujet délicat quelques réflexions à la chambre.
Messieurs, en 1833, à l'occasion du budget de l'instruction publique, une discussion politique très vive s'éleva dans cette enceinte, et l’on eut alors l'occasion de traiter de l'existence des deux grands partis. Voici comment un homme que la majorité de cette chambre a longtemps appuyé de ses votes et qui est mort dans les rangs des amis du ministère actuel. voici comment cet ancien collègue définissait ce qu'il faut entendre par libéralisme :
« Il faut, disait l'honorable M. Ernst, que j'entre ici dans quelques explications. La chose est délicate ; n'importe, suivant ma coutume, je dirai toute ma pensée. Il y en a qui croient ou qui affectent de croire que les libéraux en veulent à la religion ; rien n'est plus faux. Il n'y a aucune opposition entre la religion et le libéralisme : les libéraux, catholiques ou non, sont ceux qui veulent sincèrement toutes les libertés constitutionnelles pour tous les citoyens.
« Le libéralisme n’est point une profession religieuse ; loin d'être offensif aux croyances, aux cultes, à leurs ministres, sa mission est de les défendre et de les protéger, s'il était porte la moindre atteinte à leur liberté ; il veut que la religion soit honorée, que ses ministres soient respectés ; mais en même temps il s'oppose à l'intervention de la religion dans les affaires de l'Etat ; il repousse ceux qui sous un masque religieux cachent des vues intéressées ou ambitieuses. »
Voilà, messieurs, comment un honorable collègue définissait le libéralisme ; ce libéralisme, je n'ai pas besoin de le dire,. notre conduite politique en a toujours fait foi ; ce libéralisme est le mien ; ce libéralisme est celui de mes amis politiques, et quand on a dit que la prééminence pourrait être réservée un jour à ce libéralisme, on a pu émettre cette prétention sans blesser aucune opinion respectable ; car ce libéralisme a la prétention légitime de comprendre dans ses larges formules toutes les justes exigences politiques du catholicisme, de ne repousser que celles qui seraient inconciliables avec l'indépendance du pouvoir temporel et l'application franche et loyale de la constitution.
Eh bien, qu'y a-t-il donc d'hostile dans le libéralisme ainsi défini, ainsi pratiqué ? Qu'a-t il d'agressif contre une opinion respectable ? La prééminence pour son opinion, pour ses doctrines… ; la confiance qu'on peut avoir dans l'avenir de cette prééminence, mais c'est la foi à ce que l'on croit être la vérité. Il n'y a dans cette énonciation rien qui puisse blesser une opinion quelconque.
Comparez cette définition, messieurs, à cette déclaration d'intolérance politique que nous pourrions, à votre exemple, mais que nous ne voulons pas signaler comme le symbole d'une opinion tout entière : Il faut vaincre les libéraux en masse. Qui n'est pas pour nous est contre nous.
En France, l'opinion royaliste se déclara aussi pendant quelque temps hostile à l'opinion libérale : l'opinion libérale s'étant fait comprendre, s'étant surtout modérée, a attiré à elle ceux qui naguère se présentaient comme les représentants exclusifs de l'opinion royaliste. Les Royer-Collard, les Chateaubriand n'ont pas cru abdiquer, apostasier, en passant de l'opinion royaliste, devenue imprudente et exclusive, à l'opinion libérale, devenue sage et tolérante. Il n'y a pas eu là victoire, messieurs, mais transformation. Eh bien, les catholiques qui comprendraient assez les intérêts de leur croyance pour arrêter le clergé dans ses prétentions en matière d'enseignement, pour l'arrêter dans la voie où il s'est malheureusement engagé aux dernières élections, pour le renfermer toujours dans les bornes de la modération, ces catholiques seraient à nos yeux de vrais, d'excellents libéraux. Ce serait pour nous, non des vaincus, mais des auxiliaires utiles, mais de véritables amis politiques.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Briey) (Pour un fait personnel.) - Messieurs, je n'ai pas demandé la parole pour répondre aux attaques qui ont été de nouveau dirigées contre le sénat par d'honorables préopinants. Le il de l'année dernière y a répondu à satiété, et je ne puis qu'y renvoyer les honorables membres.
Mais on a deux fois fait allusion aux paroles prononcées par moi dans une autre enceinte. On m'a accusé d'avoir dit, au moins d'avoir fait comprendre, que la volonté royale se refuserait à la dissolution. Je demanderai à la chambre la permission de lui lire les paroles que j'ai prononcées, telles qu'elles se trouvent au Moniteur. Ces paroles répondront pour moi, et elles donneront en même temps la mesure de la loyauté avec laquelle nous sommes attaqués.
M. Rogier. - Nous avons été plus loyaux que vous dans nos attaques.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Briey) - Dans la séance du sénat du 13 mars dernier, M. le ministre des travaux publics avait dit :
« Il est de fait qu'un honorable membre a soulevé la question de dissolution dans la séance d'hier. Il a même ajouté que si le ministère voulait la dissolution, un pouvoir supérieur s'y opposerait. »
J'ai demandé la parole pour un fait personnel, et je me hâtai de dire :
M. le comte de Briey. – « Je n'ai pas dit qu'un pouvoir auguste s'opposerait probablement à la dissolution des chambres. j'ai dit seulement, et mes paroles sont insérées au Moniteur, qu'en admettant même que cette dissolution fût consentie dans une région plus élevée, elle n'aurait pour résultat que d'agiter le pays. »
Voici à présent les paroles auxquelles je me référais :
« Leur jugement est assez droit pour reconnaître que leur maintien ne peut avoir quelque chance de pénible durée qu'en transportant le combat sur le terrain électoral, qu'en recourant à la mesure extrême de la dissolution du parlement, moyen désespéré, qui même en admettant, ce que je suis loin d'accorder, qu'une volonté auguste et plus éclairée y consentît, aurait pour résultat de mettre le feu dans le pays, et de les entraîner peut-être, à leur insu, mais certainement malgré eux, vers ces opinions extrêmes que leur vie politique a été consacrée à combattre. »
M. le président. - La parole est à M. de Theux.
M. de Theux. - Si la chambre désire clore la discussion générale, je renoncerai volontiers à la parole.
- La clôture de la discussion générale est demandée ; elle est mise aux voix et prononcée.
Plusieurs voix. - A lundi ! à lundi !
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Mais y aura-t-il séance lundi ? Pour ma part, je désire, qu'il y ait séance.
M. le président. - Je propose à la chambre de ne se réunir lundi qu'a deux heures.
- Cette proposition est adoptée.
Des membres. - Mais on ne sera pas en nombre, lundi.
M. Meeus. - Je propose à la chambre de fixer la prochaine séance à mardi.
Des membres - L'appel nominal !
M. le président. - Il va être procédé à l'appel nominal ; ceux qui veulent fixer la prochaine séance à lundi répondront oui ; ceux qui voudront la fixer à mardi, répondront non.
- L'appel nominal constate que la chambre n'est plus en nombre.
M. le président. - La chambre n'étant plus en nombre, la première décision est maintenue. Ainsi, lundi séance publique à, deux heures, pour la continuation de la discussion du budget de l'intérieur.
- La séance est levée à 4 1/2 heures.