(Moniteur belge n°135, du 15 mai 1834)
(Présidence de M. Dubus.)
La séance est ouverte à midi et demi.
M. de Renesse fait l’appel nominal.
M. H. Dellafaille donne lecture du procès-verbal de la séance précédente. Le procès-verbal est adopté.
M. de Renesse fait connaître les pétitions suivantes adressées à la chambre.
« Le sieur J. Dumortier réclame le paiement de la livrance des grès pour la route de deuxième classe de la province de la Flandre occidentale pendant l’exercice de 1832. »
- Renvoyée à la commission des pétitions.
« L’administration communale et les notables de la commune de Stabroeck réclament le paiement de l’indemnité qui leur revient du chef des inondations des polders. »
M. Legrelle. - Je prierai la commission des pétitions de faire promptement un rapport sur cette pièce. La position fâcheuse des propriétaires des polders inondés s’aggrave chaque jour.
« Le sieur Coume, docteur en médecine, chirurgien, demande que dans la nouvelle loi sur la garde civique il soit introduit une disposition qui exempte du service les docteurs en médecine et chirurgie. »
« Plusieurs habitants de la Boverie, Froidmont et Vennes, communes de Liége, demandent que la chambre veuille s’occuper le plus tôt possible de la proposition faite par MM. de Behr, Fleussu, de Laminne et Ernst, qui tendrait à leur accorder une somme de 80,000 francs pour travaux indispensables à faire contre les empiètements de la rivière de l’Ourthe à l’endroit appelé Fourchu-Fossé. »
- Ces diverses pétitions sont renvoyées à la commission des pétitions.
« L’administration communale de Pâturages demande que cette commune soit maintenue comme chef-lieu de canton judiciaire. »
- Renvoi à la commission chargée de l’examen du projet de loi sur l’organisation des justices de paix.
« Un grand nombre de fabricants cotonniers demandent que le gouvernement vienne au secours de l’industrie cotonnière. »
M. H. Dellafaille - Je demande que la commission d’industrie soit invitée à faire son rapport sur la nouvelle pétition adressée à la chambre et qui est relative à l’industrie cotonnière. L’objet de cette pièce est important.
M. Helias d’Huddeghem. - J’appuie la proposition de M. Dellafaille. La commission d’industrie n’a pas encore fait de rapport sur les pétitions adressées de Gand à la chambre.
M. Dumortier. - Messieurs, il est bien vrai que la commission d’industrie n’a pas encore fait son rapport sur la pétition de Gand relative à l’industrie cotonnière ; à cet égard, je pourrai facilement expliquer la position de la commission d’industrie. Quand la pétition des fabricants de Gand est arrivée, on paraissait désirer que la commission d’industrie se rendît en corps dans la ville de Gand pour y être témoin du malaise des ouvriers ; mais nous avons acquis moralement la certitude que la pétition n’était que le résultat d’une intrigue, d’une manœuvre orangiste : nous avions alors en main tous les faits qui le démontraient de la manière la plus convaincante.
D’après ces faits, les ouvriers de Gand, loin d’être dans le malaise, jouissaient de plus de bien-être qu’ils n’en avaient joui à aucune époque de gouvernement précédent. La pétition consistait en plusieurs feuilles de papier collées les unes aux autres, et sur lesquelles chaque manufacturier avait engagé ses ouvriers à faire des croix ; c’était aussi une série de croix depuis le commencement jusqu’à la fin.
On prit des renseignements près du mont-de-piété, et les objets qui y avaient été déposés étaient en plus petit nombre qu’ils n’avaient jamais été dans les années précédentes ; ainsi il n’y avait pas détresse. La situation des ouvriers était meilleure que sous l’ancien gouvernement, abstraction faite de l’infâme droit de mouture, dont ils étaient débarrassés. La commission avait conçu le projet de se transporter dans la ville de Gand pour démontrer que les fabricants qui se plaignaient faisaient travailler et beaucoup travailler.
Leurs ouvriers restaient dans les ateliers jusqu’à neuf heures du soir. Ayant demandé à plusieurs industriels pourquoi on ne les faisait pas travailler plus tard, on m’a répondu qu’on ne pouvait les forcer à travailler plus tard ; qu’ils étaient bien aises d’avoir quelques instants de loisir.
Une députation des fabricants de Gand est arrivée à Bruxelles ; elle s’est abouchée avec le gouvernement…
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Et avec la commission d’industrie.
M. Dumortier. - Le gouvernement, dans des intentions très pures, s’est entendu avec elle. On l’a engagée à se rendre dans le sein de la commission d’industrie ; elle ne s’est pas présentée. La commission d’industrie voulait interroger tous les fabricants de Gand et surtout les fabricants patriotes, et il y en a en grand nombre à Gand. Les réponses de ceux-ci ne ressemblaient en rien aux réponses des autres.
Le gouvernement s’est abouché avec les députés des fabricants de Gand, et, dans des intentions excellentes, il a fait cesser toute plainte en accordant de fortes sommes aux industriels.
Maintenant, que voulez-vous que la commission d’industrie vous dise ? Les faits sont changés, elle ne pourrait pas vous dire ce que vous auriez entendu à cette époque. Ceci suffit pour éclairer la chambre et le pays sur l’état de la question. Quand nous avons eu connaissance, à la commission d’industrie, de l’accord fait avec le gouvernement, plusieurs membres ont pensé qu’il y aurait mauvais grâce à appeler l’animadversion du peuple contre des personnes qui paraissaient se rapprocher franchement du gouvernement. Si vous voulez un rapport, on vous en présentera un ; mais quels faits contiendra-t-il depuis que le gouvernement, dans des vues très sages, a transigé avec les fabricants ?
M. A. Rodenbach. - Je ferai observer à l’honorable M. Dumortier que dans ce moment l’industrie cotonnière n’est pas dans une situation très favorable. Il est des parties de la Flandre où les ouvriers ne gagnent pas au-delà de 50 à 55 centimes par jour, ce qui ne peut leur procurer des moyens suffisants d’existence.
M. Dumortier a parlé de fabricants patriotes. J’en connais beaucoup. Ceux qui ont envoyé la pétition qui a soulevé la discussion incidente qui nous occupe sont de ce nombre. Ils ne demandent pas d’argent. Ce qu’ils sollicitent, c’est un changement de tarif. Les 2/3 des cotons consommés dans le pays nous viennent de l’étranger. L’industrie cotonnière belge n’entre donc que pour un tiers dans la consommation. Il me semble dont qu’il y a lieu d’envoyer cette pétition nouvelle à la commission d’industrie. Cette commission pourra en même temps nous présenter son rapport sur la première pétition qui, je le reconnais, avait un but politique. J’appuie sous ce rapport tout ce qu’a dit à cet égard l’honorable M. Dumortier. Mais il faut écouter les réclamations de ceux qui demandent une protection véritable. Le tarif actuel est scandaleux. J’insiste fortement sur le renvoi à la commission d’industrie, et je désire qu’elle s’occupe promptement de l’industrie cotonnière.
M. H. Dellafaille - Je ferai observer qu’il ne s’agit plus ici de la pétition du mois de décembre. Il a pu exister à l’égard de celle-ci des manœuvres orangistes. Mais ici les industriels rendent compte d’un véritable état de malaise, malaise que l’on ne peut nier. La politique n’entre pour rien dans leur réclamation. Je ne conçois guère la distinction qu’a établie un honorable préopinant entre les fabricants patriotes et les fabricants orangistes. Je ne connais en industrie de couleur que la couleur que l’on donne aux produits fabriqués. (On rit.) Tout ce que demande la pétition nouvelle, c’est que l’on améliore le système actuel de douanes. C’est ce qui me porte à appuyer le renvoi à la section centrale, sous la condition de nous offrir un rapport détaillé.
M. Jullien. - Je n’ai que peu de chose à ajouter à ce qu’ont dit les préopinants. Je ne connais en industrie ni patriotes ni orangistes. Ils ont tous droit à notre protection. M. Dumortier s’est étendu fort longuement sur la première pétition du mois de décembre. Il a parlé sur un objet qui n’était pas en discussion. Ce dont il s’agit maintenant c’est de savoir si on renverra la pétition actuelle à la commission d’industrie et si on lui demandera un prompt rapport. Cette pétition, messieurs, a été soumise à presque tous les députés des deux Flandres. Pour ma part, j’en ai pris connaissance. Je puis attester qu’elle est conçue dans des termes convenables. Elle n’arbore pas de couleur politique, elle se borne à exposer la situation fâcheuse de l’industrie cotonnière. Elle réclame la même protection que les lois françaises accordent à cette industrie, et pour parvenir à ce but, elle soumet des vues très sages.
Je ne prolongerai pas la discussion actuelle. Je me réserve de prendre part à celle que cette pétition pourrait soulever. Je me range donc aux conclusions proposées par MM. Dellafaille et Rodenbach, et je demande comme eux le renvoi de la pétition des industriels à la commission d’industrie, avec invitation de présenter promptement son rapport sur cet objet.
M. Helias d’Huddeghem. - Je demande que la commission d’industrie nous présente un rapport sur la présente pétition. Je ne désirerais pas qu’il y fût question de celle du mois de décembre. Je sais bien que quelques industriels se sont rendus à Bruxelles et ont conclu au nom des fabricants de Gand une espèce d’arrangement, dans lequel la commission d’industrie est intervenue. Il est à ma connaissance que presque tous les fabricants ont désavoué plus tard leur concours. Il serait nécessaire que la commission d’industrie nous fît connaître ce qui est arrivé.
M. Dumortier. - Je crois que les honorables collègues qui me reprochent d’avoir parlé de la pétition du mois de décembre, auraient dû prêter leur attention au commencement de la discussion. Je l’ai placée sur le terrain où l’on a appelé la commission d’industrie. On lui a reproché de ne pas avoir adressé de rapport jusqu’à ce jour sur la première réclamation des fabricants de Gand. Si donc l’on m’avait écouté, on se serait évité la peine de nous faire un reproche inutile. Quant à ce qu’a dit M. Helias d’Huddeghem sur l’intervention de la commission d’industrie dans les arrangements obtenus par les fabricants de Gand, elle n’a passé aucun contrat avec eux. Le fait est complètement erroné ; car elle n’a pas même été consultée. L’honorable M. Zoude pourra, en sa qualité de vice-président de la commission, vous l’assurer lui-même.
M. Zoude. - Je puis le certifier, les seuls rapports que nous ayons eus avec le chef de la députation gantoise furent relatifs au commerce de Batavia sur lequel nous désirions obtenir des renseignements. On nous promit de nous montrer une lettre originale qui devait nous les fournir. Cette lettre ne nous est jamais parvenue. Nous ne sommes donc intervenus en rien dans l’arrangement pris par le gouvernement. Du reste, si nous vous montrions tous les détails que nous connaissons sur cette affaire, nous pourrions vous signaler des choses qui seraient peu agréables au commerce de Gand.
M. de Muelenaere. - Je ne ferai pas un reproche à la commission de n’avoir pas soumis à la chambre un rapport sur la première pétition des fabricants de Gand. En cela, elle a agi avec prudence et sagesse. Mais la discussion actuelle roule sur la décision à prendre à l’égard d’une pétition nouvelle déposée sur le bureau. Elle ne soulève qu’une question de tarif. Je pense que rien ne s’oppose au renvoi de cette nouvelle pièce à la commission d’industrie.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Messieurs, la députation du commerce de Gand avait réclamé du gouvernement diverses espèces de protections. Elle demandait la faculté d’obtenir des débouchés à l’extérieur et à l’intérieur en faveur de l’industrie cotonnière.
Pour les débouchés à l’extérieur, cette députation sollicitait du gouvernement sa participation pécuniaire à la formation d’une société chargée de trouver à l’étranger un écoulement pour les produits gantois.
Quant aux débouchés à l’intérieur, elle demandait une plus grande facilité en proposant l’élévation du tarif et en frappant ainsi les cotons étrangers à leur entrée dans le royaume. En un mot, elle voulait que le système de douanes fût plus sévère.
Le gouvernement a accueilli la première demande en contribuant à la formation d’une société commerciale. Mais ce premier moyen n’a pas paru suffisant. Une partie de l’industrie cotonnière qui n’a pas pris part à cette association réclame une protection plus efficace. Elle demande que le tarif de douanes soit renforcé, contienne des dispositions plus rigoureuses contre l’introduction des produits étrangers. C’est un second point que la commission d’industrie aura à examiner. Elle devra également revenir sur ce point, c’est-à-dire sur les débouchés à ouvrir au commerce belge à l’étranger.
La commission, disent ses organes, n’est pas intervenue dans les arrangements pris par le gouvernement, Il est certain qu’elle n’y pouvait intervenir directement. Mais un fait positif, c’est que les fabricants de Gand se sont mis en rapport, sinon officiel avec elle, du moins officieux avec chacun de ses membres, pour aviser aux moyens de faire face aux besoins de l’industrie. Je devais ces explications à la chambre, et je suis prêt à défendre, lorsque le moment sera venu de le faire, les arrangements pris par le gouvernement dans cette circonstance.
- Le renvoi à la commission d’industrie est mis aux voix et adopté.
La commission d’industrie soumettra à la chambre un rapport sur cette pétition, le plus tôt qu’il lui sera possible.
M. le président. - J’ai oublié hier d’informer la chambre que M. Raikem demandait un congé de quelques jours. Je répare cet oubli. (Accordé ! accordé !)
M. le président. - M. de Theux a déposé sur le bureau un amendement qui formerait un nouvel article à intercaler entre les articles 88 et 89.
En voici la teneur :
« Toute délibération, prise hors de la réunion légale du conseil, est nulle de droit.
« Le gouverneur déclare par un arrêté la réunion illégale, prononce la nullité des actes, prend toutes les mesures nécessaires pour que l’assemblée se sépare immédiatement, et transmet son arrêté au procureur-général du ressort pour l’exécution des lois et l’application, s’il y a lieu, des peines déterminées par l’article 258 du code pénal. En cas de condamnation, les membres condamnés sont exclus du conseil et inéligibles aux conseils provinciaux pendant les quatre années qui suivront la condamnation.
« de Theux. »
M. de Theux, rapporteur. - Je me suis aperçu qu’il y avait dans le projet une lacune qu’il importait de remplir. Il est incontestable que les conseils provinciaux n’ont pas le droit de s’assembler en dehors des cas prévus par la loi. Ils ne peuvent prolonger leur session au-delà du terme qu’elle a fixé. Quoique nous puissions faire assez de fonds sur le patriotisme des assemblées provinciales, pour croire qu’un pareil cas ne se présentera pas, il est prudent que le législateur prévoie les événements qui pourraient arriver dans des temps orageux.
J’ai été conduit à vous soumettre cette disposition en parcourant la loi du 22 juillet 1833 portée en France sur l’organisation départementale, où ce cas se trouve également prévu. J’ai adopté la rédaction de l’article 17 de cette loi, je n’ai fait que changer les termes locaux qui ne pouvaient nous convenir. Je crois que l’on ne contestera pas que les délibérations des conseils hors du temps légal de leur réunion ne soient nulles de plein droit.
On ne peut non plus contester qu’une contravention aussi grave ne doive être punie. C’est pour éviter tout doute à cet égard, qu’il convient d’y appliquer expressément les dispositions de l’article 258 du code pénal. J’ai changé le terme de l’inéligibilité qui dans la loi française est de 3 années, et que j’ai porté à 4 années, durée du mandat des députés aux conseils provinciaux.
Je pense que l’adoption de cette proposition ne saurait souffrir de difficulté.
- L’amendement de M. de Theux est appuyé.
M. Pollénus. - La proposition de M. de Theux porte sur un cas dont la prévision a échappé à la section centrale. Il serait dangereux de voter séance tenante un amendement qui peut soulever de nouvelles questions. J’en demande le renvoi à la section centrale.
M. Jullien. - Quoique l’amendement de l’honorable de M. de Theux paraisse au premier abord de nature à obtenir l’assentiment de la chambre, quoique renfermant des dispositions prévues par le code pénal, j’appuierai la proposition de M. Pollénus, parce qu’il est important de les coordonner avec le système qui nous régit.
M. de Theux, rapporteur. - Je n’ai aucun motif pour m’opposer au renvoi de ma proposition à la section centrale. Je crois cependant que ne devant pas soulever de sérieuses objections, puisque c’est la copie textuelle d’une disposition de la loi française, elle pourrait être votée immédiatement. Le second vote, après tout, resterait, si dans l’intervalle la chambre croyait devoir revenir sur la première adoption. Du reste, je le répète, je n’attache aucune importance à ce que le renvoi à la section centrale soit ordonné.
- Le renvoi de la proposition de M. de Theux à la section centrale est mis aux voix et adopté.
M. le président. - La discussion est ouverte sur l’article 89 du projet du gouvernement ; il est conçu en ces termes :
« Aucun conseil provincial ne pourra se mettre en correspondance avec le conseil d’une autre province que par l’entremise du gouverneur.
« Aucun conseil provincial ne pourra faire des proclamations ou adresses aux habitants sans l’assentiment du gouverneur. »
La section centrale propose l’article suivant :
« Art. 81. Aucun conseil provincial ne pourra se mettre en correspondance avec le conseil d’une autre province que par l’entremise du gouverneur.
« Aucun conseil provincial ne pourra faire des proclamations ou adresses aux habitants sans l’assentiment du gouverneur. »
M. Doignon. - La légalité de cet article a été sérieusement contestée dans la section centrale. La correspondance des conseils provinciaux a ordinairement lieu pour les besoins du service. Ce n’est pas le gouverneur qui administre, mais le conseil lui-même. Je demande formellement la suppression de cet article. Il me paraît dicté par un esprit de défiance que je ne saurais guère expliquer.
M. de Theux, rapporteur. - Ce n’est pas un esprit de défiance qui a dicté cette disposition, mais bien plutôt un esprit d’ordre public. Certes, les conseils provinciaux doivent accomplir librement leur mission ; mais il n’entre pas dans l’esprit de la constitution que ces assemblées puissent jamais se coaliser. C’est ce que l’article 89 tend à prévenir. Les conseils auront toute garantie de l’exécution de leurs ordres, puisqu’ils pourront correspondre par l’entremise des gouverneurs. Je crois que l’on peut maintenir le premier paragraphe de l’article 89.
M. Dumortier. - Ce qu’il y a de remarquable, c’est que lorsque l’on demande une mesure qui tend à élargir les attributions du pouvoir, on nous dit que nous avons la garantie qu’il n’en abusera pas. Que s’il s’agit d’une institution populaire, on ne saurait assez prendre de précaution pour qu’elle ne devienne une arme dangereuse. Il faut que le peuple belge soit tenu, garrotté de toutes parts. Voilà pourtant où tendent tous les raisonnements que l’on emploie dans toutes les lois qui vous sont présentées.
Pour ce qui concerne le paragraphe premier, je dois vous dire que la plupart des sections en avaient décidé la suppression. On m’assure que dans la section il a été admis. Soit, mais il est la preuve d’une défiance excessive envers les conseils provinciaux.
Que craignez-vous ? Vous redoutez qu’il ne s’établisse un lien entre les différentes assemblées provinciales par voie de correspondance ; qu’il ne s’établisse ainsi une association fédérale. Si elles en viennent là, votre article ne les arrêtera pas. Elles correspondront entre elles quand bon leur semblera. Du moment que le gouvernement central sera devenu tellement mauvais qu’elles sentiront le besoin de se fédéraliser, elles le feront sans que vous puissiez les en empêcher.
Toute la question est là : les conseils provinciaux devront-ils passer par les mains du gouvernement, lorsqu’ils voudront correspondre entre eux ? Mais établir un semblable système, c’est consacrer dans la loi un véritable non-sens.
En effet, un conseil provincial voudra-t-il obtenir auprès d’un autre conseil des renseignements sur des objets au sujet desquels il sera en désaccord complet avec le gouverneur (et notez bien que ce cas se présentera souvent), le gouverneur temporisera ; il mettra la correspondance dans la boîte aux oublies, comme on dit (hilarité), et la session se sera écoulée, sans que les renseignements demandés soient parvenus à leur destination.
Que deux provinces soient d’accord sur la construction d’une route par exemple, dont le plan déplaise au gouvernement, mais que les conseils croiront devoir adopter dans l’intérêt de leurs administrés. Faudra-t-il que le gouverneur, qui représente le pouvoir exécutif, soit chargé d’une correspondance qu’il a intérêt à entraver ?
Mais c’est mettre les conseils entièrement à la merci des agents du pouvoir. La nation belge n’a pas mérité une pareille marque de défiance, et c’est parce que je la trouve injurieuse, parce qu’elle n’empêchera pas que les provinces se fédéralisent quand la nécessité s’en présentera, que je voterai contre l’article 88.
M. de Brouckere. - Messieurs, je ne suis pas frappé du danger de laisser correspondre entre eux les conseils provinciaux, et je n’admets pas la nécessité de mettre dans la loi une disposition qui empêche ces espèces de correspondance.
D’après la marche régulière des choses, c’est le gouverneur qui est chargé d’exécuter les décisions des conseils provinciaux. C’est ce qui résulte d’une disposition sur laquelle nous délibérerons plus tard :
« Art. 126. Ce gouverneur est seul chargé de des délibérations prises par le conseil ou la députation.
« Les actions de la province en demandant ou en défendant sont exercées au nom de la députation, poursuite et diligence du gouverneur. »
Je ne sais dans quel cas les conseils provinciaux pourraient trouver plus à propos de correspondre entre eux sans l’entremise des gouverneurs ; et cela fût-il, je n’y verrais pas de danger pour l’ordre public. Mais je suppose qu’il fût nécessaire d’interdire cette espèce de correspondance que je regarde tout an moins comme irrégulière ; si vous voulez l’interdire, il faut donner une sanction à la défense que vous portez ; or, c’est ce que n’a pas fait la section centrale.
Le gouvernement, conséquent au moins avec lui-même, avait voulu que dans le cas où une correspondance de ce genre se serait établie, et où par suite la dissolution du conseil provincial aurait été prononcée, les membres qui auraient pris part à cette correspondance fussent poursuivis devant les tribunaux et suspendus du droit d’éligibilité au conseil provincial pendant 4 ans au moins, et 8 ans au plus. La section centrale supprime cet article. Quelle sanction propose-t-elle pour le remplacer ? Aucune. Dès lors, elle rend inutile l’article 81 et la défense qu’il contient.
L’on pensera, peut-être, qu’il faut laisser dans la loi la sanction générale proposée par le gouvernement ; mais je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de membres de cette chambre qui veuillent pousser la rigueur à ce point de punir des membres des conseils provinciaux de la suspension d’un droit d’éligibilité pendant 4 ans au plus et 8 ans au moins ; peine qui a quelque chose de flétrissant, puisqu’elle prive d’une partie des droits civiques. Et qui veut-on punir ainsi ? Des membres d’un conseil provincial qui ont jugé à propos de correspondre avec un conseil voisin. Voilà les hommes que l’on veut traiter avec une sévérité aussi révoltante. Au reste, la sanction pénale n’est proposée que dans le cas de dissolution ; et la chambre n’a pas encore donné au gouvernement le pouvoir de dissoudre les conseils provinciaux.
Une discussion s’élèvera sans doute à cette séance même sur cette question ; nous verrons ce que la chambre décidera : quant à moi je le déclare d’avance, jamais je ne donnerai ce pouvoir au gouvernement. Or l’article 89 tombe avec l’article 90, lequel propose une mesure d’une sévérité que j’ai qualifiée de révoltante, parce que je crois que c’est l’épithète qu’il convient de lui donner.
M. de Theux, rapporteur. - L’honorable préopinant a dit que l’article 89 de la section centrale, qui interdit aux conseils provinciaux toute correspondance entre eux autrement que par l’entremise du gouverneur, tombait par suite de la suppression qu’elle propose de l’article 90 autorisant, dans le cas de cette correspondance la dissolution du conseil. Mais, messieurs, l’absence d’une sanction pénale n’est pas un motif pour rejeter une disposition utile en elle-même. Nous avons dans nos lois, et particulièrement dans les lois d’ordre public sans sanction une foule de dispositions. L’existence de la loi est un frein pour un individu ; elle en est un surtout pour un corps constitué qui s’est engagé par serment à observer la loi de son organisation. C’est là qu’est la sanction réelle de la loi.
Au surplus, je pense que s’il est peut-être inutile d’introduire une sanction pénale dans la loi pour le cas prévu par le premier paragraphe de l’article 89, cette sanction est indispensable pour le cas où le conseil se permettrait de faire des adresses ou des proclamations sans l’assentiment du gouverneur. Car ces faits seraient d’une haute gravité, et constitueraient une atteinte réelle à l’ordre public. Mais je crois que, sans rien préjuger, on peut adopter l’article 89 ; il a pour but d’empêcher des coalitions entre les conseils, lesquels pourraient être dangereuses.
Quant à la dissolution du conseil, la section centrale a été unanime pour la repousser. Je l’ai donc repoussée moi-même ; je pense néanmoins que ce droit est utile pour le cas d’une contravention flagrante à l’une des dispositions principales de la loi, comme la réunion illégale du conseil, une proclamation qu’il publierait, ou tout autre cas de la même gravité. Au reste, je ne veux pas anticiper sur la discussion. Je me réserve de développer mon opinion.
M. Jullien. - Il y a dans la première disposition de l’article 81 de la section centrale une véritable tradition des lois de l’empire. Je ne dirai pas, comme notre honorable collègue M. C. Vilain XIIII, qu’elle a une odeur de bête fauve. (On rit.) Mais je dirai qu’elle a une odeur de loi des suspects, et qu’elle est injurieuse pour le conseil provincial.
En effet, d’après la loi, le conseil a la faculté de s’entendre avec celui d’une autre province pour des travaux d’un intérêt commun. On veut qu’une correspondance de cette nature ne puisse avoir lieu que par l’intermédiaire du gouverneur. Evidemment cette disposition n’est proposée que dans un esprit de défiance et de défiance injurieuse pour le conseil provincial. Que fait là votre gouverneur, s’il n’est pas l’espion de la correspondance des deux provinces ? Vous craignez les coalitions ; mais l’honorable M. Dumortier vous l’a dit tout à l’heure, vous n’empêcherez pas qu’elles n’aient lieu le jour où l’intérêt des provinces l’exigera. Il y a cent moyens de correspondre pour les conseils provinciaux sans l’intermédiaire du gouverneur. Si vous voulez donner une sanction pénale à la défense que vous portez, vous tombez dans une peine exorbitante. C’est donc le cas de s’abstenir.
Je ne parle pas du droit de dissolution ; nous n’en sommes par là ; quand nous y arriverons, je m’expliquerai à cet égard.
Je voterai contre la partie de l’article qui défend aux conseils provinciaux de correspondre entre eux. Quant au deuxième paragraphe qui interdit aux conseils provinciaux de faire des adresses ou des proclamations sans l’assentiment du gouverneur, je ne suis pas aussi touché de ses inconvénients ; il est possible que je vote pour son adoption.
M. Trentesaux. - Je désirerais être éclairé sur le sens des mots par l’intermédiaire du gouverneur. Le gouverneur sera-t-il un instrument passif de transmission de la correspondance ? Sera-ce pour lui un moyen d’en prendre communication ? ou aura-t-il le droit de veto ? Le mot peut s’entendre de plusieurs manières. Je voudrais avoir à cet égard une explication de M. le ministre de l’intérieur, et de M. le rapporteur de la section centrale.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Je sais bon gré à l’honorable M. Trentesaux de son interpellation, que je me proposais de prévenir en déclarant en toute franchise que, dans mon opinion, l’article ne fait pas du gouverneur un simple instrument de transmission, mais lui laisse la faculté d’arrêter la correspondance d’un conseil provincial avec un ou plusieurs autres.
M. Trentesaux. - Maintenant j’en ai assez. (On rit.)
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - C’est, dit-on, une disposition de défiance contre le conseil provincial. Lorsqu’il s’agit,, messieurs, de se mettre en garde contre le pouvoir central, aucune défiance n’est de trop ; mais le pouvoir central prend-il la moindre mesure de précaution contre les abus des autorités locales, on dit qu’il les frappe d’une défiante injurieuse. Non, l’on ne veut pas faire injure aux membres des conseils provinciaux ; mais on veut qu’ils restent dans les limites de leurs attributions.
En France, où l’on connaît sans doute le respect qu’on doit aux diverses catégories de pouvoirs, on n’a pas hésité à insérer dans la loi départementale des dispositions explicites pour interdire aux conseils généraux des départements non pas seulement toute correspondance avec d’autres conseils généraux, mais même toute correspondance avec les conseils d’arrondissement, et cela sous des peines très sévères. Nous, messieurs, nous demandons simplement que la correspondance entre les conseils provinciaux ait lieu par l’intermédiaire des gouverneurs, afin que, s’ils y trouvent quelque abus de pouvoir, ils le signalent à l’autorité supérieure, qui empêchera cette correspondance de s’établir.
On a dit que le pouvoir central arrêterait une correspondance qui serait en opposition avec ses vues. Si cette correspondance a pour but la construction de routes, de canaux, l’établissement d’institutions publiques à fonder en commun ; si enfin elle a trait aux intérêts matériel dont nous espérons que les conseils provinciaux s’occuperont par-dessus tout, le gouvernement ne sera pas assez absurde pour empêcher une telle correspondance. Mais s’il s’agit d’une correspondance politique, de coalition entre les conseils, dont le but serait de réduire le gouvernement et les chambres à zéro, le gouvernement les empêchera. Telle est, je dois le déclarer franchement, la portée que nous donnons à l’article 89.
On trouve exorbitante la peine proposée par l’article 90 ; elle consiste dans la privation du droit d’éligibilité pour celui qui a commis des abus dans l’exercice de ses fonctions ; il est en quelque sorte puni par où il a péché ; on l’empêche au moins pour quelque temps de reprendre des fonctions dont il a abusé. Je ne vois là rien de bien rigoureux.
Voilà de quelle manière nous comprenons les attributions du pouvoir provincial. Nous ne voulons pas que les conseils provinciaux s’érigent en corps politiques, en succursales de cette chambre ; nous ne voulons pas trouver en eux des parlements au petit pied, ainsi qu’on l’a annoncé par avance.
Je dis qu’il y aurait grand danger à faire, à ce prix, une loi provinciale. Si vous ne traciez pas sévèrement les limites du pouvoir provincial, il ne tarderait pas à paralyser l’action du pouvoir central. C’est une idée que je tacherai de développer avec plus d’ordre et de clarté, lorsque se présentera la question de dissolution.
M. de Theux, rapporteur. - L’honorable M. Trentesaux a demandé si le gouverneur serait l’instrument aveugle du conseil provincial, s’il serait tenu dans tous les cas de transmettre sa correspondance, ou s’il pourrait arbitrairement l’empêcher de correspondre avec un autre conseil. On peut répondre non à ces deux questions. En effet, chaque fois que le conseil restera dans le cercle de ses attributions, que sa correspondance sera licite, le gouverneur sera tenu de la transmettre et d’exécuter la disposition de l’article 126, laquelle est précise :
« Art. 126. Le gouverneur est seul chargé de l’exécution des délibérations prises par le conseil ou la députation. »
Il n’est pas permis au gouverneur, lorsque les actes du conseil n’ont rien d’illégal, d’en arrêter l’exécution ; mais le gouverneur ne sera pas non plus un instrument passif de transmission. Par exempte, si la correspondance a pour objet autre chose que l’intérêt provincial, si elle traite de matières politiques ou étrangères à la province, alors le gouverneur peut refuser de la transmettre. Dans plusieurs cas, la correspondance de corps constitués pourrait donner lieu à l’application de peines très graves. L’article 123 du code pénal porte :
« Art. 123. Tout concert de mesures contraires aux lois, pratiqué soit par la réunion d’individus ou de corps dépositaires de quelque partie de l’autorité publique, soit par députation ou correspondance entre eux, sera puni d’un emprisonnement de deux mois au moins et de six mois au plus, contre chaque coupable, qui pourra de plus être condamne à l’interdiction des droits civiques, et de tout emploi public, pendant dix ans au plus. »
Ainsi, dès longtemps les gouvernements les plus fortement constitués out cru que la correspondance des corps constitués pouvait présenter des dangers réels.
On a cependant objecté qu’on pourrait facilement éluder cette disposition de la loi et qu’il y aurait pour les conseils provinciaux bien des moyens de correspondre sans l’intermédiaire des gouverneurs. J’en conviens ; mais il faut convenir aussi qu’il sera plus difficile de correspondre par des moyens détournés que par des moyens officiels.
Je crois donc qu’on peut sans inconvénient adopter l’article 89, qui donne une garantie d’ordre au gouvernement sans attenter aucunement au libre exercice du pouvoir provincial.
M. Fallon. - Ainsi que l’a fait observer un de nos honorables collègues, le premier paragraphe de l’article en discussion renferme une défiance outrageante pour le conseil provincial. On ne peut pas supposer que la correspondance des conseils provinciaux ait autre chose en vue que les intérêts matériels et bien entendus du pays. D’un autre côté, s’ils veulent se coaliser, votre disposition est inutile ; car il leur sera toujours facile de l’éluder.
Vous sentez que les conseils provinciaux se mettront toujours en relation aussi souvent qu’ils le trouveront bon, sans l’intermédiaire du gouverneur. Il ne faut donc pas faire une injure tout à fait gratuite aux conseils provinciaux.
M. Pollénus. - Je viens aussi combattre l’article en discussion. On n’a encore rien répondu contre ce qui a été dit sur la défense faite aux conseils provinciaux de correspondre entre eux : cette disposition est une véritable disposition outrageante, car elle est exceptionnelle. Je ne connais pas de corps constitué auquel on ait dénié le droit de correspondance ; et je ne connais pas de corps constitué qui ne puisse exercer le droit de correspondance par l’intermédiaire de son président.
Vous savez que la chambre abandonne la direction des débats des conseils provinciaux à un président de leur choix. Un corps délibérant ne peut être soumis à la volonté d’un agent du gouvernement.
Un honorable préopinant a objecté, dans l’intérêt de l’article en discussion, les institutions françaises ; mais avant de nous citer l’exemple de la France, où nous n’irons pas prendre des modèles pour nos institutions, il faudrait que l’honorable préopinant montrât si la charte française contient un article semblable à l’article 108 de notre constitution, En présence de cet article 108, est-il possible de refuser aux conseils provinciaux le droit de correspondance ?
Mais, nous dit-on, les conseils provinciaux pourraient s’occuper d’objets étrangers aux intérêts de la province, et il faut que le gouverneur ait le pouvoir de prendre des mesures pour que les états provinciaux se renferment dans leurs attributions.
Messieurs, il sera bien difficile de faire rester les conseils provinciaux dans leurs attributions, si on les restreint rigoureusement aux objets d’intérêt provincial. Le droit de pétition qui leur est attribué par la constitution s’étend à d’autres objets que les objets d’intérêt provincial ; peut-on leur enlever ce droit constitutionnel ?
Il a été dans l’intention de la chambre d’accorder au conseil provincial tout ce qui est nécessaire à son action. En repoussant l’article en discussion, nous ne voulons pas que les droits provinciaux soient mis à la discrétion d’un agent du pouvoir.
La sanction que l’on veut introduire dans la loi devrait être mûrement pesée. Je pense, avec l’honorable M. Jullien, que l’on pourrait adopter une disposition qui établirait une sanction ; mais il faudrait l’établir avec prudence et laisser aux juges le soin d’examiner si les adresses ou proclamations des conseils provinciaux sont criminelles : il faudrait que la sanction fût dans le code pénal et non dans la loi sur laquelle nous délibérons.
M. Jadot. - Je ne demande la parole que pour motiver mon vote.
Je suis aussi d’avis que l’article 89 doit être supprimé tout aussi bien que les articles 90, 91 et 96, que la section centrale a retranchés.
Que les gouvernements qui veulent s’affranchir des engagements qu’ils ont pris envers les peuples, aient des inquiétudes lorsque les conseils chargés de défendre les intérêts de ces peuples sont assemblés, cela se conçoit. Mais dans un pays qui, comme le nôtre, jouit de la constitution la plus libérale ; lorsqu’il est certain que les conspirations pour le renverser ne seront jamais ourdies par la nation, l’on est bien en peine de s’expliquer la crainte que manifeste le gouvernement, de voir correspondre directement entre eux ceux qui sont les plus intéressés au maintien de l’ordre de choses actuel.
J’aime à croire que le gouvernement n’a eu aucune arrière-pensée en rédigeant cet article, et que, bien loin de penser à conspirer contre nos libertés, il est fortement décidé à les défendre avec la nation. Dans ce cas, que lui importe la correspondance directe des conseils entre eux et les adresses de ceux-ci aux habitants ?
Si au contraire le gouvernement, fatigué de la légalité, ou bien par une condescendance coupable envers un autre gouvernement, voulait réduire nos libertés, ou les faire descendre au niveau de celles d’un pays voisin qui dans ce moment en fait une nouvelle édition, considérablement diminuée sous le rapport libéral, dans ce cas tous les conseils provinciaux se montreraient à la hauteur de leur mission en signalant les empiétements du pouvoir sans ménagement et sans consulter l’agent du gouvernement.
Ne souillons donc pas notre législation par des dispositions qui sont inutiles quant à présent, et qui pourraient par la suite devenir dangereuses.
C’est un vœu que je forme dans l’intérêt du gouvernement comme dans celui du pays.
Je voterai le rejet des articles 89, 90, 91 et 96.
M. d’Huart. - Je viens aussi m’opposer à l’adoption du premier paragraphe de l’article en discussion.
Messieurs, les délibérations des conseils provinciaux sont publiques ; le gouverneur y assiste ; il demeure encore dans le sein du conseil quand les séances sont publiques ; ainsi il connaît l’objet de toutes les délibérations.
Le but de l’article est donc de donner au gouverneur la faculté d’envoyer ou de ne pas envoyer la correspondance du conseil provincial ; et pourquoi attribuer cette faculté à un agent du gouvernement ? C’est, dit-on, afin d’empêcher le conseil de s’occuper d’objets qui sortiraient de ses attributions, et de s’en occuper avec d’autres conseils.
Si tel est notre but, je demanderai encore à quoi bon l’article en discussion ? Voyez l’article 127 de la loi ; il renferme une disposition par laquelle le gouvernement a le droit de veto suspensif sur toutes les résolutions du conseil quand elles sortiraient de leurs attributions. Par suite, si un conseil provincial adressait une correspondance qui sortirait de ses attributions à un autre conseil, ce serait en vertu d’une résolution ; or, le gouverneur a le droit de veto, ainsi la disposition est superflue ou elle ne tend à rien autre chose qu’à mettre les conseils sous la tutelle des gouverneurs, et cela sans profit pour le gouvernement, car l’article 127 pourvoit à tous les cas que vous pouvez prévoir.
Par ces considérations, je vote le rejet du premier paragraphe de l’article 81. (Aux voix ! aux voix !)
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Messieurs, le plus grand tort, je pourrais dire le plus grand crime d’un mauvais gouvernement, c’est de rendre, pour longtemps, un bon gouvernement difficile, sinon impossible. Le plus grand mal peut-être que l’ancien gouvernement ait fait au pays, c’est d’avoir tellement propagé la défiance envers le pouvoir exécutif que de longtemps encore il ne sera possible de discuter de sang-froid et avec impartialité les questions qui se rattachent à ce pouvoir.
L’esprit humain est malheureusement ainsi fait, qu’il procède toujours de réactions en réactions. C’est ainsi que l’on voit tantôt une nation, pour échapper à l’oppression de l’aristocratie, abdiquer toutes ses institutions et se réfugier dans le despotisme royal ; c’est ainsi qu’en 1789, alors que tout le monde voulait un pouvoir fort, que tout le monde proclamait la nécessité du système monarchique en France, on aboutit à la constitution de 1791, plus mauvaise peut-être qu’une constitution républicaine, parce qu’elle avait complètement avili l’institution royale tout en la maintenant.
C’est toujours comme cela que l’esprit humain procède ; c’est ainsi que dans les mêmes circonstances, effrayée de l’esprit d’envahissement qui s’était emparé des corps judiciaires en France, le premier soin de l’assemblée constituante fût de porter atteinte, par des dispositions trop sévères, à l’indépendance judiciaire, dans le but de mettre un frein aux empiétements dont les anciens parlements avaient donné l’exemple.
Messieurs, nous sommes dans une situation d’esprit à peu près analogue ; et c’est presque avec surprise, malgré la haute idée que j’ai de son talent, que j’ai vu un honorable préopinant discuter avec une rare impartialité d’esprit, et libre de toute préoccupation semblable à celle que je signale à la chambre, une question de prérogative du pouvoir exécutif, compromise, bien involontairement sans doute, par la section centrale.
On perd constamment de vue le vice radical de l’ancien gouvernement. Ce vice ne résidait pas dans la dépendance des corps provinciaux ou municipaux : j’ose dire que c’était là au contraire la partie la plus remarquable et la plus avancée de l’ancienne loi fondamentale ; sous ce rapport nous étions fort en avant de la France, où la commune et le département n’avaient reçu aucune espèce d’organisation.
Quel était le vice radical de l’ancien gouvernement ? Il résidait tout entier, ce vice, dans cet accouplement monstrueux qui liait, qui asservissait la Belgique à la Hollande ; il résidait tout entier dans cette impossibilité matérielle d’obtenir jamais une représentation parlementaire qui fût l’organe réel des intérêts de la Belgique : car, messieurs, je pose en fait que si l’ancienne loi fondamentale n’avait été imposée qu’à la Belgique seule, la Belgique, avec les institutions qui étaient dans la loi fondamentale, aurait obtenu bonne et prompte justice de toutes les tentatives d’envahissement du pouvoir exécutif. Voilà, messieurs, un mal, un mal radical auquel la révolution et la constitution belges ont pour toujours mis un terme.
La constitution et les libertés qu’elle a fondées ne peuvent être mises en péril (un de mes honorables amis l’a dit dernièrement avec sa haute raison) que par l’exagération de leurs conséquences. Le jour où, en défiance du pouvoir central, vous aurez puissamment énervé cette autorité protectrice de l’ordre, le jour où, au lieu de lui maintenir de sages limites, vous lui aurez mis les menottes au poing, quand vous aurez, en défiance du pouvoir royal, constitué le fédéralisme provincial ou communal, nos libertés, par l’effet d’une inévitable réaction, auront couru un péril plus grand, plus sérieux, que celui qu’on prétend trouver dans le contrôle sage du pouvoir central sur les pouvoirs inférieurs.
Messieurs, comme je le faisais observer tout à l’heure, nos institutions, la position du pays, l’homogénéité de la population ; voilà ce qui distingue profondément, complètement, la situation actuelle de la situation antérieure à la révolution. Vous avez aujourd’hui la première de toutes les garanties, la responsabilité ministérielle, et je m’expliquerai bientôt sur ce point.
Vous avez une majorité parlementaire qui empêchera toujours que cette responsabilité ne soit un vain mot. J’ai entendu à de fréquentes reprises parler très légèrement de cette garantie de la responsabilité ministérielle ; sous l’ancien gouvernement elle était réellement nulle ; le principal tort de l’ancien gouvernement, c’était de nier la responsabilité des dépositaires du pouvoir. Le premier cri de tous les représentants de la Belgique aux états-généraux, le premier cri de la presse, des pétitionnaires, a été poussé pour demander la responsabilité ministérielle : c’est en quelque sorte pour obtenir cette garantie des garanties que la révolution a été faite et aujourd’hui, c’est avec le sourire sur les lèvres, c’est avec une sorte de dédain, qu’on parle ici de la responsabilité ministérielle.
S’agit-il de cette responsabilité qui consiste à envoyer un ministre à la barre de la cour de cassation ? Je n’ai pas attendu que je fusse ministre pour déclarer que cette garantie était en réalité fort peu de chose ; qu’elle ne pouvait jamais s’exercer que dans des temps de crise et lorsque déjà le mal était fait. Mais la véritable responsabilité ministérielle, c’est celle qui oblige un ministre, un cabinet tout entier à marcher toujours d’accord, au moins sur les principes généraux, au moins sur le système gouvernemental, avec la majorité des chambres. Et les chambres qui auraient la faiblesse de souffrir l’existence d’un cabinet marchant en opposition avec leurs principes et leurs intentions ; de telles chambres, nous n’en verrons jamais en Belgique, car elles ne comprendraient pas le premier et le plus simple de leurs devoirs.
Voilà ce qui change notre position ; voilà pourquoi on ne doit pas, comme sous l’ancien gouvernement, chercher des garanties dans ce qui véritablement n’en doit pas offrir, dans les résistances des autorités inférieures. C’est cependant ce que plusieurs orateurs vous ont signalé comme un progrès dans nos institutions.
Il faut, dit-on, si le gouvernement sort de ses attributions, si le gouvernement, quoiqu’il soit d’accord avec les majorités parlementaires, dévie de ses attributions, il faut qu’à l’instant même la résistance s’organise, que les conseils provinciaux fassent de l’opposition ; que les conseils communaux fassent de l’opposition : Mais qui donc jugera de cette déviation ? Les chambres continueront à soutenir l’administration ; elles croiront, comme dans une affaire que vous pouvez vous rappeler, car elle est assez récente, elles croiront que ce n’est pas le pouvoir supérieur qui est dans son tort, que c’est l’autorité inférieure, autorité dont on veut faire une chambre au petit pied, et cette autorité dira, malgré l’opinion contraire des chambres, que le gouvernement a fait un acte de despotisme, qu’il a violé les lois ; tel s’écriera : moi je défends les franchises provinciales, moi je défends les franchises municipales ; je me pose en héros, et je dis au peuple belge : je suis plus puissant, plus constitutionnel, plus patriote que le Roi, plus puissant, plus constitutionnel, plus patriote que les chambres ; à moi les applaudissements ; à moi la popularité.
Voilà ce que vous préparez par cette tendance à ne poser aucune limite à l’action des corps provinciaux et communaux, et à garrotter le pouvoir central dans l’exercice de ses prérogatives les plus légitimes et les plus nécessaires.
On résistera d’abord au pouvoir exécutif ; mais prenez-y garde ! Quand on aura résisté au pouvoir exécutif, quand on aura reçu des encouragements dans cette voie, le pouvoir législatif pourra bien avoir son tour ; et nous avons vu naguère des feuilles dont l’une au moins passe pour l’organe d’une administration municipale que je ne nommerai pas ici, qui, après avoir prêché la résistance au pouvoir exécutif, appelaient de tous leurs vœux la résistance au pouvoir législatif qui n’avait pas encore prononcé. C’est un fait de notoriété publique.
- Plusieurs membres. - C’est vrai.
M. d’Huart. - Expliquez-vous, nommez cette administration.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je craindrais de faire injure à votre intelligence si je sentais le besoin de m’expliquer plus clairement.
- Quelques membres. - C’est l’affaire de Liége !
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Nous avons vu le pouvoir exécutif agissant avec l’assentiment des chambres, car pas une voix ne s’est élevée…
M. de Robaulx. - La mienne s’est élevée.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Vous n’avez pas même voté.
M. de Robaulx. - J’ai protesté contre votre doctrine.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je n’interromps pas M. de Robaulx, et je le prie de ne pas m’interrompre... (Bruit)
Je dirai donc, l’unanimité de la chambre, moins M. de Robaulx...
M. Jullien. - La chambre n’a pas été consultée.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Lisez les paroles de mon honorable ami M. Devaux, quand on a présenté certaine pétition, renvoyée au ministre de l’intérieur.
Je dis donc que non seulement la résistance aux actes du pouvoir exécutif a été prêchée ; mais que la résistance à l’action législative, avant même que la législature se fût exprimée, a été également préconisée. Voilà où peuvent conduire des notions exagérées sur l’indépendance que l’on veut donner aux conseils provinciaux, et principalement aux conseils communaux… (Bruit. Interruption.)
Il paraît que ces messieurs ne connaissent pas beaucoup la tolérance des opinions ; nous ne pouvons parler sans être interrompus, ce n’est pas l’exemple que nous leur donnons. (Bruit encore.)
Messieurs, dans un gouvernement où le pouvoir est constitué en dehors de toute espèce d’équilibre, dans un gouvernement où les garanties écrites sont en quelque sorte une lettre morte, la résistance se réfugie partout et le pays applaudi. Pardonnez-moi un peu d’érudition, je n’ai pas l’habitude d’en faire dans cette chambre ; mais que penseriez-vous aujourd’hui d’une opposition toute politique faite par le pouvoir judiciaire ? A coup sûr, vous la trouveriez monstrueuse et anarchique ; eh bien, en France, quand il n’y avait pas de pouvoir législatif, l’opinion publique savait très bon gré aux corps judiciaires, aux parlements, de faire de l’opposition politique.
Dans le royaume des Pays-Bas, quand, par suite d’un système électoral absurdement compliquée, et dont l’esprit public n’est parvenu à vaincre les difficultés qu’après de longues années, la représentation nationale n’offrait pas de véritables garanties, quand d’autre part l’amalgame entre deux nations si différentes livrait l’une à la merci de l’autre, si l’opposition se manifestait dans les corps provinciaux, chacun applaudissait ; pourquoi ? parce qu’a défaut de garanties légales suffisantes, l’instinct du pays les cherchait partout.
Voilà pourquoi l’extension qu’auraient pu prendre parfois les prérogatives des états provinciaux ne pouvait être l’objet d’un blâme quelconque dans l’opinion belge, parce qu’on ne voyait que le but, et la nécessité de la résistance. Les conseils communaux auraient fait de l’opposition politique, qu’on les aurait également applaudis, parce que la véritable garantie, celle de la majorité parlementaire, celle des élections parfaitement libres, manquaient au pays et devaient toujours lui manquer en présence d’une majorité compacte, anti-belge, coalisée avec le gouvernement.
Messieurs, il n’en est pas ainsi aujourd’hui, et la chambre ne se laissera pas aller à un esprit de réaction dont elle ne tarderait pas à déplorer les effets.
Les dispositions que l’on vous propose de supprimer ont trouvé place en France dans la loi départementale ; et je ne sais si le pays est corrompu (car on a parlé ici de majorité corrompue ; et les minorités se laissent assez volontiers aller à cette argumentation injurieuse,) mais ce que je sais, c’est que la loi départementale a été reçue en France comme un bienfait : ce que je sais bien encore, c’est qu’en France on a interdit la correspondance entre les conseils de départements, même sous l’œil du préfet, et, quant aux infractions à cette disposition, on a porté dans la loi des peines beaucoup plus sévères que celles que l’on demande dans le projet actuel.
Il y a, messieurs, un argument singulier que l’on met toujours en avant.
Les précautions que vous prenez, dit-on, sont injustes, elles sont un outrage au conseil provincial, elles montrent contre lui une défiance injurieuse. Mais, messieurs, les lois politiques sont toutes lois de défiance ; quand on a accordé au pouvoir royal la faculté de dissoudre ou d’ajourner les chambres, le même argument pouvait aussi bien être invoqué et je crois qu’il l’a été. Cependant il n’a pas fait la moindre impression sur les esprits, bien que la dissolution des chambres ne fût pas inscrite dans l’ancienne loi fondamentale, et que la mesure eût le tort très grave, auprès de certains esprits, d’être une innovation.
On a porté dans la loi des peines contre les adresses ou les proclamations faites aux habitants par les conseils provinciaux. C’est, dit-on, faire injure à ces conseils. Biffez donc, dans le code pénal, les dispositions qui punissent des infractions analogues. Faites mieux, supprimez entièrement le code pénal, car selon cette logique singulière, il outrage la société tout entière.
On prétend qu’il sera facile d’éluder la loi. D’abord, je crois que les hommes honorables qui siégeront dans les conseils provinciaux y regarderont à deux fois, avant d’éluder la loi. Pour arriver à cette capitulation de conscience, pour se parjurer ainsi, il faudra que les membres d’un conseil aient trompé étrangement sur leur caractère ceux qui les auront revêtus de cet honorable mandat.
Il n’y a pas de loi qui ne puisse pour ainsi dire être éludée, surtout les lois administratives ; diverses dispositions d’une loi relative aux attributions soit des corps provinciaux, soit des corps municipaux, peuvent se trouver dépourvues de sanction. C’est là un des plus puissants motifs pour admettre la dissolution, et ce qui a fait comprendre à l’honorable rapporteur de la section centrale que cette disposition, contre laquelle il s’était d’abord prononcé, devait donner lieu à des réflexions ultérieures. Un tel procédé n’étonnera aucun de ceux qui connaissent le caractère consciencieux de cet honorable membre.
Je suis entré, messieurs, dans des considérations un peu générales ; je suis sorti un moment de la question spéciale, parce qu’il m’a paru, (permettez-moi cette franchise), que la question des conseils provinciaux ne se traitait pas toujours ici avec cette froideur et cette impartialité d’esprit qu’une assemblée délibérante doit apporter dans ses opérations.
Prenez-y garde, messieurs, n’allez pas céder à l’influence de souvenirs qui pourraient vous faire méconnaître combien la position du pouvoir royal est changée, et de combien de garanties et de restrictions sa marche est environnée.
On proclame ici son amour pour l’ordre ; je suis persuadé que c’est le sentiment de tous les membres qui siègent sur nos bancs ; mais, messieurs, il ne suffit pas de proclamer l’amour de l’ordre, il faut encore avoir l’intelligence de ses conditions ; car l’ordre, en politique, est une véritable science. Il y a des hommes très honorables, très purs, qui ont l’amour de l’ordre dans le cœur et qui ont l’anarchie dans la tête. (C’est vrai.)
Pour finir comme j’ai commencé, je rappellerai que ceux qui ont fait la constitution de 1791 témoignaient aussi de leur amour de l’ordre, et je suis persuadé qu’ils avaient, en effet, le désir de maintenir intactes la force et la dignité du pouvoir royal ; cependant ils ont fait sortir de la constitution de 1791, l’organisation politique la plus monstrueuse, c’est-à-dire une organisation qui n’était ni monarchique, ni républicaine.
Voilà à quoi on s’expose lorsqu’on ne sait pas se soustraire à l’influence de l’esprit de réaction, lorsqu’on ne procède pas à la pondération des pouvoirs politiques avec une raison froide, en l’absence de toute préoccupation d’un passé qui ne ressemble en aucun point au présent.
Si aujourd’hui on commettait encore de telles fautes, nous n’en serions pas vivement alarmés pour le pouvoir en lui-même ; nous sommes sûrs que l’amour de l’ordre est trop vif, trop profond en Belgique, pour qu’on ne rétablisse pas dans leur intégrité les prérogatives royales, si elles étaient compromises : on les rétablirait, sans doute, mais quand ? Lorsque le mal serait fait, lorsque l’anarchie administrative serait organisée dans le pays.
Vous avez eu l’exemple d’une régence qui a résisté non seulement au pouvoir exécutif, mais qui, d’après toutes les apparences s’apprêtait aussi à résister au pouvoir législatif. (Mouvement). Eh bien, cet exemple, si le renouvellement n’en était pas prévenu, pourrait se propager dans une foule de localités et compromettre gravement l’ordre public.
C’est à vous, messieurs, à voir si vous vous déciderez à préparer de pareilles crise à votre pays en portant atteinte à une sage pondération des pouvoirs, ou si vous vous déciderez à les prévenir. (Agitation.)
M. Ernst. - Messieurs, rien n’est plus dangereux que la réaction, et les périls sont ordinairement plus grands pour ceux qui s’y livrent que pour ceux qui en sont les victimes.
Souvent, messieurs, après avoir sacrifié l’ordre à la liberté, on sacrifie la liberté à l’ordre ; nous n’avons pas besoin d’aller bien loin pour en trouver une preuve. Le même pouvoir, impuissant pour prévenir les désordres, fait payer de la violation de la constitution l’impuissance dont il craignait qu’on ne l’accusât.
Heureusement, ce n’est pas sous son influence que la loi provinciale a été faite ; cette loi est en général très libérale. Je ne dirai pas, comme un de mes honorables amis, que je n’ai pas l’habitude de voter avec la section centrale. Je rends hommage à la section centrale des bonnes intentions qu’elle a apportées dans l’examen de la loi ; nous devons la remercier des peines qu’elle s’est données.
Elle a encore ajoute aux garanties que contenait le projet. Ce n’est pas au ministère que nous devons les bases larges sur lesquelles repose la loi provinciale. Les principes fondamentaux de l’organisation des provinces étaient consacres par la constitution ; c’est dans les premiers temps de la révolution qu’une commission a été nommée et que le projet a été élaboré ; il ne faut donc pas s’étonner que ce projet soit libéral. (Très bien ! très bien !)
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - J’étais un des auteurs du projet.
M. Ernst. - Le ministre de la justice dit qu’il était un des membres de la commission ; je ne lui conteste pas d'avoir eu à cette époque des opinions libérales, je n’ai aucun motif d’en douter, et je ne veux pas payer la bienveillance qu’il m’a témoignée par une sorte d’ingratitude.
Je ne veux pas que les conseils provinciaux puissent devenir de petites chambres ; je ne veux pas qu’il y ait 9 chambres en Belgique. Le ministère a raison de défendre les prérogatives du gouvernement ; il faut prévenir l’anarchie, à cet égard tout le monde est d’accord. Je ne veux pas non plus qu’un corps administratif devienne un corps politique, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour faire adopter dans la loi les dispositions qui maintiennent les conseils provinciaux dans la limite naturelle de leurs attributions. Mais messieurs, quand il s’agit de prohiber un acte, il faut se demander si cet acte est mauvais en lui-même, s’il sort des attributions du corps dont il est émané, ou s’il blesse l’intérêt général.
Les intérêts exclusivement provinciaux appartiennent au droit constitutionnel des conseils de la province ; lorsqu’un conseil provincial correspond avec un autre conseil pour s’éclairer sur les intérêts dont il est appelé à s’occuper, il use d’un droit ; je dis plus, il remplit un devoir. Et vous permettriez à un gouverneur d’empêcher le conseil provincial d’user d’un droit constitutionnel, de remplir ses devoirs !
Comment ! un citoyen peut librement correspondre avec un autre citoyen, et vous prétendez que l’élite des députés de la province ne peut établir une correspondance ? Mais, dites-vous, la correspondance peut tomber sur des choses étrangères aux pouvoirs des conseils ; soit, prohibez une semblable correspondance. Si on proposait de déclarer que les conseils provinciaux ne pourront correspondre avec d’autres conseils sur des objets étrangers à leurs attributions, je voterais pour une semblable disposition : mais par une disposition générale dont le sens est indéfini, sous le prétexte de défendre ce qui est mal, on peut craindre que vous ne défendiez ce qui est bon et utile. (Très bien !)
La défense faite au conseil provincial de correspondre avec d’autres conseils, si ce n’est par l’entremise du gouverneur, a été interprétée différemment par M. le ministre de l’intérieur et l’honorable rapporteur de la section centrale.
M. le. ministre a été franc, comme je me plais à reconnaître qu’il l’est toujours ; il a déclaré que le gouverneur doit pouvoir empêcher la correspondance d’un conseil, quand il le voudra ; ainsi, je vous prie de le remarquer, c’est du gouverneur qu’il dépend uniquement de juger s’il convient, ou non, qu’un conseil corresponde avec un autre. Ainsi vous allez soumettre la volonté exprimée par 60 députés au caprice d’un seul homme.
Pourquoi ne pas se fier au bon sens et à la raison du gouverneur ? Je demanderai à mon tour pourquoi supposer que le conseil provincial aura des intentions séditieuses, pourquoi supposer que les hommes les plus intéressés à l’ordre, à l’observation des lois, voudront la violer ?
C’est une mesure de défiance… Vous en convenez, mais craignez qu’elle ne produise plus de mal que de bien.
Je ne dirai pas que l’article est un outrage pour les conseils provinciaux, mais je crois la disposition dangereuse dans la loi ; vous savez comment on est tenté de faire ce qui est défendu, surtout lorsque la défense semble injuste ; eh bien, lorsque les conseils provinciaux sauront qu’ils ne peuvent correspondre entre eux que par l’intermédiaire du gouverneur, et sous son contrôle, ils éviteront de se servir des moyens de correspondance ordinaires ; ils mettront en usage tous les moyens qu’ils jugeront convenables pour éluder la loi, et rien ne leur sera plus facile que de l’éluder.
En résumant nos opinions sur la première disposition de l’article 90, je soutiens qu’elle est inutile, injuste, inconstitutionnelle et qu’elle restera sans sanction.
L’honorable rapporteur de la section centrale a dit qu’une loi qui est sans sanction peut être bonne. Je pense au contraire que les plus mauvaises lois sont celles qui n’ont pas de sanction.
Vous voulez défendre aux conseils provinciaux de sortir du cercle de leurs attributions ; s’ils voulaient en sortir, s’ils n’étaient pas arrêtés par la loi qui trace ces attributions, ils ne léseraient pas davantage par un texte qui contient une prohibition qu’on peut braver impunément.
Dans certains cas, une loi peut être utile sans qu’elle contienne une garantie pénale, c’est lorsque l’acte lui-même est frappé de nullité, ou que les auteurs encourent une responsabilité quelconque ; mais la disposition que je combats n’aurait aucun effet.
La chambre a prouvé combien elle était jalouse de conserver aux conseils provinciaux les droits qui leur appartiennent. L’article 77 du projet portait : « Le conseil peut appuyer les intérêts de la province et des administrés auprès du Roi et des chambres. » Cette disposition pouvait paraître assez large ; cependant sur la proposition de l’honorable M. Fallon, elle a été supprimée parce qu’on aurait pu en induire que les conseils provinciaux ne jouissaient pas pleinement du droit d’adresser des pétitions au Roi et aux chambres. Aussi vous n’avez pas permis que les attributions des conseils provinciaux relatives au droit de pétition souffrît la moindre atteinte, vous ne voudriez pas non plus qu’on puisse porter atteinte à l’attribution relative aux intérêts les plus sacrés des corps provinciaux, c’est-à-dire aux moyens de s’éclairer entre eux, vous ne voudriez pas qu’aucune prérogative de conseil soit lésée.
Le ministre de la justice nous a donné pour garantie des excès de pouvoir que nous craignons de la part du gouverneur, la responsabilité ministérielle ; si telle n’avait pas été son intention, en effet, je ne sais ce que la responsabilité ministérielle eût pu avoir de commun avec la question dont il s’agit.
J’ai déjà eu l’occasion, messieurs, de m’expliquer sur la responsabilité ministérielle : cette responsabilité était contestée sous l’ancien gouvernement et elle était réclamée de toutes parts ; aujourd’hui, dit-on, cette garantie existe, et vous ne vous en contentez pas. A qui la faute ? Comment pourrions-nous encore croire à la responsabilité ministérielle ?
Je ne veux pas me permettre de récriminations contre des collègues dont je respecte les opinions, ainsi qu’ils respectent, je crois, les miennes ; mais, en réalité, dans l’état actuel des choses, si la chambre était convaincue que le ministère a violé la constitution, permettrait-elle qu’on le rende responsable, que dis-je ? permettrait-elle qu’on le blâme ? Non, il ne faut pas renverser le ministère, son banc resterait vide et avant tout, il faut qu’il soit occupé. (Mouvement.)
J’ai l’habitude de dire tout haut ma pensée, voilà la vérité ; ainsi la responsabilité ministérielle est toujours sacrifiée aux circonstances ; aujourd’hui, elle est éludée, sacrifiée par la raison que je viens d’indiquer ; une autre fois, elle le serait par d’autres moyens.
L’honorable rapporteur a cité les articles 123, 124 et suivants du code pénal, qui suivant lui peuvent être appliqués aux conseils provinciaux ; mais il est à remarquer que ces articles supposent un concert entre plusieurs corps constitués pour empêcher l’exécution des lois, et d’autres actes criminels. Ils ne pourront s’appliquer à une simple correspondance.
Pour inspirer des craintes à la chambre, on a dit qu’un journal avait préconisée non seulement la résistance au gouvernement mais au pouvoir législatif…
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Il y a eu deux journaux.
M. Ernst. - C’est une chose fort singulière que l’on nous ait cité un pareil exemple ; il peut y avoir des abus de la presse, s’il y a des délits, il y a des moyens de les réprimer.
Je pourrais aussi de mon côté rappeler que dans cette enceinte même, un orateur n’a pas craint de soumettre les lois et la constitution à la volonté des pouvoirs, et de sacrifier toutes nos garanties à une question d’utilité.
Sans doute l’amour de l’ordre règne sur tous les bancs de cette chambre ; cependant mes honorables amis et moi nous n’avons pas échappé à d’odieuses insinuations. Nous n’étions pas les amis de l’ordre, lorsque nous blâmions le ministère de ne pas avoir fait ce qui dépendait de lui, pour empêcher le pillage ; nous n’étions pas les amis de l’ordre, parce que nous n’applaudissions pas aux mesures d’expulsion contre les étrangers.
C’est parce que je professe un grand respect pour mes serments, pour l’inviolabilité des lois, de la constitution, que je m’efforcerai toujours de concilier l’ordre avec nos libertés.
M. Dumortier. - Depuis le commencement de la délibération sur la loi provinciale, la discussion était calme ; elle suivait un ordre régulier, et tout marchait dans l’ordre le plus parfait. Maintenant, c’est un ministre qui vient jeter ici un brandon de discorde, qui cherche à soulever les passions !... Et pourquoi ? C’est afin d’obtenir, en faveur du pouvoir, des empiétements sur les libertés publiques consacrées par notre révolution.
Cette loi, dit M. le ministre, ne se discute pas avec la froideur d’esprit que la chambre doit apporter dans ses opérations ; et c’est le ministre lui-même qui nous excite, c’est lui qui suppose que, dans un esprit de réaction, nous voulons envahir toutes les prérogatives du gouvernement, et, en un mot, sacrifier l’ordre à la liberté. Lorsque j’ai entendu le chef du cabinet chercher ainsi à soulever les passions, je n’ai pu m’empêcher de me lever pour protester de toute la force de mon intelligence contre des insinuations aussi perfides, et pour prémunir mes collègues contre le malheureux système que le ministère cherche à introduire dans cette enceinte. (Mouvement.)
- Quelques voix. - Dites quel est ce système ?
M. Dumortier. - C’est le régime de l’absolutisme au moyen de la peur.
Messieurs, M. le ministre de la justice a prétendu que nous agissions sous le fait d’un esprit de réaction. Il a cru signaler en même temps le vice radical du gouvernement précédent, en tirer des conséquences pour soutenir le principe que nous combattons. Et moi aussi, je signalerai le vice radical du régime néerlandais. Je ferai voir si ce vice radical est celui qu’a signalé M. le ministre de la justice, s’il n’est pas plutôt celui qui entraîne le ministère et le gouvernement actuel dans la fausse direction qu’il persiste à suivre.
Quand la Belgique fut réunie à la Hollande, une constitution lui fut octroyée, qui, bien qu’elle n’eût pas été votée librement par les provinces méridionales, pouvait cependant satisfaire à leurs vœux. Le pouvoir exécutif nous avait garanti toutes les libertés communales et provinciales. Tous les Belges étaient aptes à remplir les emplois publics.
Aucune démission de fonctions administratives ou judiciaires ne pouvait être donnée pour cause d’opinions politiques. La presse était libre, l’instruction était libre, les cultes l’étaient également. Le droit de pétition nous était garanti. Enfin la loi fondamentale contenait des éléments de liberté qui eussent pu assurer l’avenir du nouveau royaume.
Qu’arriva-t-il bientôt ? c’est que toutes ces libertés nous furent enlevées une à une et la représentation nationale resta muette en présence de la ruine de nos libertés. Voilà quel fut le vice radical du gouvernement précédent. C’est le mutisme des chambres qui engagea le gouvernement à persister dans sa voie dangereuse. On sapa peu à peu toutes nos franchises communales. Les élections devaient avoir lieu annuellement : le gouvernement vint détruire cette liberté sacrée. Il décida que les membres des régences conserveraient leurs fonctions à perpétuité. Les états provinciaux pouvaient réclamer contre ces odieuses mesures. Ils le firent. Eh bien, le gouvernement hollandais vint déclarer à cette même tribune que ces réclamations n’étaient que le résultat des menées d’un parti ignorant, que l’agression de l’ignorance et de la mauvaise foi.
Les Belges seuls étaient déclarés habiles aux emplois ; et bientôt l’on vit que tous les emplois étaient donnés à des étrangers. Aucune destitution ne pouvait être faite arbitrairement ; on vit le gouvernement formuler dans les termes les plus explicites que tout homme frappé par lui de destitution serait inhabile à exercer des fonctions législatives. La presse était déclarée libre ; vous vous souvenez des entraves qui lui furent imposées : les noms des nobles défenseurs de l’un des plus chers de nos droits sont encore présents à votre mémoire.
L’instruction était libre. Et cependant le gouvernement hollandais nomma des inspecteurs de l’enseignement, institua une foule d’établissements d’instruction publique, fonda un collège qu’il appela collège philosophique, tandis qu’il faisait fermer toutes les entreprises particulières, qu’il entendait enfin se substituer au père de famille et exercer le monopole de l’instruction.
Le droit de pétition nous était garanti. On poursuivit les pétitionnaires qui avaient signalé des abus criants. La seconde chambre des états-généraux avait seule le droit de prononcer sur le pouvoir de ses membres. Le ministre du roi Guillaume en vint à déclarer dans cette enceinte que s’il acceptait la démission de M. Brugmans, ce n’était pas qu’il n’eût pu l’imposer lui-même. C’est ainsi que le gouvernement néerlandais marcha d’empiétements en empiétements, jusqu’à ce que la nation poussée à bout le renversa.
Souvent dans le sein des états-généraux quelques voix généreuses, mais impuissantes, s’étaient élevées qui cherchaient à faire rentrer le pouvoir dans la voie constitutionnelle : ces voix furent étouffées ; le gouvernement persista dans sa marche inconstitutionnelle jusqu’à ce que le peuple, voyant enfin que Guillaume repoussait les hommes probes sachant bien dire, s’avança, lui, avec ces hommes forts qui savent agir, et renversa pour jamais le colosse aux pieds d’argile. Ainsi ce qui aux yeux des gouvernants d’alors devait faire la force du pouvoir, devint précisément le motif de sa faiblesse.
Tel fut ce vice radical du régime que nous avons supporté 15 ans. C’est là que le ministère actuel voudrait nous amener. Nous tous, à cette époque, nous voulions l’ordre, nous luttions au nom de l’ordre. Cependant on nous traitait de provocateurs à l’anarchie ; c’était au nom de l’ordre que l’on bâillonnait les états, que l’on enchaînait la pensée sous toutes ses formes. Et maintenant que l’on veut priver la représentation provinciale du droit de correspondre de province à province, on reproduit les mêmes arguments, on exprime les mêmes craintes de désordres, comme si l’on était déjà fatigué de l’ordre constitutionnel sous lequel nous respirons avec calme ; comme si l’on était pressé de faire renaître les griefs que nous avons eu tant de peine à secouer.
Messieurs je suis heureux que la discussion actuelle m’ait offert l’occasion de protester de toute mon âme contre ce que l’on appelle la nécessité de fortifier le pouvoir. On se plaît à le dire trop faible. S’il est faible, c’est par votre faute ; vous, ministres, qui dans le sein du congrès, avez empêché qu’il ne lui fût donné de trop larges attributions. Est-ce notre faute à nous si vous avez changé, si vous avez marché dans un sens contraire à vos premières opinions ? Soyez francs, dites-nous plutôt que vous avez changé.
J’entends souvent dire dans cette chambre, et par le ministère et par ceux qui l’appuient, que le pouvoir est faible ; c’est un lieu commun que l’on reproduit à tout instant. Gardez-vous, messieurs, de vous laisser entraîner par de pareilles insinuations. C’est une tactique qui n’est pas nouvelle. Ouvrez les pages de l’histoire ; toutes les fois que le pouvoir exécutif voulut se préparer des empiétements, il vint déclamer sur sa faiblesse, et demander qu’on lui rendît une force nouvelle.
Lorsque Cromwell voulut s’emparer du pouvoir despotique pour établir sa domination sur la libre Angleterre, ce n’est pas la voie des armes qu’il employa. D’abord il crut trouver un moyen plus facile, il commença par employer ces doléances auprès de ce même parlement qu’il devait plus tard dissoudre de sa pleine autorité, et sur la porte duquel il devait écrire : Maison à louer.
Comment ! vous viendrez nous dire que le pouvoir est faible et vous avez à votre disposition toutes les armes que vous pouvez puiser dans l’arsenal de la législation française, et les quarante mille lois de la république et le code pénal dont on a souvent déploré la sévérité ! Le pouvoir est faible, et vous avez en main tous les moyens qui suffirent pour établir la tyrannie impérial !
Le pouvoir est faible, lorsque le peuple sur lequel vous devriez vous appuyer est dévoué à la révolution ! Non, le pouvoir n’est pas faible, lorsqu’il peut s’étayer d’une pareille puissance morale.
Mais oui, je me trompais, le pouvoir est faible quand il est entre les mains d’hommes qui n’inspirent pas au pays une pleine et entière confiance, qui ne respectent pas les lois et la constitution. Ce qui fait votre faiblesse, ce sont les préférences avec lesquelles vous distribuez les emplois aux ennemis de la patrie, tellement que c’est une idée populaire dans ma province, que pour obtenir un emploi dans les finances il faut être vendu au gouvernement déchu. Le pouvoir en un mot est faible parce qu’il ne connaît pas sa véritable force. Cette force, elle est entre ses mains, mais sa faiblesse circule dans ses propres veines, elle est tout entière à lui.
Il ne faut pas qu’on s’y trompe, messieurs, on veut justifier le pouvoir exécutif, on veut augmenter sa puissance aux dépens de nos libertés publiques. Le ministère nous dit que nous sommes dans un mouvement réactionnaire. Le mouvement réactionnaire, loin de se porter, comme il l’entend, vers le pouvoir représentatif, se décide tout à fait en faveur du pouvoir exécutif. Citez-nous un article, une disposition par laquelle nous voulions entraver la marche du gouvernement, lui enlever de la force que le principe populaire lui a donnée.
Toutes les lois que nous consacrons, ce sont autant de concessions que ce principe populaire vous fait. Tous les jours il vous accorde une nouvelle extension de puissance. Mais prenez-y garde, toutes ces concessions pourront, si vous en abusez, former plus tard de nouveaux, de formidables griefs, et réveiller le même esprit de liberté qui renversa le gouvernement hollandais. La liberté qui sommeille aujourd’hui, un jour se réveillera contre votre despotisme.
C’est ainsi qu’en 1825, le ministère du roi Guillaume n’éprouvait aucune opposition, alors il voulut imposer les règlements provinciaux contre lesquels on s’est tant récrié depuis. Mais à cette époque combien de voix s’élevèrent pour s’opposer à cet envahissement du despotisme néerlandais ? Le nombre en était peu considérable.
Ces règlements furent reçus presque sans opposition. Dans les états provinciaux du Hainaut, mon honorable ami qui occupe en ce moment le fauteuil s’éleva seul contre ces règlements. Seul il combattit ce point qui plus tard fut fondamental, la résistance à cette doctrine des destitutions non honorables. Son opinion parut tellement audacieuse qu’on la taxa de républicaine. Alors il est vrai, la réaction se dessinait en faveur du pouvoir et 4 années plus tard ce même article unanimement repoussé était devenu l’objet d’un grief universel. Vous donc, ministres d’aujourd’hui, vous êtes dans la même position. Vous vous créez une multitude de griefs contre lesquels plus tard ces mêmes conseils provinciaux seront les premiers à s’élever, parce qu’aussi longtemps qu’il y aura une Belgique, il s’y trouvera des hommes toujours prêts à combattre pour la liberté.
Je rentre dans le fond de la discussion. Je m’attendais à voir le ministre répondre aux observations qui ont été faites contre le premier paragraphe. L’honorable M. d’Huart a fait un raisonnement qu’il est impossible de détruire. Comment, la loi vous donne le droit d’approbation des décisions provinciales, vous aurez très probablement le droit d’annulation. Toutes les garanties sont donc en faveur du pouvoir exécutif. Il n’y en a aucune en faveur du pouvoir provincial.
Pourquoi voulez-vous encore accaparer la correspondance des assemblées provinciales ? Il est indigne de vouloir faire passer la correspondance des actes les plus simples par la filière du gouvernement. Vous voulez fortifier le pouvoir, eh bien, ayez au moins de la franchise. Demandez la présidence des états provinciaux en faveur du gouverneur. Alors du moins ce ne sera pas comme gouverneur, mais comme président que la correspondance sera entre ses mains. Croyez-vous que si le gouvernement venait demander aux tribunaux de soumettre leur correspondance aux procureurs du Roi, il ne s’y opposeraient pas de toute leur force ? Eh bien, le cas est ici exactement le même. Je citerai un autre exemple.
Que n’exigez-vous dans la loi communale que nous allons discuter que les régences vous soumettent les nombreuses correspondances journalières que des intérêts communs provoquent entre elles ? Mais en montrant une pareille défiance à l’égard d’institutions créées par la nation, vous vous attaquez à la nation elle-même, puisque les conseils provinciaux ne sont après tout que le diminutif de la représentation nationale.
Vous avez parlé du danger qui pourrait résulter des empiétements des administrations particulières : Vous avez fait allusion à une régence qui est sortie de l’ordre.
Je vous demande si, lorsque cet événement eut lieu, la chambre ne s’est pas montrée disposée à vous autoriser à prendre toutes les mesures que réclamait le maintien de la légalité ? La chambre vous appuiera toujours dans de pareilles circonstances. Elle sentira le besoin de conserver l’ordre public. Mais il ne faut pas que le gouvernement puisse dire à une institution politique, chaque fois qu’elle lui semblera dépasser ses attributions : Cède, ou je t’écraserai.
Dans l’examen des lois communale et provinciale, vous avez à donner au pays des garanties de liberté, au gouvernement des garanties d’ordre public. Sachez ne pas sacrifier les uns aux autres. Quant à moi, j’ai adopté pour devise de concilier les libertés communales et provinciales dans leur sens le plus large avec les restrictions que réclame l’ordre social. S’il pouvait m’être démontré que la non-adoption de la faculté que réclame en ce moment le ministère pourrait être une cause de désordre, je serai le premier à voter ce qu’il demande. Mais cet apaisement ne m’a pas été donné. Je rejetterai donc le premier paragraphe de l’article en discussion, mais j’appuierait le deuxième, parce qu’il consacre une mesure d’ordre nécessaire et que je serai toujours prêt à appuyer toutes les mesures d’ordre public compatibles avec la liberté.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Il s’agit de savoir si la chambre adoptera l’opinion émise, non pas seulement par le ministère de 1834 , mais par le ministère de 1831, au libéralisme duquel on a rendu tout à l’heure hommage, et par la section centrale elle-même. Il s’agit de savoir si vous déciderez avec l’un et l’autre que la correspondance du conseil provincial avec un autre conseil ne doit avoir lieu que par l’intermédiaire et avec le contrôle du gouverneur. Voilà la question que vous avez à décider.
A cette occasion on est venu exprimer les craintes, que la chambre sans doute aura trouvées exagérées, sur les appétits d’arbitraire dont le gouvernement serait possédé. D’abord je le répète, le gouvernement n’a fait que reproduire la disposition proposée par le ministère de 1831 et agréée par la section centrale. Voilà donc que ces grands reproches de perfidie, d’arbitraire et de tout ce qui s’ensuit retombent sur un précédent ministère et sur la section centrale qui sans doute aura soin de les repousser.
Nous savons que peu de faveur s’attache dans certains esprits ardents aux opinions qui défendent le pouvoir central. Mais ces préventions ne nous empêcheront pas de défendre ce pouvoir avec toute la franchise, toute l’énergie dont nous sommes capables. Le pouvoir central a la mission de défendre l’intérêt général, l’unité nationale ; nous ne souffrirons pas qu’on entrave son action au profit d’un pouvoir local et des garanties mal comprises de ce pouvoir,
Messieurs, l’on prétend que l’intermédiaire du gouverneur est inutile ; mais le conseil ne peut-il pas se livrer à des actes illégaux, et le gouverneur ne doit-il pas s’y opposer ? Est-ce qu’on ne veut pas reconnaître aux agents supérieurs de l’administration assez de bon sens pour penser qu’ils ne s’opposeront aux actes du conseil que s’ils portent le cachet de l’illégalité ? Evidemment, lorsque le gouverneur verra que la correspondance ne porte pas atteinte aux lois et à l’ordre général, il la transmettra. Plus que le conseil provincial n’est-il pas responsable et comme gouverneur et comme agent d’un ministère responsable ?
Je sais qu’aujourd’hui on considère comme rien ou peu de chose la responsabilité ministérielle ; ce n’est rien en effet que d’être tous les jours devant cette chambre, harcelé, critiqué, attaqué, outrage. Je ne sais si une telle responsabilité est peu de chose, j’attends le moment où l’opinion qui se reconnaît maintenant impuissante à former un ministère aura assez de fécondité pour remplir ce banc ou nous siégeons et qu’on ne peut laisser vacant ; j’attends le triomphe de cette opinion pour qu’elle me dise si cette responsabilité qu’on dédaigne aujourd’hui est un vain mot, si elle ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe.
Je dis donc que si l’on doit supposer du bon sens au conseil provincial, il faut aussi supposer que le gouverneur n’en est pas dénué, et qu’il n’écoutera pas qu’un caprice pour s’opposer à ses actes. Du reste, si l’on craint les caprices du gouverneur il est facile d’y échapper.
Je proposerai dans ce but une nouvelle rédaction qui rentrera dans le sens des observations qu’a présentées l’honorable M. Ernst. Je proposerai de rédiger ainsi le premier paragraphe de l’article 89 :
« Aucun conseil provincial ne pourra se mettre en correspondance avec le conseil d’une autre province que par l’entremise du gouverneur qui la transmettra immédiatement, s’il juge qu’elle ne sort pas des attributions du conseil, et ne blesse pas l’intérêt général.
M. Ernst. - Ce n’est pas cela.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Ce sont les termes de la constitution.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Si cet amendement ne rentre pas dans les expressions de M. Ernst, je le prierai de vouloir bien les reproduire.
M. Ernst. - Voici ce que j’ai dit : Les conseils ne doivent pas avoir de correspondance entre eux sur des objets étrangers à leurs attributions, ; mais si vous rendez le gouverneur juge de la correspondance, c’est comme si vous ne changiez rien à l’article du projet.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Cependant vous laissez l’intermédiaire des gouverneurs.
M. Ernst. - Non assurément.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Je ne sais alors qui sera juge des actes du conseil.
- Un membre. - Le code pénal
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Le code pénal est bien plus outrageant pour les conseils provinciaux que toutes les sanctions que la loi propose.
Je dis qu’au moyen de l’addition proposée on calmera les craintes de ceux qui ne veulent pas que le gouverneur abuse de l’article 89. D’après l’article ainsi formulé, le gouverneur sera obligé de transmettre toute correspondance qui n’aura aucun caractère illégal, ni inconstitutionnel, et qui ne présentera aucun danger pour l’intérêt public.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Nous n’avons rédigé l’amendement proposé que pour formuler en droit ce qui incontestablement aurait été pratiqué en fait. A moins de supposer qu’un gouverneur ait perdu le sens et ait pris à tâche de s’aliéner le conseil provincial et la province entière dont ce conseil est l’émanation, il est impossible d’imaginer qu’il puisse s’opposer à une correspondance dont le résultat serait d’éclairer le conseil provincial et le gouvernement sur des projets relatifs à l’établissement de routes, de canaux ou de tout autre établissement d’intérêt provincial.
L’amendement, tel qu’il est proposé, est conforme à l’article 108 de la constitution qui consacre le principe de l’intervention du pouvoir exécutif ou législatif « pour empêcher que les conseils provinciaux et communaux ne sortent de leurs attributions et ne blessent l’intérêt général. »
Il y a déjà dans cette restriction un germe de cette défiance contre laquelle on s’est si mal à propos récrié. Si on suppose que les conseils provinciaux soient infaillibles qu’ils ne puissent jamais sortir de leurs attributions, jamais s’égarer, pourquoi a-t-on inséré cette restriction dans la constitution ?
Si un conseil provincial dépasse les limites que la constitution lui a tracées, il faut que le gouvernement soit prêt à réprimer cette déviation. Cette règle est générale et s’applique non seulement à la correspondance du conseil, mais à tous ses actes quel qu’ils soient. Car la constitution n’a pas voulu laisser aux conseils provinciaux le droit de faire un acte d’intérêt général, un acte politique quelconque, sans qu’il éveillât à l’instant la sollicitude du pouvoir central.
Je crois que les termes de l’amendement sont conformes à l’esprit de la constitution. Je ne pense pas qu’on puisse considérer cet amendement comme inutile ; il prescrit en droit ce qui, à la vérité, aurait été appliqué en fait ; mais il répond aux scrupules qu’on a manifestés.
M. H. Dellafaille - Il me semble, messieurs que la divergence d’opinion qui prolonge ce débat depuis si longtemps repose uniquement sur les mots et non sur le fond des choses. Notre intention à tous est d’empêcher qu’un conseil provincial se mette en correspondance avec un autre conseil sur des matières étrangères à ses attributions ou qui seraient nuisibles à l’intérêt de l’Etat.
A cet égard les honorables représentants de Tournay et de Liége, ainsi que tous ceux qui ont soutenu la même opinion, sont d’accord avec le ministère. D’un autre côté, MM. les ministres de l’intérieur et de la justice admettent que le pouvoir du gouverneur ne doit pas être arbitraire, et que ce fonctionnaire ne doit s’opposer à une correspondance que lorsque cette mesure est réclamée par l’ordre public. Tel est encore le sens donné par l’honorable M. de Theux au paragraphe admis par la section centrale.
Le paragraphe tel qu’il est formulé me paraît rendre assez mal la pensée qui l’a dicté. D’abord le mot entremise n’exprime point l’idée du gouvernement. Il faudrait nécessairement dire assentiment. Cette expression est trop vague et établit pour unique juge de la convenance d’une correspondance la volonté capricieuse ou non du gouverneur. Je ne dis pas qu’il faille placer cette classe de fonctionnaires, non plus que le cabinet, en état de suspicion générale ; mais encore ne faut-il pas s’exposer sans nécessité à tomber dans l’arbitraire. Un gouverneur ombrageux peut très aisément trouver un but politique à la démarche la plus inoffensive, et d’après la loi il serait juge unique et souverain.
L’amendement du ministre de l’intérieur expliquerait mieux les vues du législateur, mais il laisserait toujours le gouverneur maître absolu d’empêcher toute correspondance qui déplairait même à son caprice, il ne répondrait donc pas suffisamment à notre but commun.
Je crois que le ministère a d’autant plus tort de tenir avec tant d’insistance à ce qui peut prêter à l’arbitraire, que cette disposition est absolument inutile pour obtenir le but qu’il se propose et que nous sommes tous disposés à lui accorder : celui d’empêcher toute correspondance entre les conseils nuisible aux intérêts de l’Etat.
Réfléchissez, messieurs, un passage du discours de notre honorable collègue M. d’Huart qui n’a été contredit par personne, et vous verrez que l’article 127 donne au gouvernement un moyen suffisant pour prévenir tout abus de ce genre.
L’article 127 dit : « Lorsque le conseil ou la députation a pris une résolution qui sort de ses attributions ou blesse l’intérêt général, le gouverneur est tenu de prendre son recours, dans les 3 jours, auprès du gouvernement.
« Le recours est suspensif de l’exécution pendant 40 jours suivants.
« Si, dans ce délai, le gouvernement n’a pas annulé la décision, elle sera exécutoire, sans préjudice aux dispositions des deux derniers paragraphes de l’article 88 de la présente loi. »
Aucune correspondance ne peut avoir lieu si elle n’est précédée d’une résolution préalable. Or, d’après l’article que je viens de citer, il dépend du gouverneur, en s’opposant à la résolution, d’empêcher toute correspondance sur des objets qui sortiraient des attributions du conseil ou qui blesseraient l’intérêt général. Que voulez-vous de plus ? L’article 127 a, sur le premier paragraphe de l’article 89, l’avantage de prêter moins à l’arbitraire, en ce qu’il formule les cas dans lesquels le gouverneur est autorisé à apposer son veto.
Que, si un conseil était mal avisé dans une semblable occurrence pour violer la loi et pour se mettre, malgré l’opposition légale du gouverneur, en correspondance avec un autre conseil sur des objets hors de ses attributions ou de nature à blesser l’intérêt général, il y a dans le code pénal une sanction qui n’est que trop suffisante. Le code pénal a été promulgué par un prince qui était assez jaloux de son autorité et qui n’était pas disposé à souffrir les empiétements des corps départementaux. Il me semble que les dispositions qui ont paru suffisantes à l’empereur Napoléon, doivent encore paraître telles dans un Etat constitutionnel. Or écoutez le texte de ces articles, qu’on ne trouvera sans doute pas trop anodins :
« Art. 123. Tout concert de mesures contraires aux lois, pratiqué soit par la réunion d’individus ou de corps dépositaires de quelque partie de l’autorité publique, soit par députation ou correspondance entre eux, sera puni d’un emprisonnement de deux mois au moins et de six mois au plus, contre chaque coupable qui pourra de plus être condamné à l’interdiction des droits civiques et de tout emploi public pendant dix ans au plus. »
« Art. 124. Si par des moyens exprimés ci-dessus, il a été concerté des mesures contre l’exécution des lois ou contre les ordres du gouvernement, la peine sera le bannissement.
« Si ce concert a eu lieu entre les autorités civiles et les corps militaires ou leurs chefs, ceux qui en seront les auteurs ou provocateurs seront punis de la déportation ; les autres coupables seront bannis. »
« Art. 125. Dans le cas où ce concert aurait eu pour objet ou résultat un complot attentatoire à la sûreté intérieure de l’Etat, les coupables seront punis de mort et leurs biens seront confisqués. »
Il me semble, messieurs, que l’article 127 donnant au gouvernement tout le pouvoir dont il a besoin pour arrêter toute correspondance illicite, et les articles cités du code pénal donnant à cette disposition une sanction qu’on peut dire terrible, le premier paragraphe de l’article 89 devient inutile. Pourquoi donc conserver une disposition qui peut prêter à l’arbitraire, lorsque votre but est suffisamment atteint par un moyen meilleur ? Je crois que nous n’avons rien de mieux à faire que de supprimer ce paragraphe. Si tel n’est pas votre avis je crois, messieurs, que vous feriez sagement de renvoyer à la section centrale l’article et les amendements, afin qu’elle cherche à mieux rendre une pensée commune à tous et dont le mode d’expression excite seul le dissentiment qui partage cette assemblée.
M. le président. - Voici l’amendement qu’a déposé M. Ernst :
Au lieu de ces mots « que par l’entremise du gouverneur » qui se trouvent à la fin du premier paragraphe de l’article 89 placez ceux-ci : « sur des objets qui sortent de ses attributions. »
Le texte amendé serait alors ainsi conçu : « Aucun conseil provincial ne pourra se mettre en correspondance avec le conseil d’une autre province sur des objets qui sortent de ses attributions. »
M. Jullien. - M. le ministre de la justice a supposé que nous étions encore placés sous l’impression de la défiance qu’avait inspirée, à juste titre, l’ancien gouvernement ; pour le mettre tout à fait à son aise je lui déclarerai que, quant à moi cette impression est déjà bien loin, mais que je suis placé maintenant sous l’impression de la défiance que m’inspire le gouvernement actuel, défiance justifiée par ses actes.
Il ne faut pas que le ministre s’offense de mes paroles, parce qu’en fait de pouvoir je crains toujours les usurpations : tous les pouvoirs ont une tendance à usurper les uns sur les autres : ce n’est pas plus pour ce gouvernement que pour tout autre que je crains les usurpations ; et parce que le gouvernement se défend contre les empiétements des conseils provinciaux, nos nous défendons contre les empiétements du gouvernement.
On a cherché à vous faire peur, et peur de l’anarchie : si vous mettez les menottes au gouvernement, vous tombez dans l’anarchie ! C’est un bon auxiliaire que la peur ; le ministère s’en est déjà bien trouvé, et il voudrait user du même moyen ; mais à force d’avoir peur, certains poltrons finissent par avoir du courage ; et le ministre pourrait trouver du mécompte avec ses terreurs paniques qui réussissent une fois, et qui ne réussissent pas toujours… (Bruit, interruption.) J’appelle poltrons ceux qui ont peur ; et je n’ai pas peur.
Messieurs, on a parlé de l’article 108 de la constitution, et on a dit que la disposition de l’article de la section centrale rentrait dans les dispositions constitutionnelles.
Mais le paragraphe 5 de l’article 108 de la constitution admet simplement l’intervention du Roi et des chambres pour empêcher que les conseils généraux ne sortent de leurs attributions. Ceux qui ont posé cette restriction ont eu en vue les actes des conseils provinciaux, et non une simple correspondance ; et je ne vois pas dans le cas de correspondance de disposition constitutionnelle à appliquer.
On propose de mettre dans le paragraphe l’assentiment du gouverneur, la permission du gouverneur ; tous ces palliatifs sont insignifiants. La défiance injurieuse qu’on montre envers les conseils subsistera toujours ; car le bon plaisir ou la permission du gouverneur sont synonymes.
On a été jusqu’à appliquer aux conseils les pénalités du code criminel ; mais dans le code pénal il est question de coalitions ayant pour objet de troubler l’ordre public et point pour objet la question qui nous occupe.
On cite le code pénal ; je le citerai à mon tour. D’après l’article 227 il est défendu à tout ministre du culte de correspondre avec les puissances étrangères, même sur des matières de religion ; cet article porte une amende de 300 fr. et un emprisonnement qui peut aller à deux ans. Vous savez combien cette disposition a excité de réclamations quand on a discuté la constitution. On disait que cette disposition était une chose odieuse, une chose vexatoire...
Vous en avez fait justice dans votre constitution ; et vous avez laissé libre la correspondance de tout ministre du culte avec le souverain pontife. L’article a disparu de nos lois. Vous vous souvenez du procès scandaleux fait à l’évêque de Gand pour sa correspondance avec le chef de l’église, et vous savez comment l’opinion publique s’est prononcée dans ce cas : eh bien, faites un procès aux conseils provinciaux qui n’auront pas pris la permission de M. le gouverneur pour correspondre, traduisez les membres de ces conseils devant les tribunaux, et vous verrez ce qu’y gagnera le pouvoir central.
Le code pénal tombe ; les taches qui le défiguraient en disparaissent peu à peu ; en France on en a beaucoup diminué l’acerbité.
De quelque manière que nous envisagions la question, et sans entrer dans des détails qui peuvent rester étrangers à nos débats, il s’agit de savoir si les membres des conseils provinciaux correspondront entre eux par la poste ou par l’entremise du gouverneur. Voila la véritable difficulté.
Si vous craignez des dangers, admettez l’amendement proposé par M. Ernst : cependant je préférerais que le paragraphe disparût tout à fait.
Mais si la chambre se trouve portée, par des craintes que je ne partage pas, à admettre une mesure préventive, ce serait celle de M. Ernst que je préférerais.
M. Nothomb. - Il me semble que la question a fait des progrès. En examinant de près les deux amendements, même à travers les embarras de la discussion générale à laquelle on vient de se livrer, celui de M. Ernst et celui du ministre de l’intérieur, nous nous trouvons d’accord sur un point, c’est qu’il faut interdire la correspondance, dans certains cas, aux conseils provinciaux entre eux.
M. Ernst et le ministre de l’intérieur se servent des mêmes expressions ; ils s’accordent donc en ceci : la correspondance doit être interdite du moment qu’elle sort des attributions du conseil provincial ou qu’elle blesse l’intérêt général.
Reste une seule question, et ici les deux amendements diffèrent entre eux. Y aura-t-il quelqu’un juge du point de savoir si la correspondance est licite, oui ou non ? La constitution exige un juge ; elle exige l’intervention du Roi, ou bien l’intervention de son représentant, du gouverneur, ce qui est la même chose. Il va sans dire que le gouverneur en province, c’est le représentant du Roi. Ainsi, en vertu de l’article 108 de la constitution, il faut à l’égard de la correspondance l’intervention du Roi ou du gouverneur, pour juger si la correspondance ou un acte quelconque du conseil sort des attributions du conseil.
On me dira que cette intervention existe ; que le veto du gouverneur est établi en vertu de la disposition générale de l’article 127. Ici j’arrive à l’argumentation présentée par M. d’Huart et reproduite tout à l’heure par M. Dellafaille ; mais je crois que ce veto serait illusoire.
M. d’Huart nous a dit que toute correspondance suppose une résolution préalable ; cela peut être vrai jusqu’à un certain point ; cependant il est des déterminations assez fugitives, auxquelles il serait difficile de donner le nom de résolution.
Un membre du conseil peut, par exemple, proposer d’adresser une lettre déjà toute prête au conseil provincial voisin ; il faut quelques minutes pour se décider, et la lettre part.
Le gouvernement aura beau annuler l’acte, il aura beau user du droit de l’article 127 qui n’est pas voté, la correspondance n’en sera pas moins partie. L’acte est un fait consommé et en dehors de tout ce que peut faire le gouverneur. D’après cet aperçu il me semble que l’argumentation de M. Dellafaille n’a pas cette force qu’on aurait pu lui trouver d’abord.
Nous sommes d’accord sur un point, c’est que la correspondance de conseil à conseil doit être interdite quand elle sort des attributions du conseil et qu’elle blesse l’intérêt général. Reste à savoir si, dans ce cas, nous admettrons l’intervention du pouvoir exécutif. Si on soutient que cette garantie existe d’après l’article 127, je crois que c’est donner de l’extension à cet article ; cependant, si on le comprend ainsi, il faudrait alors exiger un temps moral nécessaire pour que le gouverneur ait connaissance de l’acte.
- Des voix. - Le gouverneur sera présent à la délibération.
M. Nothomb. - Il sera présent ; mais il n’aura pas eu le temps de réfléchir... Si l’on parvient à me démontrer que l’article 127 s’applique au cas dont il s’agit, je regarderai l’amendement de M. Ernst comme complet ; cet amendement combiné avec l’article 127 équivaudrait à l’amendement de M. Ernst.
M. Legrelle. - La garantie que l’on demande n’est pas dans l’art. 127, mais dans l’art. 126. Dès que le gouverneur est chargé seul de l’exécution des résolutions du conseil, comme il est dit dans cet art. 126, il me semble que la correspondance ne peut avoir lieu sans que le gouverneur en soit chargé.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Si l’on adopte l’article 126, la discussion se simplifie beaucoup. Il me semble que ceux qui adressent des reproches à l’article 89, les adresseront à l’article 126 ; et qu’ainsi il faut maintenant décider la question.
M. Dubois. - Je crois que la discussion est le résultat d’une erreur. En lisant l’article 126, j’ai pensé que le gouverneur devait dans tous le cas exécuter les résolutions du conseil. Ainsi, quand le conseil veut envoyer une lettre, il ne peut le faire sans l’intervention du gouverneur. Si ce principe est reconnu, je déclare que l’article 89, en discussion, est inutile.
J’admettrai l’amendement de M. Ernst, si l’on adopte l’article 126. Alors le paragraphe premier de l’article 89 devient superflu. Si la chambre n’est pas d’accord sur la corrélation entre les dispositions de l’article 126 et les dispositions du premier paragraphe de l’article 89, je demande le renvoi de ces dispositions à la section centrale.
M. Nothomb. - Ou bien l’admission simultanée de ces dispositions.
M. H. Dellafaille - Je répondrai à M. de Theux qu’il a mal compris ce que j’ai dit de l’article 127. J’ai dit que l’article 127 était un moyen beaucoup meilleur à appliquer que la disposition de l’article 81, et que si un conseil se permettait de violer la loi pour entrer en correspondance avec un autre conseil, la sanction se trouvait beaucoup plus efficace dans le code pénal.
M. de Theux, rapporteur. - Je m’étonne de la longue discussion à laquelle le premier paragraphe de l’article 89 a donné lieu ; en effet, messieurs, on est obligé d’en venir à reconnaître que ce paragraphe formule le même principe que l’article 126, à savoir que le gouvernement est seul chargé de l’exécution des délibérations prises par le conseil ; il y a identité entre les deux articles. On demandera pourquoi on a formulé le premier paragraphe de l’article actuel : c’est à cause du doute qui pouvait exister à l’égard de cette disposition. Je crois que du moment qu’on est d’accord sur le principe de l’article 126, on ne doit pas contester non plus l’article 89.
Le gouverneur est tenu de transmettre la correspondance du conseil lorsqu’elle ne sera pas contraire à la loi, qu’elle ne sortira pas des attributions du conseil, et qu’elle ne blessera pas l’intérêt général ; c’est à quoi tous les orateurs qui ont attaqué le paragraphe sont revenus.
On dit : vous avez la sanction de l’article 127. Il n’en peut être ainsi, le seul moyen d’exécution est de faire passer la correspondance dans les mains du gouverneur ; car cette correspondance ne se compose pas d’acte public comme il s’agit dans l’autre article.
En réalité, comment a-t-on pu trouver que la disposition de l’article 89 attentait aux libertés provinciales ? je suis encore à me demander comment les libertés pourraient être compromises. Il n’y a qu’un seul cas très rare, où le gouvernement empêcherait la correspondance, c’est celui où cette correspondance pourrait porter atteinte à l’intérêt public.
Je pense que vous adopterez le paragraphe dont il s’agit, son renvoi à la section centrale serait de la part de l’assemblée une défiance trop grande de son propre jugement. Si on veut adopter l’amendement de M. le ministre de l’intérieur qui correspond exactement avec l’esprit de ce paragraphe j’y consentirai volontiers. (La clôture ! la clôture !)
- La clôture est prononcée.
M. Dubois. - Je demande l’ajournement de l’article 81 jusqu’au vote de l’article 126.
- L’ajournement n’est pas adopté.
L’amendement de M. Ernst est mis aux voix et adopté. L’ensemble de l’article 81 est également adopté.
La séance est levée à quatre heures et demie.