(Moniteur belge n°19, du 19 janvier 1842)
(Présidence de M. Fallon)
M. de Renesse fait l’appel nominal à 1 heure et demie.
M. Scheyven donne lecture du procès-verbal de la séance d’avant-hier dont la rédaction est adoptée.
M. de Renesse fait connaître l’analyse des pétitions suivantes.
« Le conseil communal de Hamme (arrondissement de Termonde) adresse des observations en faveur du maintien du canton de ce nom. »
- Sur la proposition de M. de Terbecq, cette pétition est renvoyée la commission chargée de l’examen du projet de loi sur la circonscription cantonale.
« Les conseils communaux du canton de Peer adressent des observations sur le projet relatif à la circonscription cantonale. »
- Renvoi à la même commission.
« Des habitants et propriétaires de la commune de Middelburg (Flandre orientale) demandent la prompte construction du canal le Zelzaete. »
- Renvoi à la commission chargée de l’examen du projet.
« Sept rouliers demandent une prompte révision de la législation sur le roulage, et qu’en attendant il soit permis aux voituriers de charger à volonté. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Henri-Frédéric Ehrlich, négociant à Bruxelles, né à Dalken (Prusse), demande la naturalisation.
« Le sieur Théodore-Albert Van Sprang, sous-lieutenant major de place, né à Middelbourg (Zélande), demande la naturalisation.»
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
M. le président. - M. le ministre se rallie-t-il au projet de la commission ?
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, la section centrale propose deux amendements. Le premier consiste à réduire le droit sur les fils simples de la première classe de 16 à 12 francs. Le gouvernement ne peut pas se rallier à cet amendement. Le deuxième consiste à retrancher le dernier paragraphe des observations inscrites en marge du tarif qui forme l’art. premier. Les exceptions qui précèdent, y est-il dit, n’auront force que pendant l’année 1842. Toutefois, en cas de nécessité reconnue, le gouvernement est autorisé à user de la même faculté, pendant les deux années subséquentes.
C’est-à-dire que, d’après le projet qu’il a présenté, le gouvernement pourrait pendant trois ans, d’année en année, autoriser, par exception, l’entrée sans droit des fils de Westphalie et de Brunswick ainsi que l’entrée des fils de chanvre et de lin de Russie, des numéros 1 à 7.
La section centrale propose de retrancher le dernier paragraphe dont je viens de donner lecture, de manière que l’autorisation donnée au gouvernement serait indéfinie. Nous pourrons admettre cette autorisation indéfinie donnée au gouvernement, mais sous certaines garanties, que je crois indispensables. Ces garanties consisteront à exiger que, chaque fois, l’exception ne soit faite que pour un an et ne puisse être renouvelée que pour un an, le tout par un arrêté royal motivé.
Je proposerai donc, quant au deuxième amendement, de ne pas retrancher purement et simplement le paragraphe dont il s’agit, mais de le remplacer par la disposition suivante
« Les exceptions de cette nature ne pourront être faites ni renouvelées que pour un an et par arrêté royal motivé. »
De plus, il sera nécessaire d’introduire, dans le paragraphe, le mot annuellement après le mot déterminera.
Messieurs, il vous a été distribué hier une pétition concernant la loi dont nous allons aborder la discussion. Je crois devoir vous donner lecture d’une lettre qui se rattache à cette pétition. Vous aurez vu dans ce mémoire qu’il est question de relations qui se sont établies entre le pétitionnaire et les fabricants de Gand, la société linière gantoise entre autres. Il est nécessaire, pour éclaircir les faits, que je vous donne lecture d’une lettre de l’administration de la société linière gantoise. Cette lettre sera insérée au Moniteur, vous pourrez la lire en même temps que la pétition.
Elle est ainsi conçue
« Gand, le 12 novembre 1841.
« Monsieur le président,
« Nous avons l’honneur de vous accuser la réception de votre lettre du 5 courant.
« En réponse, nous vous adressons copie de la lettre de M. Kums, en date du 13 octobre dernier.
« Vous serez convaincu, comme nous l’avons été par la lecture de cette lettre, que l’intention de M. Kums n’était pas de traiter sérieusement avec nous, mais de nous poser une série de questions dont la réponse devait, dans ses prévisions, servir à corroborer un système de réclamations non fondé auprès du ministre de l’intérieur.
« En effet, M. le président, nous ne faisons pas et nous n’avons jamais fait des fils de chanvre ; nous ne sommes même pas outillés pour les faire et M. Kums le savait bien. Quant aux fils de lin ou d’étoupes de Riga, nous n’hésiterions pas à contracter avec M. Kums pour tout ce qui convient à sa fabrication, et nous sommes persuadés que nous pourrons établir ces fils aux mêmes prix qu’en Angleterre ; mais ce qui prouve que les démarches de M. Kums ne sont pas sérieuses, c’est qu’il s’est constamment refusé à nous adresser des échantillons, nous laissant ainsi dans l’impossibilité de juger des qualités, et par suite, de faire nos calculs relativement aux prix de revient.
« Depuis nous avons eu la visite de M. Gysels, d’Anvers, l’un des principaux intéressés dans les réclamations adressées au gouvernement contre l’arrêté sur les fils.
« Nous avons eu une longue conversation avec lui, et nous avons pu, plus que jamais, nous convaincre combien toutes ces réclamations étaient peu fondées, puisqu’il nous a avoué qu’il vendait les fils d’étoupes, n° 6, en raison de 54 centimes le demi-kil., tandis que nous n’avons jamais vendu le même numéro que 45 fr. le paquet de 46 kilog. avec 6 p. c. d’escompté, de sorte que M. Gysels trouvait à la revente un bénéfice de 10 p. c. Un négociant qui peut réaliser une opération qui lui donne un pareil bénéfice n’est pas, nous semble-t-il, déjà tant à plaindre.
« Toutefois comme M. Gysels que nous avons conduit dans nos magasins, semblait adopter le même système que M. Kums, c’est-à-dire, d’insister pour obtenir les qualités qu’il savait que nous ne possédions pas et principalement les fils de chanvre dont il disait avoir absolument besoin, nous lui avons fait une proposition très avantageuse, mais qu’il s’est bien gardé d’accepter ; nous lui avons offert de monter immédiatement les mécaniques pour faire tel genre le fil qu’il pourrait désirer, et de telle matière première qu’il jugerait convenable, nous engageant même à travailler à la façon, lui laissant la faculté de fournir lui-même la matière première ; et, comme nous avons la certitude que nos prix de revient ne sont pas plus élevés qu’en Angleterre, il en résulterait que ces messieurs obtiendraient leurs fils au moins aux mêmes prix que dans les fabriques de l’Ecosse où ils disent se pourvoir.
« Quant à la contradiction que vous croyez remarquer dans nos prix elle n’est, comme vous le dites fort bien, qu’apparente ; M. Kums nous a demandé nos prix, nous les lui avons indiqués, bien entendu sur les fils que nous faisons d’habitude, avec des étoupes de toute première qualité ; jamais nous n’avons reçu des observations sur ces prix, et jamais nous n’avons pu satisfaire aux demandes qui nous étaient faites.
« Certainement, si M. Kums se contente d’une matière première de qualité inférieure et, partant, d’un prix moins élevé, nous pourrions coter le prix en conséquence, mais pour cela il eût fallu que M. Kums nous fît voir ses échantillons, et il s’y est constamment refusé, malgré toutes nos instances.
« Nous persistons, en conséquence, à croire que les fabriques du pays sont capables de fournir à M. Kums les fils dont il a besoin, aux mêmes prix que les fabriques de l’Angleterre, la matière première étant la même, et qu’ainsi il n’y aurait aucun motif d’accueillir sa demande.
« Agréez, monsieur le président, l’assurance de notre parfaite considération.
« L’administrateur,
« L’agent général,
« Signé, L. DE POORTER. »
Messieurs, je demande pardon si j’ajoute encore quelques observations. Trois réclamations ont été adressées au gouvernement, l’une de la part des fabricants de Turnhout, la seconde par quelques fabricants de Bruges, et la troisième pas M. Kums.
Aux deux premières réclamations il est fait droit par l’exception A, qui concerne les fils de Westphalie et de Brunswick. Le gouvernement est autorisé à accorder l’entrée libre des fils de Westphalie et de Brunswick, dont les fabricants de Turnhout et certains fabricants de Gand ont besoin. A la troisième, il est fait droit par l’exception B. Le gouvernement est autorisé par cette exception à permettre la libre entrée des fils de lin et de chanvre de Russie, du n° 1 à 7. Ce sont les fils qu’il faut à M. Kums.
L’arrêté royal du 26 juillet 4841, je l’avoue, ne renfermait pas cette exception. M. Kums a été mis en rapport avec la commission d’enquête ; et la commission d’enquête m’a fait savoir qu’une exception d’une année satisferait M. Kums. J’ai été plus loin ; j’ai demandé l’autorisation de continuer l’exception pendant trois ans. Nous allons maintenant plus loin ; la section centrale propose de donner au gouvernement une autorisation indéfinie qui n’aura que la restriction de l’amendement que j’ai proposé. Le gouvernement ne pourra établir les exceptions dont il s’agit qu’annuellement et par arrêté royal motivé.
Vous voyez la différence, qu’il y a entre ma proposition et celle de la section centrale. Par le projet de la section centrale, l’abstention du gouvernement suffirait pour que l’exception, une fois faite, continuât. Au contraire par le projet amendé que je propose, l’abstention du gouvernement fait tomber l’exception. Il faut un acte formel pour qu’elle soit renouvelée d’année en année, il faut qu’elle soit renouvelée par arrêté royal motivé, ce qui suppose que, chaque fois, il y aura une nouvelle enquête. J’ai donc lieu de croire qu’au moyen de ce nouvel amendement on fait droit aux réclamations dont l’arrêté royal du 26 juillet 1841 avait été l’objet.
M. le président. - La parole est à M. de Nef.
M. Rogier. - Je demande la parole pour adresser une interpellation à M. le ministre de l’intérieur.
Dans le rapport de la section centrale il est dit que le gouvernement n’a pas pu produire encore le relevé des importations en fils qui ont eu lieu en octobre, novembre et décembre. Il serait important que la chambre fût en possession de ces renseignements ; il est indispensable qu’elle connaisse quels ont été les effets de l’arrêté du 26 juillet sur les importations de fils, et quelle a été l’importance de nos exportations pendant ce dernier trimestre. Je crois que le gouvernement doit être maintenant en mesure de faire cette communication à la chambre.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - J’ai demandé ces renseignements au ministre des finances, je vais renouveler ma demande.
M. de Nef. - Si le gouvernement n’était pas venu reconnaître lui-même la nécessité d’affranchir de tout droit, au moins pour un temps plus ou moins prolongé, l’introduction des fils de Westphalie, qui sont indispensables pour la trame des coutils, et des fils de Brunswick, pour la chaîne de ladite étoffe, fils, qui dans le temps actuel sont moins chers que les fils indigènes, on eût désespéré du maintien des fabriques de coutils, qui jadis ont fait en France la réputation de la Campine, et qui aujourd’hui sont réduites à ne pouvoir plus supporter la charge la plus minime ; j’aurais alors dû entrer dans des détails assez minutieux pour vous démontrer que le droit, tel qu’il était réglé par l’arrêté du 26 juillet, ne pouvait plus continuer à subsister.
Quiconque, en effet, a quelques notions sur les fabriques en Belgique devra convenir que pas un seul genre de fabrication n’a autant souffert depuis vingt-cinq ans que celui des coutils.
Lors de la réunion de la Belgique à la France, environ quatre cinquièmes de ces fabricats se plaçaient dans ce dernier pays avec la plus grande facilité ; les départements qui composent aujourd’hui notre royaume en consommaient et en consomment encore aujourd’hui fort peu, parce que l’on y préfère généralement les matelas aux lits de plumes ; depuis 1814, il ne restait presque plus d’autre débouché que celui de la Hollande ; et cette dernière ressource aurait encore été inévitablement enlevée, si l’effet désastreux résultant de l’arrêté du 26 juillet ne venait à cesser par le rejet du projet en discussion, ou du moins si, en cas d’adoption, le gouvernement n’était pas autorisé à accorder la libre entrée des fils de Westphalie et de Brunswick pour la fabrication des coutils, afin de rendre possible aux fabricants la concurrence avec ceux d’Elberfeld ; en effet, le moindre droit perçu sur un genre de fil indispensable pour la trame et un prix plus élevé des fils indigènes que celui des fils de Brunswick pour la chaîne rendraient impossible la concurrence avec tels fabricants d’Elberfeld , etc., qui n’ont aucun droit à payer de ce chef.
C’est au point que si cet arrêté avait continué à subsister, des fabricants distingués étaient décidés les uns à cesser leurs travaux et les autres à transporter leur industrie en Hollande, ce qui aurait privé une quantité d’ouvriers de leurs seuls moyens de subsistance. En me persuadant que vous prendrez en considération aussi la proposition concernant les fils, pour la confection des toiles à voile, je vous demanderai messieurs, d’autoriser le gouvernement, qui en a reconnu l’impérieuse nécessité, à accorder aux fabricants de coutils la libre entrée des fils de Westphalie et de Brunswick, afin qu’ils soient mis dans la possibilité de soutenir la concurrence avec les fabricants étrangers affranchis de cet impôt ; et qu’ainsi je puisse m’abstenir pour le moment de vous proposer des primes pour l’exportation, afin que l’émigration soit prévenue et que des fabriques, qui ont subsisté depuis plusieurs siècles, ne soient pas exposées à une chute certaine, chute qui serait à jamais une tache pour le pays et qu’il faut à tout prix savoir éviter, lorsqu’il en est encore temps.
M. Peeters. - Si le projet de loi qui nous occupe était destiné à procurer de l’ouvrage à ces nombreuses fileuses des Flandres, nous le voterions tous par acclamations comme nous avons voté naguère un subside de cent mille francs pour ces malheureuses au sort desquelles le pays entier s’intéresse, mais, messieurs, croyez-moi, il n’en est pas ainsi ; je suis persuadé, au contraire, que le projet de loi, s’il est adopté est destiné à porter le dernier coup à cette malheureuse industrie, sans lui laisser le temps de l’agonie.
Il me paraît absurde de vouloir prétendre que nos fileuses à la main, qui n’ont pu concourir avec les filatures à la mécanique de l’étranger obligé de venir chercher ici le lin ou la matière première en nous rapportant la matière fabriquée, et ayant par conséquent deux frais de commission et de transport à payer, puissent lutter avec les filatures à la mécanique à l’intérieur.
Ce qui prouve à l’évidence, selon moi, ce que j’avance, c’est qu’au moment où la protection si élevée de 10 p. c., qu’on nous demande par une loi, existait déjà par arrêté, les députés des Flandres au lieu d’un subside de dix mille francs pétitionné par le gouvernement, ont demandé et obtenu de la chambre un subside de cent mille francs pour leurs fileurs à la main, un tel vote serait-il explicable si la protection en question avait pu favoriser cette industrie ?
Tout ce qui précède doit nous convaincre que le projet de loi qui nous occupe est exclusivement destiné à favoriser les filatures à la mécanique.
Je vous le demande, messieurs, y a-t-il un si grand avantage pour le pays, de voir filer par des mécaniques belges le lin filé aujourd’hui par des mécaniques anglaises ou autres, surtout en anéantissant par cette mesure nos fabriques de tissus si anciennes, qui, par l’état de souffrance où elles se trouvent, ont tant de titre à notre sollicitude et notre protection, comme vous l’a prouvé avec tant de conviction mon honorable ami M. de Nef ? Le fil n’est-il pas la matière première pour nos tisserands, qui doivent pouvoir se le procurer à bon marché et bien perfectionné pour que leurs tissus puissent concourir aux marchés étrangers.
Prenez-y garde, messieurs, nos filateurs de lin à la mécanique assurés du marché intérieur et délivrés de la concurrence étrangère par des droits protecteurs si élevés, ne seront plus forcés de chercher à faire tous les progrès possibles ; mais ils tâcheront de fabriquer beaucoup, et avec beaucoup de bénéfice ; le nombre de ces fabriques, qui vont déjà très bien en Belgique sans protection, augmentera considérablement, et bientôt le trop plein, dont on se plaint en Angleterre, se fera sentir chez nous ; l’on criera à la fraude, car rien n’est plus facile que les accusations ; l’on viendra vous demander l’estampille où l’on transformera la Belgique en un vaste camp de douaniers. Pour éviter tous ces inconvénients qui me paraissent inévitables, je me vois forcé de combattre le projet de loi qui nous occupe, d’autant plus que, d’après les explications que vient de nous donner M. le ministre, l’exception en faveur des coutils de Turnhout ne serait certaine que pour une année. Je ne sais pas pourquoi la protection qu’on veut accorder aux filatures des lins, qui prospèrent déjà sans protection, devrait durer plus longtemps que celle qui est impérieusement demandée par les fabricants de coutils, afin d’éviter l’émigration certaine de cette industrie.
M. Rodenbach. - Je répondrai deux mots à l’honorable préopinant. Certes, dans les Flandres, on ne croit pas que cette protection de 10 p. c., qu’on se propose d’accorder sur les fils, soit une protection efficace pour l’industrie linière. Non certes, nous ne nous y attentions pas. Sous peu de jours, nous nous proposons de présenter un projet de loi tendant à imposer le lin à la sortie.
Je sais que les effets de cette protection de 10 p.c. sur le fil serait ressentis immédiatement par la filature à la mécanique, mais nos 300,000 fileuses en éprouveront aussi quelques heureux effets. Je ne dis pas que les résultats seront considérables, mais qu’ils seront sensibles, car moins il entre de fil en Belgique, plus leur position s’améliore. L’honorable préopinant voudrait qu’on laissât entrer les fils anglais sans droit ; il est évident que plus il entrera de fil étranger dans le pays, même de fil à la mécanique, plus on empirera la position des fileuses à la main.
Je dois répondre à une autre observation de l’honorable préopinant. Il faudrait que la protection pour les fabricants de Turnhout fût perpétuelle…
M. Peeters. - Durât aussi longtemps qu’elle sera nécessaire.
M. Rodenbach. - Mais le ministre nous a fait entendre que tous les ans on examinera s’il est nécessaire de maintenir la protection, et que, dans ce cas, on la maintiendra pour l’industrie de Turnhout et de Bruges, ainsi que pour les fils de Russie.
Ainsi donc, je trouve que c’est une grande facilité, une grande protection qu’on accorde à Turnhout et à Bruges.
Nos filatures à la mécanique sont en progrès ; elles n’ont pas besoin de protection. La mécanique est protégée par elle-même. Plus elle avancera, plus elle diminuera la main-d’œuvre dans le pays. D’un autre côté, la population augmente, et les trois cent mille fileuses qui doivent vivre de la fabrication du fil, je ne sais quel travail elles pourront faire quand la mécanique les aura remplacées. Mais puisqu’on ne peut pas repousser la mécanique, toutes les industries ayant le droit de s’établir sous un gouvernement constitutionnel, on ne peut pas non plus dire qu’il faut anéantir les industries existantes. Je crois donc que le projet du ministère est très acceptable. Loin de croire qu’il sera nuisible à l’industrie de nos tisserands et de nos filateurs, je pense qu’il leur sera favorable. Je donnerai donc mon assentiment au projet de loi présenté par le gouvernement.
M. Peeters. — En supposant même un instant que la protection est nécessaire pour les fils de lin, je ne sais pas pourquoi l’on devrait la voter pour un terme plus long que celui que nous demandons pour l’exception en faveur des fils nécessaires pour la fabrication des coutils et autres tissus, si vous ne voulez qu’une exception d’une année pour les coutils.
Les mêmes motifs doivent vous engager à ne voter la loi que pour une année.
Si les motifs allégués par l’honorable préopinant existent encore l’année prochaine, le législateur pourra proroger la loi ; pour le moment la protection qu’on veut accorder aux filateurs de lins ne doit pas durer plus longtemps que celle demandée par les fabricants de coutils.
M. Desmet. — Je m’abstiendrai de répondre maintenant à plusieurs observations des honorables préopinants, ma réponse devant mieux trouver sa place dans la discussion sur les détails du tarif. Mais je désire répondre maintenant à l’honorable M. Peeters, qui s’est plaint de ce que le gouvernement entrait dans une voie de protection pour notre industrie.
Je sais que le gouvernement a exprimé cette intention : mais je trouve que nous devons en éprouver un certain contentement.
N’est-il pas temps, messieurs, que nous sortions de cette voie désastreuse, de cette liberté illimitée de commerce ? N’est-il pas temps que nous songions à protéger le travail national ? De tous côtés nous voyons que les nations protègent l’industrie et le commerce chez elles. N’avons-nous pas assez longtemps été dupes de ce système utopique qu’on a suivi ici depuis la révolution ? Nous devons être très satisfaits que le cabinet actuel voie clair et pose un commencement de protection pour l’industrie nationale. C’est le seul moyen de nous conserver. Je le dis avec la plus intime conviction, si ce malheureux système de liberté avait dû continuer, vous eussiez perdu entièrement la Belgique.
La mesure qu’on vous propose n’est pas, je le sais bien, très importante, mais c’est un heureux commencement, et elle fera quelque bien à nos fileuses. Mais ce dont nous avons absolument besoin, c’est l’agrandissement de notre marché. Et comment pourrez-vous l’obtenir, si vous ne prenez des mesures contre les industries étrangères ? Vous laissez tout entrer, vous ouvrez vos portes à tout le monde ; vous donnez aux autres nations tout ce dont elles ont besoin ; quand elles auront tout ce qu’elles désirent, ne vous mettez pas en tête qu’elles vous accorderont quelque chose. Mais si vous voulez obtenir quelque chose de vos voisins, fortifiez votre tarif ; mettez de forts droits sur les produits étrangers qui font concurrence. Alors vous obtiendrez des concessions. Il n’y a que ce moyen-là : c’est le seul, c’est l’unique ; mais dépêchez vous à le mettre en usage, il y a nécessité. Quand vos rivaux verront que vous le pensez sérieusement, que vous fermez vos portes à eux, ils ouvriront aussi leurs portes, et ainsi, en agrandissant le marché commun, vous combattrez avec plus de facilité l’ennemi commun, qui, à lui seul, veut envahir tous les marchés.
M. Rogier. - La discussion de cette loi est venue d’une manière un peu inattendue, au moins pour moi. Je n’ai pas eu le temps de me préparer convenablement à la discussion. Je ne puis cependant m’abstenir de présenter quelques observations générales qui m’ont été suggérées par l’arrêté du 26 juillet et par le projet de loi qui en été la suite.
J’ai lu avec beaucoup d’attention l’exposé des motifs du projet de loi : il a été puisé, pour la majeure partie, dans le rapport très remarquable de la commission d’enquête linière. J’avoue toutefois qu’en lisant les observations de cette commission, j’ai été constamment ballotté dans le doute.
Les raisons qu’elle donne pour le maintien de l’ancien tarif sont même, je dois le dire, plus fortes que les raisons en faveur d’un changement de tarif. En définitive, la commission a résumé les motifs de l’augmentation du tarif dans ces conclusions :
« Nous avons pensé, dit-elle, qu’il fallait fournir au gouvernement et aux chambres l’occasion de jeter un regard de consolation sur les classes qui souffrent. » C’est donc une espèce de palliatif, de remède moral que la loi aurait pour but d’apporter à certaines classes souffrantes de la société. A ce titre, je n’ai pas besoin de dire que je m’associe à tout ce qui tend à un pareil but et surtout à un pareil résultat, mais je crois que, tout en voulant consoler la classe malheureuse, il ne faut pas involontairement la tromper. Or, dans mon opinion, les effets de la loi seront entièrement nuls quant à la classe ouvrière, qu’on veut protéger, c’est-à-dire à la classe des fileuses, dont le nombre est porté, je pense, à 280,000. La classe des fileuses a depuis quelques années, dit-on, vu restreindre son travail. Quelle eu a été la cause ? Est-ce l’importation toujours croissante des fils étrangers ? Nullement. La cause, s’il y a eu restriction dans le travail, provient uniquement des fils du pays même, et de ce que les filatures à la mécanique sont déjà nombreuses. Voilà la cause de la restriction du travail des fileuses, si restriction il y a.
Je dis que l’importation des fils étrangers, loin de suivre un mouvement ascensionnel, a suivi un mouvement contraire depuis quelques années. Les tableaux joints au projet du gouvernement et au rapport de la section centrale en font foi. C’est ainsi que les importations de fils étrangers, qui s’étaient élevées
en 1838 à 1,759,888 fr., sont descendues,
en 1839, à l,181,098 fr., et se sont un peu relevées en 1840, sans atteindre le chiffre de 1838 et pour le premier semestre de 1841, ces importations de fils étrangers ne se sont élevées qu’à 577,000 fr.
Au contraire, les exportations de fils indigènes ont toujours été croissantes depuis 1837. Voici le chiffré de ces exportations.
1857, fr. 1,154,868
1838, fr. 1,324,197
1839, fr. 1,580,596
1840, fr. 2,249,814
Premier semestre de 1841, fr. 1,884,814
Ce dernier chiffre excède de 1,300,000 fr. celui des importations pendant la même période.
Je regrette de ne pas avoir le chiffre de nos exportations pendant les six derniers mois ; nous l’avons seulement pour le trimestre de juillet ; là encore nous voyons que, pour les 9 premiers mois de 1841, nos exportations sont déjà supérieures aux exportations des années précédentes.
Pour les neuf premiers mois de 1841, nos exportations s’élèvent déjà à 2,500,000 de francs.
Quant à nos importations, pendant les trois mois de juillet à octobre, elles sont insignifiantes. Si nous devons nous en rapporter au tableau de la section centrale, elles ne s’élèvent plus qu’à quelques milliers de kilog. L’importation des fils étrangers est donc pour ainsi dire éteinte.
Ainsi, en accordant une protection au fil indigène, vous ne viendriez pas au secours de la filature à la main ; vous donneriez une extension au fil fabriqué à la mécanique ; et plus vous favoriserez ce dernier moyen de production, plus vous frapperez l’autre moyen ; de telle manière que, pour éteindre entièrement le travail des 280,000 fileuses, il suffira que quelques milliers de broches soient introduites, grâce au nouveau système.
Quant au taux du droit lui-même, s’il s’élève réellement à dix p. c., en principe, je n’y suis pas contraire ; j’ai toujours soutenu dans cette enceinte qu’il fallait donner le plus de facilité, le plus de liberté possible à nos relations commerciales ; j’ai toujours dit que jamais je ne serais contraire à un droit protecteur qui ne dépasserait pas 10 p. c. de la valeur.
Mais, lorsque j’ai professé ces principes d’économie politique, lorsque j’ai dit que j’admettais en principe le droit de 10 p. c. à la valeur, c’était à condition que ce fût pour une industrie qui en eût besoin. Mais, lorsqu’une industrie ne le réclame pas, je ne vois pas pourquoi on le lui donnerait ; or, l’industrie que votre loi aura pour effet de protéger, ne réclame pas cette protection. Les filatures à la mécanique sont, d’après le rapport, au nombre de 11 dans le pays. Il est vrai que deux sociétés de Gand ont réclamé un droit protecteur ; mais je ne vois, dans le rapport de la section centrale, la demande d’aucune autre société. Loin de là, toutes ont déclaré, dans l’enquête, qu’elles étaient dans un état très satisfaisant, et qu’elles pouvaient soutenir la concurrence avec l’étranger ; elles ne l’auraient pas déclarées que les faits l’auraient prouvé pour elles, puisque nos exportations ont toujours été croissantes depuis 1838. Ainsi, en fait, les nombreuses sociétés qui se sont formées sous le régime de l’ancien tarif n’ont pas besoin d’une protection plus forte, puisque, de leur aveu, elles prospèrent sous l’ancien tarif.
Quels sont donc les motifs qui ont déterminé le ministre de l’intérieur à faire un usage peu légal, selon moi, de l’art. 9 de la loi de 1822 ? La réclamation isolée des deux sociétés linières de Gand, appuyées par 5 ou 6 lignes de la chambre de commerce de la même ville.
Quant aux fileuses, si elles ont réclamé un droit protecteur, c’est que, dans leur ignorance, elles ont confondu les effets de l’importation des fils étrangers avec ceux de la production des fils indigènes. C’est surtout cette production qui a été fatale à la filature à la main, si tant est que la filature à la main soit restreinte.
La commission d’enquête linière semble avoir été guidée par deux motifs en proposant le tarif auquel le gouvernement s’est rallié : d’abord, elle a mis en avant l’intérêt du trésor ; sous ce rapport le but de la loi ne sera pas atteint ; car l’arrêté du 26 juillet dernier, que la loi doit ratifier, ayant pour ainsi dire empêché toute importation, il en résulte que les droits perçus de ce chef ont été nuls et que le trésor n’y gagne rien.
Le second motif, c’est pour préserver la Belgique contre les effets d’un encombrement de fils anglais. En cas de crise, dit-on, l’Angleterre déversera sur notre pays les fils qui encombrent ses marchés. Pour se préserver de ce danger tout éventuel, tout spécial, tout exceptionnel, il faut que dès maintenant et à toujours, on augmente le tarif de 10 à 15 p. c.
Eh bien, messieurs, ce tarif, tel qu’il est formulé aujourd’hui, ne préserverait pas la Belgique de ce danger d’encombrement. Car si la crise est tellement forte en Angleterre, qu’elle doive se débarrasser à tout prix, ce ne serait pas un droit de 10 p. c. qui empêchera le fil anglais d’être déversé sur votre marché.
Opposez à cet encombrement une prohibition bien franche, et vous n’aurez plus à craindre ce danger.
Non seulement vous n’empêcherez pas ce déversement par votre droit de 10 p.c., mais, d’après la commission elle-même, vous n’empêcheriez pas les importations. Voici, messieurs, ce que la commission a répondu à cette objection assez forte encore, que je n’ai pas fait valoir, mais qui a aussi sa valeur, qu’on courrait ici le danger de mécontenter les puissances étrangères en frappant leurs produits d’un droit nouveau ; la commission déclare qu’elle s’est convaincue en Angleterre que le droit ainsi limité n’empêcherait pas les opérations de l’Angleterre sur le continent.
Ainsi, messieurs, si ce droit, tel qu’il est établi, n’a pas pour effet de suspendre les opérations régulières de l’Angleterre avec le continent, à plus forte raison n’aurait-il pas pour effet d’empêcher les opérations irrégulières, c’est-à-dire, le déversement à tout prix des produits de l’Angleterre sur nos marchés.
Ce que je reprocherais donc à la loi actuelle, ce serait de manquer en quelque sorte de but utile, tandis que, dans mon opinion, elle renferme plusieurs inconvénients plus ou moins graves.
Le fil, messieurs, est le produit du lin qui en est la matière première ; mais à son tour et fil devient la matière première de la toile. Si, par une protection de tarif, nous augmentons le prix du fil, il s’ensuit, par une conséquence presque nécessaire, que nous augmenterons le prix de la toile. Je ne parle pas des conséquences fâcheuses de cette augmentation pour la consommation intérieure. Cependant cette circonstance n’est pas à dédaigner. Il importe assez que le prix de la toile pour la consommation intérieure soit maintenu à un taux modéré.
La conséquence de cette augmentation sur l’exportation me paraît plus sérieuse. Nous avons certaines peines à lutter à l’étranger avec les toiles étrangères. Mais, messieurs, le moyen de pouvoir soutenir la concurrence avantageusement à l’étranger avec les toiles étrangères, ce n’est pas d’augmenter les prix des nôtres ; ce serait de travailler à diminuer ces prix. Or, ce n’est pas en augmentant le prix des fils, matière première de la toile, que vous parviendrez à diminuer le prix de la toile.
En second lieu le fil étranger introduit dans notre pays en quantité modérée comme il l’était, ne peut, suivant moi, que forcer nos industriels à faire des efforts constants, pour chercher à soutenir la concurrence dans le pays même contre les fils étrangers, à suivre la loi du perfectionnement et du progrès. Si les fils indigènes n’ont plus à lutter contre la concurrence étrangère dans le pays même, il est à craindre que nos fabriques ne se ralentissent de leur premier élan.
Voyez ce qui est arrivé sous l’ancien tarif. Sans droits protecteurs un peu sérieux ; onze filatures à la mécanique ont trouvé le moyen de s’élever et de prospérer ; l’aveu s’en trouve partout. Eh bien ! n’est-il pas à craindre que si toute espèce de concurrence vient à disparaître de la part de l’étranger, ces manufactures ne fassent plus les mêmes efforts pour soutenir la lutte et rester maîtresses du marché ?
Je n’examinerai pas un autre côté de la question, qui cependant a aussi sa gravité. Je sais qu’en ces sortes de matières il faut toujours avoir soin de faire des réserves en parlant. Ainsi je dirai, que pour ma part, je suis grand partisan du développement raisonnable de l’industrie. Mais je me demande s’il serait bien avantageux au pays en général que les manufactures de lin à la mécanique prissent une extension exagérée et quant à la consommation intérieure et quant à l’exportation. Or, messieurs, je le répète, quelque partisan que je sois d’une sage extension de l’industrie, j’aurais quelque crainte de voir cette extension poussée à l’excès. Cependant si déjà, sous l’empire du tarif ancien, onze filatures à la mécanique ont pu s’élever et prospérer, n’est-il pas à craindre qu’avec un droit plus élevé, ce nombre ne vienne à augmenter dans une progression trop considérable, de telle sorte, messieurs, que plus tard la crise qui se présente en Angleterre et dans d’autres pays, ne vienne également à se produire dans ce pays-ci qui, vu ses limites étroites, n’a pas même les ressources qu’ont les manufactures anglaises quant à la consommation.
Enfin, messieurs, chaque jour on réclame des relations de commerce plus suivies, plus intimes avec les nations voisines. Chaque jour on pousse le gouvernement à essayer des traités de commerce, soit avec la France, soit avec l’Allemagne, soit avec d’autres pays. Eh bien, messieurs, il me semble que ce n’est pas bien choisir le moment pour augmenter notre tarif que de prendre celui où vous voulez faciliter nos relations avec les pays voisins.
Car enfin, je suppose que vous ayez à former des relations plus suivies, plus intimes avec l’Allemagne, par exemple. Eh bien, là, messieurs, l’industrie linière n’est pas protégée de la même manière que vous voulez protéger la vôtre aujourd’hui. Le tarif prussien est bien plus libéral que le tarif qu’il s’agit d’introduire. Et cependant nous ne voyons pas que l’industrie linière prussienne soit à l’état de décadence.
Vous allez créer des intérêts nouveaux, accorder une protection nouvelle à ces intérêts. Eh bien ! si vous avez à traiter avec une nation voisine qui n’ait pas le même tarif que vous, qui en ait un moins élevé, il arrivera que ces intérêts aujourd’hui protégés feront une résistance peut-être invincible aux modifications, aux adoucissements que votre tarif devrait subir pour arriver à un traité de commerce avec ce pays voisin.
Voyez ce qui se passe en France. En France quels sont aujourd’hui les principaux obstacles à un arrangement commercial avec la Belgique et ce pays ? Ce sont précisément tous ces intérêts protégés qui s’opposent à ce que le tarif baisse.
Plus vous introduirez de protections dans votre tarif, et plus il vous deviendra difficile, dans la suite, d’arriver à des arrangements commerciaux avec les pays où le tarif est moins élevé que chez vous.
Je sais fort bien qu’il a été quelquefois dit qu’il était utile d’élever notre tarif pour avoir des compensations à offrir aux pays étrangers. Mais on oublie que des protections, une fois admises dans un tarif, ne peuvent plus en sortir quand on est en présence de l’intérêt privé qui a le privilège de frapper plus fort et de parler plus haut que l’intérêt général.
Je regrette donc, messieurs pour ma part, que le projet de loi ayant pour but de légaliser l’arrêté du 20 juillet dernier, ait été présenté. Je crois que cet arrêté n’a pas un caractère d’utilité ni l’opportunité suffisants pour être transformé en loi.
A ce projet de loi est venu s’enjoindre un nouveau qui ne semble pas s’y rattacher très directement. Il s’agissait ici de favoriser le fil indigène, et je vois que, par l’autre projet, on parle de favoriser les rubans, les coutils et étoffes à pantalon. Le gouvernement ne s’était pas expliqué sur ce projet dans son rapport. Il a dit, au contraire, qu’il n’a pas cru devoir comprendre dans son projet de loi des dispositions relativement à la passementerie et à la rubanerie, aux coutils et aux étoffes pour pantalon ; qu’il a surtout été arrêté par une question d’opportunité.
Je ne sais pas si cette question d’opportunité existe encore ; j’attendrai les explications de M. le ministre de l’intérieur sur ce point.
J’attendrai également le complément du tableau des importations et des exportations que j’ai demandé pour la fin de 1841.
Quant aux exceptions qu’il s’agit d’introduire en faveur de certains fils, je n’ai pas besoin de dire que je m’y rallierais dans le sens le plus large.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, comme beaucoup d’orateurs ont demandé la parole, je me bornerai pour le moment à rectifier un fait.
D’après l’honorable préopinant, tout semble dater de l’arrêté royal du 26 juillet dernier. L’honorable membre aurait dû remonter plus haut ; il aurait dû ne pas perdre de vue l’historique de la question, c’est ce que j’ai eu soin d’insérer dans l’exposé des motifs. La chambre des représentants a adopté un tarif plus protecteur le 29 mars 1838 ; ce projet de loi fut renvoyé au sénat qui le remplaça par un projet nouveau ; dans la séance du 22 février 1841, mon honorable prédécesseur, M. Liedts, demanda au sénat le temps nécessaire pour soumettre le nouveau projet à l’examen de la commission d’enquête.
C’est à ce point, messieurs, que les choses en étaient arrivées lorsque deux nouveaux faits se sont produits, ces deux faits sont la loi française du 6 mai 1841, et la crise anglaise. Cette crise, messieurs, n’est pas une éventualité, mais une réalité ; il suffit de lire les journaux anglais pour s’en convaincre.
Je pense donc, messieurs, que mon honorable prédécesseur aurait soumis à la législature le même projet ou un projet du même genre que celui que nous lui avons présenté.
Je ne le dis pas, messieurs, pour diminuer ma responsabilité, mais pour montrer l’ensemble des faits ; je le dis parce que l’on présente ma conduite comme légère.
Le ministère actuel est jusqu’à un certain point le continuateur de ce qui a été fait avant lui, avec cette différence qu’il s’est présenté deux nouveaux faits qui ne sont pas des suppositions : la nouvelle loi française et la crise qui s’est manifestée en Angleterre. Ces deux nouveaux faits ont créé une nécessité de plus pour le ministère actuel, indépendamment des circonstances qui, déjà antérieurement, guidaient l’administration.
C’est dans cette situation qu’a été pris l’arrêté du 26 juillet dernier. J’attendrai que la constitutionnalité ou la légalité de cet arrêté soit contestée, pour aborder cette partie de la discussion.
M. Zoude. - Je dois adresser quelques observations à la chambre, en réponse à ce qui a été dit par l’honorable M. Rogier.
La commission s’était adressée à M. le ministre pour savoir si d’autres filateurs à la mécanique que ceux de Gand ont réclamé des droits sur les fils étrangers. Voici la réponse de M. le ministre :
« On se convaincra qu’oui, par la requête ci-jointe, en copie, adressée au département de l’intérieur, et qui est signée non seulement par les filateurs de Gand, mais aussi par ceux de Liége, de Malines et de St-Gilles-lez-Bruxelles. On se rappellera d’ailleurs que des pétitions dans le même sens, adressées à la chambre des représentants à la fin de 1840, et qui ont donné lieu à un rapport de la commission d’industrie, étaient en outre contresignées par les autres filateurs du pays ; du reste l’enquête linière que la demande d’un tarif protecteur était générale. »
Je crois avoir entendu dire par l’honorable M. Rogier que le droit de 10 p. c. sera insuffisant, et immédiatement après, il a dit que, si nous adoptons le projet, que si nous protégeons trop fortement nos filatures, il en résultera que le pays sera bientôt inondé des produits de ces filatures. Ainsi d’un côté l’honorable membre trouve le droit insuffisant, et de l’autre, il croit que ce droit aurait pour résultat de donner une extension trop grande à nos filatures. Il me serait bien difficile de concilier ces deux assertions.
L’honorable membre a parlé également de la crise qui existe en Angleterre, il a considéré cette crise comme temporaire. Je crois, moi, qu’elle sera permanente, et voici pourquoi
L’Angleterre a monté son industrie pour fournir au monde entier, mais aujourd’hui beaucoup de pays fabriquent eux-mêmes ; il faudra donc que l’Angleterre se débarrasse de la partie de sa population ouvrière qui ne trouvait de l’occupation que grâce aux exportations faites dans les pays qui repoussent maintenant ses produits ; aussi longtemps qu’elle n’aura pas réduit sa population ouvrière à des proportions telles qu’elle n’excède plus le travail qu’elle peut lui fournir, elle sera constamment dans un état de crise. L’émigration du trop plein de sa population peut seule aujourd’hui améliorer sa position, à moins qu’elle ne découvre une nouvelle Inde.
M. Rodenbach. - L’honorable député d’Anvers a paru contraire à la protection demandée pour la rubanerie et la passementerie. Je lui dirai que cette protection est indispensable et je citerai des faits à l’appui de cette opinion. Il y a dans la Flandre occidentale une commune, celle de Commines, qui, comme vous le savez, messieurs, est divisée en Commines française et Commines belge. Autrefois on fabriquait dans la partie belge des quantités considérables de rubaneries, mais la nombreuse population de cette partie s’est transportée dans la partie française, parce que la rubanerie jouit en France d’une protection considérable. A Ypres et dans plusieurs autres villes où la rubanerie était jadis florissante, elle est maintenant tout à fait tombée et la classe ouvrière en souffre considérablement.
Il est plus que temps, messieurs, de favoriser la main-d’œuvre indigène. J’en appelle à plusieurs honorables magistrats qui siègent dans cette enceinte et qui reviennent de leur province ; ils pourront vous apprendre, messieurs, combien la misère est grande dans les Flandres, ils pourront vous dire qu’on voit maintenant des bandes de trente à quarante mendiants. Ce sont, messieurs, des ouvriers honnêtes qui sont forcés de mendier, parce qu’ils ne peuvent se procurer de l’ouvrage. Vous ne pouvez pas reculer, messieurs, il est de votre devoir, il est du devoir de la nation de donner de l’ouvrage à ceux qui ont faim.
L’honorable député d’Anvers a dit que, malgré les 10 p. c. qu’il s’agit d’établir, l’Angleterre, lorsqu’elle sera dans le moment de crise, déversera toujours son trop plein sur notre marché. Je ne dis pas que nous pouvons complètement garantir notre industrie du trop plein de l’Angleterre, mais une protection de 10 pc. fera toujours quelque bien ; les produits anglais coûteront toujours 10 p. c. de plus.
L’honorable député d’Anvers dit que l’importation de fil anglais en Belgique a considérablement diminué ; j’en conviens, mais il dit que le fil à la mécanique indigène remplace le fil anglais ; je ne suis pas de cet avis, les filatures à la mécanique indigènes exportent leurs produits dans le nord de la Frange, mais elles n’ont pas encore fourni beaucoup sur le marché belge ; ce n’est donc pas de là que provient la diminution de l’importation de fils anglais. Elle provient, cette diminution, de ce que nous ne fabriquons plus que la moitié des toiles que nous fabriquions en 1830 ; lorsque la tisseranderie se trouve réduite à la moitié de son importance, il est bien naturel que l’importation des lits étrangers ait diminué également.
Pourquoi, messieurs, faisons-nous si peu de toiles aujourd’hui ? Parce que nos toiles sont repoussées partout ; l’Espagne les repousse par des droits pour ainsi dire prohibitifs ; la France les repousse en chicanant sur ces dispositions douanières qui nous sont déjà si défavorables, en interprétant ces dispositions d’une manière perfide, en comptant, par exemple, des fractions de fils pour des fils entiers, pour appliquer ainsi le droit le plus élevé.
J’approuve, messieurs, la mesure qui a été prise par l’arrêté du mois de juillet, car sans cet arrêté ou aurait déversé dans notre pays des quantités immenses de fil anglais ; j’aurais même approuvé le ministère, s’il avait également, en vertu de la loi de 1822, prohibé l’importation des vins de France ; s’il avait eu cette énergie, nous n’aurions peut-être pas à nous plaindre aujourd’hui des rigueurs que la France oppose à l’entrée de nos toiles, elle ne serait peut-être pas aussi difficile pour faire un traité de commerce avec nous. Je crains bien maintenant qu’un traité avec la France ne se fasse longtemps attendre, je crains bien que les négociations entamées avec ce pays ne traînent en longueur et ne finissent par n’amener aucun résultat.
L’honorable M. Rogier dit que ce n’est pas en augmentant nos tarifs que nous parviendrons à faire des traites de commerce. Je pense moi, que quand nos tarifs seront plus élevés, nous pourrons dire à la France : nos droits sur tel et tel de nos articles sont d’autant, nous abaisserons ces droits, si vous voulez, à votre tour, nous faire des concessions pour nos fers, nos charbons, nos toiles ; si nos droits étaient plus élevés, nous aurions quelque chose à offrir en échange des concessions que nous demanderions, tandis que maintenant nous n’avons rien à offrir du tout.
Je suis aussi partisan, messieurs, de la liberté de commerce, lorsque nos voisins veulent également admettre cette liberté ; mais c’est une duperie d’être libéraux envers les autres quand ils repoussent tous nos produits. Je sais bien que les étrangers nous parlent de la liberté de commerce, mais ils ne font aussi qu’en parler. Quand est-ce, par exemple, que les Anglais baissent leurs droits sur tel ou tel article ? Ce n’est jamais que lorsqu’ils sont certains de pouvoir fabriquer cet article beaucoup mieux et à beaucoup meilleur marché que les autres ; jusque-là ils ont grand soin de maintenir des droits élevés tout en envoyant partout des émissaires pour défendre la liberté de commerce. Ce ne sont là, messieurs, que des mots, et les hommes pratiques savent combien tout cela est erroné.
M. Delehaye. - Toutes les nations, messieurs, qui apprécient bien leurs intérêts, prennent les mesures nécessaires pour conserver à leurs populations ouvrières le plus de travail possible. Toutes les nations ont surtout bien soin d’assurer à leur industrie le marché intérieur, et ce n’est que lorsqu’elles sont certaines d’avoir ce marché qu’elles songent à se procurer les marchés étrangers. Envisagé sous ce rapport, je crois que l’arrêté du 26 juillet pourra facilement être justifié par le gouvernement. Cependant, partageant l’opinion de l’honorable député d’Anvers, je pense que cet arrêté est illégal ; le gouvernement ne se trouvait point dans les conditions voulues par l’art. 9 de la loi générale ; mais, messieurs, cet arrêté ayant été pris en l’absence des chambres, se trouvant vivement réclamé dans l’intérêt du pays, je suis prêt à accorder un bill d’indemnité au gouvernement qui l’a porté.
Messieurs, est-il bien vrai que l’arrêté du 6 juillet dernier soit très favorable à la filature à la main ? N’est-ce pas plutôt l’industrie à la mécanique qui en réclame les dispositions ?
Le fil travaillé à la main qu’on importe en Belgique est de très peu d’importance, tandis qu’au contraire le fil à la mécanique importé chez nous fait une concurrence dangereuse à nos fabriques à la mécanique.
En admettant, messieurs, que ceci ne soit pas contesté, et je pense qu’il est impossible de le faire, n’est-il pas inexact de dire qu’il ne faut pas de protection ? Pourquoi, aujourd’hui, êtes-vous obligé de favoriser la fabrication à la mécanique ? C’est précisément parce que l’industrie indigène à la main doit subir une concurrence trop redoutable de la part de la fabrication étrangère à la mécanique. Il n’y a pas de nation en Europe qui, filant le fil à la main, puisse lutter contre la filature à la main belge, parce que la Belgique possède à cet égard des avantages qu’aucune nation ne peut lui contester. Mais qu’est-il arrivé ? C’est que, dans d’autres pays, la filature à la main a fait place à la filature à la mécanique ; c’est ce qui a eu lieu chez les Anglais et chez les Allemands, et depuis lors ceux-ci viennent déverser en Belgique une grande partie des produits de leur fabrication à la mécanique.
Or, en présence de ce fait, que deviez-vous faire, pour conserver à l’industrie indigène le marché intérieur ? Vous deviez chercher à apporter à ces fabricats étrangers d’autres fabricats produits avec les mêmes avantages, avec ceux que procure la machine à vapeur. C’est ce qu’on a fait, bientôt, j’espère, nous serons en mesure de ne plus avoir à redouter la concurrence étrangère.
Je sais bien qu’en Espagne on donnera toujours la préférence à certaines toiles faites à la main. Vous conserverez donc très probablement le marché de ces pays, et vous le conserverez, parce que, comme je l’ai dit, la filature à la main d’aucun pays ne pourra jamais lutter contre les toiles belges de même fabrication, et que, quoi qu’on en dise, le filage à la main possède encore aujourd’hui des qualités auxquelles on donnera longtemps la préférence.
Mais puisque les produits de la filature à la mécanique étrangère viennent faire concurrence à l’industrie indigène, nous seront également obligés, pour tenir tête à cette concurrence, d’établir en Belgique des filatures à la mécanique.
Etait-il nécessaire que les établissements industriels à la mécanique obtinssent une protection ? Pour moi, j’ai la conviction intime qu’en Belgique, comme partout ailleurs, une industrie naissante ne peut tout d’un coup lutter contre l’industrie similaire qui existe depuis longues années dans les pays étrangers. Il est évident que si vous vouliez créer l’industrie du fil à la mécanique en Belgique, il fallait bien lui fournir le moyen de soutenir la concurrence avec cette même industrie étrangère. L’arrêté du 6 juillet se justifie donc parfaitement, et j’espère, messieurs, qu’il obtiendra votre approbation.
On vous a dit, messieurs, et je réponds ici à un honorable député d’Anvers ; on vous a dit que cette industrie n’avait pas besoin de protection, qu’elle faisait fortune. Mais si cette industrie fait si bien ses affaires, comment se fait-il que dans aucune bourse du pays on ne voie cotées les actions de ces sociétés ? Sans doute, cette industrie marche, elle se perfectionne, mais je ne pense pas qu’elle fasse fortune ; déjà je suis bien convaincu que sa situation est loin d’être brillante, quoique tout fasse espérer qu’elle ne tardera pas à produire ces bons résultats.
Messieurs, il me reste à répondre deux mots à quelques autres observations qui ont été présentées dans cette discussion ; je crois d’autant plus de mon devoir d’y répondre que ces obligations me paraissent avoir été envoyées à mon adresse.
J’ai toujours pensé qu’un pays industriel comme la Belgique devait se soumettre à un régime de protection. Ce régime ne serait pas une exception que la Belgique poserait en Europe ; ce système serait commun avec toutes les nations qui apprécient convenablement leurs intérêts. C’est ainsi qu’on le voit admis en France, en Angleterre, en Allemagne, en Russie, etc.
Mais suffit-il, par exemple, que vous haussiez les droits de votre tarif pour accorder une véritable protection à votre industrie ? Non, messieurs, il faudrait rompre des obstacles qui viennent de l’extérieur.
Un premier obstacle, selon moi, consiste dans le principe qui est aujourd’hui adopté en Europe, et d’après lequel une nation qui accorde un avantage commercial à une autre, est obligée de faire participer à cet avantage tous les pays chez qui elle jouit de la même faveur que lui accorde celle qui a invoqué la modification. Ainsi vous rencontrerez un obstacle bien plus sérieux encore dans la saine appréciation que les nations voisines font de leurs intérêts.
Songez, messieurs, à ce qui se passe actuellement en France. Lisez le projet de la commission d’adresse, et vous verrez quelles sont les dispositions de ce pays à notre égard. Il est évident qu’aujourd’hui nous n’avons plus rien à attendre de la France, et que toutes les espérances qu’on voudrait nous faire concevoir à cet égard sont de véritables illusions. Il est certain que la France ne nous fera aucune concession. Comment, en effet pourriez-vous en obtenir d’elle ? Serait-ce dans un traité de commerce qui porterait seulement sur quelques articles ? Mais le principe dont je viens de parler oblige une nation d’accorder à une autre les avantages dont celle-ci la gratifie. Vous rencontrerez donc en France la concurrence anglaise que vous trouvez en Belgique, puisque la France serait forcée de faire jouir l’Angleterre de la concession qu’elle nous ferait.
Il est donc certain que la Belgique ne pourrait pas conclure aucun traité de commerce avantageux avec la France ; cela est impossible, tout à fait impossible ; il n’existe pour la Belgique qu’un seul moyen de sauver son industrie ; ce moyen, c’est de lui procurer son débouché réel, c’est de faire avec la France un traité qui abolisse la ligne de douane entre les deux pays.
Messieurs, la Belgique a devant elle une perspective brillante ; l’industrie y a fait des progrès immenses ; la prospérité de 1830 peut être de nouveau son partage, mais elle ne lui reviendra pas, si nous continuons à agir comme nous le faisons aujourd’hui. C’est se faire illusion que de croire qu’un simple traité de commerce ave la France apportera quelque soulagement à l’industrie nationale Vous n’obtiendrez, je le dis avec conviction, d’avantages réels pour cette industrie, que lorsque vous aurez provoqué et obtenu la suppression des barrières entre les deux pays.
Ou vous dira peut-être que la Belgique peut trouver un refuge dans un traité avec l’Allemagne. Messieurs, je le dis avec franchise, je ne puis concevoir qu’un pareil projet puisse entier sérieusement dans la tête d’un ministre, d’un homme d’Etat. Un traité de commerce avec l’Allemagne serait désastreux pour la Belgique, car personne n’ignore que l’Allemagne a, sous beaucoup de rapports des avantages immenses sur la Belgique. La main-d’œuvre est, entre autres, à bien meilleur compte que chez nous ; la vie animale moins chère. Comment dès lors faire avec l’Allemagne un traité de commerce qui nous soit avantageux ?
J’ai saisi avec empressement l’occasion qui s’est présentée d’exprimer franchement mon opinion sur le projet d’union douanière avec l’Allemagne. Je le dis encore, il n’y a en ce moment pour la Belgique d’autre moyen de faire prospérer son industrie que de travailler de tous ses efforts à obtenir la suppression complète de la ligne de douanes entre elle et la France. Ce résultat, vous réussirez à l’obtenir, si, comme je l’ai dit souvent et comme vient de le répéter l’honorable M. Rodenbach, vous avez le courage de prendre des mesures énergiques contre la France. Si vous reculez devant ces mesures, tout espoir sera indubitablement déçu. J’ai dit.
M. Rogier. - Messieurs, j’ai dit que le projet de loi présenté sur les conclusions de la commission avait pour but l’intérêt du trésor et l’intérêt prétendu de la classe de nos fileuses, Je crois avoir démontré qu’à ce double point de vue le projet de loi manquerait entièrement son but ; qu’il manquerait son but, au point de vue fiscal, puisque des fils n’entrant plus dans le pays, n’apporteraient aucun droit nouveau dans le trésor, et qu’il manquerait son but, au point de vue de la classe ouvrière, puisque le projet de loi favorisait les établissements de la filature à la mécanique, lesquels étaient précisément ceux qui faisaient une concurrence mortelle aux fileuses à la main.
Voilà ce que j’ai dit. A-t-on répondu à mes objections ? Pas un mot.
L’honorable M. Rodenbach qui, à ce qu’il paraît, n’est pas un théoricien et qui n’est pas non plus cependant un fileur à la main ; l’honorable M. Rodenbach ne m’a pas prouvé que le projet de loi aurait pour but de protéger l’industrie des fileuses à la main. Il aurait été difficile, en effet, de démontrer que cette protection devait être efficace pour les fileuses à la main. Ainsi que l’a dit l’honorable M. Delehaye, le projet de loi a pour but unique de favoriser davantage la filature à la mécanique. Or, plus cette filature, qui fait une concurrence mortelle à la filature à la main, sera protégée, plus elle nuira à la filature à la main. Si je voulais, comme l’honorable préopinant, me livrer ici à des mouvements oratoires en faveur de la classe ouvrière, je pourrais dire aussi : ne votez pas la loi ; cette loi sera fatale à la classe ouvrière, puisqu’elle tend à accorder de plus grands avantages à sa plus mortelle ennemie. Voilà ce que je pourrais dire en faveur de cette classe intéressante.
Messieurs, je crois qu’en votant 100,000 fr. en faveur des fileuses la main, la chambre a montré beaucoup de sympathie pour ces malheureuses. J’ignore cependant encore quelle sera la destination de cette somme. Dans mon opinion, elle est plutôt une aumône qu’un moyen industriel. Mais quant à espérer une protection efficace de la loi nouvelle, je dis que c’est un véritable leurre, je dis qu’aucun homme sérieux, théoricien ou fabricant, ne pourrait soutenir que le projet de loi actuel aura pour but de soutenir ou de prolonger même l’existence de la filature à la main.
J’entends l’honorable ministre de travaux publics dire que la loi lui fera le plus de bien possible ; moi, je crois qu’elle lui fera plus de mal que de bien, en ce qu’elle va protéger les établissements qui, on doit le reconnaître, ont porté une atteinte funeste à l’industrie à la main.
D’après les motifs donnés à l’appui de la présentation de la loi, elle aurait pour but d’empêcher le déversement des fils anglais en Belgique. J’ai dit que, si tel était le but de la loi, le droit de 10 p.c. ne serait pas suffisant pour prévenir un pareil effet, et que, dès lors, si l’on voulait réellement atteindre ce but, on ne devait pas se contenter d’un droit de 10 p. c., mais qu’il fallait prohiber franchement les fils anglais. Mais je n’ai pas dit que je voulusse, moi, prohiber les fils anglais. J’ai raisonné dans le sens des auteurs du projet de loi.
L’honorable M. Delehaye m’a fait dire que les filatures à la mécanique faisaient fortune. Je ne me suis pas servi de cette expression ; j’ignore si ces établissements font fortune, je le souhaite fortement. Mais qu’est-ce que j’ai dit ? J’ai reproduit toutes les assertions de l’enquête, j’ai reproduit les assertions des rapports, et j’en ai conclu que ces établissements étaient dans un étal satisfaisant.
Soit dans l’enquête, soit dans les rapports à l’appui du projet de loi, nulle part il n’est dit que les filatures à la mécanique souffrent ; et dans l’enquête les principaux intéressés n’ont pas demandé de droit protecteur. Ceci est remarquable, la commission d’enquête a constaté que l’industrie des fils à la mécanique n’était pas souffrante .Elle a interrogé les directeurs des établissements nouveaux ; qu’ont- ils répondu ? qu’ils étaient dans un état prospère, qu’ils pouvaient soutenir la concurrence avec l’étranger, qu’ils réunissaient toutes les conditions de bon marché pour la main-d’œuvre, la matière première et les moyens de transport. Nulle part, dans l’enquête, je le répète, il n’a été réclamé par les filateurs à la mécanique de droits protecteurs. Les membres de la commission sont là pour me détromper, si je suis dans l’erreur. Je vois M. Cools me faire un signe négatif.
Pourquoi a-t-on introduit cet arrêté, qu’on nous propose de convertir en loi ? Je suis encore à me le demander. Le ministre a dit qu’il avait puisé ses motifs dans la crise d’Angleterre, qu’il a voulu éviter le déversement dés fils anglais sur notre marché ; eh bien, cet arrêté, s’il avait eu pour but d’empêcher de pareils effets, serait arrivé beaucoup trop tard, car, dit-on, une loi française du 6 mai a repoussé les fils anglais. Ils pouvaient venir dès lors se déverser en Belgique. C’était donc le 7 mai qu’il fallait prendre la mesure de précaution destinée à prévenir ce déversement ; car du 6 mai au 6 juillet les fils anglais ont eu près de trois mois pour venir se déverser sur notre marché. Cependant ils n’en ont rien fait. Ainsi cette crainte était purement chimérique. Si le déversement devait avoir lieu, il aurait eu lieu dans cet intervalle. Mais les importations, loin d’aller croissant ont été diminuant pendant tout le cours de l’année 1841.
Je sais que le ministre a eu besoin de soutenir cette thèse, parce que son arrêté était basé sur l’urgence. Mais cette urgence, je ne l’ai pas trouvée dans les faits.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Vous auriez pu la voir dans les journaux anglais.
M. Rogier. - Je n’ai pas lu les journaux anglais ; mais je réponds que la crainte d’un déversement des fils anglais était chimérique, parce que, si ce déversement devait avoir lieu, il aurait eu lieu entre le 6 mai et le 6 juillet.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Une loi ne produit pas immédiatement ses effets dans un pays étranger.
M. Rogier. — Il y a une différence entre trois mois et quelques jours.
M. le ministre de l’intérieur, abordant un point de la discussion que j’avais négligé, a dit qu’il attendrait que la légalité de l’arrêté fût attaquée pour le défendre sous ce rapport. Je crois que l’arrêté, dans son application, s‘est entièrement écarté de l’esprit de la loi de 1822. Il est évident que l’article 9 de la loi de 1822 n’a voulu donner au gouvernement qu’une faculté toute exceptionnelle, n’a voulu mettre entre les mains du gouvernement qu’un moyen de représailles, extrême et spécial, vis-à-vis de certains pays qui tout à coup viendraient à hausser leurs tarifs vis-à-vis du nôtre. Voici ce que dit l’art. 9 :
« Nous nous réservons, pour les cas particuliers et lorsque le bien du commerce et des fabriques l’exigeront, de soumettre à des droits plus forts ou de prohiber à l’entrée les objets d’industrie qui proviennent de pays où les produits de l’industrie indigène des Pays-Bas se trouvent excessivement imposés ou prohibés. »
D’après la théorie du ministre de l’intérieur, comme nos produits sont excessivement imposés dans tous les pays, de tout temps et en toute circonstance le gouvernement serait en droit de faire usage de la faculté que donne l’art. 9 de la loi de 1822. Le pouvoir législatif se réduirait à rien.
Comme tous nos produits sont, dites-vous, soumis partout à des droits exclusifs, nos tarifs légaux seraient entièrement subordonnés à cet article 9, et suivant l’impulsion de certains industriels vous pourriez, en toutes circonstances, augmenter tous nos droits de douane. Suivant vous, l’article 9 vous donne ce pouvoir exorbitant.
En fait, il n’y a pas plus de motif pour augmenter le tarif, en ce qui concerne le fil qu’en ce qui concerne d’autres produits. Si on se livrait même à un examen attentif de notre tarif, on verrait peut-être qu’il est des produits qui ont plus besoin d’une augmentation de protection que les fils indigènes.
Le ministre de l’intérieur n’a pas répondu non plus à la question que je lui avais adressée relativement à la rubanerie, à la passementerie, au coutil, etc. Je ne sais s’il se rallie au projet de la section centrale. Quant à moi, j’ai présenté mes objections, mes doutes. J’avoue que, dans l’état actuel de la discussion, en l’absence de motifs plus sérieux, il me sera difficile de donner mon adhésion à la loi ; je devrai au moins m’abstenir.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, vous voudrez bien remarquer la marche qui a été suivie dans les objections auxquelles l’arrêté royal du 6 juillet dernier a donné lieu de la part de quelques membres de cette chambre.
D’abord on a contesté la constitutionnalité de l’arrêté, c’est-à-dire que l’on soutenait que l’article 9 de la loi du 6 août 182 n’existait plus. C’est par là qu’on a débuté dans quelques-unes de vos séances précédentes. Aujourd’hui on ne conteste plus l’existence de l’article 9 de la loi du 6 août 1822, mais ce qu’on conteste, c’est la juste application de cet article dans le cas dont il s’agit.
Cette marche de la discussion est un véritable progrès, j’en prends acte, en faveur du gouvernement. C’est un pouvoir nouveau qui n’est donc plus contesté par le préopinant ; on ne conteste que l’usage qu’on en a fait dans des circonstances où nous nous trouvions l’année dernière.
L’honorable membre veut restreindre le sens de l’art. 9 de la loi du 26 août 1822. Il vous en a donné lecture. A mon tour, j’en donnerai de nouveau lecture, et nous verrons si la restriction qu’il cherche dans le texte de la loi s’y trouve réellement.
« Nous nous réservons, pour les cas particuliers, et lorsque le bien du commerce et des fabriqués l’exigeront, de soumettre à des droits plus forts, ou de prohiber à l’entrée les objets d’industrie qui proviennent de pays où les produits de l’industrie indigène des Pays-Bas se trouvent excessivement imposés ou prohibés. »
L’honorable membre pense que le gouvernement ne peut faire usage de l’art. 9. que pour répondre à une mesure hostile par une mesure hostile, laquelle serait une mesure exceptionnelle, s’appliquant seulement au pays qui a agi contre nous.
Mais cela ne se trouve pas dans la loi de 1822.
Elle pose, pour première condition, que le bien du commerce et des fabriques exige la mesure.
Il faut donc d’abord constater une certaine nécessité intérieure. Nous soutenons que cette nécessité existait ; elle était reconnue ; elle l’était même avant les deux faits nouveaux qui sont survenus, la loi française du 6 mai 1841, et la crise qui eut lieu en Angleterre ; cette nécessité était reconnue, puisque depuis deux ans les deux chambres s’occupaient d’un projet de loi, et mon prédécesseur s’était associé, si non au texte que j’ai présenté, du moins à cette idée qu’il fallait un tarif nouveau plus protecteur pour l’industrie des fils.
M. Lebeau. - Jamais !
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - J’entends dire jamais ! Mais je n’oserais pas dire que l’honorable M. Liedts entendait ne rien faire.
M. Lebeau. - M. Liedts n’a pas pris d’engagement.
M. Devaux. - Acceptez la responsabilité de vos actes.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - J’en accepte aussi là responsabilité, mais je tiens à ce qu’on n’isole pas les faits : je tiens à ce que le ministère précédent ne cherche pas constamment à s’isoler de ce qui a été fait après lui.
M. Rogier. - En beaucoup de points nous nous en isolons complètement.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je dis que depuis deux ans les chambres s’occupaient d’un projet de loi de l’aveu du gouvernement. Depuis la formation du ministère actuel, deux faits nouveaux, deux nouvelles nécessités sont survenues. (Interruption.)
il ne s’agit pas d’isoler les faits,, ce n’est pas moi qui en ai donné l’exemple. Mais je réponds à ceux qui s’écrient avec étonnement : Pourquoi la loi nouvelle ? comme si le ministère actuel en avait en subitement et le premier l’idée, on ne sait comment, par légèreté ou d’autres motifs encore moins avouables. La nécessité ultérieure était donc constatée tant par les discussions auxquelles on se livrait dans les deux chambres depuis deux ans, que par les deux faits nouveaux qui étaient survenus.
Quelle est l’autre condition qu’exige l’art. 9 ?
Il exige que la mesure ne soit pas prise contre un pays où les produits de l’industrie indigène seraient traités d’une manière très libérale.
Cette loi est extrêmement sage ; en exigeant cette condition, la mesure atteint l’Angleterre. Si, en Angleterre, l’industrie belge eût été traitée d’une manière favorable, cette mesure aurait offert un certain danger, et il aurait peut-être fallu s’en abstenir, parce qu’on aurait provoqué des mesures de représailles. Mais malheureusement, notre industrie est traitée en Angleterre d’une manière si peu favorable, que nous pouvons dire que nous avons bien peu de chose à craindre de cette puissance. D’ailleurs la France a eu l’initiative du système nouveau par la loi du 6 mai 1841.
Voilà comment l’art. 9 doit être entendu. Les deux conditions qu’il exige sont remplies : la nécessité intérieure est constatée ; de plus, nos produits sont excessivement imposés dans le pays que l’on atteint principalement.
Je crois donc que la légalité de l’arrêté du 26 juillet dernier est aussi bien établie que sa constitutionnalité.
Je m’applaudis d’avoir le premier provoqué l’usage du droit accordé au gouvernement par l’art. 9 de la loi de 1822 ; je regrette qu’on ne l’ait pas fait plus tôt ; nous n’aurions pas vu dans un pays voisin le tarif changé de session en session d’une manière excessive et je dirai presque cavalière.
M. Van Cutsem. – Messieurs, le projet de loi qui nous est soumis en ce moment a pour but de nous faire ratifier et compléter l’arrêté royal du 26 juillet 1841, relatif à l’entrée de fils de lin et de chanvre ; avant de ratifier cet arrêté, qui a changé le tarif des droits d’entrée sur les fils de lin, nous devons examiner si une pareille ratification est possible, en face de l’article 110 de notre pacte fondamental, qui dit en termes formels : qu’aucun impôt au profit de l’Etat ne peut être établi que par une loi ; en d’autres termes, si l’article 9 de la loi sur les tarifs du 26 août 1822, qui donne au gouvernement la faculté de soumettre à des droits plus élevés les produits de l’industrie étrangère, lorsque le bien du commerce et des fabriques l’exigera ou de prohiber à l’entrée les objets de l’industrie qui proviennent des pays où les produits de l’industrie indigène des Pays-Bas se trouvent excessivement imposés, à condition de les soumettre avec un projet de loi à l’approbation des états-généraux, n’a pas été abrogé par cet article 110 de notre constitution. Ceux qui prétendent que l’article 110 de la constitution a abrogé l’article 9 de la loi du 26 août 1822, disent que, s’il en était autrement, le gouvernement d’aujourd’hui conserverait tous les pouvoirs de celui qui l’a précédé, et que nous rentrerions ainsi sous le régime des arrêtés que la constitution a prohibés en termes formels, d’où la conséquence pour eux que, sous peine de violer notre charte, nous ne pouvons pas donner au gouvernement les droits qu’accordait la loi de 1822, sous le régime de la loi fondamentale de 1815.
Cette opinion, messieurs, a été aussi la mienne je l’ai professée dans la section à laquelle j’appartenais, je l’ai soutenue dans la section centrale en ma qualité de rapporteur du projet de loi ; mais depuis que j’ai médité de nouveau les textes de la loi fondamentale de 1815, qui dit qu’aucun impôt ne sera perçu, qu’en vertu d’une loi, de la charte française qui veut qu’aucun impôt ne soit établi ni perçu, s’il n’a été consenti par les deux chambres et sanctionné par le roi, et enfin de notre constitution, qui défend de percevoir aucun impôt au profit de l’Etat qui ne soit établi par une loi, j’ai changé d’opinion, et je crois aujourd’hui que ce qui était permis sous le régime de la loi fondamentale, sous la charte française, l’est également par notre constitution.
Quand les auteurs de notre pacte fondamental ont dit que nul impôt ne pouvait être établi que par la loi, ils n’en ont agi ainsi que parce qu’ils savaient que la constitution d’un peuple libre devait le préserver d’impôts arbitraires : d’où la conséquence que pour bien appliquer les dispositions de cet article de la constitution, il est nécessaire d’apprécier la nature du droit à prélever. Ce droit est-il un impôt dans le sens que le législateur y a attaché, doit-il se percevoir sur la nation, doit-il l’aider à faire face à ses dépenses, ou n’est-il perçu que dans l’intérêt de notre industrie et non pour remplir les coffres de l’Etat ? Car dans le premier cas, il rentre dans l’application de l’art. 110 de la constitution ; dans le second, il n’est plus un impôt, il n’est qu’une protection accordée a notre industrie et à notre commerce. Pour qui sait que l’arrêté du 26 juillet n’a été pris que parce qu’un nouveau tarif avait été introduit en France par la loi du 6 mai 1841, que parce que les chefs et propriétaires des principaux établissements de filature du pays, appuyés par la chambre de commerce de Gand, signalèrent au gouvernement la position dangereuse dans laquelle se trouvait leur industrie naissante, et enfin parce que la misère des fileuses à la main augmentait chaque jour, il ne peut pas être un moment douteux que l’arrête du 26 juillet est une mesure de protection prise en faveur d’une industrie qui en avait besoin au plus haut point et non pas une mesure fiscale. S’il en est ainsi, pourquoi notre gouvernement ne pourrait-il pas faire ce que les gouvernements hollandais et français ont fait dans des circonstances analogues, puisque la constitution belge n’est pas plus rigoureuse dans ses expressions que la loi fondamentale des Pays-Bas, que la charte française, qui autorisent leurs administrations à prendre de pareilles résolutions quand le besoin s’en fait sentir ? Les nations française et hollandaise sont aussi jalouses que la nation belge de tous les droits qui leur sont garantis par leurs pactes fondamentaux, et ces pactes fondamentaux sont entièrement semblables, dans la disposition qui nous occupe, au nôtre ; en effet, dire que l’impôt ne sera établi qu’en vertu d’une loi, ou par les trois branches qui constituent le pouvoir législatif, ou par la loi, c’est bien dire une seule et même chose. Eh bien, s’il en est ainsi, il est évident pour moi que les deux peuples que je viens de citer n’ont permis à leur gouvernement de prendre des dispositions semblables à celles énoncées dans l’arrêté du 26 juillet 1841, que parce qu’ils ne les envisageaient que comme des mesures de protection et non comme des lois fiscales, des lois d’impôt.
L’article 9 de la loi des tarifs du 6 août 1822 est donc aussi bien constitutionnel en Belgique qu’en Hollande, et il l’est d’autant plus que cette loi ne permet que des représailles contre l’étranger ; elle autorise à augmenter et jamais à diminuer les droits de douane ; et certes les auteurs de notre constitution n’ont pu vouloir que le gouvernement restât désarmé contre les mesures hostiles que l’étranger pourrait prendre, en l’absence des chambres, contre notre commerce et nos industries. La prérogative qui, d’après moi, appartient au gouvernement n’est dangereuse sous aucun rapport ; en effet, le gouvernement n’ayant que la faculté d’augmenter les droits, toutes les mesures de l’espèce qu’il pourra prendre ne seront mises à exécution que parce qu’elles seront sollicitées par les indigènes et non par l’étranger dont on pourrait craindre l’influence sur nos hommes d’Etat, qui ont eu jusqu’à présent trop de condescendance pour des voisins et des alliées qui prennent tous les jours des nouvelles mesures hostiles à notre commerce et à notre industrie.
Personne jusqu’aujourd’hui ne s’est avisé de soutenir que la législature avait violé la constitution lorsqu’elle a autorisé le gouvernement à faire usage de la loi générale dans diverses circonstances, comme dans la loi des céréales, celle sur l’entrée des machines et des mécaniques étrangères, dans la rentrée, en exemption des droits de douanes, des marchandises invendues au dehors : telles sont les dentelles.
N’est-ce pas encore ainsi que le gouvernement, en vertu de l’article 295 de la loi générale est autorisé à élever le droit de tonnage sur les navires belge dans les ports de cet Etat ? de même, en vertu de la loi du 18 juin 1836, le gouvernement, dans l’intervalle des sessions législatives, peut diminuer ou supprimer entièrement les droits de transit en faveur d’un Etat étranger par mesure de réciprocité, sauf à en rendre compte à la première réunion des chambres.
La loi du 7 août 1838 renferme encore une disposition semblable pour les ardoises de France.
Si la législature n’avait pas fait la même distinction que moi, entre les mesures purement fiscales et les mesures qui tiennent plutôt de la protection que de l’impôt, elle n’aurait pas pu déléguer au pouvoir un droit qu’elle ne peut exercer que par elle-même, aux termes de la constitution ; et si, en présence de l’article 110 de la constitution, on a pu, par un acte du pouvoir législatif, autoriser le gouvernement pour des cas particuliers, et lorsque le bien du commerce et de l’industrie l’exige, à des droits plus forts, et même de prohiber à l’entrée des objets d’industrie provenant de l’étranger, ce qu’on peut l’autoriser à faire dans des cas spéciaux, on doit pouvoir le lui permettre d’une manière générale, et en admettant ces principes, de conséquence en conséquence, vous devrez convenir que si la législature peut donner aujourd’hui une pareille faculté d’agir au gouvernement ; que par cela même qu’il a déjà cette faculté il doit continuer à en jouir ; soutenir le contraire serait prétendre que la constitution enlève d’un côté un droit parce qu’il ne peut coexister avec elle, et qu’elle le rend d’un autre côté parce qu’il ne lui est pas contraire. Je pense qu’en voilà assez pour démontrer la constitutionnalité de l’arrêté du 26 juillet 1841.
Je passe à présent à la légalité de ce même arrêté, qui a été contestée par quelques membres de cette assemblée, par le motif que la mesure autorisée par l’article 9 de la loi du 26 août 1822, ne peut atteindre que les nations où nos produits sont excessivement imposés et prohibés, et que l’arrêté du 26 juillet frappe les puissances où nos produits sont fortement imposés comme celles où ils sont reçus à des taux modérés ; Ces moyens peuvent être combattus victorieusement par les suivants : l’art. 9 de la loi du 26 août 1822 ne disant pas qu’il n’y aurait que les produits similaires qui pourraient être frappés d’un droit supérieur par les tarifs, il en résulte, que du moment où tel ou tel de nos produits paye droit exorbitant dans tel ou tel pays, le gouvernement peut augmenter les droits sur le premier produit venu. Or, s’il en est ainsi, quel est le pays à citer où certains de nos produits ne soient pas excessivement imposés ? il n’y en a pas. De là, je soutiens que le gouvernement a fait une juste application de la loi, en la rendant applicable indistinctement à toutes les nations qui nous avoisinent ; et puisqu’il pouvait légalement prendre la mesure qui nous occupe, il a bien fait, parce qu’il est d’une bonne politique de traiter toutes les nations de la même manière et de ne pas donner de privilège à l’une aux dépens de l’autre, lorsqu’on n’a pas de motifs pour le faire.
A présent, messieurs, que je vous ai démontré que l’arrêté du 20 juillet est constitutionnel et légal, il me reste à vous prouver qu’il était nécessaire au moment où le gouvernement l’a pris ; il était nécessaire parce que, lorsque toutes les nations combattent pour leurs intérêts matériels, nous ne pouvons rester dans une immobilité désastreuse ; le ministère, en le portant, a senti qu’il devait sortir de cette position fausse, du laisser faire, du laisser aller, s’il ne voulait ruiner notre pays si florissant il y a peu d’années ; en prenait la mesure, il a bien mérité du pays et j’espère qu’il ne s’arrêtera pas en aussi bonne voie, qu’il fera pour nous ce que le gouvernement français fait pour ses industriels, c’est-à-dire qu’il nous assurera notre marche intérieur contre les produits de ces nations qui refusent aussi les nôtres.
Que le gouvernement belge fasse ce que les gouvernements français et anglais font, qu’il élève barrière contre barrière, et alors il ne mendiera plus chez l’étranger, sans les obtenir, des traités de commerce ou des fusions de douane. Si vous ne prenez cette résolution, vous enverrez en vain à l’étranger des négociateurs zélés et adroits. La lutte qui doit décider de la prospérité publique sera désastreuse pour nous, parce que nous n’aurons rien à donner à ceux dont nous voulons obtenir quelque chose ; ayons un tarif qui protège notre industrie, alors, et alors seulement, nous pourrons entrer avec avantage en lice ; aujourd’hui la partie n’est pas égale. Les principes que j’énonce ici ne sont pas à moi, d’autres les professent et les ont professés avant que je m’en sois emparé ; nos adversaires en industrie nous apprennent même qu’ils sont les seuls qui puissent être avantageux à notre pays ; eu effet, un journal français, le Courrier de la Gironde, en date du 7 de ce mois, tout en se plaignant de ce que la Russie augmente les droits de douanes sur les vins et beaucoup d’autres articles, conseille au gouvernement de baisser ses droits sur les suifs, sur les chanvres, les potasses, les fourrures et les cuirs, pour obtenir une réduction dans le tarif russe sur les produits français ; augmentons aussi les droits de douane et vous verrez bientôt que l’on suppliera aussi le gouvernement français de baisser les droits exorbitants qui pèsent aujourd’hui sur nos toiles et une masse de nos autres produits. La leçon, quoique donnée par une nation rivale, est bonne ; il faut en profiter et dire à l’avenir que la Belgique renonce à cette grande réputation de libéralité en matière commerciale, parce que cette libéralité lui est préjudiciable.
Si nous voulons encourager notre industrie linière ancienne et nouvelle, nous devons exclure les fils anglais de nos fabrications, parce qu’ils sont faits en général avec du mauvais lin, avec du lin de la Baltique, et qu’en les employant, nous ferons déprécier nos produits liniers ; nous devons protéger notre fabrication nouvelle, parce que nous avons déjà en ce moment en Belgique environ soixante mille broches, et cette protection nous est nécessaire, quoique nous ayons les lins à la main, parce qu’on ne doit pas perdre de vue que les établissements anglais ont fait leur apprentissage avant nous, qu’ils ont des ouvriers formés, qu’ils ont les mécaniques à meilleur marché que nous, et enfin qu’ils ont le charbon a plus bas prix que nous. Une machine de 40 chevaux fait tourner une filature de 5 à 6,000 broches en coton ; il en faut une de soixante chevaux pour faire tourner 5,000 broches en lin. Ainsi le charbon joue un grand rôle dans la fabrication du lin, il faut presque six fois plus de force pour le lin que pour le coton ; quand on emploie le système de filature sèche, la différence est encore plus forte.
Depuis 1834 jusque passé quelques mois, les importations de fil anglais en Belgique se sont successivement accrues, et si dans les premiers mois de 1841 il y a eu une légère diminution dans cette importation, il ne faut l’attribuer qu’au bruit qui avait couru de la future promulgation du tarif français, qui devait changer et augmenter les droits sur les fils de lin à leur entrée en France ; dans la prévision de l’établissement de ces droits, les Anglais ont encombré les marchés français et abandonné momentanément les nôtres, mais à présent que cet arrêté est en pleine vigueur, si nous n’admettons pas les mêmes droits que la France, l’Angleterre se débarrassera de son trop plein chez nous et cherchera à anéantir nos usines de nouvelle date. Pourquoi ne protégerions-nous pas notre industrie linière ancienne et nouvelle, lorsque nous voyons que l’Angleterre, à l’aide de son tarif fortement protecteur pour son industrie linière, ne fait venir que peu de toiles de l’étranger ; pourquoi, quand on voit que l’Angleterre, qui livre annuellement soixante millions de yards de tissus de lin aux Etats-Unis, aux Indes occidentales anglaises, à l’Espagne, au Brésil, au Portugal à la France et aux Indes occidentales étrangères, fait tant d’efforts pour conserver son marché intérieur, ne lui fermons-nous pas le nôtre, au lieu de laisser introduire chez nous une partie de ces tissus qu’elle exporte pour environ quatre millions de livres sterling à l’étranger ?
Nos adversaires, les partisans de la liberté commerciale, semblent ignorer que ce que nous demandons pour notre industrie linière, l’Angleterre l’accorde à la sienne, l’Angleterre donne des primes à la sortie des toiles, impose le lin, le chanvre, les toiles et les fils de l’étranger, non pas d’un droit qui a pour base dix p. c. à la voleur, mais qui va parfois jusqu’à quarante pour cent ; elle n’encourage pas seulement le production de ce fabricat, mais elle a été jusqu’à prescrire la culture du lin par des mesures législatives, et nous devrions laisser nos malheureux artisans et producteurs livrés à eux-mêmes ? cela est-il rationnel, cela tombe-t-il sous le bon sens ? Est-ce que la France suit les principes de nos adversaires, lorsqu’elle vous dit ouvertement qu’elle ne peut admettre vos fers chez elle, quoique les siens lui coûtent le double des nôtres ; si elle professait les principes de nos adversaires, elle devrait permettre à nos fers d’arriver chez elle. S’il suffisait, pour admettre des produits dans un pays, que ces produits pussent se vendre à meilleur marché que ceux qui s’y fabriquent, pourquoi les Anglais n’ouvrent-ils pas leurs marchés aux toiles allemandes qui, étant meilleures que les leurs, ne se vendent pas plus cher ? On craint qu’avec la protection que le gouvernement sollicite pour l’industrie linière, il s’érigera un trop grand nombre de filatures de lin à la mécanique en Belgique. Nous avons encore du chemin à faire ayant d’en être là, puisque nous n’avons encore que soixante mille broches en activité en Belgique, et que l’Angleterre en compte plus d’un million ; mais si on augmente les filatures de lin à la mécanique, il arrivera, en Belgique , ce qui est arrivé à Belfast, où, il y a quinze ans, on ne voyait, pour ainsi dire, que des filatures de coton, tandis qu’aujourd’hui toutes ces filatures sont remplacées par des filatures de lin et elles sont dans un état tellement florissant, qu’un seul fabricant a environ autant de broches que tous ceux de la Belgique réunis.
Je crois que je vous ai démontré que la mesure proposée par le gouvernement est bonne, c’est pour ce motif que je suis d’avis qu’il faut la limiter aussi peu que possible et ne pas tenir compte des observations de quelques intérêts privés, si la généralité doit y trouver des avantages et des moyens d’existence ; car il est impossible de décréter une loi fiscale de quelque importance sans léser quelque partie. La mesure qu’on propose sera aussi favorable à l’ancienne industrie, parce que les filateurs à la mécanique, maîtres du marché, donneront à leurs fils leur véritable valeur et ne feront plus une concurrence aussi désastreuse aux fils faits la main ; mais, quoiqu’il en soit, le temps nous apprendra si l’industrie linière de la Belgique cessera d’être un jour travail domestique pour devenir industrie d’atelier, et si par suite il s’opérera dans cette industrie un changement analogue à celui qu’ont subi les manufactures de coton, de soie, de laine ; mais si cette transition doit avoir lieu, qu’elle se fasse au moins au profit de la Belgique et non de l’étranger, et que les misères et les souffrances de mes malheureux concitoyens ne soient utiles qu’à des Belges ; mais nous ne désespérons pas de notre antique industrie, et ce qui prouve que nous ne devons pas en désespérer, c’est qu’elle trouve encore des consommateurs, à l’étranger, et que ces consommateurs sont tellement nombreux, que nos voisins sont obligés de frapper nos produits de droits toujours nouveaux.
M. Desmet. - J’ai demandé la parole pour répondre deux mots à l’honorable M. Rogier. Cet honorable membre, pour repousser la mesure de protection que nous demandons, fait valoir qu’elle n’est pas avantageuse aux fileuses à la main. Je lui sais gré de sa sollicitude pour cette industrie, et je vois à ma grande satisfaction que, pour conserver à la Belgique ce beau commerce de toiles, il faut nécessairement protéger le filage à la main, mais je lui ferai remarquer que la concurrence des fils anglais existe également pour la filature à la mécanique et pour la filature à la main ; cette concurrence fait autant de tort à l’une et à l’autre. Mais la principale raison est que nous devons conserver à nos toiles leur supériorité, qui tient à la qualité de nos lins. C’est à tel point que c’est depuis que nous employons des lins anglais, que nos toiles sont tombées dans le commerce.
L’honorable M. Rogier a dit que dans toute l’enquête on n’a pas demandé cette protection ; cependant, chaque fois qu’on a demandé à quelles mesures il fallait avoir recours, il a été répondu qu’il fallait un droit protecteur pour les fils indigènes.
M. Rogier. - Je n’ai parlé que de la filature à la mécanique.
M. Desmet. - La filature à la mécanique a aussi demandé un droit sur les fils étrangers. A l’occasion de ce qui a été dit qu’on voudrait donner un privilège à un seul établissement, j’ai fait des recherches dans l’enquête. Qu’y ai-je trouvé ? Qu’un certain M. Sangenhove, de Zete, consulté sur la nécessité d’un droit sur les lins anglais, répondait : « Quoique j’emploie des fils anglais, j’engage le gouvernement à mettre un droit sur ces fils, d’abord parce qu’ils font tort à nos fils, et en second lieu, parce qu’ils font de mauvaise toile. C’est à tel point que depuis que j’en emploie, mes fils ne sont plus goûtés. » On a donc tort de dire que dans l’enquête on n’a demandé un droit protecteur pour nos fils. L’honorable membre a fait un raisonnement spécieux ; il a dit que si nous établissons un droit sur les fils étrangers, nous ferons hausser le prix de nos toiles. Autrefois cela eût été vrai ; autrefois il y avait un droit de sortie sur les fils, parce que les fils manquaient. Mais aujourd’hui les fils doivent plutôt être considérés comme un produit fabriqué que comme une matière première. Comme il y a trop de fil, il faut bien le laisser sortir.
Messieurs, si au congrès on n’avait pas pris des mesures pour protéger, contre l’introduction étrangère, les gueuses de fer, auriez-vous eu un seul fourneau qui se serait établi en Belgique ? Eh bien ! la gueuse de fer est comme le fil, elles sont à la fois matière première et produit, elle est matière première pour le fer travaillé comme les lins sont matières premières pour les toiles, etc. Je ne conçois pas qu’on puisse faire une opposition si opiniâtre contre une mesure qui est si utile pour la classe pauvre.
- La clôture de la discussion générale est mise aux voix et prononcée.
M. Delfosse (pour une motion d’ordre). - L’honorable M. Rogier a demandé des renseignements à M. le ministre de l’intérieur, qui a répondu qu’il les réclamerait de son collègue des finances. Je demanderai si la chambre peut passer outre, alors qu’elle n’a pas reçu ces renseignements.
M. le président. - Je demanderai à M. le ministre, s’il serait possible d’avoir les renseignements demandés.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Les renseignements ne se trouvant pas à mon département, je ne puis répondre à cette question. J’ai écrit immédiatement à M. le ministre des finances afin de les obtenir ; j’ignore si ce sera possible.
La chose s’explique aisément ; les états sont dressés par trimestre, au ministère de finances. Il est évident que ce n’est pas immédiatement à l’expiration du trimestre qu’ils sont dressés, mais dans le courant du premier mois du trimestre suivant. J’ajouterai que je ne vois pas précisément la nécessité de ces renseignements ; selon moi, ils ne changent en rien la véritable question.
M. Cogels. - A l’ouverture de la séance, M. le ministre a donné lecture d’une proposition nouvelle dont tout le monde n’avait pas connaissance, et qui sera insérée au Moniteur. Afin que nous puissions examiner cette proposition, je demanderai le renvoi à demain de la discussion sur les articles.
M. Demonceau. - Il est bien entendu sans doute que si le gouvernement ne pouvait pas fournir, à l’ouverture de la séance de demain, les renseignements demandés, cela n’empêcherait pas la chambre de passer à la discussion des articles.
M. Rogier. - Si ma demande devait avoir pour résultat de faire ajourner la discussion, je la retirerais ; je n’ai pas voulu entraver, mais éclairer tes débats. Il reste d’ailleurs acquis ce fait incontestable, c’est que les exportations ont été en croissant, et les importations en décroissant. Cependant, si M. le ministre de l'intérieur pouvait se procurer les renseignements d’ici à demain, je demande qu’il les fasse imprimer.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C’est mon intention.
M. Demonceau. - C’est parce que je croyais que le fait avancé par M. Rogier était constaté que je pensais que le document qu’il demande n’est pas nécessaire.
- La séance est levée à 4 heures et quart.