(Annales parlementaires de Belgique, session 1846-1847)
(Présidence de M. Vilain XIIII.)
(page 1105) M. Huveners procède à l'appel nominal à 1 heure.
M. de Man d’Attenrode donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.
M. Huveners communique l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Les notaires cantonaux de Tirlemont et de Glabbeek demandent la prompte discussion de la loi sur le notariat. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
M. Vanden Eynde. - A l'occasion de cette pétition, je demanderai à M. le rapporteur de la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur le notariat, s'il sera bientôt à même de déposer son rapport.
M. Delfosse. - Je demanderai si le rapport du budget des travaux publics sera bientôt déposé. Il me semble que la discussion du budget des travaux publics est ce qu'il y a de plus urgent.
M. Mercier. - Il me semble, messieurs, que la demande que fait l'honorable M. Delfosse, n'empêche pas qu'il soit répondu à celle qu'a faite l'honorable M. Vanden Eynde. Il n'y a rien de commun entre ces deux questions ; nous pouvons vider l'une avant de nous occuper de l'autre.
Il est certain que des démarches sont faites, tous les jours, auprès des membres de la chambre, pour que le projet sur le notariat soit bientôt discuté.
M. Vanden Eynde. - Je ne conteste aucunement la nécessité et même l'urgence de voir discuter le budget des travaux publics. Mais cela ne prouve pas que la question que j'ai adressée à M. le rapporteur soit intempestive ; et je pense qu'elle mérite une réponse.
M. Delfosse. - Tout ce que je veux dire, c'est qu'il n'y a pas plus de raison pour presser l'honorable M. Lys de déposer son rapport, qu'il n'y en a pour presser l'honorable M. Brabant de déposer le sien.
M. Brabant. - Messieurs, voilà la seconde fois que l'honorable M. Delfosse m'interpelle sur le dépôt de mon rapport. Je voudrais bien, messieurs, que l'honorable membre fût chargé de faire ce rapport, il verrait que ce n'est pas chose si facile à faire.
Je m'étais proposé de le déposer samedi ; mais M. le président de la section centrale étant absent, je devrai attendre son retour pour en donner lecture.
M. Delfosse. - L'honorable M. Brabant dit qu'il voudrait bien que je fusse chargé de faire le rapport sur le budget des travaux publics ; il a ajouté que je verrais alors que ce n'est pas chose facile.
Je voudrais bien que l'honorable M. Vanden Eynde fût chargé du rapport de la loi sur le notariat ; l'honorable M. Vanden Eynde verrait alors que ce n'est pas chose facile.
M. Lys. - Pour terminer cette discussion, j'aurai l'honneur de dire à la chambre que je présenterai mon rapport à la section centrale dans le courant de la semaine prochaine.
M. de Corswarem. - Dès que l'honorable M. Lys déclare qu'il fera son rapport la semaine prochaine, il n'est plus nécessaire de continuer cette discussion.
« Plusieurs habitants d'Anvers demandent la distribution gratuite du maïs pour le mois d'avril prochain.
« Même demande de quelques habitants de Beerendrecht. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Allard, avocat des héritiers Bacro, réclame l'intervention de la chambre pour obtenir le payement d'une créance à charge de la commune de Wez-Welvain, et prie l'assemblée d'examiner le projet de loi relatif à la création d'office d'impositions communales pour assurer le payement des dépenses obligatoires. »
- Même renvoi.
Il est fait hommage à la chambre, par M. Jobard, de cent exemplaires d'une brochure ayant pour titre : Entente cordiale du prolétaire et du propriétaire.
- Dépôt à la bibliothèque et distribution aux membres.
M. le président. - J'ai reçu une lettre de M. le ministre de l'intérieur qui demande à la chambre de bien vouloir mettre à l'ordre du jour une rectification de limites entre la France et la Belgique au point de contact du Bouchy et de Sugny.
L'honorable M. Zoude a présenté un rapport sur ce projet dans la séance du 18 septembre dernier.
- La chambre met ce projet à la suite de son ordre du jour.
M. Henot, rapporteur. - Par requête en date du 6 février dernier, le sieur Alexandre Guyot, sous-lieutenant au 6ème régiment d'infanterie, a prié la chambre de décider si la qualité de Belge lui est acquise, et par résolution en date du 22 du même mois, cette pièce a été renvoyée à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.
Le pétitionnaire, né à Paris, le 31 décembre 1807, pense que la qualité de Belge lui est acquise pour avoir pris part à la révolution, et il invoque, à l'appui de son opinion :
1° Un décret du gouvernement provisoire, auquel il assigne la date du 4 décembre 1830, et qui, d'après lui, aurait considéré comme Belges tous les étrangers qui ont pris part à la révolution, sans qu'ils aient eu besoin d'avoir recours à la naturalisation ;
2° Un arrêté du régent, en date du 30 mars 1831, qui a incorporé les corps francs, comme régiment dans l'armée régulière ;
3° Un autre décret du 11 avril de la même année, qui déclare l'article 124 de la Constitution applicable aux étrangers auxquels le gouvernement provisoire a conféré des grades dans l'armée.
Il résulte de cet exposé que la pétition du sieur Guyot tend à lui faire appliquer par la chambre ces décrets et arrêté ; ou au moins à les faire interpréter en ce qui le concerne.
Or, le pouvoir législatif n'est pas moins incompétent pour faire cette application, que cette interprétation.
L'application des lois aux faits particuliers est, sans contredit, du domaine de l'autorité judiciaire.
Quant à l'interprétation des lois, elle est de deux sortes : celle par voie d'autorité, et celle qu'on nomme de doctrine.
La première est dévolue au pouvoir législatif, par l'article 28 de la Constitution ; l'autre appartient à l'autorité judiciaire.
L'interprétation par voie d'autorité consiste à résoudre les questions et les doutes par voie de règlements et de dispositions générales ; celle de doctrine, au contraire, consiste à saisir et à fixer le vrai sens de la loi et à l'appliquer aux cas particuliers.
Il s'agit donc, dans l'espèce, d'interpréter des décrets et un arrêté en faveur du sieur Guyot exclusivement, et nullement d'une interprétation générale obligatoire pour tous, et conséquemment d'une interprétation de doctrine qui rentre dans les attributions de l'autorité judiciaire.
En conséquence, votre commission a l'honneur de proposer l'ordre du jour.
- Les conclusions de la commission sont adoptées.
M. Delehaye dépose plusieurs rapports sur des demandes en naturalisation.
- Ces rapports seront imprimés et distribués.
M. Osy. - L'honorable M. Henot a fait, il y a quelques jours, messieurs, des rapports sur des demandes en naturalisation, faites par 18 capitaines de navires. D'après la loi de 1844 les capitaines de navires sont exempts du payement du droit de 500 fr. s'ils obtiennent la naturalisation avant le 21 juillet prochain. Je demanderai donc la mise à l'ordre du jour de lundi prochain, de ce feuilleton de naturalisations, afin que le sénat puisse, dans sa prochaine réunion, prendre en considération les demandes qui sont comprises dans ce feuilleton et que les projets de loi y relatifs puissent être votés dans la session actuelle.
M. Delehaye. - J'appuierai la proposition de l'honorable M. Osy, mais je demanderai que la chambre mette également à son ordre du jour la demande en grande naturalisation du sieur Pochain, qui nous est soumise depuis 3 ans. M. Pochain a réellement rendu des services éminents au pays, et la commission est d'avis de lui accorder la grande naturalisation. Je pense que s'il a mérité un rapport favorable de la part de la commission il doit également mériter la bienveillance de la chambre et obtenir au moins la mise à l'ordre du jour de sa demande.
-Les propositions de MM. Osy et Delehaye sont successivement mises aux voix et adoptées.
(page 1106) M. le ministre des finances (M. Malou). - D'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de présenter à la chambre un projet de loi concernant la surveillance des fabriques de sucre de betterave en exécution de l'article 8 de la loi du 17 juillet dernier. Le projet contient 47 articles ; je pense que la chambre en ordonnera l'impression.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution du projet.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Il me semble que ce projet de loi pourrait être renvoyé à l'examen de la section centrale qui a fait rapport sur la loi relative aux sucres. J'en fais la proposition.
- Cette proposition est adoptée.
M. le président. - La discussion est ouverte sur la proposition faite par MM. Castiau, de Bonne, Lesoinne et Lange, et qui est ainsi conçue :
« Les listes électorales, dont la loi du 3 mars 1831 ordonne la révision du 1er au 15 avril de chaque année, comprendront à l'avenir les noms des citoyens qui, aux termes de l'article 1er, n° 2, de la loi du 15 mai 1838, sont appelés à exercer les fonctions de jurés, pourvu qu'ils remplissent les autres conditions imposées par la loi et qu'ils payent, en outre, en contributions directes, patentes comprises, la somme de vingt florins dans la province de Luxembourg et celle de trente florins dans les autres provinces. »
M. le président. - La parole est à M. Delfosse.
M. Castiau. - Je prierai mon honorable ami M. Delfosse de me céder un moment la parole. J'ai deux rectifications à introduire dans la rédaction de l'amendement que la chambre va discuter.
D'abord, messieurs, on s'est servi du mot proposition qu'on a placé en tête de l'amendement. C'est une erreur. La disposition que je soumets à la chambre n'est pas une proposition ; dans mon opinion, au moins, c'était un amendement ou plutôt un article additionnel qui devait terminer la loi.
Puis, messieurs, dans cette disposition, je demande l'admission des jurés à l'exercice des droits politiques, pourvu qu'ils payassent 20 florins de contributions dans le Luxembourg et 30 florins dans les autres provinces.
Je croyais que le Luxembourg seul jouissait de l'avantage de payer le minimum du cens électoral ; mais on vient de me faire remarquer que le cens de 20 florins est également celui des campagnes de la province de Namur, et que dans le Limbourg le cens des campagnes est de 25 florins.
Je déclare donc que, pour échapper à toute cette bigarrure et étendre le bienfait de la disposition, mes collègues et moi modifions la disposition additionnelle que nous avons proposée, en ce sens que les jurés qui payent le minimum du cens établi par la Constitution seraient admis à l'exercice des droits électoraux indistinctement dans toutes les provinces.
M. Delfosse. - Messieurs, l'empressement que le ministère met à provoquer un vote immédiat sur l'amendement de l'honorable M. Castiau me prouve que j'agissais dans l'intérêt de l'opinion libérale, lorsque j'ai conseillé à cet honorable ami de remettre sa proposition à la session prochaine, et dans tous les cas de ne la déposer que comme proposition spéciale et non sous la forme d'amendement.
Règle générale, on peut dire, sans crainte de se tromper : Lorsque le ministère désire une chose en matière politique, l'opinion libérale doit désirer le contraire.
Mon honorable ami, avec les meilleures intentions, je me plais à le reconnaître (Le jour n'est pas plus pur que le fond de son cœur !), est venu en aide à MM. les ministres.
De deux choses l'une : ou la discussion de l'amendement sera courte et incomplète, et le ministère aura obtenu un succès facile sur l'une des questions les plus importantes qui puissent se produire ; ou la discussion recevra les développements que le sujet comporte, et le ministère ne manquera pas d'en tirer parti pour calomnier l'opposition, pour dire qu'au lieu de ramener le calme dans le pays, elle veut, par des débats irritants et stériles, rendre la situation plus grave, l'agitation plus menaçante.
C'est en vue de ce double écueil, et pour d'autres causes encore, que je m'étais permis d'adresser un conseil à mon honorable ami.
Je regrette que ce conseil n'ait pas été suivi ; il était bon ; l'événement le prouvera. Et n'en déplaise à l'honorable M. Dumortier, dont les félicitations ont dû paraître un peu suspectes à l'honorable M. Castiau....
M. Dumortier. - Et pourquoi cela ?
M. Delfosse. -Vous le savez aussi bien que moi.
N'en déplaise à M. Dumortier, dont les félicitations ont pu paraître un peu suspectes à l'honorable M. Castiau, je n'ai pas manqué de logique en le donnant.
M. Dumortier. - Vous en avez manqué cependant.
M. Delfosse. - C'est votre avis, ce n'est pas le mien.
Quoi qu'il en soit, mon honorable ami a usé de son droit. Et il ne trouvera pas mauvais que j'use aussi du mien. Je m'expliquerai sans détour sur sa proposition. M. de Theux a dit dans une séance précédente qu'il fallait de la franchise. Oui, il en faut, c'est mon avis, et j'en aurai.
Ce n'est pas que je puisse être sensible à un reproche de manque de franchise qui me viendrait de M. le ministre de l'intérieur. Je ne reconnais pas M. le ministre de l'intérieur pour juge, lorsqu'il s'agit de franchise, de franchise politique bien entendu, pas plus que l'honorable M. Dumortier, lorsqu'il s'agit de logique. Mais je serais très sensible à ce reproche s'il m'était adressé par mon honorable ami, M. Castiau. Je vais donc lui parler très franchement, à cœur ouvert.
La proposition de l'honorable M. Castiau, telle qu'elle était d'abord formulée, outre qu'elle me paraissait inopportune, était incomplète et défectueuse.
Elle était incomplète en ce qu'elle n'amenait aucun abaissement de cens ni dans les villes, ni au profit des citoyens exerçant une profession libérale pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi.
Elle était défectueuse en ce qu'elle établissait pour ceux qui ont le droit d'être portés sur les listes du jury une inégalité de cens entre le Luxembourg et les autres provinces.
Je sais bien qu'il n'y avait pas moyen d'exiger plus de 20 florins dans le Luxembourg, puisque c'est le cens fixé pour cette province par la loi du 3 mars 1831. Le Luxembourg se trouve dans cette heureuse position que les questions de réforme électorale ne peuvent y être agitées. Le Luxembourg jouit de l'avantage que mon honorable ami M. Castiau considère comme une source de grandeur et de prospérité pour la Belgique. Il jouit du cens uniforme et du cens le plus bas que la Constitution autorise.
L'honorable M. Castiau, il vient de le reconnaître tantôt, avait perdu de vue, en rédigeant son amendement, que la province de Namur, le chef-lieu excepté, se trouve dans la même position que le Luxembourg. Il avait aussi perdu de vue que dans le Limbourg le cens des campagnes n'est que de 25 florins.
D'après la proposition telle qu'elle était d'abord formulée, un avocat de Dinant, de Philippeville, où le cens n'est que de 20 fl., aurait dû en payer 30 pour être électeur ; voici quelle aurait été la portée de cette proposition : elle n'aurait rien fait pour le Luxembourg ; elle aurait augmenté le nombre des électeurs dans six provinces, elle l'aurait diminué dans deux. Il y aurait eu adjonction de quelques capacités dans les provinces d'Anvers, de Liège, du Hainaut, du Brabant et des deux Flandres ; il y aurait eu, au contraire, disjonction de quelques capacités dans les provinces de Limbourg et de Namur.
Cette anomalie n'était certainement pas dans les intentions de l'honorable M. Castiau ; mais elle était dans son projet. Il vient de la faire disparaître en fixant à 20 florins, pour toutes les provinces indistinctement, le cens qui serait exigé des personnes aptes à faire partie du jury. C'est à la fois plus rationnel et plus libéral, je l'en félicite.
Mais, si la proposition a cessé d'être défectueuse, elle reste encore incomplète. Mon honorable ami me dira : Acceptez toujours cela ; c'est un commencement ; le reste pourra venir plus tard. Je ne demande pas mieux, et je voterai bien certainement pour la proposition, si elle est mise aux voix. Oui veut le plus, veut le moins. Mais je suis sûr que la majorité ne nous accordera rien du tout.
M. Lesoinne. - Qu'en savez-vous ?
M. Delfosse. - Le vote vous le prouvera.
Les signataires de la proposition se sont livrés à une étrange illusion, s'ils ont cru se donner des chances de succès en rendant leur proposition inoffensive, en se faisant petits. Si l'honorable M. Castiau descendait un peu plus souvent des hautes régions où son talent l'élève, pour s'occuper des choses d'ici-bas, il n'aurait pas eu un seul moment d'espoir, il aurait senti que, puisque l'échec était certain, il valait mieux échouer après avoir fièrement, courageusement déployé son drapeau, après avoir défendu son terrain pied à pied contre la majorité, qu'après s'être humilié devant elle.
Mon honorable ami va sans doute me dire : Il en est temps encore, faisons une proposition plus complète, déployons fièrement, courageusement notre drapeau ! Mais qu'il me permette de suivre pour moi le conseil que je lui avais donné et que je persiste à trouver bon. La question de réforme électorale est une question trop grave pour qu'elle soit introduite sous forme d'amendement, pour qu'elle n'ait pas les honneurs d'une proposition spéciale, d'une discussion approfondie ; et je ne crois pas le moment opportun pour la soulever.
Je m'attends ici à une objection qui viendra probablement de la droite et qui se trouve en germe dans le discours de l'honorable M. Dumortier. On me dira : Mais cette réforme électorale que vous désirez, que vous vous réservez de produire en temps opportun, c'est le programme du congrès libéral, c'est le mandat impératif !
Que l'on retienne bien ceci : Je n'ai jamais accepté de mandat impératif ; jamais je n'en accepterai. Les électeurs me renverront dans cette enceinte libre de tout engagement, ou je n'y reviendrai plus.
Plusieurs membres. - Très bien ! Très bien !
M. Delfosse. - Mais je n'ai pas renoncé, je ne renoncerai pas au droit d'exprimer ma pensée avant l'élection, comme après.
Plusieurs centaines de libéraux, délégués d'associations plus ou moins nombreuses, plus ou moins influentes, se sont réunis à Bruxelles. Cette réunion s'est appelée congrès libéral. Je n'étais pas de ce congrès ; je n'ai pas voulu en être. Mais quelques-uns de mes amis politiques y sont venus.
Ces libéraux, appartenant à diverses nuances, ont été unanimes pour proclamer quelques principes, et entre autres, comme mesures d'application immédiate, un certain abaissement de cens dans les villes, et (page 1107) l’adjonction dans les limites de la Constitution, comme électeurs, des citoyens qui exercent une profession libérale pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi ; et de ceux qui ont droit d’être portés sur les listes du jury.
Lorsque mes amis politiques sont venus me rendre compte de ce qui s'était passé, je leur ai dit : « Ce programme me convient ; les principes qu'il renferme sont les miens ; je l'adopte. » Il a été adopté aussi par l'association libérale que j'ai l'honneur de présider.
Je n'ai promis à personne, mais je me suis promis à moi-même de faire réussir ce programme, aussitôt que les circonstances le permettront. Je suis libre, je le serai toujours, autant que peut l'être un homme dominé par une conviction forte.
Ce programme a été attaqué ; il le sera encore. On a dit, on dira que nous voulons constituer un privilège pour certaines classes de la société.
Messieurs, à moins qu'on n'admette le suffrage universel, dont je ne veux pas, dont personne ne veut dans cette enceinte, toute loi d'élection est une loi de privilège Le privilège, eu matière d'élection, est une nécessité ; tout ce que l'on peut demander c'est qu'aucun citoyen présentant des garanties d'ordre et de capacité ne soit exclu de l'exercice des droits électoraux.
Que sont ceux qui présentent ces garanties d'ordre et de capacité ? Toute la question est là.
Je n'admets pas la distinction que l'on établit entre les habitants des villes et ceux des campagnes, distinction fausse. N'y a-t-il pas, pour dire un mot de cette question, n'y a-t-il pas dans les villes, dans les grandes villes surtout, une foule de personnes qui possèdent des biens ruraux et qui se joindraient aux électeurs des campagnes pour empêcher l'élection de représentants hostiles aux intérêts agricoles ?
Je comprends fort bien l'intérêt de certain parti à jeter la division entre les villes et les campagnes. Ce parti a pour maxime : Diviser pour régner. Mais cette maxime ne sera jamais la nôtre.
(page 1114) M. Verhaegen. - Messieurs, je partage à tous égards l'opinion de mon honorable ami M. Delfosse ; comme lui, j'appuierai de mon vote la proposition de l'honorable M. Castiau, tout en regrettant qu'elle n'ait pas une portée plus large ; je l'appuierai, parce qu'elle est conforme aux principes qui m'ont toujours guidé et que le plus renferme le moins. J'aurais désiré, j'en conviens, l'adjonction, dans les limites de la Constitution, comme électeurs, des citoyens exerçant une profession libérale, pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi, et de ceux portés en la liste du jury ; j'aurais voulu de plus un certain abaissement dam le cens des villes. Mais en exprimant ce désir, qu'on le sache bien, je n'agis pas en exécution d'un mandat impératif quelconque. Si j'ai fait partie de ce congrès libéral dont on vous parlait, il n’y a qu’un instant, si j’ai concouru à faire adopter, dans l’intérêt du libéralisme, quelques principes qui ont toujours été les miens, je n’ai jamais entendu faire violence à personne, et surtout je n'ai pas voulu imposer à d'autres ce que je n'aurais pas voulu qu'on m'imposât à moi-même ; en d'autres termes, j'ai combattu, et je suis parvenu à faire écarter la proposition relative au mandat impératif. Aussi, je le déclare hautement, d'accord avec mon honorable ami M. Delfosse, dussé-je aux élections prochaines renoncer à l'honneur de représenter dans cette enceinte l'arrondissement de Bruxelles, je ne consentirai jamais à accepter un mandat impératif.
Plusieurs membres. - Très bien ! très bien !
M. Verhaegen. - Messieurs, comme on vous l'a dit, deux écueils étaient à craindre dans la discussion actuelle, et je tâcherai de me placer entre ces deux écueils. Je ne veux pas m'abstenir de développer les raisons qui m'engagent à voter pour la proposition de l'honorable M. Castiau, car ce serait rendre au ministère la victoire trop facile ; et, d'autre part, je ne veux pas être trop long dans ces développements, parce que je comprends le reproche qu'on pourrait nous adresser, d'absorber le temps de la chambre dans les circonstances difficiles où nous nous trouvons.
Messieurs, je vous dirai tout d'abord que la proposition de mon honorable ami, M. Castiau, est si inoffensive, qu'il est impossible de la repousser si l'on veut rester d'accord avec soi-même et si l'on ne veut pas paraître injuste aux yeux du pays tout entier.
La majorité ne fera aucune concession, dit-on. Je n'en sais rien, messieurs, mais si elle ne fait aucune concession, la discussion, au moins, produira ses fruits. Il faut habituer le peuple à apprécier lui-même l'étendue de ses droits ; il faut l'intéresser à nos débats. C'est un jalon, d'ailleurs, que l'on retrouvera tôt ou tard ; de même que la proposition de M. Duvergier, en France, la proposition de M. Castiau, reproduite de session en session, élargie même, finira par être acceptée parce que, derrière la chambre, hostile aujourd'hui à tout progrès, se trouve le pays, qui ne veut pas rester stationnaire.
Après tout, quel doit être le résultat de la proposition de l'honorable M. Castiau ? C'est de faire figurer sur les listes des électeurs tous ceux qui figurent sur les listes du jury, pourvu qu'ils payent le minimum du cens fixé par la Constitution, soit 20 fl. La proposition a été ainsi modifiée par son auteur. L'honorable M. Delfosse s'y est rallié ; et pour ma compte, je m'y rallie également.
Jusqu'à présent cette proposition si inoffensive, si juste, n'a été combattue par personne. (Interruption.) Au fond elle n'a été combattue par personne, parce qu'aucune bonne raison n'a été donnée pour en démontrer le non-fondement.
L'honorable M. Dumortier, le rapporteur de la section centrale, s'est imaginé que le but de l'amendement était uniquement de faire figurer sur les listes électorales les membres de l'ordre des avocats ; et de là, comme toujours, ces sarcasmes et ce mépris pour des hommes qui ont commencé par sacrifier une dizaine d'années à des études préparatoires et dont la vie suffit à peine pour parcourir la vaste étendue des connaissances que doit avoir un jurisconsulte. Ce n'est pas la première fois que ces attaques sont parties des bancs où siège l'honorable M. Dumortier et j'ai cru, messieurs, qu'il était de mon devoir d'y répondre une fois pour toutes.
M. Dumortier a-t-il donc oublié que l'ordre des avocats, qu'il place si bas, est le séminaire de la magistrature ? Mais, il est vrai, la magistrature n'est pas plus respectée par l'honorable M. Dumortier et ses amis, que ne l'est l'ordre des avocats.
M. Dumortier se permet de nouveau d'attaquer un ordre qui, naguère, a fourni un bon contingent au congrès national et qui fournit encore aujourd'hui au moins un tiers des membres de la chambre des représentants.
M. Dumortier. - Il n'y a pas de mépris du tout à leur faire payer patente.
(page 1115) M. Verhaegen. - Je vais y venir. Je ne vous ai pas interrompu.
Vous voulez ravaler les avocats au point de les frapper d'une patente ! Mais avez-vous oublié que les plus grands hommes d'Etat ont été avocats ? Avez-vous oublié que les plus grands généraux sont sortis du barreau ? (Interruption.) Ne savez-vous pas que Moreau, Dumouriez et tant d'autres ont porté la robe ? Ne savez-vous pas que vos plus éloquents prédicateurs, Ravignan et Lacordaire ont été avocats ? Je regrette que le naturaliste, membre de l'Académie, auquel je réponds, ne soit pas aussi sorti de l'ordre des avocats. (Interruption.) Ce serait une illustration de plus.
Mais vos plus chauds amis politiques, mais les hommes les plus distingués qui siègent sur vos bancs, MM. Dubus aîné, Brabant, Fallon ont été avocats ! Descendrai-je encore après cela au banc des ministres ? Mais M. de Theux a été avocat, M. Malou a été avocat, M. d Anethan a été avocat, M. de Bavay lui-même a été avocat !!!
Vous parlez de patente, mais il serait insolite, impossible même de fixer un droit de patente en rapport avec des honoraires, pour le payement desquels, d'après l'opinion la plus commune, il n'est pas même accordé d'action en justice. On emploie le mot honoraires quand il s'agit de rétributions à accorder à des personnes qui cultivent les sciences, à des avocats, à des médecins. On en fait aussi usage pour désigner les rétributions qui appartiennent aux ecclésiastiques, et par conséquent, pour être d'accord avec lui-même, M. Dumortier devrait frapper les membres du clergé tout aussi bien que les avocats, et je doute fort qu'il veuille du même principe à l'égard des uns et des autres.
Messieurs, ce n'est pas à dire que les avocats ne doivent pas contribuer aux charges de l'Etat. Dans d'autres circonstances, je m'en suis exprimé d'une manière catégorique, l'impôt progressif sur le revenu, auquel je suis loin de renoncer, frappera les avocats comme les médecins, comme les industriels, comme les propriétaires, comme les rentiers, et n'épargnera personne, mais il ne présentera pas les inconvénients d'une patente dont on ne parle que pour jeter du mépris sur l'ordre auquel on s'attaque.
M. Dumortier. - Vous n'avez pas le droit de suspecter mes intentions, le règlement l'interdit.
M. Verhaegen. - Messieurs, j'en ai déjà trop dit sur ce point. La proposition de l'honorable M. Castiau n'est pas faite dans l'intérêt des avocats ; c'est une proposition générale qui s'applique à plusieurs classes d'individus ; je dirai plus : elle n'est pas faite seulement dans l'intérêt des villes, elle est faite en même temps dans l'intérêt des campagnes. Je vais le démontrer, la loi sur le jury à la main.
Mon honorable ami M. Castiau demande l'adjonction de tous ceux qui figurent sur les listes du jury. Eh bien, quelles sont les personnes qui figurent sur les listes du jury ? D'abord, celles qui payent un cens déterminé, mais, soit dit dès à présent, et nous en tirerons bientôt des conséquences ; un cens beaucoup plus élevé que celui fixé par la loi électorale ; ensuite celles qui, indépendamment de tout cens, se trouvent classées dans certaines catégories de citoyens, savoir :
« A. Les membres de la chambre des représentants ;
« B. Les membres des conseils provinciaux ;
« C. Les bourgmestres, échevins, conseillers communaux, secrétaires et receveurs des communes de 4,000 âmes et au-dessus ;
« D. Les docteurs et licenciés en droit, en médecine, en chirurgie, en sciences et en lettres, les officiers de santé, chirurgiens de campagne et altistes vétérinaires ;
« E. Les notaires, avoués, agents de change ou courtiers ;
° F. Les pensionnaires de l'Etat, jouissant d'une pension de retraite de 1,000 fr. au moins. »
Vous voyez que si les avocats sont compris dans cette nomenclature, c'est comme docteurs ou licenciés en droit, et ils sont seulement mis sur la même ligne que toutes les autres personnes dont il est fait mention dans l’article premier de la loi du 15 mai 1838 sur le jury.
Maintenant, je vais prouver que l'amendement n'est pas seulement dans l'intérêt des villes, mais qu'il est également favorable aux campagnes.
En effet, messieurs, l'article premier de la loi sur le jury veut qu'on inscrive sur la liste du jury, et par conséquent l'honorable M. Castiau demande par sa proposition qu'on inscrive sur la liste électorale les bourgmestres, les échevins et les conseillers communaux des communes de 4,000 âmes et au-dessus.
Or, s'il est vrai que, pour être conseiller communal, il faut payer certain cens fixé par la loi communale, ce cens est le plus souvent en dessous de vingt florins, et je connais dans le plat pays plusieurs conseils communaux dont aucun membre ne figure sur la liste des électeurs pour les chambres, attendu qu'ils ne payent pas le cens fixé par la loi électorale, qui d'ordinaire est de trente florins. Eh bien, d'après la proposition de M. Castiau, tous ces conseillers communaux deviennent électeurs, à la seule condition qu'ils payent vingt florins d'impôts, dernière limite fixée par la Constitution.
Viennent ensuite les notaires, les médecins, les chirurgiens, les officiers de santé, les vétérinaires, qui se trouvent en grand nombre dans les communes rurales, et qui tous vont figurer sur les listes électorales au moyen du minimum du cens, soit vingt florins.
Viennent encore les pensionnaires de l'Etat, jouissant d'une pension de retraite d'au moins 1,000 fr., et qui, pour la plupart, habitent le plat pays.
Loin donc que la proposition de M. Castiau soit faite exclusivement dans l'intérêt des avocats (je ne sais vraiment si on a eu l'intention de mettre les avocats en hostilité avec les campagnes), les avocats ne figurent que très accessoirement parmi les personnes dont l'adjonction est demandée ; et dès lors le reproche de vouloir constituer un privilège en leur faveur est dénué de tout fondement. Il en est de même du reproche de vouloir favoriser les villes au détriment des campagnes.
Voyons maintenant, messieurs, quelle est la base de la proposition de l'l'honorable M. Castiau.
J'ai toujours pensé que le but de la loi électorale avait été d'investir du droit d'élire les personnes, qui sont censées posséder assez d'intelligence pour distinguer parmi les éligibles, ceux qui réunissent le plus de qualités pour défendre les droits et les intérêts de la nation ; le cens, dans mon opinion, n'a été admis comme présomption de capacité qu'à défaut d'autres présomptions, toujours beaucoup moins trompeuses. L'homme qui, payant le minimum du cens, soit 20 florins, rapporte un brevet de capacité, n'inspirera-t-il pas plus de confiance que celui qui ne peut invoquer pour toute présomption d'intelligence, que le payement du maximum du cens, soit 80 florins ?
C'est un privilège, dit-on, que repousse l'égalité de tous devant la loi : un privilège ! mais élire, c'est exercer un droit naturel, et le fait d'admettre à l'exercice de ce droit certains citoyens ne saurait changer le droit de nature et en faire un privilège ; d'ailleurs avec de pareilles objections on arrive tout droit au suffrage universel.
S'il y a privilège, il n'existe tout d'abord que pour ceux dont la présomption de capacité se réduit exclusivement au payement d'un cens. C’est le privilège d'argent, le plus odieux de tous les privilèges. Voilà où conduit le système de nos adversaires !
A en croire M. le ministre de l'intérieur, le congrès n'a pas voulu que les électeurs fussent des hommes intelligents, capables de faire de bons choix ; il n'a voulu qu'une seule chose, à savoir, qu’ils eussent de l'argent, qu'ils payassent un cens, sans s'inquiéter de leur capacité.
Une pareille opinion est insoutenable. Elle est une injure faite au congrès national. Quoi ! le congrès aurait donné à ceux qui ont de l'argent, le privilège de faire des choix de députés, de conseillers provinciaux ; et à ceux qui ont fait preuve d'intelligence par des succès dans leurs études constatés par des diplômes, il aurait refusé ce droit !! Mais cela est impossible.
M. le ministre de l'intérieur, à une autre époque, combattait la thèse qu'il défend aujourd'hui. Ou vous a déjà parlé d'un rapport qui a été présenté en 1831 par l'honorable M. de Theux sur la loi électorale.
« Les élections, disait l'honorable l'honorable M. de Theux, doivent être faites par tous les citoyens intéressés au bien-être de la patrie et capable de faire un bon choix. Ils y ont un droit incontestable. »
Ainsi, le rapporteur de la loi électorale disait lui-même que ceux qui sont capables de faire un bon choix, ont un droit incontestable à être électeurs ; il vient donc confirmer mon opinion.
Comme je le disais tout à l'heure, je ne puis considérer et je n'ai jamais considéré le cens que comme une présomption de capacité, à laquelle il ne faut recourir qu'à défaut d'autres présomptions plus fortes et moins menteuses.
Messieurs, si je ne me trompe, c'est l'honorable M. de Theux qui a fait allusion aux paroles que l'honorable M. de Foere a prononcées dans la discussion de la loi électorale ; mais je ne pense pas qu'il en ait cité le texte et je tiens à vous le rappeler.
« La Constitution, disait M. de Foere lors de la discussion de la loi électorale, fixe un minimum et un maximum comme cens électoral ; c'est celle dernière quantité que je propose de requérir des professions scientifiques pour leur attribuer le droit d'élire nos députés. Quel est le but de toute loi électorale ? C'est évidemment d'investir dudit droit les citoyens qui sont censés posséder assez de jugement pour distinguer parmi les éligibles ceux qui réunissent le plus de qualités pour défendre les droits et les intérêts de la nation.
« On ne peut nier que les citoyens qui exercent une profession scientifique sont plus à même de voter pour les députés probes et instruits que beaucoup d'autres contribuables qui n'ont d'autre titre qu'un cens électoral plus élevé. Il m'a d'ailleurs toujours paru absurde et même immoral de concentrer dans l'argent seul les titres au droit électoral et de lui reconnaître exclusivement le discernement dans les élections. »
M. l'abbé de Foere déposa un amendement dans le sens de sa proposition. Cet amendement fut combattu par un de nos amis.
Et M. de Foere répondit : « En combattant mon amendement, l'honorable membre a posé en principe : l'égalité de tous devant la loi et, il en tire la conséquence que ce serait établir un privilège que de requérir de certains citoyens un cens inférieur à celui qui est exigé d'autres citoyens. Et moi aussi, messieurs, je pose en principe l'égalité de tous devant la loi. Mais c'est pour en déduire des conséquences opposées à celles que l'honorable membre en a tirées ; je vois, moi, un immense privilège accordé à ceux qui possèdent plus d'argent que d'autres en les investissant exclusivement du droit d'élire nos députés, et c'est pour étendre ce privilège à un plus grand nombre de citoyens et surtout à des citoyens qui ont toutes les qualités requises pour faire un choix judicieux, que je propose mon amendement.
« C'est pour élargir ces exceptions que je vous propose d'étendre le droit électoral à des membres des corps savants, des académies, des professions scientifiques, sans déroger d'ailleurs aux dispositions de la Constitution. »
Il serait difficile de rien ajouter à ces considérations si sages, si justes, et en même temps si concises, et je suis heureux d'être cette fois d'accord avec l'honorable abbé de Foere.
(page 1116) Mais, messieurs, il est d'autres arguments encore qui viennent appuyer notre thèse : ils résultent de la combinaison de la loi électorale de 1831, et de la loi sur le jury, du 15 mai 1838. J'ose réclamer encore un moment votre attention, car de cette combinaison doit résulter à la dernière évidence l'impossibilité, au moins si on veut être juste, de rejeter la proposition de l'honorable M. Castiau.
Voici la loi sur le jury :
« Art. 1er. Les jurés seront pris :
« 1° Parmi les citoyens portés sur la liste électorale et versant au trésor de l'Etat, en contributions directes, la somme indiquée ci-après :
« Province d’Anvers : le chef-lieu, 250 fr ; les autres communes, 170 fr.
« Province de Brabant : le chef-lieu, 250 fr ; les autres communes, 170 fr.
« Province de Flandre orientale : le chef-lieu, 250 fr ; les autres communes, 170 fr.
« Province de Flandre occidentale : le chef-lieu, 200 fr ; les autres communes, 170 fr.
« Province de Liége : le chef-lieu, 200 fr ; les autres communes, 170 fr.
« Province de Hainaut : Mons et Tournay, 200 fr ; les autres communes, 170 fr.
« Province de Namur : le chef-lieu, 140 fr ; les autres communes, 120 fr.
« Province de Luxembourg : le chef-lieu, 120 fr ; les autres communes, 120 fr.
« Province de Limbourg : le chef-lieu, 110 fr ; les autres communes, 110 fr.
« Et 2°, indépendamment de toute contribution, parmi les classes de citoyens ci-dessous désignées :
« a. Les membres de la chambre des représentants ;
« b. Les membres des conseils provinciaux ;
« c. Les bourgmestres, échevins, conseillers communaux, secrétaires et receveurs des communes de 4,000 âmes et au-dessus ;
« d. Les docteurs et licenciés en droit, en médecine, en chirurgie, en sciences et en lettres ; les officiers de santé, chirurgiens de campagne et artistes vétérinaires ;
« e. Les notaires, avoués, agents de change ou courtiers ;
« f. Les pensionnaires de l'Etat jouissant d’une pension de retraite de fr. 1,000 au moins.
« Ces citoyens rempliront les fonctions de jurés près la cour d'assises dans le ressort de laquelle est établi leur domicile réel. »
Qu'est-ce que cela veut dire ? Que par la loi sur le jury) les capacités dont nous demandons l'adjonction, sont mises sur la même ligne que les citoyens qui dans les chefs-lieux des provinces d'Anvers, du Brabant et de la Flandre orientale payent un cens de 250 francs, ou dans les autres communes un cens de 170 francs, en d'autres termes que les capacités sont évaluées à peu près au double du cens fixé par la loi électorale ; et lorsqu'il s'agit de la formation des listes d'électeurs en exécution de cette loi les capacités n'ont plus aucune valeur ! quelle contradiction !
Quoi ! la loi sur le jury admet au même titre que ceux qui payent un cens de 250 fr. les capacités dont il est fait mention dans la proposition de l'honorable M. Castiau, et on ne veut pas les admettre sur la liste électorale, alors que, pour y figurer, il ne faut payer que 169 fr. 31 centimes, dans les villes de Bruxelles, d'Anvers et de Gand, et 69 fr. 43 c. seulement dans les autres communes des provinces de Brabant, d'Anvers et de la Flandre orientale ! A moins de consacrer la plus criante des injustices, d'être inconséquent avec soi-même, il est impossible de ne pas accueillir la proposition de M. Castiau.
L'importance des fonctions du jury rend l'argument tiré de la combinaison des lois du 3 mars 1831 et du 15 mai 1838 plus palpable encore : le jury dispose non pas seulement de la liberté, mais encore de la vie de l'homme ! un juré par son seul vote peut faire tomber une tête, et qui sait si cette tète ne sera pas la tête d'un innocent ?
Le législateur a donc dû prendre des précautions pour éviter les erreurs judiciaires que trop souvent nous avons eu à déplorer, et c'est dans cet ordre d'idées que la loi sur le jury, à défaut d'autres présomptions de capacité plus certaines, ne s'est pas contentée du cens fixé par la loi électorale, mais a exigé un cens double.
N'est-il pas évident, dès lors, que les capacités dont il s'agit dans la proposition de M. Castiau ayant été admises par a loi sur le jury, quoique cette loi ait été et ait dû être plus rigoureuse que la loi électorale, doivent à fortiori être admises comme électeurs, bien entendu dans les limites de la Constitution ?
L'argument tiré de la combinaison des lois de 1831 et de 1838 est trop clair pour que je me permette d'y donner d'autres développements. Il me reste à vous signaler quelques anomalies qui résultent du système actuel.
L'honorable M. Castiau demande l'adjonction sur les listes électorales de tous ceux qui figurent sur la liste du jury : or sur la liste du jury figurent d'abord les membres de la chambre des représentants.
N'est-il pas convenable que les membres de la chambre des représentants qui ne payent pas le cens voulu par la loi électorale (il y en a plusieurs), et qui, par conséquent ne sont pas électeurs, le deviennent par suite de la proposition de M. Castiau, toujours dans les limites de la Constitution ?
En effet, ils ne peuvent pas exercer des droits électoraux, d'après le système de M. de Theux, parce qu'à défaut de payer le cens, ils sont considérés comme incapables de faire des bons choix de représentants, et cependant ces honorables membres sont représentants eux-mêmes, et pour remplir ces importantes fonctions ils sont capables !!
M. Dubus (aîné). - Cela a été prévu.
M. Verhaegen. - C'est vraiment édifiant ! On pourrait adresser des compliments à l'auteur de cette belle œuvre !
M. Dubus (aîné). - Faites-en compliment à M. Le Hon ; il a prononcé un discours où il a prévu ce cas.
M. Verhaegen. - N'importe qui a prévu cette inconcevable hypothèse, je n'ai à ménager personne ; je suis ici pour dire toute ma pensée, dussé-je même ne pas être agréable à quelques-uns de mes honorables amis. Je ne sais pas, après tout, si le fait allégué par l'honorable M. Dubus aîné est exact ; mais, dans tous les cas, il ne fait rien à la question.
Il reste vrai que des hommes qui, dans le système de M. de Theux, ne sont pas censés avoir les connaissances nécessaires pour élire les représentants de la nation, sont représentants eux-mêmes, et siègent avec nous dans cette enceinte.
Si cela est, si c'est là ce qu'on a voulu, il est temps de défaire ce qu'on a si mal fait.
Je pourrais, messieurs, vous citer d'autres personnes encore qui figurent dans d'autres catégories, et à l'égard desquelles les mêmes anomalies se rencontrent ; mais il a suffi de vous parler des représentants ; je ne pourrais qu'affaiblir mon argument en multipliant les exemples.
L'honorable M. Castiau demande l'adjonction de toutes les capacités, dont, nous le répétons, le mérite est évalué au double du cens fixé par la loi électorale et au même titre. M. le ministre de l'intérieur prétend qu'il faudrait aussi l'adjonction de tous les membres du clergé.
Si on voulait consentir, sur les bancs de la droite, à l'adjonction de toutes les capacités, non pas seulement de celles indiquées par l'honorable AI. Castiau, mais encore de toutes les autres constatées par des diplômes, je ne me refuserais pas à admettre aussi comme électeurs les membres du clergé rétribués par l'Etat ; et je ne sais pas si les calculs qu'il y aurait à faire, dans cet ordre d'idées, pourraient bien convenir à nos adversaires.
M. Rogier. - Si ce système était admis, les officiers de l'armée devraient aussi être inscrits sur les listes électorales.
M. Verhaegen. - Assurément ! Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit en ce moment. Ce que je tiens à faire remarquer, c'est que les membres du clergé pourraient invoquer les avantages de la proposition de M. Castiau, s'ils étaient soumis, comme les autres citoyens, à la charge qu'impose la loi sur le jury ; car quelle est la portée de l'amendement de l'honorable M. Castiau ? De ne faire d'exception, de n'établir de privilège pour personne, mais de faire figurer sur la liste des électeurs tous ceux qui figurent sur les listes du jury.
Si les membres du clergé figuraient sur les listes du jury, ils seraient par cela même électeurs, l'honorable M. Castiau n'aurait pas reculé devant cette conséquence ; il envisage, lui, sa proposition d'un point de vue beaucoup plus élevé que ne le fait l'honorable M. Dumortier.
Les défenseurs quand même du clergé ne cessent de parler de ses droits de citoyen, mais ils refusent de le soumettre à aucune des charges qui pèsent sur les citoyens en général : les charges sont cependant les corollaires des droits ! Il est vraiment curieux de voir que les membres du clergé qui sont dispensés des fonctions de jurés, qui ne concourent pas aux obligations de la milice et de la garde civique, et qui jouissent en outre d'une quantité d'immunités, osent venir réclamer des extensions de droits que rien ne justifie, et qui ne sont, après tout, que des corollaires de certaines charges ! Ils sont des citoyens quand il s'agit de jouir de droits acquis ou d'acquérir des droits nouveaux, mais ils ne sont plus des citoyens quand il s'agit de payer leur dette à l'Etat !
Ce n'est pas à dire que je veuille toucher le moins du monde aux droits que la Constitution accorde aux membres du clergé, comme à tous les citoyens en général. La Constitution est une arche sainte que je respecte quels que puissent être les inconvénients qu'elle présente ; seulement, je m'oppose à ce qu'où accorde au clergé, des droits, des privilèges nouveaux, en les dispensant des charges qui y sont attachées. Ainsi, l'adoption de la proposition de l'honorable M. Castiau aura pour effet de faire inscrire sur les listes électorales le nom de quiconque figure sur la liste du jury, mais sans créer un privilège nouveau au profit du clergé. Ou ne peut pas, par forme d'amendement, demander l'adjonction des membres du clergé comme électeurs, alors qu'ils restent soustraits à la charge du jury, comme ils sont exempts de la milice et de la garde civique, etc.
Déjà beaucoup de membres du clergé ne figurent aujourd'hui sur les listes électorales qu'au moyen des contributions qui frappent les biens de cure et dont ils se disent les usufruitiers ; et cependant ces contributions le plus souvent sont payées par les fabriques d'églises ou par les communes. C'est un abus odieux, auquel on cherche constamment à ajouter d'autres abus encore.
Que la majorité y prenne garde ! elle peut conserver deux poids et deux mesures, je le sais ; elle peut rejeter la proposition de l'honorable M. Castiau quelque juste, quelque inoffensive qu'elle soit, elle peut même accorder de nouveaux privilèges au clergé ; à cet égard je partage les craintes qu'a manifestées mon honorable ami, M. Delfosse ; et sans doute, le vote viendra les justifier.
Néanmoins quoi qu'il arrive, la discussion actuelle portera ses fruits. Comme je l'ai dit en commençant, derrière la chambre se trouve le pays qui, mieux que la majorité, apprécie ses droits et ses besoins. La proposition de l'honorable M. Castiau, rejetée en 1847, sera reproduite d'année en année avec de nouvelles extensions sans doute, et la justice et la raison finiront bien pur triompher.
(page 1106) M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, nous n'avons pas à nous occuper de cette question : si pour être juré, si pour statuer sue la peine capitale, pour statuer sur des délits de presse, sur des délits politiques, il faut avoir plus d'intelligence que pour être électeurs. Nous avons, messieurs, une tout autre question à examiner.
La Constitution permet-elle un privilège électoral en dehors du cens ? Nous avons déjà dit notre opinion à cet égard. Nous avons dit que le texte, comme les discussions, prouvaient à l'évidence que le cens était la seule et unique base de la capacité électorale.
Nous sommes heureux de pouvoir invoquer à l'appui de notre opinion celle de cinq membres très distingués du congrès, appartenant tous à l'opinion libérale, MM. Forgeur, Le Hon, Lebeau, Destouvelles et Beyts.
Messieurs, la chose est trop importante, pour que je ne remette pas sous vos yeux cette partie de la discussion.
L'article 22 du projet de Constitution portait : « La chambre des représentants se compose des députés élus directement par les citoyens. »
M. Defacqz proposa d'ajouter : « Payant le cens déterminé par la loi électorale, cens qui ne pourra excéder 100 florins d'impôt direct ni être au-dessous de 20 florins. »
M. de Foere défendait une thèse libérale, et voici ce qu'il opposait à l'honorable M. Defacqz :
« M. l'abbé de Foere. - Je suis, comme M. Defacqz, d'avis de déterminer le cens dans la Constitution ; mais je voudrais un peu plus de latitude dans la fixation du minimum et du maximum. Les hommes qui exercent des professions scientifiques devraient être admis aux élections avec un cens moindre, et je voudrais que l'amendement contînt une disposition à cet égard. »
M. Forgeur prit immédiatement la parole et s'exprima en ces termes :
« On peut, je crois, voter hardiment l'amendement de M. Defacqz, et le mettre dans !a Constitution. Quant à la proposition de M. de Foere, qui voudrait un cens moindre pour les professions scientifiques, il me semble que ce serait établir en leur faveur un privilège, et il ne faut de privilège pour personne dans un gouvernement libre. La meilleure des garanties à demander aux électeurs, c'est le payement d'un cens qui représente une fortune, une position sociale, afin qu'ils soient intéressés au bien-être et à la prospérité de la société. Que si vous admettez un privilège en faveur des professions libérales, vous verrez bientôt les tailleurs, les cordonniers, tous les corps de métiers venir vous demander la même faveur, et dire qu'eux aussi sont intéressés au bon ordre et à la prospérité de l'Etat. N'entrons pas dans la route des privilèges, car on ne sait plus où l'on s'arrête, lorsqu'une fois on y est entré.»
M. Le Hon s'exprimait en ces termes...
M. Fleussu. - Je demande la parole.
M. Le Hon. - Je la demande pour un fait personnel.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Voici ce que disait M. Le Hon.
« M. Chartes Le Hon. - Messieurs, l'amendement proposé par l'honorable M. Defacqz me semble faire naître cette question : Est-il nécessaire que les limites dans lesquelles devra être fixé le cens électoral soient invariables ? Messieurs, il me semble que, sauf l'exception proposée par un des préopinants, tout le monde est d'accord qu'il faudrait établir le cens d'une manière invariable ; mais les uns veulent que ce soit par une disposition de la loi électorale, et les autres par une disposition contenue dans le pacte constitutionnel. Je suis de ces derniers, et il y a, pour me déterminer, un motif puissant à mes yeux : c'est que si le cens n'est pas fixé par la Constitution, on pourrait, dans les législatures suivantes, non modifier nos institutions, mais en changer l'esprit dans leur application. Ainsi vous laisseriez à la loi future le droit de changer des institutions que tous vos efforts tendent aujourd'hui à asseoir sur des bases durables. C'est pour cela, messieurs, que je suis d'avis d'adopter l'amendement de M. Defacqz.
« Quant à l'amendement de M. de Foere, je le déclare inadmissible ; la source de tous les pouvoirs réside dans les élections. Or, à qui appartient-il de les constituer ? A ceux qui sont intéressés à leur maintien, au bon ordre, à la prospérité et à la tranquillité de l'Etat. Personne n'est aussi intéressé à tout cela, que celui qui possède une fortune quelconque et un cens qui la représente. Le savant, quelque savant qu'il soit, appartient à la civilisation, au monde savant, à toutes les nations, et non à celle qu'il éclaire momentanément de ses lumières. S'il ne paye pas 20 fl. d'impôt, s'il ne prend pas racine dans le sol, j'en conclurai que ce savant n'est pas plus intéressé au bon ordre et à la paix en Belgique, qu'il ne l'est pour la France ou pour tout autre pays ; et du jour où la Belgique ne lui conviendrait plus, et où il n'y trouverait plus la tranquillité nécessaire à ses travaux, il l'abandonnerait, car rien ne rattacherait à nous. C'est la propriété qui est le fondement du cens, c'est le payement du cens qui intéresse à la prospérité du pays : il faut donc payer ce cens pour exercer le droit le plus précieux de citoyen.
« Mais, dit-on, vous écartez les capacités, vous vous privez de leurs lumières. Oh ! non, messieurs, je n'écarté pas les capacités. Un assez beau rôle leur est réservé, et ils sont encore en possession d'un droit bien précieux, c'est l'éligibilité. Car remarquez que nous ne parlons ici que des électeurs qui doivent, pour nommer le sénat et les représentants de la nation, payer un cens électoral, tandis qu'aucun cens n'est exigé pour l'éligibilité : le savant sera donc éligible, il pourra éclairer les discussions législatives, en apportant le tribut de ses lumières dans la chambre des représentants ; c'est là qu'il arrivera en sa qualité de savant, qualité qui ne suffit pas pour avoir des racines dans le sol. (La clôture ! la clôture !)
« M. l'abbé de Foere. - La question, messieurs, ne me semble pas suffisamment éclaircie : M. Forgeur et M. Le Hon n'ont pas compris le but de mon amendement. (On rit).
« Quelques voix. - Parlez contre la clôture !
« M. l’abbé de Foere : Je n'ai pas prétendu que l'on dût n'exiger aucun cens de ceux qui exercent des professions scientifiques, mais seulement qu'on pourrait fixer un cens moindre pour eux que pour les autres. (Murmures.) »
Maintenant, messieurs, arrivons à la discussion de la loi électorale qui a eu lieu également dans le sein du congrès, et si les discours que nous venons de vous rappeler avaient eu besoin de commentaires, ces commentaires se trouveraient de la manière la plus claire dans la discussion de la loi électorale.
Voici une partie de cette discussion :
«. M. Van Snick. - J'ai l'honneur de proposer au congrès national, comme quatrième paragraphe à l'article premier, la disposition suivante :
« Néanmoins sont électeurs, abstraction faite de leur cote contributive et pourvu qu'ils aient les qualités mentionnées dans les paragraphes 1er et 2 du présent article :
« 1° Ceux qui sont pourvus d'un diplôme de docteur ou de licencié dans l'une ou l'autre branche de l'instruction publique ;
« 2° Les professeurs des universités, des athénées et des collèges ;
« 3° Les officiers supérieurs de l'armée et de la garde civique, jusqu'au grade de capitaine inclusivement ;
« 4° Les ministres des cuites. »
« M. Lebeau . - Je demande la question préalable sur l'amendement de M. Van Snick. Il remet en question l'article 47 de la Constitution. M. Van Snick en est convenu hier lui-même, car il voulait arrêter la promulgation pour pouvoir présenter son amendement.
« M. Van Snick demande la parole contre la question préalable. - Messieurs, ce n'est point une dérogation à la Constitution que je viens solliciter.
« Il n'est point entré dans notre pensée de faire dire par la Constitution tout ce qui est relatif aux conditions constitutives du droit électoral.
« L'article de la Constitution qui s'y rapporte, dit expressément : Elle (la loi électorale) déterminera les conditions requises ; ce qui prouve à la dernière évidence que nous sommes encore habiles à statuer sur le mérite de ma proposition.
« On objectera l'article 47 de la Constitution, mais cet article ne dit pas qu'il n'y aura d'électeurs que ceux qui payeront le cens dont il parle. Il déclare que lorsqu'on vient aux fonctions électorales au moyen du cens, ce cens doit être tel qu'il l'a fixé : il ne nous interdit point la faculté de reconnaître et de sanctionner d'autres moyens d'y arriver.
» La question reste donc tout entière sur l'utilité et l'inutilité de ma proposition.
« M. Destouvelles. - Le congrès a été unanimement d'avis de proscrire toute espèce de privilège. On n'a admis à l'exercice des droits électoraux que les censitaires seuls. Déléguer aujourd'hui cet exercice à d’autres qu'aux censitaires, c'est défaire ce que la Constitution a fait. M. de Foere avait déposé une proposition absolument semblable à celle de M. Van Snick ; or, cette proposition a été rejetée. On ne peut donc plus la reproduire aujourd'hui.
(page 1108) M. le baron Beyts. - Il y a ici une espèce d'exceptio rei judicatae : la Constitution a décidé, on ne peut plus y revenir. On pourrait bien régler encore des conditions exclusives, mais non des conditions d'admission. Je demanderai aussi la question préalable. (Aux voix ! aux voix !)
« M. l’abbé de Foere présente un amendement ainsi conçu :
« Les citoyens proposés par M. Van Snick au droit électoral sont investis de ce droit lorsqu'ils payent un cens électoral de vingt florins. »
« Cet amendement est appuyé.
« M. Van Snick. - En admettant les professions savantes on ne consacre pas un privilège. L'instruction est accessible à tout le monde comme la richesse. Au reste, je me rallie à l'amendement de M. de Foere.
« MM. Frison et le baron Beyts demandent la question préalable. »
M. Delehaye s'exprima dans les termes suivants. J'avais oublié de citer l'honorable membre. Je complète la citation : « Je demande formellement la question préalable, car l'amendement de M. de Foere est conçu dans le même sens que celui qu'il avait proposé, lors de la discussion de l'article 47, et qui a été rejeté.
« M. le président répond que ce n'est plus le cas d'appliquer la question préalable.
« M. de Robaulx. - Il faut écouter toutes les opinions. La question préalable me paraissait devoir être prononcée sur l'amendement de M. Van Snick, parce qu'il tendait à substituer un article dans la Constitution. Il n'en est pas ainsi de l'amendement de M. de Foere. Vous agissez ici comme pouvoir législatif et vous pouvez l'examiner. »
M. Le Hon. - Je prie M. le ministre de lire ce que M. de Foere a dit.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Volontiers. Le voici :
« M. l'abbé de Foere développant son amendement. - Messieurs, je crois, avec les honorables préopinants, que M. Van Snick n'a pas bien saisi le débat qui a eu lieu entre MM. Le Hon, Forgeur et moi, lorsque, dans une séance précédente, j'ai proposé à l'assemblée d'investir constitutionnellement les professions scientifiques du droit d'élire les députés de la nation. MM. Le Hon et Forgeur ont combattu ma proposition dans la fausse persuasion que je proposais de reconnaître ces citoyens comme électeurs, sans qu'ils payassent aucun cens. Il est vrai que ces honorables orateurs ont reconnu leur erreur, mais non pas, dans le sens de M. Van Snick, comme si ces professions scientifiques pouvaient encore être admises au droit électoral sans payer aucun cens. Je pense donc aussi que la proposition de l'honorable M. Van Snick est inconstitutionnelle ; mais l'amendement que j'ai l'honneur de vous proposer ne sort pas des bornes électorales que la Constitution a posées. Elle fixe un maximum et un minimum comme cens électoral. C'est la dernière quotité, celle de 20 florins, que je propose de requérir des professions scientifiques pour leur attribuer le droit d'élire nos députés. Quel est le but de toute loi électorale ? C'est évidemment celui d'investir dudit droit les citoyens qui sont censés posséder assez de jugement pour discerner parmi les éligibles ceux qui réunissent le plus de qualités pour défendre les droits et les intérêts de la nation.
« Or, on ne peut nier que les citoyens qui exercent une profession scientifique, et qui, par leurs connaissances et par leur contact avec tous les rangs de la société, ont exercé leur jugement, sont plus à même de voter pour des députés probes et instruits que beaucoup de contribuables qui n'ont d'autre titre qu'un cens électoral plus élevé. Il m'a d'ailleurs toujours paru absurde et même immoral de concentrer dans l'argent seul les titres au droit électoral et de lui reconnaître exclusivement le discernement dans les élections. C'est par ces motifs, messieurs, que je vous propose mon amendement qui contient une combinaison que la Constitution et la saine raison avouent. »
Vous savez, messieurs, que l'honorable M.de Foere défendait quelquefois son opinion, même lorsqu'il avait été vaincu. Il avait échoué dans la discussion de la Constitution ; il reproduisait sa proposition dans la discussion de la loi électorale.
La discussion continue :
« M. Lebeau . - Il me semble qu'on a perdu de vue la disposition de notre charte, qui statue que tous les Belges sont égaux devant la loi. Evidemment, l'amendement de M. de Foere y porte atteinte. Il crée une exception en faveur d'une certaine classe de personnes. Il attache à une profession spéciale une espèce de droit dont ne jouissent point d'autres professions. »
Messieurs, je pourrais ici borner la réfutation de l'amendement de M. Castiau. Car on ne peut rien dire de plus fort que ce qu'a dit M. Lebeau.
M. Van Snick combat les arguments de M. Lebeau. « L'égalité, dit-il, que consacre la Constitution, ce n'est que la faculté d'être apte à l'exercice de toutes fonctions.
« M. l'abbé de Foere : En combattant mon amendement, l'honorable M. Lebeau a posé en principe l'égalité de tous devant la loi, et il en a tiré la conséquence que ce serait établir un privilège que de requérir de certains citoyens un cens inférieur à celui qui est exigé d'autres citoyens. Et moi aussi, messieurs, je pose en principe l'égalité de tous devant ta loi ; mais c'est pour en déduire des conséquences opposées à celles que l’honorable préopinant en a tirées. Je vois, moi, un immense privilège accordé à ceux qui possèdent plus d'argent que d'autres, en les investissant exclusivement du droit d'élire nos députés, et c'est pour étendre ce privilège à un plus grand nombre de citoyens que je propose mon amendement, et surtout à des citoyens qui ont toutes les qualités requises pour faire un choix judicieux. C'est pour élargir ces exceptions que je vous propose d'étendre le droit électoral à des membres des corps savants, des académies, des professions scientifiques, sans déroger d'ailleurs aux dispositions de la Constitution. En adoptant donc mon amendement, le congrès serait plus conséquent à l'égard du principe de l'égalité de tous devant la loi.
« M. Destouvelles prend encore la parole contre l'amendement. L'orateur ne répond pas aux arguments présentés par M. de Foere. »
Ainsi, messieurs, il est clair comme le jour que le congrès n'a point voulu de privilège en matière d'élection ; le cens est la base du droit électoral, la base unique. On peut établir des exclusions à l'égard de certaines personnes qui payent le cens ; ainsi on a déclaré que ceux qui sont en faillite, etc., ne sont point admis à l'exercice du droit électoral ; mais on ne peut point accorder le droit électoral sur un autre fondement que celui du cens ; toute adjonction du chef de capacité est inconstitutionnelle.
On l'a dit clairement, le congrès a voulu mettre un terme aux prétentions qui n'auraient cessé de se faire jour pour être admis sur les listes électorales. On a demandé ce privilège pour les personnes munies d'un diplôme et pour les membres du clergé ; d'autres l'auraient demandé pour les militaires, d'autres l'auraient demandé pour les instituteurs, d'autres l'auraient demandé pour certaines professions industrielles, et l'on ouvrait ainsi une carrière immense à l'invasion dans le droit électoral.
Eh bien, messieurs, le congrès a mis un terme à toutes ces prétentions en déclarant que le cens serait la base du droit électoral.
Messieurs, on dit que le droit électoral doit être fondé sur l'intelligence, sur l'aptitude à exercer ce droit, et on laisse de côté le texte de la Constitution et toutes les discussions qui ont eu lieu au congrès, dans deux circonstances aussi importantes. On va jusqu'à citer notre rapport sur la loi électorale. Eh bien, messieurs, ce rapport nous l'avouons, nous y disions que pour être électeur il faut avoir un intérêt matériel à la chose politique, qu'en sus il faut avoir un certain degré d'intelligence.
L'intérêt matériel comment se prouve-t-il ? Par le payement d'une contribution directe, 20 florins au moins. L'intelligence comment se prouve-t-elle ? Par le payement d'une contribution directe, qui peut être élevée jusqu'à 100 florins, si la loi reconnaît qu'il faut payer un tel cens pour être supposé avoir l'intelligence, ou bien abaissée jusqu'à 20 florins, si la loi suppose qu'en payant 20 florins, on est censé avoir reçu une éducation suffisante.
M. Verhaegen. - Ainsi celui qui, en ville, n'est pas intelligent, le deviendra en transférant son domicile à la campagne !
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - S'il paye la contribution fixée dans la commune où il établit son domicile, il deviendra intelligent.
Mais, messieurs, que l'honorable membre veuille bien remarquer que l'inégalité du cens entre les villes et les campagnes n'est point établie sur cette supposition que l'homme payant 20 florins dans la ville est moins intelligent que celui qui paye 20 florins à la campagne. Ce n'est point sur cette base que la distinction est fondée. Elle est fondée, comme le dit le rapport, sur la nécessité de maintenir une certaine égalité entre les campagnes et les villes. Ainsi, messieurs, lorsque le congrès a fixé le nombre des représentants et des sénateurs en raison de la population, il a cru que la vraie base de la représentation est la population, que ce n'est point l'intelligence, que ce n'est pas la fortune.
Et, messieurs, si le congrès avait été pleinement conséquent avec ce principe de la Constitution, il aurait établi dans la loi électorale qu'il y aurait tant d'électeurs par mille habitants dans chaque commune pourvu toutefois que l'on payât au moins le cens de 20 florins. Alors, messieurs, de même que le pays tout entier est représenté dans les chambres en raison de la population, les habitants de chaque district auraient été représentés dans le collège électoral en raison de la population de chaque commune. Il y avait tout autant de motifs d'agir ainsi en ce qui concerne l'exercice du droit électoral qu'il y en avait à agir ainsi en ce qui concerne la fixation du nombre des représentants et des sénateurs.
Messieurs, qu'on ne dise point qu'un magistrat, qu'un représentant, qu'un ministre même peut ne pas payer le cens électoral quoiqu'il soit appelé à occuper les plus hautes dignités de l'Etat, quoi qu'il se soit signalé par d'éminentes vertus, par des talents éminents. Non, messieurs, le congrès a très bien compris que son principe pouvait donner lieu à des anomalies choquantes en apparence et notamment en ce qui concerne la composition des chambres. Ainsi un député pouvait ne pas avoir le droit d'être électeur, alors qu'il avait le droit d'éligibilité. Mais, je le répète de nouveau, car on ne saurait trop le redire, le congrès a voulu couper court à toutes les prétentions qui pourraient s'élever du chef de capacité ou de talent ; il n'a voulu d'autre règle que la règle matérielle, saisissable pour tout le monde, du payement d'une contribution directe.
Et pour en revenir principalement à l'amendement de M. Castiau, qui concerne l'admission des jurés à l'exercice des droits électoraux, mais le congrès lui-même avait décrété l'institution du jury dans la Constitution ; il a fait la loi organique du jury, et il n'est venu à la pensée d'aucun membre du congrès de proposer l'attribution du droit électoral aux jurés.
D'ailleurs, messieurs, ce ne sont pas seulement les jurés qui sont appelés à faire le sacrifice de leur temps à la chose publique, et permettez-moi de dire en passant que si les fonctions de jurés constituent une charge, elles constituent aussi un droit, et si nous voulions pousser l'argument de nos contradicteurs plus loin, nous dirions qu'un grand nombre d'électeurs considèrent le droit électoral comme une charge et (page 1109) non point comme un bienfait ; mais, messieurs,les électeurs et les jurés, à côté d'une charge, ont un droit et un droit très précieux.
Vous avez vu l'honorable M. Van Snick, ainsi que l'honorable M. de Foere proposer d'accorder le droit électoral aux membres du clergé, pourvu qu'ils payassent le cens de 20 florins, tout comme aux personnes munies d'un diplôme.
Eh bien, le congrès n'a pas voulu admettre cette proposition, ni pour le clergé, ni pour aucune autre profession. Le congrès a été juste ; nous devons le demeurer également.
Et qu'on ne dise pas que le clergé n'a pas la charge de juré ; mais les membres du clergé sont aussi exclus de certaines fonctions civiles. C'est ainsi qu'ils ne peuvent être ni bourgmestres, ni échevins ; et s'ils ne sont pas appelés à faire partie du jury, c'est parce qu'il répugne à leur mission de prononcer la peine capitale, comme il répugne à leur mission de porter les armes. Eh bien, nous avons pensé qu'il ne convenait pas non plus que les fonctions de bourgmestre ou d'échevin fussent exercées par les membres du clergé ; mais en ce qui concerne l'élection, leur droit est égal, leur position est la même.
Les honorables MM. Verhaegen et Delfosse ont dit que leur intention n'était pas de porter atteinte aux intérêts des campagnes ; ils ont même eu l'air de se poser les défenseurs des droits des campagnes. Je doute beaucoup que les campagnes les acceptent comme leurs défenseurs. Je suis bien convaincu que l'amendement de l'honorable M. Castiau ne serait pas envisagé dans les campagnes comme leur étant favorable. Ce serait ajouter, à leur détriment, une nouvelle inégalité à celle qui résulte déjà des chiffres posés par la loi électorale ; car la population des campagnes n'est représentée dans les collèges électoraux que pour une part infiniment inférieure à celle pour laquelle la population des villes y est représentée.
Ainsi, messieurs, tout se réunit pour repousser l'amendement de l'honorable M. Castiau ; en premier lieu, la Constitution qui nous en fait un devoir ; en second lieu, le danger d'ouvrir la porte à des prétentions innombrables, qu'il ne vous serait plus possible de repousser. Enfin cet amendement est encore contraire à l'équité, qui ne permet pas d'ajouter une nouvelle défaveur à celles qui pèsent sur les campagnes.
M. Le Hon (pour un fait personnel). - Messieurs, je me retrancherai complètement dans le fait personnel. D'ailleurs, je pense qu'il est déjà, en partie, expliqué. La lecture seule des passages de la discussion du congrès a dû vous convaincre, messieurs, que dans la séance où il fut question de l'adjonction des capacités, j'avais compris que l'honorable M. de Foere proposait de les admettre sans aucune condition de cens, c'est-à-dire que les capacités auraient à ce seul titre, et de droit, fait partie du corps électoral.
J'ai fait alors une distinction entre les conditions qui me semblaient nécessaires pour faire de bons choix dans l'intérêt du pays, et les qualités par lesquelles une capacité non censitaire peut obtenir la confiance et les suffrages des électeurs. Vous avez pu voir, messieurs, que lorsque l'honorable M. de Foere a discuté la motion de M. Van Snick, il a fait observer que la lutte qui s'était engagée, dans une séance précédente, entre lui, M. Forgeur et moi, sur sa première proposition avait eu pour cause une erreur.
Eh bien, je confirme aujourd'hui tout ce que j'ai dit ; je vais plus loin, je dirai à M. le ministre de l'intérieur que, lors même que j'aurais professé en 1831 des principes diamétralement opposés à ceux sur lesquels se fonde aujourd'hui la proposition de l'honorable M. Castiau, je serais j encore parfaitement libre d'examiner quel a été le jeu de nos institutions depuis seize ans et quels enseignements ressortent des applications successives qu'a reçues la loi électorale.
J'ajouterai (car je suis encore, je pense, dans les limites du fait personnel) que l'argument puisé dans l'opinion que j'ai émise en 1831 irait se heurter contre ce fait que la loi qui a étendu les devoirs déférés à un certain nombre de capacités et de fonctions, date de 1838, et que, par conséquent, on n'a pu décider sept années auparavant s'il y avait lieu, oui ou non, à des compensations et de quelle nature elles pourraient être.
Au surplus, je n'ai pris la parole que pour prévenir toute fausse interprétation à mon discours de 1831, sans entrer dans la discussion de l'amendement qui vous est soumis.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Le congrès a fait également une loi sur le jury.
M. Castiau. - Messieurs, je ne puis me dissimuler tous les embarras, toutes les difficultés de ma position dans cette discussion. En effet, j'ai tout à la fois à répondre à des adversaires, ce qui ne me tourmente guère ; mais ce qui est plus pénible pour moi, je me verrai oblige d'entrer en dissidence avec des amis publiques. Plus que jamais donc j'ai besoin de l'indulgence de toute la chambre, de la bienveillance de mes amis politiques et spécialement de la tolérance de l'honorable M. Delfosse à qui je dois une réponse toute particulière. C'est par là que je vais commencer.
L'honorable M. Delfosse a jugé sévèrement ma proposition ; il en a de nouveau combattu l'opportunité ; s'il faut l'en croire, ce serait une imprudence et une faute.
En doutez-vous ?s'est-il écrié ; voyez avec quel empressement nos communs adversaires ont pressé la discussion de cette proposition. Rappelez-vous les éloges adressés à votre franchise et à votre logique. Tout cela cache un piège.
L'honorable membre, me croyant sans doute à moitié séduit par cet empressement et ces éloges, a cru devoir, pour m'arracher à tous ces dangers, reproduire dans ses allusions, cette maxime de prudence et de réserve si connue : Timeo Danaos et dona ferentes.
Que l'honorable membre se rassure, quelque flatteur qu'aient été ces éloges, donnés à ma franchise et à ma logique, ils ne m'ont ni séduit ni trompé. Je n'ai pas cru un seul instant qu'ils étaient dictés par une pensée sympathique à ma proposition et que le ministère et la majorité, entrant tout à coup dans les voies du progrès, allaient l'adopter d'enthousiasme.
Non, cent fois non, je ne me suis pas fait cette illusion qu'où m'attribue gratuitement, elle eût été par trop grossière. Mais si je n'ai pas compté sur le suffrage des ministres et de l'honorable M. Dumortier dans cette occurrence, j'ai pu compter et je compte encore sur les suffrages des hommes impartiaux et modérés de la majorité. Ce n'est pas, du reste, une victoire que j'ai entendu emporter de haute lutte, c'est simplement un devoir que j'ai voulu remplir.
Aussi, messieurs, n'ai-je pas attendu les avertissements de l'honorable M. Delfosse pour partager ses craintes, ses défiances ; il m'avait paru comme à lui que l'empressement du ministère pouvait bien cacher un piège, et le piège vient d'être mis à découvert par le système d’attaques qu'il a adopté. Je le vois maintenant, le ministère ne réclamait avec tant d'instance les honneurs d'une discussion immédiate en faveur de ma proposition que parce qu'elle devait servir ses projets, sa tactique et ses manœuvres.
Il espérait que cette proposition allait devenir un brandon de discorde jeté parmi les membres de l'opposition, et déjà il battait des mains au spectacle de nos divisions. Heureux de nous mettre aux prises et de mettre les membres les plus considérables de l'opposition en contradiction avec leurs antécédents, il est allé feuilleter avec persévérance les annales du congrès constituant, et il vient de nous rappeler avec bonheur des paroles et des souvenirs oubliés depuis longtemps. Il supposait, à l'aide de cette tactique, jeter le désarroi dans nos rangs, briser le faisceau de l'opposition et amener les soldats du libéralisme à se diviser en deux camps et à faire feu les uns sur les autres. Malheureusement pour lui, le ministère sera trompé dans son attente, et son habile tactique tournera à sa confusion.
Vous avez provoqué l'attaque, M. le ministre, contre les membres de cette chambre qui faisaient partie du congrès. Vous avez voulu mettre leurs votes et leurs paroles en opposition avec la proposition que j'ai eu l'honneur de faire. Déjà l'un d'eux vient de répondre et de vous confondre ; les autres l'imiteront, j'espère, et vous confondront à leur tour. Mais vous n'avez donc pas vu quelles armes vous nous fournissiez avec ce système d'attaques personnelles et d'appel à des précédents oubliés !
Vous invoquez les opinions exprimées en 1830 au sein du congrès ; vous les opposez à une proposition présentée 17 ans après le congrès. Vous voulez donc que nous mettions aussi sous vos yeux le spectacle des contradictions et des inconséquences des hommes les plus considérables de votre parti ! Me voilà donc obligé de venir demander à l'honorable M. Dumortier - qu'il me permette cette interpellation directe, lui qui m'a fait l'honneur d'attaquer dans son résumé les opinions, toutes les opinions sans exception que j'avais exprimées dans des discours - me voilà obligé, de lui demander s'il est resté fidèle aux quelques principes démocratiques dis-je, qu'il avait professés au début de sa carrière, au principe, par exemple, de la nomination directe des bourgmestres et des échevins par le peuple. L'honorable membre me permettra-t-il également de lui demander...
M. Dumortier. - Je demande la parole.
M. Castiau. – Il paraît que déjà mes interpellations fatiguent l'honorable membre. Je vais donc cesser de m'en occuper pour m'adresser à des membres plus patients et moins susceptibles.
Je demanderai donc à tous ces membres du parti ministériel qui ont déclaré, par exemple, inconstitutionnelle la création d'un ordre de chevalerie et qui portent aujourd'hui fièrement à leur boutonnière l'ordre de Léopold, ce qu'ils ont fait de leur puritanisme ! Je demanderai à l'honorable M. Dumortier - car, malgré tout mon désir de ménager sa susceptibilité, il faut que j'en -revienne à lui de nouveau, pour compléter l'histoire des variations de son parti - je lui demanderai à lui qui voulait exclure de cette chambre les fonctionnaires amovibles, s'il persiste toujours dans cette même opinion.
S'il est encore de cette opinion, pourquoi n'a-t-il pas reproduit la proposition d'exclusion qu'il avait autrefois présentée et fait adopter par la chambre ? Enfin, car il faut en finir avec toutes ces questions personnelles, je demanderai aux membres de cette assemblée qui ont voté la république au congrès et à l'honorable M. Dechamps, qui l'a défendue dans ses écrits et dans ses chants patriotiques, s'ils sont tous restés fidèles à leurs premières, à leurs vieilles convictions républicaines.
Vous le voyez, M. le ministre, vous avez été bien mai inspiré en engageant cette guerre de personnalités ; vous avez provoqué l'attaque, nous pourrions user de représailles contre vous et votre parti ; les armes dont vous vous êtes servi dans cette circonstance, ne sont pas courtoises, elles ne sont pas loyales et, en les tournant contre vous et votre parti, nous pourrions à notre tour vous porter des coups bien plus violents que ceux que vous avez voulu nous parler à l’improviste et par derrière.
Je m'aperçois, messieurs, que cette digression m'a fait oublier la réplique que je devais à mon honorable ami M. Delfosse. J'y reviens, en lui demandant pardon de l'avoir abandonné pendant quelques instants. Où en étais-je donc ? Aux reproches, si je ne me trompe, que m'adressait l'honorable membre (page 1110) pour avoir dédaigné ses conseils et ses leçons en persistant à présenter ma proposition de réforme électorale. Mais sérieusement et loyalement, pouvais-je les suivre, ces conseils ? Mon honorable ami voulait l'ajournement à la prochaine session : c'était tout bonnement un renvoi aux calendes grecques... M. de Brouckere, lui, voulait la disjonction de l'article additionnel que j'avais présenté et son renvoi à l'examen des sections. Pouvais-je accueillir honorablement cette proposition ?
La disjonction aurait eu pour effet d'ensevelir sans bruit à huis clos ma proposition pour longtemps, pour toujours peut-être, dans les oubliettes du greffe de la chambre des représentants. Quelle que soit ma déférence pour la vieille expérience parlementaire de mon honorable ami M. Delfosse et de M. de Brouckere, il m'était impossible de céder à leurs exigences. Pouvais-je étouffer la proposition dont j'étais le père, de mes propres mains, ou aller l'ensevelir dans les cartons du greffe ! Mais c'eût été une sorte de crime d'infanticide.
Quelle est votre imprudence ! s'écriait l'honorable membre ; vous allez provoquer de longs débats et des discussions irritantes ; vous aurez à en subir la responsabilité. Et quel moment choisissez-vous pour de semblables débats ? Celui où les principales localités du pays sont encore sous l'influence des récentes agitations populaires. Oh ! j'aurais compris les craintes et les terreurs de l'honorable membre, si j'étais venu agiter ici quelque question brûlante et propre à passionner les masses, la question du suffrage universel, par exemple. Oui, j'aurais mérité de graves reproches si, dans ces moments difficiles, j'avais remué encore par des appels incendiaires les masses qui s'agitent soulevées par des questions de subsistance. J'aurais été coupable, si j'étais venu leur dire : Vous n'êtes malheureuses et souffrantes que parce que vous n'êtes pas représentées. Réclamez ces droits politiques qu'on ne vous refuse que pour mieux vous exploiter ; puisqu'on vous abandonne, défendez vos droits et vos intérêts, et sauvez-vous vous-mêmes !
Mais, de grâce, de quoi s'agit-il dans ma proposition ? D'adjoindre 2,000 jurés à nos électeurs, adjonction tellement inoffensive, tellement juste, qu'ainsi que vient de vous le dire l'honorable M. Verhaegen, il ne comprend pas qu'un seul de nos collègues puisse se lever pour la combattre.
De tels débats ne peuvent guère passionner les esprits, il faut en convenir. Et où donc l'honorable M. Delfosse a-t-il trouvé la nécessité de ces interminables discussions à l'occasion d'une proposition qui ne peut avoir pour adversaires que nos ministres ? S'il est une question qui ait pu être l'objet des études et des réflexions de la chambre, c'est du reste la question de la réforme électorale. Voilà plus de dix ans que la chambre en est saisie ; son examen a duré plus longtemps que le siège de Troie, et vous pensez qu'après de telles méditations, il lui faudra des jours, des semaines peut-être pour apprécier une proposition aussi facile, aussi simple que celle soumise à la chambre.
Accéder à une demande d'ajournement, quand il s'agissait de statuer enfin sur des demandes présentées à la chambre depuis dix ans, sur une question qui, depuis dix ans, est à l'étude, c'eût été plus que de la faiblesse, c'eût été, de la part de la chambre, un déni de justice et, de ma part, l'oubli d'un devoir.
Qu'il ne soit donc plus question d'ajournement ; je ne puis y consentir.
M. Delfosse. - Je n'ai pas fait de proposition d'ajournement, je vous ai donné un conseil.
M. Castiau. - L'honorable membre n'a pas fait de proposition d'ajournement, il retire son conseil, je l'en félicite, car c'était aujourd'hui ou jamais qu'il fallait agiter cette question de réforme parlementaire. Les questions de réforme parlement ; ire s'agitent toujours, doivent toujours s'agiter à la veille des élections.
C'est le seul moment favorable, car les corps parlementaires, à l'approche des élections, sortent de leur léthargie habituelle ; ils ont alors des velléités de progrès et des retours de jeunesse ; la gérontocratie affecte alors de prendre les allures et l'ardeur de ce que l'honorable M. de Mérode avec l'élégance habituelle de son langage, appelle la juvénocratie ; on est tout feu et tout ardeur, car on se rappelle alors qu'il faut compter avec le pays et remplir quelques-unes des promesses qui ont pu être faites pour obtenir les suffrages populaires. Aussi un axiome vulgaire en Angleterre, par exemple, c'est que d'habitude le parlement s’occupe, pendant les derniers mois de son existence, à réparer une partie du mal qu'il a pu faire au pays pendant une partie de sa carrière. Il n'y a d'améliorations et de réformes possibles qu'à la veille des élections ; le lendemain, il n'en est plus question, et tout est oublié.
C'est aussi l'opinion des hommes politiques les plus importants de l'opposition française, que les questions de réforme électorale ou parlementaire ne peuvent être agitées avec quelque espoir de succès qu'au moment où les députés sont appelés à comparaître devant le grand jury national qui doit les juger.
M. Billault traitant à la tribune de la chambre des députés cette même question de l'adjonction des capacités, à laquelle on opposait comme en Belgique l'ajournement, s'exprimait en ces termes :
« On nous dit : Mais personne ne la demande cette réforme, cette adjonction de capacités. C'est un mouvement factice qui a seulement sa racine dans la chambre. Messieurs, ce serait déjà quelque chose d'assez sérieux que de voir une notable partie de cette chambre, peut-être la majorité, nous allons le savoir aujourd'hui ou demain (on rit), juger cette adjonction nécessaire. Quand une partie aussi notable de la chambre la croit nécessaire et la demande, c'est quelque chose de grave et qui mérite d'être pris en considération. Mais c'est si bien le vœu du pays que, si vous récapituliez les moyens électoraux à l'aide desquels on cherche à se faire conférer un mandat par les électeurs, vous trouveriez, en faisant une statistique complète, bien plus qu'une majorité dans cette chambre de gens qui ont promis cette petite réforme. (Rires approbatifs aux extrémités.)
« Je sais bien qu'il y a trois ans que les élections sont faites ; que, depuis lors, on a pu voir beaucoup de choses qui déterminent à ne pas tenir d'une manière si immédiate à ce qu'on avait promis. Mais s'il y a trois ans que les élections sont faites, elles reviennent, elles approchent. Eh bien, il est très bien que le débat actuel, n’eût-il pas la majorité, mette en présence des électeurs ceux qui voulaient la mesure, il y a trois ans, et qui ne la veulent plus aujourd'hui. (Nouveaux rires à gauche). »
Voici ce que disait M. Ducos :
« A quelque titre qu'on la produise, dans quelque limite qu'on la renferme, une modification à la loi électorale doit précéder une dissolution et non la suivre. Il est plus politique et plus conservateur de l'octroyer spontanément aux électeurs, que de la laisser réclamer et imposer par eux. »
Comme vous le voyez, messieurs, j'ai eu raison, cent fois raison de choisir le moment du renouvellement partiel et peut-être du renouvellement général de la chambre pour porter à cette tribune la question de la réforme électorale.
La discussion dégagée de toutes les questions préjudicielles dont on a voulu l'embarrasser, j'aborde enfin le fond même de la proposition.
C'est bien une question de principe, messieurs, ce n'est pas une question de parti que j'ai entendu poser devant vous, en vous signalant la nécessité d'une réforme électorale. Le libéralisme, je vous prie de le croire, est parfaitement désintéressé dans cette question, en ce moment, du moins. Conservez ou modifiez la loi, peu lui importe comme parti ; son triomphe n'en est pas moins assuré.
Votre loi électorale, je le sais, avait été combinée de manière à paralyser pour longtemps les forces vives de l'opinion libérale.
Mais il existait dans cette opinion de tels germes de progrès, de vie, de force, d'avenir, que depuis dix ans, elle a marché de triomphes en triomphes en dépit des vices de votre système électoral. Aussi, je le répète, elle est parfaitement désintéressée dans ce débat ; car c'est avec la loi électorale, telle que vous l'avez faite, qu'elle vous a vaincus jusqu'ici ; c'est encore avec la loi électorale qu’elle espère vous vaincre et vous abattre, si vous osiez tenter en ce moment l'appel du pays.
Et qu'il me soit permis de le dire, si l'opinion libérale avait pu étendre également sa propagande dans toutes les parties du pays, si elle n'avait pas rencontré devant elle, comme une barrière insurmontable, la différence de langue qui divise nos populations, n'est-il pas vrai (je m'adresse à vos consciences) que malgré les combinaisons malheureuses de la loi électorale, combinaisons introduites pour assurer la perpétuité de l'influence de votre parti, c'en serait fait de votre domination depuis dix ans peut-être ?
Pourquoi donc, dans cette position et malgré les résistances de mes amis politiques, suis-je venu vous présenter une proposition de réforme électorale ? Uniquement, messieurs, dans l'intérêt de la vérité et du progrès de nos institutions représentatives.
Vous êtes en dehors des conditions normales du gouvernement représentatif. En effet, est-ce un système de représentation sérieux que celui qui n'admet qu'un électeur sur 95 habitants, que celui qui n'admet à l'exercice des droits politiques que 45,000 citoyens sur une population de plus de 4 millions d'habitants !
Ces 45 mille citoyens qui ne représentent pas la population, ne représentent pas davantage l'universalité des charges, des impôts, des intérêts et des propriétés foncières, mobilières ou industrielles. L'immense majorité de notre population, propriétaire ou prolétaire, ceux qui payent la plus grande partie de nos impôts, ceux qui sont le plus fortement affectés par les mesures que vous prenez, frappés d'une véritable dégradation civique, ne sont pas même admis à désigner les hommes qu'on appelle les représentants du pays.
Et, par je ne sais quelle fatalité, quand tout, population, intérêts, richesse, intelligence, quand tout enfin dans le pays grandit et se développe, le corps électoral reste immobile et semble même dépérir. M. Dumortier vous a dit que ce corps était resté stationnaire depuis 1833 ; il s'est trompé. Le nombre des électeurs va sans cesse en décroissant, car, s'il faut en croire les statistiques comparatives que déjà, je vous ai soumises, il serait tombé, depuis 1841, de 49,000 à 45,000. Que cette décadence continue, et bientôt vous n'aurez plus qu'un simulacre de gouvernement représentatif et qu'une misérable oligarchie électorale.
En présence d'un tel fait, plus éloquent que toutes les phrases et tous les arguments, ne pensez-vous pas qu'il y a lieu d'aviser ? Ne devrions-nous pas nous réunir tous, pour reconnaître que cet état de choses est intolérable et qu'il y a quelque chose à faire ?
Que faut-il donc faire ? Il fallait, m'a dit l'honorable M. Delfosse, déployer hardiment votre drapeau et indiquer quelque grand moyen de salut. Vous avez eu tort de vous humilier devant la majorité, en donnant à votre projet de réforme des proportions par trop étroites.
Il fallait déployer mon drapeau ! Mais, en vérité, ai-je donc cache mes principes en matière de réforme électorale ? Et faut-il vous dire que si je pouvais suivre toute l'expansion de ma pensée qui, je le reconnais, se trouve (page 1111) mieux des hardiesses de la théorie que des difficultés de la pratique, j'irais, je pense, en matière de réforme, un peu plus loin que l'honorable M. Delfosse ?
Je demanderais que le minimum du cens électoral, fixé par la Constitution, fût appliqué, non seulement aux capacités, mais encore à toutes les claies, à toutes les provinces, au pays tout entier. Qu'en résulterait-il ? Qu'au lieu de 45 mille électeurs, vous en auriez 200 mille. Y aurait-il là de l'exagération ? et cet accroissement des électeurs serait-il donc de nature à jeter une perturbation bien grande dans vos institutions représentatives, dans un pays sage, grave et modéré comme la Belgique ?
On se récrie contre le système de l'abaissement et de l'uniformité du cens. Ce serait, nous dit-on, opprimer les campagnes et sacrifier leurs intérêts aux intérêts des villes. L'oppression des campagnes ! le sacrifice de leurs intérêts ! Toujours le même argument et la même lactique. Flatter les passions et les préjugés populaires, diviser les populations pour mieux les exploiter, soulever s'il est possible contre le libéralisme les électeurs des campagnes, telle est comme toujours la loyale tactique de nos adversaires Il est temps de les confondre.
La loi électorale a eu un tort, un tort immense, selon moi, celui d'établir une démarcation politique entre les villes et les campagnes et de créer ainsi deux peuples au sein d'un même pays. C'était provoquer l'antagonisme entre les populations des villes et celles des campagnes ; et vous, par vos provocations, vous voudriez changer cet antagonisme en guerre ouverte !
Et voilà les hommes qui s'intitulent les conservateurs par excellence, les hommes de l'ordre et de la modération ! Toujours cette déplorable hostilité qu'on veut exciter entre les villes et les campagnes ! Eh bien, je dis que cette division des intérêts, qu'on prête coexister entre les villes et les campagnes et qu'on invoque pour repousser toute proposition de réforme, est un mensonge.
Est-ce que tous les intérêts locaux ne viennent pas en définitive se résumer dans l'intérêt général ? Est-ce que les villes et les campagnes ne viennent pas se fondre dans la vaste unité nationale ? Est-ce qu'il n'y a pas entre les villes et les campagnes communauté d'existence et solidarité d'intérêts ?
Est-ce que les villes, messieurs, peuvent se passer des campagnes ? Est-ce que les campagnes peuvent exister sans les villes ? Les souffrances des campagnes ne réagissent-elles pas sur les villes, et les misères des villes n'affectent-elles pas les campagnes ? En un mot, n'en est-il pas du corps social comme du corps humain ? N'y a-t-il pas unité, solidarité entre toutes les parties qui le composent ? Suis-je donc obligé, pour le prouver, de renvoyer mes adversaires au vieil apologue qu'Agrippa racontait, il y a deux mille ans, au peuple de Rome retiré sur le mont Aventin ? C'est l'union, c'est la fraternité qu'il faut proclamer pour les villes et les campagnes. Toutes ces divisions qu'on veut introduire, tous ces intérêts qu'on veut mettre aux prises, n'existent que dans l'imagination de nos adversaires qui n'ont d'autre moyen, pour prolonger de quelques jours leur agonie, que de jeter partout des germes d'hostilité et de haine entre les habitants du pays !
Vous voulez soulever les campagnes contre le libéralisme des villes. Est-ce que les campagnes n'ont pas les mêmes intérêts, les mêmes droits, les mêmes libertés à défendre ? Mais qui donc s'est toujours montré le défenseur des intérêts, des droits et des franchises des campagnes ? Qui donc a brisé les droits féodaux ? Qui donc a anéanti la dîme ? Qui donc a supprimé la mainmorte ? Qui donc a détruit ces corvées dégradantes qui pesaient sur les populations rurales ? Qui donc en a proclamé l'émancipation et l'indépendance ? Qui a transformé les serfs en propriétaires ? Le libéralisme.
Eh bien, le rôle que le libéralisme a rempli dans le passé, il le continuera dans le présent et dans l'avenir ; c'est lui qui est le dépositaire des destinées de la civilisation ; la défense des intérêts, des libertés, des droits des campagnes ne peut être mieux placée que dans les mains des hommes qui représentent les idées libérales et qui ont promis d'en assurer le triomphe.
Cependant, messieurs, si j'étais venu vous présenter cette proposition de l'égalité du cens entre les villes et les campagnes, et de son abaissement au minimum de la limite constitutionnelle, il y aurait eu contre elle un soulèvement formidable, non seulement sur les bancs de la majorité, mais encore sur les bancs de mes amis politiques. Car, messieurs, nous admettons, nous, le libre examen et la diversité des opinions. Nous admettons la libre manifestation de la pensée en politique comme en tout. Des dissentiments d'opinions peuvent éclater entre nous sur une question de réforme ; nous ne le cachons pas ; pour mon compte, je serais presque tenté de m'en applaudir, car ils font ressortir dans tout son éclat l'indépendance de nos convictions, ils prouvent que nous ne sommes pas, nous, les esclaves de la loi dégradante de l'obéissance passive, et que nous repoussons avec une sorte d'horreur la devise du jésuitisme, le perinde ac cadaver.
Mais je me trouvais en présence de la chambre, il m'a bien fallu la prendre telle qu'elle était.. Que devais-je faire ? Etudier sa constitution, sa nature, son caractère, et ne pas exiger l'impossible. Quoi qu'en pense l'honorable M. Delfosse, c'est cette règle de prudence que j'ai suivie ; je me suis efforcé de lui tâter le pouls, qu’il me permette cette métaphore un peu hasardée ; que l'honorable docteur Sigart surtout me pardonne cette usurpation momentanée de ses fonctions habituelles.
Eh bien ! après avoir procédé attentivement à cet examen, j'ai trouvé que la chambre était assez faible de constitution, et qu'elle souffrait tout à la fois de vieillesse et de maladie. Pouvais-je lui prescrire, dans cette position, l'usage des aliments vigoureux qu'on conseille à la jeunesse et à la virilité ? C'eût été une imprudence qui pouvait entraîner la mort. Qu'ai-je fait, messieurs ? J'ai fait, ainsi que je vous l'ai dit, une sorte de médecine homéopathique ; j'ai servi à la chambre de la réforme, mais de la réforme à petites doses.
Et malgré toutes mes précautions, malgré tous mes ménagements, le ministère, fidèle à ses principes d'immobilité politique, n'en veut pas. Il entend étouffer ma proposition d'admission des capacités aux fonctions électorales, en vous citant d'abord une autorité devant laquelle il veut nous faire incliner, l'autorité du congrès, et les discussions qui ont eu lieu dans cette assemblée.
Votre proposition, me dit M. de Theux, a fait l'objet de longues discussions dans le congrès ; elle y a été rejetée, et ce sont en partie vos amis politiques qui, dans le sein du congrès, l'ont repoussée.
S'il en est ainsi, messieurs, j'en suis fâché pour le congrès et pour mes amis politiques. Repousser des collèges électoraux les capacités, c'était de la part du congrès un acte d'ingratitude et d'injustice envers ceux qui l'avaient élu. Il y avait droit acquis au vote électoral de la part des capacités, et l'on eut dû le respecter ce droit. Le gouvernement provisoire, lui, qui était inspiré de toute la grandeur, de tout le libéralisme de la pensée révolutionnaire, n'avait pas eu peur des intelligences et des capacités ; il leur avait rendu au contraire le plus juste et le plus éclatant hommage. Le gouvernement provisoire, savez-vous, messieurs, ce qu'il avait fait ? Il avait été bien au-delà de ce que vous demande mon humble proposition ; il avait admis toutes les capacités, il les avait admises sans exiger le payement d'un seul centime de cens électoral.
Eh bien ! honneur, trois fois honneur au gouvernement provisoire ! Et je suis profondément humilié pour mon pays d'avoir vu une assemblée révolutionnaire comme le congrès, détruire l'œuvre du gouvernement provisoire à cet égard, et chasser les capacités des collèges électoraux. Je le répète, il y a eu de sa part, en prenant cette décision, ingratitude et injustice envers les populations auxquelles il devait son mandat.
En vérité, messieurs, il semble que toutes les assemblées constituantes, au moment où elles doivent déposer le pouvoir, sont appelées à marquer leurs derniers instants par quelque grande faute. Ainsi l'assemblée constituante, au moment de se séparer, proclame le principe qu'aucun de ses membres ne peut faire partie des législatures futures, et elle ouvre ainsi les portes de l'enceinte législative au déchaînement de toutes les passions, de toutes les tempêtes révolutionnaires.
C'est une faute aussi, une faute impardonnable, selon moi, qu'a commise le congrès belge quand il a dénié les droits de la capacité. L'usage que les capacités avaient fait du mandat qu'on leur avait confié, les hommes qu'elles avaient envoyés dans cette assemblée, la modération de leurs choix avaient assez prouvé qu'au milieu d'une crise révolutionnaire, alors que le sol tremblait sous les pieds, et que l'exaltation était dans tous les esprits, elles avaient, elles, conservé le sentiment du devoir, l'énergie du patriotisme et le calme de la force et de la raison.
Toute modérée qu'est ma proposition, et quoique se rattachant, comme vous le voyez, à nos plus belles traditions révolutionnaires, elle n'a pu trouver grâce devant mes adversaires. On est venu la poursuivre d'attaques et de déclamations. N'est-on pas venu vous dire que je voulais le rétablissement des privilèges, et me transformer ainsi en une sorte d'aristocrate au moment où je demandais l'élargissement du cercle de la capacité politique ? N'a-t-on pas été jusqu'à m'opposer les dispositions de la Constitution qui prohibe formellement toute espèce de privilège ? Messieurs, en entendant ces paroles, qui rappelaient quelque peu l'ancien tribun du peuple, en voyant cette espèce de fièvre, de frénésie d'égalité, il semblait vraiment que nous fussions ici dans un pays de nivellement absolu et de communisme universel. Plus de privilèges ! Egalité absolue ! Guerre à toutes les aristocraties, même à l'aristocratie des intelligences. Voilà d'étranges maximes, il faut en convenir ! Mais quand vous venez ainsi protester contre tous les privilèges et surtout contre le privilège de la capacité, vous ne voyez donc pas que toutes vos accusations et vos déclamations chaleureuses, au lieu de m'atteindre, retombent sur votre loi électorale elle-même, sur cette loi que vous considérez comme l'arche sainte ? Cette loi, que vous environnez d'un respect qui va jusqu'à la superstition, qu'est-elle donc autre chose que l'amalgame inextricable de cent privilèges ?
Privilège d'une infime minorité, privilège de 45,000 citoyens, privilège de la richesse, privilège de l'argent, privilège du cens, privilège des campagnes, privilège du quadruple vote en faveur des électeurs des campagnes, privilège sans cesse, privilèges partout, privilèges de toute espèce ! Toute votre loi, en un mot, n'est qu'une incommensurable pyramide de privilèges, de distinctions, de catégories et d'inégalités ! Et c'est au nom de cette loi qu'on vient déclamer ici contre les privilèges et faire retentir parmi nous, avec une verve toute démocratique, le grand mot d'égalité. Vous ne voulez pas de privilèges ni de distinctions ; eh bien, ayez donc le courage de la logique ! Venez vous poser dans cette enceinte comme le représentant du radicalisme le plus exalté ! Venez nous proposer l'abolition de tous les privilèges, l'abolition du cens politique, qui constitue le plus grand de tous les privilèges puisqu'il divise le pays en électeurs et en ilotes ! Venez demander, au nom des classes déshéritées, le suffrage universel, l'admission de tous les citoyens sans distinction, riches et pauvres, à l'exercice des droits électoraux ! Mais si vous reculez devant de telles conséquences, si vous en êtes encore à trouver notre loi électorale le dernier effort du génie humain, si (page 1112) vous vous humiliez devant les privilèges illogiques qu'elle renferme, de grâce, cessez de vous poser ici comme le représentant de l'égalité, et de protester contre ce que vous appelez le privilège de la capacité. Quoi ! vous admettez le privilège de l'argent ; vous défendez et vous exaltez l'aristocratie du cens, et vous ne voulez pas du privilège de la capacité, de l'aristocratie de l'intelligence ! Mais ce sont là des contradictions insoutenables ! C'est la négation de la seule aristocratie légitime.
C'est là une véritable profanation de ce qu'il y a de plus grand, de plus saint au monde, l'intelligence. Ce sont là, enfin, les doctrines du matérialisme le plus désolant et le plus grossier.
La capacité est impondérable ! s'est écrié l'honorable membre auquel je réponds, prenant une métaphore hasardée pour un argument irrésistible. La capacité est impondérable ! Mais l'honorable membre croit aveuglément aux miracles de la navigation aérienne, et il ne croit pas à la possibilité d'apprécier la capacité et l'intelligence ! Il y a, sans doute, messieurs, des intelligences tellement subtiles, tellement légères, tellement éthérées, si je puis m'exprimer ainsi, qu'elles ne peuvent être ni saisies, ni pesées. C'est là l'exception. Car nous voyons, au contraire, dans notre législation des exemples nombreux de cette appréciation intellectuelle, que l'honorable membre déclare impossible.
Tous les diplômes, que sont-ils autre chose que la constatation régulière et légale de l'aptitude et de la capacité ? Votre jury d'examen que fait-il, si ce n'est apprécier la capacité et jauger en quelque sorte l'intelligence ?
Quand votre loi sur le jury est venue indiquer les classes de citoyens dans les mains desquels on déposerait le droit redoutable de juger, qu'a-t-elle fait, si ce n'est apprécier l'indépendance, l'intelligence, la capacité de ces classes ?
Et la capacité politique, n'est-ce pas notre loi électorale qui a entendu la définir, la classer et l'apprécier, en ne consultant que de simples présomptions ? Cette capacité politique que l'honorable membre prétend ne pas pouvoir être appréciée ni pesée, elle a été expertisée et pesée dans la loi électorale ; et à quel taux a-t-elle été appréciée ? à 42 fr. 52 cent. de contribution dans les campagnes. A quel poids ? Au poids de quelques centigrammes d'or ou d'argent. C'est flatteur pour l'intelligence.
Eh bien ! je viens vous demander de faire aujourd'hui ce que vingt lois ont fait déjà, en appréciant les droits de l'intelligence et de la capacité ; il ne s'agit pas même ici d'une innovation. L'appréciation de la capacité des hommes que je veux rendre électeurs a été faite par vous-mêmes, par vous tous dans la loi sur le jury ; car enfin, comme l'a rappelé l'honorable M. Verhaegen, dont le discours approfondi, complet et chaleureux ne me laisse rien à dire sur cette question, quand vous avez déterminé les conditions pour les fonctions de jurés, vous vous êtes montrés bien plus difficiles que pour les fonctions électorales. L'on ne s'est plus contenté du cens de 42 fr., on a exigé le cens exorbitant de 252 fr. C'est à ce taux qu'on a apprécié la capacité des professions libérales admises sur les listes du jury. Les garanties que vous exigez des jurés sont donc plus rigoureuses, cinq fois plus rigoureuses que celles exigées des électeurs. Vous avez eu raison de vous montrer plus sévères. La mission du juré est bien autrement redoutable que celle de l'électeur, et les erreurs qu’il peut commettre ont bien une autre portée ; ces erreurs peuvent être meurtrières et faire tomber des têtes innocentes. Les erreurs commises par les électeurs n'ont certes pas la même gravité. Messieurs, si la patrie avait été en danger à chaque mauvais choix que les électeurs ont fait, ne craignons pas de le dire, il y a longtemps que la Belgique aurait cessé d'exister.
S'il en est ainsi, si les fonctions de jurés sont cent fois plus graves, plus importantes, plus effrayantes que les fonctions électorales, comment refuser celles-ci lorsque vous imposez les autres ? Vos précédents vous enchaînent, et vous n'avez plus même à discuter la question aujourd'hui.
Ce n'est pas seulement au nom des droits incontestables de la capacité, que nous venons réclamer le droit électoral pour les personnes portées sur les listes du jury, c'est encore, et surtout pour les dédommager de la gravité de la charge qu'on leur impose. Les fonctions du jury ne constituent-elles pas l'un des devoirs civiques les plus onéreux et les plus pénibles ?
Cette charge, lourde surtout pour les professions libérales qu'elle arrache à leurs affaires, à leurs intérêts, à leurs travaux, réclame une compensation. Et quelle plus belle, quelle plus noble compensation, que l'exercice des droits électoraux ! Quel moyen plus puissant de combattre la tiédeur des citoyens, de faire tomber leurs répugnances et de populariser le jury ; le jury, l'une de nos premières institutions sociales !
Je le sais, messieurs, la loi sur le jury est loin d'être complète, d'être parfaite surtout. Elle renferme des lacunes ; elle offre des contradictions. Ces lacunes, je n'ai pas voulu les combler ; ces contradictions, je n'ai pas la prétention de les faire disparaître. Je prends la loi sur le jury telle qu'elle est, et sans l'approuver et sans la combattre. Je l'ai adoptée comme point de départ de ma proposition, parce qu'il fallait bien s'en tenir à une limite légale pour échapper à l'arbitraire, et toujours dans l'espoir de lui gagner quelques suffrages dans cette enceinte par son caractère d'extrême modération. Si d'autres veulent élargir le cercle, je promets de les suivre et de les appuyer.
Est-il besoin de vous dire, en terminant, que le rejet de mon inoffensive proposition serait tout à la fois un acte d'inconséquence et d'injustice !
La capacité électorale repose sur de simples présomptions de moralité, de capacité et d'intelligence. Le cens n'est qu'une simple présomption, rien que cela et une présomption trop souvent renversée par la réalité des faits. C'est tellement vrai que vous êtes obligés d'admettre dans vos collèges électoraux des citoyens complètement illettrés, ne sachant pas même lire ni écrire et frappés ainsi d'impuissance intellectuelle et d'incapacité politique. Vous les admettez cependant, tant est grand votre respect pour les fictions.
Et aujourd'hui la capacité est là, elle vous produit ses titres, elle invoque ses droits ; elle ne se cache pas, elle, derrière des présomptions menteuses ; elle a subi les épreuves que vous lui avez imposées, elle déploie devant vous les attestations de vos jurys, ses diplômes, véritables titres de noblesse, et vous la repousseriez ! Vous repousseriez la vérité quand vous avez admis le mensonge ! Ce serait par trop d'injustice, d'inconséquence, d'absurdité.
Au nom du ciel, ne l'oubliez pas, je vous prie, ma proposition est tellement inoffensive, qu'elle ne va pas même jusqu'au système si heureusement essayé sous le gouvernement provisoire. Lui, avait supprimé le cens ; je conserve, moi, le minimum du cens établi par la Constitution. Quel serait donc le résultat de ma proposition si elle était admise ? Ce serait de faire arriver les hommes les plus distingués par leur capacité et par leur intelligence, des hommes qui sont souvent vos guides et vos conseils, de les faire arriver au niveau des électeurs des campagnes !
Voilà tout ce que je réclame pour eux, et tel est le privilège qu'on est venu dénoncer à votre indignation, en le présentant comme une violation de la Constitution !
Que prouverait donc, M. de Theux, le rejet de ma proposition que vous combattez avec insistance ? Il prouverait une seule chose, c'est que vous avez peur des capacités, c'est que vous avez peur de l'intelligence. Ce n'est que trop vrai ; vous en avez peur, parce que, vous le savez, c'est l'intelligence qui renverse les partis, les majorités et les ministères ; c'est l'intelligence qui gouverne les peuples et change les dynasties ; c'est l'intelligence qui préside à toutes les grandes transformations religieuses, politiques et sociales ; c'est l'intelligence qui est l'âme du monde et qui doit conduire tous les peuples vers cet avenir de liberté, d'émancipation, d'union, de fraternité et de grandeur qui, quoi que vous fassiez, est dans les destinées de l'humanité.
Eh bien, voulez-vous engager une lutte avec l'intelligence en lui jetant cette fois le défi, en lui révélant et les terreurs qu'elle vous inspire et le mépris que vous avez pour ses droits ? Chassez, proscrivez l'intelligence ; elle vous rendra guerre pour guerre et elle vous chassera et vous proscrira à son tour.
C'est le moyen de terminer plus rapidement votre agonie ; car vous seriez brisés rapidement et misérablement brisés dans la lutte que vous oseriez tenter contre elle. Car l'intelligence, savez-vous ce que c'est, M. de Theux ? C'est la foudre, c'est la foudre qui déjà gronde sur votre tête et qui, si vous aviez le courage d'en appeler aujourd'hui au pays, vous écraserait vous, le ministère et votre domination. (Applaudissements dans les tribunes.)
M. le président. - Si de semblables manifestations se renouvellent, je ferai immédiatement évacuer les tribunes sans un nouvel avertissement.
M. Delfosse (pour un fait personnel). - L'honorable M. Castiau m'a attribué un langage que je n'ai pas tenu ; je n'ai pas dit que cette discussion jetterait l'irritation dans le pays, j'ai dit que le ministère ne manquerait pas de nous accuser d'avoir jeté l'irritation dans le pays par cette discussion : c'est tout autre chose.
Je n'ai pas non plus retiré le conseil que j'avais donné à l'honorable M. Castiau. Cet honorable collègue n'a pas cru devoir le suivre, tout est fini, il n'y a rien à retirer, mais je reste convaincu que le conseil était prudent. Il est vrai que nous aurions été privés d'un magnifique discours.
M. Dolez. - Messieurs, ce n'est pas sans un profond sentiment de regret que je me lève en ce moment pour combattre une proposition émanée d'un de mes amis dont j'honore le caractère et qui a toutes mes sympathies. Si je le fais, c'est pour obéir à la loi qui m'a toujours guidé dans l'accomplissement de ma mission de député, le cri de ma conscience. Je le fais encore, parce qu'à la veille de comparaître devant le collège électoral qui, depuis onze ans, me fait l'honneur de m'envoyer parmi vous, j'ai pensé qu'en présence de la situation du pays, c'était un devoir pour moi de proclamer sans détours, que quelqu'ami que je fusse et de la liberté et du progrès, j'étais convaincu que nos institutions, appliquées avec franchise et sincérité, suffisaient à la liberté dont le pays a besoin, et à la réalisation des seuls progrès que je tienne comme désirables, c'est-à-dire de ceux qui trouvent dans la prudence et la maturité avec lesquelles ils ont été préparés, des garanties de durée et de stabilité.
Messieurs, il y a quelques années, lorsqu'un membre de la majorité, aujourd'hui chef du cabinet, vint vous demander de modifier nos institutions communales, je combattis cette proposition, non pas seulement parce que je la croyais mauvaise, mais parce que je la considérais comme étant d'un pernicieux exemple, convaincu que j'étais dès lors du danger d'habituer le pays à voir toucher à la légère, au gré des préoccupations d'un parti, aux lois qui l'organisent et le constituent.
Ces principes, au nom desquels je combattais l'honorable M. de. Theux, me forcent aujourd'hui à combattre l'honorable M. Castiau. Il est bien loin de ma pensée de soutenir que nos institutions doivent être immuables ; mais je pense qu'il ne faut les modifier qu'en présence de besoins clairement constatés, que pour satisfaire à des vœux universellement manifestés.
Or, pas plus aujourd'hui qu'il y a quelques années, je ne crois qu'il soit utile, nécessaire, de modifier noire système électoral. Je ne le crois pas, parce que rien ne me prouve que le besoin d'une pareille modification (page 1113) soit constaté. Je ne le crois pas, parce que je n'ai pas vu jusqu'ici le pays se prononcer d'une manière imposante pour la réalisation d'une semblable modification.
Et, messieurs, je me crois autorisé à tenir ce langage devant cette chambre, quand je me rappelle qu'il y a quelques mois, personne, si ce n'est peut-être trois de nos collègues, ne songeait à réclamer une réforme électorale. Il y a deux ans, je pense, ayant à répondre à une accusation partie des bancs de la droite, je constatais que ce n'était point au nom de la réforme électorale que nous combattions la majorité, et j'ajoutais qu'une voix isolée paraissait seule la réclamer dans cette enceinte, et si mes souvenirs ne me trompent pas, l'honorable collègue auquel je faisais allusion se borna, pour rectifier ce que j'avançais, à me dire qu'il n'était pas seul, puisque deux autres de nos collègues partageaient son opinion sur ce point.
J'ai dit que le besoin de modifier notre loi électorale ne m'était pas démontré. Et, en effet, ce besoin à quel point de vue devrais-je le considérer ? Mais évidemment au point de vue de l'opinion du sein de laquelle émane la proposition de réforme. Eh bien, j'en appelle à tous nos antécédents, à tous nos discours des dernières années, n'avons-nous pas toujours proclamé que la loi électorale suffisait pour amener dans cette enceinte, par les progrès incessants de notre opinion, une majorité qui fût en harmonie arec nos principes ?
J'ai dit encore que je ne voyais pas non plus dans le pays une émission de vœux assez générale pour me déterminer à accepter dès à présent des idées de réforme. Et en effet, si je n'ignore pas que quelques vœux ont été émis à cet égard, si je n'ignore pas que dans une assemblée nombreuse d'hommes appartenant au libéralisme, ce vœu a été émis, il ne m'est pas démontré que cette assemblée ait été en ce point l'expression des sentiments du pays.
Que la chambre ne trouve pas mauvais qu'à cette occasion je lui dise aussi ma pensée sur une question dont déjà on l'a entretenue dans des séances précédentes, la question des associations politiques.
Le droit d'association en principe est incontestable ; notre Constitution l'a établi ; il faut donc à ce titre le respecter, et au besoin je serais prêt à le défendre. Mais l'application qu'on fait du droit peut être utile ou dangereuse.
Elle peut être utile si cette application procède avec modération, avec prudence, dans de sages limites ; elle peut être, elle doit devenir dangereuse si elle sort de ces limites.
Et, je n'hésite pas à le dire, je regarde comme dangereuse toute association politique permanente ; je ne considère comme utile que celle qui se crée pour atteindre un but déterminé à la réalisation duquel elle ne doit point survivre. Je comprends qu'en vue d'une lutte électorale organisée pour combattre une majorité hostile à une grande opinion, je comprends, dis-je, qu'on s'associe, avec utilité, sans danger ; mais il importe que l'association ne sorte pas des limites que lui assigne ce but, il importe qu'elle ne vise pas à une existence permanente ; en dehors de cette double limite, je la crois un danger.
Et, messieurs, qu'est-ce donc qu'une association politique permanente, s'occupant d'une manière générale de la direction du pays ? Mais c'est en réalité une sorte de gouvernement anormal, qui se place en regard du gouvernement régulier. Et je ne sais si je me trompe, mais il me semble aussi impossible que le pays puisse marcher avec régularité, quand il est livré à deux espèces de gouvernement, que de voir l'ordre naturel se maintenir, si le monde était éclairé par deux soleils.
Le gouvernement n'est pas autre chose qu'une grande association politique, chargée de protéger les intérêts et les droits de tous. Si, à côté de cette organisation régulière, il vient s'en établir une autre, du concours de ces deux organisations, un choc ne peut manquer de jaillir un jour, sans qu'il soit possible d'en calculer les résultats. Je vais plus loin, je n'hésite pas à déclarer, qu'à mon sens, une association politique permanente délibérant sur les intérêts généraux de l'Etat doit finir par altérer la plus précieuse, la plus indispensable des libertés, la liberté parlementaire. Qu'une tribune s'élève à côté de celle que nos institutions appellent à la direction des intérêts publics ; que cette tribune, destinée à servir d'organe à une seule opinion, s'organise sans le contrepoids d'une opinion contraire, ayant le droit de s'y faire entendre, sans le contrepoids des organes du gouvernement, que cette tribune soit par cela même fatalement entraînée dans une marche plus rapide que celle de la tribune parlementaire, qu'elle précédera toujours, et ne croyez-vous pas que cette dernière ne soit plus bientôt qu'un inutile écho ? Eh, je sais, messieurs, que vos consciences repoussent ces conséquences que votre bonne foi n'entrevoit pas, mais soyez-en bien sûrs, ces conséquences sont dans la fatalité des faits.
Ces considérations, messieurs, tout le monde n'y applaudira pas sans doute, mais tous, du moins, je l'espère, vous reconnaîtrez que la franchise de mon langage m'est inspirée par mon ardent amour du bien public.
Je reviens maintenant à vous parler de ce vœu en faveur de la réforme électorale, qui a été émis, il y a quelques mois, par une assemblée, dont je ne me crois le droit de vous parler que parce que déjà on vous en a entretenus. Je veux parler du congrès libéral. Cette grande réunion, bien qu'elle ait été à certains égards provoquée par la formation du cabinet, dont M. de Theux est le chef, qu'il me soit permis de le dire, j'ai considéré sa convocation comme une imprudence et sa marche comme une faute.
J'ai considéré sa convocation comme une imprudence, parce qu'il était impossible de savoir à quel résultat il aboutirait ; il était impossible de prévoir ce qui résulterait de cette grande réunion d'hommes qui se rapprochaient pour la première fois, qui ne pouvaient pas se connaître et s'apprécier en un jour et qui, par cela même qu'ils n'étaient pas habitués aux luttes parlementaires, pouvaient se laisser aller, à leur insu, à des entraînements qui les éloigneraient du but que se proposaient la plupart d'entre eux.
Je dis, qu'à mon avis, sa marche a été une faute, parce que le congrès a dépassé le but qu'il semblait devoir exclusivement atteindre, l'organisation de la lutte électorale contre un cabinet et une majorité hostile à nos principes. Je désire vivement me tromper, et nul ne sera plus heureux que moi, si les faits viennent attester un jour, que le congrès, en dépassant ce but, n'a pas été nuisible à l'opinion dont il avait pour but d'assurer les succès.
Je me demande maintenant quelle doit être l'influence pour l'opinion libérale, pour le pays entier, du vœu de réforme électorale, émis par ce congrès ?
Il est une influence que je me hâte de lui reconnaître, c'est celle que l'on accorde à toute opinion émise par des hommes consciencieux, de bonne foi, animés d'un véritable amour du bien public.
Mais je ne puis lui reconnaître l'influence qu'on accorde à un vœu émis avec la maturité que comportait un sujet aussi grave, entouré de tant de difficultés. Les délibérations du congrès libéral ont duré sept à huit heures, et la question de la réforme électorale n'est pas la seule qu'on y ait traitée. Ce vœu a donc dû être émis avec précipitation, et il a dû se ressentir de l'entraînement qui devait dominer une grande assemblée, qui venait de s'improviser pour assurer au libéralisme le triomphe de ses généreuses doctrines. Etail-il possible, je le demande à tout homme de bonne foi, qu'une assemblée composée de membres qui ne se connaissent pas, réunie presque au hasard, sans trop savoir sur quoi elle allait délibérer, émît un vœu médité, mûri, qui pût avoir une autre influence que celle que méritaient la conscience et la bonne foi de ceux qui remettaient ? Je reconnais donc une certaine influence à ce vœu, parce qu'il a été émis consciencieusement, de bonne foi ; mais je ne l'accepte pas comme une déclaration certaine des véritables sentiments du pays.
Je ne rencontre donc ni la constatation de la nécessité d'une réforme électorale, ni l'expression d'un vœu public qui la demande. J'ajouterai que les circonstances dans lesquelles la proposition a pris naissance suffiraient pour me déterminer à la combattre.
Une réforme électorale est une question qui intéresse au plus haut point le pays ; à ce titre, elle doit attirer toute son attention. Et cependant comment la proposition a-t-elle surgi parmi nous ? D'une manière imprévue. Elle a été lancée par un honorable collègue qui ne savait pas s'il la produirait ou s'il ne la produirait pas, qui ne la produit enfin que parce que, au milieu de ses hésitations, quelques voix sur ces bancs lui ont dit : Produisez-la ! Et dans quelles circonstances la produit-on ?
Quand le pays tout entier est absorbé par les préoccupations les plus graves, préoccupations qui font que nos débats eux-mêmes sont perdus pour le pays ! Je le demande, ne serait-ce pas vis-à-vis du pays lui-même une sorte de surprise que de décider en ce moment une question de réforme électorale ? Ne serait-ce pas un sujet d'étonnement pour lui que d'apprendre, quand il sortirait des graves circonstances qui le préoccupent, que la loi électorale a été réformée à son insu ? Cela est-il possible ? Je pose cette question à la loyauté, à la bonne foi de l'honorable auteur de la proposition lui-même.
Ne voulant pas qu'on touche à la légère aux institutions publiques, je ne puis donner mon assentiment à une proposition de réforme électorale dans un moment où il est impossible d'interroger le pays, et de savoir si, en la votant, je répondrais à ses véritables vœux.
Je pourrais m'arrêter ici, car déjà, je pense, j'ai suffisamment motivé mon opposition à la proposition de l'honorable M. Castiau ; mais je veux aller plus loin et examiner rapidement la proposition elle-même.
La proposition, telle qu'elle est, je n'hésite pas à le dire, je la crois mauvaise ; je la crois injuste.
Je la crois mauvaise, parce qu'elle appelle une assimilation complète entre deux choses toutes distinctes : la capacité pour être juré et la capacité pour être électeur.
Les devoirs du juré ! Loin de moi la pensée d'en contester l'importance. Mais ils sont pourtant d'un autre genre que les devoirs de l'électeur. Les fonctions de membre du jury réclament surtout l'habitude et l'intelligence des affaires de la vie privée. Les devoirs de l'électeur réclament davantage l'intelligence des affaires publiques.
Il est du reste une autre cause plus incontestable pour laquelle je n'admets pas l'assimilation entre la liste des électeurs et la liste du jury. Cette liste du jury dont on argumente, c'est, si je puis parler ainsi, la liste brute du jury ; mais cette liste brute est soumise à une double épuration. D'abord, le tribunal de première instance réduit celle liste de moitié. Elle est adressée, ainsi réduite, à la Cour d'appel, dont les présidents opèrent à leur tour une nouvelle réduction de moitié ; de sorte que la liste effective dans laquelle le jury doit être indiqué par le sort se réduit, par voie d'épuration, au quart de la première.
La liste électorale, au contraire, n'est soumise à aucune épuration. On est électeur, absolument parlant, du moment qu'on figure sur la liste électorale ; il est donc, à ce titre seul, impossible d'admettre l'assimilation entre la liste des jurés et la liste des électeurs.
(page 1114) Permettez-moi de lire la nomenclature des personnes admises à figurer sur la liste des jurés. Ce sont d'abord :
« A. Les membres de la chambre des représentants.
« B. Les membres des conseils provinciaux.
« C. Les bourgmestres, échevins, conseillers communaux, secrétaires et receveurs des communes de 4,000 âmes et au-dessus. »
Je m'arrête ici un instant. Qu'y a-t-il dans cette partie de la nomenclature ? Deux éléments. Un élément électif, un élément à la nomination de l'autorité.
En appliquant ces éléments à la loi électorale, que résultera-t-il ? Que vous auriez des électeurs par droit d'élection et des électeurs par droit de nomination. Cela est-il désirable ? Est-il désirable que l'élément politique qui ne s'infiltre que trop partout, aille s'étendre jusqu'aux dernières élections communales, jusqu'aux nominations de secrétaires, de receveurs communaux ? Ne voit-on pas, alors qu'on parle au nom du libéralisme, qu'il y a là pour le libéralisme lui-même un grave, un sérieux danger ?
Ce n'est pas tout, la liste comprend aussi : « E. Les notaires, avoués, agents de change ou courtiers. » Tous fonctionnaires à la nomination directe du pouvoir exécutif. Les voilà donc devenant électeurs par l'influence du pouvoir exécutif ; et c'est au nom du progrès qu'on demande de pareils résultats !
Pour mon compte, c'est dans l'intérêt du libéralisme et de l'indépendance des collèges électoraux que je ne veux pas de pareils résultats.
On admet aussi sur la liste du jury : « D. Les docteurs et licenciés en droit, en médecine, en chirurgie, en sciences et en lettres ; les officiers de santé, chirurgiens de campagnes et artistes vétérinaires. » Etendez cette disposition à la liste des électeurs, et dans l'élément scientifique va s'introduire désormais l'élément politique : le brevet de capacité scientifique deviendra à certain degré l'élément de capacité électorale. Je ne veux pas non plus de ce mélange. Je le considère encore comme un vice, comme un danger.
Je crois vous avoir démontré que la proposition était mauvaise. Permettez-moi de vous démontrer qu'elle est encore injuste.
Vous admettez les différentes personnes que je viens d'indiquer à faire partie du jury ; mais à côté de ces personnes, à côté des docteurs en droit ou en chirurgie, et des artistes vétérinaires, je vois les gradués de l'école des ponts et chaussées, les gradués de l'école des mines, les gradués du corps diplomatique dont vous ne parlez pas. Cependant il me semble que ces gradués ont des brevets de capacité qui valent bien ceux dont les titulaires figurent dans la liste du jury. Et qu'on ne dise pas encore, comme on le disait tantôt, qu'on prend le moins, désespérant d'avoir le plus. Car l'injustice consiste justement à accorder à quelques-uns, des droits que vous deviez à d'autres, qui, de votre aveu même, y ont le même titre. La justice qui accueille les uns devient une injustice flagrante, relativement aux autres qu'elle repousse.
Il est donc évident que, pour être juste, la proposition devrait être plus générale. N'eût-elle que ce défaut, je ne la voudrais pas, car une fois un principe admis, j'en veux franchement toutes les conséquences.
L'honorable M. Castiau vous faisant tout à l'heure l'éloge de la loi électorale qui nous avait été donnée par le gouvernement provisoire, a dit que le gouvernement provisoire avait été plus large encore que sa proposition. Cela est vrai. Mais le gouvernement provisoire avait admis d'autres capacités que celles qui ont été admises par la loi sur le jury. Les membres du clergé étaient inscrits sur la liste des électeurs.
Eh bien, je dois déclarer que, si la proposition de l'honorable M. Castiau était admise, la justice nous ferait un devoir de revenir à la loi du gouvernement provisoire primitive, d'étendre les brevets de capacité aux brevets accordés aux membres du corps ecclésiastique.
Mais, a-t-on dit, les membres du clergé auraient mauvaise grâce à demander qu'on admît en leur faveur une extension du droit électoral, car ils ont repoussé la charge du jury. N'ayant pas les charges, ils n'ont pas droit aux avantages.
Déjà, je me suis expliqué sur ce qu'a de vicieux, suivant moi, cette assimilation de la liste du jury à celle des électeurs, mais j'envisage l'argument, tel qu'il a été produit.
Est-il vrai que si les membres du clergé sont exclus des fonctions de jurés, ce soit dans leur intérêt ? Est-il vrai que ce soit par une immunité qui leur soit personnelle ? Non, messieurs, si les membres du clergé sont exclus du jury, c'est dans un grand intérêt moral, dans un grand intérêt social.
Je suis, messieurs, l'adversaire des envahissements du clergé, toutes les fois qu'il sort de son domaine religieux et spirituel. Mais je me montrerai le défenseur du clergé toutes les fois qu'il s'agira de son action morale et religieuse. Eh bien ! je le demande, pourrions-nous désirer, nous amis de la religion, nous qui voulons que l'influence de la religion et de ses ministres soit grande sur les populations, pouvons-nous désirer que les membres du clergé viennent siéger au banc des jurés ? Pouvons-nous désirer que le prêtre, qui est chargé d'absoudre et de pardonner au nom de Dieu, soit obligé de condamner au nom de la justice des hommes, le pouvons-nous ?
Voilà pourquoi, messieurs, la loi sur le jury a repoussé les membres du clergé. Ce n'est pas, je le répète, dans l'intérêt du clergé, c'est dans l'intérêt de sa mission de consolation et de miséricorde.
Je n'admets donc pas, messieurs, si la proposition de l'honorable M. Castiau devait être accueillie par vous, qu'un pût la laisser incomplète ; je dis qu'il faudrait l'étendre à tous les autres diplômés, je dis qu'il faudrait l'étendre aux ministres de toutes les religions.
Je crois, messieurs, que les considérations que je viens de présenter, suffisent pour motiver le vote que j'émettrai sur la proposition de l'honorable M. Castiau.
J'éprouve, en terminant, le besoin de déclarer de nouveau que c'est avec un profond sentiment de regret que je me sépare en cette occasion de la marche que suit une partie de mes amis politiques. Toutefois, je me console de ce regret, par la pensée que ce dissentiment sur un point déterminé n'altère en rien le lien commun qui nous unit. Il est en nous une foi commune à laquelle notre union ne faillira pas. C'est au nom de cette foi commune que nous combattons tous ; c'est au nom de cette foi commune que j'espère voir notre opinion triompher dans la grande lutte électorale qui se prépare.
- La séance est levée à 4 heures et demie.