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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 22 avril 1846

(Annales parlementaires de Belgique, session 1845-1846)

(Présidence de M. Liedts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1093) M. Huveners procède à l'appel nominal à midi et un quart.

Il est procédé au tirage au sort des sections.

M. A. Dubus donne lecture du procès-verbal de la dernière séance. La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Huveners communique l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur Xavier Chasseur, ancien milicien, atteint d'une maladie des yeux par suite de l'ophtalmie qu'il a contractée au service, demande une pension. »

M. de Garcia. - Messieurs, il s'agit d'un malheureux qui a contracté une ophtalmie dans les rangs de l'armée ; je ne sais s'il a droit à une pension ; mais la chambre a voté des subsides pour venir au secours de ceux qui ne se trouvent pas dans ces conditions. Je demande le renvoi de la pétition à la commission, avec invitation de faire un prompt rapport. Le pétitionnaire est dans le malheur, et il est urgent d'examiner si sa réclamation est fondée et d'y faire droit, soit en la renvoyant au département de la guerre, si la commission estime qu'il a droit à une pension, soit au département de la justice si elle pense qu'il ne peut prétendre qu'à un subside.

- Cette proposition est adoptée.


« Par dépêche en date du 21 avril, M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) transmet à la chambre plusieurs pièces relatives à des demandes en naturalisation. »

- Renvoi à la commission des naturalisations

Motion d'ordre

Formation du nouveau gouvernement

M. Verhaegen. - Messieurs, les discours remarquables qui ont été prononcés sur les bancs de la gauche, et le silence absolu que l'on garde jusqu'à présent sur les bancs de la droite rendent ma tâche facile ; peut-être même n'aurais-je pas pris part à la discussion, si dans une circonstance aussi solennelle, je n'avais pas à apporter mon contingent.

L'on nous a demandé hier pourquoi était arrivé au pouvoir l'honorable M. Van de Weyer et pourquoi il s'est retiré. Mais je demande tout d'abord pourquoi est arrivé au pouvoir en 1841 l'honorable M. Nothomb et pourquoi l'honorable M. Nothomb est tombé en 1845 ?

M. Nothomb est arrivé au pouvoir parce que le sénat en 1841 a faussé le gouvernement représentatif dans son esprit ; parce que par une adresse au Roi, résultat de la légèreté et de l'imprudence, il a demandé le renvoi du ministère de 1841 ; cette adresse, personne, messieurs, n'en a oublié la cause. Vous le savez tous, le parti clérical appuyé sur quelques sommités aristocratiques ne voulait pas que les élections se fissent sous un ministère libéral. Toujours c'a été la même tactique : si par exception le pouvoir a été abandonné quelquefois au parti libéral, la camarilla a eu soin de le lui arracher au moment où la moitié du pays allait être appelée à faire choix de ses représentants.

M. Nothomb est arrivé, il ne vous l'a pas caché, pour comprimer l'élan de l'opinion libérale ; il est arrivé pour présider aux élections qui alors étaient prochaines, et qu'on ne voulait pas abandonner au ministère Lebeau-Rogier.

Vous savez, messieurs, quel a été le résultat de ces tentatives ; vous savez tous quelle agitation la présence de M. Nothomb a produite dans le pays ; le gouvernement a été tellement honni, tellement méprisé que pas une seule fois le pays n'a été interrogé depuis, sans que quelques fauteurs de cette situation ne soient restés sur le carreau.

L'opinion publique a donc jeté depuis longtemps son verdict dans la balance, et les partis ont eu le temps d'étudier son jugement ; mais ni la camarilla, ni la majorité ne tiennent compte de ces éloquents avertissements.

Vous, messieurs de la droite, qui prétendez que la majorité représente le pays, avez-vous donc oublié qu'à la suite de l'avènement Nothomb, vos principaux chefs sont restés sur le terrain électoral ? Avez-vous oublié que la partie intelligente de la nation a donné dans plus d'une circonstance ses sympathies à notre opinion ? Ne comptez-vous pour rien l'élan des grandes villes de Bruxelles, de Liège, de Gand et d'Anvers ? Ne comptez-vous pour rien ce qui s'est produit à Tournay, à Mons et dans tout le Hainaut, à Verviers, à Huy et dans d'autres villes de second et même de troisième ordre ?

Mais M. Nothomb était fort, si je ne me trompe, lorsqu'il était assis sur le banc ministériel, il était appuyé par la majorité, au moins c'est ce qu'on s'efforçait de proclamer et dans cette enceinte et dans certaine presse.

Si M. Nothomb était fort, pourquoi donc s'est-il retiré ? M. Nothomb, quoiqu'ayant la majorité dans le parlement, s'est retiré parce qu'il avait contre lui la majorité du pays ; il a compris ce que d'autres ne comprennent pas, la juste réprobation de la nation ; d'après lui il ne pouvait plus rester au pouvoir après les élections de 1845.

Nous connaissons donc la cause de l'avènement de M. Nothomb, nous connaissons également la cause de sa chute, et je tiens à répéter que, quoiqu’il eût la majorité dans les chambres, il a dû se retirer devant l'expression des vœux du pays. Libre à vous, messieurs, après cela de dire que la majorité de la chambre représente la nation ; libre à vous de dire qu'il suffit de renouveler les chambres par moitié tous les deux ans, pour obtenir une véritable représentation ; mais ce que vous ne dites pas, c'est qu'à chaque renouvellement vous avez soin de vous emparer du pouvoir pour que les élections puissent se faire sous votre patronage, et c'est bien par cette raison qu'on n'a pas voulu de l'avènement d'un ministère libéral avec des conditions de vitalité, jusqu'après 1847. Nous entrerons à cet égard dans d'autres détails, quand nous serons arrivés à cette partie de la discussion.

M. Nothomb tombé, quelle devait être la conséquence de sa chute ? La conséquence naturelle de sa chute devait être l'avènement d'un ministère libéral d'après la portée que M. Nothomb lui-même avait donnée aux élections de juin 1845, et que vous aussi, messieurs, dans un premier moment de franchise, leur aviez assignée ; mais à cette époque vous nourrissiez encore l'espoir de trouver un autre M. Nothomb ; vous nourrissiez encore l'espoir de faire soigner, par personne interposée, les intérêts de votre parti.

Après plusieurs tentatives qui toutes restèrent sans résultat, on crut devoir jeter les yeux sur un homme de la révolution qui était pur et qui n'avait pas encore été compromis. On parla à cet homme de dévouement, on alla le chercher à Londres, l'arracher à une position brillante ; on lui fit comprendre que le salut de l'Etat se trouvait attaché à son avènement, que lui seul était l'homme de la position ; on fit un appel à son dévouement à la royauté, à ses principes bien connus, Et alors quelle que fût sa répugnance, cet homme se laissa entraîner. Mais ceux qui avaient jeté leurs regards sur lui s'étaient trompés ; ils avaient compté sans leur hôte. L'homme au moyen duquel ils avaient espéré remplacer le ministre qui venait de tomber, est resté pur, il a résisté aux caresses du parti clérical, et vous savez, messieurs, ce qui est arrivé.

Ici il faut bien que je dise toute ma pensée, quelles que soient d'ailleurs mes sympathies pour l'individu : M. Van de Weyer en arrivant en Belgique pour prendre les rênes du gouvernement a commis une légèreté, une faute ; je ne me le suis pas dissimulé dès le principe, c'était une faute que de venir s'associer à des hommes qui tous, sauf un seul, appartenaient à l'opinion rétrograde.

En vain lui faisait-on des promesses brillantes ; en vain lui disait-on, comme on dit toujours dans des moments de crise, qu'il s'agissait de fondre deux opinions, d'opérer une réconciliation entre les partis sur les bases de l'ancienne union ; en vain lui disait-on qu'il était l'homme par excellence, et que, par la force des circonstances, il deviendrait le maître de la position.

Vous savez ce qui est arrivé de toutes ces promesses, de toutes ces marques de sympathie.

C'était donc une faute, une légèreté ; car l'honorable M. Van de Weyer avait par son avènement au ministère empêché l'avènement d'un ministère libéral, dont l'heure était arrivée, après la chute de M. Nothomb, consommée par les élections de juin 1845 ; ensuite M. Van de Weyer s'est retiré en nous léguant le ministère de Theux, mais cette faute, je dois le dire, a été suffisamment effacée par les services éminents qu'il a rendus à notre opinion.

Pour mon compte, je lui sais gré de la conduite qu'il a tenue pendant son court passage au ministère. C'est à lui, en effet, que nous devons la condamnation à tout jamais des ministères mixtes. En arrivant de Londres, il a cru de bonne foi pouvoir conduire les affaires à bien, en proclamant le principe de l'union.

Il a cru que les hommes étaient autres qu'ils ne sont en réalité ; il s'est trompé, et il a avoué son erreur ; mais au moins ses tentatives, quoiqu'infructueuses, auront amené ce résultat, dont nous devons être heureux, que les ministères mixtes sont à jamais condamnés.

M. Van de Weyer a rendu à notre opinion un autre service et un service bien signalé, celui d'avoir montré au pays comment on gouverne, quand on est franc et loyal. A une politique de duplicité il a substitué une politique de franchise ; à une politique timide et méticuleuse, il a substitué une politique de fermeté et de courage.

C'est lui (et n'y eût-il que cela, que ce serait déjà un avantage considérable), c'est lui qui a arraché le masque à l'hypocrisie et à l'intrigue ; car enfin le document que nous avons lu dans le Moniteur a mis à découvert les prétentions de nos adversaires. Jusque-là il y avait moyen peut-être d'équivoquer. Jusque-là ils pouvaient prétendre que leurs exigences ne sont pas ce qu'elles sont en réalité. Mais aujourd'hui, que la lutte s'est nettement (page 1094) dessinée, les incrédules sont mis à même d’apprécier jusqu'où veut aller le parti que nous combattons dans ses envahissements.

Encore une fois, c'est un service signalé que M. Van de Weyer a rendu à notre opinion.

Il eût été à désirer sans doute que l'honorable M. Van de Weyer eût pu, au sein de la chambre, venir donner des explications ; car plus d’une fois, dans la discussion politique, et dans d'autres encore, on s'occupera de lui. Les attaques devant être toujours suivies d'une défense, il eût été dans les convenances de le mettre à même de répondre à ses détracteurs devant le parlement. Eh bien, on a eu soin d'arranger les choses de telle manière que M. Van de Weyer se trouve dans l'impossibilité de se présenter désormais devant nous.

Messieurs, vous vous rappelez l'arrêté du 24 mars dernier, qui aura sans doute produit sur vos esprits la même impression qu'il a produite sur le mien.

Cet arrêté a prorogé les chambres jusqu'au 20 avril.

Le vingt-quatre mars était le jour où l'honorable M. Rogier avait déclaré qu'il considérait sa mission comme terminée, et c'est ce jour même qu'est signé l'arrêté qui nous renvoie jusqu'au 20 avril, c'est-à-dire jusqu'à une époque où l'honorable M. Van de Weyer ne devait plus être ministre.

Après cela, qui a signé cet arrêté ? C'est M. le ministre de la justice. Je demanderai en vertu de quelle disposition de loi il a posé un acte qui rentrait exclusivement dans les attributions de son collègue de l'intérieur ?

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Je demande la parole.

M. Verhaegen. - Ce droit n'est pas dans ses attributions.

L'arrêté de prorogation devait être contresigné par M. le ministre de l'intérieur, et le contreseing donné par. M. le ministre de la justice est une faute grave dont il ne se justifiera pas quoi qu'il en dise.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Ce ne sera pas bien difficile.

M. Verhaegen. - Nous savons que rien n'est difficile pour M. le ministre de la justice ; nous en avons la preuve dans ses conversions, dans ses évolutions successives.

Vous avez vu comment l'honorable M. Van de Weyer est arrivé et comment il est parti. Vous savez pourquoi on s'est débarrassé de lui, nonobstant toutes les garanties qu'un lui avait données, malgré tout le soutien qu'où lui avait promis.

Il est des membres de la droite, il en est un surtout, qui, à certaine époque, appuyaient chaudement l'honorable M. Van de Weyer. J'espère bien que ce membre, M. Dedecker, aura au moins quelque chose à dire en sa faveur ; il s'était engagé d'ailleurs à combattre, le jour même de sa formation, le ministère où siégerait l'honorable M. de Theux. Il est de deux jours en retard.

Messieurs, convenons-en franchement, M. Van de Weyer est tombé parce qu'il n'a pas voulu faire les concessions qu'on attendait de lui ; parce qu'il n'a pas voulu jouer le rôle de son prédécesseur, parce qu'il est reste ce qu'il était en arrivant, parce que les principes qu'il avait apportés il les a conservés.

Honneur à lui ! S’il a commis une légèreté à son avènement, il a rendu à notre opinion des services signalés pendant son passage au pouvoir et nous devons lui en savoir gré.

Après la retraite de l'honorable M. Van de Weyer, quelle ressource restait-il à ceux qui d'habitude donnent les conseils a la Couronne pour la formation des ministères ? Il était impossible de recourir encore à la mixture. Mixtures de choses, mixtures de personnes, étaient à jamais condamnées. Il fallait un ministère homogène.

Cette fois-ci, on n'a pas pu méconnaître que, sans aller à l'encontre du vœu exprimé par la nation, il fallait s'adresser à l'opinion libérale ; on fit enfin ce qu'on aurait dû faire lorsqu’on eut la malencontreuse idée, en 1841, de s'adresser à M. Nothomb ; on s'adressa donc à l'opinion libérale. Je ne parle pas d'un autre essai intermédiaire. Il est des incidents qui ne valent pas la peine d'être notés.

Mais l'opinion libérale à laquelle on venait de s'adresser avait, comme de raison, à prendre ses précautions. L'appel qu'on faisait à cette opinion était-il bien sincère ? C’était ce dont il fallait tout d'abord se convaincre.

D'après un discours qui a été prononce par l'honorable M. de Theux, dans une des premières séances, il semblerait vraiment que lorsqu'il s'agit de constituer un cabinet, il ne faut consulter que les intérêts de ceux qui font partie de la combinaison ; car, à dit M. de Theux, si des ministres rencontrent tôt ou tard une opposition trop vive, il leur reste toujours le moyen de se retirer. Mais, d'après moi, il y a autre chose à consulter, lorsqu'il s'agit de former un cabinet, que les intérêts individuels des futurs ministres ; il y a à consulter et avant tout les intérêts de l'opinion à laquelle appartiennent ceux qui doivent faire partie de la combinaison.

C'est cet intérêt, nous devons l'en remercier, que l'honorable M. Rogier a consulté tout d’abord, en homme d’Etat consciencieux. Il ne s'agit donc aujourd’hui de l’honorable M. Rogier isolément ; il s’agit de tous les amis qu’il s’était associés. Je dis même qu’il s’agit de l’opinion libérale tout entière qu’on voulait (si l’appel était sincère) charger de la direction des affaires du pays.

L’honorable M. Rogier a fort bien compris que pour donner à son cabinet de la constance, il devait y faire entrer les diverses nuances de l’opinion libérale. Toutes satisfactions ont été données sur ce point. Toutes les nuances de l’opinion libérale se trouvaient dans la combinaison que l’honorable M. Rogier a soumise au Roi.

L’opinion à laquelle on voudrai donner le nom d’ « ultra-libérale », il n'en existe pas dans cette chambre. Il peut y avoir des nuances plus ou moins tranchées de l'opinion libérale, mais je le répète, je ne conçois pas dans cette enceinte une opinion ultra-libérale.

Toutes ces nuances se trouvaient représentées dans la combinaison présentée au Roi, et j'ai des raisons de croire qu'il n'y a pas eu de répugnance sur les noms.

Il s'agissait ensuite de formuler un programme, et surtout dans ce programme il s'agissait de formuler des conditions de vitalité. Je pense, messieurs, et ici je ne m'adresse encore une fois qu'à ceux qui ont donné leurs conseils à la Couronne dans cette occurrence, que lorsqu'il s'est agi de prendre égard à ces conditions de vitalité, à ces conditions d'existence, on a reculé, et que c'est alors que la mission de l'honorable M. Rogier a échoué.

Je conçois très bien que si l'on avait pu faire arriver au pouvoir pour quelque temps, pour un an et plus peut-être, les hommes de l'opinion libérale ; que s'il avait été permis à ceux qui siègent sur d'autres banc que les nôtres, de miner le ministère ainsi composé, de le tuer a petit feu, de le laisser vivre, en un mot, misérablement jusqu'à la veille des élections prochaines, on eût été parfaitement d'accord et que tous les noms eussent été adoptés ; qu'y eût-il en même temps dans cette enceinte une opinion ultra-libérale, on eût encore accepté les noms appartenant à cette opinion ; mais ce qui ne sera douteux pour personne, c'est qu'avec des conditions de vitalité, il n'était pas permis au Roi de choisir dans les rangs libéraux. Toujours la tactique de nos adversaires a été la même : M. Nothomb n'est arrivé en 1841, comme je l'ai déjà dit, que pour empêcher l'opinion libérale de présider aux élections, pour comprimer les élans de cette opinion !

Si l'on voulait sérieusement un ministère libéral, il fallait lui donner les moyens de vivre. 1841 n'était-il pas une leçon pour ceux que l’on conviait en 1846 à prendre les rênes du gouvernement. N'avons-nous pas vu, en 1841, contre le ministère Lebeau-Rogier, une opposition tracassière, systématique, mesquine, de tous les jours, jusqu'au point de combattre le ministère au sujet d'une loi sur l'entrée des foins et de la paille ? Nous soutenions, nous, le ministère à cette époque, et nous nous en félicitons, nous que l’on a signalé au pays comme des opposants quand même.

Messieurs, en maintes circonstances nous avons, soutenu le gouvernement ; nous avons appuyé ses propositions lorsqu'elles étaient bonnes ; et non seulement nous avons soutenu le ministère de nos amis politiques, mais nous avons soutenu aussi le ministère de nos adversaires, lorsqu'il nous présentait de bonnes mesures, des projets que nous croyions utiles au pays. Nous avons même été quelquefois plus gouvernementaux que les ministres eux-mêmes, surtout lorsqu'il s'est agi de la prérogative royale.

En 1841, époque néfaste, cette opposition systématique se montrait dans tous les actes, et 1841 ne devait pas être perdu en 1846 pour ceux-là même qui avaient été l’objet de ces attaques incessantes, de cette opposition tracassière.

Il fallait donc des conditions de vitalité, des conditions d'existence ; il fallait d'ailleurs stipuler d'autres conditions qui ont fait l'objet du programme présenté par M. Rogier. Les représentants des diverses nuances de l'opinion libérale, dans le nouveau cabinet, étaient tombés d'accord, par des concessions réciproques, sur ces conditions. C'est, cependant, messieurs, cette même opinion que l’on s'est permis de signaler comme incapable de prendre les rênes du gouvernement, comme se trouvant dans l'impossibilité, non seulement de gouverner, mais même de s'organiser. Eh bien, cette opinion s'était organisée, s'était mise d'accord et était prête à s'asseoir sur le banc ministériel.

Messieurs, vous connaissez les grands principes du programme de l'honorable M. Rogier, et tous, je pense, nous y adhérons.

Pour la loi de l'instruction moyenne, c’était l'indépendance du pouvoir civil dans tous ses degrés. Cette indépendance civile était le principe fondamental du projet de l'honorable M. Van de Weyer.

Quant à la loi du fractionnement, mais le retrait de cette loi n'eût pas effrayé le moins du monde la majorité. Car je pense que la majorité s'empresserait de voter ce retrait, si l’occasion lui en était offerte. Soyons francs, messieurs, la loi du fractionnement n'a pas répondu à votre attente. Bien des hommes qui appartenaient à votre opinion sont restés dans les élections municipales sur le terrain par suite de cette loi, et si une fausse honte ne vous avait retenus, je crois que vous en auriez déjà demande vous-mêmes le retrait.

Mais enfin ce retrait était le résultat d'une conciliation entre les diverses nuances de l'opinion libérale. Tout le monde y avait donné son adhésion.

Il en est de même de la nomination des bourgmestres en dehors du conseil, de l'avis conforme de la députation permanente.

Venaient ensuite d'autres conditions sur lesquelles on a surtout insisté, et que j'appelle les conditions de vitalité.

La première était relative à la dissolution des chambres. La seconde était relative à des mesures défensives contre les fonctionnaires publics.

J'ai entendu, messieurs, de singulières théories sur les bancs ministériels, quant à la dissolution des chambres : il semblerait vraiment que chaque fois qu'un ministère nouveau prononce le mot de dissolution, il se mette immédiatement en guerre avec la Couronne, qu'il porte atteinte à ses prérogatives. Cependant, messieurs, je n'ai pas besoin de démontrer (on l'a fait à satiété) que la dissolution des chambres est une des conditions qui tiennent à l'essence du gouvernement représentatif, dans tous les pays constitutionnels ; dans la vieille Angleterre par exemple, dont on a tant parlé, c'est la condition sine qua non.

On vous a dit, messieurs, et la démonstration a été complète sur ce point, que la dissolution n'avait été demandée que pour des cas déterminés.

(page 1098) Mais ici les ministres ne sont pas d'accord entre eux sur les conséquences de cette demande ; car les uns admettent la dissolution pour des cas déterminés, et les autres, de la manière dont ils s'expriment, semblent la rejeter.

Personne, messieurs, ne peut contester que la dissolution immédiate n'eût pas été une atteinte portée à la prérogative royale. Elle était même la conséquence nécessaire de l'appel fait à l'opinion libérale que vous soutenez être minorité dans cette enceinte. Du moment que la Royauté faisait un appel à la minorité, la dissolution des chambres devait être sous-entendue comme condition essentielle, comme condition première de l'avènement de cette minorité. Il faudrait que des hommes ne se respectassent pas eux-mêmes pour venir répondre à l'appel de la Couronne, sûrs qu'ils seraient, le lendemain de leur avènement, d'être renversés par la majorité, s'ils n'avaient pas quelque moyen pour lui résister.

Ainsi la dissolution était une condition de vitalité pour le cabinet nouveau, et la dissolution des chambres circonscrite à des cas déterminés, ainsi qu'on vous l'a prouvé, ne pouvait pas être considérée comme une atteinte à la prérogative royale, car la dissolution immédiate, de l'aveu de tous, aurait pu être demandée sans inconvénient.

Mais, messieurs, ces hommes qui nous parlent toujours de prérogative royale, qui ont toujours sur les lèvres les mots de royauté, de droits de la Couronne, sont-ils bien sincères ou bien ne jouent-ils en définitive que le rôle de courtisans ?

Non, messieurs, chaque fois que l'occasion s'est présentée de consacrer par un vote ou par un acte une des prérogatives royales écrites dans la Constitution, ce n'est pas sur les bancs des ministres, ce n'est pas sur les bancs de la droite, mais c'est uniquement sur les bancs sur lesquels nous avons l'honneur de siéger que l'on a trouvé les défenseurs les plus ardents, les plus zélés de ces prérogatives. Je n'ai qu'à citer pour cela la discussion sur la loi du jury d'examen.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Et sur la nomination des bourgmestres.

M. Verhaegen. — Ce n'est pas l'honorable M. Malou qui peut se récrier à cet égard ; car le gouvernement n'a pas accepté la position qu'il voulait lui faire, dans son système d'excentricité.

Mais enfin, messieurs, pourquoi épiloguer, lorsque des actes et des actes récents nous démontrent quel cas vous faites de la prérogative royale ? Et comme le fait que je vais vous signaler est beaucoup plus important que tous les autres, c'est à ce fait que je bornerai sur ce point mes réflexions.

Le ministère, messieurs, dans une circonstance solennelle, vient d'enlever au Roi le droit de grâce. J'entends parler d'une affaire qui a eu lieu au commencement de ce mois, de l'affaire du nommé Retsin, en dernier lieu receveur des contributions à Jemmapes.

Pour bien apprécier la portée de cet acte, qui a été posé par M. le ministre de la justice et sous la responsabilité, sans doute, de tout le cabinet, car je ne pense pas qu'on veuille l'isoler...

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - C'est antérieur à la formation du cabinet.

M. Verhaegen. - Je pourrais démontrer le contraire en citant les dates, mais si vous tenez à être blâmable tout seul, je le veux bien.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - J'accepte volontiers la responsabilité de cet acte.

M. Verhaegen. - Pour bien apprécier, dis-je, la portée de cet acte, il faut connaître d'abord quel est l'individu. Cet individu, messieurs, est un ancien domestique d’un nonce du pape. Il vendait des reliques ; et son crédit était tel que dans une visite domiciliaire que l'on a faite chez lui, on a trouvé une correspondance avec des personnages très-haut placés et même des blancs seings de certain évêque pour constater l'authenticité de certaines reliques à volonté.

Voyez de quelles faveurs cet homme sans antécédents aucuns a été comblé :

Au mois d'avril 1841, Retsin est nommé commis adjoint au secrétariat-général des finances aux appointements de 600 francs ; mais sa position est telle qu'il ne se donne pas même la peine de se faire installer ; immédiatement, il est nommé receveur des contributions à Rethy avec un minimum de remise de 1,900 francs.

A peine en fonctions, il donne lieu à des plaintes réitérées de la part du directeur d'Anvers qui demande son déplacement ; il est nommé receveur à Moerkerke avec un minimum de 2,400 francs. Plusieurs plaintes sont adressées contre Retsin par le directeur de Gand. Retsin n'était presque jamais à son poste, se moquait de son contrôleur, lui disant que ses visites l'obsédaient.

Le directeur de Gand demande à cor et à cris qu'on le débarrasse de cet homme, n'importe comment ; et savez-vous comment on l'en débarrasse ? En nommant Retsin à Jemmappes avec un appointement de 5 à 6 mille fr. ! (Interruption). Je ne signale pas un seul fait qui ne soit exact, et je défie qu'on me donne un démenti.

Ainsi voilà un homme qui, en 2 ans et demi, a eu une des plus belles recettes du royaume, grâce à son inconduite, à ses irrégularités, à son insolence. Mais il appartenait au parti clérical, il avait été domestique d'un nonce du pape. Il vendait des reliques. (Interruption.) Il en fabriquait, dit-on, cela va de soi ; aussi d'après un renseignement qu'on vient de me donner, et qui est constaté par les pièces de la procédure, lorsque l'on a fait la visite domiciliaire chez lui, on a trouvé dans sa cave un crâne portant pour inscription : « Crâne de sainte Dorothée » et vérification faite on a reconnu que c'était un crâne d'homme, un crâne d'un fumeur, car le tabac avait laissé des traces sur les dents. Eh bien, messieurs, cet homme qui s'est avancé avec la rapidité de l'éclair, c'est à Jemmapes qu'il a puisé dans la caisse qui lui était confiée, c'est à Jemmapes qu'il a volé le trésor !...

Poursuivi devant le tribunal correctionnel, il fut l'objet des prévenances de certains coryphées du parti catholique ; des démarches nombreuses furent faites pour arrêter cette poursuite ; mille et mille moyens, les uns peu plus délicats que les autres, des menaces même, furent mis en œuvre ; mais la justice, mais le pouvoir judiciaire, que nous voyons encore cette fois garantir des droits que d'autres voudraient fouler aux pieds, des droits sacrés, ceux de la société tout entière, le pouvoir judiciaire a été inexorable et nonobstant toutes les recommandations de seigneurs très-haut placés, la poursuite a été portée à fin et la justice a sévi. Trois avocats chargés de défendre Retsin, trois avocats distingués du barreau de Mons, après avoir entendu l'instruction, sont venus déclarer à l'audience (fait dont les annales de la justice n'offrent pour ainsi dire pas d'exemple) sont venus déclarer qu'ils ne pouvaient pas donner leur appui à Retsin, que les faits étaient constants, que la défense était trop odieuse pour qu'ils pussent s'en charger. Retsin avait, comme on me le fait remarquer, accusé le commis qui travaillait sous ses ordres, il l'avait calomnié, il avait cherché à le faire poursuivre et à le mettre à sa place, en lui attribuant les vols dont lui a été reconnu judiciairement l'auteur.

Le réquisitoire très remarquable de M. de Marbaix, procureur du roi, signale tous les faits non seulement les faits de la prévention, mais aussi les faits moraux qui s'y rattachent ; aussi Retsin a été condamné au maximum de la peine, à cinq années de prison. Appel fut interjeté ; deux avocats furent chargés de la défense ; ces avocats, comme ceux de Mons, ayant examiné le dossier, déclarèrent la défense impossible, et dès lors Retsin fut obligé de se désister de l'appel et le jugement de Mons acquit l'autorité de la chose jugée.

Voilà donc Retsin définitivement condamné à 5 années d'emprisonnement. Mais la protection va encore lui servir à quelque chose. (Interruption.) Comme on me le fait remarquer, à mes côtés, pendant la procédure, pendant les débats, Retsin menaçait même ses juges ; il leur déclarait en face que s'il était condamné, il ne resterait pas six mois en prison. Du reste, il a fait des menaces encore à d'autres personnes, à des hommes très-haut placés, et si quelqu'un osait me donner un démenti, je ne dis pas que je ne me déciderais pas à citer des noms propres ; mais jusque-là je m'en abstiendrai.

Condamné définitivement, Retsin n'avait plus qu'un moyen, c'était une requête en grâce. Il était convaincu qu'il devait obtenir grâce pleine et entière d'après toutes les promesses qui lui avaient été faites, la clémence royale ne pouvait pas se taire quand il s'agissait d'un pareil homme. ; mais malheureusement pour lui, heureusement pour la société, les avis du parquet furent défavorables ; il y eut avis contraire du parquet de Mons, avis contraire du parquet de Bruxelles et dès lors il fut impossible d'accorder la grâce. On essaya, mais on n'osa point et vous allez voir, messieurs, ce que fit M. le ministre de la justice. Je suis obligé de dire ici toute ma pensée ; je l'ai dit quelquefois et, je le répète, dans cette circonstance : A aucune époque il n'a existé un ministre aussi dévoué au parti dominant que M. le ministre de la justice ; il ne peut rien lui refuser.

Il était complétement impossible d'accorder la grâce de Retsin, elle lui fut refusée, mais que fit-on ? On fit prendre d'abord par S. M. un petit arrêté pour lequel on n'avait pas besoin d'avis des parquets ; cet arrêté autorisait Retsin de rester à Bruxelles au lieu de subir sa peine à St-Bernard ; et ainsi, Retsin était mis à même de recevoir comme par le passé les visites de certains marquis, comtes et barons, sénateurs et représentants. Le directeur est les employés de la prison le considéraient comme un grand personnage, car il leur promettait même sa haute protection, il déclarait d'ailleurs ouvertement que ce n'était que pour la forme qu'il était encore là et qu'il sortirait bientôt.

Eh bien, messieurs, le 5 avril, si je me trompe (et ce serait sur la date seule que je pourrais me tromper, parce que je n'ai pas ma note sous les yeux), les portes de la prison lui furent ouvertes et on lui dit :« M. Retsin, vous pouvez vous en aller, » et il s'en alla seul et sans escorte.

Messieurs, j'ai été voir le registre d'écrou, et pour que M. le ministre de la justice n'ait pas de reproche à adresser à l'employé, je m'empresse de déclarer que je me suis présenté en qualité de représentant pour demander officiellement ce renseignement ; eh bien, cet homme est sorti de prison, cet homme que vous connaissez d'après le tableau que je viens de tracer et dont il n'y a rien à retrancher, cet homme est sorti de prison par ordre de M. le ministre de la justice ; c'est ce que porte le registre que j'ai vérifié.

Et savez-vous, messieurs, lorsque la presse libérale s'est émue d'une pareille injustice commise par M. le ministre de la justice, ce qu'on a fait écrire par certains journaux dévoués au ministère ? On a fait écrire par ces journaux que Retsin était sorti de prison parce qu'il était malade, comme s'il n'y avait pas d'infirmeries dans les prisons, comme si, lorsqu'un homme condamné à cinq années de prison a besoin d'être soigné dans une maison de santé, on ne pouvait pas l'y faire conduire par des gendarmes. Mais, messieurs, il n'est rien de cette maladie. Retsin n'a jamais été malade ; le geôlier l'a laissé sortir sur l'ordre de M. le ministre de la justice, et il ne s'est enquis de rien de plus. Le médecin de la prison n'a pas été consulté ; aucun médecin n'a été appelé à donner son avis sur l'état de ce prétendu malade.

Et où est allé Retsin ? Il est allé à Mons, porteur, si mes renseignements sont exacts, d'un mandat de 550 fr., délivré par le gouvernement sur le directeur du trésor, à compte des intérêts de son cautionnement...

M. Dolez. - Le fait est certain.

(page 1096) M. le ministre des finances (M. Malou). - Je demande la parole.

M. Verhaegen. - Cet homme s'est montré partout à Mons ; il est allé narguer ses juges ; il a osé dire : « Vous voyez bien qu'on a dû me laisser sortir de prison... »

M. Dolez. - Il a fait plus, messieurs il disait à ceux qu'il avait connus : « Mes amis sont au pouvoir ; voulez-vous des places ?... »

M. Fleussu. - Quelle immoralité !

M. Verhaegen. - Voilà de la justice ! après cela, il vous sied bien de parler de la prérogative royale. Il vous appartient bien de prétendre que vous ne subissez pas les influences du parti clérical, alors que le fait que je viens de narrer ne laisse aucun doute sur cette influence et que l'acte illégal, monstrueux que vous vous êtes permis, en haine de la chose jugée et au mépris de la prérogative royale, vous a été imposé par ce pouvoir occulte dont vous êtes le très humble serviteur.

Si M. le ministre de la justice reste sur ce banc, je lui signalerai plus tard d'autres faits à peu près de la même nature, et sur lesquels j'attends encore des renseignements. !

Messieurs, j'aurais beaucoup de choses à dire sur les diverses questions qui se sont agitées hier ; comme les détails dans lesquels j'ai été obligé d'entrer, m'ont pris plus de temps que je ne croyais, force me sera dès lors d'abréger mon discours.

On a fait au cabinet libéral projeté un grand grief, en ce qui concerne les mesures défensives contre les fonctionnaires publics. Mais les membres de ce cabinet n'entendaient pas appliquer ces mesures aux fonctionnaires à raison de leurs votes dans cette chambre ; ces mesures ne devaient atteindre que les fonctionnaires publics, en dehors de cette enceinte, au point de vue administratif seulement. Quel reproche a-t-on donc à adresser de ce chef aux membres de ce cabinet ? Quoi ! un fonctionnaire public, en dehors de cette chambre, refusera au cabinet son concours administratif, et le ministre devra, bon gré mal gré, maintenir cet homme dans ses fonctions !

Je cite un exemple. Je suppose qu'un arrêté royal, revêtu de toutes les formalités nécessaires et contresigné par le ministre, soit envoyé à un gouverneur de province, pour être immédiatement mis à exécution ; je suppose, pour être plus précis un arrêté royal du 11 mars, expédié en province le 14, à fin d'exécution. Il s'agit par hasard de la nomination d'échevins ; il faut installer ces fonctionnaires ; toutefois le gouverneur désapprouve cet arrêté, il ne l'exécute pas ; il arrive même à Bruxelles pour faire des observations ; l'arrêté est sur le point d'être publié, et la publication est arrêtée ; la presse s'en émeut, on finit par avoir peur, on recule, on fait la publication, mais en rajeunissant l'arrêté de 10 jours. Pareilles choses, messieurs, ne se passent qu'en Belgique. Eh bien ! si j'étais ministre de l'intérieur, je le déclare hautement, je destituerais à l'instant le gouverneur qui se serait permis une pareille incartade.

Il me reste maintenant, messieurs, à m'expliquer sur le ministère actuel et sa composition, et en même temps à dire quelques mots de la possibilité d'un ministère libéral.

Un ministère libéral homogène était possible, un ministère catholique pur ne l'est pas.

Deux instincts partagent et divisent le monde politique, l'instinct de conservation et l'instinct de progrès.

Le parti catholique pur repousse tout esprit de progrès. Pour lui cet esprit est l'esprit de mort.

C'est à cet ennemi que le souverain pontife s'attaque lorsqu'il fait mourir tant de nobles victimes « qui sont nos frères à nous », et lorsqu'il condamne les efforts que l'infortunée Pologne fait pour s'affranchir ; c'est au progrès que le même souverain s'est attaqué, lorsque dans sa célèbre encyclique il a condamné la liberté des cultes, la liberté de penser, la liberté de la presse, le droit d'association et toutes ces institutions qui nous sont si chères ; que dis-je ? il attaquait alors tout à fois et l'instinct de progrès et l'instinct de conservation. Que deviendrions-nous en effet sans ces institutions fondamentales sur lesquelles reposent et notre système politique et notre liberté et notre bonheur ?

Si le parti catholique repousse le progrès, obéit-il au moins à l'instinct de conservation ? Nullement. Le rêve de ses nuits, de ses jours, ce n'est pas le présent mais le passé ; ce qu'il veut, c'est le retour aux traditions perdues, c'est la suprématie du clergé. Il y a incompatibilité complète pour un ministère catholique pur entre ses pensées véritables et sincères et le respect de nos institutions, car l'encyclique du 15 août 1832 condamne en termes explicites toutes les libertés que nous assurent les articles 14, 15, 17, 18, 19 et 20 de notre pacte fondamental. Le cœur d'un ministère catholique est au passé et non au temps présent. Aussi ne peut-il se proclamer conservateur sans que le pays doute ; et lorsqu'il réclame le titre de ministère progressif, il se donne une légère teinte de ridicule.

Le ministère catholique pur que vous voyez sur ces bancs a derrière lui toute son histoire ; ses antécédents sont connus, il est tout vieux de ses réactions passées, et il vient vous dire qu'il fera de la politique modérée et conciliante, comme si les hommes pouvaient ainsi changer d'opinion comme d'habits, et comme si Napoléon n'avait pas dit avec raison : Les bleus seront toujours bleus ; les blancs seront toujours blancs.

M. Castiau. - Et les noirs seront toujours noirs.

M. Verhaegen. - D'ailleurs des faits nouveaux et récents sont venus rappeler les faits anciens : N'a-t-on pas vu M. de Theux, à peine assis dans le fauteuil de l'intérieur, rétablir ce cabinet noir d'odieuse mémoire, où se traitent aujourd’hui les affaires les plus importantes ? ne l'a-t-on pas vu dès son avènement bouleverser de fond en comble les propositions de son prédécesseur qui avaient reçu l'approbation de la Couronne et auxquelles il ne manquait plus que le sceau pour être converties en arrêtés royaux ?

Voilà le secret de cette opposition formidable qui tournoie autour du ministère nouveau comme une tempête. Le pays sait bien que le ministère de Theux ne satisfera aucun de ses besoins, n'obéira à aucune de ses justes exigences, ne suivra aucun de ses instincts salutaires. Le ministère des six MM. Malou est impopulaire, antinational parce que la nation ne juge point les hommes sur des paroles, mais sur des faits, et qu'il y a une montagne de faits qui s'élève contre le nouveau cabinet. A diverses reprises le pays s'est énergiquement prononcé. M. Nothomb est tombé sous les victoires du parti libéral ; la politique mixte qui se disait moins anti-conservatrice et moins anti-progressive que la politique catholique, la politique mixte a succombé, et le parti libéral doit être très satisfait, le pays doit se réjouir de voir au timon des affaires M. de Theux, M. Malou, M. Dechamps et M. d'Anethan ! L'avenir prouvera l'inanité de ces espérances.

Un cabinet catholique homogène ne peut donc être ni conservateur ni progressif. Il doit froisser le pays dans ses deux instincts les plus puissants. Voilà pourquoi la nation ne veut pas d'un ministère catholique homogène.

C'est aussi le motif pour lequel elle réclame un ministère libéral homogène. Le libéralisme, c'est la conciliation de l'instinct de conservation et de l'instinct de progrès. On a reproché au libéralisme d'être une doctrine négative, bonne pour renverser, incapable de constituer ; c'est une grave erreur ou une pauvre calomnie.

Le libéralisme assigne à l'esprit de conservation et au désir du progrès leurs domaines respectifs.

Il entoure de sa vénération les principes constitutionnels de l'Etat. La Constitution a établi des moyens de révision pour elle-même : eh bien ! le libéralisme, unanime en ce point, proclame à la face du pays, que son respect pour la Constitution est tel qu'il ne demande aucune réforme dont l'accomplissement doive entraîner cette révision. Les institutions constitutionnelles sont pour nous libéraux, pour nous tous, comme les bases mêmes de la société. Sur ce point il n'y a point de nuances dans le libéralisme, il n'y a pas de désaccord possible.

La devise de notre écusson, c'est : La Constitution, rien que la Constitution, mais aussi toute la Constitution. C'est ainsi que nous faisons la part de ce besoin de conservation qu'on pourrait appeler le bon génie de la société ; et contre cette bonne foi qui nous est commune à tous, la calomnie vient se briser. Plus le pays nous a connus, plus il nous a estimés. Nous grandirons encore dans son estime par les efforts que nous faisons, en ce moment, pour obtenir justice des tentatives d'un parti qui, se sentant mourir, veut mourir au pouvoir !

La part de la conservation faite, le libéralisme applique le progrès au développement régulier des institutions fondamentales. C'est là qu'est le terrain des réformes ; c'est là que le pouvoir civil doit montrer son indépendance pour obéir à l'esprit même de nos institutions ; c'est là qu'il faut se rapprocher de plus en plus et progressivement du type de la justice et de la lumière éternelles.

Mais l'esprit de réforme va plus ou moins loin, suivant la tendance des idées et l'a perception des besoins. Dans le libéralisme, il y a des libéraux plus ou moins progressifs. S'ensuit-il qu'il y ait désaccord entre eux ? Nullement : tout ce qu'il faut pour l'union complète de tous les éléments dont se compose le libéralisme, c'est un peu de patience chez les uns, un peu d'abnégation chez les autres. On ne diffère, ni sur le principe, ni sur l'application du progrès. C'est le quantum seul sur lequel on doit s'entendre, et l'opinion libérale est prête à tous les ménagements compatibles avec son principe lui-même.

La nation réclame donc un gouvernement libéral parce qu'elle sait qu'il est seul propre à lui donner ce qu'elle veut, le premier de ses besoins : la conservation religieuse des institutions fondamentales accompagnée d'un juste progrès et d'un sage esprit de réforme.

En vain insinue-t-on que l'opinion libérale ne sait pas même s'organiser. Rappelez-vous, messieurs, en 1828 et 1829, alors nous étions vos alliés, n'avons-nous pas marché avec discipline et ensemble ? Le libéralisme a-t-il fait preuve alors d'intelligence ?

Nous ne pouvons rien constituer, dites-vous ; oubliez-vous donc que, libéraux et catholiques, nous avons constitué, en commun la nationalité belge ? Oubliez-vous que les principes introduits dans la Constitution sont nos principes ? Oubliez-vous que le parti libéral est le seul national, parce que seul il obéit, parce que seul il peut obéir à l'esprit des institutions que la nation s'est données ?

Le libéralisme au pouvoir, c'est le retour à 1830, c'est le retour à l'esprit de liberté et de nationalité. Voilà pourquoi le pays demande un ministère libéral.

En présence de cette obstination à se refuser aux vœux du pays, peut-on trouver étrange que le pays s'organise ? Et les doléances exprimées hier d'une manière si doucereuse par M. le ministre de l'intérieur, quant au projet d'association qui occupe les esprits, ne sont-elles pas intempestives ? Oui, nous l'avouons avec orgueil, l'opinion libérale va féconder en grand le germe d'association qui se trouve dans son sein. Elle va prouver à tous qu'elle peut édifier. Respect à ses efforts de la part de la droite, encouragement de la part de la gauche !

En résumé, vous êtes au pouvoir, messieurs, par un malentendu ou par un subterfuge, et vous n'y resterez pas. Il faut plaindre ceux qui bravent leur pays, et qui après avoir promis leur opposition à un ministère de six MM. Malou consentent à faire partie d'un tel ministère ; mais il faut remplir son mandat. Je ne le remplirais pas, si je ne disais pas à la chambre et au pays que le ministère de Theux est un contre-sens malheureux, s'il n'est une calamité véritable pour la Belgique !

(page 1097) M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Messieurs, je ne suivrai pas l'honorable M. Verhaegen dans la revue rétrospective qu'il a faite, en s'occupant de ce qui était arrivé à l'honorable M. Nothomb depuis 1841. L'honorable M. Verhaegen a cru également devoir s'occuper de l'adresse qui a été votée au sénat on 1841, alors qu'un ministère appelé libéral était aux affaires. Des discussions nombreuses ont eu lieu sur tous ces points, et je ne pense pas qu'il entre dans les intentions de la chambre de renouveler ces débats qui doivent être considérés comme étant complétement épuisés.

L'honorable M. Verhaegen a dit cependant une chose que je dois répéter à la chambre ; l'honorable membre a déclaré que l'honorable M. Nothomb s'était retiré en 1845, bien qu'il eût toujours eu dans la chambre une incontestable majorité ; or, c'est ce qu'on a toujours contesté au ministère de M. Nothomb, dont pendant deux ans un de mes collègues actuels et moi nous avons eu l'honneur de faire partie. (Interruption.) Oui, messieurs, on a toujours prétendu que ce ministère pouvait bien, dans certaines circonstances, peut-être, obtenir l'appui des votes de la majorité, mais on a soutenu qu'il n'avait pas la confiance de la majorité. N'était-ce pas dire que cette majorité était loin d'être assurée ? Or, de l'aveu même de l'honorable M. Verhaegen, il est reconnu maintenant que le ministère de M. Nothomb avait dans la chambre une incontestable majorité, conséquemment qu'il était tout à fait parlementaire.

L'honorable M. Verhaegen dit qu'après la retraite de M. Nothomb, amenée par une manifestation libérale, c'était un ministère libéral qui devait succéder au ministère dont M. Nothomb avait fait partie. Toute la question alors, comme aujourd'hui, était de savoir quel ministère pouvait obtenir une majorité dans les chambres. Or, après la retraite du ministère de M. Nothomb, le ministère composé par l'honorable M. Van de Weyer a obtenu une majorité imposante, il l'a obtenue à cause du système de modération qu'il avait annoncé vouloir adopter, à cause surtout des déclarations si formelles qui avaient été faites lors de la discussion de l'adresse, et qui résumaient sa politique. Ainsi ce ministère, et non un ministère exclusif, était appelé par la situation ; ce ministère était véritablement parlementaire, c'était celui qui pouvait réunir dans cette chambre la plus grande majorité.

C'est donc bien à tort qu'on voudrait critiquer l'avènement de ce ministère, en soutenant qu'à cette époque il aurait fallu aux affaires l'arrivée d'un ministère exclusivement libéral.

Ce ministère, messieurs, je le répète, avait donc dans la chambre, et la discussion de l'adresse l'a prouvé, une majorité tout aussi incontestable que le ministère dans lequel se trouvait l'honorable M. Nothomb.

Aussi, messieurs, ne pouvant s'attaquer à cette majorité ou plutôt ne pouvant nier l'existence de cette majorité, que fait-on ? On prétend que cette majorité qu’on qualifie de majorité uniquement numérique, ne représente pas le pays.

On va jusqu'à dire que cette majorité est repoussée par le pays lui-même, et l'honorable M. Verhaegen, en parlant des ministères qui ont eu l'appui de cette majorité, a prétendu que ces ministères, qui n'étaient que l'expression de cette majorité, étaient honnis, bafoués.

Comment ! messieurs, la majorité de cette chambre ne représente pas le pays ! Mais, messieurs, les membres de cette chambre qui appartiennent à la majorité sont-ils moins librement élus que les membres qui appartiennent à l'opposition ? Et pourquoi et de quel droit vient-on en quelque sorte parquer la représentation nationale en plaçant d'un côté les députés nommés par le pays intelligent, ceux de l'opposition, et, d'un autre côté, les députés élus probablement par le pays inintelligent, les membres de la majorité ? Cette distinction est arbitraire et fausse ; je dis plus, elle est injurieuse pour la plupart des collèges électoraux.

Les grandes villes représentent-elles donc seules le pays ? Les localités de moindre importance n'ont-elles pas des intérêts à défendre et n'ont-elles pas aussi bien que les grandes villes le droit d'être représentées et de faire entendre au sein du parlement la défense de leurs intérêts et de leurs besoins ? J'avoue que cette théorie m'étonne surtout dans la bouche de l'honorable M. Rogier. L'honorable membre ne se rappelle-t-il pas le temps où il a été élu par le district de Turnhout ?

M. Rogier. - Ne faites pas de personnalité contre ce district.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Ce n'est pas moi qui ai dit qu'il y avait un pays intelligent et un pays qui ne l'était pas. Je pense que quand on a parlé de pays intelligent, on a fait allusion aux grandes villes, aux grands centres de population, et que l'on a relégué parmi le pays inintelligent les individus appartenant aux districts électoraux où ne se trouvent pas de grandes villes.

Je demande si en 1833, quand M. Rogier a été élu par le district de Turnhout, il pensait tenir son mandat d'un district moins intelligent que quand il était élu par la ville de Liège.

M. d’Elhoungne. - Le district de Turnhout a fait preuve d'intelligence par cette élection.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Il a fait preuve d'intelligence, j'en conviens volontiers, puisqu'il renvoyait à la chambre un homme qui s'était toujours distingué par son talent et par son patriotisme. Mais l'intelligence qu'a montrée alors ce district devait, me paraît-il, interdire les distinctions que l'on a faites depuis.

Messieurs, un ministère libéral, ou plutôt un membre important du parti libéral a été appelé par la Couronne pour former un ministère. Pourquoi ce ministère n'a-t-il pas été formé ? Etait-ce, comme on le prétend, parce que l'on ne voulait pas le voir aux affaires au moment où il se serait agi des élections ? Mais à qui s'adresse ce reproche, et, dans tous les cas, a t-il le moindre fondement ? Ne repose-t-il pas sur des suppositions gratuites et que les faits repoussent ?

Comment ! l'honorable M. Rogier est appelé pour former un cabinet ; on lui donne en quelque sorte carte blanche ; l'honorable membre compose le ministère et en présente le personnel à Sa Majesté ; et l'on prétendrait que cet appel n'était pas sérieux ; l'on prétendrait qu'on n'avait pas l'intention de confier à l'honorable M. Rogier la direction des affaires, si l'honorable membre eût présenté à la Couronne des conditions qui eussent été acceptables par elle ! Si, après avoir formé un ministère, cette combinaison n'a pas été appelée à diriger les affaires du pays, il ne faut pas, pour expliquer le refus de la Couronne, se livrer aux suppositions qu'on s'est permises tout à l'heure, mais il suffit d'examiner franchement le programme présenté par l'honorable membre, pour être convaincu qu'il était sous tous les rapports inacceptable.

Je demande la permission à la chambre de dire deux mots seulement sur ce programme qui a déjà été apprécié d'une manière tellement complète par mes honorables collègues qui ont parlé dans les séances précédentes, qu'il me reste peu de chose à dire à cet égard.

L'honorable auteur du programme demandait que jusqu'au mois de juin 1847, il fût accordé au ministère certain pouvoir qui viendrait à cesser après les élections de juin. L'honorable M. Rogier nous a dit hier que sans obtenir ces conditions que l'honorable préopinant appelait de viabilité...

M. Rogier. - Ou l'équivalent !

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Ou l'équivalent, que l'honorable M. Rogier n'a pas indiqué à la Couronne. Un ministère serait à juste titre qualifié de ministère de courtisans et de serviles.

Je demanderai à l'honorable auteur du programme s'il consentait après 1847 à faire partie d'un ministère de courtisans et de serviles, puisque cette condition sans laquelle le ministère eût mérité cette qualification, n'était stipulée que jusqu'au mois de juin 1847.

De deux choses l'une : ou cette condition était une nécessité, et alors il ne fallait pas la limiter au mois de juin, ou c'était une condition anormale qui conférait au ministère un pouvoir qu'il ne devait pas et ne pouvait pas constitutionnellement avoir ; et alors la Couronne a dû la repousser.

On a fait souvent appel à la loyauté et à la franchise. Je demande à mon tour qu'on réponde avec franchise à cette simple question : Avec l'acceptation du programme de l'honorable M. Rogier, quel pouvoir restait-il au Roi, jusqu'au mois de juin 1847 ? Je voudrais savoir si, en présence de ce programme, il restait au Roi le moindre pouvoir, quant aux faits indiqués dans le programme, qu'il n'était plus loisible au Roi d'apprécier d'après les circonstances dans lesquelles le pays se serait trouvé ; le ministère se serait imposé à la Couronne jusqu'en juin 1847. Il aurait été interdit au roi de le remplacer, car on ne démissionne un ministère que quand il y a désaccord entre lui et les chambres, et ce désaccord était tranché d'avance en faveur du ministère. Je le répète, ce ministère s'imposait à la Royauté jusqu'en juin 1847.

Je dis que d'après le programme la Couronne n'avait plus aucun pouvoir. Le Roi pouvait-il oui ou non refuser la dissolution des chambres ?Le Roi pouvait-il oui ou non refuser la destitution d'un fonctionnaire quelconque ?

Il est évident que ce pouvoir était enlevé au Roi jusqu'au mois de juin 1847, que seulement alors on consentait à rendre au Roi la plénitude de ses prérogatives.

Messieurs, avec le système du programme, le pouvoir ministériel, je dois le dire, aurait entièrement absorbé le pouvoir royal ; et pour résumer ma pensée en deux mots, avec ce système, il n'y aurait plus eu des ministres du Roi, mais des ministres rois. C'est ce qu'on n'a pas voulu, parce que cette prétention était contraire à la Constitution, et en faussait complétement l'esprit.

On a dit et répété qu'on ne voulait en aucune circonstance de l'avènement d'un ministère libéral, que l'opinion libérale était systématiquement, repoussée du ministère, on a laissé entendre que cet éloignement était dû aux influences qui entouraient la Couronne. Mais pour repousser ces suppositions, il suffit de consulter les faits. La Couronne n'a pas, quand il s'agit de former un ministère, à consulter et à suivre ses sympathies personnelles, mais elle se borne à examiner quel ministère peut marcher avec le parlement existant, ou si les faits et les circonstances sont de nature à faire penser qu'il y a lieu de changer la marche des affaires, et de faire un appel au pays. Voilà les seules considérations qui doivent guider la Couronne, ce sont les seules qui l'ont guidée quand elle a proposée à l'honorable M. Rogier de composer un ministère, si tant est qu'il se crût en mesure de réunir la majorité ; mais elle ne lui a pas demandé de former un ministère qui ne pût obtenir dans les chambres que les voix de la minorité. Je répète ici ce que disait hier mon honorable ami le ministre des affaires étrangères.

L'honorable M. Verhaegen a fait avec beaucoup de raison l'éloge de mon ancien collègue l'honorable M. Van de Weyer. Mais cet éloge est un peu tardif, car tant que M. Van de Weyer a été au pouvoir, M. Verhaegen l'a combattu, et s'est trouvé au rang de ses adversaires, comme il est aujourd'hui au rang des nôtres.

M. Verhaegen. - J'ai fait des réserves.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Ces réserves se sont traduites toujours en votes négatifs.

Quoi qu'il en soit, je ne puis que m'associer et de grand cœur aux éloges que l'honorable M. Verhaegen a adressés à l'honorable M. Van de Weyer. Mais je suis intimement convaincu que l'honorable M. Van de Weyer repousserait de toutes ses forces les paroles que M. Verhaegen a prononcées tantôt, lorsqu'il a dit que M. Van de Weyer avait ôté le (page 1098) masque à la duplicité et à l'hypocrisie. M. Van de Weyer (ses paroles dans cette chambre en font foi) avait de ses collègues une assez haute estime, professait pour eux des sentiments assez sympathiques pour ne pas se permettre à leur égard des expressions telles que celles que l'honorable M. Verhaegen vient d'employer tout à l'heure.

Le ministère dans lequel se trouvait M. Van de Weyer avait fait connaître et son programme et ses vues politiques lors de la discussion de l'Adresse. Dans cette discussion, j'ai pris la parole, et j'ai prononcé quelques mots qu'à reproduits avant-hier l'honorable M. Rogier. J'avais dit que nous étions avec l'honorable M. Van de Weyer parfaitement d'accord sur tous les principes généraux qui devaient diriger la politique du cabinet, sur les actes à soumettre à la législature. Et sur une interruption qui m'était faite, j'avais répondu que nous étions également d'accord sur la loi d'enseignement moyen. Je n'ai à rétracter aucune de ces paroles. De très bonne foi mes collègues actuels et M. le ministre de l'intérieur d'alors ont fait à la chambre la même déclaration. Nous étions parfaitement d'accord sur le projet de loi qui avait été présenté à la chambre en 1834, et sur l'extension à y donner, extension dont M. le ministre des affaires étrangères et M. le ministre de l'intérieur d'alors avaient indiqué le principe dans la discussion.

Mais de ce qu'on est d'accord sur les principes généraux d'une loi, sur le sens de l'extension à donner à ces principes, est-ce à dire que lorsqu'il s'agira de formuler ces principes en articles de loi, lorsqu'il s'agira d'examiner jusqu'où devra s'étendre l'extension des principes reconnus, est-ce à dire que des hommes qui se croyaient parfaitement d'accord ne peuvent pas voir naître entre eux un désaccord, un dissentiment ?

L'honorable M. Van de Weyer a cru sincèrement qu'il était fidèle au programme ministériel ; il a cru que son projet rentrait dans ce programme. Nous avons cru consciencieusement le contraire.

Les pièces du procès sont sous vos yeux. Vous avez vu l'exposé de notre dissentiment reproduit dans le Moniteur ; vous pourrez juger qui de nous est dans l'erreur. M. Van de Weyer n'a cessé de reconnaître, et nous avons reconnu avec lui, que nous avons tous agi très consciencieusement dans cette affaire. Nous nous sommes crus d'accord sur tous les principes de la loi d'enseignement. Au moment où je répondais à l'honorable M. Rogier, ces paroles étaient proférées de bonne foi par moi, ainsi que celles prononcées par mes collègues et par M. le ministre de l'intérieur ; le désaccord s'est révélé dans une discussion postérieure et détaillée.

J'arrive maintenant aux deux griefs qu'a articulés spécialement contre moi l'honorable M. Verhaegen.

Je parlerai d'abord de l'arrêté d'ajournement qui a été contresigné par moi, au lieu de l'être par M. le ministre de l'intérieur. L'honorable M. Verhaegen semble croire que cette mesure a été prise exprès pour empêcher M. le ministre de l'intérieur de donner à la chambre des explications. Il s'étonne de ce que cet arrêté ait été contresigné par moi. Je dirai d'abord qu'il n'existe aucune disposition, soit dans la Constitution, soit dans les lois, qui charge le ministre de l'intérieur, plutôt que le ministre de la justice, du contreseing de tels arrêtés. Il est d'usage qu'ils soient contresignés par le ministre de l'intérieur ; mais cela n'est prescrit ni par la Constitution, ni par la loi.

Je dois du reste, et c'est le point important, détruire l'idée que cet arrêté aurait été pris sans l'assentiment de M. le ministre de l'intérieur. Il a été pris avec le consentement de M. Van de Weyer, qui m'a fait exprimer le désir de ne pas le signer lui-même. Je n'eus pas à m'enquérir des motifs pour lesquels M. Van de Weyer ne désirait pas contresigner l'arrêté, puisque je pouvais légalement le contresigner moi-même aussi bien que mes collègues des affaires étrangères et des finances. Il est assez indifférent qui donne le contreseing, le ministère entier assumant la responsabilité des arrêtés contresignés par chacun de ses membres. Mais je tenais à déclarer que cet arrêté a été pris de l'assentiment de M. le ministre de l'intérieur, pour détruire l'impression qu'auraient pu produire les paroles de M. Verhaegen.

Cet arrêté a eu pour conséquence de convenir entre nous que des explications à donner seraient publiées au Moniteur, et que devant les chambres nous nous en rapporterions au compte rendu dans le journal officiel, nous réservant seulement d'expliquer, lors de la discussion de la loi d'enseignement, les motifs pour lesquels nous avons été amenés à maintenir les principes qui n'ont pas été développés, mais seulement indiqués dans le Moniteur.

Voilà comment les choses se sont passées relativement à cet arrêté de prorogation. Le contreseing d'un ministre ou d'un autre est indifférent. Mais ce qu'il importe d'établir, c'est que cet arrêté n'était pas un mauvais procédé, c'est qu'il avait été pris du plein et entier consentement de M. Van de Weyer, après qu'il avait été convenu que les explications qu'il désirait donner seraient publiées dans le Moniteur. Ce qui a réellement eu lieu.

Je passe à l'autre grief articulé contre moi par l'honorable M. Verhaegen.

Je ne sais réellement pas à propos de quoi l'honorable M. Verhaegen a fait intervenir dans cette question la prérogative royale, à propos de quoi il a dit qu'il était bien étonné de voir au banc ministériel des hommes qui tantôt semblaient se préoccuper de la prérogative royale, tantôt l'oubliaient, l'annihilaient complétement.

Certainement s'il s'était agi d'exercer le droit de grâce, je connais assez mon code constitutionnel pour savoir que ce droit appartient au Roi, de même que celui de dissoudre les chambres et de destituer les fonctionnaires publics. Mais il ne s'est pas agi dans l'affaire Retsin d'une grâce à accorder. Au contraire, la grâce a été refusée par arrêté royal, avec autorisation, à cause des motifs spéciaux qu'on a fait valoir en faveur du condamné, de subir sa peine dans une maison d'arrêt au lieu d'une maison de correction, faveur accordée souvent à des individus qui ne sont pas dans une position plus favorable que Retsin, faveur que diverses considérations motivent, soit des considérations de santé, soit des considérations de position.

Vous le comprendrez, messieurs, lorsqu'un négociant, par exemple, est condamné à quelques années d'emprisonnement, et que, dans l'intérêt de sa famille, il est utile qu'il continue de diriger les affaires de son commerce. (Interruption.)

On m'a laissé accuser par l'honorable M. Verhaegen. Tout le monde alors a gardé le silence. Je demande s'il n'est pas juste qu'on me laisse parler un moment. (Parlez ! parlez !)

Je répète, messieurs, que semblable faveur a été accordée à différentes personnes par des considérations particulières, qu'il m'est impossible d'énumérer en ce moment.

Mais quant à la grâce sollicitée par Retsin, elle lui a été refusée.

La prérogative royale est intervenue pour modifier la peine, là seulement elle devait intervenir.

Voici maintenant ce qui est ultérieurement arrivé. Quelques mois après le sujet de la demande en grâce, une nouvelle requête a été adressée par Retsin ; il a été allégué que Retsin avait été gravement malade, que cette maladie avait laissé chez lui des traces profondes, et que, pour rétablir sa santé, il était indispensable qu'il passât quelque temps dans une maison de santé située à la campagne.

Des certificats remontant, je pense, à une année ont été produits par des personnes dans lesquelles j'avais une confiance entière ; il ne s'agissait pas de constater une maladie actuelle ; il s'agissait des suites d'une maladie ancienne. Les déclarations produites m'ont paru suffire, non pour faire obtenir la grâce de Retsin, qui fut de nouveau refusée, mais pour lui permettre de se faire soigner dans une maison de santé. J'ai agi par des motifs d'humanité et je crois avoir agi très légalement, sans compromettre en rien la vindicte publique, sans compromettre en rien ma responsabilité et surtout sans compromettre en rien la prérogative royale. Retsin devait se rendre dans un hospice déterminé, avec charge, comme le porte la disposition qui a été prise, de se reconstituer prisonnier dès l'instant où les motifs de sa libération provisoire auraient cessé. Retsin, au lieu de se rendre où il devait aller, est demeuré, comme on vous l'a dit, d'abord à Bruxelles ; il s'est rendu ensuite à Mons, il a même été à Jemmapes. Dès l'instant où ces faits m'ont été connus, l'ordre d'arrêter Retsin a été donné, et dans ce moment il se trouve en prison où il subira sa peine tout entière.

M. Dolez. - A quelle date l'ordre a-t-il été donné de réincarcérer Retsin ?

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Je n'ai pas l'ordre sous la main ; mais je répète encore qu'il a été donné dès l'instant où les faits que je viens de rappeler m'ont été connus.

Messieurs, l'honorable M. Verhaegen vous disait que j'étais l'homme le plus dévoué au parti qu'il appelle clérical, il supposait que ce parti s'intéressait vivement à Retsin.

Je ne crois pas à cette sympathie supposée par l'honorable M. Verhaegen ; mais si elle existait il faut avouer, messieurs, que ce serait une singulière manière de faire ma cour à ce parti, de lui montrer mon dévouement, que de faire arrêter impitoyablement Retsin, dès l'instant où j'ai appris qu'il a manqué à une des conditions... (Interruption.)

M. le président. - Vous aurez le droit de répondre, n'interrompez pas.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Je le répète, lorsque j'ai eu connaissance des circonstances que je viens de faire connaître à la chambre, n'ai-je pas agi comme je devais le faire ? N'ai-je pas agi en acquit de mes devoirs en donnant à l'instant l'ordre d'arrêter Retsin et de le réintégrer en la prison ? Maintenant que les faits vous sont connus, vous pourrez apprécier quelle est la valeur du grief articulé contre moi.

Cependant je dois, messieurs, pour achever ma justification, vous faire connaître les précédents. Ce n'est pas une fois, ce n'est pas deux fois, c'est bien plus souvent encore que semblables dispositions ministérielles ont été prises. J'en pourrais citer qui ont été prises non seulement pour un individu qui subissait une peine correctionnelle, mais même pour un individu qui subissait sa peine dans la maison de réclusion de Vilvorde. Cela s'est passé, messieurs, sous le ministère de M. Raikem. (Interruption.) Je pense, messieurs, que l'on peut citer l'honorable M. Raikem, lorsqu'il s'agit de légalité et de constitutionnalité. (Oui ! oui !)

Cela s'est fait sous le ministère de M. Raikem, et il s'agissait alors d'un individu condamné pour un fait plus grave, condamné à une peine criminelle.

M. Dolez. - Je demande la parole sur le fait incident.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Je répète donc, messieurs, que de semblables mesures ont été prises dans différentes circonstances, non seulement pour des individus qui se trouvaient dans des maisons de correction, mais aussi pour des individus qui se trouvaient dans des maisons criminelles. Je pourrais citer une quantité de cas où cela s'est passé. L'individu auquel j'ai fait allusion, qui devait se faire soigner dans une maison de santé des environs de Bruxelles, s'est conduit précisément de la même manière que Retsin, c'est-à-dire qu'au lieu de se trouver dans la maison où il devait se trouver, il l'a quittée, il est venu à Bruxelles ; cet individu auquel le séjour d'une maison de santé avait été permis, a également été repris et réintégré dans la prison de Vilvorde.

Voilà ce qui s'est passé, ce qui s'est passé, je pense, sous tous les ministres de la justice qui m'ont précédé. Il me semble, messieurs, qu'en suivant la (page 1099) marche qui a toujours été suivie, je n'ai pas pu m'exposer aux reproches qui m'ont été faits aujourd'hui par l'honorable M. Verhaegen. Je pense ne m'être, en cette circonstance, écarté en rien que ce soit, de la légalité ni de la constitutionnalité. Je pense avoir seulement rempli un devoir d'humanité envers un individu qui m'était signalé comme atteint d'une indisposition grave.

Je le répète, dès l'instant où j'ai pu croire que j'avais été induit en erreur, des ordres ont été donnés pour réintégrer Retsin dans sa prison.

Je pense, à l'aide de ces observations, avoir répondu aux observations de l'honorable M. Verhaegen.

Je ne parlerai pas de la phrase personnelle qu'il m'a adressée en disant que mes évolutions étaient connues. Je ne sais ce que l'honorable membre a voulu dire. Je pense être resté, depuis que je suis dans la vie politique, continuellement fidèle aux mêmes principes. Je n'ai varié en aucune circonstance ; je suis resté et je suis encore le partisan des ministères de modération, de conciliation, et c'est parce que j'ai la conviction que nous marcherons dans cette voie que je suis resté sur ce banc avec les collègues auxquels j'ai l'honneur d'être associé.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Messieurs, parmi les faits nombreux que vous a développés l'honorable M. Verhaegen, il en est un qui me concerne : c'est aussi le seul que l'honorable membre n'ait pas positivement affirmé.

J'avais, dit l'honorable membre, donné à ce condamné un mandat sur le directeur du trésor pour les intérêts de son cautionnement. J'ignore si j'ai donné ce mandat ; mais ce que je sais, c'est que le déficit laissé par Retsin, a été comblé depuis sa condamnation, et que le déficit ayant été comblé, je commettrais un abus d'autorité, je m'exposerais à une action judiciaire, si je refusais de payer régulièrement à un condamné correctionnel les intérêts de son cautionnement. Je ne pourrais m'y refuser que dans le cas d'une condamnation criminelle qui emporte l'interdiction légale ; de sorte que je ne pouvais pas, si Retsin a demandé depuis lors, ce que j'ignore, les intérêts de son cautionnement, les lui refuser.

Messieurs, je tiens à déclarer encore comment j'ai pu participer à ce qui concerne Retsin.

Lorsque je suis entré aux affaires, le déficit avait été constaté, et ce fonctionnaire se trouvait sous la main de la justice. La justice a eu son cours, et pour ce qui me concerne, et pour tout ce qui concerne tous les fonctionnaires de l'administration des finances, je puis déclarer qu'il n'a jamais été fait en sa faveur la moindre démarche près de qui que ce soit.

Lorsqu'on m'a parlé de ce fonctionnaire sous les verrous, j'ai dit : Il est devant la justice, qu'il se justifie et je verrai ce que j'ai à faire. Lorsque la justice a eu prononcé, j'ai provoqué immédiatement auprès du roi sa destitution.

Tous les bruits qui ont couru, tous les bruits qu'il a pu répandre depuis lors, lorsqu'il a été se vanter, par exemple, d'obtenir une position plus belle dans l'administration des finances, étaient complétement faux. Si, messieurs, nous étions responsables des folies, je dirai, d'un tel homme, pourrions-nous encore exercer le pouvoir ? Comment ! un homme qui est déclaré par la justice incapable d'exercer à jamais aucune fonction publique, un homme qui a réussi, pendant sa carrière, à tromper la religion de mes prédécesseurs, va se vanter encore, lorsque la justice l'a frappé, de tromper la mienne, et nous serions responsables de tels actes ! J'ai dit, messieurs, que de pareils faits peuvent se reproduire, se reproduisent partout, sans que l'on ait le droit d'accuser les intentions de personne. Je demanderai aux honorables membres s'il ne leur est jamais arrivé, dans leur carrière, d'être trompés, s'il ne leur est jamais arrivé de voir leur religion surprise, et je demanderai encore à ceux d'entre eux qui ont passé au pouvoir, si un ministre n'est pas cent fois, n'est pas mille fois plus qu'un particulier, exposé à voir ainsi sa religion surprise.

Ce serait donc une erreur, ce serait une injustice que de vouloir, parce qu'un tel homme s'est glissé, s'est glissé rapidement dans les rangs de l'administration, accuser à raison de ses faits tous mes honorables prédécesseurs. Ce serait encore plus qu'une injustice, et je regrette de ne pas trouver un autre mot, que de vouloir rendre solidaire d'une pareille erreur un parti tout entier, toute une opinion ; c'est là cependant l'impression que l'honorable membre me semble avoir cherché à produire, et c'est contre cette imputation qu'au nom de la loyauté je viens protester ici.

M. Verhaegen. - Et les avancements successifs ?

M. le ministre des finances (M. Malou). - Je viens de parler des avancements successifs. Qui donc ignore que dans une administration composée de plus de 8,000 fonctionnaires, il peut s'en trouver un, et ce sera précisément un des plus mauvais, qui a ces défauts, ces vices qui peuvent quelquefois provoquer un avancement que les ministres croient légitime ?

Je ne recule pas, messieurs, devant cette observation. J'ai déjà assez d'expérience pour pouvoir affirmer ce fait. Je dis que ce sont précisément les hommes qui ont le caractère de Retsin qui peuvent le mieux surprendre la religion des ministres, et obtenir ainsi, au préjudice de sujets plus méritants, sans qu'on ait le droit d'accuser les intentions de personne, un avancement qui ne leur était pas dû.

M. Verhaegen. - Les rapports des directeurs étaient là.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Messieurs, vous comprenez sur quel terrain je me place, et sur quel terrain je dois rester. Je n'ai pas recherché, je n'ai pas dû, je n'ai pas pu rechercher quels étaient les antécédents de Retsin, quels avaient été les rapports faits sur son compte. Je l'ai trouvé en prison, et quant à moi je l'y ai laissé. Je l'ai fait destituer et je me félicite qu'il soit de nouveau en prison par les soins de mon honorable collègue M. le ministre de la justice.

Messieurs, un mot encore, et je demande à la chambre de pouvoir l'ajouter, sur la question de légalité.

J'ai eu l'honneur, pendant près de huit années, d'être attaché à la division de législation du ministère de la justice. Pendant ces huit années j'ai fait mes premières armes sous six ministres différents, et je crois pouvoir affirmer que, sous aucun de ces ministres, on n'a refusé, dans des circonstances analogues à celle-ci, des demandes qui étaient motivées comme l'était celle de Retsin, et quant à la forme et quant au fond, c'est à-dire que si tous les ministres qui se sont succédé depuis 1836 jusqu'en 1844 ont cru pouvoir prendre de semblables mesures par arrêté ministériel... (Interruption. ) pourquoi l'honorable M. Verhaegen s'est-il plaint de ce que mon honorable collègue avait, sans provoquer un arrêté royal, laissé sortir Retsin de prison pour se faire soigner dans une maison de santé ?

M. Verhaegen. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Cette mesure a été prise notamment sous le ministère de l'honorable M. Raikem, qui était assurément très compétent, ainsi que son prédécesseur, pour examiner des questions de légalité et de constitutionnalité ; elle a été prise à l'égard de condamnés criminels et notamment à l'égard d'un condamné que j'ai vu moi-même à Vilvorde et qui avait commis un crime très grave, un crime dont la répression intéressait la société tout entière.

M. Desmaisières. - Il est évident, messieurs, que c'est à moi que l'honorable M. Verhaegen a voulu faire allusion lorsqu'il a entretenu la chambre d'un gouverneur de province et de certaines nominations d'échevins dont il a été plus amplement question, il y a peu de temps, dans plusieurs journaux. Messieurs, bien qu'il me serait extrêmement facile de me justifier à l'instant même et de me justifier de telle manière que l'honorable membre ne dirait plus, comme il l'a dit, qu'il me ferait l'honneur de me destituer s'il était ministre, je ne le ferai point. Cependant, parce que j'ai l'honneur de siéger ici comme représentant de la nation et qu'il faut avant tout que je fasse respecter le noble mandat que je tiens du pays, je ne reconnais à personne dans cette chambre le droit de m'interpeller, le droit de m'accuser, le droit d'incriminer directement ou indirectement les actes que j'ai posés en ma qualité de gouverneur. Je ne réponds des actes que je pose en cette qualité, que vis-à-vis de mes chefs, c'est-à-dire, vis-à-vis des ministres, et encore je ne reconnaîtrais pas aux ministres le droit de m'interpeller dans cette enceinte sur les actes que j'aurais posés comme gouverneur.

Quelles que soient donc, quelles que pourraient être encore les interpellations et les insinuations de l'honorable membre quant à ma conduite comme gouverneur, je déclare à la chambre que je garderai à cet égard le silence le plus absolu.

M. Verhaegen. - J'ai donc à répondre à deux faits personnels. Je commence par l'honorable M. Desmaisières. Je m'étonne fort que cet honorable membre ait demandé la parole pour un fait personnel, attendu que je n'avais pas prononcé son nom. L'honorable membre m'a reproché de l'avoir interpellé comme gouverneur. Je comprends fort bien que si j'avais agi ainsi, j'aurais justifié son observation ; mais comme je ne voulais pas provoquer cette objection, j'ai eu la prudence de ne pas parler de l'honorable M. Desmaisières. Maintenant il a voulu se reconnaître dans mes paroles, il ne juge pas à propos d'y répondre ; je crois qu'il fait très bien.

Quant à l'affaire de Retsin, M. le ministre des finances ne doit certainement pas prendre pour lui ce qui ne le regarde pas. Nos reproches ne se sont pas adressés à lui. Nous avons parlé d'un mandat. Si le déficit était liquidé, le mandat pouvait être délivré, c'est un fait à vérifier ; mais nous avons parlé du mandat pour faire voir que l'on savait où Retsin se dirigeait, puisque le mandat était payable à Mons. C'était là la portée de mon observation.

On vient me dire : « Sous tous les ministères des actes d'humanité de cette nature ont été posés ; lorsqu'un condamné est malade, on le met à l'infirmerie, et si son état exige qu'il soit soigné dans une maison de santé, on le fait sortir de prison et on le place dans une maison de santé. »

Messieurs, j'ai des raisons de croire que ce Retsin n'était pas malade et il est peut-être des personnes, se trouvant dans cette enceinte, qui pourraient dire qu'il se portait fort bien. Mais là n'est pas la question.

Supposez que Retsin fût malade, supposez qu'on eût surpris la religion du gouvernement ; supposez que toutes les circonstances fatales soient venues se réunir, que cet homme si adroit, si jésuite, si Rodin, parvenu en deux ans et demi à avoir une place de 6,000 fr., supposez que cet homme ait réussi à faire croire qu'il était malade ; eh bien, je prie M. le ministre des finances qui a pris l'observation pour son compte, je le prie de remarquer que dans ce cas il y avait à suivre l'exemple de ce qui s'était pratiqué sous d'autres ministères. Lorsqu'un condamné est malade, on le met à l'infirmerie de la prison, et sans cela il faudrait supprimer les infirmeries comme inutiles ; de plus si l'état du condamné exige qu'il reçoive des soins dans une maison de santé, s'il a, par exemple, besoin de plus d'air, s'il a besoin de l'air de la campagne, dans ce cas on envoie des gendarmes à la prison et avec ces gendarmes on conduit le condamné dans une maison de santé où on le fait surveiller. Ce n'est pas là ce qu'a fait M. le ministre de la justice. A la suite des recommandations des hauts personnages auxquels il s'en est rapporté, il a tout bonnement ouvert les portes de la prison à Retsin. Etait on assez bonasse (c'est le mot) pour croire qu'un homme comme celui-là allât prendre la route d'une maison de saine pour s'y enfermer ? Le directeur de la prison était très étonné de faire sortir un homme condamné à 5 années de prison.

Mais vous l'avez fait incarcérer de nouveau, dites-vous, vous avez eu soin de le faire arrêter. Savez-vous, messieurs, pourquoi on l'a fait arrêter de (page 1100) nouveau ? C'est parce que la presse a signalé le fait à l’animadversion publique. L'indignation était tellement grande à Mons que si Retsin n'avait pas échappé à l'irritation de la population, il y aurait eu peut-être des abus à déplorer. Le « Modérateur » de Mons et d'autres journaux ont rendu compte de l'affaire dans tous ses détails ; M. le ministre de la justice a eu peur des révélations de la presse et voilà pourquoi il a fait arrêter Retsin. Que M. le ministre de la justice nous cite la date de l'ordre qu'il a donné d'arrêter Retsin et l'on verra si cet ordre n'est pas la conséquence des avertissements de la presse.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Il me paraît, messieurs, que la question se déplace. On ne m'accuse plus maintenant d'avoir fait disparaître la prérogative royale. Il paraît même que l'on reconnaît, et il est difficile de ne pas reconnaître que j'aurais eu le droit de faire ce que j'ai fait…

M. Verhaegen. - Du tout..

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - En ce cas vous faites le procès à tous mes prédécesseurs. Je crois que j'ai le droit que tous mes prédécesseurs ont eu et exercé, que j'ai le droit, lorsqu'un individu subit une peine correctionnelle, que j'ai le droit, pour des motifs spéciaux, pour des motifs d'humanité, d'ordonner au directeur de la prison de mettre provisoirement cet individu en liberté avec ordre de le reconstituer prisonnier dès l'instant où il sera rétabli.

Cela s'est fait, messieurs, je le répète, non pas une fois, mais plus de cent fois ; et cela s'est fait sans que jamais on ait fait écrouer un individu dans une maison de santé.

Messieurs, le fait dont a parlé tout à l'heure l'honorable ministre des finances n'a pas eu lieu, comme il semble le croire, sous le ministère de l'honorable M. Leclercq, il s'est passé sous le ministère de l’honorable M. Raikem, mais c'est sous le ministère de M. Leclercq que l'individu dont il s'agit a été réintégré en prison, parce qu'il avait manqué aux conditions imposées.

Dans tous les cas, jamais il n'a été question et jamais il n'a pu être question d'écrouer un individu dans une maison de santé, car l'honorable M. Verhaegen sait aussi bien que moi qu'aux termes du code d'instruction criminelle, il n'y a que les maisons légalement établies comme prisons où l'on puisse écrouer et détenir les condamnés. Lorsqu'un individu est envoyé dans une maison de santé pour y être soigné, il y est libre, et pendant tout le temps qu'il s'y trouve, sa peine ne court pas ; ce n'est pas une grâce, c'est une véritable suspension de la peine. Ainsi, lorsqu'un individu est condamné, il doit, aux termes du code d'instruction criminelle, subir sa peine dix jours après la condamnation, mais le procureur du Roi ou le ministre de la justice peut lui accorder un délai s'il n'est pas détenu préventivement ; pourquoi ne pourrait-on pas également permettre à un condamné détenu, et qui tombe malade, l'autorisation d'aller se faire soigner dans une maison de santé ?

Quant au condamné criminel auquel il a été fait allusion, il avait été autorisé à se faire soigner dans la maison de santé d'Uccle ; je ne sais pas s'il y avait été conduit par des gendarmes, mais ce qui est certain c'est qu'il a joui d'une entière liberté, à telles enseignes qu’il est venu se promener à Bruxelles pendant six mois, et alors seulement on a donné l'ordre de l'arrêter et de le réintégrer en prison. Voilà comment les choses se sont toujours passées sous mes prédécesseurs, et comme je le disais tout à l'heure, lorsqu'il s'agit de légalité et de constitutionnalité, on peut sans aucune crainte suivre les actes posés par les honorables MM. Ernst et Raikem.

Maintenant, messieurs, on allègue un autre grief. Je n'ai donné l'ordre d'arrêter Retsin que lorsque la presse m'a averti. Evidemment, messieurs, je n'ai donné cet ordre que lorsque j'ai connu les faits.

Mais si j'ai donné l’ordre de réintégrer Retsin en prison dès les premiers renseignements qui me sont parvenus, soit par la presse ou autrement, sans même attendre de rapports officiels, n'ai-je pas accompli un devoir ? Devais-je négliger ces avis, ne devais-je pas faire tout ce qu'il m'était possible pour empêcher les effets d'une erreur que je déplore, mais que j'ai commise de bonne foi et par des motifs d'humanité ?

M. Dolez. - Messieurs, j'ai été personnellement témoin de l'indignation profonde qu'a excitée au sein de la population de Mons la mise en liberté du condamné Retsin, et je remercie l'honorable M. Verhaegen d'avoir apporté à cette tribune l'expression des sentiments de cette indignation. La chambre me pardonnera si je viens à mon tour insister sur ce fait, car il renferme à la fois une question de légalité et une question de haute moralité.

Une question de légalité ; car, quoi qu'en ait dit M. le ministre de la justice, il a directement violé la loi. Et c'est une chose digne de remarque que de voir M. d'Anethan qui, plus que tout autre, devrait se montrer soucieux des droits de la magistrature, se placer au-dessus d'un de ses arrêts en matière de répression après avoir, dans d'autres occasions, témoigné un respect si douteux pour la chose jugée en général.

Quand la Constitution a accordé à la Royauté le droit suprême de faire grâce, elle n'a certes pas permis à une autre autorité d'exercer, à l'aide d'une vaine subtilité de mots et par une voie détournée, ce que la Constitution n'accorde qu'à la Royauté. Eh bien, c'est ce qu'a fait M. le ministre de la justice. Ce qu'il a accordé au condamné Retsin, à cet homme, qui à l'odieux de son crime avait ajouté l'odieux de sa défense, c'est une grâce indirecte, déguisée, qui était destinée à rester dans l'ombre et dans l'oubli, si l'imprudence de celui qui en était l'objet ne l'avait pas signalée à l'indignation publique.

Messieurs, ce n'est pas moi qui viendrai contester que, par des motifs d'humanité, il faille parfois adoucir la rigueur de la loi ; je ne trouve pas mauvais que dans certaines circonstances des ministères passés aient accordé à de malheureux condamnés la permission de rétablir leur santé dans une maison plus appropriée aux soins qu'ils réclament qu'une maison d'arrêt ; mais ce qui constitue la violation de la loi, l'usurpation indirecte des attributions les plus nobles de la Royauté, c'est d'avoir accordé cette faveur à un condamné, sans s'entourer de toutes les précautions nécessaires, pour avoir la pleine assurance que l'humanité la réclamait de la manière la plus impérieuse.

Toujours, en pareille occurrence, on a eu soin de prendre l'avis du médecin de la prison où le condamné se trouvait détenu ; on a eu soin de savoir par ce médecin s'il était impossible de rétablir la santé altérée du condamné dans le local de la prison elle-même. Eh bien, je demande à M. le ministre de la justice s'il a pris l'avis du médecin de la prison des Petits-Carmes, où une première faveur avait maintenu Retsin ; s'il a pris l'avis d'aucun autre médecin, et j'entends par là, messieurs, un avis sérieux se rapportant a l'époque où la mise en liberté a été accordée, et non pas un avis remontant à plus d'une année.

Non, aucune de ces précautions n'a été prise, aucun médecin n'a été consulté ; c'est sur un témoignage remontante une date reculée, que M. le ministre de la justice a fait ouvrir la porte de la prison au condamné Retsin.

Messieurs, je le demande à votre loyauté, à votre bonne foi, n'est-ce pas là une violation directe de la loi ? Je ne fais pas de cette question une question de parti, j'en fais avant tout une question de moralité, d'honneur, de probité ;c'est à votre moralité, à votre probité que je livre le blâme que j'inflige à M. le ministre de la justice pour la légèreté coupable qu'il a montrée dans cette occurrence, et j'ai la conviction, messieurs, que votre probité, voire honneur sauront me comprendre.

On a invoqué ce que l’on a appelé des précédents. Mais dans quelles circonstances ces précédents ont-ils été posés ? Dans quelles circonstances de pareilles tolérances ont-elles été admises ? M. le ministre de la justice le disait tout à l'heure : c'est, par exemple, quand il s'agissait de permettre à un père de famille placé à la tête d'affaires importantes d'y veiller momentanément dans l'intérêt de sa famille ; c'est quand il s'agit d'individus donnant pas leur position la garantie que leur liberté provisoire ne se convertira pas, par leur seule volonté, en liberté définitive.

Or, était-ce là la position du condamné Retsin ? Etait-il dans le cas de ce négociant dont a parlé tout à l'heure M. le ministre de la justice ? Vous savez, messieurs, quel commerce faisait Retsin ?

La grâce, dit-on, avait été refusée, il n'y a donc pas eu de faveur pour le condamné. Mais si la grâce avait été refusée, s'il était démontré que cet individu en était indigne, c'était une raison de plus pour se montrer sévère, pour ne pas montrer à son égard une si inconcevable indulgence ; et c'est quand on le savait indigne de grâce et déclaré tel par le refus de la royauté, quand on connaissait ses antécédents odieux, que sans prendre aucune précaution, M. le ministre de la justice l’a mis pleinement en liberté !

Je disais tout à l'heure que je n'entendais pas faire de cette question une question de parti. La chambre permettra pourtant à ma franchise de lui signaler un rapprochement qui ne sera pas sans quelque portée.

Je n'ai pas l'habitude de solliciter beaucoup MM. les ministres ; et ils me rendront, je pense, ce témoignage que, quand je m'adresse à eux, ce n'est jamais pour les puissants, mais bien pour les faibles et pour les malheureux. Eh bien, il y a quelque temps, j'ai vu venir à moi une mère de famille (elle avait cinq enfants en bas âge) dont le mari avait été condamné par la cour d'assises du Hainaut à cinq années de réclusion, pour avoir porté un faux témoignage en faveur d'un accusé. Ce malheureux, par sa position, avait intéressé tout le monde, il avait intéressé jusqu'au jury qui avait cru devoir le condamner ; il avait obtenu l'appui de ce jury pour une demande en grâce adressée à la clémence de la Royauté.

Cette mère de famille, à côté de la condamnation de son mari qui subit déjà sa peine depuis un an, me montrait un arrêté royal qui accordait à son mari une médaille pour acte d'humanité et de dévouement. Je fus touché de la position de cette famille ; je crus que c'était là une de ces circonstances où il est permis aux députes de se croire peut-être quelque influence. Je fis un appel à l'humanité de M. le ministre de la justice en faveur de cette famille que tout signalait comme digne d'un puissant intérêt ; et que m'a répondu M. le ministre de la justice ? Que les grâces ne s'accordaient que quand la moitié de la peine avait été subie.

Je livre, messieurs, le rapprochement de ces deux faits à votre appréciation ; quant à moi, ce rapprochement pèse douloureusement sur mon cœur, et c'est mon cœur qui s'exprime devant vous en ce moment.

Dois -je me rasseoir maintenant ? Ou bien les honorables collègues qui sont inscrits sur le debat principal, qui depuis deux jours préoccupe la chambre, me permettront-ils dès à présent d'y prendre une faible part ? (Oui ! oui ! Parlez ! parlez !)

Messieurs, je n'ai pas la pensée de venir discuter l'insaisissable programme qui vous a été présenté par le cabinet. Il vous a parlé de sa modération, de sa prudence ; je n'hésite pas à y croire ; je suis convaincu que le ministère est de bonne foi, quand il nous parle de prudence, de modération ; mais j'ajoute à cet aveu bien sincère que depuis que j'ai l’honneur de siéger dans cette enceinte, j'ai entendu pareille déclaration émaner de tous les ministres. Profession de foi de tous les ministères passés, elle sera, n'en doutez pas, ceile de tous les ministères à venir.

Je ne veux pas non plus examiner trop longuement le programme qui avait été présenté, au nom de l'opinion libérale, par l'honorable M. Rogier ; je dis « au nom de l'opinion libérale », car on l’a dit avec raison, un pareil document n'est pas l'expression de la pensée d'un homme, il est l'expression des vœux de tout un parti, de toute une opinion.

(page 1101) Il est dans ce programme une question qui, s'il faut en croire le cabinet, semble avoir été la cause déterminante de la non acceptation de la combinaison ministérielle que l’honorable M. Rogier avait présentée à l'approbation du Roi ; cette question, c'est celle de la dissolution des chambres.

Dans une autre circonstance, j'avais l'honneur de dire à la chambre qu'il me semblait bien sage d'examiner en théorie de pareilles questions ; que des questions d'attributions, d'autorité, ne devaient jamais être discutées dans les chambres à un point de vue purement théorique, mais qu'il fallait en limiter l'examen à l'application des faits qui se produisent. Ce n'est donc que par rapport aux autres conditions du programme qu'il est possible de discuter la question de la légalité de la dissolution qui était réclamée par l'honorable M. Rogier.

Eh bien, en me plaçant sur ce terrain, je n'hésite pas à dire que cette partie du programme ne mérite en aucune manière le reproche que lui ont adressé les membres du cabinet actuel.

Et qu'on ne le perde pas de vue, l'honorable M. Rogier, au moment où il était appelé à former un cabinet libéral, ne pouvait se dépouiller des souvenirs de 1840 et de 1841. Ces souvenirs lui disaient qu'il ne pouvait pas suffire à un ministère libéral de venir dire, lui aussi, qu'il marcherait avec modération, avec prudence, dans les voies de la légalité ; l'honorable M. Rogier devait se rappeler que, malgré de pareilles déclarations, le ministère dont il faisait partie en 1841 avait succombé.

L'honorable M. de Theux, qui est trop habile pour n'avoir pas compris que ces souvenirs étaient à eux seuls une éclatante justification de ces conditions qu'il blâmait, a senti le besoin d'assigner une cause à la chute du cabinet de 1840 ; et il a prétendu trouver cette cause dans la prétention de changer l'ancienne majorité, pour me servir de l'expression reçue.

Je ferai d'abord remarquer à la chambre que jamais le ministère de 1840 n'avait annoncé ni le désir, ni la pensée de changer cette majorité ; et la preuve qu'il n'en avait ni le désir ni la pensée, c'est qu'il s'était présenté à elle sans réclamer de la Royauté la condition dont il a été parlé dans ces derniers temps. Le ministère comptait donc alors qu'il pourrait marcher avec cette majorité, et je n'hésite pas à le dire, il méritait d'espérer qu'il en serait ainsi.

L'honorable M. Dechamps, collègue de M. de Theux, n'a-t-il pas reconnu depuis longtemps déjà que le reproche qu'on répétait hier à charge du ministère de 1840 et qu'on signalait comme la cause de sa chute, était immérité ? Et certes il doit en savoir quelque chose l'honorable M. Dechamps, lui qui avait été le porte-drapeau de cette croisade dirigée contre le ministère libéral. Eh bien, n'a-t il pas déclaré que cette attaque avait été un effet sans cause, une faute qu'il déplorait ? Oui, messieurs, vous avez reçu dans cette enceinte la confession de l'honorable M. Dechamps, vous avez entendu son acte de contrition ; et je suis tenté de croire que si depuis lors il subit les rigueurs du ministère, c'est par forme de pénitence.

La véritable cause de la chute du ministère de 1840 est donc encore un mystère, et ce mystère je ne pense pas qu'il s'éclaircisse jamais ! Mais cette chute non encore expliquée, et destinée à rester telle, imposait à l'opinion libérale une grande réserve ; elle lui donnait des conseils de prudence, qu'aucun de ses membres n'a pu méconnaître sans dangers pour cette opinion. Aussi, soyez-en convaincus, si à une autre époque la nuance la plus modérée du libéralisme avait pu accepter le fardeau du pouvoir, cette nuance elle aussi ferme dans sa modération, car les hommes modérés d'ordinaire sont ceux qui tiennent le plus fermement à leurs principes, elle aussi, dis-je, aurait songé à assurer l'avenir du cabinet qu'elle aurait fondé.

Quand l'honorable M. Rogier demandait une dissolution éventuelle, pourquoi donc pouvait-il et devait-il le faire ? Parce qu'il était encore en droit de rechercher quelle avait été la cause de la chute du cabinet de 1840 ; et qu'il devait avoir une sorte de garantie que cette cause encore inconnue aujourd'hui et destinée sans doute à rester toujours inconnue ne viendrait pas se reproduire un jour.

Qu'a-t-il fait en demandant le droit de dissolution dans des cas déterminés ? Il a demandé la permission de vivre à celui qui l'appelait à être. Je ne puis voir une énormité dans cette condition. Il y a plus, et c'est là l'erreur des membres du cabinet, une condition posée dans un programme présenté à la Couronne ne constitue pas un contrat, elle ne constitue pas l'aliénation de la prérogative royale, elle n'a même jamais un caractère absolu.

L'engagement qu'on demande à la Royauté, c'est un engagement de la nature de ceux que la Royauté peut prendre, c'est un engagement moral qui s'éteint de lui-même, si des circonstances contraires à celles qui l'ont vu naître viennent à se révéler, et qui disparaît toujours régulièrement par les voies constitutionnelles, quand il se présente un autre ministère qui vient contresigner la démission du ministère précédent. Ce n'est donc pas demander une abdication d'une prérogative royale que de demander à la Couronne un témoignage patent de son concours en faveur du cabinet appelé par elle à diriger le pays et de lui signaler comme ayant cette portée, la promesse que, dans des cas déterminés ou prévus, la dissolution des chambres ne serait pas refusée.

J'ai à examiner à un autre point de vue encore, cette question de dissolution. J'ai entendu un des membres du cabinet exprimer de graves inquiétudes sur l'atteinte que porterait à la dignité des membres de la chambre et à la dignité des fonctionnaires le programme de l'honorable M. Rogier. Je m'associe aux sympathies qu'on a manifestées pour l'une et l'autre de ces dignités ; mais bien que je n'aie jamais fait partie du gouvernement, il est une autre dignité à laquelle je porte un intérêt non moins vif, cette dignité, c'est celle du 'gouvernement.

Qu'on ne s'y méprenne pas, messieurs ; une des causes du malaise qui agite notre pays depuis quelques années, c'est l'affaiblissement successif du pouvoir central et devant les chambres et devant les fonctionnaires eux-mêmes. Quelle est en Belgique l'influence du pouvoir central ? Demandez-le à l'opinion publique, demandez-le à tous les fonctionnaires consciencieux de tous les rangs, demandons-le à nos propres souvenirs ! Rappelons-nous quelle a été cette influence dans les débats si graves que nous avons eu à traverser pendant les dernières années.

Le gouvernement qui devait être à leur tête a toujours été faiblement, j'allais dire lâchement à la suite de la chambre.

Il est une autre considération que ma franchise ne vous épargnera pas. Je suis partisan de l'influence parlementaire, parce que cette influence est celle du pays lui-même. Mais savez-vous comment je la veux ? Je la veux collective, je veux l'influence dn parlement en corps ; mais ce que je redoute, comme le plus grand vice auquel puissent prêter les gouvernements représentatifs, c'est l'influence de l'individualisme parlementaire ; eh bien, MM. les ministres, ces craintes exagérées que vous vous efforcez de faire naître à la pensée d'une dissolution, vous ne voyez pas qu'elles tendent directement à affaiblir 'encore le pouvoir central devant les chambres, à aggraver le vice de l'influence de l'individualisme parlementaire. Ces craintes tendent à immobiliser, à rendre permanent, j'allais dire inviolable entre nos mains le mandat sacré que nous tenons de nos concitoyens. Gardons-nous, messieurs, de pareille pensée, là surtout est pour nous une question de dignité ; le député qui croirait une seule fois que le noble mandat qu'il exerce est une position à laquelle il faille tenir, qu'il faille avant tout songer à conserver, ce député en serait par cela seul indigne.

Quant à moi, je le déclare, depuis dix ans que je siège parmi vous, chaque jour je suis prêt à comparaître sans crainte devant le collège qui m'a envoyé dans cette enceinte.

Jamais je ne croirai qu'un cabinet, libéral ou catholique, me fasse injure ou porte atteinte à ma dignité en me renvoyant devant mes mandataires ; je le remercierais au contraire de soumettre ma vie politique à une épreuve nouvelle. N'avons-nous pas besoin, dans l'accomplissement difficile du mandat qui nous est confié, d'être bien certains que l'opinion publique est avec nous ?

Permettez-moi donc de le dire : demander à la Royauté pour un nouveau ministère qui se forme, des conditions de force et de dignité, ce n'est point porter atteinte à la dignité des chambres, c'est vouloir pour le gouvernement des conditions de force et d'action sans lesquelles sa mission ne sera jamais noblement remplie.

Messieurs, il est une contradiction qui me frappe dans la conduite des membres du cabinet, permettez-moi de vous la révéler.

On prétend que c'est demander à la royauté l'abdication de sa prérogative que de lui demander l'engagement de dissoudre les chambres dans des circonstances prévues. On affirme que c'est là un vœu inconstitutionnel. Et qui nous lient ce langage ? C'est M. le comte de Theux, le chaleureux défenseur de la convention de Tournay, convention par laquelle l'autorité communale a abdiqué par un contrat formel les pouvoirs qu'elle tenait de la loi ; c'est un ministère dans lequel nous retrouvons les collègues de l'honorable M. Van de Weyer, qui ont amené une crise nouvelle dans la situation intérieure du pays, précisément parce que M. Van de Weyer croyait qu'on ne pouvait pas aliéner les attributions de la puissance publique, tandis qu'eux-mêmes trouvaient pareille convention la chose la plus légitime du monde. Et pensez-y donc, messieurs, les ministres, votre programme n'est-il pas déjà par cela seul démenti ?

J'abandonne ces questions sur lesquelles j'ai peut-être trop insisté, pour vous présenter quelques considérations sur la situation du cabinet.

Le cabinet, je l'ai dit tout à l'heure, pense pouvoir gouverner avec modération. Je crois à sa sincérité au moment où il l'affirme. Jamais je ne refuse de croire à la sincérité d'hommes honorables. Mais je demande si sa position et son personnel sont en harmonie avec la situation de l'opinion publique. Depuis plusieurs années nous assistons et le pays avec nous, spectateurs et acteurs, à une grande lutte entre les deux opinions qui divisent la Belgique. Je ne vous retracerai pas les phases que cette lutte a déjà parcourues. Mais je rappellerai les grands et incontestables résultats qu'elle a produits.

Au début de la lutte, l'opinion libérale était peu nombreuse dans cette chambre, elle y était sans organisation, sans autre lien que celui de ses principes. Aujourd'hui, après des élections toujours faites sous l'influence d'un gouvernement hostile à ses succès, elle siège dans cette chambre assez forte pour se mesurer en nombre avec sa rivale, assez sûre d'elle-même pour réclamer la direction des affaires du pays.

Ce résultat, croyez-vous qu'il soit l'œuvre individuelle de quelques hommes ? Non, il est l'expression saisissante du grand travail intellectuel qui s'opère au sein du pays.

On a sans cesse parlé du pays légal, comme s'il pouvait exister un pays illégal ; et par là, je pense, on voulait parler du corps électoral. Eh bien c'est aux manifestations de ce corps lui-même que je vais faire appel.

Il est loin de ma pensée de donner à l'expression « la partie intelligente du pays », la portée outrageante qu'on a voulu lui assigner ; et cette portée n'était pas non plus dans la pensée des orateurs qui l'ont produite. Permettez-moi à cette interprétation exagérée d'opposer le seul sens raisonnable que cette expression comporte.

(page 1102) Le pays entier est intelligent ; j'ai trop bonne opinion de mon pays pour penser autrement ; mais chaque partie du pays a l'intelligence de sa position, des intérêts qu'elle représente, qu'elle est appelée à sauvegarder, dont elle se préoccupe.

Les campagnes ont l'intelligence des intérêts agricoles qui contribuent si puissamment au développement de la prospérité publique ; mais aux villes et surtout aux grandes villes, l'intelligence des intérêts politiques, et rien de plus naturel, sans doute, car c'est dans les villes que se rencontrent les hommes d'étude, de théorie et d'application des intérêts politiques, parce que là sont les grands centres où les hommes s'éclairent sur ces matières, qui restent étrangères aux habitants des campagnes et des petites villes, si nous exceptons quelques rares élus.

La distinction soulèvera parmi vous des réclamations, et pourtant elle est vraie, elle n'est point un outrage pour une partie du pays, elle n'est que la constatation d'un fait. Si donc vous voulez, au point de vue des questions politiques, faire un appel au pays légal pour connaître le sentiment du pays, adressez-vous aux collèges électoraux de Bruxelles, Liège, Anvers, Mons, Tournay, Verviers.

J'allais m'arrêter trop tôt ; car je dois ajouter encore, quoique les résultats en aient été contestés, les collèges de Gand et de Bruges.

Quand ces collèges se réunissent tous pour déclarer par les manifestations légales que leurs sympathies sont acquises à l'opinion libérale, croyez-vous que l'influence de ces villes puisse être mise en parallèle avec celle de Hasselt, Louvain, Ath et Ypres ? J'ajoute même de Virton et Courtrai, en tenant compte des ministres d'Etat.

Je le demande, est-il possible de trouver une combinaison plus antipathique au mouvement de l'opinion que celle que nous voyons devant nous, plus dangereuse pour le pays ? Je dis dangereuse, car chez les nations qni se gouvernent par elles-mêmes et pour elles-mêmes, je ne connais rien de plus dangereux qu'un gouvernement marchant à l'inverse du mouvement de l'opinion publique.

Pour juger l'influence du ministère sur l'avenir du pays, deux hypothèses peuvent être prévues : ou bien l'Europe continuera à jouir de la paix, de la tranquillité dont elle jouit aujourd'hui, ou bien elle verra disparaître leurs bienfaits.

Dans la première hypothèse quelle sera l'influence du cabinet sur nos destinées ? Nous verrons s'aggraver de plus en plus les dissentiments qui séparent les deux opinions qui divisent le pays ; aux vœux de rapprochement, que tant de voix exprimaient naguère encore, déjà succède une division, un antagonisme que personne ne peut plus méconnaître, qui nous séparent et nous portent vers deux drapeaux opposés ; bientôt, messieurs, un abîme existera entre nous.

On vous le disait tantôt, le soin constant de nos adversaires a été d'éviter que l'opinion libérale pût une fois au moins présider aux élections, disposant de l'influence qu'y donne toujours la possession du pouvoir. A cette exclusion est due la création des associations politiques, associations toujours pures, toujours dévouées aux principes d'ordre et de paix publique, à leur point de départ, toujours destinées à rester telles dans la pensée de ceux qui les forment, mais souvent exposées à de dangereuses éventualités.

Eh bien, messieurs, ces associations, vous les verrez se multiplier, vous les verrez étendre leur action, appelant aux agitations de la vie politique des hommes qui, par leurs études, par leur position, devaient y rester étrangers ; vous les verrez appeler avant le temps à ces luttes une jeunesse qui ne trouvera point dans l'expérience du passé, dans la connaissance des hommes et des choses des éléments modérateurs de la vivacité de ses sentiments et des élans de son cœur. Ces résultats, ce sera à vous qu'ils seront dus ; ils sèmeront au sein du pays des germes d'agitation et de discorde qui finiront par nous accabler un jour.

Que si la tranquillité de l'Europe venait à disparaître, si la Providence avait, il y a quelques jours à peine, cessé un seul instant de veiller sur les destinées de la France, si quelque secousse profonde avait suivi un événement, qui eût été une calamité européenne, si cette secousse s'était fait ressentir en Belgique, croyez-vous que votre position antipathique à l'opinion la plus vive, la plus active du pays, n'eût pas été de nature à nous exposer à quelque danger ? Quant à moi il m'est impossible de ne point concevoir à cet égard les plus graves appréhensions, et ces appréhensions, j'en devais à la chambre la manifestation franche et sans détours.

J'ai toujours désiré l'avènement au pouvoir de l'opinion à laquelle j'appartiens. Je l'ai désiré, je le désire encore, d'abord parce que je crois que ses principes sont tels qu'ils doivent assurer les destinées du pays. Ensuite, parce que,en raison de la position respective des deux opinions qui divisent la Belgique, je pense que la sécurité du pays réclame que l'opinion libérale soit au pouvoir. Croyez bien, messieurs, qu'il n'y a dans cette pensée rien de blessant pour l'opinion à laquelle je n'appartiens pas.

Pour l'opinion libérale, si vive, si ardente, parfois trop ardente peut-être, la vie d'opposition peut avoir des écueils dangereux dans certaines circonstances.

Pour elle la lutte contre le pouvoir, le sentiment intime que celui-ci est injuste envers elle peuvent aboutir à des égarements dangereux pour elle-même et pour le pays ; ces dangers, je pourrais vous les signaler tous, mais la chambre comprendra et approuvera la réserve avec laquelle je veux m'exprimer sur ce point. Pour l'opinion catholique, au contraire, l'opposition quelque temps qu'elle se prolonge n'a pas de dangers possibles, pour elle il n'est rien qui puisse se placer à côté de la liberté d'enseignement sans limites de la liberté d'association sans entraves, de la liberté religieuse Sans égale.

M. de Mérode. - Cela prouve que nous sommes de bonnes gens et qu'on ne peut en dire autant de l'opinion adverse.

M. Dolez. - Ce n'est pas là la portée de mes paroles : je la crois plus relevée et surtout plus vraie et bien facile à comprendre. J’ai dit et je répète que l'opinion catholique ne trouvera nulle part plus de liberté d'enseignement, d'association et de religion qu'en Belgique. J'ai dit que cela était si évident qu'aucune erreur ne me paraissait à craindre de la part de cette opinion, que par cela même son opposition ne serait jamais dangereuse. Voilà ma pensée. Je l'ai franchement et nettement exprimée.

Je crois donc que le cabinet ne répond pas à la situation du pays, et qu'il me soit permis de lui demander quelles peuvent être ses espérances ?' Entend-il arrêter le mouvement de l'opinion publique ? Mais qui ne sait que ce serait une tentative insensée ? Qui ne sait que l'opinion libérale doit accomplir ses destinées, quoi que vous fassiez. Ah ! je crains bien que vous ne cédiez à une erreur qu'il est bon de signaler. Peut-être avez-vous pensé que votre avènement au pouvoir pouvait augmenter vos chances de succès et ne pas aggraver vos dangers. Si c'est là ce que vous croyez, je ne puis que déplorer votre aveuglement, votre imprévoyance. Soyez-en convaincus, l'opinion libérale, quoi que vous fassiez, sera bientôt en majorité dans cette enceinte ; elle occupera ces bancs. (L'orateur désigne les bancs des ministres.)

Si par votre imprudence elle y arrive irritée par la longueur de la lutte, par l'injustice de vos entraves, si elle y entre en vainqueur, espérez-vous donc la trouver encore ce qu'elle est aujourd'hui, prudente, modérée, plus gouvernementale que vous-mêmes ? Ah ! si telle est votre espérance, vous oubliez les enseignements de l'histoire, vous méconnaissez le cœur humain lui-même.

Il y a quelques jours, j'avais sous les yeux les admirables pages dans lesquelles le plus grand des historiens modernes signale, dans ce style pittoresque dont il a si merveilleusement le secret, les causes de la révolution française, et j'y voyais, non sans en être ému, des considérations qui s'appliquent à la situation de notre pays. Toujours, dit M. Thiers, on accordait le lendemain ce qu'il aurait fallu donner la veille.

Eh bien, messieurs, c'est la marche que vous suivez. Il y a six ans, que demandait l'opinion libérale ?

Elle ne vous faisait aucune condition, elle faisait appel à votre justice, pour n'être jugée que par ses actes. Elle demandait de gouverner avec modération et impartialité, en protégeant toutes les libertés. Vous ne l'avez pas voulu. Depuis, elle a voulu régler les conditions de son entrée au pouvoir, elle a demandé des garanties et quand, après une lutte que votre imprudence aura continuée, viendra le jour de votre défaite, le libéralisme, soyez-en sûrs, vous imposera en hommes et en choses bien d'autres exigences, et alors vous devrez les subir, car vous aurez été vaincus !

Et quand je tiens ce langage, je ne me laisse point séduire à la pensée de notre triomphe à mes amis et à moi, car alors, messieurs, nous aurons cessé de suffire à l'entraînement des vainqueurs, car dans cet avenir dont se préoccupent mes patriotiques inquiétudes ce ne sera plus avec nous que vous aurez à compter, et alors, messieurs, malheur à vous, malheur au pays ! (Mouvement. - Applaudissements dans les tribunes publiques, aussitôt réprimés par M. le président.)

M. le ministre des finances (M. Malou). - En terminant les observations que j'ai eu l'honneur de présenter hier, je disais qu'aucune discussion politique ne s'est élevée depuis que j'ai l'honneur de siéger dans cette chambre, sans que l'opposition ait prétendu que les ministères qui se sont succédé étaient condamnés par le pays. Mais s'il faut s'en prendre à quelqu'un de tout ce qui arrive n'est-ce pas au pays lui-même ?

Pour moi, je ne me laisse pas effrayer par les craintes de l'avenir, par tous ces faits que l'on grossit sans cesse devant vous, parce que je crois que la volonté nationale est assez forte, assez grande pour être immédiatement entendue dans cette chambre.

Si, par suite de la composition du parlement, ce changement qu'on nous prédit doit s'accomplir un jour, pour moi je ne désespérerai pas de l'avenir ; je ferai des efforts pour que ceux qui sont aujourd'hui nos adversaires dirigent mieux que nous les destinées de cette jeune Belgique, à laquelle, s'il faut en croire l'honorable préopinant, sont réservées tant de rudes éventualités.

Dans nos institutions, dans nos lois organiques se trouve la cause de la composition du pouvoir. Ces institutions, nous les voulons entières. C'est parce que nous les voulons entières que nous combattons, que nous ne cesserons de combattre toutes les tentatives, tous les actes qui pourraient les froisser.

Nous combattons à ce point de vue le programme auquel l'honorable M. Dolez vient encore tout à l'heure de donner son approbation.

Le ministère composé par l'honorable M. Rogier, avait besoin, nous dit-on encore, de la dissolution éventuelle jusqu'à une époque déterminée. Je n'hésite pas à le dire, si ce ministère avait besoin d'une dissolution éventuelle, il ne pouvait être un ministère parlementaire, un ministère tel que nos institutions le veulent. (Interruption.)

Puisqu'on m'interrompt, j'insiste sur ce principe.

Je dis, messieurs, que dans nos institutions le ministère doit être composé en vue de la majorité des chambres, et que si l'opinion à laquelle l'honorable M. Dolez appartient, doit entrer aux affaires, c'est lorsqu'elle aura acquis, par les suffrages du pays, la majorité dans les chambres. Mais constituer un ministère avec le désir, avec la nécessité, puisqu'il faut prendre le mot, de briser les chambres pour perpétuer son existence,, c'est agir à rebours de nos institutions.

(page 1103) Eh bien, messieurs, ce programme, ou bien il renfermait l’engagement moral, engagement moral aussi sacré qu'un engagement légal, de maintenir le cabinet jusqu'aux élections de 1847, ou ce programme, permettez-moi de le dire, n'était pas trois fois sincère, il ne l'était pas même une fois.

Si ce programme renfermait cet engagement moral, voyez, messieurs, quelles en étaient les conséquences.

Je suppose que les chambres, et tel aurait été mon avis, je suppose que les Chambres, connaissant ce programme, eussent cru qu'il était de leur dignité de ne pas délibérer sous le coup d'une menace et de provoquer immédiatement l'une et l'autre leur dissolution. Je suppose qu'il en eut été ainsi, et que le pays, consulté sur l'ensemble de la composition des deux chambres, vous eût renvoyé les mêmes éléments...(Interruption.) Cette supposition, je ne dois consulter notre histoire que pour la seule dissolution qui ait été prononcée, cette supposition, l'honorable M. Rogier en sait quelque chose, fut alors une réalité.

Les chambres sont dissoutes le lendemain de la constitution du ministère. Le pays renvoie dans cette chambre et dans le sénat les mêmes éléments. Le programme reste, et il y est écrit que jusqu'aux élections de 1847, la dissolution des chambres a lieu dans tel et tel cas, dans telles et telles hypothèses prévues, hypothèses qui ne sont pas déterminées, qui, ainsi que je l'ai déjà démontré, comprennent réellement tout l'ensemble des travaux législatifs.

Ce programme existe. Le pays a été consulté, mais il n'a pas répondu comme on le lui avait demandé. Le programme reste, l'engagement moral subsiste pour une deuxième dissolution. (Dénégation à gauche. A droite : Oui ! oui ! ) Je dis que cela est écrit, et que si votre programme n'a pas cette signification, il n'en a aucune.

Plusieurs membres. - C'est exact.

D’autres membres. - Non ! non !

M. Rodenbach. - C'est du despotisme libéral ; c'est du knout.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Mais, dit l'honorable M. Dolez, on avait en vue ce qui est arrivé en 1841. Permettez moi, messieurs, quoi qu'à cette époque je ne fisse pas encore partie de la chambre, de dire l'impression que m'a laissée cette phase de notre histoire parlementaire. Je crois que dans les gouvernements qui jouissent d'institutions libres, les pouvoirs constitués d'après ces institutions, ne périssent que par des causes accidentelles, ne périssent pas par de ténébreuses conspirations. Ce pourquoi le pouvoir périt surtout, ce pourquoi le ministère de 1841 a péri, ce pourquoi nous pouvons aussi périr un jour, c'est par les fautes que nous commettrons. C'est par les fautes que vous avez commises que vous avez péri.

Vous avez, dit-on, des craintes exagérées. Vous croyez que le mandat de représentant est un patrimoine inaliénable ; vous devriez, chacun d'entre vous, vous féliciter de comparaître devant les électeurs. Messieurs, il y a d'autres questions à examiner dans une dissolution. Je laisse de côté, pour un instant, la question de prérogative, et je dis qu'il faut des motifs graves, des motifs sérieux pour qu'une dissolution soit accordée, qu'il faut voir si les intérêts du pays, si la situation du pays la comportent. Et à ce point de vue, permettez-moi encore de rentrer dans le programme.

J'ai toujours déclaré, j'ai toujours compris, qu'un ministère entrant aux affaires avait le droit de demander, non pas des dissolutions éventuelles, mais une dissolution sur une proposition déterminée que la Couronne pouvait apprécier. J'ai soutenu en outre qu'en dehors de cette position, on était en dehors de la constitution.

Mais, messieurs, la dissolution telle qu'elle a été demandée jusqu'à un temps déterminé, quelles étaient les questions qu'elle laissait encore ouvertes ? Il peut se passer au dedans du pays et au dehors bien des choses d'ici au mois de juin 1847. Il se peut qu'un événement parlementaire, qu'un acte qui, d'après le programme, pouvait donner lieu à dissolution, vienne à coïncider malheureusement avec des événements extérieurs, qui rendent la dissolution dangereuse au dernier degré, et, en vertu du programme, la Couronne dès à présent était obligée, quelles que fussent les circonstances où le pays se serait trouvé à l'intérieur, quelles que fussent les circonstances du dehors, à accorder cette dissolution à l'égard de laquelle elle avait pris un engagement que l'on a appelé moral, mais qui eût été un engagement sacré si on l'avait pris... (Interruption.) Et, puisqu'on m'interrompt, je dirai que l'engagement moral n'est pas opposé à l'engagement immoral, pas plus que le pays légal, dont l'honorable M. Dolez a parlé, n'est opposé au pays illégal.

M. Castiau. - On demande le commentaire.

M. le ministre des finances (M. Malou). - L'honorable M. Castiau me demande le commentaire, le voici.

L'honorable M. Dolez, en effet, m'a demandé si par hasard il y avait un pays illégal, et c'est là le motif de l'observation que je viens de faire. Messieurs, lorsque nous parlons du pays légal, nous parlons du pays qui intervient, d'après l'ensemble de nos institutions, à des titres et d'une manière divers, dans l'exercice de la souveraineté nationale. Voilà ce qu'on a toujours entendu par le pays légal, et ce pays légal s'est toujours prononcé depuis 1830, et sa voix a toujours été entendue.

Il est vrai, messieurs, comme si notre Belgique était trop grande, que l'on y fait une distinction. Il y a une partie de cette Belgique, qui est inintelligente pour certains intérêts ; il y a une partie de la Belgique qui est intelligente pour tous les intérêts, et notamment pour les intérêts politiques. La première, c'est ce qu'on appelle les campagnes ; la deuxième c'est ce qu'on a appelé les grandes villes.

Eh quoi ! messieurs, n'avez-vous donc jamais lu la constitution ? Où avez-vous trouvé qu'il y eût en Belgique deux populations ? Où avez-vous trouvé qu'il y eût des représentants de certains intérêts, qu'il y eût autre chose dans le pays que des électeurs ayant les mêmes droits, émanés de la même souveraineté ?

On va plus loin encore. On cite les mandats obtenus de certaines grandes villes par d'honorables membres qui se trouvent sur ces bancs ; on cite les noms des localités qui nous ont élus. Et quel est le sens que l'on veut donner à ces observations ? Ne sommes-nous pas ici au même titre les représentants de la nation belge, et peut-on fractionner, sous le rapport de l'intelligence, notre Belgique qui n'est pas déjà trop grande ? On la fractionne sous le rapport de l'intelligence ; niais peut-on la fractionner sous le rapport du patriotisme, sous le rapport de toutes ces qualités morales que la loi fondamentale du pays a voulu prendre en considération aussi, quand elle a réparti tes droits inhérents à la souveraineté nationale ?

Je m'étonne, en vérité, que l'honorable préopinant ait produit à cette tribune un argument qui a été bien des fois produit du dehors de cette enceinte, et qui, selon moi, devait y rester.

Voyons ce qui se passe dans d'autres pays où le gouvernement constitutionnel est établi. Est-on jamais venu dire à un ministre d'Angleterre : « Vous êtes le représentant d'un bourg pourri ?» A-t-on jamais demandé que ce fussent les cinq ou six grandes villes d'Angleterre, que ce fussent les cinq ou six grandes villes de France qui vinssent fournir au pouvoir des ministres ? Le contraire, messieurs, et j'entre ici plus directement dans la question, le contraire est presque toujours arrivé. Si je pouvais citer toutes les localités qui ont élu les ministres actuels en France, les ministres actuels en Angleterre, vous trouveriez très étrange, messieurs, l'argument que l'on a produit devant vous. Si l'on venait dire à la tribune de France, c'est Lisieux, c'est Sedan, c'est telle petite localité du centre de la France qui est représentée au pouvoir et qui gouverne le pays, je demande quelle serait l'impression que produirait un pareil argument.

M. Rodenbach. - On est grand homme dès que l'on est né dans une grande ville.

M. le ministre des finances (M. Malou). - L'honorable M. Dolez nous dit encore : « II est dangereux que le gouvernement marche à rencontre de l'opinion. » Oui, messieurs, cela est très dangereux ; cela est dangereux surtout pour le gouvernement lui-même. Mais que l'honorable membre ne croie pas que l'intention du cabinet actuel soit de marcher à l'encontre de l'opinion. Bien au contraire ; et son devoir et ses intérêts sont de marcher avec l'opinion, de satisfaire, et dans l'ordre des intérêts matériels, et dans l'ordre des intérêts moraux, aux vrais besoins du pays.

Et qu'il me soit permis ici, messieurs, sans prétendre faire une leçon à l'opposition, de dire aussi ce que je pense de son rôle dans le gouvernement constitutionnel. L'opposition en fait partie, et j'ai encore un regret, je le répète, sur le programme de l'honorable M. Rogier, c'est qu'il y eût supprimé l'opposition.

L'opposition a un rôle, un rôle nécessaire à remplir dans les gouvernements constitutionnels, et ce rôle, comment est-il rempli dans des pays qui sont nos maîtres dans le gouvernement constitutionnel ? S'occupe-t-on à rechercher des antécédents, à opposer des paroles ? S'occupe-t-on à des dissertations de parti ? Voyez comment l'opposition se fait en Angleterre, voyez comment elle s'y est toujours faite. En Angleterre on dit à un ministre : Vous ne gouvernez pas bien ; mais on lui dit aussi : Il y a telles idées à réaliser ; le pays réclame telles mesures ; prenez-les ; si vous ne les prenez pas, cédez-nous le pouvoir et nous les prendrons, parce que l'opinion publique les réclame. Ce n'est donc pas sur le terrain du programme, de ce programme incomplet, quant à l'avenir, que nous devons lutter ici ; c'est sur le terrain des besoins moraux et matériels du pays, pris dans leur ensemble. Et qu'importe, en effet, au pays que vous qui, il y a trois ans, nous demandiez la stabilité des institutions, veniez proposer à la législature, sous peine de dissolution, le retrait de lois organiques arrêtées à peine depuis trois sessions ?

M. Rogier. - Des lois réactionnaires.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Que vous les appeliez réactionnaires, c'est toujours à la majorité des chambres, à la majorité du pays que vous vous en prenez.

Qu'importe que vous veniez révoquer maintenant cette loi ? Qu'importe encore que vous ayez telle ou telle mesure plus ou moins énergique contre les fonctionnaires publics ? Qu'importe que vous fussiez restés au pouvoir en vertu d'un programme comme celui que vous avez fait, jusqu'aux élections de 1847 ? La véritable lutte que je voudrais toujours voir établie dans cette enceinte, c'est sur l'ensemble des intérêts de la nation. Le devoir de l'opposition c'est de peser sur le gouvernement. Le plus grand, le plus insigne honneur de l'opposition c'est de faire adapter ses idées par le gouvernement ; c'est sur ce terrain que l'opposition lutte en Angleterre et c'est parce qu'elle lutte sur ce terrain qu'elle devient majorité à son tour.

Eh, messieurs, encore une fois, s'il était vrai que l'intelligence du pays fût inégalement répartie, s'il était vrai comme le dit l'honorable M. Verhaegen, que l'opinion libérale est la seule nationale, est la seule patriotique, croyez-vous qu'en 1846, après 15 années d'épreuves de nos institutions, le parlement n'eût point donné depuis longtemps, je ne dirai pas une immense majorité, mais l'unanimité à cette opinion ?

Il y a pour l'avenir, dit l'honorable M. Dolez, deux hypothèses diverses : la continuation de la paix, des perturbations au dehors ou au dedans. Notre existence au pouvoir, ajoute l'honorable membre, dans l'une et l'autre de ces hypothèses, est un danger ; dans la première hypothèse, parce que les divisions deviendront plus profondes, parce que les associations (page 1104) changeront de nature, parce que les jeunes générations seront prématurément initiées à la vie politique ; dans la deuxième hypothèse, parce que nous sommes un ministère antipathique à l'opinion publique. Les divisions deviendront plus profondes et pour que les divisions ne deviennent pas plus profondes on demande que la majorité dans les deux chambres devienne minorité.

Est-ce là un remède constitutionnel ? j'allais presque dire : Est-ce là un remède sérieux ? Vous croyez que si la majorité devenait minorité, que si, constituée ainsi, elle suivait ces traditions, que si elle aussi, par des associations qui, d'après l'honorable membre, peuvent devenir dangereuses, voulait prématurément, avant que le pays légal ne se fût prononcé en sa faveur, se transformer en majorité, vous croyez que ce ne serait pas là aussi un grand danger pour la nationalité belge ?

J'accepte, sous un autre point de vue cette première hypothèse ; je souhaite que longtemps encore l'Europe puisse jouir de la paix dont elle jouit aujourd'hui ; mais que faut-il désirer alors ? Que faut-il s'efforcer de réaliser ? N'est-ce pas de parvenir tous, car je rends justice aux intentions de tout le monde, de parvenir tous à recueillir les fruits de cette paix, à consolider cette patrie si jeune encore, cette patrie qui a tant et de si rudes éventualités à traverser ? N'est-ce pas plutôt d'effacer les divisions, de réunir nos efforts dans le but de servir en commun les intérêts moraux et matériels du pays ?

La deuxième hypothèse : Un grand événement au dehors menace l'existence même de la nationalité belge. Ici, messieurs, permettez-moi de traduire devant vous un sentiment pénible qui m'a souvent assailli au milieu de nos débats. le me suis surpris malgré moi à désirer qu'un pareil événement vînt resserrer parmi nous les liens relâchés par une paix profonde, par un temps de calme que nous n'employons pas en vue de cet avenir.

Pour résumer ces observations, je dirai que le cabinet actuel croit s'être constitué en vue des nécessités parlementaires, conformément au vœu de nos institutions. Son vœu est de marcher avec l'opinion. Votre gloire, votre honneur à vous, membres de l'opposition, c'est de faire adopter par la pouvoir vos idées, vos principes.

- La séance est levée à 4 heures un quart.