(Moniteur belge n°67, du 8 mars 1834 et Moniteur belge n°68, du 9 mars 1834)
(Moniteur belge n°67, du 8 mars 1834)
(Présidence de M. Raikem)
M. de Renesse fait l’appel nominal à midi et demi.
M. Liedts donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier, qui est adopté sans réclamation.
M. de Renesse. - « Les conseils de régence de diverses communes du canton de St-Gilles (Waes) réclament contre le projet de suppression de ce canton. »
« Le sieur de Bellemarre, capitaine directeur adjoint à l’hôpital militaire d’Ypres, demande la naturalisation. »
« La dame veuve de Henry Lammens, mort des suites des blessures qu’il a reçues en 1830, demande une pension. »
« Le conseil de régence de la ville de Venloo adresse des observations sur les explications données par M. le ministre des finances sur sa pétition, et renouvelle sa demande de rentrer en possession du passage d’eau sur la Meuse. »
- La première de ces pétitions est renvoyée à la commission spéciale chargée de l’examen du projet de loi sur la circonscription des justices de paix. Les autres pièces sont renvoyées à la commission des pétitions.
M. d’Hoffschmidt. - Je demande que la discussion du rapport du ministre des affaires étrangères sur les événements du Luxembourg soit fixée à demain ou au plus tard à lundi.
Vous avez ressenti vivement, messieurs, l’outrage fait à la nation par l’enlèvement de M. Hanno ; vous avez, à cette occasion, voté unanimement une adresse au Roi. La nation et l’Europe entière ont approuvé votre langage. Mais cet élan général se changerait en blâme si vous en restiez là, si vous ne soumettiez à aucune discussion le rapport du ministre des affaires étrangères.
Qu’attendez-vous messieurs, pour cette discussion ? Est-ce un nouveau rapport de M. le ministre ? Mais c’est nous renvoyer aux calendes grecques car M. le ministre ne se presse guère de vous présenter ce nouveau rapport, qui ne sera que le corollaire du premier.
D’ailleurs, les pièces les plus importantes vous sont connues ; elles ont paru dans les journaux. Il ne manque plus que des pièces qui ne sont pas présentables ; car vous savez qu’il en est de cette dernière catégorie, et celles-là resteront longtemps enfouies dans le portefeuille ministériel.
L’outrage que nous avons reçu, messieurs, n’est pas réparé. Nous ne devons la mise en liberté de M. Hanno qu’à la France et à l’Angleterre.
Sont-ce donc les étrangers qui doivent nous procurer la réparation de l’outrage que nous avons reçu ? Si l’un de nous, messieurs, avait reçu un soufflet, chargerait-il quelqu’un de demander une réparation ? Ne se croirait-il pas obligé de la poursuivre lui-même ? Non sans doute.
Eh bien, messieurs, agissez pour la nation, que vous représentez, comme vous le feriez pour vous.
Nous devons donc demander une réparation ; nous devons demander le renvoi du général Dumoulin, sinon envoyer nos troupes dans le rayon au lieu de les en tenir éloignées, comme on le fait, de 14 lieues. Le gouvernement lui-même a senti que l’outrage n’est pas réparé ; car il n’a pas répondu à la 5ème question posée par notre honorable collègue M. Ernst, savoir si le gouvernement considérait comme une satisfaction suffisante la restitution de M. Hanno, après qu’il avait été brutalement enlevé de son domicile.
Le ministère, messieurs, a éludé cette question, ou plutôt il n’y a pas répondu. Le gouvernement non plus que nous ne peut pas regarder cette satisfaction comme suffisante. D’ailleurs, messieurs, veuillez revoir la lettre du général Dumoulin du 28 février ; elle est remplie de menaces, qu’une nation qui se respecte considérerait comme une déclaration de guerre.
La chambre a-t-elle besoin après cela d’un autre rapport pour discuter des faits ? Que le gouvernement ne se figure pas qu’il peut nous tromper sur les conditions auxquelles il a obtenu ce qu’il appelle une réparation, conditions qui doivent faire rougir les Belges qui ont encore du sang dans les veines. Nous avons à examiner si le gouvernement n’aurait pas donné des réparations, au lieu d’en exiger comme il l’aurait dû.
Le gouvernement n’a-t-il pas confirmé en effet la cessation de la levée de la milice ? Qu’a-t-il ordonné pour les coupes de bois ? Je l’ignore ; mais je ne crois pas qu’il ait osé les approuver purement et simplement. Il ne les a approuvées, je pense, que sous certaines restrictions ; il n’en a pas garanti le prix aux acheteurs.
N’attendez rien d’ailleurs d’un ministère disposé à sacrifier le Luxembourg pour procurer au pays une paix ignominieuse. Voyez en effet ce qu’écrivent les journaux semi-officiels. Permettez-moi de vous-citer un passage de l’Union d’hier :
Le correspondant de Nuremberg contient sous la rubrique de Berlin, 21 février, ce qui suit :
« On apprend que l’arrangement des affaires hollando-belges va se terminer à Vienne par la cession entière du Luxembourg à la Hollande. Ainsi la question du consentement ou du refus des agnats de Nassau deviendrait une question oiseuse. Il ne resterait plus qu’à régler maintenant la seule question de la navigation de l’Escaut. On s’attend à voir paraître au premier jour des publications officielles importantes sur les affaires de l’Allemagne. »
Ah ! messieurs, mettez-vous à la place des Luxembourgeois ; songez quelle doit être leur inquiétude, lorsqu’ils pensent que le ministère est capable de les céder pour avoir une paix honteuse.
Une discussion importante est à l’ordre du jour, celle du chemin de fer. Comment voulez-vous que nous nous occupions d’un projet qui doit grever le pays de 50 ou 60 millions, nous Luxembourgeois, dont l’existence est mise en question par l’inertie de notre gouvernement ?
Est-ce le moment de discuter autre chose ? Vidons d’abord la question de l’outrage que nous avons reçu ; c’est la question la plus intéressante pour la nation. J’insiste donc pour que la discussion du rapport du ministre des affaires étrangères soit fixée à lundi au plus tard.
M. le ministre des affaires étrangères (M. F. de Mérode) - Toute chose doit avoir un but, et je ne vois pas, je l’avoue, celui de la proposition de M. d’Hoffschmidt, qui tendrait à fixer à lundi la discussion sur le rapport que j’ai eu l’honneur de vous présenter.
Nous avons eu une première satisfaction par la restitution de M. Hanno. D’autres satisfactions sont demandées mais il faut un temps moral pour les obtenir. Les choses ne peuvent pas s’arranger en un instant.
Quant à cette prétention de faire nos affaires absolument seuls, je déclare pour moi que je ne puis l’avoir. Je ne pense pas qu’un pays de 4 millions d’habitants puisse résister par lui-même à des difficultés qui lui sont suscitées par des puissances beaucoup plus fortes que lui. S’il devait en être ainsi, autant vaudrait déclarer qu’il n’y a plus de Belgique. Pour moi, dans ce cas, non seulement, je ne voudrais pas être ministre, mais je ne voudrais plus siéger dans cette chambre comme représentant du pays.
Quant aux menaces du général Dumoulin, elles n’ont pas, je crois, servi à grand-chose. Il a bien été forcé de céder : il a mis M. Hanno en liberté, et il est resté dans les limites du rayon stratégique.
On a parlé d’un article de la Gazette de Nuremberg. Les feuilles d’Allemagne, de Russie, peuvent mettre au jour des faits plus ou moins inexacts ; nous n’avons pas à nous en occuper.
M. Pirson. - L’Indépendant est plus infâme que tous les journaux allemands.
M. le ministre des affaires étrangères (M. F. de Mérode) - Je ne sais pas ce que l’Indépendant a à faire ici. Il est possible que le Courrier Belge convienne davantage à M. Pirson. Mais il est certain que la position n’est pas critique. Nous recevons du Luxembourg des renseignements satisfaisants. On n’y a pas envie d’être écrasé de logements militaires, sans aucun avantage.
M. Gendebien. - M. le ministre des affaires étrangères vient de dire que nous avions obtenu une première satisfaction par la mise en liberté de M. Hannno ; que, quant à la satisfaction ultérieure, il fallait du temps pour l’obtenir. Je demanderai au ministre des affaires étrangères de quelle nature est cette seconde satisfaction qu’il attend ? Quelles sont les démarches qu’il a faites pour l’obtenir ? Cette satisfaction ultérieure pourrait bien n’être qu’un leurre, qu’une mystification comme nous en avons déjà éprouvé, et il est indispensable de savoir quelle elle est, et comment on se propose d’y arriver.
Messieurs, remarquez-le bien, la première satisfaction ressemble à beaucoup d’autres satisfactions avec lesquelles on a endormi la représentation nationale : Ce n’est pas nous qui avons reçu satisfaction par la mise en liberté du commissaire de district ; en effet, messieurs, il a été arrêté dans la nuit du 15 au 16 février, et dès le 17 le général Dumoulin écrivit au général Tabor qu’il relâcherait sa proie aussitôt que nous aurions révoqué les ordres antérieurs et renoncé au droit de lever la milice, c’est-à-dire aussitôt que le gouvernement belge lui aurait donné la satisfaction qu’il exigeait : il n’a donc relâche que parce que nous avons donné satisfaction à cet homme qui était venu nous souffleter ; de sorte que nous n’avons réellement reçu aucune satisfaction.
Mais en supposant que la mise en liberté du commissaire de district soit une satisfaction, je demande quelle est la seconde satisfaction que nous avons le droit d’attendre ? Lorsque nous en connaîtrons la nature, nous pourrons juger s’il faut ou non remettre à lundi la discussion du rapport fait par le ministre des affaires étrangères.
M. le ministre des affaires étrangères (M. F. de Mérode) - Les satisfactions que nous demandons sont des choses que nous ne pouvons publier ; nous ne pouvons toujours parler sur la place publique ; car parler ici revient à peu près au même. Ce n’est pas ainsi que l’on traite les affaires d’un pays. On a parlé d’amende honorable et demandé quelle espèce d’amende honorable nous avons faite ? Nous avons, au contraire, refusé toute espèce d’explication au général Dumoulin, avant la mise en liberté de M. Hanno ; c’est le général et non le gouvernement belge qui a subi des humiliations ; le général les a bien senties.
M. d’Huart. - Le ministre des affaires étrangères a dit qu’il ne comprend pas le but d’une discussion qui aurait lieu lundi prochain ; voici, moi, comment je comprends ce but, et quel en doit être le résultat : il doit en résulter que si le ministère ne s’est pas conduit comme un ministère vraiment national doit faire, nous ferons une adresse au souverain pour obtenir un ministère plus digne du pays. Voilà le but de la discussion que l’on réclame.
On vous a déclaré que l’on ne comprenait pas non plus comment on pouvait demander que nous fissions nous-mêmes nos affaires ; on a ajouté que l’on ne resterait pas au ministère ni dans cette chambre, si on faisait une pareille demande ; c’et-à-dire qu’on veut s’en rapporter exclusivement à l’étranger. Dans ce cas, que devient l’indépendance nationale, que vous, ministres, vantez si haut ? que devient le pays lui-même ? Il n’y a plus de Belgique ; le pays est en tutelle.
S’il doit en être ainsi, nous n’avons plus besoin de gouvernement ; nous pourrons nous contenter d’un commissaire français et anglais ; il y aura économie…
- Plusieurs membres. - Des préfets.
M. d’Huart. - Le ministre dit qu’il ne peut pas s’expliquer sur la nature de la réparation qu’il demande : mais la nature de cette réparation peut-elle être un mystère ? Est-ce que le général Dumoulin a enlevé notre compatriote à huis clos ? La violation du droit des gens est sue de tout le monde ; pour qu’il y ait réparation, il faut qu’elle soit patente comme l’attentat commis ; il faut que vous agissiez au grand jour ; il faut employer des moyens énergiques aussi puissants que ceux qui ont été employés contre nous.
Je n’en dirai pas davantage parce que ce serait anticiper sur la discussion. Je demande que cette discussion soit à l’ordre du jour très prochainement.
M. le ministre des affaires étrangères (M. F. de Mérode) - Si la chambre veut faire une adresse au Roi pour obtenir changement de ministres, je ne demande pas mieux ; mais cela ne m’empêchera pas d’agir comme je fais ; cela ne changera pas ma manière de voir ; je ne modulerai pas ma pensée pour suivre la politique de M. d’Huart ou de M. Gendebien. Non seulement comme ministre, mais encore comme représentant, je m’oppose à une politique qui serait très nuisible au pays.
M. Dumortier. - Je ne m’attendais pas à prendre la parole dans cette discussion, mais j’ai entendu sortir de la bouche d’un ministre du Roi des principes tellement étranges que je croirais manquer à mon mandat si je ne protestais pas contre des paroles aussi déshonorantes pour la patrie.
Comment, vous osez venir dire dans cette chambre que la Belgique ne peut pas faire ses affaires elle-même ! Vous osez venir nous déclarer que si la Belgique voulait faire ses affaires, vous quitteriez non seulement le ministère, mais que vous ne resteriez pas député ! Et de pareilles paroles peuvent être proférées par un ministre du Roi ! par un ancien membre du gouvernement provisoire !
Quoi ! les sentiments qui ont enfanté notre révolution sont-ils donc déjà si loin de vous ? Quels pouvoirs aviez-vous dans le gouvernement provisoire autres que ceux que vous puisiez dans la volonté nationale ? C’est cette volonté seule qui a renversé le trône décrépit inhabilement élevé par les puissances étrangères, et vous venez dire que la Belgique ne peut exister sans l’étranger, vous, membre du gouvernement provisoire ; vous, le représentant d’un peuple qui sait prouver à l’Europe étonnée qu’il savait faire ses affaires par lui-même ! Dites-le, je vous en adjure, votre foi politique aurait-elle trouvé de l’écho, si dans les beaux jours de l’exaltation de nos sentiments patriotiques, vous aviez proféré des paroles semblables à celles que nous venons d’entendre ? Oubliez-vous si vite qu’une nation est toujours forte en Europe quand elle parle d’honneur et de liberté ?
Songez qu’une nation, quelle que soit sa grandeur numérique, est puissante quand elle peut jeter des entraves dans les affaires des potentats : oui, nous sommes forts, non par notre nombre, mais par notre situation politique, notre union et notre patriotisme.
Vraiment, je suis peiné, je suis scandalisé d’entendre dire que la Belgique ne peut rien faire par elle-même ; s’il en était ainsi, je renierais une révolution que j’adore, et qui n’a été faite que pour que le Belge fût maître chez lui, pour secouer à jamais le joug de l’étranger.
Et n’allez pas dire que nous cherchons à nous mettre en guerre avec les puissances, à exciter une conflagration générale ; je repousse un pareil système de toute la force de mon âme.
Personne, messieurs, ne veut pousser la patrie dans les extrêmes ; personne d’entre nous ne propose de rompre avec les alliés ; mais nos allies ne doivent pas être nos maîtres, ne doivent pas nous traiter en esclaves ; ils ne doivent pas nous dicter la loi. Et cependant, il est malheureusement vrai que depuis l’avènement du ministère déplorable, nous avons trop souvent vu la Belgique humiliée, et que nous avons cessé d’exister, car nous avons cessé d’avoir une volonté ; toujours il nous a fallu céder aux caprices des cabinets, qui se sont déclarés nos maîtres…
M. le ministre des affaires étrangères (M. F. de Mérode) - Est-ce fini ?
M. Dumortier. - Non, ce n’est pas fini.
Je m’étonne que les ministres oublient ou négligent les plus belles pages de notre histoire. Méconnaîtraient-ils le décret du congrès national, rendu en présence de l’Europe, sur notre indépendance : « Le peuple belge traite de puissance à puissance. » La Belgique traite de puissance à puissance : voilà ce qu’il ne fallait pas perdre de vue, ministres du Roi, et l’on n’aurait pas vu la Belgique obligée de mendier tour à tour du secours à ceux que vous implorez comme des maîtres. Mais si vous oubliez les principes de notre révolution, comment pouvez-vous oublier les décisions de la législature ?
Le pays tout entier a parlé par l’organe de ses représentants, dans l’adresse de la chambre. Que dit la chambre, cette émanation de la volonté générale, de la volonté nationale ? A-t-elle dit qu’il fallait nous constituer en misérables, en humbles serviteurs ? La chambre a dit qu’il fallait recourir aux mesures énergiques, que la patience avait des bornes, que des mesures promptes étaient indispensables. Si le ministère avait déployé un peu d’énergie, l’adresse eût été superflue : ce sont nos paroles qui ont fait rendre la liberté au fonctionnaire brutalement enlevé. Si la chambre se fût rendue complice du système ministériel, la question serait encore sur le même terrain, et Hanno serait encore prisonnier.
Messieurs, je suis faible ; je relève d’une maladie : dans l’intérêt de ma santé j’aurais dû garder le silence ; mais je n’ai pu m’empêcher de m’élever contre les indignes paroles que je viens d’entendre. (Bien ! bien !)
M. le ministre des affaires étrangères (M. F. de Mérode) - Je suis fâché que l’honorable préopinant ait trouvé mes paroles indignes et qu’il en ait été scandalisé. J’entends autrement que lui l’intérêt de mon pays ; aussi, loin de me scandaliser de ce que je fais, je m’en applaudis.
Je n’ai pas dit que la Belgique ne pouvait pas faire ses affaires par elle-même, mais qu’il en était qu’elle ne pouvait faire contre toute l’Europe. C’est une vérité incontestable ; aussi je maintiens ce que j’ai dit, et je ne crois pas devoir entrer dans plus de développement à cet égard, car c’est une de ces choses dont l’évidence tombe sous le sens.
Messieurs, les gouvernements de France et d’Angleterre ne dictent pas des lois à la Belgique, mais lui prêtent leur appui. Prêter son appui à une nation inférieure en étendue et en population, ce n’est pas lui dicter des lois, mais lui donner une protection utile ; c’est ainsi que nous devons considérer l’appui que nous recevons des deux gouvernements dont j’ai parlé.
On parle constamment de ministère déplorable ; je voudrais qu’on me citât ce qui est arrivé de si malheureux depuis son avènement ? Les fonds publics sont aujourd’hui à 99 fr. ; je prierai nos adversaires de se rappeler à quel taux ils étaient lorsque ce ministère déplorable fut appelé à la direction des affaires.
La citadelle d’Anvers était au pouvoir des Hollandais, la Tête-de-Flandre et plusieurs forts de l’Escaut leur appartenaient également. Tout cela est maintenant en notre possession.
Par la convention du 21 mai, nos affaires ont fait encore un immense progrès.
Je ne sais si tous ces avantages doivent être attribués au ministère déplorable, ou à la Providence ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que, depuis son avènement, l’état des choses s’est beaucoup amélioré.
M. d’Huart et M. d’Hoffschmidt. - Très mal !
M. Legrelle. - Très bien !
M. Gendebien. - Libre à M. Legrelle de dire très mal quand j’aurai fini de parler comme il a dit très bien, après les dernières paroles du ministre des affaires étrangères ; cela ne m’empêchera pas de dire tout ce que je croirai utile aux intérêts du pays.
M. Legrelle. - Il n’y a plus de liberté dans la chambre.
M. Gendebien. - Je trouve étonnant qu’un membre de cette chambre se permette de vouloir régler à lui seul la marche du gouvernement et de se faire ainsi la mouche du coche.
M. le ministre des affaires étrangères (M. F. de Mérode) - Je demande la parole.
M. Gendebien. - J’ai la parole ; je prie M. le ministre de ne pas m’interrompre.
Messieurs, on s’est élevé dernièrement contre mes paroles, parce que, répondant aux observations de M. le ministre de l'intérieur, qui avait fait une fausse interprétation de ce que j’avais dit, je rappelais que les tribunes avaient couvert d’applaudissements les opinions émises par certains membres de cette assemblée ; je ne sais s’il est plus permis à un membre de cette chambre d’applaudir le ministère, qu’aux tribunes d’applaudir les orateurs qui le combattent.
Chaque fois que les ministres parlent, une approbation se manifeste derrière eux ; l’approbation est relatée dans le compte-rendu de la séance : on croit que c’est la chambre entière qui a approuvé, tandis que ce n’est que M. Legrelle ou son honorable voisin M. Ullens.
M. le ministre des affaires étrangères vous a dit qu’il ne voyait rien de honteux et de déshonorant dans la conduite du ministère, qu’au contraire il s’honorait de cette conduite et des résultats obtenus tous les jours. Quels sont les résultats obtenus par ce ministère si glorieux qui n’ose pas dire quel genre de satisfaction il demande pour l’affront sanglant fait au pays ?
Conciliez donc, s’il est possible, tant d’arrogance et de pusillanimité. On n’ose pas dire le genre de satisfaction qu’on réclame, et on se fait honneur de sa conduite C’est encore une déception ! Je suis convaincu qu’aucune satisfaction n’a été demandée et que le ministère, en disant qu’il attend de nouvelles satisfactions dont il ne peut dire la nature, n’a d’autre but que de justifier son silence qui est une nouvelle preuve de honte et de faiblesse.
On nous a dit que la Belgique ne pouvait pas marcher seule contre toute l’Europe, et on a ajouté qu’on préférerait quitter le ministère et la chambre plutôt que de suivre la politique de mes honorables amis et de moi. Si nous avions la stupide prétention de faire ruser la Belgique contre toute l’Europe, nous ne serions pas dignes de siéger dans cette chambre, et notre place serait aux petites maisons.
Aussi n’est-ce pas là ce que nous avons demandé. Ce que nous voulons, c’est qu’on ne mette la Belgique ni à la merci de la sainte-alliance, ni à la merci de la France ou de l’Angleterre. Nous ne voulons pas que la Belgique combatte seule contre toute l’Europe : il n’y a pas une nation qui puisse lutter contre toutes les autres ; mais nous voulons que le gouvernement comprenne notre position, qu’une nation de 4 millions d’habitants placés sur un sol aussi riche peut avoir un grand poids dans la balance de l’Europe. S’il était bien pénétré de l’importance que la Belgique peut avoir, il amènerait la France et l’Angleterre à nous faire leur cour, à désirer de nous associer à leur système politique, et à solliciter notre alliance au lieu de nous dicter des lois et de nous faire aller selon leur bon plaisir. Voilà la politique que nous voudrions qu’on suivît, et je suis persuadé que cette politique sera plutôt approuvée par le peuple belge que la vôtre.
Depuis trois ans, nous ne faisons que demander l’exécution des promesses faites par M. Lebeau. A son entrée au ministère, il faisait des reproches au comité diplomatique de n’être en relations qu’avec la France et de n’avoir pas renvoyé tous les protocoles au lieu de se borner à protester ; il accusait le ministère d’avoir constamment méconnu les droits et l’indépendance de la Belgique. Aujourd’hui, il admet non seulement tous les protocoles mais il accepte toutes les menaces et se soumet à toutes les injonctions de nos soi-disant alliés.
On vous a dit, messieurs, que le ministère actuel vous avait procuré le traité du 21 mai et la prise de la citadelle d’Anvers. Veuillez bien vous rappeler que ce ministère n’a jamais eu de système fixe ; qu’il a toujours passé d’un système à un système contraire. Rappelez-vous que ce ministère, à son avènement, s’est vanté d’avoir forcé la France et l’Angleterre à prendre des mesures coercitives pour amener la Hollande à signer le traité et qu’il a déclaré que si la France et l’Angleterre ne s’étaient pas décidées à agir, il aurait agi lui-même, parce que, dans sa pensée, le système coercitif pouvait seul vaincre la résistance du roi Guillaume. Toute cette jactance n’avait pour but que de vous consoler de l’affront fait à la Belgique, en empêchant son armée de concourir à la prise de la citadelle d’Anvers.
Quand la France et l’Angleterre n’ont plus voulu contraindre le roi Guillaume, on a viré d’abord, on a fait la convention du 21 mai, et on aurait rétabli les choses dans l’état où elles étaient avant l’emploi des mesures coercitives, si on avait pu. On a tout restitué à la Hollande, excepté la citadelle d’Anvers, on lui a rendu les prisonniers, et on lui aurait aussi rendu la citadelle si on l’avait pu ; mais elle était entre les mains de la nation qui se serait levée en masse si on avait voulu lui arracher. En un mot, le ministère Lebeau avait trouvé admirable à son avènement ce qu’en mai 1833, il trouva détestable.
Après cela, et surtout après le traité du 21 mai qui faisait disparaître tous les moyens coercitifs que vous trouviez si efficaces, comment voulez-vous faire croire qu’à votre ministère nous devons quelque chose ? Ne sait-on pas que cette expédition d’Anvers n’a été résolue que pour maintenir le ministère du juste milieu en France et en Angleterre ? Ce prétendu acte d’énergie dont on a fait parade, avait été concerté avec les autres puissances.
Au reste, quel que soit le motif de cette expédition, il n’en est pas moins vrai que le ministère a changé de système ; qu’il a abandonné celui de mesures coercitives, qu’il regardait comme le seul moyen d’arriver à un résultat, pour rester dans un statu quo, dans un état provisoire, précaire, incertain, qui arrête tous les spéculations commerciales et industrielles ; et les paroles louangeuses n’ont pas plus manqué à ce dernier système qu’au premier.
Ce n’est pas tout, aujourd’hui il ne nous est pas même permis de nous défendre alors qu’on vient nous insulter chez nous ; il n’est même pas permis à la nation belge de savoir quel genre de satisfaction on revendiquera pour elle, de sorte que la Belgique se trouve complètement sous la tutelle de la France et de l’Angleterre. Insultée, bafouée par le reste de l’Europe, elle se trouve même dans l’impuissance de s’enquérir du genre de réparation qu’elle pourra réclamer.
Pourquoi, messieurs, sommes-nous réduits à ce point d’abaissement ? C’est que le ministère est dans un tel état de faiblesse vis-à-vis de l’Europe et de ses tuteurs, la France et l’Angleterre, qu’il ne peut compter sur rien. S’il disait aujourd’hui : Nous voulons telle satisfaction, il aurait la certitude de ne pas l’obtenir.
Je répète, au surplus, que son refus de s’expliquer à cet égard n’est qu’une déception ; je le mets au défi de nous prouver qu’il ait demandé une satisfaction quelconque. D’après cela jugez si on peut lui attribuer l’état florissant de la Belgique.
Si le commerce et l’industrie sont florissants, ce n’est pas parce que le ministère Lebeau est aux affaires, mais quoiqu’il soit aux affaires. De tous temps, et quels que soient les gouvernements qui se sont succédé dans le pays, le commerce et l’industrie y ont été florissants, parce que le pays a toujours eu et des capitaux et de l’industrie, parce que ses habitants ont une ténacité, une patience qu’aucun obstacle n’arrête, parce qu’ils ont plutôt le goût que le besoin du travail. Si donc nous ne sommes pas réduits à l’état de la dernière misère, ce n’est pas grâce au ministère, c’est malgré du ministère.
M. Pirson. - Messieurs, les affaires du Luxembourg sont bien graves sans doute ; elles me fourniront l’occasion de vous raconter une conversation que j’avais jusqu’à présent tenue secrète et dont je pourrai vous citer les témoins.
Si M. le ministre des affaires étrangères n’a rien à vous dire, si, en thèse générale, il se croit autorisé à se taire, et cela est possible, puisque relativement aux réclamations à faire à la Hollande il pourra encore nous dire que la diplomatie n’est pas assez avancée ; moi, messieurs, j’ai autre chose à vous dire. Pour entrer dans la discussion, je vais vous mettre sur un terrain où il y aura matière pour la chambre à de grandes réflexions et où, sous prétexte de répondre à M. le ministre des affaires étrangères, vous aurez à vous expliquer sur notre politique extérieure.
Sitôt que j’ai vu les événements du Luxembourg, dans mon opinion, j’ai été persuadé (et d’après ce qui s’est passé, j’en ai la conviction entière) que ces événements se liaient à un projet de restauration ; et voici comment je le prouve : La France s’est trouvée tout d’un coup en combustion sur tous les points. L’émeute était partout organisée. Croyez-vous que ces troubles, ces émeutes, soient l’ouvrage de patriotes, de vrais républicains, d’amis de leur pays enfin ? Non. Maintenant, comme aux premiers jours de la révolution française comme dans tous les temps, ce sont des scélérats portant le nom de Français, ou des agents stipendiés par l’étranger qui cherchent seuls à semer en France le trouble et l’anarchie.
Et quel était le but de tous ces agitateurs. Il n’était autre, soyez-en sûrs, que le rétablissement de l’ancienne dynastie et qu’une nouvelle restauration. Ne pensez-vous pas, et même ne le voyez-vous pas jusqu’à l’évidence par les récits de tous les journaux ; ne voyez-vous pas que les événements du Luxembourg n’étaient qu’un brûlot jeté en avant ? Si la France avait été mise en combustion, comme on devait le penser par les troubles qui ont éclaté simultanément à Paris, à Lyon, à Marseille, et si d’un autre côté les tentatives faites contre le pays avaient réussi, ce fait serait resté, Louis-Philippe, occupé avec ses troupes à rétablir l’ordre en France, n’aurait pas pu venir à notre secours. La restauration se serait accomplie en Belgique. Puis les puissances auraient dit à la France : C’est un fait consommé sur lequel il n’y a pas à revenir. Ce qui me porte à ne pas douter que ce projet était réel, c’est la conversations dont je vous ai parlé et que je vais avoir l’honneur de vous raconter.
Cette conversation, je l’ai eue avec M. le maréchal Gérard. Les personnes qui en furent témoins sont : MM. le marquis Chasteler, l’abbé Boucqueau, et je crois, le comte de Baillet.
M. le maréchal Gérard nous a dit qu’il était à sa connaissance, et qu’il en avait eu les preuves en main, que plusieurs souverains au nombre desquels figurait le roi de Hollande avaient fait un fonds commun divisé en deux parts : l’une pour susciter des troubles en France, l’autre pour se défaire de Louis-Philippe.
Il a cité la somme proposée par la Hollande : elle était de 500,000 florins, savoir : 300,000 florins pour susciter des troubles, 200,000 pour se défaire de Louis-Philippe.
Ce fait nous parut si extraordinaire que nous élevâmes des objections. Nous dîmes que nous ne doutions pas que la Hollande ne fût bien disposée à payer pour faire naître des troubles en France, mais pour faire assassiner Louis-Philippe, cela nous parut trop fort. M. le maréchal Gérard insista et nous dit qu’il était sûr du fait.
Ce nous donne la clef de toutes ces tentatives que nous voyons en France ; elles ne sont pas, quoi qu’on puisse dire, l’ouvrage des patriotes mais des gens salariés par l’étranger. Ce n’est pas la première fois qu’on attribue aux patriotes des conspirations auxquelles ils sont étrangers. C’est ainsi que Bonaparte attribua aux hommes de l’opinion patriote et républicaine l’affaire de la machine infernale ; et il fut prouvé ensuite que les émigrés étaient les auteurs de cet attentat.
Vous voyez d’après cela, messieurs, que les circonstances sont graves. Si les troubles de France devenaient plus sérieux, la France ne pourrait pas nous porter secours ; il faut donc que nous soyons nous-mêmes en mesure d’empêcher une restauration. Ce n’est donc pas le moment de diminuer notre armée ; loin de là, nous devons l’augmenter.
Il est probable qu’on a eu l’intention d’attirer toutes nos forces dans le Luxembourg, pour se porter alors sur Bruxelles par un autre chemin. Ces circonstances peuvent se renouveler. La France est sur un volcan ; nous n’avons rien à attendre d’elle. Si les circonstances devenaient plus difficiles, et que notre armée fût désorganisée comme en 1831, que deviendrions-nous ? Il ne faut pas chercher à faire des économies en réduisant l’armée.
C’est au contraire le moment de la porter au grand complet. Mais il faut en même temps déclarer à la Hollande (et cette déclaration fera de l’effet, car les Hollandais aiment l’argent), il faut déclarer que vous imputerez sur la dette les dépenses que vous êtes obligés de faire pour vous mettre sur la défensive.
Voilà de la diplomatie de tribune que vous pouvez faire ; car sous le rapport financier vous avez l’initiative. Il faut donc déclarer que la Belgique ne fera aucun paiement, aucune dépense pour rester sur le pied de guerre, qu’elle n’impute sur l’arriéré et en déduction de cet arriéré.
M. le ministre des affaires étrangères (M. F. de Mérode) - Si on veut discuter un futur contingent, je ne peux y consentir : je l’ai dit plusieurs fois, je ne connais pas cette manière d’agir en fait de négociations. Si au contraire on veut discuter des faits accomplis, je suis prêt à répondre. Je ne m’y oppose pas, quoique cette discussion me paraisse fort inutile, fort oiseuse et destinée uniquement à nous faire passer notre temps que réclame un grand nombre d’objets importants. Quoi qu’il en soit, je le répète, je ne m’y oppose pas.
M. Gendebien. - J’engage M. d’Hoffschmidt à retirer sa proposition. La chambre et la nation sont convaincues qu’il n’en résultera rien ; tout le monde sait que le gouvernement n’a reçu aucune satisfaction. Il suffira que la chambre et la nation sachent que le ministère n’ose pas même énoncer la satisfaction qu’il demande. Laissons donc le ministère Lebeau achever de s’embourber. Le jour arrivera, et ce jour je ne le désire pas, où il ne pourra suffire aux embarras de sa position.
Nous en avons eu un exemple frappant dans la chute du dernier gouvernement. On s’est d’abord borné à demander le renvoi du ministre Van Maanen, ; le jour où le gouvernement y a consenti il était trop tard. Ce n’est pas le renvoi de Van Maanen, c’est le renvoi de Guillaume qui a été prononcé.
Puissent, je ne dirai pas mes désirs, mais mes appréhensions ne pas se réaliser. Personne moins que moi n’a jamais désiré les révolutions, personne moins que moi n’y a fait de bénéfice. Le seul parti que j’aie cherché à tirer de la révolution, ç’a été d’empêcher qu’elle ne fut déshonorée. Je ne désire aucun bouleversement, mais je les redoute parce que je sais que les mêmes causes ont toujours les mêmes effets.
Lorsqu’il est constant qu’au lien d’exiger la satisfaction à laquelle nous avions droit, c’est nous qui l’avons donnée, je dis qu’il est inutile de prolonger la discussion sur ce sujet, de chercher à provoquer de nouvelles explications.
M. d’Hoffschmidt. - M. Gendebien m’engage à retirer ma proposition ; c’est sans doute parce qu’il prévoit qu’elle ne sera pas accueillie par la chambre. Ce résultat, je l’avais d’abord prévu ; mais il ne me déterminera pas à retirer ma proposition. Si elle est rejetée, ce sera d’un mauvais effet, dira-t-on ; mais cet effet sera toujours produit si je la retire, car on ne manquera pas de dire : M. d’Hoffschmidt a retiré sa proposition parce qu’il était sûr qu’elle serait repoussée. Je la maintiens donc ; et je demande qu’elle soit votée par appel nominal, afin que le pays sache quels sont ceux qui la rejettent.
M. Nothomb. - Je désire que mon honorable collègue M. d’Hoffschmidt, ne retire pas sa proposition ; une discussion est nécessaire pour éclairer le public, et pour le rassurer. Trois faits étaient venus fixer l’attention des chambres et du pays : l’arrestation d’un fonctionnaire public belge, l’extension du rayon stratégique de Luxembourg, les entraves mises à l’administration civile dans le rayon. De ces faits, le premier seul n’existe plus, le deuxième paraît être maintenu jusqu’à un certain point, le troisième subsiste en entier. Il n’a donc pas été fait droit à toutes nos réclamations : il faut y donner suite, nous sommes tous d’accord sur ce point. Mais quels moyens faut-il employer ? Ici commence le désaccord.
Je n’hésite point à approuver les moyens auxquels le gouvernement a eu recours ; moyens que les explications succinctes données par le comte de Mérode, dans la séance du 3, nous ont fait connaître. Le gouvernement a fait ce que font tous les gouvernements régulièrement constitués qui, ayant contracté des engagements, ne donnent$ ni d’eux-mêmes, ni des autres : il a demandé l’exécution de la garantie promise par les puissances liées envers la Belgique, et en attendant les effets de cette garantie, il a pris des mesures militaires, mais seulement dans un but défensif. A ce système qu’a-t-on opposé ? On a douté de l’efficacité de l’intervention diplomatique ; et regardant cette inefficacité comme un fait déjà constaté, on a voulu pousser le gouvernement à des mesures agressives, à la guerre. Ainsi se sont retrouves subitement en présence les deux systèmes qui depuis trois ans divisent les esprits.
L’événement a promptement donne gain de cause aux partisans du système pacifique. Supposez que, dans la séance du 1er mars, après avoir entendu les organes du système belliqueux, vous ayez adopté les conclusions de votre commission, en décrétant que l’armée belge sera remise au grand complet pour faire la guerre dans le Luxembourg, attendu que l’appel à la diplomatie ne peut être qu’inefficace. Eh bien, l’événement qui est venu à notre connaissance le lendemain, 2 mars, vous aurait obligés de rapporter votre résolution de la veille, attendu que l’appel à la diplomatie n’a pas été inefficace. Nous n’avons point tout obtenu : il nous faut, pour le moment, attendre le reste des mêmes moyens qui ont été employés, mais en continuant nos mesures purement défensives, à moins que la garantie des puissances ne vienne à nous manquer. J’ai toujours vu avec regret la province de Luxembourg dépourvue de troupes ; il faut que des troupes y restent pour protéger les populations et les fonctionnaires, ce serait tomber dans une autre faute que d’envoyer aujourd’hui dans cette province toute l’armée belge que d’y aventurer des masses armées.
La marche du gouvernement n’est pas nouvelle ; je dis à dessein le gouvernement, car le ministère actuel n’a fait que suivre les errements de ses prédécesseurs : rappelez-vous, par exemple, ce qui est arrivé pour l’Escaut. Nous avions droit à la liberté du fleuve, en vertu d’engagements garantis par les puissances ; l’Escaut a été fermé. Nous ne nous sommes point jetés dans une guerre agressive : d’une part, nous en avons appelé à la garantie des puissances ; de l’autre, nous avons pris des mesures défensives pour mettre la ville d’Anvers et les environs à l’abri d’un coup de main. Nous nous sommes bien trouvés de cette conduite.
En résumé, j’accepte pour ma part la discussion qu’on propose ; il apparaîtra à tout le monde que le gouvernement, fidèle à lui-même, a employé dans cette dernière occurrence les mêmes mesures qui jusqu’à présent ont maintenu le nouvel état belge, mesures qui, suivant moi, dérivent d’un système qu’il ne faut point abandonner.
M. Ernst. - L’honorable préopinant et l’un des ministres viennent de faire l’apologie du gouvernement dans une circonstance fort déplorable. J’étais, à mon regret, éloigné de la chambre pour des raisons de famille, quand elle a protesté si énergiquement contre la violation du droit des gens à notre égard ; je m’estime heureux de trouver une occasion de pouvoir émettre mon opinion. Je crois qu’on a dit la vérité lorsque dans les deux chambres on a accusé le ministère d’imprévoyance et de faiblesse ; je crois qu’on a dit la vérité quand on a soutenu qu’il n’avait pas répondu à l’attente du pays.
Un des préopinants a dit que si le gouvernement ne sentait pas les injures faites à la Belgique et n’avait pas le courage d’en poursuivre la réparation, un gouvernement nous était désormais inutile, et que nous n’avions besoin que d’un commissaire anglais ou français. De mon côté je dirai que si nos gouvernants ne savent pas faire acte d’indépendance s’ils ne savent que frapper à la porte des cabinets étrangers, bientôt la France et l’Angleterre se fatigueront de venir continuellement à notre secours. Pour prévenir les fautes que nos ministres accumulent les unes sur les autres, elles exigeront d’agir. Ce sera une nouvelle humiliation.
Lorsque vous avez ordonné la levée de la milice dans le Luxembourg, lorsque vous avez ordonné les coupes des bois, vous étiez-vous rendu compte des difficultés que vous rencontreriez ? Vous saviez ce qui en était résulté en 1832 : je ne prétends pas que vous ayez eu tort de revendiquer des droits qui sont les nôtres ; mais vous deviez prévoir que l’exercice de ces droits amènerait des complications. Si vous aviez eu de la prudence, vous vous seriez entourés des moyens de le garantir, de protéger les fonctionnaires belges, de prévenir des affronts. Avez-vous pris des mesures ? non, aucune : vous vous êtes jetés dans les plus grands embarras. Je vous accuse d’imprévoyance, et votre conduite justifie l’accusation.
Je vous accuse de faiblesse. Les premiers, vous aviez appris l’injure faite à la nation : êtes-vous venus l’annoncer à ses représentants avec cet accent d’indignation qu’inspirent l’honneur outragé et le besoin de le venger ? Non : vous avez attendu que les mandataires de la nation protestassent contre la brutalité du gouverneur de Luxembourg ; alors vous vous êtes associés à son adresse au Roi, parce que vous ne pouviez pas reculer.
Que demandait la chambre ? des mesures promptes et énergiques ; et vous assuriez aussi que vous vouliez des mesures promptes et énergiques : eh bien ! c’était donc une moquerie de votre part que cette assurance puisque vous ne vouliez que des mesures diplomatiques ; vous n’avez pas pris de mesures énergiques, et c’était seulement pour endormir la nation que vous aviez souscrit à l’adresse.
J’ai été étonné de la manière dont l’honorable préopinant a exposé le système de l’opposition ; il s’est trompé gravement : il semble, d’après lui, que la chambre ne voulait pas qu’on réclamât l’intervention des puissances étrangères ; qu’on demandait la guerre à tout prix. Ce système n’a été celui d’aucun orateur ; voici quelle était notre pensée :
Réclamer l’intervention de nos alliés, mais en même temps user de nos propres forces, envoyer dans le Luxembourg toutes nos troupes disponibles ; alors le danger d’une conflagration aurait ému les puissances qui sont autant que nous intéressées à éviter les chances de la guerre, et qui, pour la prévenir, nous auraient donné toute satisfaction.
Nous ne reculons pas devant une discussion approfondie ; mais sur quoi roulera-t-elle ? Sur des faits ; nous ne connaissons pas ces faits ; nous ne connaissons pas toutes les circonstances qui entourent ces faits ; nous ne savons que ce que le gouvernement veut nous faire connaître : aussi je crois que mon honorable ami M. d’Hoffschmidt se trompe en insistant pour que le rapport soit discuté lundi. L’avantage serait actuellement du côté du ministère qui ne nous dit pas ce qu’il a fait ni ce qu’il se propose de faire. Encore si nous pouvions espérer de donner de l’énergie à des hommes qui n’en ont pas, de leur donner ce stimulant d’honneur qui nous anime tous, nous pourrions discuter ; mais cet espoir n’existe pas.
Attendons que nous apprenions de l’étranger toute la conduite du ministère, car c’est de l’étranger que viennent les nouvelles qui intéressent le pays : alors les armes seront égales, alors le combat sera porté sur son véritable terrain, alors on verra ce que sont nos ministres, et la voix de cette honorable assemblée pourra enfin s’élever jusqu’au trône pour demander justice.
M. Gendebien. - Je renonce à la parole.
M. d’Huart. - J’y renonce également.
M. d’Hoffschmidt. - J’ai déclaré que je ne voulais pas retirer ma proposition, parce que je voulais montrer à nu l’indigne faiblesse du ministère ; cependant si mes honorables amis persistent à penser que je dois la retirer....
M. Fleussu et M. Ernst. - Retirez-la ! retirez-la !
M. d’Hoffschmidt. - En ce cas je retire ma proposition.
M. Nothomb. - Puisque la motion est retirée, je n’ai plus rien à dire.
M. le président. - L’ordre du jour est la suite de la discussion du projet de loi concernant les enfants trouvés et abandonnés.
M. Rouppe. - Messieurs, je viens appuyer près de vous de toutes mes forces les propositions de la section centrale.
Il est temps, il est plus que temps d’adopter sur la matière qui nous occupe un système plus conforme à la justice distributive, aux lois de l’équité.
En effet, messieurs, depuis le funeste décret par lequel le gouvernement précédent a interprété en 1822, d’une manière si arbitraire, les dispositions de la loi du 28 novembre 1818, les dépenses relatives à l’entretien des enfants trouvés et abandonnés ont dû être supportées par les communes où les parents de ces enfants avaient leur domicile de secours, et à défaut par les communes dans le ressort desquelles ces enfants avaient été exposés ou abandonnés.
Or, comme il est souvent extrêmement difficile de déterminer ce domicile de secours, soit parce que les marques caractéristiques dont les enfants sont porteurs n’indiquent, pour la plupart, que des prénoms et la date de naissance, soit parce qu’elles désignent une commune à laquelle leur mère est étrangère, il est résulté que les communes où des hospices sont spécialement ouverts à ces malheureuses et intéressantes créatures n’ont cesse de faire face à des frais d’un grand nombre d’enfants, qui ne leur appartenaient point.
Ainsi, l’administration de la ville de Bruxelles, dont l’hospice des enfants trouvés et abandonnés n’est doté que de fr. 231 par an, a supporté pendant plusieurs années l’énorme charge de fr. 150,000 à 160,000 ; tandis qu’il paraît bien certain que cinq sixièmes au moins des enfant recueillis à cet hospice sont nés de personnes ayant domicile ailleurs.
Notre honorable collègue, M. de Theux, a établi hier que le chiffre total des enfants trouvés et abandonnés, recueillis dans tous les hospices réunis de la Belgique, était de 6,422. Eh bien, messieurs, l’hospice de Bruxelles en entretient, terme commun, de 2,400 à 2,500. En 1833 le nombre total a été de 2,434, dont 2,149 exposés par des parents inconnus, ont coûté à la ville 141,525 fr. 89 c.
210 de parents connus, mais dont le domicile de secours n’a pu être déterminé et qui ne présentent aucune solvabilité, ont coûté 13,829 fr. 85 c.
75 enfants pour lesquels la ville a pu recouvrer les frais d’entretien ont coûté 4,939 fr. 25 c.
Donc, pour 2,434 enfants, 160,294 fr. 99 c.
La position de ces chiffres établit d’une manière plus saillante que ne pourrait le faire le discours le plus éloquent combien tous les principes d’équité et de justice distributive se trouvent blessés par le système adopté sous le règne du roi Guillaume. Je croirais, messieurs, faire injure à votre perspicacité si j’insistais davantage sur ce point. A la vérité, le gouvernement a accordé pendant l’exercice expiré, à la ville de Bruxelles, un subside pour l’aider à assurer les besoins du service dont il s’agit ; mais ce subside étant précaire et d’ailleurs insuffisant, les motifs que je viens de déduire n’en subsistent pas moins dans toute leur force.
J’ajouterai avant de terminer, messieurs, une seule considération, c’est que lorsque j’ai dit que moins d’un sixième des enfants recueillis a l’hospice de Bruxelles appartient à cette ville, je n’ai pas entendu insinuer qu’ailleurs la chasteté des jeunes personnes fût moins robuste. J’ai fondé mon opinion sur ce que les femmes domiciliées en cette ville, qui donnent le jour à des enfants naturels, les conservent assez généralement près d’elles, non seulement par amour maternel, mais aussi parce qu’elles n’oseraient reparaître en public sans pouvoir présenter ces enfants, de crainte d’être honnies par leurs voisins et leurs connaissances.
Je voterai donc, messieurs, pour le projet de la section centrale, sauf réserve des modifications que la discussion sur les articles du projet pourrait me porter à adopter.
M. Pirson. - Messieurs, en ce qui concerne les enfants trouvés et abandonnés, je voterai pour le projet de la section centrale, amendé par mon honorable ami Seron.
Il n’en est pas des enfants trouvés comme des mendiants, à l’exception de quelques vagabonds. On peut toujours découvrir la commune à laquelle ceux-ci appartiennent, mais il est un très grand nombre de communes qui ne pourraient alimenter leurs mendiants. Quant aux enfants trouvés, il est à peu près impossible, d’après notre législation, de découvrir d’où ils proviennent. Cependant, il est certain que le nombre en est plus grand dans les villes populeuses que dans les petites villes ou les campagnes, proportion gardée avec la population.
On en a dit les causes : la démoralisation et la pauvreté, plus grandes dans les villes populeuses.
On ne va pas exposer à la campagne les enfants nés en ville, mais les enfants nés à la compagne sont quelquefois exposés en ville. De là, impossibilité de faire supporter à chaque commune les enfants exposés ou abandonnés. Maintenant, les enfants exposés dans une province sont-ils bien tous enfants de cette province ? non, sans doute. Ceux qui exposent se dirigent vers les lieux ou ils rencontrent le moins d’obstacle et le plus de secret. Si, depuis longues années, il y avait eu des établissements dans chaque province, pour recevoir les enfants trouvés, je comprendrais que chaque province fût chargée de supporter la dépense des enfants trouvés sur son territoire, mais il n’en est pas ainsi. Beaucoup de provinces ont manqué et manquent encore d’établissement.
Il en existait un a Namur, il y avait un tour. A mesure que la démoralisation a augmenté, les enfants abandonnés y sont arrivés de toutes parts, du pays de Liége, du Luxembourg, beaucoup de France. Et, sous toutes les législations, tous les gouvernements qui se sont succédé ont dû accorder des subsides considérables à Namur qui se trouvait dans une position toute particulière.
Il en est du transport des enfants trouvés comme du commerce : lorsqu’il a pris certaine direction, il continue jusqu’à ce qu’il survienne un grand obstacle.
Eh bien, pendant un temps, il y a eu obstacle à Namur ; on a supprime le tour, lorsque le gouvernement a voulu cesser les subsides. Eh bien, après cela, des enfants ont été exposés sur les grandes routes : on croit que plusieurs venaient de France. J’ai dit qu’on ne pouvait vérifier à quelle commune les enfants exposés appartiennent. J’ajoute : on ne peut pas davantage vérifier à quelle province ils appartiennent.
Dans l’état actuel des choses il y a dans telle localité une masse d’enfants trouvés, il y en a peu dans telle autre : si l’on voulait changer l’ordre de choses, il y aurait du moins des mesures transitoires à prendre ; il faudrait pendant un certain nombre d’années accorder des subsides aux provinces qui, comme Namur par exemple, ont dû recevoir des enfants trouvés de tous pays, lesquels ne sont point arrivés à un âge où on pourrait les expulser ; on ne pourrait non plus les renvoyer d’où ils parviennent, puisqu’on ne le sait pas.
Irez-vous maintenant imposer aux provinces de Luxembourg et de Limbourg l’obligation de créer des établissements nouveaux et des tours pour recevoir les Prussiens et les Hollandais. Il est bien plus simple, me semble-t-il, d’accorder aux hôpitaux existants les subsides nécessaires à l’entretien des enfants trouvés, prélèvement fait des revenus affectés pour cet objet à ces hôpitaux.
Je ne relèverai point ce qu’a dit de fort étrange M. le ministre de la justice, relativement à la moralité qu’il est nécessaire de rétablir. Il paraît vouloir en charger les conseils provinciaux ; voudrait-il bien indiquer les moyens par lesquels les administrations de province pourraient faire diminuer le nombre des enfants trouvés ?
Serait-ce en rétablissant dans la législation la recherche de la paternité ? Serait-ce en ordonnant aux fille enceintes de faire déclaration de leur état avant l’accouchement ? Mais ces moyens ne sont pas au pouvoir des administrations provinciales. Loin de nous l’idée de ressusciter toutes ces causes de scandale et l’infanticide, ou de provoquer les filles mères à se suicider elles-mêmes en voulant détruire dans leur sein l’objet de leur honte.
Ou bien, M. le ministre voudrait-il faire des prédicateurs de nos administrateurs provinciaux ? Nous n’en avons déjà que trop de prédicateurs déhontés, qui plus que nos miliciens peut-être contribuent à la démoralisation de nos campagnes. Je pourrais vous en citer bon nombre, sans calomnie et même sans médisance car il n’y a plus de médisance lorsque les choses sont trop publiques. Il y aurait bien des choses à dire sous le rapport de la moralité. Que les réformateurs de nos mœurs commencent à se réformer eux-mêmes ; que les gouvernants soient honnêtes gens, s’ils croient avoir besoin de l’appui des honnêtes gens.
M. Verdussen. - Ce ne sera pas par les mêmes arguments que l’honorable préopinant que j’appuierai le système proposé par la section centrale. En prenant la parole dans cette discussion générale, je crois devoir déclarer que, membre de la section centrale, je faisais partie de la majorité.
Messieurs, une discussion générale s’est aussi établie dans le sein de la section centrale et l’on s’est arrêté à quelques points principaux.
Le premier à été la question de savoir si on conserverait les tours, et un motif d’humanité nous a déterminés à les maintenir. En émettant cette opinion, je n’ai pas voulu dire qu’il fallait en augmenter le nombre ; je me réserve de développer mon opinion à cet égard lorsque nous nous occuperons de l’article 4.
Je pense qu’il faut conserver les tours là où il en existe, parce que la partie de population qui dans ces localités, soit par dépravation, soit par misère, met ses enfants à l’hospice, est habituée à se servir de ces tours, et que si on venait à les supprimer on s’exposerait à voir s’accroître le nombre des infanticides. C’est donc par le motif d’humanité qui a dominé toute la question, que je me suis décidé pour le maintien des tours.
La question générale a ensuite porté sur la question de savoir à la charge de qui devrait tomber l’entretien des enfants trouvés ou abandonnés.
J’ai soutenu, avec la même majorité de la section centrale, que cet entretien devait être mis à la charge de l’Etat.
Mon premier motif a été que tout homme qui meurt de misère doit être nourri par la société entière ; or, qui représente la société entière, si ce n’est l’Etat ? C’est à tel point que si un homme était trouvé, sur notre sol, mourant d’inanition, quelque étranger qu’il fût à la Belgique, il devrait être nourri aux frais de l’Etat.
Je me suis opposé à ce que l’on fît de cet entretien une charge provinciale, parce que j’ai voulu que la législature fût conséquente avec elle-même.
C’est dans la loi du mois d’août 1833 que vous avez établi le principe dont le ministre s’était écarté dans la loi actuelle et que la section centrale y a rétabli.
Je suis loin d’admettre ce qu’a dit l’honorable M. de Theux, quand il a prétendu que le ministre avait mis le projet de loi actuel en harmonie avec la loi sur les dépôts de mendicité.
Dans l’article où se trouve le principe sur lequel repose toute l’économie de cette loi, il est dit que les frais d’entretien des dépôts de mendicité et d’indigents continueront à être à la charge des communes de ceux qui y seront admis, et à la charge de l’Etat quand leur domicile ne pourra pas être connu.
Il suit de là une chose singulière, c’est que le ministre et M.de Theux invoquent, à l’appui du système ministériel, la loi dont je me sers pour le combattre.
On trouve cependant dans cette loi ces deux faits importants : d’abord que c’est aux communes qu’appartient l’entretien des mendiants, et par conséquent l’entretien des enfants trouvés et abandonnés, quand le domicile de secours est connu ; mais que c’est à l’Etat, et à l’Etat seul quand ce domicile est inconnu.
L’honorable M. de Theux a donc commis une erreur lorsqu’il a dit que le projet ministériel était en harmonie avec la loi d’août 1833.
On a voulu mettre à la charge des provinces une partie de l’entretien des enfants trouvés ; mais, messieurs, si la commune d’un enfant ne peut être connue, comment pouvez-vous dire que cet enfant appartient à la province ? C’est là, à mon avis, une absurdité ; car, pour établir la localité de la province, il faudrait avant tout établir la localité de la commune. Je crois que les enfants trouvés dont les pères et mères sont inconnus, doivent être assimilés aux mendiants dont le domicile de secours n’est pas connu, et qu’ils doivent être adoptés par le pays.
Permettez-moi une comparaison. Que feriez-vous, messieurs, d’un sourd-muet que vous trouveriez sur la voie publique ? il ne pourrait pas répondre à vos questions ; vous devriez alors le placer dans un dépôt de mendicité et le nourrir aux frais de l’Etat en vertu de l’article premier de la loi du mois d’août 1833. Les enfants ne sont-ils pas des sourds-muets qui ne peuvent indiquer la commune à laquelle ils appartiennent ? Pourquoi donc leur faire une position différente ?
Passons aux considérations présentées par le ministre de la justice, et par les autres orateurs qui ont appuyé son projet.
Le ministre a dit qu’on donnait une prime d’encouragement à la débauche, si l’opinion de la section centrale prévalait.
Je ne sais comment il pourrait établir ce qu’il pose là comme véritable. Soit que l’on considère les enfants trouvés ou abandonnés comme le produit du vice ou le fait de la faiblesse, je crois que dans l’un et l’autre cas il est fort indifférent pour les auteurs de ces malheureux que ce soit l’Etat, la province ou la commune, qui pourvoie à leur entretien. Il suffit à la mère d’être sûre que son enfant sera nourri et ne mourra pas de misère.
Je pourrais concevoir que l’augmentation des tours fît accroître la débauche. C’est par ce motif que je persiste à penser qu’on doit maintenir le nombre de tours actuels, et qu’il vaut mieux mettre la dépense à la charge de l’Etat qu’à la charge des provinces. Qu’arriverait-il si vous mettiez la dépense à la charge de celles-ci ? Il faudrait établir un tour dans chacune d’elles et par conséquent en augmenter le nombre, ce qui serait un encouragement donné au vice. Si au contraire vous laissez tous les frais à la charge de l’Etat, on pourra se contenter des tours qui existent et même en supprimer quelques-uns, parce qu’il est fort indifférent que l’enfant d’une province soit déposé dans une province voisine.
On a dit que les provinces ne supporteraient qu’une partie de la dépense et que la majeure partie serait supportée par l’Etat. Il résulte de là que s’il y a injustice, l’injustice est moindre. C’est parler contre le projet ; car s’il est juste que l’Etat supporte une partie de la dépense, il est juste qu’il la supporte tout entière.
On a invoqué les lois françaises ; mais la législation française sur cette matière présente dix systèmes différents, ainsi que vous l’avez vu par le rapport de notre honorable collègue M. Quirini. Il faudrait savoir quel est parmi ces systèmes celui qu’on invoque. On a trouvé dans cette législation et on a invoqué un système que je ne crains pas de qualifier d’odieux, celui qui tiendrait à mettre la charge de chaque commune une partie des frais de l’entretien des enfants trouvés. Ce système a été révélé par M. le ministre de la justice et présenté ensuite par l’honorable M. de Theux. J’avoue que je ne conçois pas cela, car ce système a été sous le gouvernement français l’objet de continuelles réclamations.
J’ai fait partie depuis 1822 jusqu’à la révolution des états-provinciaux d’Anvers. D’année en année ce système a été le sujet de réclamations adressées aux états ; j’ai vu qu’il était l’objet de la réprobation générale.
Je me résume, messieurs, et je conclus. Les communes ne doivent concourir qu’aux dépenses de l’entretien des enfants abandonnés, parce qu’ils ont un domicile de secours connu. Lorsque la commune à laquelle appartient un enfant trouvé est inconnue, la province l’est également, celui enfin qui n’appartient à personne appartient à l’Etat. Je crois avoir démontré que ce serait encourager la débauche qu’augmenter le nombre des tours, ainsi que cela résulterait du projet présenté par M. le ministre de la justice. Je maintiens donc les propositions de la section centrale.
M. Gendebien. - Je ne me dissimule pas tout ce que cette question a de délicat. Il me sera permis d’exprimer le regret d’en voir la discussion aussi précipitée, et à tel point, qu’à peine en avons-nous été informés la veille. Quoi qu’il en soit, j’émettrai mon opinion, mais avec la défiance que m’inspire la question sous le rapport des antécédents et de l’avenir : sous le rapport des antécédents, par les abus révoltants qui ont eu lieu et qui ont motive mon opinion ; sous le rapport de l’avenir, parce que je ne suis pas certain des résultats du système que j’adopte.
Sans remonter au déluge, qu’il me soit permis de jeter un coup d’œil rapide sur la législation antérieure. Le droit primitif n’avait pas réglé le sort des enfants trouvés, et il ne le devait pas, puisque les enfants trouvés étaient traités et considérés comme esclaves. Dès lors, on était loin d’avoir intérêt à exposer les enfants nouveau-nés, on était plutôt disposé à les voler. On les élevait comme nous élevons une bête de somme à l’écurie ; on en faisait enfin un objet de commerce.
L’empereur Justinien ayant considéré, par une fiction heureuse, que la présomption était en faveur de la liberté, déclara les bâtards hommes libres. Dès lors on n’eût plus intérêt à nourrir et à élever les enfants abandonnés. Les dépenses de leur entretien furent mises à la charge de l’église. J’en tire la conséquence qu’en général c’est un corps quelconque qui doit être chargé de la dépense des enfants trouvés, et non la commune ou la province à laquelle ils appartiennent.
En France, soit par imitation de ce que l’Etat fait en Italie soit par tout autre motif, ce fut d’abord l’église qui fut chargée de cette dépense. Lorsque le système féodal s’établit, les seigneurs hauts-justiciers qui jouissaient de tant de privilèges et surtout du droit de déshérence furent considérés comme les premiers intéressés à l’entretien des enfants abandonnés ; cette dépense fut mise à leur charge. En Belgique on adopta les mêmes dispositions qu’en France : ce fut d’abord le clergé et ensuite les seigneurs qui furent chargés de cette dépense.
Si dans quelques communes, en France comme en Belgique, il y avait obligation de secourir les enfants abandonnés c’était comme substituées aux seigneurs que cette charge leur était imposée. On ne peut pas assimiler les seigneuries aux communes, car les seigneuries étaient des gouvernements à part. Cet état de choses pouvait se supporter sans excès de charges, attendu qu’avant la révolution la recherche de la paternité n’était pas interdite. Dans le Hainaut et dans beaucoup de localités il suffisait de la déclaration, sous serment, d’une fille enceinte pour que la personne désignée comme auteur fût chargée de la dépense. Malgré cela on est étonné du grand nombre de procès qui naissaient entre les seigneurs et les communes sur la question de savoir qui devait nourrir les enfants.
La loi de 89 ayant aboli les seigneuries, et les seigneurs ayant par cela perdu les droits attachés à leur magistrature, il était naturel qu’ils fussent déchargés de l’obligation de nourrir les enfants ; aussi une loi de 90 les en décharge-t-elle.
Par suite de ces diverses législations nous arrivons à ces conséquences, c’est que l’Etat qui jouit du droit d’épaves et de déshérence doit être chargé aux mêmes titres que les seigneurs, ou les gouvernements, petits ou grands, des mêmes obligations.
Je sais qu’en France, et depuis la loi de l’an V, qu’on avait imposé à la république la charge d’entretenir les enfants abandonnés, il y a eu des dispositions contraires à cette loi ; mais veuillez bien remarquer que ces dispositions ont été prises sans que la question eût été traitée législativement ; c’est toujours à l’occasion des budgets qu’on a dérogé à la jurisprudence de tous les temps. On a déclaré, non par une loi de floréal an X, mais par le budget, que l’entretien des enfants abandonnés serait à la charge des départements. Cette dérogation, qui n’était pas le résultat d’une discussion approfondie sur la matière, a été bientôt suivie d’un subside de quatre millions, et on a déclaré que les hospices et les bureaux de bienfaisance supporteraient le surplus. Ainsi, par le vote de quatre millions on a consacré le principe, puisque les bureaux de bienfaisance venaient au secours, et par exception, pour combler l’insuffisance du crédit.
Aujourd’hui, messieurs, il s’agit de vous prononcer légalement, et non pas d’allouer une somme annale au gouvernement ; il faut donc examiner mûrement la question.
Trois systèmes sont en présence :1° Celui de mettre les enfants abandonnés à la charge de l’Etat ; 2° celui de les mettre à la charge des provinces ; 3° celui de les mettre à la charge des communes. Je ne parle pas du système mixte de faire concourir les provinces et les communes ; pour moi, je crois que c’est l’Etat qui doit être chargé de l’entretien des enfants abandonnés. Tous les inconvénients que l’on signale sur ce système sont à peu près les mêmes dans les deux autres ; mais il a cet avantage sur les deux autres : c’est que la charge sera répartie également entre les communes, et nous sommes appelés ici pour faire supporter également les charges de l’Etat à toute la Belgique,
J’ai été étonné, hier, d’entendre le ministre de la justice, et après lui, M. de Theux, dire que le système présenté par la section centrale était en désharmonie avec la loi portée au mois d’août 1833 ; tandis que celui du ministre et de M. de Theux était conforme à cette loi de 1833.
Je serais tenté de croire, d’après cette assertion, que le ministre ne lit pas les lois qu’il nous présente, ou qu’il a le jugement très faux quand il s’agit de leur interprétation et de leur exécution. L’article premier de la loi d’août 1833 dit qu’en attendant la révision des lois sur la mendicité et le vagabondage, les frais d’entretien des mendiants et des vagabonds continueront à être à la charge des communes du domicile de secours, et à la charge de l’Etat quand le domicile est inconnu.
Remarquez d’abord qu’il y aurait inconvenance à prendre pour base de la loi en discussion, une loi transitoire ; mais je fais abstraction de cette observation, et j’en viens au fond des choses.
Lorsqu’il s’agit de la mendicité, les frais sont à la charge de la commune quand le domicile est connu ; et c’est pour cela que la section centrale dit que les enfants délaissés, lorsque les parents sont connus, sont à la charge des communes.
Moi, je vais plus loin que la section centrale ; je voudrais que la nation nourrît tous les enfants délaissés. La section centrale marche avec la loi de 1833 sans s’en écarter d’un seul point. Les mendiants dont le domicile n'est pas connu sont à la charge de l’Etat ; il y a même raison pour mettre les enfants délaissés dont les parents ne sont pas connus à la charge de l’Etat ; ainsi pour marcher avec la loi de 1833 il faut adopter la proposition de la section centrale et abandonner le projet ministériel. C’est là à quoi on aboutit en interprétant sainement, logiquement la loi de 1833,et non en l’interprétant d’une manière absurde.
On prétend que depuis qu’on a adopté le système de l’arrêté de 1822, le nombre des enfants trouvés avait considérablement diminué : quelle conséquence y a-t-il à en tirer ? pouvez-vous en tirer la conséquence qu’il y a plus de moralité publique ? non, certainement ; la seule conséquence que vous puissiez en tirer, c’est qu’à y a moins de tours qu’autrefois, mais aussi qu’il y a plus de victimes.
On nous a dit que depuis 1826 jusqu’à 1832, il n’y avait eu que 28 crimes d’infanticide ; quelle conséquence en tirer ? C’est que l’on poursuit ce crime rarement ; que tous les magistrats locaux font ce qu’ils peuvent pour ne pas épouvanter la morale publique par le crime ; c’est que la peine de mort répugne à tous et suffit à elle seule pour éviter de mettre au jour de pareils crimes. Voilà les seules raisons pour lesquelles il y a peu de poursuites contre l’infanticide ; mais cela ne prouve nullement que l’arrêté de 1822 ait amélioré les mœurs publiques.
On vous a dit que si on mettait les enfants trouvés à la charge des communes, les autorités locales étant intéressées à découvrir les parents, le nombre des enfants abandonnés diminuerait.
L’honorable membre qui a fait cette observation n’a pas fait attention que la recherche de la paternité est interdite d’une manière absolue, et que la maternité ne peut être recherchée que par les personnes intéressées, sans qu’aucune autorité puisse s’immiscer dans cette recherche.
Au surplus, messieurs, à quel scandale ne donneraient pas lieu de semblables recherches faites par l’autorité, sans parler des infanticides et des suicides qui en résulteraient ?
L’honorable membre qui a parlé le dernier à la séance d’hier, et auquel je réponds, vous a dit qu’il fallait adopter un système qui tendît, autant que possible, à diminuer l’immoralité qui s’attache à l’abandon des enfants. Un des moyens indiqué est de mettre l’autorité locale dans la position d’avoir intérêt à rendre difficile l’adoption des enfants trouvés par le trésor public ou par un corps quelconque. Si vous voulez faire diminuer le nombre des enfants trouvés par des crimes, vous raisonnez très logiquement, mais ce n’est pas par des crimes que nous voulons diminuer les charges de l’Etat.
On accuse constamment les populations d’immoralité ; ce n’est pas dans les populations, mais dans les lois qu’elle existe. Faites de bonnes lois et vous aurez de la moralité. En effet, toutes les lois tendent au célibat : chacun sait que c’est là la principale source des malheureux dont nous nous occupons en ce moment. Rappelez-vous l’expression énergique de notre honorable collègue, M. Trentesaux, lorsqu’aux états-généraux, appelé à voter sur le système désastreux de 1821, qui amena la révolution belge, il s’écria : « La loi que vous proposez est une véritable prime offerte au célibat ; vous trouverez une augmentation de dépense qui compensera au moins le surcroît d’impôt que vous voulez établir. » Immédiatement après le vote de cette loi fut rendu l’arrêté qui a mis les dépenses des enfants trouvés à la charge des communes, et justifia ainsi l’énergique prédication de l’honorable M. Trentesaux.
Il n’y a pas un homme qui ose nier que le système de contributions qui a si longtemps pesé sur la Belgique ne soit une véritable prime accordée au célibat, car eussiez-vous un million de rentes, il suffit que vous soyez célibataire pour être hors des atteintes du fisc. N’est-ce pas le meilleur moyen d’encourager, mais encore de forcer au célibat ? Que d’hommes se marieraient et éviteraient les causes dont l’objet nous occupe si on n’accablait pas les pères de famille de charges aussi lourdes ! Il en est de même des classes inférieures : elles préféreraient certainement le mariage, si on leur facilitait les moyens d’élever leur famille, en mettant plus à leur portée les objets de première nécessité. Mais vous propose-t-on un nouveau système de contributions, des modifications au tarif des douanes, des améliorations à notre industrie, vous repoussez tout ; vous osez pas même aborder les questions.
Vous préférez accorder des primes à quelques producteurs privilégiés et vous traîner péniblement dans une ornière vicieuse, que de vous occuper des moyens de ramener la moralité. Faites en sorte que l’homme de la classe pauvre ne soit pas obligé de repousser les idées de mariage, et le libertinage diminuera. Doublez les contributions du célibataire qui se soustrait aux charges du mariage, vous lui ferez verser au trésor une faible portion de ce qu’il aurait dû payer pour alimenter une famille et des citoyens utiles au pays sans lui imposer aucune charge.
Messieurs, en me résumant : d’après la législation romaine, et lorsqu’on a commencé à s’occuper des enfants trouvés, la charge a été supportée par une généralité, et non par les provinces ou les communes. La France et la Belgique ont établi la même jurisprudence en faisant de l’entretien de ces enfants une charge générale et non une charge communale ou provinciale. En France, on a essayé, quelquefois, de dévier de cette règle, mais on a toujours été oblige d’y revenir, soit en reconnaissant, soit en méconnaissant le principe, en accordant les sommes nécessaires pour les dépenses. Aujourd’hui, force vous est de faire la même chose, aussi longtemps que vous suivrez un système qui tend à l’immoralité, qui tend à repousser toute idée de mariage et, par conséquent, à produire les fruits malheureux à l’entretien desquels vous êtes obligés de pourvoir.
J’irai plus loin ; je voudrais que tous les enfants du pauvre fussent instruits aux frais de l’Etat, Alors que nous voyons tant d’hommes faire des dépenses superflues pour l’éducation de leurs enfants, dépenses qui s’élèvent jusqu’à 4, 5 et 6,000 francs par an, pourquoi ne leur demanderait-on pas de retrancher 50, 100 ou 200 francs, pour les donner aux malheureux condamnés à mourir en naissant ou à vivre dans l’état de brutes ?
Messieurs, quand il s’agit de la défense de l’Etat, c’est la généralité du pays, et en général le peuple, qui en supporte les charges ; eh bien, consacrez les enfants trouvés à la défense du pays ; qu’ils remboursent à l’Etat les avances qu’il leur a faites, en se vouant pendant quelque temps de plus au service de la patrie ; qu’au lieu de rester, comme les autres miliciens, 5 ans sous les drapeaux, ils y restent 8 ou 10 ans. Ils viendront ainsi en déduction du contingent de l’armée ; ils allégeront, pour les fils légitimes, la charge de la milice, et dispenseront une partie des familles riches de la nécessité de fournir des remplaçants. Par ce moyen, vous répartirez plus également les charges de l’Etat, et à l’égard des enfants délaissés et pour ce qui concerne le contingent de l’armée.
Je crois que, d’après toutes ces considérations, on doit mettre la dépense des enfants trouvés à la charge de l’Etat. Je me réserve, lorsque nous arriverons à la discussion des articles, de soutenir non pas toutes, mais la plupart des dispositions de la section centrale.
(Moniteur belge n°68, du 9 mars 1834) M. de Brouckere. - Je partage l’opinion des honorables préopinants sur l’importance de la question dont il s’agit, et sur les difficultés que présente sa solution. C’est par ce motif que j’ai cru devoir expliquer, en peu de mots, quelle est mon opinion : je dis en peu de mots, parce qu’en effet je ne parlerai que sur le principe qui, selon moi, doit dominer dans la loi ; je pourrai revenir sur les détails quand nous nous occuperons des articles.
Si j’avais à me prononcer exclusivement entre le système du ministre et celui de la section centrale, c’est-à-dire, entre le système qui met à la charge des provinces la dépense nécessaire pour subvenir à des enfants trouvés, et celui qui met cette dépense à la charge de l’Etat, je me prononcerais pour le premier de ces deux systèmes ; mais il en est un troisième, c’est celui qui a été exposé hier par l’honorable M. de Theux : il consiste à mettre l’entretien des enfants trouvés à la charge de la commune.
Ce système est le mien ; c’est celui que je veux défendre, et je le défendrai, bien qu’un honorable préopinant ait cru devoir, tout à l’heure, le qualifier d’odieux. Les qualifications ne m’effraient point. Il ne suffit pas qu’un membre trouve mon opinion odieuse pour m’en faire changer. Il faut qu’il m’en démontre les mauvais résultats ; jusqu’ici rien de semblable n’a été prouvé quant au principe que j’ai posé.
Je dis donc, que le principe qu’on doit admettre, c’est que les enfants abandonnés ou trouvés doivent être élevés aux frais de la commune où ils ont délaissés, à moins qu’on ne connaisse le lieu de leur naissance, ou celui qu’habitaient leurs parents ou leurs mères. Je m’empresse d’ajouter que, selon moi, rien n’empêche que la province ne subvienne pour une partie dans les frais d’entretien : par exemple, pour une moitié ; mais je soutiens que, dans aucun cas, l’Etat ne doit donner une subvention quelle qu’elle soit.
Je rappellerai d’abord à l’assemblée que mon opinion a été adoptée par la section centrale chargée de l’examen de la loi provinciale. Dans un article où sont énumérées les dépenses mises à la charge des provinces, se trouve la disposition suivante : « Les frais des enfants trouvés, conjointement avec les établissements de bienfaisance et les communes, dans la proportion à déterminer par la loi. »
Dans les développements de la section centrale, quelques raisonnements sont insérés à l’appui de cette opinion ; je me dispenserai de les lire, parce qu’ils se présenteront d’eux-mêmes dans la discussion.
Messieurs, c’est, selon moi, une charité mal entendue, et nécessairement funeste dans ses résultats, que de vouloir un grand nombre de nouveaux établissements d’enfants trouvés et un grand nombre de tours ; c’est porter le mal à son comble que de subsidier ces établissements aux frais du trésor.
Ces deux vérités sont évidentes à mes yeux ; je vais tâcher de vous les démontrer.
A l’appui de la première, Je pourrais énumérer une foule de faits, de calculs statistiques ; mais j’ai promis d’être court ; je me bornerai à quelques-uns.
D’abord, en Angleterre, il n’y a point d’établissements d’enfants trouvés, et aussi le nombre de ces enfants est tellement minime que la dépense de leur entretien mérite à peine d’être prise en considération.
En France, où il y a un très grand nombre de ces établissements, il y a aussi un nombre considérable d’enfants trouvés. D’après une statistique que j’ai sous les yeux, il y avait naguère dans ce pays 362 hospices d’enfants trouvés ; et je suis porté à croire ce nombre exact, puisque, dans un décret du 11 janvier 1810, je lis : « Art. 4. Il y aura au plus dans chaque arrondissement un hospice où les enfants trouvés pourront être reçus. » Or, le nombre de 362 coïncide à peu près avec celui des arrondissements de la France.
Pour ne point vous fatiguer en citant trop de chiffres, je n’établirai de comparaison qu’entre Londres et Paris. A Londres, ville dont la population est de 1,250,000 habitants, il n’y a eu, de 1819 à 1823, c’est-à-dire dans une période de 5 ans, que 151 enfants exposés ; à Paris, où la population n’est que de 800,000 habitants, les deux tiers de celle de Londres, il y a eu dans la même période 25,277 de ces enfants.
L’Angleterre n’est, du reste, pas le seul pays où il n’y ait pas d’établissements d’enfants trouvés : plusieurs Etats de l’Allemagne sont dans le même cas ; et j’en puis dire autant d’un pays dont les institutions nous sont souvent offertes comme un modèle, des Etats-Unis de l’Amérique.
Mais voulez-vous, messieurs, un exemple plus frappant des inconvénients qu’il y a à multiplier les établissements d’enfants trouvés. Je le prendrai dans notre pays. Je vous rapporterai un fait qui s’est passe pour ainsi dire sous mes yeux, relativement auquel je pourrais appeler en témoignage plusieurs honorables membres de cette assemblée, entre autres l’honorable M. Schaetzen, qui a été aussi bien que moi témoin du fait.
A Maestricht, il existait depuis longues années un hospice d’enfants trouvés et un tour. En 1824, on se décida à le supprimer, et la commune se borna dès lors à mettre les enfants exposés chez des nourrices à la campagne. Les expositions s’étaient élevées annuellement à 200 ou 300, elles furent tout d’un coup réduites, par suite de cette mesure, à 2 ou 3, c’est-à-dire à la centième partie de ce qu’elles avaient été jusque-là.
Je conviens que, parmi les deux ou trois cents enfants exposés annuellement, il y en avait de Liége et d’Aix-la-Chapelle, villes situées à une faible distance de Maestricht ; mais le plus grand nombre appartenait à la ville même, et cela est si vrai que, lors de la suppression de la maison, on trouva le moyen d’en renvoyer une partie dans leurs familles.
Une chose qu’il ne faut pas perdre de vue, et qui servira de réponse à un argument qu’a fait valoir l’honorable orateur qui a parlé avant moi, c’est que, de 1824 à 1830, il y a eu comparativement moins de poursuites pour infanticides dans le Limbourg qu’il n’y en avait eu les années précédentes.
Il paraît du reste, qu’en France on a aussi compris l’inconvénient qu’il y a à multiplier les établissements d’enfants trouvés. J’en trouve la preuve dans une instruction adressée au préfets par le ministre de l’intérieur, le 8 février 1823, qui les autorise à proposer de réduire le nombre de ces établissements à un par département, nombre établi par le décret du 11 janvier 1810.
La conclusion à tirer de ce que je viens de dire est donc que l’administration a tort de pousser la charité jusqu’à l’excès, de multiplier les hospices d’enfants trouvés, et qu’elle ferait mieux de se borner à recueillir les enfants exposés et à les faire élever à la campagne : première vérité que j’avais promis de démontrer.
La seconde est que c’est porter le mal à son comble que de faire subsidier par l’Etat les établissements d’enfants trouvés. L’honorable M. de Theux a cité, à l’appui de cette opinion, deux des meilleurs motifs que l’on puisse faire valoir : d’abord l’admission dans les hospices d’un grand nombre d’enfants dont les parents auraient pu facilement être reconnus, si l’autorité locale avait eu intérêt à les découvrir ; ensuite l’augmentation de dépense qui résulterait de ce que les établissements entretenus par l’Etat ne peuvent être ni aussi bien ni aussi économiquement administrés que ceux qui appartiennent aux localités.
Pour vous prouver, messieurs, combien est réel le danger que je signale, permettez-moi de vous donner lecture d’une circulaire adressée, il y a quelques années, par le ministre de l’intérieur de France, aux préfets ; en voici le contenu : « Je dois, M. le préfet, exciter votre sollicitude sur l’énorme accroissement qu’éprouve successivement le nombre des enfants trouvés et abandonnés. D’un côte, la misère ; de l’autre, les soins que l’administration apporte à la conservation des enfants et les bienfaits de la vaccine, sont des causes naturelles qui, l’une, en augmentant le nombre des expositions, et les deux autres, en diminuant la mortalité, doivent accroître le nombre des enfants trouvés et abandonnés à la charge des hospices ; mais on ne peut se refuser à considérer comme une des causes les plus puissantes de cet accroissement, les abus qui se commettent dans l’admission des enfants au rang des enfants trouvés et abandonnés. Dans plusieurs départements, où l’on a vérifié avec quelque sévérité les titres d’admission des enfants, on en a découvert un grand nombre qui n’avaient pas de droits à la charité publique, et qui, rendus à leur famille, ont considérablement diminué le nombre des enfants à charge des départements. Le ministère a plus d’une fois appelé l’attention des préfets sur ces abus et sur les moyens de les détruire et d’en prévenir le retour ; mais ces instructions ont été perdues de vue dans plusieurs départements. »
J’ajouterai que favoriser et subsidier ces établissements, c’est donner matière à une spéculation de la part de la classe pauvre, qui bientôt ira y déposer ses enfants pour s’épargner les frais de leur éducation ; c’est empêcher cette classe de donner aux enfants les soins que leur doivent de bons parents.
Ainsi, vous le voyez, par suite du système que je combats, on en était venu en France à introduire dans les hospices un grand nombre d’enfants qui n’avaient aucun droit à être nourris par l’Etat et dont les parents faisaient une véritable spéculation en les y introduisant.
Mais je ne connais point de preuve plus convaincante à vous donner en faveur du système que je défends qu’un relevé du tableau qui vient de nous être distribué de la part du gouvernement, et qui contient le mouvement annuel de la population des enfants trouvés et abandonnés pendant ces dernières années. Jetez les yeux sur ce tableau et vous verrez que depuis 1822, c’est-à-dire depuis l’époque où les enfants trouvés ont été mis à la charge des communes, le nombre de ces enfants a toujours été en diminuant dans toutes les provinces, sauf une, le Hainaut ; et j’ignore le motif de cette exception. Je me bornerai à comparer deux chiffres pour chaque province.
Dans la province d’Anvers, il y avait en 1822 2,625 enfants trouvés ; en 1832, 1,651 ; différence en moins, 974.
Dans le Brabant, en 1822, 2,518 enfants trouvés ; en 1832, 2,300 ; différence en moins, 974.
A Liége, en 1824 (j’ignore le chiffre de 1822), 241 ; en 1832, 197 ; différence en moins, 44.
Dans la Flandre occidentale, en 1823 (je ne connais pas le chiffre de 1822) ; 554 ; en 1832, 179 ; différence en moins, 375.
Dans la Flandre orientale, en 1822, 917 ; en 1832 ; 818, différence en moins, 99.
A Namur, en 1822, 1,013 ; en 1832, 868 ; différence en moins, 145.
Nous n’avons pas de données statistiques sur le Luxembourg et le Limbourg.
Vous voyez donc, messieurs que dans la plupart des provinces la mesure qui consiste à mettre les enfants trouvés à la charge des communes a produit le meilleur effet ; nous en pouvons conclure, à bon droit, qu’elle est pleine de sagesse.
Le nombre des infanticides s’est-il augmenté ? Qui donc oserait le prétendre, alors que vous avez sous les yeux la preuve du contraire ? Pendant les années 1826, 1827, 1828 et 1829, il y a eu dans tout le royaume 28 accusations d’infanticide. Sur une population de 4 millions d’habitants, 28 accusations d’infanticide, en 4 ans ! est-il possible de toucher quelque chose de plus concluant.
A cela l’honorable orateur dont j’ai parlé tout à l’heure répond que ce chiffre ne prouve point que les infanticides ne soient pas fréquents ; la peine comminée contre ce crime est tellement sévère, tellement peu en harmonie avec nos mœurs, que les juges reculent devant son application. Cela peut être vrai ; mais remarquez que, dans le relevé dont je viens de m’appuyer, il est question non point de condamnations, mais de poursuites. Or, la peine peut effrayer le juge, mais elle n’effraie pas le ministère public. Du moment où il existe des soupçons d’infanticide, le ministère public n’hésite point et ne peut hésiter à faire les démarches nécessaires pour traduire les personnes inculpés devant les tribunaux. Eh bien, malgré toute l’activité des officiers du ministère public, on n’est parvenu à traduire devant les tribunaux que 28 individus dans l’espace de quatre années.
Ne croyez pas cependant, messieurs, que je veuille en venir aux extrêmes, que je désire voir supprimer instantanément tous les établissements d’enfants trouvés. En administration il ne faut rien brusquer ; les améliorations ne doivent jamais s’introduire que graduellement et avec lenteur ; mais je crois que le gouvernement agira avec sagesse en rendant l’abandon et l’exposition des enfants de plus en plus difficiles.
Ce but vous l’atteindrez si vous vous décidez à mettre les dépenses des enfants trouvés à la charge des communes ; et je le dis sans crainte d’être démenti par l’expérience, l’intérêt général et la morale publique se trouveront d’accord dans cette circonstance avec l’intérêt des communes.
En résume, ce système est le seul politique, le seul juste, le seul moral : c’est à vous de le consacrer ; le gouvernement remplira son devoir en faisant ce qui dépendra de lui, en rendant l’exposition et l’abandon des enfants aussi rares que possible.
- La séance est levée à quatre heures.