(Moniteur belge n°1, du 1er janvier 1833 et Moniteur belge n°2, du 2 janvier 1833)
(Présidence de M. Raikem.)
(Moniteur belge n°1, du 1 janvier 1833)
M. Jacques fait l’appel nominal à une heure.
M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal ; la rédaction en est adoptée.
M. Verdussen demande si c’est le 15 ou le 16 janvier qu’aura lieu la première séance après les vacances du premier de l’an.
M. le président. - Il est bien entendu que c’est le mardi 15 janvier qu’aura lieu la première réunion des représentants.
M. Ullens demande que, conformément à ce qui s’est fait l’année dernière, la chambre nomme une commission pour présenter au Roi les félicitations de l’assemblée à l’occasion du nouvel an.
M. le président. - L’année dernière une commission de dix membres a été tirée au sort ; le président de la chambre en faisait partie, Nous allons procéder comme l’année dernière.
- Le sort amène les noms suivants : MM. Ullens, Dumont, A. Rodenbach, H. de Brouckere, Van Hoobrouck, Coppens, Nothomb, de Nef, de Meer de Moorsel, Desmanet de Biesme.
M. Seron, que le sort avait désigné, s’excuse, parce qu’il est obligé de s’absenter.
M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) prend la parole pour présenter un projet de loi concernant les mines.
L’ordre du jour appelle à la tribune M. Gendebien pour présenter les développements de la proposition qu’il a déposée hier sur le bureau.
M. Gendebien. - Messieurs, je me proposais d’adresser des remerciements à l’armée française pour les services qu’elle a rendus à mon pays au mois d’août 1831 et au mois de décembre 1832, lorsque des membres de la législature vinrent m’inviter à proposer à la chambre de niveler le tertre de Waterloo, et de faire hommage du lion à l’armée française.
Je ne pensai pas que la dignité nationale pût nous permettre d’aller aussi loin, et je me décidai à vous soumettre ma proposition, qui a pour but de voter des remerciements à l’armée française, et de fonder avec la première nation du monde une alliance indissoluble, tout en donnant au monde civilisé un noble exemple à suivre.
Personne plus que moi, messieurs, n’a déploré la cruelle nécessité de l’intervention de l’armée française au mois d’août 1831 ; personne plus que moi n’est convaincu que la persévérance, la bravoure et l’intrépidité de notre armée eussent suffi pour repousser la déloyale agression de la Hollande, si l’incurie du ministère et le défaut d’ensemble, qui en fut la conséquence, n’avaient rendu inutiles toutes les vertus militaires, que les Belges possèdent autant qu’aucune autre nation du monde.
Cependant, messieurs il n’est pas moins incontestable que l’armée française nous a rendu un immense service ; elle a arrêté l’ennemi à la porte de la capitale ; elle a sauvé la Belgique d’une restauration honteuse. Rendons des actions de grâces à l’armée française, et si la nécessité de son intervention a blessé l’honneur belge, la honte doit en retomber tout entière, non sur une brave armée, mais sur le ministère déplorable qui n’a su rien prévoir ni rien exécuter au moment du danger.
Personne plus que moi, messieurs, n’a déploré la dure et honteuse nécessité que nous a fait subir la diplomatie, et que nos ministres ont acceptée par l’acte honteux du 2 novembre.
Convaincu que la nation et l’armée belges pouvaient et devaient vaincre, sans secours étranger, j’ai protesté contre l’intervention étrangère ; j’ai accusé hautement le gouvernement belge d’avoir sans nécessité compromis la dignité et l’honneur national. Mais nous n’en devons pas moins un témoignage de reconnaissance, d’estime et d’admiration à l’armée française, qui est venue nous donner de nouvelles preuves de son dévouement à notre cause, et qui, comme toujours, s’est montrée admirable par son génie, sa patience, son courage et sa persévérance,
L’armée française a combattu pour nous et sans nous ; mais ne savez-vous pas que les seuls regrets que ces braves exprimaient en mourant, c’était de ne pouvoir unir leurs drapeaux aux nôtres, pour combattre les ennemis de la liberté et de l’indépendance, sortie victorieuses, des barricades de juillet et de septembre.
Personne plus que moi, messieurs, ne regrette que notre brave armée ait été condamnée à l’inaction ; mais qu’elle se console de la rude épreuve à laquelle on l’a soumise : plus d’une occasion se présentera de donner de nouvelles preuves de son courage, et alors, comme aux temps de glorieuse mémoire, elle marchera à l’égale de la première armée du monde ; elle ne lui cédera en rien. Depuis longtemps habitués à s’estimer mutuellement, Français et Belges sauront mourir ensemble, ou s’embrasser en vainqueurs sur le même champ de bataille, en mariant leurs couleurs, sans jamais les confondre.
En adressant des actions de grâce à l’armée française, je suis heureux de pouvoir adresser à notre brave armée l’expression de l’estime et de la confiance de toute la nation. Tout en enviant, par une noble émulation, les trophées de l’armée française, nos braves savent, comme nous, lui rendre justice, et comme nous ils savent qui ils doivent accuser de la pénible inaction à laquelle ils ont été condamnés !
M. Gendebien. - Messieurs, par la seconde partie de ma proposition je vous invite à vous affranchir du vasselage de la sainte-alliance, en faisant disparaître l’odieux emblème du despotisme et de la violence qui nous ont asservis, pendant 15 ans, au joug humiliant que nous avons brisé en septembre 1830. Je propose d’y substituer un monument funèbre, qui, tout en conservant le douloureux souvenir d’un fait qui appartient à l’histoire, transmettra à la postérité nos regrets sur les nobles victimes des quatre parties du monde, entassés dans ces champs de carnage et de deuil.
Veuillez bien remarquer, messieurs, que je ne proposerais pas de détruire un monument, mais seulement d’en faire disparaître les insignes qui insultent aux vainqueurs, et aux vaincus qui sont, aujourd’hui, nos amis les plus sincères, les plus dévoués. Je propose de substituer à des insignes sanglants les attributs de la douleur et des regrets.
Puissions-nous, les premiers, donner au monde civilisé l’exemple d’un monument expiatoire là où d’ambitieux préjugés étalaient, à grands frais, des trophées de gloire ; monuments abominables, construits sur les ossements de l’élite des populations, et cimentés par le sang humain !
Eh ! ce lion de Waterloo qui seul doit disparaître, est-ce le noble lion belge sorti glorieusement des barricades ? Non, messieurs, il est l’image de cet ignoble et féroce lion néerlandais qui menaçait de nous dévorer, mais que nos braves volontaires ont chassé honteusement du sol belge. Et vous hésiteriez, messieurs, à proscrire l’emblème, alors qu’en affrontant mille morts, nos braves patriotes n’hésitèrent pas à repousser le monstre dans ses marais ?
Et qui de vous, messieurs, pourrait préférer le souvenir insultant de notre asservissement aux nobles couleurs, symboles de l’honneur, de la liberté et de notre indépendance ?
Ne craignez pas, messieurs, d’offenser nos braves qui ont combattu à Waterloo. Le monument reste debout, comme la gloire qu’ils y ont conquise. Souvenez-vous, messieurs, que ce n’est qu’en surmontant de pénibles répugnances que le plus grand nombre a pris part à ce combat, et que plusieurs années après, ils exprimaient encore les plus vifs regrets de s’être trouvés dans la cruelle nécessité de répondre à la voix de l’honneur, pour égorger leurs anciens frères d’armées. Tous sont convaincus aujourd’hui qu’en triomphant au 18 juin 1815, ils ont consommé le plus funeste des suicides ; tous, j’en suis convaincu, applaudiront à l’hommage que nous rendons au courage malheureux ; tous applaudiront à ma proposition, puisqu’en conservant le souvenir de leur gloire, nous doublons leurs trophées, en attestant à la postérité qu’au 18 juin 1815 ils ont eu le double courage de vaincre leurs affections en affrontant la mort.
Mais ne craignez-vous pas d’irriter les susceptibilités de l’Angleterre, disent des hommes à la prudence desquels j’aimerais à applaudir, si leurs craintes n’étaient exagérées ?
Messieurs, lorsque l’armée anglaise aura rendu à mon pays les services que nous avons reçus de l’armée française je saurai, le premier, lui voter des remerciements.
Mais, au mois d’août 1831, l’armée ou la flotte anglaise a-t-elle repoussé l’agression déloyale de la Hollande ? En 1832, son sang a-t-il coulé avec le sang français sous les murs de la citadelle d’Anvers ? Sa flotte a-t-elle fait autre chose qu’un simulacre de blocus ? N’a-t-elle pas mis en mer précisément à une époque où l’expérience a démontré depuis longtemps qu’une armée navale d’observation est impossible sur les côtes de la Hollande ?
Comme individu, comme citoyen, je n’ai jamais été et je ne serai jamais accusé d’ingratitude ; mais aussi jamais on ne m’accusera de flatterie.
Qu’a fait l’Angleterre pour la Belgique et sa révolution ? Le ministère qui a précédé celui de lord Grey, a calomnié l’une et l’autre ; il les attaquera toutes deux s'il revient au pouvoir, et ils les anéantira s’il le peut.
Qui, pendant cinq mois, a conspiré une restauration en Belgique ?
Un diplomate anglais.
Qui a endormi le régent et ses ministres dans une fausse et perfide sécurité ?
Un diplomate anglais.
Qui a trompé la Belgique par les plus fallacieuses promesses ?
Un diplomate anglais.
Qui a intimé à la Belgique qu’elle n’avait d’autre loi à suivre que la volonté et le bon plaisir des puissances ?
Un diplomate anglais.
Qui a menacé la Belgique de l’extinction du nom Belge ?
Un diplomate anglais.
Adressez maintenant, si vous en avez le triste courage, des remerciements à l’armée et au gouvernement anglais.
Devons-nous craindre d’irriter la susceptibilité de la nation anglaise ?
Non, messieurs, gardez-vous bien de confondre la nation anglaise avec son gouvernement. La nation anglaise est libérale, ses vœux sont pour nous : notre estime et notre hommage sont pour elle, comme pour la nation française.
Craignez-vous de déplaire au ministère anglais ? Mais veuillez remarquer, messieurs, qu’il représente aujourd’hui l’immense majorité libérale de l’Angleterre, et que ce n’est qu’en répudiant la succession du ministère Castlereagh et des torys qui l’on succédé qu’il s’est maintenu et se maintiendra au pouvoir.
Rappelez-vous, messieurs, que c’est lord Castlereagh, et non lord Grey, qui a jeté en 1815 les fondements de l’alliance monstrueuse des despotes contre la liberté et l’indépendance de tous les peuples. N’oubliez pas, messieurs, que Castlereagh est mort au milieu des malédictions et de l’exécration de tous les peuples, et surtout de la noble et généreuse nation anglaise.
La bataille de Waterloo et l’alliance que la flatterie appelée « sainte » ont pu être agréables à l’aristocrate anglaise, aux torys en un mot, mais aux torys seuls. La nation anglaise n’a jamais été et ne sera jamais complice de cette œuvre d’iniquité.
Les libéraux anglais, représentés par les whigs, forment l’immense majorité de la nation anglaise. Ils apprécient depuis longtemps à leur juste valeur les événements de 1815. Ils les considèrent comme le triomphe de la force brutale sur la civilisation, et ils le proclament hautement. Libérale et philanthropique avant tout, l’immense majorité de la nation anglaise applaudira au respect que nous portons aux monuments historiques alors même qu’ils attestent notre servitude passée qu’ils nous rappellent à tous de bien douloureux souvenirs. Mais l’immense majorité de la nation anglaise applaudira aussi, et avec enthousiasme, à l’exemple que les premiers, nous donnons à l’Europe, de substituer à des trophées sanglants, dignes à peine des temps barbares, des monuments de douleur et de regrets, des gages d’amitié, de réconciliation et d’alliance.
Je n’abuserai pas plus longtemps de votre attention, messieurs ; je crois avoir justifié la proposition dont j’ai eu l’honneur de vous donner lecture hier, et je crois avoir dissipé les craintes exagérées qui m’ont été exprimées par quelques honorables membres de cette assemblée.
- La proposition est appuyée par plus de cinq membres, et la chambre décide que la prise en considération va être discutée immédiatement.
M. Jullien, M. Seron et M. Robiano de Borsbeek demandent la parole.
M. F. de Mérode. - Messieurs, j’ai voté en section contre la lecture de la proposition de M. Gendebien et je voterais encore de même en assemblée générale de la chambre, si ce projet ne subissait point d’essentielles modifications ; je serais forcé de le rejeter, d’abord à cause des considérants, qui, sauf le premier que j’adopte sans réserve, me semblent erronés.
Je ne reconnais point de joug imposé à la France et à la Belgique en 1815, par la sainte-alliance ; je crois au contraire la Belgique et la France délivrées en 1814 et 1815 du despotisme le plus intolérable pour des peuples avancés dans la civilisation. Certes la réunion de la Belgique à la France avait pour nous plus d’avantages généraux, était plus conforme à nos mœurs, à nos sympathies, que l’agrégation batavo-belge. Toutefois, messieurs, quelque incomplètes, quelque mensongères même qu’elles fussent dans leur accomplissement, les dispositions de la loi fondamentale de Guillaume valaient mieux assurément que les sénatus-consultes impériaux et le régime de fer sous lequel nos sanglants et inutiles efforts ne servaient qu’à exalter un despote guerrier en sacrifiant à son égoïsme des millions de victimes humaines.
Je ne sais, messieurs, si le lion de Waterloo doit être très odieux à la France. Je connais d’excellents patriotes français qui ne considèrent point la bataille dont il conserve le souvenir comme un événement funeste et regrettable ; je répéterai, à l’égard de la charte de Louis XVIII, ce que j’ai dit de la constitution du royaume des Pays-Bas. Jamais, en effet, la France, malgré les tentatives rétrogrades de son aristocratie, d’une grande partie de son clergé ultra-légitimiste, ne fut moins malheureuse, ne fit plus de progrès que de 1815 à 1830. Je n’en donnerai pour exemple que l’armée qui vient de s’illustrer en Belgique par de généreux exploits.
Comparez les officiers et les soldats du maréchal Gérard à ceux du triomphateur d’Austerlitz, de Friedland et d’Iéna : vous trouvez en eux le même courage, le même génie militaire ; mais de plus, ce qui parle au cœur de l’homme libre, les égards, la bienveillance pour l’habitant des campagnes et des villes, pour le peuple qui aujourd’hui aux yeux du soldat français constitue une nation de pékins, mais de citoyens. Aussi, depuis la bataille de Waterloo, l’armée d’un empereur est devenue celle de la France.
Non, messieurs, les braves Ecossais qui firent alors des prodiges de valeur, les Allemands, les Belges réunis pour s’opposer au régime de conquête qui menaçait l’Europe depuis le retour de l’île d’Elbe, n obtinrent point le triomphe de la force brutale sur la civilisation, et le lion de Waterloo est bien moins que cette colonne fameuse deux fois respectée par les étrangers entrés en armes dans Paris, l’emblème de la violence et du despotisme. Ne faisons pas aux Français du XIXème siècle l’injure de les croire dirigés par les idées étroites d’un faux orgueil national. C’est avec le courage du lion qu’ils se battirent à Waterloo comme ailleurs. La fortune leur fut contraire, ils trouvèrent des adversaires dignes d’eux. Le dernier acte de vingt années d’une guerre immense et stérile en résultats fut consommé avec la chute définitive de celui qui pouvait du moins, au prix de tant de sang répandu, affranchir l’Europe
Voilà les souvenirs mémorables que rappelle le monument de Waterloo. Y toucher ne serait point honorer la valeur française, mais ôter à l’histoire, à la postérité ce qui leur appartient. Tant que durera l’heureuse alliance qui seule peut amener le triomphe de la liberté sur l’absolutisme, qu’aucun acte de notre part ne tende à rompre des liens si pleins d’avenir pour le bonheur de l’humanité.
Voulez-vous témoigner à l’armée française votre reconnaissance, votez-lui les remerciements qu’elle a mérités à si juste titre ; que, parmi les amputés français traités dans nos hôpitaux, ceux qui se sont particulièrement distingués reçoivent la croix de Léopold, et qu’à tous soit dévolue la pension attachée à l’ordre pour les sous-officiers et soldats, en la doublant pour ceux dont les mutilations sont les plus cruelles. Cette marque de gratitude sera faible en comparaison des services rendus à la Belgique ; mais elle exprimera mieux nos sentiments que l’accueil sans restriction de la proposition faite par l’honorable M. Gendebien.
M. Jullien. - Messieurs, c’est une pensée généreuse que celle qui a dicté la proposition de l’honorable M. Gendebien : car vous avez dû remarquer qu’en définitive, elle a pour principal but de témoigner notre reconnaissance à l’armée française pour les services qu’elle nous a rendus en 1831 et 1832.
D’après ce que j’entends, nous pourrons peut-être différer sur la manière d’exprimer le sentiment qui nous est commun, mais je suis convaincu que pour le fonds il y aura unanimité dans la chambre. En effet, comment pourrait-il en être autrement ?
En août 1831, si l’armée française n’était pas accourue à notre secours, nous périssions sous l’invasion hollandaise, la restauration était imminente, si déjà elle n’était partie consommée ; en 1832, vous êtes encore sous l’impression du grand événement qui vient de se passer sous nos yeux : vous les avez vus, les généreux enfants de la France, venir mourir chez nous, et pour nous, pour une cause qui n’était pas la leur, et quand nos bras étaient enchaînés par les traités et qu’il ne nous était pas permis de les venger ! Dieu veuille, messieurs, qu’en leur témoignant notre reconnaissance, ce soit la dernière fois que nous ayons besoin de les appeler à notre secours ! Mais je crains bien qu’il n’en soit autrement.
Je n’ai pas confiance, je vous l’avoue, dans le système de ces hommes de doctrine qui s’imaginent avoir trouvé le moyen de faire la guerre sans cesser d’avoir la paix. Vous croyez peut-être dans votre simplicité que lorsque le canon gronde, que des armées se heurtent, que le sang coule, qu’on dévaste, qu’on incendie les propriétés, vous croyez que c’est la guerre ; eh bien, messieurs, vous vous trompez, ce n’est pas la guerre, ce sont des moyens coercitifs qui n’altèrent en rien la paix, l’amitié, la bonne harmonie qui continuent à régner entre deux peuples qui se battent.
Si vous demandez l’explication de ce merveilleux système, on vous répond que c’est là le sublime de la doctrine et de la diplomatie, que la civilisation est en progrès.
Eh ! oui, vraiment, messieurs, la doctrine et la diplomatie ont dû faire beaucoup de chemin, si on est parvenu à nous persuader que nous sommes en pleine paix lorsque nous avons sous les yeux toutes les horreurs de la guerre.
Mais si on insiste, et qu’on dise à ces doctrinaires : Puisque votre système est si beau, votre invention si admirable et si sûre, comment se fait-il donc que toute l’Europe reste debout, armée, et menaçante ?
Comment se fait-il que nous, petit peuple à qui on a imposé la neutralité, lorsque cette neutralité est devenue notre droit public, que ce droit vient d’être consacré par le fait, d’une manière si solennelle, et pour nous si poignante, comment se fait-il qu’on nous demande sans cesse des hommes et de l’argent pour augmenter notre armée ?
Comment se fait-il que depuis que cette neutralité nous a été garantie par les grandes puissances, qu’impuissants pour attaquer, inhabiles à nous défendre, en vertu des traités, comment se fait-il que la Belgique se soit changée en un vaste camp, où toute la population virile est sous les armes, état dévorant, qui menace d’engloutir toutes nos ressources et celles de nos enfants ?
Alors, messieurs, la doctrine balbutie, et se borne à nous dire : Donnez toujours des hommes et de l’argent.
Pourquoi, messieurs, ce langage ? C’est qu’elle n’a pas foi en elle-même, et c’est le seul bon côté de son système, car il prouve au moins qu’elle est forcée de revenir à la raison commune.
Si elle n’a pas foi dans son système, nous avons déjà prouvé que nous n’y croyons pas non plus ; car nous n’avons pas hésité, dans ce contre-sens perpétuel où nous a placés la diplomatie, de voter encore une fois des hommes et de l’argent, pour que le pays ne soit pas une seconde fois exposé à une surprise comme en août 1831.
Mais je m’aperçois que je m’écarte de l’objet de la discussion, et je reviens à la question qui est de savoir si on prendra en considération la proposition de l’honorable M. Gendebien. Messieurs, vous savez tous que la prise en considération ne préjuge rien, qu’elle équivaut à cette déclaration de la part de la chambre qu’il y a lieu à examiner. Et si la proposition tend principalement à témoigner de la reconnaissance à l’armée française, il est impossible qu’on écarte la prise en considération, parce qu’on se priverait du moyen d’examiner la proposition elle-même.
Je n’ai pas très bien compris ce qu’a dit l’honorable préopinant sur le plaisir que la vue du lion de Waterloo peut faire à l’armée française ; quoi qu’il en soit, la prise en considération fera qu’on examinera ce qu’il faut éloigner ou conserver. C’est sous ce rapport que je voterai la prise en considération.
M. F. de Mérode. - Je demande la parole pour un fait personnel. On prétend que j’ai dit que les Français voyaient avec plaisir le lion de Waterloo : je n’ai rien dit de semblable. Les Autrichiens ne voyaient pas avec plaisir la colonne de la place Vendôme à Paris, et cependant ils l’ont laissée subsister, pouvant la détruire ; voilà tout ce que j’ai voulu dire.
M. de Robiano de Borsbeek. - Messieurs je viens m’opposer à la prise en considération ; mais je déclare que je suis tout prêt à voter des remerciements à l’armée française, et j’espère que la chambre les votera par acclamations.
La proposition, messieurs, est conçue d une manière qui la rend impolitique à mes yeux ; elle a un caractère d’hostilité envers le reste de l’Europe. La France est l’alliée de la Belgique, les faits le prouvent ; mais la Belgique ne doit pas oublier qu’elle a été mise par le reste de l’Europe dans des positions fort fâcheuses ; il ne sert à rien d’augmenter les dispositions peu bienveillantes de l’Europe envers nous.
On s’élève contre le lion de Waterloo, contre les sentiments que l’on suppose qu’il excite : je crois que la bataille de Waterloo perpétue un souvenir qui est cher à l’Europe, qui est cher à la Belgique, et je crois que la France, sous un rapport, ne le voit pas avec amertume.
Sous le rapport de la défaite, le souvenir en est sans doute toujours désagréable pour un peuple valeureux ; mais, la France ne voulait plus du sceptre de Bonaparte, elle voulait une charte et la liberté, et si Bonaparte eût vaincu à Waterloo, il n’y aurait pas eu plus de liberté qu’avant son départ de l’île d’Elbe. L’Europe était menacée d’une nouvelle invasion, de nouvelles commotions ; et quant à la Belgique nous savons assez quel aurait été notre sort : notre indépendante était évanouie sans la victoire de Waterloo.
Les considérants de la proposition ont quelque chose d’inquiétant. Dans la situation où nous sommes, nous devons garder des mesures dans toutes nos démarches ; il ne faut pas nuire à nos affaires par des provocations au moins inutiles. L’avenir est entouré d’assez d’obscurité, d’assez de difficultés pour que nous ne le rendions pas plus sombre.
Je ne vois pas, d’ailleurs, que ce soit un sentiment national qui provoque ces sortes d’irritations. Le peuple aime à voir le lion de Waterloo ; les germes de notre indépendance se trouvent dans cette journée : avant Waterloo nous avions successivement été fondus dans d’autres nations, tantôt à l’Autriche, tantôt à l’Espagne, tantôt à la France ; après Waterloo, nous avons commencé à reparaître dans l’histoire politique.
Quoique réunis à la Hollande, il fut question de Belgique ; c’était beaucoup, cela nous a valu de pouvoir faire valoir nos droits. Si Bonaparte avait vaincu, il ne pouvait rester d’espoir d’une Belgique indépendante, ni même d’une Belgique.
Il y aurait à détruire le monument une sorte de vandalisme. Nous avons vu les Français pénétrer en Europe, et ne point détruire des monuments qui leur étaient désagréables. Les alliés sont entrés à Paris et n’ont rien anéanti. L’auteur de la proposition veut substituer au lion de Waterloo un autre monument ; c’est évidemment détruire le premier. Les peuples, en voyant cette instabilité, diront : Nous verrons aussi disparaître ce que l’on fait en 1833. Il est important, plus qu’on ne croit, de ne pas multiplier aux yeux des populations les exemples d’instabilité.
Les Belges ont combattu avec gloire à Waterloo ; ils ont fait preuve de fidélité ; cependant il leur coûtait de porter leurs coups sur d’anciens frères d’armes ; mais un sentiment supérieur a dominé sur eux ; ils avaient déjà un sentiment de nationalité, et ce sentiment est en désaccord avec la destruction du monument. Je ne crois pas que ce soit la force brutale qui ait triomphé à Waterloo ; je crois au contraire que c’est la force brutale qui y a été vaincue, et sous ce point de vue il est précieux d’en conserver le souvenir.
Le despotisme sous lequel nous avons gémi, ne fut point l’œuvre de la sainte-alliance, ni de Waterloo. Il en fut indépendant.
Messieurs, la reconnaissance est un sentiment. Si nous l’éprouvons, exprimons-le. On ne discute point sur un sentiment, on le manifeste. Il n’y a aucun inconvénient à voter, séance tenante, des remerciements à l’armée française, dès qu’aucune question politique n’est mêlée à ce vote. Si l’on en fait une affaire politique, je m’oppose à la proposition. Rien n’est plus incertain, plus obscur que les vues de la politique dans cette intervention, tandis que l’armée ne mérite que des éloges.
Très peu de membres de cette chambre ont vu, sans inquiétude, et le traité du 22 octobre, et le consentement du 2 novembre, et l’intervention. Personne ne peut encore en calculer la portée, mais personne ne doute que la diplomatie ne s’est dépouillée ici de son égoïsme habituel. Prenons-y garde, messieurs qu’on ne puisse plus dire de nouveau que nous jouons un rôle de dupes dans ce grand drame diplomatique. Après les discussions si mémorables de cette chambre du mois dernier, ce serait une singulière contradiction que de se répandre en remerciements pour des actes étrangers à la cause de l’armée.
La chambre prouvera qu’elle sent sa dignité et la dignité de la nation, en se bornant à un vote de remerciements. C’est ainsi qu’en agit le parlement anglais, et un tel vote jouit en Angleterre de beaucoup de considération. Messieurs, des discussions prolongées rendraient nos remerciements si tardifs qu’ils deviendraient ridicules. L’armée française se met en marche, le quartier-général est ou va arriver ici. Ce n’est point pas un courrier qu’il faut lui faire parvenir notre vote. C’est immédiatement après le bienfait qu’on témoigne sa reconnaissance. Je demande qu’on vote des remerciements par acclamations.
M. de Theux. - M. Robiano fait une proposition, je pense qu’elle sera appuyée.
M. Gendebien. - Messieurs, je ne crois pas qu’on trouve dans le règlement une disposition qui puisse faire admettre soit par forme de motion d’ordre, soit par amendement, une proposition quelconque, quand la chambre n’est pas saisie d’une proposition amendable.
La chambre a à décider si elle discutera ou si elle ne discutera pas sur une proposition qui a été déposée, lue et développée.
- Plusieurs voix. - Faites une proposition par une motion d’ordre !
M. de Robiano de Borsbeek. - Ma proposition n’est pas de nature à être renvoyée dans les bureaux, c’est une demande de remerciements par acclamations. Je la propose par motion d’ordre.
- Plusieurs membres. - Cela ne se peut pas ! cela ne se peut pas !
M. Jullien. - Lisez l’article 37 du règlement, et vous verrez que dès qu’une proposition développée est appuyée, il n’y a pas d’autre voie à suivre que de la prendre en considération ou de l’écarter, ou de l’ajourner. Si la proposition est prise en considération, sa discussion permettra à M. de Theux de parler dans le sens qu’il désire ; on pourra l’amender. Mais jusque-là vous ne pouvez vous occuper de modifier la proposition.
M. le président. - M. Robiano de Borsbeek fait une proposition qu’il vient de déposer par écrit. La voici : Je propose que la chambre vote par acclamations en ces termes : « La chambre vote des remerciements à l’armée française. Elle se plaît à rendre hommage à sa brillante valeur et à son excellente discipline. La chambre charge son président de transmettre son vœu au digne chef de cette armée. »
M. Jullien. - La proposition est sans doute superbe, mais d’après le règlement, il faut renvoyer la proposition devant les sections.
M. d’Elhoungne. - Je dois faire remarquer une irrégularité dans la discussion actuelle : toute proposition doit être déposée sur le bureau sans être lue ; ainsi nous devons passer à l’ordre du jour sur la proposition de M. Robiano.
M. de Robiano de Borsbeek. - C’est une motion d’ordre que je fais.
M. C. Rodenbach. - La discussion doit continuer ; il serait absurde de donner la priorité à la nouvelle proposition.
M. Seron. - Messieurs, des deux propositions que renferme le projet de loi soumis à la chambre par mon honorable ami M. Gendebien, la première, je crois, trouvera peu de contradicteurs. On est généralement d’avis de voter, au nom de la nation reconnaissante, des remerciements à l’armée française libératrice de la Belgique, pour l’avoir, en août 1831, sauvée de l’invasion et de la restauration ; libératrice d’Anvers en 1832, pour avoir mis cette cité opulente et populeuse à l’abri d’un nouveau bombardement, et sa citadelle ainsi que les forts qui en dépendant au pouvoir de vos troupes, simples spectatrices, malgré elles, d’une attaque à laquelle il ne leur était pas permis de participer. Sans doute, il n’est personne parmi nous qui n’approuve les sentiments déjà exprimés par les magistrats de cette cité elle-même et par son immense population.
Mais la seconde proposition a effrayé quelques esprits. Ils se sont demandé ce que diraient les puissances autrefois liguées contre la France, si nous osions toucher au monument élevé dans vos plaines, en mémoire d’un triomphe si chèrement acheté par elles.
Messieurs, je suis bien persuadé qu’un pareil événement ne leur fera pas tirer l’épée. Elles diront d’ailleurs ce qu’elles voudront. Il s’agit ici d’un acte d’administration intérieure qui ne doit regarder que nous, où l’avis des étrangers est inutile et dans lequel je ne vois pas que la conférence même puisse s’immiscer, malgré la neutralité à laquelle nous ont condamné ses protocoles et le droit qu’elle s’est arrogé depuis longtemps de régler nos affaires extérieures.
D’autres, se disant amis des arts, crient au vandalisme comme s’il était question de fondre les chevaux de Venise ou de briser le chef-d’œuvre de Praxitèle ; comme si, dis-je, il était bien difficile de substituer au lion de fer une statue allégorique de meilleur goût.
D’autres enfin s’écrient : « Vous allez détruire un monument de la gloire nationale. » Mais je demande quelle était votre nationalité en 1814, quelle était quand, réunis à la Hollande, celle-ci vous imposait sa langue, son système d’impôts et sa législation barbare, se jouant même du marché de Londres auquel elle avait adhéré et vous regardant comme un peuple conquis. Je demande si aujourd’hui vous pouvez, sans vous mettre en contradiction avec vous-mêmes, revendiquer la gloire d’un succès fatal qui vous avait mis sous le joug aussi bien que les vaincus ; gloire que vous avez répudiée à jamais par votre insurrection de 1830.
Messieurs, votre position est entièrement changée. Conquis en 1814 par les armées de la coalition, les Belges combattaient malgré eux dans ses rangs en 1815 ; ils favorisaient, à leur insu sans doute, la restauration de la branche aînée des Bourbons, l’asservissement et l’humiliation de la France, le retour de la féodalité et de tous les abus, l’anéantissement des idées libérales et des lumières qu’elles propagent. Alors vous cédiez à la force, à la nécessité. Redevenus libres, la France est maintenant votre alliée sincère, elle prodigue pour vous son sang ; vous lui devez, en réparation du mal que le malheur des temps vous a réduits à lui faire, en reconnaissance des services qu’elle vous a rendus, de ceux qu’elle est près de nous rendre encore, en témoignage de la sympathie, de l’attachement qui doivent vous unir, vous lui devez la destruction d’un monument qui l’insulte.
Que le lion de Waterloo tombe et disparaisse ; que les armées françaises, accourant à votre secours, à la défense de vos foyers, ne rencontrent plus sur leur passage ce signe qui ne peut rappeler que d’odieux souvenirs.
Je voterai pour la prise en considération ; mais, ami de la simplicité, ennemi des grands mots, je consentirai à quelques changements, à quelques corrections de style dans le projet, sans toucher au fond.
M. Nothomb. - Messieurs, naguère, tout en reconnaissant que l’appel fait à la France et à l’Angleterre par notre gouvernement était légal et nécessaire, je n’ai pas hésité à déclarer que l’intervention étrangère n’en était pas moins un grand malheur, en ne considérant que les sentiments d’honneur national. La France a rempli ses obligations en intervenant, nous avons rempli les nôtres en subissant l’intervention. Chaque peuple a fait ses sacrifices, et chaque peuple a trouvé ou une récompense ou une compensation dans l’événement même : l’armée française y a trouvé de la gloire, le gouvernement français y a puisé une nouvelle force. Pour nous, messieurs, nous avons sans doute obtenu un grand résultat ; mais ce n’est qu’en invoquant la loi d’une inexorable nécessité que nous pouvons dire que l’honneur est resté sauf.
J’aurais donc voulu que la représentation nationale eût gardé aujourd’hui, après la deuxième intervention, le même silence qu’elle a gardé après la première ; nous nous sommes tus il y a 15 mois ; nous avons cru prudent de renfermer en nous-mêmes l’expression de notre gratitude, et cependant cette première intervention nous avait sauvés d’une restauration presque certaine.
Comme alors, nous aurions pu aujourd’hui réserver à celui qui est le représentant perpétuel du pays à l’égard de l’étranger, nous aurions pu réserver au Roi le soin de témoigner de notre gratitude et de décerner des récompenses. J’aurais donc voulu, comme membre d’une chambre belge, jeter le voile sur ces deux événements nécessaires, mais à certains égards malheureux ; voilà comme j’aurais concilié les nécessités politiques qui dominent le pays avec les sentiments d’amour-propre que nous ne devons pas abdiquer.
Il n’en est plus temps aujourd’hui, le silence est rompu ; force m’est d’accepter une discussion que je n’ai pas provoquée. J’avoue même que le rejet absolu de la principale partie de la proposition, du vote des remerciements, deviendrait impolitique à son tour ; mais je me fais un devoir d’écarter sans réserve tout ce qui est étranger aux sentiments mêmes qui nous animent en ce moment.
Si le monument de Waterloo n’existait pas, il ne faudrait pas l’élever ; mais puisqu’il est là, il faut qu’il y reste. D’ailleurs vous auriez beau précipiter le lion de sa base, le nom de Waterloo n’en resterait pas moins inscrit dans l’histoire française à la suite des noms lugubres de Crécy et d’Azincourt. Si, en mémoire de la journée des éperons, nos ancêtres avaient élevé un monument près de Courtray, je m’opposerais aujourd’hui à la destruction de ce monument.
Et pour tout dire, j’ajouterai que le lion de Waterloo n’a rien d’odieux pour moi, comme Belge et comme homme. Cette journée a ouvert pour l’Europe une ère nouvelle, l’ère des gouvernements représentatifs. Cette journée a rendu à la Belgique cette indépendance qui a été dénaturée ensuite et qui a reçu une nouvelle forme, sa véritable forme, par les journées de septembre.
Je ne répéterai pas tout ce qui vous a été dit sur un événement si étrangement défiguré ; j’ajouterai seulement un mot, c’est que si la bataille de Waterloo avait été gagnée per ceux qui sont venus depuis au secours de notre indépendance, c’en eût été fait alors pour longtemps de notre nationalité, et peut-être cette ville, où nous siégeons, au lieu d’être la capitale du nouveau royaume belge, serait redevenue le chef-lieu du département de la Dyle.
C’est à regret que je fais ce retour sur le passé, lorsque ceux pour lesquels il est douloureux sont encore parmi nous. Mais des paroles inconsidérées sont parties de cette tribune : elles auront du retentissement au-dehors, et elles ne peuvent rester sans réponse ; il ne faut pas qu’en Allemagne, il ne faut pas qu’en Angleterre, l’on doute de nos sentiments d’indépendance.
Je viens de prononcer un mot devant lequel je dois encore m’arrêter avant de finir. On a demandé ce que l’Angleterre a fait pour l’indépendance belge, pour la liberté du monde. Ce qu’elle fait ? Mais ignore-t-on l’histoire contemporaine ? Elle a été le dernier asile de la liberté alors qu’un conquérant tenait l’Europe sous son sceptre de fer ; elle a entretenu une lutte gigantesque pour rendre l’indépendance au continent. Ce qu’elle a fait depuis deux ans ? Elle a étendu sa main puissante, d’abord sur la France, puis sur la Belgique ; elle a dit aux autres puissances : « Vous ne toucherez pas à ces deux révolutions. » Et ces deux révolutions sont restées intactes. Ce qu’elle a fait pour nous en particulier ? Elle a entre autres empêché le partage à une époque qu’on n’aurait pas dû rappeler et qu’on peut qualifier de déplorable.
Le refus du duc de Nemours paraissait rendre impossible notre indépendance ; des idées de partage vinrent à naître. L’Angleterre repoussa le plus vivement ce projet dont on pouvait s’accommoder en désespoir de cause. Ce qu’elle fait depuis trois mois ? Elle a conclu dans notre intérêt une alliance éclatante avec la France ; elle a fait violence à toutes ses traditions ; elle qui avait reçu de la Hollande le roi de sa révolution de 1688, a rompu avec la Hollande, elle a brisé pour l’avenir tous les liens qui se rattachaient au passé, elle a condamné son commerce à l’embargo, elle a fait mouvoir ses flottes.
Voilà ce que l’Angleterre a fait depuis trois mois, depuis la révolution de juillet, depuis 40 ans.
Quant à l’homme auquel on a fait allusion (lord Ponsomby), je le reconnais, il a été notre adversaire aussi longtemps qu’on a paru suivre le système exclusivement français qu’on est venu de nouveau préconiser. Il est devenu notre sincère appui lorsque l’indépendance belge lui a semblé une possibilité européenne. Il a soutenu avec nous une combinaison fameuse qui a amené l'ordre actuel. Je saisis avec empressement l’occasion de lui rendre ici justice. Pour être fidèle à nos principes, je devrais demander des remerciements pour la France et la Grande-Bretagne, et de plus un monument pour l’armée française.
Nous pourrions aussi consacrer par un acte solennel le premier résultat de cette alliance qui sera peut-être le plus grand événement de notre âge, alliance que nous ne devons jamais perdre de vue dans notre politique pour ne pas tomber dans un système exclusif, soit français, soit anglais.
En résumé, j’aurais désiré que la proposition n’eût point été faite ; je la repousserai dans sa rédaction actuelle, mais je me joindrai à ceux qui voteront purement et simplement des remerciements.
M. Desmet. - Messieurs, j’appuie de toutes mes forces la prise en considération de la proposition de l’honorable M. Gendebien. Si derechef nous avons dû boire à la coupe de la diplomatie, et qu’en humbles serviteurs de la conférence de Londres, nous avons dû voir que nos troupes restassent l’arme au bras, quand nos voisins sont entrés chez nous pour chasser de notre sol le restant de l’ennemi qui s’y trouvait encore, il n’est pas moins certain que cet acte de générosité et d’amitié de la part de la nation française doive être reconnu et que ce serait user d’ingratitude si nous ne montrions à l’univers entier, par une déclaration solennelle et émanée de la représentation nationale, que la Belgique en témoigne sa reconnaissance et son admiration au peuple français et à sa valeureuse armée. Je ne puis donc douter que le premier membre de la proposition soit voté par nous à l’unanimité.
Mais croyez-vous, messieurs, qu’un simple vote de remerciements puisse suffire pour montrer toute notre gratitude ? Je pense que non, et je me flatte que vous direz comme moi que nous ne pouvons saisir de circonstances plus favorables pour faire quelque chose d’agréable à la France, et qui sera même applaudi par la nation belge ; j’appuie donc de même la prise en considération du second membre de la proposition, qui tend à ôter de notre sol et de nos yeux ce lion de Waterloo qui, tourné vers la France, indique que c’est là où est notre éternel ennemi ; étrange contre-sens tandis que c’est le seul ami sincère que nous ayons, et que c’est dans ce pays où s’écoulent nos productions agricoles et industrielles et d’où dépend notre prospérité…
C’est un monument, dit-on, que nous laisse le souvenir de la chute de Bonaparte ; non, messieurs, c’est un monument qui nous indique la création de la fameuse association des rois contre les peuples ; c’est sur une paroi de sa base que l’autocrate moscovite a tracé le compromis, liberticide de la soi-disant sainte-alliance, et que les autres absolutistes de l’Europe ont signé en jurant de subjuguer les peuples et de les tenir en esclavage.
La politique européenne en sera froissée, dit-on encore, et il est dangereux pour nous de provoquer son mécontentement ; que la politique machiavélique du Nord en sera piqué, je n’en doute pas, mais que le nouveau témoignage d’amitié envers la France fera tort à la consolidation de notre révolution, je dis que non et je soutiens que plus sont étroits nos liens avec les Français, plus nous devons espérer une fin à nos affaires, et voir approcher le moment d’une paix qui couronnera l’œuvre de notre révolution, qui fera cesser toute crainte de restauration ; je voterai donc aussi la prise en considération du second membre de la proposition.
M. A. Rodenbach. - Je ne m’opposerai pas à la prise en considération, parce que dans la discussion de la proposition, on pourra, en l’amendant, conserver le monument, et cependant exprimer nos sentiments envers l’armée française.
Le lion belgique, debout sur le monument, menace la France de ses griffes ; pourquoi ne pas le tourner du côté de la Hollande et le faire menacer nos ennemis. (On rit beaucoup.)
Nous savons tous apprécier les services de l’armée française, et nous voterons des remerciements à cette brave nation : pour nous c’est un devoir. Déjà les ennemis de notre indépendance ont trouvé mauvais qu’à Bruxelles nous n’ayons donné aucun signe de réjouissance.
J’appuie la prise en considération ; je le répète, les amendements pourront surgir ; et la politique anglaise, et toute autre politique ne pourra trouver mauvais que nous tournions le lion belgique contre le Hollandais. (On rit de nouveau.)
M. Levae. - J’ai vu avec peine, comme un grand nombre de Belges, que notre armée devait rester spectatrice immobile de l’attaque de la citadelle d’Anvers par la brave armée française, et d’une lutte qui devait contribuer à l’affermissement de notre monarchie et de notre indépendance.
Mais l’amour-propre national ne me rend pas injuste au point de méconnaître l’immense service que viennent de nous rendre nos alliés, et combien ils viennent d’acquérir de nouveaux droits à notre reconnaissance.
J’approuve donc la partie de la proposition de M. Gendebien qui a pour but d’offrir à la France et à son armée un témoignage éclatant de gratitude.
Mais je crois devoir m’opposer à la prise en considération de la partie de cette proposition qui tend à détruire le monument de Waterloo, parce que la destruction des monuments historiques n’a pas de but et qu’elle n’est pas en rapport avec les progrès de la civilisation et l’esprit de notre époque.
Eh quoi ! lorsque nous aurons renversé le lion élevé à Mont-Saint-Jean, aurons-nous déchiré, de l’histoire, les pages de cette sanglante bataille ? Lorsqu’avec le fer de cet emblème vous aurez coulé des bombes et des boulets, aurez-vous réparé le désastre dont il rappelle la mémoire ?
Au premier jour de la révolution française, le peuple déclara aussi la guerre aux monuments, et si je ne me trompe, ce n’est pas précisément de ces actes de vandalisme que la république peut honorer.
Mais, a dit l’auteur de la proposition, le lion de Waterloo est une insulte pour nos seuls alliés. Je ne partage point cette opinion : la bataille de Waterloo n’offre, pour la France, aucun souvenir dont elle ait à rougir ; elle fut vaincue, non parce que ses troupes manquèrent de courage, mais parce qu’elles furent accablées par le nombre et peut-être par la trahison.
Messieurs, lorsque les Russes, les Prussiens, les Autrichiens envahirent à deux reprises la ville de Paris, ils se gardèrent bien de porter une main sacrilège sur l’immortelle colonne d’Austerlitz ; ils n’ont pas fait sauter le pont d’Iéna.
Pourquoi donc renverserait-on le monument de Waterloo ?
On dit qu’il ne rappelle que notre asservissement.
Messieurs, le despotisme qui a pesé pendant quinze ans sur notre patrie est un fait ; vous n’anéantirez pas ce fait en détruisant le lion ; c’est précisément parce qu’il réveille d’affligeantes pensées que je désire qu’il reste debout ; c’est pour qu’il dise, un jour, à nos derniers neveux : « La Belgique fut esclave de la Hollande et elle sut redevenir libre. »
Quoique je ne puisse approuver toutes les parties de la proposition de notre honorable collègue, je voterai, cependant, pour qu’elle soit prise en considération.
M. Ullens. - Messieurs, je ne dirai que peu de mots pour motiver mon vote. Ce serait de ma part une noire ingratitude si, comme Belge et bien plus encore comme Anversois, je ne me hâtais de remercier la brave armée française de ce qu’elle a fait dans l’intérêt de ma belle patrie. Cependant, comme dans la proposition de M. Gendebien, il y a tant de choses que je regarde comme inadmissibles, je voterai contre la prise en considération.
M. Gendebien. - Je dois exprimer mon étonnement d’avoir vu des membres que j’ai consultés hier matin sur ma proposition, qui y applaudissaient avec enthousiasme (c’est l’expression dont ils se sont servis) revenir subitement sur leurs pas, et trouver mauvais ce qu’ils trouvaient bon quelques heures auparavant. Quand il s’agira de discuter ma proposition au fond, je reviendrai sur ce qu’ils viennent de dire, sur ce que nous avons entendu.
Messieurs, veuillez bien remarquer que je ne demande pas la destruction du monument de Waterloo ; je demande que par une sage politique, que, cédant aux principes philanthropiques qui distinguent notre époque, nous enlevions tout ce qu’il y a de véritablement odieux dans ce monument, pour le remplacer par des emblèmes funèbres, seuls signes qui devraient transmettre à la postérité la mémoire du carnage et des maux effroyables de la guerre. Voilà ma seule demande.
A ces observations je joins celle-ci : que le lion de Waterloo n’est pas le lion belge, mais le lion néerlandais ; qu’il doit par conséquent vous être tout aussi odieux qu’à la France, pour qui il est une véritable injure.
Je ne crois pas que sous le rapport de l’art, on puisse faire la moindre objection : les monuments servent à transmettre à la postérité des faits ou des chefs-d’œuvre ; le lion belgique n’est rien moins qu’un chef-d’œuvre ; c’est une masse informe de fer fondu, et voilà tout ; certes personne ne fera à la Belgique l’injure de douter qu’on puisse trouver un artiste capable de faire mieux. Sous le rapport de l’art, la postérité ne peut qu’y gagner.
Sous le rapport des souvenirs historiques, un immense tertre vous restera : ne le trouvez-vous pas assez grand, vous le doublerez si cela peut vous faire plaisir ; mais tel qu’il est, il suffira pour conserver le souvenir heureux du 18 juin 1815, pour ceux dont le cœur et l’esprit sont assez mal faits pour y trouver un sujet de satisfaction et de joie ; et il sera toujours trop significatif pour les hommes qui apprécient à leur juste valeur ces monuments de carnage et de désolation.
Ainsi, point de vandalisme dans ma proposition, respect complet au contraire pour les monuments historiques.
Mais, a-t-on dit, aucun joug n’a été imposé ni à l’Europe, ni à la Belgique, par le désastre de Waterloo ; au contraire, c’est un despote qui a été renversé. Ah ! messieurs, que de progrès la civilisation, le bien-être moral et matériel, la liberté enfin, ont faits en France, chez nous, en Allemagne ! Allez consulter les Allemands, les Prussiens, les Anglais, les Belges et les Français ; demandez-leur de quel avantage a été pour eux la bataille de Waterloo.
Les peuples du Nord soumis, comme au bon vieux temps, au joug de la féodalité, comprimés par de nombreux soldats, et la France et la Belgique ont trouvé tant de douceur dans les fruits de cet événement qu’elles l’ont maudit sans cesse, et lorsqu’elles ont trouvé le moyen de secouer le joug, elles ont culbuté les deux gouvernements, fruit de la bataille de Waterloo.
On a dit que la proposition était impolitique, que dans l’incertitude où nous nous trouvons, en présence du traité du 22 octobre, de la note du 2 novembre, qui nous jettent dans le vague et l’obscurité, il fallait bien prendre garde de faire acte qui pût nous donner une couleur politique déterminée favorable à une puissance plutôt qu’à une autre.
Messieurs, si la France prenait au sérieux ce langage, nous n’aurions plus aucun ami en Europe. Oui, la politique est incertaine ; oui, les résultats sont encore douteux : mais c’est dans un pareil moment qu’il faut savoir choisir ses alliés, qu’il faut faire quelque chose pour plaire à ses meilleurs amis, au risque de déplaire aux autres. La seule alliée naturelle de la Belgique est la France, parce qu’elle a seule intérêt à nous soutenir, et en politique, vous le savez, l’intérêt est la mesure des actes des cours respectives.
Le lion de Waterloo, dit-on, a de la popularité chez nous : on voit en lui le germe de notre existence politique. Jusque-là nous avions été fondus dans d’autres nations : mais, depuis Waterloo, avez-vous été libres, indépendants ? N’avez-vous pas été fondus dans une autre nation, et n’était-ce pas celle qui nous était la plus antipathique ? Voilà quel fut pour nous le résultat de la bataille de Waterloo ; et c’est après une révolution qui nous a causé tant de pénibles sacrifices, pour répudier précisément le honteux héritage de Waterloo, qu’on ose en parler comme d’un événement heureux et populaire ! Ah ! je n’hésite pas à le répéter : pour nous comme pour tous les peuples, Waterloo fut le triomphe passager de la force brutale sur la civilisation.
Un autre orateur a regretté que la proposition ait été faite. Il y a 15 mois, a-t-il dit, nous avons gardé un silence prudent ; nous eussions dû agir de même aujourd’hui pour éviter de blesser les susceptibilités nationales. Ah ! messieurs, ce n’est pas lorsqu’il s’agit de payer une dette de reconnaissance qu’il faut soulever les susceptibilités nationales, c’est alors qu’on nous a imposé de honteux sacrifices qu’il fallait tenir compte de la susceptibilité nationale. N’est-ce pas une dérision de supposer que la nation peut concevoir une susceptibilité aussi niaise, pour ne pas dire aussi monstrueuse ? Aucun prétexte ne peut dispenser une nation, pas plus qu’un individu, de la dette de la reconnaissance.
Ainsi, au nom de mon pays, que je crois mieux connaître que l’orateur, je déclare que c’est méconnaître son beau caractère de loyauté que de supposer qu’il est blessé dans son honneur, alors qu’il ne s’agit que de s’acquitter d’un devoir sacré chez tous les peuples les moins civilisés, celui de la reconnaissance.
Le lion enlevé, Waterloo n’en subsistera pas moins dans les fastes de l’histoire. Est-ce donc que je demande d’effacer Waterloo ? Je ne demande pas même d’effacer les monuments qui attestent les combats sanglants qui, quoi qu’on en dise, ont été livrés contre les principes de la première révolution, comme on en livrera peut-être bientôt contre les principes de la seconde.
Cependant, beaucoup de membres étaient de cet avis ; ils m’avaient engagé à proposer de niveler le terrain et d’envoyer le lion à Paris, comme un hommage à l’armée française. Je regrette que ces honorables membres ne prennent pas aujourd’hui la parole pour soutenir ma proposition, que je crois plus conforme à la dignité nationale et qui reste bien en-dessous de la leur.
Un orateur a essayé de réfuter ce que j’ai dit de l’Angleterre. Il n’a pu parvenir à réfuter un seul fait ; il n’a pas même osé les contester ; seulement il a dit que l’homme qui avait conspiré pendant cinq mois contre la Belgique était ensuite devenu son meilleur ami, aussitôt que la Belgique se montra moins exclusive dans ses relations diplomatiques. Messieurs, un homme qui a conspiré contre une nation peut difficilement devenir son ami sincère et véritable. Pour moi, on voudra bien me permettre de douter de la sincérité des sentiments de ce diplomate, aussi longtemps que ces faits positifs ne m’auront pas rassuré sur sa mission équivoque.
(Moniteur belge n°2, du 2 janvier 1833) Mais le reste qu’on ose alléguer pour justifier une véritable trahison est plus que frivole, il est complétement faux. Quoi ! c’est parce que nous n’avions que des relations diplomatiques avec la Frange que lord Ponsomby a pu conspirer loyalement une restauration en Belgique ! Admirable subterfuge. Mais a-t-on oublié que l’Angleterre a trois fois repoussé nos envoyés, alors que la France les recevait officiellement ? Est-ce notre faute à nous si l’Angleterre a refusé de faire pour nous ce que faisait la France ? Elle n’a changé de système, elle n’a montré en apparence quelque sympathie pour notre révolution que le jour où elle a vu qu’elle ne pourrait nous imposer une restauration ; mais, en changeant de système, elle n’a pas moins poursuivi le seul résultat qu’elle se proposait, celui de nous exploiter à son profit exclusif, et sous les rapports commerciaux et sous les rapports politiques.
Je n’ai rien dit qui puisse choquer l’Angleterre, et je professe pour la nation anglaise une profonde estime ; mais quand on vient nous vanter les progrès que sa politique a fait faire à la civilisation, les bienfaits qu’elle a répandus chez tous les peuples ; quand on vient nous vanter sa franchise, sa loyauté, je dirai à mon tour que la politique de l’Angleterre ne fut jamais que de l’égoïsme. Jamais elle n’a caressé un peuple d’une main, sans le déchirer de l’autre le lendemain. Avez-vous oublié sa conduite envers les Danois, envers les malheureux Grecs ? Parga lâchement et honteusement sacrifié, non à la nécessité, mais à un changement de politique, à des intérêts mercantiles ? Parga crie vengeance ; ce crime politique pèsera éternellement sur le gouvernement anglais. Si ce sont là ses bienfaits, nous lui devons des actes de grâce, car Venloo… Il fallait qu’un peuple imitât son exemple par l’abandon d’une nouvelle Parga, et c’est nous qui avons été choisis ; oui, deux peuples en Europe auront commis le même crime politique, et c’est l’Angleterre qui rendra compte à la postérité de ce double crime.
On parle des bienfaits, du gouvernement anglais et de sa bonne foi ! Mais qu’a-t-il fait pour la France, pour l’Italie, pour l’Espagne et le Portugal ? Il a trahi l’un et l’autre, et il nous abandonnera, il nous trahira à notre tour, aussitôt que ses intérêts lui conseilleront une restauration ou un partage. Je désire me tromper, mais j’en ai la conviction, et je crains que cette prédiction ne se réalise comme tant d’autres. Qu’on cesse donc d’incriminer mes intentions, mes paroles, et si j’en ai dit plus que je ne voulais d’abord, la faute en est à celui qui m’a forcé à entrer dans ces détails. S’il insiste, je n’hésiterai pas, quoiqu’à regret, à aller plus loin.
Messieurs, en me résumant, je déclare que je ne tiens nullement à ma proposition. J’ai rempli un devoir que l’honneur et la reconnaissance m’imposaient comme citoyen belge.
Je persiste à croire que la reconnaissance est pour nous un devoir sacré que nous ne pouvons nous dispenser de remplir ; car sans la France vous eussiez été restaurés en 1831, l’Angleterre aurait applaudi peut-être à votre restauration, et elle vous restaurera aussitôt qu’elle le pourra en toute sécurité ; à moins qu’elle ne trouve le moyen d’occuper vos côtes et la citadelle d’Anvers, et de prendre part au partage qui se fera le jour où la France sera assez faible pour le laisser faire.
Quant à ma seconde proposition, elle consiste simplement à substituer un monument funèbre à un trophée sanglant ; l’un comme l’autre attesteront le même fait dans l’histoire ; mais celui que je propose sera digne de la civilisation et de la philanthropie qui caractérisent notre époque, et il n’aura rien d’offensant pour personne ; il serait digne de la Belgique régénérée de donner cet exemple à l’Europe. Je désirerais que tous les monuments élevés sur les champs de bataille fussent consacrés à la douleur et aux regrets. Saisissez avec empressement l’occasion qui vous est offerte de réaliser cette pensée qui seule m’a dirigé. Vous vous trouvez dans l’heureuse position d’en faire en même temps un monument de reconnaissance, un gage de réconciliation et d’alliance perpétuelle.
M. Jullien. - Messieurs, j’ai peu de chose à ajouter aux observations que j’ai déjà eu l’honneur de vous soumettre, mais je dois relever quelques paroles d’un des honorables préopinants : un préopinant a dit qu’en 1831 nous avions prudemment renfermé dans nous-mêmes l’expression de la reconnaissance que nous devions à l’armée française ; il a semblé témoigner le désir que nous en fissions autant dans cette circonstance.
Messieurs, lorsqu’on a reçu un grand service, et qu’on a la prudence de renfermer en soi-même, une fois, deux fois, l’expression de sa reconnaissance, cette prudence ressemble beaucoup à de l’ingratitude ; et c’est une tâche que, dans la position où elle se trouve, la Belgique ne doit point prendre sur elle. Le même orateur a dit encore que la journée de Waterloo avait créé notre indépendance, Je ne sais jusqu’à quel point cela est vrai, mais ce que je sais c’est que ce sont les vaincus qui nous l’ont conservée et qui nous la conserveront encore. Et si la France retirait de sur nous sa main puissante, il nous serait bien facile de compter les amis qui nous resteraient en Europe. Ce n’est pas sur l’Angleterre que nous devrions compter, et quelque diplomate que soit l’orateur qui a proféré ces paroles, je crois que ce qu’a dit M. Gendebien, de la sympathie de la France et de l’Angleterre pour nous, est beaucoup plus près de la vérité. -
C’est l’Angleterre, a-t-on dit, qui a pris sous sa protection la révolution de juillet. Messieurs, je crois que la révolution de juillet aurait pu fort bien se passer de la protection de l’Angleterre, et si elle a eu un tort, c’est d’avoir demandé la protection de ceux dans qui elle n’a trouvé et ne devait trouver que des ennemis.
En définitive, je ferai remarquer que toute cette discussion s’égare ; on nous parle beaucoup du lion de Waterloo, on nous dit qu’il devrait être tourné de telle ou telle manière. (On rit.) On nous a parlé de l’influence que cette discussion pourrait avoir à l’étranger. Messieurs, tout cela est prématuré. Il ne s’agit en effet aujourd’hui que de savoir si la proposition sera prise en considération.
C’est après cela, et quand la proposition sera renvoyée aux sections, qu’il faudra voir si elle doit ou non être modifiée. Mais, avant tout, prenez-la en considération ; vous déciderez après s’il faut l’amender.
M. Mary. - Je pense que dès maintenant la proposition doit être divisée. Il y a deux propositions bien distinctes dans cette proposition, et chacune fait l’objet d’un article séparé. Quant à la première partie de la proposition, chacun est d’accord de voter des remerciements à l’armée française. Quant à la seconde partie, beaucoup de personnes, et je suis de ce nombre, pensent que ce serait un acte de vandalisme que de détruire un monument historique destiné à rappeler un grand souvenir, et cela ne peut blesser la France, qui est certes bien au-dessus d’un objet d’aussi mince importance. Je demanderai donc la division, déclarant que si elle n’avait pas lieu, je me verrais forcé de voter contre la proposition,
M. de Muelenaere. - Messieurs, il résulte des dernières paroles proférées par l’auteur de la proposition, qu’il n’a eu d’autre but que de rendre hommage à la bravoure et à la discipline de l’armée française, et de lui voter des remerciements pour les services qu’elle nous a rendus,
Sous ce point de vue, je ne pense pas qu’il se manifeste aucune dissidence dans cette enceinte, et si la proposition était formulée seulement dans ce sens, je ne doute pas qu’elle ne fût votée par acclamation. Personne ici n’est disposé à contester les services rendus par la France à la Belgique en 1831 et en 1832, et personne n’hésitera à saisir l’occasion qui se présente de lui en témoigner sa reconnaissance.
Il me semble donc que c’est entrer dans les sentiments de l’auteur de la proposition lui-même, qui a dit qu’il était loin de sa penser de blesser les sentiments ni l’amour-propre d’aucune nation, que d’admettre la discussion de la proposition, voter des remerciements à l’armée française, en témoignage de notre admiration et de notre reconnaissance ; de cette manière je lui donnerai mon assentiment. Si, au contraire, elle reste formulée comme elle l’est, attendu qu’elle renferme des expressions capables de blesser la susceptibilité des autres nations, je la rejetterai.
Je ne regarde pas, moi, la bataille de Waterloo de manière à en concevoir ni honte ni douleur, et si je consulte mes souvenirs, la nouvelle de cette victoire ne fut pas accueillie avec déplaisir par la Belgique. N’oublions pas, d’ailleurs, que les soldats belges y combattirent avec distinction ; et ce sont des souvenirs que nous devons recueillir avec soin. Je voterai pour la division.
M. d’Elhoungne. - Comme le disait tout à l’heure l’honorable M. Jullien, on perd de vue le véritable objet de la discussion. Il ne s’agit pas d’examiner maintenant le fond de la question, mais de savoir si on prendra la proposition en considération, si on la renverra devant les sections, et ce n’est que là qu’il sera possible de décider si elle sera modifiée ou non. Prendre la proposition en considération ne vous engage à rien ; vous serez les maîtres ensuite d’en changer les termes. Si vous y trouvez quelque chose qui blesse les convenances, vous êtes là pour rejeter l’alliage qui dépare la proposition au fond ; mais au moins vous aurez examiné auparavant si l’alliage existe.
On vous a dit que dans l’amendement il y avait deux parties bien distinctes, l’une qui exprimait la reconnaissance de la nation pour l’armée française, l’autre qui offre en holocauste le lion de Waterloo. Dans mon sens ces deux propositions n’en font qu’une, ou au moins l’une est la conséquence de l’autre. Par l’une, nous voulons témoigner notre reconnaissance ; par l’autre, nous faisons quelque chose pour la prouver. Nous sacrifions à la France la masse informe qui surmonte le monument de Waterloo. Si vous trouvez le sacrifice trop grand, vous le rejetterez. Je demande donc que la proposition soit prise en considération, et qu’elle soit renvoyée aux sections,
M. Dubus. - Je prends la parole pour appuyer la division de ce qu’on appelle la proposition de M. Gendebien. Pour moi, j’y trouve deux propositions bien distinctes, formulées dans deux articles différents. On a voulu combattre la proposition en prétendant que ces propositions n’en formaient qu’une seule ; mais si on n’avait pas reconnu que les deux objets avaient un rapport éloigné quelconque, on n’en aurait pas fait deux articles séparés. La question est donc complexe, cela est évident ; or, dès qu’il se présente une question complexe, la division est de droit quand elle est demandée ; ainsi le veut l’article 25 du règlement. On prétend encore écarter l’application de l’article par cette considération qu’il ne s’agit pas de décider sur le fond, mais sur la prise en considération. Mais que ce soit sur le fond ou sur la prise en considération, la question n’en est pas moins complexe. Plusieurs orateurs, en se prononçant pour le premier article, ont repoussé le second ; il serait souverainement injuste de les placer, en rejetant la division, dans la position de se prononcer contre la proposition. Je demanderai donc aussi la division, sans quoi je voterai contre la proposition entière.
- La clôture est prononcée.
La division est ensuite mise aux voix et adoptée.
M. le président met aux voix la prise en considération de l’article premier. Elle est adoptée.
- La prise en considération de l’article 2 est ensuite mise aux voix et rejetée.
M. le président. - Il ne reste dont de la proposition de M. Gendebien que la partie relative aux remerciements à voter pour l’armée française. D’après l’article 38 du règlement, cette proposition doit être renvoyée en sections ou à une commission.
- Plusieurs membres demandent que la discussion s’ouvre immédiatement.
M. le président. - Le règlement s’y oppose. Cependant, je citerai un précédent de la chambre où elle a nommé une commission qui s’est retirée séance tenante et a fait immédiatement son rapport, sur lequel on a voté sans désemparer. La chambre veut-elle faire de même ? (Oui ! oui ! ! Que le bureau nomme la commission.)
M. le président désigne MM de Muelenaere, Desmet, dHuart, Dubus et Mary, pour examiner la proposition.
- La commission se retire, la séance est suspendue à trois heures et un quart.
La commission rentre à trois heures et demie.
M. d’Huart, son rapporteur, a la parole. - Messieurs, votre commission a adopté la première disposition de la proposition de M. Gendebien avec un considérant dont je vais vous donner lecture :
« Léopold,
« Voulant reconnaître les services rendus à la Belgique par l’armée française, à deux époques mémorables, et lui donner, à l’occasion du siège de la citadelle d’Anvers, un témoignage de gratitude nationale ;
« Nous avons, de commun accord avec les chambres, décrété, et nous ordonnons ce qui suit :
« Article unique. La nation belge adresse des remerciements à l’armée française. »
M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) pense qu’il faudrait supprimer tout considérant dont les termes seront toujours incomplets ; il voudrait qu’on se contentât des termes de l’article.
- Cette proposition est mise aux voix et rejetée.
M. F. de Mérode. - Il me semble que le premier considérant de M. Gendebien était préférable à celui de la commission :
« Considérant que l’armée française, toujours admirable par son génie, sa bravoure et sa discipline, a acquis à jamais des droits à l’estime et à la reconnaissance de la nation belge par les services qu’elle lui a rendus, en 1831 et 1832. »
Je propose l’adoption de ce dernier.
M. Dumont. - J’appuie cette proposition. Je préfère aussi ce considérant, à l’exception d’un mot. Que veut dire en effet le mot « génie » ?
M. F. de Mérode. - On entend par là le génie de l’armée ; l’expression est très convenable ; on peut très bien dire : « Il y a du génie dans l’armée française. »
M. Jonet. - Il me semble qu’il vaudrait mieux supprimer les mots « Toujours admirable par son génie, sa bravoure et sa discipline, » et laisser subsister le texte de l’article.
- Cette proposition est mise aux voix et rejetée presque à l’unanimité.
Le considérant de M. Gendebien est adopté.
On procède à l’appel nominal sur l’ensemble du projet ; il est adopté à l’unanimité des 53 membres présents.
La chambre s’ajourne ensuite au 15 janvier.
La séance est levée à 4 heures.