Accueil        Séances plénières         Tables des matières         Biographies         Livres numérisés     Bibliographie et liens      Note d’intention

 

« Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore JUSTE

 

Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850, 2 tomes (1er tome : Livres I et II ; 2e tome : Livres III et IV)

 

Chapitre précédent            Chapitre suivant            Retour à la table des matières

 

LIVRE TROISIEME. LA REGENCE

 

CHAPITRE VII

 

Le choix du chef définitif de l'État était la question dominante

 

(page 136) La principale préoccupation du second ministère du régent, la pensée constante de ceux qui le dirigeaient, concernait les moyens de clore la révolution par le choix du chef définitif de l'État. C'était la question la plus grave et la plus urgente de la situation ; le choix d'un chef définitif pouvait seul conjurer le triple danger d'une restauration, d'une réunion à la France ou d'un partage. Depuis que le Congrès avait rejeté la proposition de M. Lebeau, ayant pour objet la nomination d'une commission permanente chargée de prendre des renseignements propres à éclairer l'assemblée sur le choix du chef de l'État, la responsabilité du gouvernement s'était accrue avec la tache qui lui était imposée. I1 tenait de l'assemblée nationale non seulement une marque de (page 137) confiance, mais il en recevait une mission délicate qu'il ne pouvait ni méconnaître ni négliger. Il devait à la fois justifier la confiance du Congrès et couvrir le régent que les esprits passionnés eussent certainement accusé d'ambition, si le gouvernement avait apporté le moindre retard à s'occuper d'une négociation tendant à constituer définitivement le pays. Toutes les tentatives faites jusqu'alors pour obtenir ce grand résultat avaient échoué devant les répugnances du Congrès ou devant la volonté inébranlable des puissances. Jamais l'assemblée nationale de Belgique n'eût consenti à rapporter le décret qui prononçait l'exclusion des membres de la maison d'Orange-Nassau ; jamais non plus on n'aurait pu obtenir de la maison d'Orléans la reconnaissance du duc de Leuchtenberg. La majorité du Congrès s'était également prononcée contre un prince indigène, parce que, en dehors des désignations que nous avons mentionnées précédemment (Voir livre Ier, chapitres II et XIII), il n'y avait plus de combinaison sérieuse. Ainsi, le cercle des candidats propres à occuper le trône de Belgique s'était graduellement rétréci depuis cinq mois. Méconnaître et fouler aux pieds les décisions de la Conférence de Londres, c'eût été un acte de folie ; prolonger le provisoire, c'était tenter la fortune. Assurément, la Belgique ne tenait point de la conférence le principe de son existence ; mais son indépendance devait être sanctionnée par les grandes puissances, pour que le pays pût jouir sans inquiétude de la liberté. La conférence, éclairée par les graves enseignements que lui fournissait l'histoire des deux derniers siècles, avait proclamé, comme une des bases du droit public de l’Europe, la neutralité de la Belgique ; il fallait donc que cette neutralité, pour être réelle, se personnifiât dans le chef de l'État. C'est pourquoi la conférence avait dit, dans le mémorable protocole du 19 février, que le souverain de la Belgique devait répondre, par sa position (page 138) personnelle, au principe d'existence de la Belgique même, et satisfaire à la sûreté des autres États.

 

Le prince Léopold de Saxe-Cobourg

 

Parmi les princes étrangers sur lesquels pouvait se porter le choix du Congrès, aucun ne réunissait à un plus haut degré que le prince Léopold de Saxe-Cobourg les conditions exigées, par les représentants des puissances européennes, du souverain de la Belgique. Mais il ne suffisait pas que le roi des Belges offrit des garanties à l’Europe ; il fallait également qu'il ne fût pas en désaccord, par ses antécédents, avec les idées libérales qui servaient de fondement à la nouvelle charte du pays. Sous ce rapport, l'ami du promoteur de la réforme parlementaire de la Grande-Bretagne, l'ami du vénérable lord Grey, avait une supériorité incontestable sur les candidats présentés parles cours absolutistes du Nord et du Midi Familiarisé depuis longtemps avec la liberté constitutionnelle, le prince Léopold pouvait accepter sans répugnance, sans réserve, sans arrière-pensée, la Constitution votée par le Congrès.

Le prince Léopold appartient à cette maison de Saxe illustrée par le courage, le génie et la haute fortune de tant de princes éminents. De cette maison étaient sortis Frédéric le Sage, qui refusa la couronne impériale pour la placer sur la tête de Charles-Quint ; Bernard de Saxe-Weimar, l'adversaire de Waldstein pendant la guerre de trente ans ; Jean-George Ier, l'émule de Gustave- Adolphe ; les deux Frédéric-Auguste qui occupèrent le trône de Pologne, enfin le célèbre feld-maréchal qui triompha des Tures à Foksan en 1799. Vers la fin du XVe siècle, la maison de Saxe avait été divisée en deux branches : la branche Albertine, souche de la maison royale de Saxe ; et la branche Ernestine, qui se subdivisa en plusieurs rameaux.

Né le 16 décembre 1790, le prince Léopold était fils du duc de Saxe-Cobourg Saalfeld. Il grandit au milieu des ruines dont Napoléon couvrait l'Allemagne ; il n'avait que seize ans. Lorsque son (page 139) père, dépouillé de ses États après le désastre d'Iéna, mourut du chagrin que lui avaient causé les malheurs qui affligeaient sa maison. Obligé d'abandonner le toit paternel, Léopold se rendit en Russie, où l'une de ses sœurs avait épousé le grand-duc Constantin. L'empereur Alexandre ne tarda point à reconnaître le mérite du prince ; et, malgré sa jeunesse, il l'éleva au grade de général. Le traité de Tilsit avait rétabli le duc Ernest, frère aîné de Léopold, dans la pleine jouissance de ses États héréditaires ; son autre frère, Ferdinand de Saxe-Cobourg Cohary, était entré au service de l'Autriche. Napoléon, dont la vigilance embrassait l'Europe, exigea tout à coup que le duc Ernest et le prince Ferdinand se détachassent complètement de l'Autriche ; puis, il exprima également le désir que le prince Léopold abandonnât l'armée russe. Avant de prendre un parti, le prince résolut de voir l'empereur des Français.

La volonté de Napoléon était formelle : Léopold devait quitter le service de la Russie ou le duc régnant de Saxe-Cobourg, son frère, serait de nouveau dépouillé de ses États. L'amour fraternel triompha de la fierté de Léopold ; il retourna à Cobourg, et continua, dans la retraite, les fortes études vers lesquelles le portait son intelligence méditative. Toutefois il n'oubliait pas l'abaissement et les souffrances de sa patrie. Quand les peuples se soulevèrent contre la suzeraineté de Napoléon, le prince s'associa à l'élan national, reprit sa place dans l'armée des allies, et combattit vaillamment, pour la liberté de l'Allemagne, à Lutzen, à Bautzen, à Leipzig et à Kulm.

Après la reconstitution de l'Europe, l'avenir le plus heureux et le plus brillant semblait réservé à Léopold : il avait fixé le choix de la princesse Charlotte, héritière du trône de la Grande-Bretagne. Le 16 mars 1816, cette union fut solennellement annoncée au parlement britannique. Dès le lendemain, le parlement conféra au prince Léopold les droits de citoyen anglais et le titre de duc de Kendale, en même temps qu'il l'assimila, sous le rapport des honneurs, (page 140) à la famille royale. Une pension de 50,000 livres sterling (1,250,000 fr.) lui fut assignée avec le grade de général, et la cité de Londres lui accorda le titre de bourgeois. Le mariage fut célébré à Carlton-House le 2 mai 1816. La princesse et son époux, ayant tous les deux les goûts simples, allèrent cacher leur félicité dans la poétique retraite de Claremont, qui devint en même temps l'asile des arts et la consolation des malheureux. Un coup imprévu changea soudainement tout ce bonheur en une profonde affliction ! Le 6 novembre 1817, l'héritière du trône britannique expira, après avoir donné le jour à un enfant mort ! Toutes les familles se crurent frappées, toutes prirent le deuil et le portèrent pendant trois mois. La sympathie publique essaya, mais en vain, de consoler le prince ; les honneurs aussi le trouvèrent insensible dans ce cruel moment.

Le régent l'admit dans sa famille avec le titre de prince royal, lui permit de porter les armes de la Grande-Bretagne, lui conféra le grade de feld-maréchal et les honneurs du conseil privé. Bientôt de nouveaux liens rattachèrent le prince à la famille royale d'Angleterre. Une de ses sœurs épousa, le 11 juillet 1818, le duc de Kent, et devint mère de la princesse Victoria, que sa naissance devait appeler au trône.

 

Pourquoi sa candidature avait été ajournée

 

Cependant Léopold semblait prédestiné à devenir le fondateur d'une monarchie. Après huit années d'une lutte héroïque, les Grecs, s'étant soustraits à la domination ottomane, pouvaient nourrir l'espoir que leur indépendance serait reconnue par les puissances de l'Europe. Jusqu'alors la France, la Russie et l'Angleterre, ne s'étaient engagées à servir la Grèce que par leur médiation. Tel était l'objet du traité de Londres du 6 juillet 1827. Après l'expédition de Morée, de nouvelles conférences s'ouvrirent à Londres et eurent pour but de faire de la Grèce un État indépendant et non plus tributaire. A cette époque, le prince Léopold se trouvait à Paris, où il avait reçu du duc d'Orléans l'accueil le plus flatteur. On répandit le bruit que les puissances, qui protégeaient (page 141) la Grèce, voulaient former de ce pays un royaume, lui donner un roi, et que Léopold était le prince sur lequel elles avaient jeté les yeux. On ajoutait qu'il était venu à Paris pour aplanir les voies.

Des ouvertures avaient été faites effectivement au prince ; mais il ne voulait pas prendre légèrement une résolution. Il gardait le silence sur ses intentions ; toutefois ceux qui l'entouraient remarquèrent qu'il s'était procuré les livres les plus exacts concernant la Grèce ; ils le voyaient étudier avec assiduité le pays sur lequel il pouvait être appelé à régner. Le 4 février 1830 la souveraineté héréditaire de la Grèce fut officiellement offerte au prince Léopold par les plénipotentiaires de la France, de la Grande-Bretagne et de la Russie au nom de leurs cours respectives. A la suite de cette communication, le prince se mit en relation avec les représentants des puissances et les ministres anglais. Dans une entrevue qu'il eut, le 9 février, avec le duc de Wellington, il lui déclara qu'il ne consentirait à devenir souverain de la Grèce que si on laissait aux Hellènes le droit de s'opposer à sa nomination ; qu'il voulait donc que son élection fût soumise à leurs libres suffrages ; que, de plus, il n'aurait confiance dans la stabilité du nouvel État grec que si les puissances consentaient à lui donner des limites plus favorables à sa défense, et qu'il ferait d'ailleurs de cette nécessité une des conditions de son acceptation. D'après les explications et les espérances qui lui furent données, le prince accepta, mais avec des réserves, le trône de la Grèce, dans un acte adressé aux plénipotentiaires, le 11 février. Quoique l'acceptation du prince ne fût que conditionnelle, la conférence se hâta de le proclamer souverain de la Grèce, et de notifier officiellement sa nomination à la Porte et au gouvernement provisoire des Grecs. De son côté, Léopold avait publié que, avant de se prononcer définitivement, il désirait savoir s'il avait les vœux de la majorité des Hellènes ; et des agents envoyés par lui (page 142) partirent dans ce but pour la Grèce. Il sut bientôt que la nation protestait contre les conditions que les puissances voulaient lui imposer, et que les principaux partis étaient contraires au nouveau roi, qu'ils considéraient bien à tort comme l'instrument de la conférence.

Le 21 mai 1830, Léopold abdiqua la couronne de Grèce, car déjà il avait été reconnu comme souverain. Il motiva surtout son abdication sur une déclaration du sénat et du peuple, qui, transmise par le gouvernement provisoire, annonçait que la nation grecque ne consentait pas aux dispositions prises par les puissances, l'acte adressé par Léopold aux plénipotentiaires des trois cours était un noble témoignage de la dignité de son caractère et de son abnégation ; il attira sur le prince l'attention de l'Europe. « Le caractère et les sentiments du soussigné, disait-il, ne lui permettent ni de se soumettre à être imposé à un peuple mécontent, ni de se trouver rattaché dans l'esprit de cette nation à une diminution du territoire, à l'abandon de ses forces militaires, et à l'évacuation de la part des Grecs de leurs terres et maisons, d'où les Turcs ne les avaient expulsés jusqu'à ce moment que par une incursion temporaire... Lorsque le soussigné prévoyait qu'il deviendrait souverain de la Grèce, c'était dans l'espoir d'être reconnu librement et unanimement par la nation grecque, et d'être accueilli par elle comme l'ami qui récompenserait sa longue et héroïque lutte par la sûreté de son territoire et l'établissement de son indépendance sur des bases permanentes et honorables. C'est avec le plus profond regret que le soussigné voit ces espérances déçues, et qu'il est forcé de déclarer que les arrangements arrêtés par les puissances alliées et l'opposition des Grecs, lui ôtant le pouvoir de parvenir à ce but sacré et glorieux, lui imposeraient un devoir d'une nature bien différente, celui de délégué des cours alliées pour tenir les Grecs dans la sujétion par la force d«s armes. Une (page 143) telle mission serait aussi contraire à ses sentiments et injurieuse à son caractère, qu'elle est directement opposée au but du traité du 6 juillet, par lequel les trois puissances se sont réunies afin d’obtenir la pacification de l'Orient. En conséquence, le soussigné remet formellement entre les mains des plénipotentiaires un dépôt dont les circonstances ne lui permettent plus de se charger avec honneur pour lui-même, et avantage pour les Grecs ou les intérêts généraux de l'Europe...» Celui qui avait écrit ces lignes semblait être naturellement désigné pour occuper le trône de Belgique. Ici, il s'agissait également d'asseoir l'indépendance du pays sur des bases sûres et honorables ; d'arracher aux puissances deux provinces aussi chères à la Belgique que l'Étoile et l'Acarnanie étaient précieuses pour la Grèce. Qui était plus digne de remplir cette noble mission que le prince Léopold ? Que ne devait-on pas attendre de celui qui avait déjà refusé de rattacher son avènement à une diminution du territoire et à l'oppression de la liberté des Hellènes ?

 

Plan du ministre des affaires étrangères. Lord Ponsonby lui promet une coopération sincère

 

Dès les premiers jours de la réunion du Congrès, le prince Léopold avait attiré l'attention des membres influents de l'assemblée et du gouvernement. On peut même assurer qu'il eût balancé les chances des dues de Nemours et de Leuchtenberg si le ministère Laffitte, sondé sur cette candidature, n'avait montré une opposition insurmontable. Du reste, on n'a pas oublié sans doute que, dans la séance du 12 janvier, un des membres du ministère actuel du régent (M. Devaux) avait signalé le prince Léopold comme éminemment propre à réconcilier la Belgique avec l'Europe et à consolider les libertés du pays. Après l'installation du régent, M. Van de Weyer, dans les instructions qu'il donna tant à M. Lehon qu'à M. le comte d'Arschot, indiqua expressément la mission de s'occuper de la question du chef de l'État, et il attira particulièrement l’attention des deux ministres plénipotentiaires sur le prince Léopold. (page 144) Le successeur de M. Van de Weyer au département des affaires étrangères résolut de faire aboutir à un résultat l’idée émise par M. Devaux dans la séance du 12 janvier. Si le prince de Saxe-Cobourg ne déclinait pas d'abord les ouvertures qui pourraient lui être faites, le nouveau ministre des affaires étrangères espérait l'amener à une acceptation pure et simple et placer ensuite les négociations concernant les limites sous un patronage illustre, puissant et directement intéressé au triomphe de la cause belge. A peine établi au bureau des affaires étrangères, M. Lebeau s’était empressé de voir lord Ponsonby et le général Belliard pour s’assurer de leurs dispositions. Le diplomate anglais, allant au-devant de la pensée du ministre belge, lui déclara qu'il ne voulait plus lui parler du prince d'Orange. « Il a risqué la partie, dit-il, et il l’a perdue sans ressource. » M. Lebeau pria lord Ponsonby de lui dire franchement et sans détour si, dans la négociation qu'il allait entreprendre auprès du prince de Saxe-Cobourg, il pouvait compter sur sa coopération sincère : lord Ponsonby la promit formellement, et tint parole. Quant au général Belliard, il donna l’assurance que son gouvernement ne verrait pas avec déplaisir l’élection du prince.

Dès sa formation, le deuxième ministère du régent s’était donc proposé pour but et comme terme de ses efforts la consolidation de l'indépendance belge par l'élection du prince de Saxe-Cobourg. De son côté, le Congrès s'était séparé le 14 avril pour laisser au ministère la liberté de s'occuper avec plus d'activité de la négociation nouvelle dont l'objet n'était déjà plus un secret.

 

Rappel de M. d'Arschot. Désignation de quatre membres du Congrès à l'effet de se rendre à Londres pour pressentir les intentions du prince

 

M. le comte d'Arschot se trouvait encore en Angleterre, mais sans espoir d'être reconnu par le cabinet britannique en qualité de ministre plénipotentiaire auprès de la cour de Saint-James. Lord Palmerston venait de lui répéter que toute relation avec l'Angleterre était impossible aussi longtemps que la Belgique n'admettait point le protocole du 20 janvier ; que les cinq (page 145) puissances étaient d’accord pour en maintenir les décisions et que M le comte Sébastiani venait d'en réitérer l'assurance ; que, dans cet état de choses, l'Angleterre ne reconnaîtrait le choix d'aucun prince, fut-ce le duc de Cambridge ; mais que du moment où l'on se serait mis d'accord quant aux limites, on s'entendrait facilement sur tout le reste, et que les Belges trouveraient alors dans le cabinet anglais des dispositions extrêmement favorables. Pour suivre ses instructions, M. d'Arschot parla du prince Léopold de Saxe-Cobourg. Le chef du Foreign-Office en fit un grand éloge, qu'il interrompit en réitérant sa déclaration qu'il était inutile pour le moment de s'occuper de lui ou de tout autre prince. Après cette troisième entrevue avec lord Palmerston, M. d'Arschot demanda son rappel, qui lui paraissait indispensable pour sauvegarder la dignité nationale et sa propre considération.

Cependant M. Lebeau voulut profiter du séjour de M. le comte d'Arschot en Angleterre en le chargeant de faire quelques démarches officieuses auprès du prince de Saxe-Cobourg. M. d'Arschot ayant opposé, comme obstacle à cette mission, le refus qu'on faisait de l'admettre officiellement en qualité de ministre belge, M. Lebeau n'hésita point à prendre l'initiative d'une mesure qui pouvait blesser le cabinet britannique. Après avoir exposé au régent que le séjour de M. le comte d'Arschot à Londres, envoyé au nom du chef provisoire de l'État, ne pourrait se prolonger sans humiliation pour la Belgique, M. Lebeau proposa de le rappeler sans retard et, laissant interrompues les relations officielles avec le cabinet britannique, de désigner quelques membres du Congrès que le ministre des affaires étrangères chargerait, en son nom, d'une mission officieuse auprès du prince Léopold de Saxe-Cobourg. Ce projet ayant reçu l'assentiment du régent et du conseil, M. Lebeau choisit, pour remplir la mission officieuse dont nous venons de parler, M. le comte Félix de Mérode, M. l’abbé de Foere (page 146) M. Henri de Brouckere et M. Hippolyte Vilain XIIII, tous membres du Congrès.

La désignation des deux premiers commissaires avait une grande signification. En général, on croyait à l'étranger la révolution belge beaucoup plus religieuse que politique ; grâce surtout à la presse orangiste, qui avait dans tous les États de l'Europe un accès interdit aux organes du parti national, l'opinion publique était complètement égarée sur le caractère des événements qui venaient de s'accomplir en Belgique. En France même, où les journaux belges pénétraient, on était dans la plus grande ignorance des causes et de la portée de la révolution de septembre. Ce fut donc avec une extrême surprise que l'on apprit au dehors que l'un des chefs de la noblesse catholique belge et qu'un membre même du clergé, connu par son opposition au gouvernement déchu, consentaient à se rendre auprès d'un prince luthérien avec la mission de l'engager à accepter la couronne de Belgique. C'était un témoignage de l'union qui avait servi de fondement à la nationalité belge ; c'était une solennelle profession des grands principes qui venaient d'être inscrits dans la loi fondamentale du nouvel État. Aussi cette mission mit-elle fin à beaucoup de calomnies et redressa-t-elle l'opinion de l'étranger si indignement égarée. Il fallut bien désormais se rendre à l'évidence (Note de bas de page : Nous ne voulons pas dire cependant qu'il n'y eut point quelques dissidents parmi les catholiques. C'est ainsi que M. le comle de Robiano de Borsbeek combattit, dans une lettre adressée aux journaux, la candidature du prince Léopold de Saxe-Cobourg, parce qu'il était protestant. Mais le comte F. de Mérode protesta immédiatement, au nom de la majorité de ses coreligionnaires. Voici la lettre qu'il adressa de Londres, le 3 mai 1831, aux rédacteurs du Courrier des Pays-Bas : « J'ai lu avec regret l'article qu'a publié contre notre mission à Londres un de mes amis les plus dignes d'estime, M. de Robiano de Borsbeek. Vous avez expliqué en peu de mots, dans votre numéro du 30 avril, le motif qui dirigeait l'honorable opposant, dont le beau idéal en fait de gouvernement, dites-vous, n'existe que là où l'Église est juge suprême du juste et du vrai. Vous ajoutez que comme il est assez difficile qu'un pareil état social s'établisse jamais en Belgique si le prince Léopold devient roi, il est tout naturel que M. de Robiano combatte celle candidature. I1 aurait, en effet, personnellement raison de se prononcer contre elle, si d'autres combinaisons devaient transformer en réalité le gouvernement conçu par quelques théoriciens catholiques. Malheureusement pour leur système, tout prince quelconque serait obligé de prêter serment à la Constitution, dont la garantie la plus précieuse aux yeux de 1'immense majorité des catholiques belges est précisément la suppression de tous les rapports spéciaux de l'Église avec « l'administration civile, qui ne protège et ne soutient la foi qu'en faisant payer trop cher (tôt ou tard) l'appui matériel qu'elle essaye de lui donner. J'appelle de tous mes vœux l'élection et l'acceptation du prince Léopold de Saxe-Cobourg, persuadé que personne mieux que lui ne peut préserver noire patrie et l'Europe centrale des fléaux d'une guerre dont les suites ne sauraient se prévenir par l'expansion des sentiments même les plus purs et les plus poétiques du romantisme politico-religieux... » Du reste, on lira avec intérêt l'opinion qu'exprima bientôt sur ce sujet l’organe le plus influent des catholiques, le Courrier de la Meuse : « ... On raconte que le prince attache une importance particulière au consentement des Belges catholiques, et qu'il refuserait la couronne s'il n'était sûr de leur adhésion. Si la chose est vraie, il semble permis d'en conclure que nous n'aurions point d'actes d'intolérance à craindre de sa part. Et quant à sa qualité de luthérien, nous prions nos concitoyens catholiques de vouloir bien faire une observation avec nous. Refuseraient-ils de reconnaître pour roi un individu, soit Belge, soit étranger, né catholique, mais libéral dans le fond, si cet individu réunissait les différentes qualités que nous demandons au prince Léopold ? Nous ne le pensons pas ; et ce qui nous donne cette opinion, c'est qu'ils ont reconnu sans la moindre difficulté le gouvernement tout à fait libéral, exclusivement libéral, que nous avons encore dans ce moment... Autre remarque. Nous avons une Constitution qui a pour principe, en fait de religion et de culte, une indifférence absolue, c'est-à-dire le scepticisme, l'athéisme ; et ce sont des catholiques aussi bien que des libéraux qui nous l'ont donnée. Cette Constitution ne peut rien pour telle religion, comme elle ne peut rien contre telle religion... Quels avantages, dirons-nous donc à nos compatriotes catholiques, quels privilèges, quelles prérogatives, quelles faveurs attendriez-vous d'un roi catholique ? Ce roi, quels que fussent son attachement à la religion et son zèle pour la cause de Dieu, ne pourrait vous accorder, ne vous devrait qu'une froide impartialité, qu'une justice rigoureuse, et rien au delà... Ne vous faites pas illusion là-dessus ; avec notre charte, ce ne sera point le roi qui aura le pouvoir et la souveraineté ; la souveraineté se trouvera tout entière dans les chambres, ou, pour mieux dire, dans les collèges électoraux. Si vous voulez que votre souverain soit catholique, tachez de remporter la victoire dans les batailles électorales, vous n'avez pas d'autre moyen de vous procurer cet avantage. Un roi catholique serait pour vous un simple fonctionnaire catholique, un fonctionnaire qui ne pourrait rien pour vous, si le parlement, vrai souverain, était philosophe intolérant. Votre souverain sera catholique, si vous êtes en majorité au palais de la Nation à Bruxelles ; libéral, si vous êtes en minorité. Comptez là-dessus si vous voulez compter bien. Que conclure de tout cela ? Que la question de la religion du prince, dans l'état actuel des choses et de la société en Belgique, n'est pour nous, comme pour tout le monde, qu'une question d'une importance secondaire... »).

 

Instructions données aux députés

 

(page 147) La négociation confiée par M. Lebeau à quatre de ses collègues du Congrès devait être entamée au nom du ministre des affaires (page 148) étrangères, qui en assumait la responsabilité, et non sous celui du régent. Toutes relations officielles venaient de cesser avec le cabinet britannique ; M. le comte d'Arschot avait été invité par son gouvernement à quitter Londres le 17 avril. Les commissaires, envoyés par M. Lebeau, ne furent pas accrédités auprès du cabinet britannique : leur mission spéciale et exclusive fut de pressentir les dispositions du prince Léopold de Saxe-Cobourg pour le cas où le suffrage libre du Congrès l'appelât au trône de la Belgique, et de l'éclairer sur la situation intérieure et les relations extérieures du pays. Cette démarche était parfaitement motivée par les déceptions dont le souvenir était si pénible. En effet, de quel mécompte éclatant n'eût-on pas préservé le Congrès, (page 149) si, au lieu de laisser procéder à l'élection du duc de Nemours, au lieu de laisser envoyer à Paris le président et dix membres de cette assemblée en députation solennelle, on eût, par le moyen d’une mission officieuse et préalable, substitué à des renseignements erronés des notions certaines et précises sur les dispositions du roi des Français ? Mais ce n'était pas tout que de s'assurer des dispositions du prince Léopold ; il fallait déterminer les conditions de son acceptation. Ministre du régent, M. Lebeau ne devait connaître d'autre Belgique que celle du Congrès. Aussi, comme il le déclara plus tard, s'il avait cru un moment que le prince de Saxe-Cobourg ne pût être élu roi des Belges qu'avec l'acceptation pure et simple du protocole du 20 janvier, s'il avait cru qu'il y eût incompatibilité entre ce prince et le maintien des droits de la nation, il aurait abandonné cette combinaison (Note de bas de page : Dans le rapport qu'il lut au Congrès, le 18 mai, M. Lebeau fit connaître avec franchise et loyauté les vues qui avaient présidé à cette négociation ; et il montra eu même temps le néant des imputations que ses adversaires avaient dirigées contre lui. On l'accusait notamment d'avoir, le 11 avril, quelques jours avant le départ des commissaires pour Londres, soutenu, dans un conseil de ministres tenu sous la présidence du régent, qu'il y avait lieu de proposer au Congrès de modifier la Constitution, surtout dans les dispositions relatives au serment du roi et à l'étendue territoriale de la Belgique. « Ce fait est faux (lisons-nous dans le rapport du 18 mai), et j'en appelle à tous mes collègues du ministère. Et comment croire que moi, agent responsable, obligé de paraître tôt ou tard devant celte assemblée, je me mettrais, pendant votre courte absence d'un mois, en opposition avec votre volonté souveraine ? Est-ce de vous ou de la conférence de Londres que je suis justiciable ? Est-ce votre suffrage ou celui des diplomates étrangers qu'il me faut rechercher ? Ce qu'on m'a imputé n'est pas seulement une mauvaise action, mais encore une absurdité. »). Toutefois, il ne fallait pas se dissimuler que depuis l'acceptation de la suspension d'armes par le gouvernement provisoire, le pays était entré dans la voie de la diplomatie. Même après la protestation (page 150) solennelle adoptée par le Congrès le 1er février contre l'arbitrage tyrannique de la conférence, la carrière des négociations était restée ouverte. Pour en sortir, il fallait ou reprendre les hostilités, ou bien essayer d'une combinaison qui pût engager les puissances à revenir sur le protocole du 20 janvier. C'est sous ce point de vue que M. Lebeau avait considéré la candidature du prince Léopold ; c'était en quoique sorte un gage de réconciliation, un gage de paix offert à l'Europe. Il avait pensé que l'élection de ce prince assurerait l'exécution prompte et paisible de la Constitution ; que ce prince apporterait en dot à la Belgique la solution de toutes los difficultés politiques, et pourrait clore la révolution d'une manière qui fût digne de la Belgique et qui ne fût plus hostile à l'Europe. Il avait pensé aussi que, tout en restant invariable sur les principes de l'intégrité territoriale, on pourrait, sans manquer à l'honneur, faire quelques sacrifices à la paix, non en cédant une portion même minime du territoire, mais en accordant des indemnités. Il ne fit à cet égard aucune proposition, aucune offre : il n'en avait pas le droit ; il énonça une simple opinion, sauf à s'en référer à la représentation nationale, arbitre suprême en cette matière.

En résumé, M. Lebeau chargea une députation officieuse de pressentir les intentions du prince Léopold de Saxe-Cobourg pour le cas où le Congrès lui décernerait la couronne belge, et de représenter à Son Altesse Royale de quelle importance il était pour la popularité du nouveau roi que son avènement ne fût subordonné à aucun sacrifice territorial. Il fit comprendre aux commissaires avec quelle insistance ils devaient revenir sur cette condition, qui n'était pas dictée par un simple intérêt matériel, mais qui se rattachait a des sentiments d'humanité et de sympathie pour des populations que les événements de 1830 avaient associées au sort commun de la patrie. Il ajouta que le pays attachait à l'intégrité du territoire plus que de l'importance politique, (page 151) qu’il y attachait l'idée d'un grand devoir et un sentiment d'honneur.

 

Le départ de ces commissaires cause une grande satisfaction en Belgique

 

Ce fut avec une véritable satisfaction que les Belges, attachés à la nationalité de leur patrie, apprirent le départ des commissaires envoyés à Londres. La candidature du prince de, Saxe-Cobourg gagna chaque jour des partisans. La province de Liége, où la réunion à la France était désirée naguère par beaucoup d'industriels, se rattacha bientôt au nouveau candidat ; Verviers même, qui s'était prononcée avec le plus d'énergie en faveur de la France, se déclara ouvertement pour l'élection projetée ; Anvers, naguère si complètement orangiste, adhérait également à une combinaison qui devait affermir l'ordre en Belgique en même temps que la paix de l'Europe.

 

Neutralité du gouvernement français

 

Cependant il y avait encore de grands obstacles à surmonter, des intrigues puissantes à combattre. L'Émancipation de Bruxelles, l'Industrie de Liége, journaux rédigés par des Français républicains, travaillaient à faire échouer une négociation dont le succès devait donner le coup de grâce au parti qui, s'appuyant sur les chefs du mouvement en France, aurait voulu la république comme acheminement vers la réunion. Le gouvernement belge ne doutait point des sentiments sympathiques de Louis-Philippe et de Casimir Périer. Il savait que le premier ministre de France avait déclaré que l'envoi de la députation à Londres lui causait une vive satisfaction et qu'il fallait en finir vite dans ce sens. Mais le cabinet belge avait plusieurs raisons pour se méfier du prince de Talleyrand, car il ne pouvait douter que c'était par son influence que la France avait adhéré au protocole du 20 janvier. Quoiqu'il en soit, le gouvernement français ne pouvait, dans son intérêt même, entraver la combinaison à laquelle le ministère belge s'était arrêté. Afficher des idées de conquête ou pousser les Belges au désespoir, c'eût été de la part de la France une grave imprudence ; car elle pouvait ou provoquer une guerre générale ou (page 152) faire surgir la république dans les provinces belges et, dans les deux cas, le trône de Louis-Philippe était ébranlé. Les fantômes de la guerre et de la république devaient donc paralyser les efforts du prince de Talleyrand, en les supposant hostiles. Du reste, nous pouvons dire que le ministère de M. Casimir Périer n'était nullement disposé à tenter la fortune ; nous pouvons affirmer que le gouvernement français voulait rester neutre en ce qui concernait le choix du souverain de la Belgique et laisser cette élection parfaitement libre et indépendante pour autant que l'on ne portât pas les yeux sur un membre de la famille Bonaparte (Note de bas de page : A l'appui de cette assertion, nous citerons deux extraits des dépêches de M. le comte Sébastiani au général Belliard. « - 25 avril 1831. La France ne prendra aucune part active au choix du prince qui doit régner en Belgique. Une liberté entière doit être laissée au Congrès pour ce choix qui ne saurait être trop indépendant. Entre les deux candidats qui paraissent avoir le plus de chances, le prince de Naples et le prince de Saxe-Cobourg, la France veut demeurer complètement neutre, et elle est prête à reconnaître celui qui sera élu. . . « - 2 mai 1831 . Vous avez très bien fait, Monsieur le comte, de garder le silence sur la question du prince de Naples, puisqu'on ne vous en a rien dit. Vous devez garder la même réserve au sujet du prince de Saxe-Cobourg, qui paraît, au surplus, d'après ce que vous me mandez et ce que me disent tous les Belges qui sont à Paris, réunir beaucoup de chances en sa faveur ; en un mot, vous ne chercherez à influer en rien sur la nomination du candidat qui peut convenir aux Belges. Nous voulons leur laisser, à cet égard, non seulement la plus complète indépendance, mais encore l'initiative du choix. Quant aux dispositions qui, comme on vous l'a dit, commenceraient à se manifester en faveur du duc de Reichstadt, c'est un incident sur lequel je ne crois pas devoir m'arrêter. Il est trop évident que ni la France, ni l'Europe ne pourraient reconnaître un pareil choix, et d'ailleurs, l'idée de cette élection ne serait probablement, si elle existe, qu'une de ces inspirations passagères et sans consistance qui prouvent seulement la mobilité de quelques esprits. »).

Quand on considérait la situation générale de l'Europe, et la (page 153) position particulière de la Belgique, on ne pouvait se dissimuler la haute importance de la mission qui avait été confiée par M. Lebeau à quatre membres du Congrès. C'était une mission patriotique, mais aussi une mission d'humanité et de civilisation générale. Si les députés réussissaient, ils assuraient le maintien de l'ordre en Belgique, ils affermissaient son indépendance et sa libérale Constitution, ils consolidaient la paix européenne.

Chapitre suivant