« Histoire
du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore
JUSTE
Bruxelles,
Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850, 2 tomes (1er tome :
Livres I et II ; 2e tome : Livres III et IV)
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LIVRE PREMIER.
LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE
La
fixation des limites de la
Belgique se rattachait au choix du chef de l'Etat.
(page 193)
Le choix du prince qui serait appelé au trône de la Belgique devait avoir une
grande influence sur la fixation des limites du (page 194) pays. Un bon choix était le seul moyen de clore la
révolution et d'assurer à la
Belgique une constitution territoriale en rapport avec le
rang qu'elle doit occuper parmi les États régulièrement établis. Mais cette
question ne se compliquait pas seulement des prétentions opposées de la Belgique et de la Hollande, elle se
rattachait en outre à l'organisation générale de l'Europe et devait être
forcément soumise à l'arbitrage des grandes puissances. La Hollande faisait valoir
les droits qui résultaient pour elle des traités de 1815 et les dangers qui
pourraient menacer les autres Étals si les puissances légitimaient, par leur
condescendance, la révolte des Belges ; ceux-ci, remontés au rang des peuples libres,
revendiquaient les limites qui leur appartenaient avant la perte de leur
indépendance.
Il faut rendre cette justice au gouvernement
provisoire, qu il soutint avec énergie et constance les droits de la nation
belge ; il voulait, en abandonnant le pouvoir, laisser la Belgique forte, heureuse
et dans l'intégrité de son territoire. Tel fut le sens des instructions qu'il
avait données aux commissaires belges à Paris et à Londres.
Démarches
relatives au respect de l'intégrité du territoire belge et proclamation du 9
janvier 1831 aux habitants du grand-duché de Luxembourg.
Pendant son dernier séjour à Paris, à la fin du
mois de décembre 1830, M.
Alex. Gendebien avait fortement insisté pour que le Luxembourg restât à la Belgique, en rappelant
les précautions qui avaient été prises dans le but de respecter les relations
de cette province avec la Confédération germanique. « Vous avez
parfaitement raison dans votre sens, lui avaient répondu les ministres français
; mais la Confédération germanique ne veut pas avoir des
Luxembourgeois Belges, faisant partie de la Confédération
; elle veut des Luxembourgeois Hollandais. Elle ne veut pas accepter, pour
membre de la Confédération, un gouvernement provisoire plus ou
moins républicain par sa position ; elle veut un chef, elle veut un souverain
légitime. Mais pouvons-nous exposer la France à une guerre générale, pour résoudre (page 195) une question qui se résoudra
d'elle-même avec le temps ? Tâchez de louvoyer, attendez que vous soyez
constitués. Lorsque vous aurez une forme de gouvernement qu'on ne pourra plus
accuser d'être républicaine, il n'y aura plus de motifs qui puissent empêcher la Confédération germanique de vous accepter dans
cette association. » (Note de bas de page : Cette conversation
a été rapportée par M. Gendebien dans la séance de la chambre des représentants
du 16 mars 1839). On voit donc combien était urgent le choix du
chef de l'État; on voit aussi que cette question était inséparable de la
reconstitution de In Belgique.
Les démarches de MM. Van de Weyer et H. Vilain
XIIII à Londres n'avaient pas été moins pressantes. Le 6 janvier, ils avaient
adressé à la conférence une note pour lui indiquer les uniques bases sur
lesquelles il leur semblait possible d'établir un traité conforme aux
véritables intérêts du pays et à la dignité d'un peuple qui avait su conquérir
l'indépendance. Ils réclamaient l'ancienne Flandre des états, Maestricht et le
Luxembourg. « La ci-devant Flandre des états, réunie aux départements de
l'Escaut et de la Lys
en 1795, ne peut cesser, disaient les commissaires, de faire partie de la Flandre orientale et de la Flandre occidentale, qui
remplacent aujourd'hui, sous une autre dénomination, ces deux anciens
départements belges : sans la possession de la rive gauche de l'Escaut, la Belgique serait à
découvert de ce côté, et la libre navigation de ce fleuve pourrait n'être
qu'une stipulation illusoire. Les Hollandais, maîtres du pays situé sur cette
rive, et maîtres par conséquent de toutes les écluses construites pour
l'écoulement des eaux de la
Flandre ci-devant autrichienne, inonderaient à volonté, comme
ils l'ont fait à des époques antérieures, le sol dont se composerait le
territoire belge. La ville de Gand, qui communique avec l'embouchure de
l'Escaut par le nouveau canal de Terneuze, (page 196) perdrait tous les avantages commerciaux résultant pour
elle de ce moyen de grande navigation. Maestricht, qui n a jamais fait partie
de la république des Provinces-Unies, mais où les états généraux exerçaient
certains droits en concurrence avec le prince-évêque de Liége, est encore une
de ces possessions qu'on ne saurait disputer à la Belgique avec quelque
apparence de justice et de raison (Note de bas de page : Les
prétentions des Belges sur Maestricht dérivaient des droits incontestables des
anciens princes-évêques de Liège. Le siège épiscopal de Tongres fut transféré
d'abord à Maestricht, puis à Liége. Des diplômes impériaux de 908, 998 et 1006
étendirent et régularisèrent la souveraineté temporelle des évêques de Liége à
Maestricht. En 1204, Philippe, roi des Romains, donna en fief à Henri IV, duc
de Brabant, les droits impériaux qu'il exerçait sur Maestricht, mais en
respectant les prérogatives de l'évêque de Liège. La souveraineté indivise des
évêques de Liage et des dues de Brabant sur Maestricht fut solennellement
confirmée par un concordat conclu eu 1283 et confirmé en 1546. Lors de la prise
de Maastricht par les troupes des Provinces-Unies en 1632, la convention porta
formellement que l'évêque de Liége continuerait à exercer, conjointement avec
les états généraux, la juridiction séculière. Par le traité de Munster de 1648,
Philippe IV, roi d'Espagne, fit aux états généraux une cession absolue de ses
droits sur la ville de Maestricht ; mais ceux du prince de Liège demeurèrent
intacts. La ville fut prise par Louis XIV en 1673, et restituée à la république
des Provinces-Unies par le traité de Nimègue de I676. Depuis celte époque
jusqu'en 1794, les états généraux garderont Maestricht, mais en y conservant
toujours en entier les droits du prince-évêque de Liége. — Tels sont, en
résumé, les actes produits par M. L. Polain, dans un écrit intitulé : De la
souveraineté indivise des évêques de Liège et des états- généraux sur
Maestricht), d'autant plus que les Hollandais sont détenteurs de toutes les
indemnités qui leur furent données en échange et de la Flandre des états et de
leur portion d'autorité dans Maestricht. La question du Luxembourg a été
discutée à fond : cette province faisait partie intégrante de l'ancienne
Belgique. Les traités qui lui ont donné des relations (page 197) particulières avec l'Allemagne ne lui ont jamais ôté le
caractère de province belge. Le grand-duché de Luxembourg n'a point forme un
État séparé du royaume des Pays-Bas. En même temps que les citoyens des autres
provinces belges, les habitants du Luxembourg ont d'ailleurs secoué le joug du
roi Guillaume, qui a déclaré que leurs représentants ne pouvaient siéger aux
états généraux à La Haye
; ils ont envoyé leurs députés au Congrès national ; avec les autres Belges,
ils ont voté l'exclusion des Nassau : ils ne peuvent et ne veulent plus rentrer
sous la domination de cette famille. Telles sont les dispositions des Belges
rendus à la liberté ; telles sont les conditions nécessaires de leur
indépendance. Les puissances étrangères doivent éprouver, de leur côté, le
besoin de voir se constituer au milieu d'elles une nation forte, heureuse et
libre en réalité. La Hollande
est suffisamment garantie de toute atteinte de la part des Belges, .au moyen de
ses fleuves. Il est juste que la
Belgique trouve au nord une garantie égale dans les
forteresses en deçà de ces mêmes fleuves ; et non seulement elle a le droit
d'insister sur la possession de ce qui fut à elle, mais encore, et sans être
accusée d'exagérer ses prétentions, elle pourrait invoquer la fraternité qui
l'unit au Brabant septentrional, dont les intérêts agricoles et industriels,
non moins que les opinions religieuses de la presque totalité de ses habitants,
éloignent toute idée de fusion avec la Hollande. Si les commissaires délégués insistent
pour que la Belgique
prenne ses limites naturelles, c'est qu il importe à l'honneur national, à
l'indépendance du pays, qui pourrait être compromise par des perturbations
intérieures dont elle ne souffrirait pas seule, à ses intérêts industriels et
commerciaux, que le sol ne soit pas morcelé et que l'intégrité du territoire
n'éprouve aucune atteinte ; et telle est, a cet égard, l'exigence des
circonstances, que les commissaires délégués, en acquit d'un devoir impérieux ,
ont l'honneur de réclamer (page 198)
instamment, dans l'intérêt de leur patrie, une réponse décisive qu'ils puissent
transmettre, sans retard, aux représentants du peuple belge. » Le cabinet
anglais paraissait désirer dès cette époque que la Belgique fût non
seulement indépendante, mais forte, mais heureuse ; car c'était, à ses yeux, le
seul moyen d'empêcher qu'elle devint française. En profitant des dispositions
favorables du ministère anglais, on pouvait donc espérer de mener les affaires
de Belgique à bonne fin ; mais, de ce côté aussi, tout dépendait du choix du
chef de l’Etat. Or, nous verrons bientôt qu'aucune des combinaisons proposées
au Congrès ne souriait au ministère britannique.
Le gouvernement provisoire venait de prouver, par
une démarche éclatante, qu'il était décidé à sauvegarder l'intégrité du
territoire belge. Des intrigues avaient été ourdies dans le Luxembourg pour
ébranler la fidélité et la confiance des habitants de cette province. Il
importait de les neutraliser, car la défection du Luxembourg pouvait
compromettre le sort de la
Belgique entière. En même temps qu'il faisait approvisionner
les citadelles de Namur et de Liége, le gouvernement provisoire envoya dans le
Luxembourg deux commissaires qui, le 9 janvier, publièrent la proclamation
suivante :
« PROCLAMATION.
« Habitants de la province de Luxembourg !
« COMPATRIOTES !
« Le gouvernement provisoire de la Belgique nous a délégués
parmi vous, pour vous apporter des paroles rassurantes.
« Nous sommes autorisés à vous déclarer, au nom du
gouvernement et du comité diplomatique, que vos frères des autres (page 199) provinces ne vous
abandonneront jamais, et qu'ils ne reculeront devant aucun sacrifice pour vous
conserver dans la famille belge.
« Votre cause est la cause belge tout entière; si
les Luxembourgeois étaient condamnés, tous les Belges le seraient également.
Votre destinée ne peut être douteuse; elle dépend de faits placés hors de
l'arbitraire de toutes les discussions : vous avez appartenu à l'ancienne
Belgique. En 1815, la force étrangère a disposé de vous, sans votre aveu ; en
1830, vous vous êtes spontanément associés à la révolution belge, et vous vous
êtes réintégrés dans vos droits. D'ailleurs, les traités de 1815 et les actes
publics qui les ont suivis ne vous avaient pas séparés de la patrie commune, et
vous n'avez jamais cessé d'être Belges.
« Les députés que vous avez élus directement
siégent au Congrès belge ; et là seulement vous êtes représentés. La séparation
de la Belgique
et de la Hollande
ayant été déclarée, le roi Guillaume a reconnu lui-même que le grand-duché
devait suivre le sort de la
Belgique, en renvoyant vos quatre députés avec les cinquante
et un députés belges, membres de la deuxième chambre des états généraux.
« Le Congrès national a formellement compris votre province
dans la déclaration d'indépendance, il n'est au pouvoir de personne d'annuler
cette décision. La base de toutes les négociations est l'intégrité
territoriale, tout arrangement contraire à ce principe serait rejeté par le
Congrès national ; le gouvernement ou le comité diplomatique, qui l'aurait
accepte, serait désavoué et mis en accusation.
« Rassurez-vous, le Congrès national ne
rétractera jamais sa décision ; le peuple belge n'acceptera pas l'ignominie, la
révolution ne se déshonorera pas à la face de l'Europe. Dans les journées de
septembre, au pont de Walhem, près de Berchem (page 200) et dans les murs d'Anvers, vos volontaires ont contracté
avec les Belges des engagements indissolubles; quinze années nous avons
souffert ensemble, et le même jour, par des efforts communs, nous avons secoué
le joug.
« Les délégués du gouvernement provisoire de la Belgique dans la province
de Luxembourg.
« THORN gouverneur civil.
« NOTHOMB, membre du comité diplomatique. »
Protocole
du 9 janvier 1831 enjoignant aux Hollandais de rendre l'Escaut libre, et aux
Belges de lever le blocus de Maestricht. Réactions des membres du Congrès
Cependant la conférence, avant de s'occuper de la
fixation des limites de la
Belgique, avait voulu décider la question de l'Escaut. Dès
leur arrivée à Londres, MM. Van de Weyer et H. Vilain XIIII avaient insisté
auprès de lord Palmerston sur la nécessité de l'ouverture de l'Escaut et sur
l'inexécution de l'armistice de la part de la Hollande. La
conférence ne tarda point à faire droit à cette réclamation.
Le 15 janvier, M. Ch. Lehon, membre du comité
diplomatique, communiqua au Congrès une note verbale par laquelle lord Ponsonby
et M. Bresson transmettaient au gouvernement belge le protocole arrêté, le 9
janvier, par la conférence de Londres. Ce protocole établissait une corrélation
entre le déblocus de l'Escaut et celui de Maestricht. Il réclamait du roi de
Hollande la libre navigation du fleuve, et du gouvernement provisoire l'ordre
aux troupes belges de rentrer dans les positions qu'elles occupaient le 21
novembre 1830. Ces concessions devaient être effectuées le 20 janvier : un
refus serait considéré comme un acte d'hostilité envers les puissances, et
elles se réservaient, dans ce cas, d'adopter telles déterminations qu'elles trouveraient
nécessaires pour la prompte exécution de leurs engagements. En même temps les
commissaires de la conférence avaient ordre de restituer la note si énergique
adoptée le 3 janvier par le comite diplomatique. « La note verbale du 3
janvier, disaient lord (page 201)
Ponsonby et M. Bresson, tend à établir le droit d'agrandissement et de conquête
en faveur de la
Belgique. Les puissances ne sauraient reconnaître à aucun
État un droit qu'elles se refusent à elles-mêmes ; et c'est sur cette
renonciation mutuelle à toute idée de conquête que repose aujourd'hui le
système européen. » La lecture de ces deux pièces causa la plus vive agitation
dans l'assemblée ; tous les membres se précipitèrent dans l'enceinte. Dominant
le tumulte, M. de Robaulx s'écrie : « Il est de la dignité du Congrès de
renvoyer ce protocole, c'est une intervention. Il n'y a plus de nation, plus
d'indépendance : il ne nous reste qu'à retourner chez nous. » M. Lehon parvient
enfin à se faire écouter ; il invite le Congrès à peser attentivement le
contenu du protocole ; car il croit que cette pièce va conduire à un résultat
définitif. M. le comte d'Arschot ajoute qu il sort d'une conférence avec M.
Bresson et lord Ponsonby ; il résulte de leurs explications, dit-il, qu'il est
nécessaire que les troupes belges s'éloignent de Maestricht d'une lieue et
demie à deux lieues, mais non qu'on arrête leurs mouvements dans l’intérieur.
Comme c'est une question de vie ou de mort pour le commerce belge, il propose
que l’on décide par appel nominal que des ordres seront donnés, cette nuit
même, à l'armée de la Meuse,
pour qu'elle fasse un mouvement rétrograde. M. Ch. Rogier ne croit pas que le
Congrès doive et puisse se constituer juge de ce qu'il faut faire dans cette
occasion ; ce serait empiéter sur les attributions du comité diplomatique ; en
aucun cas, le Congrès ne peut être appelé à voter pour ou contre ce protocole.
« Je ne veux, certes, pas défendre cet acte, dit-il ; mais enfin, quand, après
quelques mois, un peuple révolté, et honorablement révolté, conduit les
représentants de ceux qui s'appellent légitimes à traiter avec lui, quand ces
puissances légitimes en viennent à dire au roi légitime de ce peuple : Vous
traiterez de puissance à puissance avec vos
anciens sujets, ou je vous y forcerai par le canon, il faut (page 202) convenir que la diplomatie de
ce peuple n'a pas si mal agi dans ses intérêts. » M. Jottrand demande, au
contraire, qu'une discussion soit ouverte sur ce protocole, afin que, dans
cette circonstance importante, le Congrès fasse connaître son opinion au comité
diplomatique ; celui-ci sera libre ensuite d'agir comme bon lui semblera et
sous sa responsabilité. « La nation belge, ajoute-t-il, a été dupe trop
longtemps de la mauvaise foi hollandaise; il faut en finir. Maestricht sera rendu
dans trois jours; abandonner nos positions dans ce moment serait une véritable
duperie. Pourquoi les abandonnerions-nous ? Pour obtenir la liberté de l'Escaut
? Jamais nous ne l'aurons du consentement des Hollandais... Nous avons donné
assez de gages de bonne foi ; que les Hollandais en donnent un à leur tour, qu
ils ouvrent l'Escaut, alors nous débloquerons Maestricht ; mais jusque-là ce
serait folie d abandonner nos avantages. » Ces derniers mots sont accueillis
par des applaudissements. Il était minuit. L'assemblée décide, enfin, qu'elle
se réunira le lendemain dimanche, 16 janvier, en comité général, pour délibérer
sur les deux pièces émanées de la conférence.
Le comité secret, ouvert le 16 à deux heures de
l’après-midi, dura jusqu'à cinq heures du soir; il fut repris à sept heures, et
se prolongea jusqu'à minuit et demi. Les discussions sur le parti qu'il y avait
à prendre pour la Belgique
furent très animées. La marche diplomatique du gouvernement provisoire fut
exposée à l'assemblée dans ses moindres détails par M. Ch. Lehon, qui avait été
autorisé à communiquer toutes les pièces relatives aux négociations entamées
depuis le 4 novembre. M. de Robaulx lut et développa une proposition tendant à
protester solennellement contre toute intervention des gouvernements étrangers
dans les affaires de la
Belgique et ses relations avec la Hollande ; le Congrès, se
confiant dans la sympathie des peuples pour les Belges et la cause sacrée que
ceux-ci défendent, devait déclarer que la (page
203) nation allait se lever en masse pour conserver ses droits et son
indépendance.
L'assemblée n'inclina point vers ce superbe, mais
imprudent défi. La majorité s'arrêta à la résolution d’inviter officieusement
le comité diplomatique à protester, dans sa réponse au protocole du 9 janvier,
contre la dernière clause qui mettait la question de la reprise éventuelle des
hostilités entre la Belgique
et la Hollande,
à la disposition exclusive des puissances. Le soir, un député d'Anvers donna
communication d'une lettre écrite par le secrétaire de lord Palmerston au
consul de Sa Majesté Britannique à Anvers pour l'informer que l'Escaut devait
être libre pour le 20 janvier, et qu'aucune entrave ne serait tolérée par les
cinq grandes puissances. Il fut alors décidé que le blocus de Maestricht serait
également levé le 20. La majorité du Congrès fut d'avis que les Belges
pouvaient, sans compromettre leur révolution, donner à l'Europe cette nouvelle
preuve de leur franchise et de leur loyauté, malgré les raisons qu'ils avaient
eues jusqu'à ce moment de se plaindre de la duplicité de leurs ennemis. Cette
décision était prudente. Elle rentrait dans les vues de la puissance la plus
favorable à la révolution. Le gouvernement français désirait, en effet, que les
Belges n'eussent aucun tort vis-à-vis de la conférence. Ils auraient tout lieu
de se féliciter, suivant le cabinet du Palais-Royal, de ne rien précipiter, et
de laisser à leur ennemi tous les torts d'une rupture qui effrayerait l'Europe
entière et la mécontenterait.
La
polémique entre le comte Sébastiani et M. Firmin Rogier et ses conséquences.
Sous la pression d'une assemblée souveraine, qui
discutait hautement ses droits à la face du monde, la diplomatie belge devait
nécessairement rencontrer plus d'un écueil. On a vu que, provoqué par les
exigences du Congrès, le comité diplomatique lui avait communiqué les lettres
confidentielles dans lesquelles M. F. Rogier rapportait ses conversations avec
le général Sébastiani. Cette publicité porta ombrage à ce ministre. Il déclara,
dans une lettre publiée par le Messager
des Chambres, le 14 janvier, (page
204) qu'il ne reconnaissait pas dans les dépêches de M. F. Rogier ce qui
avait été dit dans leurs derniers entretiens. Comme ministre, ajoutait-il, il
n'avait jamais eu à entretenir le roi d'aucun arrangement relatif à sa famille.
Le roi n'avait donc pu accorder ni refuser ce qui ne lui avait point été
demandé. M. F. Rogier répondit immédiatement pour manifester sa contrariété de
la publicité donnée à des documents qui n'avaient pas de caractère officiel et
qui étaient uniquement destinés au comité diplomatique ; mais s'il passait
condamnation sur des mots qui, peut-être, n'étaient pas précisément ceux que le
ministre avait pu employer, il ne craignait pas d'en appeler à ses souvenirs
pour le fond même des choses Ce débat fut transporté, le 17 janvier, à la
tribune du Congrès par M. Ch. Rogier. Il n'eut pas de peine à établir la
concordance qui existait entre la lettre
(Note de bas de page : Voici la lettre de
M. le comte Sébastiani, publiée par le Messager
des Chambres, ainsi que la réponse que M. F. Rogier fit immédiatement
insérer dans le Courrier français : «
A M. F. Rogier, à Paris.
« Vous m'avez dit, il y a quelques jours, que les
journaux avaient rendu compte, d'une manière infidèle, des lettres que vous
aviez écrites au gouvernement provisoire. Mais ils vous attribuent aujourd'hui
une nouvelle dépêche, dans laquelle il est impossible de reconnaître ce qui a
été dit dans nos derniers entretiens.
« Comme ministre, je n'ai jamais eu à entretenir le
roi d'aucun arrangement relatif à sa famille : le roi n'a donc pu accorder ni
refuser ce qui ne lui a point été demandé.
J’ajouterai que, soit comme homme, soit comme interprète des pensées
royales, je ne me serais jamais explique avec une telle légèreté sur la famille
d'un prince dont le roi estime la mémoire, et sous les ordres duquel je
m'honore d'avoir longtemps combattu pour la gloire et l'indépendance de la France.
« Je me plais à croire, monsieur, que la
lettre dont il s'agit n'est pas votre ouvrage : s'il en était autrement, je me
verrais obligé de n'avoir plus de relations avec vous que par écrit.
« J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très
humble el très obéissant serviteur.
« Paris le 14 janvirr 1831. »
« HORACE SEBASTIANI. »
______________
« A M. le comte Sébastiani.
« MONSIEUR LE COMTE,
« Si vous voulez m'accorder un moment d'entretien,
j'espère que mes explications franches détruiront les impressions fâcheuses
qu'a produites sur vous la publication, dans les journaux, de mes lettres au
Gouvernement provisoire.
« J'ai déjà eu l'occasion de vous exprimer combien
j'étais contrarié de cette publicité donnée à des documents qui n'avaient pas
de caractère officiel, et qui ne devaient être communiqués qu'au comité
diplomatique. Je regrette d'autant plus vivement de n'avoir pu, pressé par le
temps, conserver copie de ma dernière lettre, que je ne puis apprécier à quel
point mes expressions ont été altérées par les journaux. Le Belge et le Messager des Chambres, me font dire, par exemple, que le roi des v
Français ne donnerait jamais sa fille au fils d'un Beauharnais. Vous devez le
croire, je n'ai pu employer une telle expression pour désigner un des plus
illustres chefs des armées françaises, un prince qui a laissé de si nobles et
si glorieux souvenirs.
« Toutefois, en passant condamnation sur des
mots qui, peut-être, ne sont pas précisément ceux que vous avez pu employer, je
ne crains pas d'en appeler a vos souvenirs pour le fond même des choses.
« Je regretterais vivement, M. le comte, que cette
publication de mes lettres fit cesser tout à coup des relations commencées
d'une manière si agréable et si flatteuse pour moi. Cette interruption ne
serait pas un des moindres désagréments, qui, peut-être, m'attendent dans la
carrière où je me trouve engagé.
« Agréez, etc. - FIRMIN ROGIER. ») (page 205) du chargé d'affaires du
gouvernement belge en France et la dépêche de M. Bresson, lues dans la même
séance. Comment donc M. Sébastiani avait-il cru devoir démentir un fait aussi
(page 206) bien établi ! Le
gouvernement français se rétractait-il ? Avait-il renoncé à gêner les Belges
dans le choix de leur souverain ? Toutes les suppositions étaient permises.
Ainsi, M. de Stassart se félicita d'apprendre que
M. le comte Sébastiani donnait le démenti le plus formel à certaine diplomatie
occulte qui prétendait peser sur les affaires belges. « Cette démarche
honorable pour lui-même et pour le gouvernement français, dit-il, nous laisse
toute liberté de choisir (sans risquer de compromettre nos relations amicales
avec nos voisins) le fils de l'illustre prince Eugène, si, comme tout me porte
à le croire, les intérêts et la dignité de la Belgique l'exigent. » De
son côté, M. de Robaulx constata que la Belgique était maintenant libre de choisir le duc
de Nemours. « Le démenti de M. Sébastiani nous prouve, dit-il, que le
gouvernement français, mieux éclairé, apprécie mieux notre position, et
aujourd'hui il est probable qu'il ne se refusera plus à répondre aux vœux du Congrès.
La lettre de M. Sébastiani nous indique du moins que le roi des Français n'a
jamais pu ni refuser ni accepter de proposition relative à sa famille ; il
n'est donc pas vrai qu'il soit résolu d'une manière irrévocable à refuser la
couronne, soit pour lui-même, soit pour son fils le duc de Nemours. Nous
reprenons un peu plus de liberté, les exclusions se rétrécissent, et la liberté
s'agrandit. »
Le duc
Auguste de Leuchtenberg déclare qu'il acceptera la couronne, si elle lui est
offerte. Le cabinet français s’y oppose. Les conséquences et les démarches
corrélatives du gouvernement provisoire et du Congrès.
Non, la liberté ne s'était pas agrandie. Le
gouvernement français persistait à refuser le duc de Nemours et à exclure le
duc de Leuchtenberg; mais ayant pu constater que le prince Othon de Bavière
n'avait pas de chances, il venait de porter son choix sur le prince Charles de
Capoue, frère de Ferdinand II, roi des Deux-Siciles (Note de
bas de page : Le prince Charles de Capoue était né le 10 octobre 1814.).
Cependant le duc de Leuchtenberg, ignorant sans
doute que l'opposition du gouvernement français serait invincible, venait (page 207) d'adhérer au projet que l'on
formait en sa faveur. Le 12 janvier, il avait adressé à M. de Bassano une lettre
contenant son acceptation éventuelle de la couronne de Belgique.
Il avait, disait-il, consulté sa mère, et il
s'empressait de déclarer que si les Belges (ce qu'il ne pouvait toutefois se
persuader encore) lui confiaient le soin de leur avenir, il accepterait cette
honorable mission et serait fier de se consacrer entièrement au bonheur d'un
peuple si digne de jouir de la liberté. Cette lettre fut immédiatement
transmise en Belgique.
Le 19 janvier, M. Raikem donna lecture du rapport
de la section centrale chargée d'examiner les propositions relatives au choix
du chef de l'État. Elle proposait de fixer au lendemain le choix du souverain
et de s'en occuper toutes affaires cessantes.
M. Lebeau dépose immédiatement un projet de décret
constitutionnel par lequel le Congrès national appellerait au trône de Belgique
le duc Auguste de Leuchtenberg. En faisant cette proposition, M. Lebeau n'eut
en vue que le salut du pays ; il n'avait pas l'honneur de connaître le
candidat qu'il proposait spontanément, et il n'était entré en relation ni avec
le prince ni avec M. de Bassano. Admis à développer sa proposition, M. Lebeau
montra ce patriotisme élevé qui, joint à un brillant talent oratoire, lui avait
assuré dès lors une grande influence sur l'assemblée. M. Lebeau signale d'abord
les dangers d'une temporisation ; des tentatives sont faites pour amener une
restauration : dans plusieurs provinces, l'audace des partisans de la dynastie
déchue s'accroît en proportion de la générosité du Congrès : dans le sein même
de l'assemblée, des membres n'ont pas craint d'élever la voix pour le prince
d'Orange ; le prince lui-même a fait publier un vrai manifeste de réaction. (Note de bas de page : L'
orateur faisait allusion à la proclamation du 11 janvier que nous avons
mentionnée dans le chapitre précédent). Il est temps de contenir (page 208) cette faction en, procédant
au choix du chef de l'État ; Liége et Bruxelles même désirent le duc de
Leuchtenberg « Après que nous avons repoussé le prince de Bavière, continue
l'orateur, si je m'en rapporte à quelques sourdes rumeurs venues jusqu’à moi,
la diplomatie voudrait aujourd'hui nous donner pour roi un Bourbon de Naples...
Il y a dans cette proposition une chose qui m'étonne. Quoi ! on veut placer un
Bourbon aux portes de la France,
tandis que le parti carliste s'agite dans son sein ? Où est donc cette
prévoyance de gens qui tremblaient du choix du duc de Leuchtenberg, qui ne
tient à la France
que par un fil, et qui ne craindraient pas de faire de la Belgique le foyer du
carlisme ? Il y a là quelque arrière-pensée, quelque tactique perfide dont je
me méfie ; vous la déjouerez, messieurs, et vous ne balancerez pas entre le
fils de Caroline et le fils du prince Eugène. Le duc de Leuchtenberg est le
neveu de l'empereur d'Autriche (François Ier), il est aussi le neveu du roi de
Bavière (Louis Ier) ; il est le beau-frère de l'empereur du Brésil (don Pedro
Ier) et le beau-frère de l'héritier présomptif des couronnes de Suède et de
Norwége (aujourd'hui Oscar Ier) ; toutes ces alliances ne sont pas à dédaigner.
Remarquez que si l’élection du duc de Leuchtenberg était un motif de guerre ,
l'Autriche, la Bavière,
la Suède
et le Brésil viendraient peser de tout leur poids dans la balance politique.
Mais, dit-on, reconnaîtra-t-on le duc de Leuchtenberg? Voici ce que je réponds
à cette question : Si les hommes qui, pendant quatre jours, formèrent le
gouvernement provisoire de la
France, au mois de juillet, avaient cru devoir consulter les
puissances étrangères sur le choix du duc d'Orléans, croyez-vous que toutes
n'auraient pas répondu négativement ? Vous n'en doutez pas, messieurs ; aussi la France s'est-elle bien
gardée de leur demander leur avis : elle s'est demandé si Louis-Philippe lui
convenait, et elle l'a choisi pour roi sans se mettre en peine de (page 209) ce qu'en penseraient les
puissances. Suivons cette marche, et croyez que nous n'aurons pas à nous en
plaindre. Craignez-vous que le choix que je vous propose n'entraîne la guerre ?
Eh! messieurs, si on avait voulu nous faire la guerre, l'occasion était belle
au commencement de la révolution. Nous avions déchiré effrontément, j'ose le
dire, les traités de 1814 et de 1815, et on ne nous a pas fait la guerre !
Pourquoi nous la ferait-on si nous choisissions pour roi le duc de Leuchtenberg
? Serait-ce à cause du sang plébéien qui coule dans ses veines ? Mais ce sang
plébéien est mêlé de sang royal. D'où viendrait d'ailleurs la répugnance des
autres rois de l'Europe ? N'ont-ils pas tous pactisé avec un maréchal de
France, qui avait débuté par être caporal ? Le duc de Leuchtenberg jettera
parmi nous les racines d'une dynastie durable. Voyez la Suède : son roi fut
l'élu du peuple, son indépendance a été reconnue de tout le monde, il est
encore debout sur son trône... C’est que, dans ce siècle, le plus solide
fondement des trônes, c'est l'élection populaire. » S'adressant ensuite aux
partisans de la réunion à la
France, M. Lebeau déclare ne pas comprendre l'opinion de ceux
qui ne voient dans l'élection du duc de Leuchtenberg qu'un signal de guerre, et
qui cependant voulaient offrir le trône à Louis-Philippe, malgré ses refus, et
quoique ce fût un moyen certain de faire naître une conflagration générale en
Europe. Pourquoi, d'un côté, si fort craindre la guerre, tandis que de l'autre
on se fait en quelque sorte un jeu de la provoquer ? « Si par suite du choix du
duc de Leuchtenberg, la France,
ajoute-t-il, devait redouter la
Belgique, ce serait une raison de plus pour le faire, car on
tend la main pour pactiser avec qui peut nous nuire ; et je soutiens que si, je
ne dis pas la famille de France, mais le cabinet français est bien conseillé,
il ne s'opposera pas au choix que je propose. »
Ce discours, écouté avec une faveur marquée, fit
une grande (page 210) impression sur
le Congrès. Toutefois l'assemblée décida qu'elle s'occuperait d'abord de la
proposition émanée de la section centrale. « Moi aussi, dit alors M. Legrelle,
j'ai sondé les intentions de la nation, et je puis dire que ses vœux ne sont
pas pour le duc de Leuehtenberg ; je ne dis pas qu'ils y soient contraires,
mais on pense généralement qu'il faudrait consulter les grandes
puissances... » Les murmures que ces mots provoquent dans la salle se
changent en huées scandaleuses dans les tribunes. L'assemblée tout entière se
lève pour protester contre ce manque de respect envers elle et contre
l'oppression que les tribunes voudraient exercer. Le silence s'étant rétabli,
M. Jottrand s'oppose vivement à la proposition de M. Legrelle. Pourvu qu'on ne
veuille pas la réunion à la
France, il est inutile, suivant lui, de consulter
l’Angleterre, l'Autriche, la
Prusse et la Russie. Consulter la France est dangereux, car
elle n'offre que des candidats propres à prolonger le provisoire sous une autre
forme. Il ne conviendrait de se mettre en relation avec les puissances que si
on voulait se prêter à leur désir secret de restauration. Il vote pour que le
Congrès s'occupe sans crainte et sans délai du choix du chef de l'État. M. le
comte de Baillet ayant proposé de fixer au 1er février l'ouverture de la
discussion, M. Devaux soutient avec énergie les conclusions de la section
centrale. Pour se soustraire à la domination que prétend exercer la diplomatie,
il faut des faits, dit-il ; depuis qu'elle voit de l'hésitation dans la marche
du Congrès, elle a repris courage ; elle a reculé devant l'exclusion des
Nassau, elle reculera devant la guerre. « Du reste, poursuit-il, que la
diplomatie ne se plaigne pas de nous. Qu'elle ne dise pas que nous n'avons pas
voulu l'entendre. Nous l'avons écoutée, nous avons voulu l'écouter, et pendant
trois mois elle a eu le temps de dire sa pensée. Que nous a-t-elle offert
pendant tout ce temps ? Que nous offre-t-elle encore ? Ce qu'elle est sûre que
nous ne pouvons pas accepter : une minorité (page 211) d'abord, et aujourd'hui un prince de Naples. Elle n'a pas
su trouver d'autres combinaisons : elle n'a pas même osé nous offrir le prince
de Saxe-Cobourg.. Ma franchise belge me met au-dessus de ces duplicités, et je
me demande ce que veulent les puissances. Je crois pénétrer leurs intentions.
D'une part, la France
veut retarder, nous tenir dans une position précaire, afin de profiter d'un
moment favorable pour obtenir la réunion ; d'autre part, les puissances
temporisent pour nous imposer le prince d'Orange, et peut-être la France elle-même ne
reculerait-elle pas devant ce parti. La France n'a pas vu avec plaisir notre révolution.
Non, messieurs, notre révolution a dérangé ses projets ; j'en trouve la preuve
dans les efforts faits en France pour décréditer notre révolution. Lisez un
journal, devenu depuis plusieurs mois le confident du cabinet français ; que
dit-on de nous ? On dit que nous voulons la théocratie, tandis que nous posons
les bases d'une large liberté... Il y a là une arrière-pensée ; on veut
préparer la nation française à nous abandonner. Ne nous laissons pas abattre
par cette prévision, marchons à notre but avec persévérance ; nous avons autre
chose à voir que ce que veut la
France. S'il lui importe peu de voir s'accomplir notre
révolution , il nous importe à nous de savoir comment la terminer; s'il lui
importe peu que nous subissions le joug du prince d'Orange, il nous importe, à
nous, de le repousser. Ah ! si nous n'avions irrévocablement prononcé son
exclusion, il faudrait se hâter de le faire. Lisez aujourd'hui sa proclamation
dans les journaux français, voyez quel langage on y ose tenir ; on n'y parle
plus de Congrès ; on s'adresse à la nation, parce que, en pareil cas, la
nation, ce n'est personne. Messieurs, le danger est là. » D'autres membres,
surtout les partisans du duc de Nemours ou de la réunion, demandent un plus
long délai et l'envoi de commissaires à Paris pour prendre de nouveaux
renseignements.
(page 212)
Enfin l'assemblée, par quatre-vingts voix contre soixante et quinze, adopte une
première proposition portant que les commissaires belges, envoyés à Paris, sont
chargés de prendre et de transmettre au Congrès, dans le plus bref délai, des
renseignements positifs sur tout ce qui peut être relatif au choix du chef de
l'État en Belgique, soit sous le rapport du territoire, soit sous le rapport
des intérêts commerciaux , soit sous le rapport des alliances. Elle décide
ensuite que, dans tous les cas, elle fixe au 28 janvier au plus tard la
discussion concernant le choix du chef de l'État. Le projet de M. Lebeau relatif
au duc de Leuchtenberg est renvoyé aux sections.
Le même jour, M. d'Arschot, au nom du comité
diplomatique, notifia la résolution du Congrès au comte de Celles, arrivé à
Paris le 17 janvier, en qualité de commissaire auprès du gouvernement français.
Il le pria de satisfaire à la demande de renseignements exigés par l'assemblée.
Les candidats sur lesquels on pouvait jeter les yeux étaient, suivant M.
d'Arschot : le prince Léopold de Saxe-Cobourg, le prince Charles de Capoue et
le duc Jean de Saxe, allié à la famille royale de Bavière. Quant au prince
Othon, toute tentative en sa faveur serait infructueuse. « Je dois vous
informer, ajoutait M. d'Arschot, que l'on voulait nommer le prince de
Leuchtenberg. Ses partisans prétendaient d'après les dénégations faites à la
tribune par M. le comte Sébastiani, le gouvernement français avait
manifestement changé d'opinion relativement au prince. Vous ne cacherez pas au
cabinet français qu'on ne pourra l'écarter qu'autant qu'il se prononcera d'une
manière formelle. » M. de Celles répondit le 21 : « Charles de Naples est
le candidat de la France
; tout pour des hommes qui entendent les affaires. » Mais il n'est pas le
candidat de la Belgique
; elle hésitait entre Nemours et Leuchtenberg, car ce dernier était devenu en
quelques jours un concurrent redoutable pour le fils de Louis-Philippe.
(page 213)
Aussi le cabinet du Palais-Royal se montra-t-il infatigable afin de déjouer une
combinaison qu'il considérait comme une menace pour la dynastie d'Orléans et
pour la France
de juillet. Le 23 janvier, M. d Arschot donna lecture au Congrès d'une dépêche
qui venait de lui être communiquée par M. Bresson. Elle était adressée à ce
dernier, sous la date du 21, par M. le comte Sébastiani, et conçue en ces
termes : « La situation de la
Belgique a fixé de nouveau l'attention du roi et de son
conseil. Après un mûr examen de toutes les questions politiques qui s'y
rattachent, j'ai été chargé de vous faire connaître, d'une manière nette et
précise, les intentions du gouvernement du roi. Il ne consentira point à la
réunion de la Belgique
à la France;
il n'acceptera point la couronne pour M. le duc de Nemours, alors même qu'elle
lui serait offerte par le Congrès. Le gouvernement de Sa Majesté verrait, dans
le choix de M. le duc de Leuchtenberg, une combinaison de nature à troubler la
tranquillité de la
France. Nous n'avons point le projet de porter la plus légère
atteinte à la liberté des Belges dans l'élection de leur souverain, mais nous
usons aussi de notre droit en déclarant, de la manière la plus formelle, que
nous ne reconnaîtrions point l'élection de M. le duc de Leuchtenberg. Sans
doute, de leur côté, les puissances seraient peu disposées à cette
reconnaissance. Quant à nous, nous ne serions déterminés dans notre refus que
par la raison d'État à laquelle tout doit céder, lorsqu'elle ne blesse les
droits de personne. Le voisinage de la Belgique, l'intérêt qu inspirent à Sa Majesté ses
habitants, le désir que nous avons de conserver avec eux les relations de
l'amitié la plus intime et la plus inaltérable, nous imposent le devoir de nous
expliquer franchement avec un peuple que nous estimons et que nous chérissons.
Aucun sentiment qui puisse blesser M. le duc de Leuchtenberg ou sa famille, que
nous honorons plus que personne, ne se mêle à cet acte politique. Le
gouvernement (page 214) du roi est
uniquement dirigé par l'amour de la paix intérieure et extérieure. Vous êtes
autorisé, monsieur, à donner une connaissance officielle de cette résolution du
gouvernement du roi, avec la franchise et la convenance qu'il désire apporter
toujours dans ses rapports avec la
Belgique. »
La lecture de cette dépêche, écoutée avec
impatience, provoque une agitation extraordinaire. M. Lebeau se lève et dit : «
Je demande l'impression de cette lettre, non par égard pour la nature de la
communication qui vient de nous être faite, mais pour qu'il soit bien constaté
à la face de l'Europe que la
France renie le principe de sa propre existence; qu'elle veut
être indépendante et libre, et qu'elle ne sait pas respecter la liberté et
l'indépendance des autres nations ! » Des applaudissements éclatent dans
l'assemblée et dans les tribunes. M. Devaux demande aussi l'impression, afin
que M. Sébastiani, qui a nié ses communications officieuses, ne puisse pas nier
ses communications officielles, afin qu'on sache que la France ne reconnaît plus le
principe de non-intervention. « Quoi ! s'écrie-t-il, on ne reconnaîtra pas le
roi que la Belgique
veut se donner, et on ose dire que notre choix est libre ! Quelle est donc
cette liberté qu'on nous reconnaît et dont on veut nous empêcher de faire usage
? Quelle est cette politique insultante qui se joue des promesses faites à la
face des nations, et qui nous refuse le droit de choisir un roi ? La France a-t-elle oublié
sitôt la crise à laquelle elle doit sa liberté ? Quand elle a voulu élire le
duc d'Orléans, ne l'a-t-elle pas fait en vertu du principe qu'elle nous dénie ?
A-t-elle consulté les nations étrangères ? Aurait-elle souffert que les rois de
l'Europe vinssent lui imposer leurs répugnances ? Ah ! sans doute, elle ne
l'eût pas permis, car c'eût été tout à la fois méconnaître sa dignité et
compromettre son indépendance... Il faut que l'Europe, il faut que la nation
française jugent cette conduite, et soyez certains qu'elle sera flétrie par
tout ce qu'il (page 215) y a de
cœurs généreux en France. » De nouveaux applaudissements accueillent cette
énergique protestation. Enfin, M. de Robaulx dévoile complètement le but que
les orateurs précédents ont seulement indiqué. « Certes, il est permis à la France, dit-il, de nous
refuser le duc de Nemours ; mais je lui dénie le droit de nous empêcher de
choisir le prince que nous voudrons. Ne tenons donc aucun compte de ce message
; car si aujourd'hui, quels que soient les termes lénitifs que l'on emploie
pour adoucir un refus, nous avions la faiblesse de nous soumettre, demain, si
nous voulions choisir un autre prince, la France viendrait nous en empêcher. C'est que la France veut nous imposer le
prince d'Orange.. » Quelques membres font un signe négatif. — « Oui ! oui ! »
s'écrient d'autres députés. L'assemblée tout entière est debout et dans une
inexprimable agitation. — « Oui, le prince d'Orange! reprend M. de Robaulx.
C'est là ce que veulent les puissances, et le gouvernement français s'associe à
leurs coupables vœux. Je proteste contre une telle conduite; je la dénonce à la
nation française, et j'espère que cette nation généreuse, justement indignée,
renversera un ministère peu digne d'elle et qu'elle demandera qu'il soit mis en
accusation... » M. Lebeau prend une seconde fois la parole. « Il ne
faut pas accueillir avec trop de défiance, dit-il, les paroles de notre
collègue M. de Robaulx. Je crains fort qu'il n'ait sainement interprêté les
intentions de la France. La
répugnance ne se borne pas au duc de Leuchtenberg ; souvenez-vous des
communications qui nous ont été faites précédemment; le ministère a déclaré
qu'un prince indigène n'aurait pas non plus son approbation. Il y a une
arrière-pensée dans cette manière d'agir. . Le gouvernement français veut
s'emparer de la Belgique
; il veut nous réunir à la
France, après nous avoir fait passer par l'anarchie et par la
guerre civile... Voilà où l'on veut en venir. La France repoussera le duc de
Leuchtenberg ; elle repoussera (page 216)
aussi le duc de Saxe-Cobourg, elle repoussera tous les princes, excepté le
prince d'Orange, parce qu'elle sait qu'avec lui rien ne saurait acquérir de
stabilité en Belgique; alors, tandis que le désordre et l'anarchie désoleront
la nation, la France
se préparera à la guerre, elle fondra sur nous comme sur une proie, et, au lieu
d'accepter notre constitution, ce sont ses lois qu'elle nous imposera ...
! » (Note de bas de page : Dans la séance de la chambre des députés du
27 janvier, M. Sébastiani expliqua la conduite du cabinet français ; nous
rapporterons ses paroles. — « On dit : N'est-ce pas intervenir que de prescrire
aux Belges telle ou telle réserve dans le choix de leur roi ? La Belgique n'a jamais été
un État indépendant. La France
reconnaît son indépendance, mais elle déclare qu'elle ne reconnaîtra point le
nouveau roi. si la Belgique
ne met point ses soins à préserver le repos de l'Europe. Ce n'est pas là
intervenir, c'est conseiller. Quant au reproche d'avoir gêné la Belgique dans le choix de
son roi, est-ce avoir apporté des entraves injustes à ce choix que d'avoir
écarté une nomination qui eût fait de la Belgique un foyer d'intrigues sans cesse
menaçantes pour la France?... »)
Sous l'impression de cette triste prophétie,
l'assemblée se voit dans l'impossibilité de continuer la séance et de délibérer
avec calme. Elle se sépare dans le plus grand désordre, dans la plus vive
irritation ; et on entend sortir de divers groupes de députés ces mots
accusateurs : « C'est infâme ! c'est du machiavélisme !
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