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« Histoire
de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de
l’Anglais, sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).
Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836
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TOME 2
CHAPITRE TROISIEME
Plusieurs émissaires arrivent au quartier-général du prince Frédéric. - Le prince est induit en erreur par leurs rapports. - Il envoie à
(page 43) Tandis que ces événements se passaient à Bruxelles et que le peuple se
préparait activement à la défense la plus opiniâtre, des émissaires continuaient à arriver au quartier-général du prince
Frédéric, apportant des assurances de la disposition pacifique (page 44) de tous les citoyens respectables et se déclarant
autorisés à assurer que les troupes royales n'avaient qu'à se présenter devant
la ville pour être accueillies par des acclamations. Ils affirmaient que l'état
d'anarchie et de désordre parmi les chefs de la révolte était tel que les
barricades et les volontaires disparaîtraient devant la plus légère
démonstration de force, et que la garde bourgeoise, dans son désir du
rétablissement de la tranquillité, ferait une diversion en faveur du
gouvernement, de sorte que les rebelles, pris entre deux feux, n'auraient
d'autre alternative que de fuir ou de se rendre à discrétion. Ces assurances
furent portées si loin qu'il fut recommandé de laisser libres les routes de
Halle, Anderlecht et Ninove, pour laisser aux volontaires et aux paysans
trompés, le moyen d'échapper, et pour éviter toute collision entre eux et les
détachements des troupes royales.
Les noms les plus respectables étaient cités et ajoutés à ceux des
signataires des lettres et des adresses que le prince recevait. En outre, dans
plusieurs cas, le rang et la position sociale des émissaires étaient de nature
à donner le plus grand poids à leurs assertions. Quand ces personnages, dont
plus d'un remplissait des fonctions à la cour, furent dans la suite accusés
d'avoir abusé (on pourrait même dire trahi) le prince, ils tentèrent de se disculper
en déclarant que (page 45) le prince
Frédéric avait tout perdu par ses mesures dilatoires et son hésitation, que
s'il avait l'intention de faire acte de force il devait le faire avant que la
ville fût pleine d'étrangers, et avant que la commission et la garde bourgeoise
eussent perdu toute influence, qu'ils n'avaient jamais pu supposer que les
généraux hollandais permettraient que des renforts de canons, d'armes et de
munitions entrassent en ville, que de plus ils n'avaient jamais cherché à faire
croire qu'eux ou d'autres citoyens compromettraient leur vie et leur fortune en
épousant ouvertement la cause royale. Tout ce qu'ils pouvaient faire pour le
trône était de protester de leur loyauté et de leur désir de voir le
rétablissement de l'autorité légitime. Les seules assurances qu'ils s'étaient
proposé d'offrir étaient celles d'une coopération immédiate, autant que les
étrangers et les volontaires seraient repoussés et l'ordre rétabli dans la
ville, c'est-à-dire qu'ils étaient prêts à recueillir tous les bénéfices sans
courir aucun risque, et que lorsque tout le péril serait passé, ils seraient
les premiers à aider l'autorité en tombant sur ceux qu'ils n'avaient pas eu le
courage d'appuyer, pas plus que celui de les combattre.
Mais malheureusement ce ne fut pas la seule circonstance où les mêmes
personnages décelèrent une absence de dévouement et d'énergie des plus fatales
à la cause de la maison de Nassau. Ce (page 46) n'était là qu'un prélude à cette série de déceptions, à ce
manque absolu de prudence et d'énergie qui marqua toute leur conduite jusque
dans ces derniers temps. Peu de mots suffisent pour peindre les hommes de ce
parti. Prodigues jusqu'à l'excès, de promesses et d'intrigues, ils furent
avares de leur bourse et de leur personne ; se trompant eux-mêmes sur leur
influence, ils trompèrent les autres sur l'étendue des ressources dont ils
pouvaient disposer. Sans attachement réel pour la terre de leurs ancêtres, et
traitant leur patrie en véritables spéculateurs, ils dénièrent tout patriotisme
au reste de ses habitants. Prenant le faible écho de leur propre voix pour la
voix du peuple, ils parlèrent haut quand le silence et le secret étaient
nécessaires, et se turent lorsque la cause royale avait le plus besoin de leur vote
et de leur éloquence. Ils reculèrent quand il fallait marcher en avant, et
avancèrent, ou plutôt crièrent aux autres d'avancer lorsque le mouvement menait
à la mort. Hardis au conseil, mais timides à l'action, ils se montrèrent quand
ils pouvaient s'absenter sans nuire à leur cause, et ne parurent jamais lorsque
leur présence fut le plus nécessaire.
Il n'y avait pas deux hommes dans le parti qui eussent voulu risquer un
cheveu de leur tête ou une obole de leur fortune à la défense d'une cause pour
laquelle ils professaient un dévouement (page
47) absolu. Et, cependant, tels furent les hommes sur
lesquels le roi des Pays-Bas, le prince d'Orange, et pendant quelque temps le
gouvernement anglais lui-même, crurent pouvoir compter pour faire rendre la
couronne à la famille des Nassau.
Cédant trop facilement à ces sollicitations réitérées, et se confiant
trop dans des assurances de coopération si légèrement données par des
émissaires venant de Bruxelles, le prince Frédéric envoya le 19 un courrier à
Comme malgré les assurances contraires (page 48) reçues de Bruxelles la résistance était
possible, le roi trouva prudent de prendre des mesures pour mettre le prince
Frédéric à l'abri de ce que pouvait avoir d'odieux l'effusion du sang dans ces
circonstances. Le commandement de l'année active fut en conséquence donné au
lieutenant-général Trip ; précaution inutile ; car S. A. R., jugeant sa
présence nécessaire au quartier-général, devint responsable aux yeux de la
nation de tous les maux qui arrivèrent, et attira imprudemment ainsi sur
elle-même toute la haine du peuple, tandis que le nom de Trip ne fut guère
connu que des escadrons qu'il commandait. On ne peut attribuer cette fatale
détermination du prince qu'à un excès de zèle et de confiance. Mais quelle
qu'eût été l'issue de l'expédition, il était de la plus haute importance pour
lui de demeurer à Anvers, et dans l'éventualité d'un succès, il ne pouvait se
rendre à Bruxelles, qu'autant qu'une députation viendrait l'y inviter et
seulement pour y apporter le pardon, mais non pas la vengeance. En cas de
défaite, il sauvait sa réputation comme soldat et, ce qui était beaucoup plus
important, les intérêts de sa famille, en rejetant les mesures odieuses sur le
commandant des troupes ; car jamais, à aucune époque, il ne fut plus important
pour les membres de la dynastie d'éviter tout acte qui pût affaiblir encore cet
édifice chancelant et près d'écrouler. Se laisser influencer par (page 49) des scrupules de délicatesse
envers ces individus, quand la royauté était menacée, peut être une preuve de
justice et de générosité, mais une telle conduite démontre incontestablement
une grande faiblesse politique.
La proclamation devait être faite au nom du roi, et la responsabilité de
l'exécution tomber sur le général Trip. Si le sang devait couler, il était
absurde de penser que le prince Frédéric, présent au quartier-général,
échapperait aux conséquences morales de cet événement. Car pourquoi y était-il
? quel avantage sa présence procurait-elle à l'armée ?
Les troupes, si elles eussent été judicieusement employées, étaient plus que
suffisantes pour assurer le succès, et S. A. R. pouvait aussi bien se passer de
la gloire de cette expédition, que le soldat de tout stimulant extraordinaire.
Quelle gloire pouvait-il recueillir dans un tel combat ? Mais s'il n'y avait
pas d'honneur à gagner, il y avait de la honte, et cette honte était ce que le
gouvernement devait le plus redouter. La victoire ne donnait aucun avantage au
prince. La défaite devait amener et amena en effet les plus grandes infortunes
pour sa maison. Il est vrai qu'au moment où les troupes avançaient, le succès
n'était pas douteux ; mais cette circonstance ne diminue pas ce qu'il y a
d'impolitique dans cette conduite ; elle prouve seulement combien le
gouvernement s'abusait et (page 50) combien étaient impuissants ceux sur la coopération desquels il
comptait.
Le courrier envoyé à
Les forces ainsi concentrées montaient ensemble à près de 12 mille
hommes d'infanterie, 1,600 chevaux et 40 pièces de
canon, desquels 1,500 hommes d'infanterie,
400 de cavalerie et 8 pièces de canon étaient destinés à marcher sur
Louvain, et le reste devait concourir à l'attaque de Bruxelles. En même temps,
des forces considérables, sous les ordres du lieutenant-général Cort-Heyligers, débouchaient
d'Eindhoven par Hasselt, Tongres et Saint-Trond, menaçant Liége et Louvain.
Le but des généraux hollandais était de se mettre en possession de la
partie supérieure de la ville, qui, par sa position élevée, peut en être
considérée comme la clef ou la citadelle. Ils prirent les dispositions
suivantes :
A l'extrême droite, 4 escadrons de hussards, et 1 bataillon
d'infanterie, avec une demi-batterie, sous les ordres du colonel Van Balveren, s'avancèrent par la route de Gand, sur la porte
de Flandre, pour occuper les faubourgs ou entrer dans la ville dès que les
circonstances l'exigeraient. La colonne du centre droit, comprenant 2
bataillons, 2 escadrons et une demi-batterie, sous les ordres du général-major Favauge, s'avancerait (page 52) par la chaussée de Vilvorde,
pour faire une attaque simulée sur la porte de Laeken, à l'effet de détourner
l'attention des assiégés de l'attaque principale. Mais pour le cas où il
rencontrerait quelques obstacles sérieux, il laissa un demi-bataillon et son
artillerie pour protéger le pont de Laeken, et il devait alors exécuter un
mouvement par sa gauche, pour servir de réserve au centre gauche. Cette
dernière division, composée de 2 bataillons de grenadiers et d'un bataillon de
chasseurs, de la garde, de 6 bataillons d'infanterie, de 12 pièces de canon,
sous les ordres des généraux-majors Schuurman et Bylandt,
devait déboucher des villages de Dieghem et Evers, forcer la porte de Schaerbeeck
près du jardin botanique, et pénétrer dans le Parc. La colonne de gauche,
composée principalement de cavalerie avec un bataillon et 4 pièces de 6,
commandée par le lieutenant-général Trip, ayant sous ses ordres les
généraux-majors Post et Boreel, devait entrer par la
porte de Louvain, et si ce mouvement était exécuté heureusement, pénétrer rapidement
par les boulevards et la rue Ducale, et s'établir en colonne sur l'espace
ouvert près des murs du palais du prince et à la porte de Namur. La réserve,
consistant en 8 bataillons, devait longer la partie du boulevard extérieur
presque vis-à-vis du palais du prince d'Orange, pour jeter un pont sur l'étroit
fossé
(page 53) de la ville, se former sur
les boulevards et tenir ouvertes les communications avec l'extérieur ou fournir
des renforts à l'intérieur. La batterie de réserve, formée de 8 obusiers appartenant
aux 4 batteries, prit position sur un terrain élevé qui commande le point où le
pont devait être jeté. Des détachements de cavalerie devaient faire des
patrouilles sur les hauteurs environnantes et maintenir les rapports entre les
colonnes. Les portes de Scharbeeck et de Louvain
ayant été enlevées et tous les obstacles étant détruits, les troupes devaient
faire un mouvement rapide de concentration vers le Parc, les palais et la place
Royale, et attendre là l'issue des arrangements à prendre pour entrer en
possession des différents postes et corps-de-garde de l'intérieur de la ville. Les
ordres les plus rigoureux pour le maintien de la discipline accompagnaient
ces instructions.
On avait
calculé que deux heures suffiraient amplement pour l'exécution et le succès de
ces dispositions ; de sorte qu'en supposant que les troupes arrivassent devant
les portes à sept heures du matin, on avait pensé que tout serait terminé, et
la tranquillité de la ville rétablie avant midi. En même temps, un corps commandé
par le général-major Trip (frère du
lieutenant-général), était
disposé à faire un mouvement de Malines sur Louvain, tandis (page 54) qu'un autre corps de 2,000 hommes et 6 pièces de canon,
commandé par le général-major Evers, avait reçu l'ordre
de se détacher de la division de Cort-Heyligers. et, après avoir
traversé Tirlemont, de menacer Louvain du côté de Bautersem.
En supposant même qu'une intelligence parfaite eût régné entre les
citoyens et les troupes royales, et que les généraux hollandais fussent
convaincus que la prise des portes mettrait fin à toute résistance, il est
encore douteux que le plan que nous venons de rapporter fut bien calculé. Aussi
longtemps qu'il existait une chance de résistance, quelque légère qu'elle fût,
il était essentiel d'éviter toute effusion de sang inutile, et d'épargner la
vie des soldats. Un des devoirs les plus importants d'un commandant d'armée,
quel que soit le mépris que lui inspire son ennemi, est de se préparer, autant
que possible, contre les hasards de la guerre, et lorsqu'il a pris toutes les
précautions en cas de revers, de chercher à assurer alors la victoire en
sacrifiant le moins d'hommes possible ; mais dans cette circonstance, les
généraux hollandais agirent comme si le sang de leurs soldais n'était d'aucune
valeur, ou plutôt comme si un désastre était impossible. Ils négligèrent de
profiter des avantages dont ils pouvaient disposer dans la première attaque, et
oublièrent les précautions les plus ordinaires que les (page 55) événements subséquents réclamaient ; c'est ce
que nous prouverons bientôt.
La proclamation du prince n'ayant été publiée dans
Les barricades se multiplièrent dans toutes les directions, les rues
furent dépavées, des pierres, de la chaux, des blocs de grès, des solives et
diverses autres espèces de projectiles furent portés au faîte des maisons, pour
être lancés sur les assaillants. Une revue de la garde bourgeoise, ou plutôt de
tous les hommes armés, fut ordonnée et environ (page 56) 3.000 hommes pourvus d'armes à feu furent passés en revue
sur la grande place. De ce nombre, environ 800 volontaires de Bruxelles sous
les ordres de Grégoire, Borremans, Mellinet, Rodenbach et Niellon,
et environ quatre cents Liégeois commandés par Rogier. Le baron d'Hoogvorst, ayant refusé la responsabilité de commander les
forces actives, donnant pour motif son peu de connaissance de l'art de la
guerre, les huit sections choisirent le comte Vandermere
qui fut bientôt après remplacé par Van Halen.
A peine cette revue fut-elle terminée, que des paysans des villages
environnants arrivèrent dans la ville, annonçant la marche rapide des troupes
royales dont les avant-postes étaient arrêtés à environ une portée de canon des
faubourgs. A l'instant la plus effroyable scène de confusion et de désordre eut
lieu. Les portes et les fenêtres furent fermées. Les habitants du voisinage des
portes de la ville abandonnèrent leurs maisons ou se préparèrent à se réfugier
dans leurs caves. Les tambours battaient le rappel, et le son sinistre du
tocsin de Ste-Gudule
et des autres églises augmentait ce tumulte général. Les hommes, les femmes,
les enfants couraient ça et là avec des cris de terreur ou des cris de guerre.
Quelques-uns, se supposant exclus de l'amnistie, s'éloignaient de la ville.
L'attaque était attendue de moment en moment, et à l'exception de deux ou trois
mille (page 57) audacieux,
le reste des habitants ne croyait pas la résistance possible. La pensée qu'une
ville ouverte, sans autre défense qu'un petit nombre de volontaires
indisciplinés, presque sans autres munitions que des pavés, repousserait des
forces telles que celles qui marchaient contre elles, semblait à tout homme
sensé le comble de la folie et du désespoir.
La commission était dissoute et les membres ayant cherché leur salut
dans la fuite, la direction de la défense, ainsi que toute l'autorité,
demeurèrent aux chefs des volontaires dont la confiance et la témérité
semblaient croître avec le danger. Non contents de se préparer à la défense,
ils réunirent un corps de 1,500 hommes, et, l'ayant divisé en 3 détachements,
ils se déterminèrent à sortir pour aller attaquer les troupes royales. Un
détachement, avec 2 pièces de canon, ayant pris la route de Gand, rencontra les
vedettes hollandaises, sur la hauteur en avant du village de Zellich, et après avoir échangé quelques coups de fusil, se
retirèrent pour ne pas être enveloppés par la cavalerie. Mais les deux
détachements sortis pas les portes de Scharbeeck et
de Louvain, ayant rencontré les avant-postes ennemis, en avant de Dieghem et Evers, se jetèrent
dans des enclos et, couverts par les fossés, les haies et les arbres,
commencèrent un feu de tirailleurs très vif qu'ils soutinrent jusqu'à la nuit.
Une partie de
(page 56) ces bandes irrégulières
s'étant avancée trop loin, fut chargée par la cavalerie hollandaise qui en prit
un grand nombre. Mais, à l'exception de ce fait, ces escarmouches ne
produisirent que peu de perte de l'un et de l'autre côté.
Il est essentiel de remarquer que, dans cette occasion, l'agression fut
totalement du côté du peuple et que le premier sang ayant été versé par lui,
les règles de la guerre justifiaient pleinement les plus sévères représailles.
Mais en admettant que le prince Frédéric ne fût pas disposé à y recourir comme
le lui permettaient les forces supérieures qu'il commandait, et comme il y
était autorisé par les lois de la guerre, il devait apprécier cette attaque, et
en tirer les conséquences que la ville n'était pas aussi disposée à se
soumettre qu'on le lui avait annoncé, puisqu'au lieu de fraterniser avec ses
troupes elle avait la témérité d'envoyer des détachements pour les rencontrer
en rase campagne. Peu importait que ces volontaires fussent conduits par des
étrangers ou par des nationaux ; il était évident que les chefs étaient pleins
d'énergie et d'audace, et un général prudent aurait à l'instant réglé son plan
d'attaque, et se serait préparé aux chances les plus défavorables.
Enhardis par la facilité qu'ils avaient eue à se retirer le soir
précédent, la journée du 22 avait à peine commencé que le tambour battait le (page 59) rappel, et
qu'un corps de volontaires de près de 1,000 hommes faisait une sortie, et
lorsqu'il eut rencontré les troupes royales à peu près dans la même position,
renouvelait l'escarmouche, après laquelle il se retira, sans que sa retraire
fût le moins du monde inquiétée, quoiqu'il eût été extrêmement facile de
l'envelopper et de le détruire. Si le prince n'avait pas sérieusement
l'intention d'attaquer la ville, cette longanimité était compréhensible ; mais
si S. A. R. était fermement déterminée à entrer par force, il est inconcevable
qu'elle ait souffert qu'on l'attaquât et que ses troupes fussent insultées chaque
jour par des bandes désordonnées qui s'aventuraient en face de son armée avec
plus d'audace que de prudence. Mais tant de fautes furent commises, qu'il est
presque impossible de rencontrer une seule circonstance qui ne mérite pas le
blâme. Jamais position plus avantageuse ne fut si maladroitement compromise.
Jamais la vie de tant de braves soldats ne fut si légèrement exposée par la
tactique imprudente de leurs chefs ; car ceux qui croient que ces troupes
manquaient de courage sont dans une grande erreur. Les soldats et les
officiers, soit Hollandais, soit Belges, firent bravement leur devoir. Toute la
responsabilité de la défaite doit tomber sur les chefs.
Malgré l'ardeur des volontaires, le plus profond découragement se
répandit dans la ville.
(page 60) Plusieurs même des plus exaltés
patriotes, après le départ de la commission et la dissolution de la garde
bourgeoise, commencèrent à comparer l'inégalité de leurs moyens de défense avec
les moyens d'attaque, et trouvèrent qu'il était plus que temps de tenter
d'entrer en négociation avec le prince Frédéric. Une capitulation était
ardemment désirée ; mais la crainte d'être accusé de trahison empêchait de se
prononcer. A la fin, M. Edouard Ducpetiaux,
entrevoyant les malheurs qui menaçaient la ville, prit sur lui la
responsabilité de se rendre au quartier-général. Le but de sa mission était de
détromper le prince sur les assurances fallacieuses de coopération qu'il avait
reçues, et de tâcher et de le convaincre que la seule chance d'entrer sans
résistance était d'offrir une amnistie générale, et de prier S. A. R. de
changer le paragraphe de sa proclamation contre les étrangers, menaçant
également les volontaires venus des provinces, et, après avoir obtenu cette
concession, de négocier un armistice.
En se présentant aux avant-postes royaux, Ducpetiaux,
qui était noté comme un des plus ardents patriotes et des chefs les plus actifs
de la révolte, fut à l'instant saisi, et en dépit de ses demandes réitérées
d'être conduit devant le prince, fut mené prisonnier à Anvers, sans pouvoir
s'acquitter de sa mission. Circonstance malheureuse ! car
si cette entrevue avait eu lieu, il serait peut-être parvenu (page 61) à convaincre les princes du
danger de compter sur l'assistance des citoyens ; des termes d'accommodement
auraient pu être admis et fournir un prétexte à une soumission qui était si
généralement désirée.
Le découragement était si grand alors, que même quelques-uns des
volontaires liégeois, sous les ordres de Rogier, se retiraient et qu'on jugea
nécessaire de convoquer une assemblée des chefs à l'hôtel-de-ville, à 6 heures
après-midi, le 22, pour discuter ce qui était le plus convenable de se défendre
ou de se rendre. Les opinions furent extrêmement divisées ; plusieurs des plus
prudents déclarèrent que la résistance devait nécessairement amener leur porte,
ils opinaient pour la soumission. Mais leurs voix furent couvertes par des cris
de refus de la part du peuple, tandis que Grégoire, Niellon
et Mellinet, Français qui ne possédaient aucune
propriété, et Roussel de Louvain, démocrate exalté, juraient qu'ils
défendraient la cité, dussent-ils s'ensevelir sous les ruines. Après une
violente discussion, l'assemblée se sépara et la résistance fut décidée. Les
plus ardents patriotes se retirèrent pour haranguer et encourager le peuple, et
les plus modérés prirent des précautions pour la sûreté de leur famille.
Cependant, à une heure plus avancée de la nuit, les sollicitations des
marchands et des négociants, joints aux habitants les plus riches, devinrent si
pressantes (page 62) qu'une
seconde assemblée eut lieu, et les plus violents meneurs étant absents, il fut unanimement
résolu que la défense était impraticable et la soumission nécessaire. Une
pétition ou adresse à ce sujet, signée par 40 notables, fut rédigée à minuit et
portée au prince Frédéric.
Mais ces résolutions pacifiques furent plus tard rendues inutiles par la
conduite aventureuse du peuple, qui, sans s'embarrasser de ses chefs et de
leurs instructions, courut aux armes, avec enthousiasme, et, le 23, à la pointe
du jour, se porta instinctivement vers le poste le plus exposé aux attaques de
l'ennemi. Dès ce moment, jusque dans la nuit du 26, il continua à combattre
sans ordre ni instruction, et sans aucun des moyens les plus nécessaires de la
défense, et, ce qui est surtout remarquable, malgré la volonté de la grande
majorité des habitants.
Cependant la nouvelle de ce qui s'était passé la veille parvint au
prince Frédéric, et quoiqu'il eût désiré attendre la coopération de quelques
détachements éloignés du quartier-général, il fit avancer sur quatre colonnes
les troupes dont il pouvait disposer, et combina leur marche de manière à ce
qu'elles arrivassent aux portes de la ville, le 23, à 7 heures du matin, pour
commencer l'attaque selon le plan que nous avons déjà fait connaître. Les
ordres du prince furent exécutés de la manière suivante :
(page 63) La colonne de droite, ayant en
tête toute la cavalerie (singulier renversement des règles ordinaires d'attaque),
traversa les faubourgs et atteignit la porte de Flandre sans difficulté. Ne
rencontrant pas de résistance, et supposant qu'il en serait de même dans
l'intérieur de la ville, le commandant pénétra imprudemment dans la rue étroite
et tortueuse qui commence au pont du canal de Charleroy et conduit au cœur de
la ville. Mais à peine les troupes eurent-elles passé la porte, qu'elles furent
assaillies par un déluge de pierres, de chaux vive, de cendre chaude et d'eau
bouillante, et par un feu meurtrier qui partait des caves, des fenêtres et des
greniers. Les hussards, démoralisés, rompirent leurs rangs et se rejetèrent sur
l'infanterie qu'ils entraînèrent dans leur retraite ; et toute la troupe, après
une lutte opiniâtre mais inutile, où plusieurs officiers et soldats périrent ou
furent faits prisonniers, se retira en désordre, heureuse de trouver un abri
derrière l'artillerie qui était restée en batterie de l'autre côté du canal.
Le général Favauge, commandant le centre
droit, se conforma à ses instructions avec plus de prudence ; ayant fait
reconnaître la porte de Laeken et la trouvant à l'abri d'un coup de main, il se
contenta d'échanger quelques coups de fusil avec ceux qui la défendaient.
Alors, après avoir dirigé un demi-bataillon et 3 pièces de canon vers le (page 64) pont de Laeken, pour en
assurer le passage, il jeta un pont sur la partie de
C'est là que l'élite de l'armée était rassemblée sous les ordres
immédiats du prince Frédéric et du lieutenant-général Constant de Rebecque. Ils s'attendaient si peu à une résistance
sérieuse, le prince désirait tellement éviter toute collision, que le
lieutenant-général, accompagné de quelques officiers d'état-major, précéda la
marche de la colonne et s'avança à cheval vers la porte, s'attendant à être
salué par les acclamations dont s'étaient constitués garants les signataires de
l'adresse. Une fusillade, partie des premières barricades, les tira bientôt de
leur erreur. Dans ce moment, les colonnes s'ouvrirent et démasquèrent une
batterie de 6 pièces de campagne. L'action s'engagea. Les ouvrages extérieurs
furent promptement enlevés, et l'artillerie concentra ses efforts contre la
porte même. Mais comme les retranchements élevés sur ce point résistaient aux
coups de l'artillerie de campagne et que le feu opiniâtre des assiégés était
très meurtrier, surtout celui qui partait des maisons voisines, on commanda à
un détachement de sapeurs d'aller démolir le mur du fossé à la gauche des
aubettes.
La brigade de grenadiers et de chasseurs, (page 65) protégée par le feu de deux bataillons et de quatre pièces
de campagne, en batterie sur la terrasse du jardin botanique, pénétra dans la
ville par cette brèche, et se forma en colonnes sur le boulevard, après avoir
ainsi tourné la barricade pendant que les canons balayaient la rue jusqu'à la
place Royale. Après une lutte sanglante, ces troupes se jetèrent bravement dans
la rue Royale ; alors s'avançant, l'arme au bras et au pas de charge, ils
refoulèrent tout ce qui se trouvait sur leur passage, se jetèrent dans le Parc,
et s'emparèrent immédiatement des palais qui l'avoisinent. Ce mouvement ne
s'effectua pas sans une perte considérable, car les troupes eurent à passer
sous le feu des tirailleurs, depuis la porte de Schaerbeeck
jusqu'au Parc. Une seconde brigade d'infanterie, ayant essayé la même manœuvre,
fut repoussée et forcée de suivre, non sans perte, la route plus longue des
boulevards.
Après une courte halte sur les hauteurs de St.-Josse-ten-Noode, près du grand cimetière d'où il lança quelques
boulets sur la porte, le lieutenant-général Trip s'avança rapidement dans le
faubourg, à la tête de la colonne gauche, et n'ayant rencontré que peu de
résistance, il traversa toutes les barricades et fit occuper par ses troupes,
au cri de victoire, le poste qui lui avait été assigné. En même temps la
réserve longeant la chaussée extérieure jeta un pont sur le fossé, (page 66) et les obusiers se mirent en
batterie derrière la crête du vieux glacis.
Ainsi, avant dix heures, les attaques principales avaient réussi, et les
troupes royales occupaient le Parc, les palais, les portes de Schaerbeeck, de Louvain et de Namur, et la totalité des
faubourgs, depuis le village d'Etterbeek et celui de Molenbeek.
Mais ici s'arrêta leur succès. La première attaque avait été sanglante, mais
l'exécution rigoureuse du plan arrêté d'avance promettait un carnage plus
sanglant encore. Il était évident que le peuple, quoique forcé d'abandonner les
portes, était décidé à disputer chaque pouce de terrain et à reculer, s'il y
était forcé, de chambre en chambre, de maison en maison. C'était folie que de
compter sur la soumission des insurgés ou sur l'aide des citoyens paisibles.
Rien n'était moins dans les intentions des uns et des autres, et l'on doutait
si peu de la prise de la ville que toutes les personnes de marque compromises
dans le mouvement révolutionnaire, à l'exception des barons d'Hoogvorst et Coppyn (depuis
gouverneur de la province du Brabant), se hâtèrent de s'éloigner. Même les volontaires liégeois sous les
ordres de Rogier s'étaient retirés, et la nouvelle de la résistance du peuple
les trouva à la forêt de Soignes.
D'un autre côté, quelques généraux (page
67) hollandais s'attendaient si bien à une résistance
désespérée de la part du peuple, que le général Trip adressa dans l'après-diner au prince Frédéric, un rapport où il
établissait qu'il serait impossible d'occuper le reste de la ville, sans
assiéger successivement chaque quartier et même chaque édifice, que le mode de
défense, adopté par les rebelles, entraînerait la dévastation et le massacre,
et que la victoire serait au prix du sacrifice de la prospérité et des intérêts
de la résidence royale, et enfin qu'il était inutile de compter sur la
coopération des bourgeois, que dominaient les révolutionnaires.
Dès ce moment l'attaque perdit toute son énergie, et se convertit en
défense. Désireux de conserver la réputation de modération et d'indulgence,
oubliant que l'heure de la modération était passée et que l'indulgence
passerait pour de la faiblesse, n'ayant ni l'audace d'avancer, ni le courage
moral qu'exige la retraite, ne pouvant se résoudre à abandonner l'espérance
trompeuse qui l'avait poussé à sa perte, le prince Frédéric, d'après les
conseils du général Constant, se détermina à arrêter tout progrès ultérieur de
ses troupes et à ouvrir, s'il était possible, des négociations avec les chefs
du peuple. Le lieutenant-colonel Gumoëns (Cet
officier a été blessé mortellement au siège de la citadelle,
où il serait comme volontaire, et est mort à Anvers), officier brave et distingué, (page 68) fut en conséquence envoyé en parlementaire, et se mit en
communication avec les autorités révolutionnaires, afin de demander que
quelques-unes d'entre elles vinssent au quartier-général discuter les mesures
les plus convenables pour arrêter promptement l'effusion du sang. Mais à peine Gumoëns se fut-il avancé hors de la protection des
batteries hollandaises, qu'il fut brutalement assailli par une populace ivre et
furieuse, et, malgré son caractère sacré, il serait probablement devenu victime
de leur brutalité, si Mellinet et quelques autres
chefs, se portant en avant, ne l'eussent arraché des mains de ces forcenés.
Cette violation des usages de la guerre fut déclarée une représailles de la
captivité de Ducpetiaux. Mais le cas était évidemment
différent. Cependant deux, ou trois heures se passèrent avant que Gumoëns pût expliquer l'objet de sa mission, quoique les
chefs parussent désirer de négocier ; ils envoyèrent ensuite trois délégués à
cet effet, qui ne purent ou ne voulurent pas traverser le feu des combattants ;
et le projet fut abandonné.
Cependant, d'Hoogvorst et F. de Coppyn, accompagnés de trois ou quatre chefs influents, se
déterminèrent à tâcher de pénétrer auprès du prince. Aussitôt que la nuit fut
close, et que le feu (page 69) eut commencé à se ralentir des deux côtés, ces citoyens zélés et
dévoués s'avancèrent, porteurs d'un drapeau blanc, au quartier-général du
prince, établi dans une maison près du jardin botanique, et, après un court
pourparler, ils furent admis en présence du prince alors en conseil avec les
généraux Constant et Trip. Après avoir expliqué quelle était physiquement et
moralement la véritable situation de la ville, d'Hoogvorst
déclara ouvertement qu'il n'y avait qu'un moyen d'obtenir une trève, c'était de
publier à l'instant une proclamation annonçant brièvement et d'une manière non
équivoque, 1° une amnistie générale, sans réserve ni exception ; 2° l'assurance
d'une séparation administrative, et 3° la promesse que les troupes
reprendraient la position qu'elles occupaient avant le 21 septembre. Après une
discussion qui dura jusqu'à la pointe du jour, c'est-à-dire jusqu'au moment où
le tocsin commença à appeler le peuple aux armes, ce prince déclara qu'il
n'était pas autorisé à introduire des modifications à la première proclamation,
sans avoir reçu des instructions de La Haye. En conséquence, d'Hoogvorst et ses collègues revinrent en ville, et le combat
ou plutôt le siège des troupes royales continua avec une nouvelle ardeur (Ce
ne fut pas sans un sentiment pénible que le prince et les généraux hollandais,
et même d'Hoogvorst et Coppyn virent la conduite peu décente d'une des personnes qui les
accompagnaient. Cet individu oubliant ce qui était dû au prince et même à la
politesse ordinaire, s'étendit sur une chaise, et plaçant les pieds sur la
table, exprima son opinion dans les termes les plus impolis).
(page 70) Malheureusement plus d'un des
émissaires qui avaient déjà induit le prince en erreur à Anvers, se
présentèrent de nouveau, et contribuèrent, en contrariant les efforts de d'Hoogvorst et de ses collègues, à maintenir le prince dans
une fausse position. Ils soutinrent « que l'anarchie régnait dans les parties
basses de la ville, et que les quartiers supérieurs étaient abandonnés par les
habitants, que toute autorité était méconnue, que la voix même de d'Hoogvorst avait perdu son influence, et que, à l'exception
d'un individu nommé Engelspach, qui s'était arrogé le
titre d'agent-général, il n'y avait personne à l'hôtel-de-ville, que même ceux
qui soutenaient le plus la nécessité de la résistance étaient divisés entre
eux, que les autres, désespérant du succès, avaient quitté la ville, qu'à
défaut d'un officier belge capable de prendre le commandement, le réfugié
espagnol Van Halen avait été choisi comme général en chef, et que les autres
chefs des volontaires, étrangers de tous les pays, étaient désunis, ne se
connaissaient pas entre eux et, comme la suite le prouva, pouvaient être gagnés
(Cette
opinion est en partie justifiée par la conduite ultérieure de Grégoire). (page 71) Ils ajoutaient
que le peuple était sans munitions, que les hôpitaux étaient remplis de blessés
et de mourants, et que si le prince voulait ordonner à ses troupes de cesser le
feu et de mettre ainsi fin au combat, les citoyens respectables pourraient
reprendre l'autorité et lui proposer des termes satisfaisants d'accommodement.
»
Quoique ces rapports fussent en partie fondés, ils négligeaient de dire
que les volontaires liégeois commandés par Rogier étaient rentrés en ville, et
que des centaines d'autres continuaient d'arriver par toutes les issues qui
avaient été si imprudemment laissées ouvertes d'après leurs conseils, qu'on
avait résolu l'établissement d'une commission provisoire administrative,
composée de d'Hoogvorst, Rogier et Joly (ancien
officier du génie), ayant pour secrétaires le baron F. de Coppyn
et J. Vanderlinden, et que l'enthousiasme des classes
inférieures allait jusqu'à la fureur, qu'un grand nombre de citoyens qui
n'avaient pas d'abord pris part à la défense, irrités par l'incendie et le
pillage de leurs maisons, ou excités par l'exemple, s'étaient joints au peuple,
et que, bien loin de songer à se soumettre, ils faisaient retentir l'air des
cris de victoire et des chants de triomphe ; que la mort attendait le traître
qui oserait proposer de se rendre ; que plusieurs personnes influentes
s'étaient répandues dans les campagnes, pour lever des guérillas et agir sur
les derrières de (page 72) l'armée, que MM. Gendebien et Van de Weyer, à la tête de deux ou
trois cents volontaires, étaient rentrés en ville le 25, amenant avec eux 14
barils de poudre, et que, dans l'intention d'exciter encore davantage le
peuple, une proclamation non signée avait été affichée aux coins des murs,
annonçant une victoire remportée sur les troupes royales par les Lovanistes, et déclarant, quoique cela n'eût pas le moindre
fondement, que le prince avait promis à ses troupes de livrer la ville au
pillage pendant deux heures.
Ils pouvaient ajouter que l'épée une fois tirée, le sang ayant coulé, il
n'y avait plus à avoir de scrupules. L'affront fait à la dynastie était
irréparable. Le prince pouvait avancer, se retirer, bombarder la ville ou se
résigner à voir patiemment l'élite de ses troupes décimée dans le Parc, sans
que rien pût rétablir l'autorité morale du
gouvernement ; un autre pouvoir avait déjà été élevé sur les ruines du trône ;
car la plupart des membres de la commission de sûreté étaient rentrés le 25 ;
ils s'étaient réunis, constitués en gouvernement provisoire, et avaient annoncé
leur installation par une proclamation dans l'après-dîner du 26. En
conséquence, si le prince conservait sérieusement l'espoir de reprendre la (page 73) ville, les
demi-mesures étaient inutiles, il ne restait plus qu'à recourir à toutes les
rigueurs de la guerre. Il n'avait que deux voies à suivre : faire retirer ses
troupes sur les hauteurs environnantes, et prendre position à une demi-portée
de canon, établir ses batteries et menacer la ville d'un bombardement, à moins
qu'on ne mit bas les armes, et qu'un certain nombre d'otages lui fût envoyé ;
ou bien couper toutes les communications de la ville, et empêcher l'entrée et
la sortie, jusqu'à ce qu'elle se fût rendue, faute de vivres.
Il est impossible de supposer que ces moyens infaillibles puissent avoir
échappé à l'attention du prince. Mais malheureusement pour sa cause, il fut
constamment sous l'influence de cette illusion fatale que les négociations
étaient praticables et seraient renouvelées ;en outre
son cœur se révoltait à l'idée d'employer les moyens terribles qu'il avait à sa
disposition, car ses obusiers de réserve auraient suffi pour réduire Bruxelles
en cendres en très peu de temps. Mais si des motifs d'humanité, non sans
mélange d'intérêt personnel pour la conservation des palais et des propriétés
royales, le détournèrent d'adopter ces mesures extrêmes, il est difficile de
comprendre pourquoi il n'a pas adopté le moyen moins sanguinaire, mais non
moins efficace, d'un blocus. La situation des troupes royales devenait de
moment en moment plus critique : (page
74) entourées
de tous les côtés, harassées par un feu continuel plongeant sur eux des
fenêtres et des toits, auquel il ne pouvaient presque pas répondre, confinées
dans le Parc et les palais, sans pouvoir ni avancer ni se retirer, elles furent
sans cesse exposées pendant quatre jours à l'effet démoralisant de leur fausse
et fatale position. C'était en vain qu'elles tenaient la clef de la cité, elle
se rouillait dans leurs mains ; chaque nuit elles se voyaient de plus en plus
resserrées dans leur position, sans gagner un pouce de terrain. Les jours se
passaient, et le prince Frédéric, tournant en vain les yeux vers les tours de
Sainte- Gudule, dans l'espoir d'y voir flotter la bannière orange, persistait à
maintenir sa position et poursuivait son système dangereux et inefficace.
Quoique déterminé à se renfermer dans la défensive, il négligeait les
précautions les plus ordinaires pour le salut de ses soldats. Pas une tentative
ne fut faite, ni le jour ni la nuit, pour enlever quelqu'un de ces hôtels d'où
on tirait avec tant de succès sur ses soldats. On ne construisait, pour
protéger sou artillerie ou ses tirailleurs, ni épaulement, ni tranchée, ni
ouvrage quelconque, à tel point qu'ils étaient obligés de se mettre à l'abri
derrière les cadavres de leurs chevaux. Ces braves canonniers, quoique leur
perte fût inévitable, servaient leurs pièces au milieu des rues ouvertes et
tombaient les uns après les autres, (page
75) sous une fusillade presque à bout portant, jusqu'à ce qu'enfin
quelques-uns des canons cessèrent de faire feu par la mise hors de combat de
tous les artilleurs, y compris les officiers ; et pourtant il était notoire
que, chaque soir, les bourgeois abandonnaient leur poste, et qu'à peine une
seule sentinelle demeurait près des barricades, que le feu cessait partout et
que, par un coup de main, quelques hommes résolus se seraient facilement
emparés à la baïonnette de tous les édifices environnants (Ce
fut à cette époque que le brave et malheureux lord Blantyre tomba victime d'un
de ces hasards qui si souvent terminent sans gloire la carrière des hommes les
plus distingués. Après avoir échappé glorieusement et sans blessures à
cinquante combats sanglants, après avoir mené ses héroïques montagnards à
autant de victoires que de combats, après s'être retiré pour terminer une vie
consacrée tout entière à son pays et à sa famille, il fut frappé d'une balle perdue,
tandis qu'il regardait à une fenêtre).
Si les généraux hollandais avaient fait leur devoir, cette opération
devait s'exécuter dès la première nuit. Il était aussi indispensable d'établir
un fort retranchement à l'angle du Parc qui fait face à la place Royale, et la
matinée du 24 devait trouver les canons hollandais (dont 4 seulement furent
employés à la fois) en batterie derrière un parapet solide. Le terrain
sablonneux du (page 76) Parc était singulièrement favorable ; et si on n'avait pas sous
la main des fascines ou des sacs à terre, les matelas des palais pouvaient être
employés à cet usage. Mais le même manque de prudence, le même oubli des règles
ordinaires de la guerre et de tous les principes de conservation qui dicta
l'attaque des portes alors qu'elles pouvaient être tournées sans le sacrifice
de dix hommes, se fit encore remarquer dans les opérations qui suivirent cette
entrée, et semblait combinée pour donner la victoire au peuple et amener la
honteuse défaite des troupes royales.
Il serait difficile de trouver une position immédiatement près d'une
grande ville qui offrît de plus grandes facilités pour l'attaque et moins de
risques que celle qui se présentait d'elle-même au choix des généraux
hollandais. De la porte de Louvain à celle de Namur, s'étend une suite
d'éminences qui commandent tous les boulevards intérieurs et les rues
adjacentes à demi-portée de fusil, et qui offrent beaucoup de facilités pour
tirer jusqu'au cœur de la cité, à travers des rues ouvertes à angle droit,
jusque dans le Parc qui leur est contigu. Ces éminences, formant des
retranchements naturels contre la cité et, allant en pente douce vers la
campagne, sont admirablement disposées pour masquer les mouvements d'un nombre
de troupes, quel qu'il soit. Deux bataillons, une douzaine de bouches à feu
placées en arrière et abritées (page 77)
par le terrain, pouvaient couvrir l'entrée de l'armée dans la
ville, et faire un feu d'enfilade si destructeur dans les rues et sur les
bâtiments voisins, qu'il eût rendu toute résistance impossible de la part des
assiégés. Protégée par ce feu, une compagnie de travailleurs actifs pouvait
jeter en quelques minutes un pont à travers les fossés, capable de livrer
passage à l'infanterie et à l'artillerie qui serait arrivée ainsi en quelques
secondes dans le Parc. De cette manière, on aurait tourné toutes les portes et
les barricades, sans être dans la nécessité de forcer les unes ou les autres et
de compromettre tant de vies précieuses dans les combats meurtriers des rues,
où la tactique et la discipline ne donnent aucun avantage, où les soldats, les
meilleurs et les plus braves, sont les premières victimes, et où les avantages
sont toujours en faveur des assiégés.
De fausses attaques devaient, sans aucun doute, être faites à toutes les
portes, et des retranchements garnis de canons placés, en cas de sortie ; mais
c'était s'exposer à une perte d'hommes inutile et certaine, que de les faire
avancer par des points si éloignés de la position centrale, quand les
boulevards situés derrière le palais du prince offraient de si grandes
facilités de succès. La persistance dans l'exécution d'un plan tel que celui
qui avait été proposé en premier lieu, peut s'expliquer comme une simple
démonstration pour
(page 78) sonder la résistance ;
mais convertir de semblables démonstrations en attaques réelles, quand il était
évident qu'une résistance désespérée était résolue, c'était agir contre tous
les préceptes de la stratégie et de la raison ; car un de ses premiers
principes est de chercher à faire le plus de mal possible à son ennemi, avec le
moins de perte pour soi-même, et de l'amener, autant qu'on le peut, à combattre
sur le terrain qu'on a choisi. Dans ces circonstances, les Hollandais suivirent
une marche opposée à cette maxime, ce qui était littéralement courir à leur
perte, ou au moins acheter la victoire par les plus
sanglants sacrifices.
Il serait superflu de suivre les opérations qui terminèrent le combat.
Il suffira de dire que le prince Frédéric, ne croyant pas de l'intérêt de la
couronne d'adopter un plan qui, dans le fait, pouvait lui assurer le succès,
eut à peine reçu des instructions de
La perte des assaillants, pendant ces opérations, fut, d'après leurs
propres calculs, de 138 tués dont 13 officiers, 650 blessés dont 38 officiers,
y compris le lieutenant-général Constant et le général Schuurman, et 163
prisonniers dont 5 officiers, ce qui formait une perte totale de 951 hommes (La
perte des Hollandais est double, d'après le calcul des Belges. Ils portent le
nombre des morts à 520, celui des blessés à 830 et celui des prisonniers à 450). Les Belges évaluent leur perte à environ 1,800 hommes, dont 450 tués,
1,270 blessés. Les deux tiers au moins de ces pertes
eurent lieu des deux côtés le premier jour de l'attaque. Ainsi se termina une
expédition qui, si elle eût été conduite avec promptitude, énergie et sagacité,
devait infailliblement être couronnée du succès. Mais calculée sous l'influence
de la plus fatale déception, exécutée presque en dépit des règles de l'art,
continuée contre toute prudence, et terminée par une retraite inexplicable et
sans gloire, elle démoralisa une armée brave et bien organisée, et amena la
ruine de la dynastie. Il manquait, pour combler la mesure de cette tragédie,
une faute capitale, le (page 80) bombardemeut d'Anvers. Jusqu'à ce sinistre
et impolitique événement, il y avait encore des chances de succès, sinon pour le
roi, au moins pour le prince d'Orange. Mais les flammes d'Anvers détruisirent
le dernier lambeau de la bannière orange.
Avant d'en finir sur ces opérations, il est nécessaire de dire un mot
sur un sujet d'une importance vitale pour l'honneur et la réputation des
Hollandais. On les accuse de pillages et de toute sorte d'excès. Ces
accusations sont, pour la plupart, dénuées de tout fondement. Le prince
Frédéric a été accusé d'avoir encouragé le pillage et le massacre et d'avoir
manqué de courage personnel. En ce qui concerne le premier reproche, ses ordres
du jour sont là pour prouver qu'il a usé de tous les moyens possibles pour
conserver la discipline, et qu'il serait impossible à un général d'employer des
mesures plus énergiques pour prévenir les excès. En ce qui a rapport au second,
des milliers de personnes ont été témoins qu'il s'est exposé beaucoup plus
qu'il n'était prudent de le faire dans sa position, et qu'il ne dut la
conservation de sa vie qu'à la Providence ; car, indépendamment du danger ordinaire,
trois fois une main lâche et cachée tira sur sa personne. Non ! quelles que soient les fautes ou les erreurs que l'on impute
à la maison de Nassau, jamais on n'accusera aucun de ses membres d'un manque de
courage ou d'humanité.
(page 81) Jamais cœur plus brave, plus
humain et plus généreux n'a battu sous l'armure d'un guerrier. Ils ont pu
manquer des qualités qui constituent les grands capitaines et les hommes d'état
; mais Ney, le brave des braves et Wellington, le plus froid et le plus
indomptable des soldats, ne se montrèrent ni plus vaillants ni plus insouciants
du péril (Entre
autres calomnies, on a affirmé que le prince Frédéric avait fui, déguisé en
meunier. Une imputation si basse mérite à peine d'être réfutée ; car toute
l'armée sail que le prince est littéralement le
dernier qui quitta Bruxelles).
Le prince, car sur lui tombe toute la
responsabilité, fut dans la suite accusé d'avoir lancé des bombes, des fusées à
la Congrève et des boulets rouges sur la ville. Or il
est maintenant prouvé qu'il n'avait pas un seul chevalet à
Les excès les plus répréhensibles furent commis sans doute ; mais
quelque graves qu'ils puissent
(page 83) avoir été, quiconque
connaît les malheurs de la guerre doit convenir que ces excès sont inévitables
dans tous les assauts. Ces personnes conviendront que s'il est une occasion
dans laquelle les officiers puissent être excusés des désordres commis par
leurs soldats, c'est dans ces moments terribles où une troupe cherche à forcer
l'entrée d'une ville, et lorsque la fureur des assaillants s'accroît
nécessairement en raison de la vigueur de la défense. Animés jusqu'à la rage
par le combat des rues, par la vue de leurs camarades mourants, par toutes les
horreurs d'une lutte corps à corps, les soldats ne maîtrisent plus leurs
passions, s'abandonnent à l'ivresse de la vengeance et à celle des boissons,
oublient la discipline, les lois de l'humanité, au point de ne plus distinguer
l'innocent du coupable, si toutefois on est coupable en défendant sa maison et
sa propriété et peut-être l'honneur de sa famille jusqu'au dernier soupir !
Mais tout en rejetant, comme des fables, la plus grande partie de ces
odieuses accusations de violence, de rapine, de froid assassinat, bruits
propagés dans le but d'exciter les haines populaires contre les Hollandais,
surtout dans les provinces, et en admettant que beaucoup de désordres aient été
commis, l'historien belge doit prendre garde de les exagérer. Car les deux
tiers des soldats employés étaient nés dans les provinces (page 84) méridionales, et aucun sophisme ne pourrait les garantir
de l'accusation d'y avoir participé. On a assuré que les 9e et 10e
régiments recrutés à
Mais il est temps de quitter ces fatales collisions. Le 27 septembre,
Bruxelles passa des scènes de confusion et de terreur aux scènes d'une
exaltation immodérée. Des cris et des chants de victoire retentissaient partout
; le bruit effroyable du tocsin qui, pendant quatre jours, avait appelé le
peuple aux armes, avait fait place au son des cloches de réjouissance,
annonçant la (page 85) délivrance de la ville. Les fugitifs qui avaient cherché la
sécurité dans les provinces revenaient chez eux. Tout le péril était passé ; de
Potter, ce demi-dieu éphémère de l'adoration du peuple, se préparait à rentrer
chez lui, pour jouir des honneurs de l'ovation. L'annonce incroyable de la
défaite des troupes royales, avec tout son accompagnement d'exagération, se
répandit promptement dans les provinces et y porta la démoralisation et la
désaffection. Et ce qui la veille n'était qu'une révolte sans consistance était
maintenant une révolution
générale, appuyée par les baïonnettes sanglantes du peuple. Le
triomphe de la nation dépassait toutes ses espérances, et la victoire était
essentiellement populaire ; car elle était incontestablement l'œuvre du peuple,
gagnée comme le pain qu'il gagne chaque jour à la sueur de son front, ou plutôt
au prix de son sang. L'édifice élevé avec tant de peine par le congrès de
Vienne penchait au bord d'un précipice. L'Europe le voyait avec horreur et
regret ; mais pas une main ne s'avançait pour l'arrêter dans sa chute. La force
des événements, plus puissante que la volonté des cabinets, prononça le fiat
de destruction ; son
œuvre bravait les alliances, la sentence de la monarchie était portée.