(E. HUYTTENS, Discussions du Congrès national de Belgique, Bruxelles, Société typographique belge, Adolphe Wahlen et Cie, 1844, tome 3)
(page 147) (Présidence de M. de Gerlache)
La séance est ouverte à une heure. (P. V.)
Un des secrétaires donne lecture du procès-verbal ; il est adopté. (P. V.)
M. le vicomte Charles Vilain XIIII, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes :
Un grand nombre de membres de la garde civique de Bruxelles demandent que le congrès élise le prince de Saxe-Cobourg pour roi des Belges.
M. Ardhuin, à Bruxelles, demande des lettres de naturalisation.
Même demande de M. Dejean, à Liége.
La régence de Saint-Nicolas demande l'établissement en cette ville d'un tribunal de première instance.
M. Corné demande à être réintégré dans sa recette, qui lui a été retirée par le gouvernement provisoire.
Plusieurs habitants de Bernes se plaignent de ce que les passages d'eau ont été accordés à un individu sans adjudication préalable pour ce qui concerne leur commune. (C., 28 mai., et P. V.)
- Ces pièces sont renvoyées aux commissions spéciales. (P. V.)
M. le vicomte Charles Vilain XIIII, secrétaire, donne lecture d'une lettre du secrétaire du conseil des ministres, annonçant, de la part de M. le régent, l'entrée en fonctions du nouveau ministre de la guerre, M. le général baron de Failly. (P. V.)
M. le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur, monte à la tribune et répond en ces termes aux questions de M. Van de Weyer sur l'organisation de la garde civique :
L'organisation de la garde civique est-elle complète ? L'interprétation de la loi a présenté de grandes difficultés, ce qui a considérablement retardé les opérations : j'ai cependant entretenu souvent les gouverneurs de la nécessité d'agir avec promptitude.
Quel est le nombre des légions ? La loi laisse indécise la question de savoir si dans une ville, chef-lieu de justice de paix, d'où ressortissent plusieurs (page 148) communes rurales, les gardes du canton doivent être organisés en un corps, ou s'il faut faire un corps séparé des gardes des communes rurales ; d'après la première supposition, qui paraît la plus conforme à la loi, il y aurait deux cent quarante-cinq corps, d'après la seconde deux cent quatre-vingt-sept. Il serait à désirer que le congrès décidât cette question.
Les chefs de légions ont-ils été nommés ? Les nominations ont été retardées par les difficultés que présente l'exécution de la loi. Il y a des communes où l'on a refusé de procéder à leur nomination. Elles n'ont donc pas eu lieu dans toutes les provinces et jusqu'ici il n'y a eu que cinquante-neuf chefs de légion nommés. Cependant tout porte à croire qu'elles seront faites incessamment.
Quel est le nombre des gardes ? Je ne pourrais préciser ce nombre ; cependant, d'après des calculs statistiques, il doit s'élever à 600,000 hommes. Je pourrai donner sous peu des détails positifs à cet égard.
Quel est le nombre des gardes habillés ? Je ne pourrai en rendre compte qu'au fur et à mesure que les bataillons seront habillés. Les gardes qui s'équipent à leurs frais le sont déjà. L'épuisement des caisses communales retarde l'habillement des autres.
Quel est le nombre des gardes armés ? Quant au nombre de ceux qui ont reçu des armes de l'État, il ne serait pas prudent d'en parler ici. Je donnerai en particulier des renseignements aux députés qui en désirent. Quant à ceux qui ont des armes en propre, je crois que le nombre en est considérable ; dans le Luxembourg, on a déclaré trois mille fusils de chasse.
Quels sont les cantons où des corps de cavalerie ont été organisés ? D'après la loi, cette organisation ne peut avoir lieu que dans les communes de 2,500 âmes et au-dessus. Il se forme des corps de cavalerie à Mons, Bruges et Tournay. Des demandes m'ont été adressées, pour qu'il fût porté un changement dans l'uniforme, la blouse étant un vêtement gênant pour la cavalerie. Je me suis borné à répondre que je ne pouvais y apporter des améliorations, la loi adoptant généralement la blouse, sans faire exception pour l'uniforme de la cavalerie.
Combien y a-t-il de corps d'artillerie, des pièces ont-elles été mises à leur disposition ? J'ai écrit à ce sujet aux gouverneurs, et il m'a été répondu qu'il se formait des corps d'artillerie à Mons, Bruges et Menin, et qu'on s'en occupait à Bruxelles, Namur et Gand.
L'expérience a-t-elle prouvé qu'il y avait lieu à modifier la législation sur la garde civique ? Oui, un projet de loi vous sera présenté demain. Je m'occupe à recueillir les éléments nécessaires à une révision générale.
Quel est le mode d'inspection générale qui a été établi ? Aucune allocation n'a été faite au budget du ministère de l’intérieur pour y pourvoir ? Cet oubli est cause que l'inspection n'a pas eu lieu jusqu’ici. (J. B., 28 mai.)
M. Van de Weyer – Il y a une lacune dans les réponses du ministre de l'intérieur : il n'a pas parlé des attributions du grand état-major, qui ne sont pas déterminées, ce qui fait qu'il ne peut répondre à aucune des nombreuses demandes qui lui ont été adressées. (J. B., 28 mai.)
M. le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur – Il y a six jours que des observations m'ont été remises à ce sujet. Je dois recevoir demain un rapport sur la matière. (J. B., 28 mai.)
M. Van de Weyer – Il y a six semaines que ces observations ont été remises au ministère. (J. B., 28 mai.)
M. le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur – Je n'en ai eu aucune connaissance, aucune communication officielle ne m'a été faite (J. B., 28 mai.)
M. Van de Weyer – Je prie le ministre de s'enquérir de la cause de ce retard pour savoir s’il n'est pas le résultat d'une influence étrangère. Je ferai encore une observation. Le gouvernement provisoire avait mis à la disposition de la garde civique une somme de 89,000 florins dont 30,000 seulement ont été dépensés. Dans plusieurs villes, des officiers supérieurs ont fait des avances considérables. Les retards qu'éprouve le remboursement les décourage complètement. Je demande qu'on les fasse rentrer promptement dans leurs déboursés. (J. B., 28 mai.)
M. le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur – Il y a encore peu de jours que j’en ai eu connaissance ; un à-compte de 15,000 florins a déjà été payé. Le reste le sera au fur et à mesure que les demandes me seront adressées. (J. B., 28 mai.)
M. de Robaulx exprime le désir que, dans le nouveau projet de loi sur la garde civique, une disposition soit introduite pour interpréter l'article 10 de la loi précédente, qui a donné lieu à des interprétations différentes. (E., 28 mai.)
M. le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur, répond que le désir de M. de Robaulx sera rempli ; qu'il connaissait déjà les (page 149) difficultés auxquelles cet article a donné lieu. (E., 28 mai.)
M. Alexandre Rodenbach – Il y a beaucoup de localités que je pourrais citer, où le premier ban manque de fusils, tandis qu'ailleurs, le second et même le troisième ban en sont pourvus. Mille volontaires à Courtrai demandent à marcher, mais ils sont sans armes. Je voudrais qu’on pût leur donner les fusils des second et troisième bans, ceux-ci n'en pouvant faire un aussi bon usage. (E., 28 mai.)
M. le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur, trouve la proposition assez importante pour être l'objet d'un examen sérieux. (E., 28 mai.)
M. Charles Coppens se plaint de ce qu'à Gand, les artilleurs ne peuvent plus s'exercer, depuis qu'on leur a refusé l'entrée de la citadelle, ce qui ne peut se justifier, puisque Gand n'est pas une ville fortifiée et ne doit pas être mise sur pied de guerre. (E., 28 mai..)
M. Frison – Je prie M. le ministre de répondre aux questions que je lui ai adressées relativement au canal de Charleroy. (E., 28 mai.)
M. le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur – Voici les renseignements que j'ai pris dans mes bureaux : les 300,000 florins que le congrès a votés sont employés à la continuation des travaux entre la Genette et Bruxelles. Il en coûterait un million pour rendre le canal navigable cette année. Les 300,000 florins étaient dépensés en partie par les entrepreneurs à l'époque où ils vous ont été demandés. Cette somme, d'ailleurs insuffisante pour donner aux travaux l'activité désirable, n'est qu'un à-compte sur le million qui, aux termes du contrat passé entre le syndicat d’amortissement et les entrepreneurs, devait leur être payé en 1830. Il reste donc à leur payer 700,000 florins, au moyen desquels ils seront à même de fournir le montant des entreprises, et de faire les frais nécessaires à l'achèvement des travaux. Il sera fait au budget des allocations au moyen desquelles les travaux seront achevés cette année. Je puis déposer comme renseignement un état des ouvriers, dressé sur les lieux, qui porte le nombre de ceux qu'on a employés au moyen des 300,000 florins, d'une part à 1229, d'autre part à 1801. (J. B., 28 mai.)
M. Claes (de Louvain) – Je voudrais que le ministre de l'intérieur fît faire, par l'administration de l'instruction publique, un rapport sur l’état de l'enseignement. Il est utile que nous sachions quels changements ont été apportés au système universitaire, et quels nouveaux changements on se propose d'y apporter. (E., 28 mai.)
M. Charles Rogier – Des plaintes ont été faites contre les inspecteurs d'écoles ; je demande qu'il en soit parlé dans le rapport sur l'instruction publique. (J. B., 28 mai.)
M. le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur – Cela en fera nécessairement partie. Depuis que les plaintes ont été faites, j'ai arrêté des nominations qui avaient été préparées ; aucune nomination ne se fait plus que sur présentation. A l'occasion du rapport, je consulterai le congrès pour savoir si le règlement actuel doit être exécuté jusqu'à ce qu'un autre décret ait été porté. (J. B., 28 mai.)
M. Van de Weyer – La constitution renferme des dispositions positives à cet égard ; elle a consacré la liberté de l'enseignement. Si les inspections se font contre le gré des autorités communales, elles doivent être suspendues. (J. B., 28 mai.)
M. Camille de Smet fait remarquer que les inspecteurs n'ont plus de droit que sur les écoles du gouvernement. - Cette observation est généralement appuyée. (E., 28 mai.)
M. Alexandre Gendebien demande où en est l'organisation du corps du génie, quels ont été les motifs de séparer de nouveau le génie militaire du génie civil ? (J. B., 28 mai.)
M. le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur – Je suis entré au ministère à la fin de mars ; la fusion des deux génies avait eu lieu auparavant. On m'a dit alors que le génie n'avait fait de travaux que sur le papier. Je me suis informé de ce qui pouvait en être la cause à plusieurs personnes qui ont des connaissances spéciales sur la matière. Les renseignements qu'elles m'ont fournis n'ont pas été favorables à la fusion. On l'avait inutilement essayée en France. Il existait cependant de fortes raisons en sa faveur, par exemple le besoin d'hommes instruits. J'ai consulté à ce sujet le ministre de la guerre d'alors, et il m'a été dit que les ingénieurs civils comptaient rester dans leurs provinces. J'ai trouvé qu'on pouvait les y employer aux travaux des places fortes. Vous savez aussi qu'un grand nombre d'étudiants en sciences de nos universités se sont présentés aux examens, Je ne sais à quoi attribuer qu'ils n'aient pas été admis, mais je suis convaincu qu'ils sont en assez grand nombre pour fournir des officiers au génie militaire. La fusion du génie militaire avec le génie civil présente encore l'inconvénient d'instituer un corps mixte, dépendant en partie du ministre de la guerre, en partie du ministre de l'intérieur, Les membres des états provinciaux se (page 150) sont plaints avec raison de l'institution du génie civil ; il tenait à un système de centralisation dont vous ne voulez plus. Il fallait chercher à rendre aux provinces une autorité qu'on n'aurait pas dû leur enlever. Comme j'ai maintenant des opinions arrêtées sur cet objet, j'ai voulu le laisser en arrière, afin que le congrès prît lui-même des mesures. Voilà pourquoi j'ai demandé le rapport de l'arrêté au régent. Je ne me suis donc pas opposé à l'organisation du génie militaire. (B., 28 mai.)
M. Alexandre Gendebien – M. Goblet nous a appris, dans son rapport du mois de novembre dernier, qu'il n'y avait que huit Belges dans tout le corps du génie militaire sous l'ancien régime. Or, je demande s'il est possible de reformer le corps du génie avec huit officiers, tandis que le roi des Pays-Bas en avait cent quarante-quatre. On ne peut pas improviser les officiers dans cette arme comme dans l'infanterie ; il faut des hommes instruits et expérimentés ; nous avions cette bonne fortune dans le génie civil, plusieurs élèves de l'école polytechnique qui ont fait campagne avec les armées françaises y étaient employés. Au moyen de la fusion des deux administrations, le corps du génie militaire aurait été complété. Je ne conçois pas comment on serait assez imprudent pour commencer la guerre sans génie militaire. Si la fusion avait été maintenue, on aurait déjà fait des travaux de défense sur les frontières. Quant aux jeunes gens sortis des universités, ils sont sans expérience.
Plusieurs ingénieurs habiles ont consenti à aller à la frontière ; pourquoi n'y ont-ils pas été envoyés ? S'il est vrai que nous approchons de la paix, il n'en faut pas moins nous préparer à la guerre ; on nous traite encore de rebelles. Au moyen de quelques batteries garnies de 1200 à 1500 hommes, vous vous maintiendriez sur les frontières de la Flandre hollandaise jusqu'à ce que les populations (qui, quoi qu'on en dise, sont animées du meilleur esprit) aient eu le temps d'arriver à la frontière. Il en est de même des provinces d'Anvers et de Limbourg. Si dans deux fois vingt-quatre heures il n'est pas pris de mesure sur le génie militaire, je ferai une proposition formelle. (B., 28 mai.)
M. le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur – J'ai exposé les motifs des mesures qui ont été prises, le congrès en jugera. Quant à la partie stratégique, je n'y entends rien. Le ministre de la guerre sait bien qu'il peut disposer des employés du génie civil. Au reste je lui en écrirai de nouveau. (J. B., 28 mai.)
M. le comte d’Arschot fait remarquer que les observations de l'orateur concernent plutôt le ministre de la guerre que le ministre de l'intérieur. (I., 28 mai.)
- Cet incident n'a pas de suite. M. le ministre de l'intérieur descend de la tribune. (I., 28 mai.)
M. Fleussu, rapporteur de la commission chargée de la vérification des pouvoirs des députés et suppléants élus par le Hainaut, propose l’admission de M. Fontaine-Spitaels en remplacement de M. Goffint, député de Mons, démissionnaire. (P. V.)
- Ces conclusions sont adoptées.
M. le président – L'ordre du jour appelle la discussion du projet de décret sur les récompenses nationales. (E., 28 mai.)
- On donne lecture du projet de décret présenté par la section centrale. (E., 28 mai.)
M. Frison – Déterminé à voter contre l’ensemble du projet sur les récompenses nationales, je désire motiver mon vote négatif en peu de mots.
Je regarde le projet comme inutile, parce que les citoyens qui ont rendu de véritables services à notre glorieuse révolution sont suffisamment récompensés par l'estime et la considération de leurs compatriotes.
Il est dangereux, parce qu'il deviendra un ferment de discorde parmi nous, dans un moment où l'union est indispensable.
Comment voulez-vous, messieurs, quelque confiance que nous puissions avoir du reste dans l'équité des hommes dont le projet nous abandonne le choix pour former les commissions provinciales, comment voulez-vous, dis-je, que l'erreur ne préside pas souvent à la distribution des étoiles d’honneur ?
La publication des listes ne m'est pas une garantie suffisante, et j'y vois un bien grand mal. dans les dénonciations, les accusations que cette publication va entraîner. Tel n'y verra point figurer son nom qui s'en croira digne, et ce sera le plus grand nombre, car c'est une vérité banale dont chacun de nous a pu se convaincre. N'entendons-nous pas tous les jours de ces gens qui, sans avoir (page 151) rien fait, content leurs prouesses ? d'autres qui exagèrent les services qu'ils ont eu le bonheur de rendre à leur patrie ? Les uns et les autres se croient les mêmes titres à la reconnaissance publique.
Pensez-vous, messieurs, qu'un citoyen honorable voudra voir afficher son nom sur les places publiques, s'exposer à la critique, à la calomnie même, et pourquoi ? pour un hochet !....
Si le projet se bornait aux drapeaux d'honneur à décerner aux corps de volontaires et aux villes et communes qui ont contribué d'une manière efficace au succès de la révolution, je l'adopterais avec plaisir, car je ne vois point d'inconvénient à une récompense générale. Mais tant et aussi longtemps que j'y verrai figurer cette étoile, véritable brandon de discorde, je m’y opposerai. (I., 28 mai.)
M. Fransman – Messieurs, j'applaudis au principe posé dans le projet de décret sur les récompenses nationales : il est juste que la patrie se montre reconnaissante envers les citoyens et les communes qui ont fait preuve de dévouement et surtout de désintéressement, en prenant une part glorieuse au triomphe de la cause nationale, depuis le commencement de notre mémorable révolution. Mais il est différentes manières par lesquelles cette dette sacrée peut être acquittée ; le mode n'en est point indifférent ; il faut, avant tout, qu'il transmette efficacement à la postérité le souvenir de l'amour des Belges pour l'indépendance et de leur aversion de la tyrannie ; il importe, dis-je, que les marques d'honneur que la nation veut accorder uniquement à ses véritables défenseurs, ne soient point indignement destinées à couvrir la poitrine d'un lâche, et à pouvoir devenir le prix de la servilité.
Le temps de détestable mémoire du règne d'un despote, qui pendant quinze années a abreuvé la Belgique, par un exécrable raffinement d'humiliations et d'injustices, nous a prouvé à satiété quelle est la force magique d'un ruban, et à quelles bassesses des hommes esclaves de leur ambition se sont livrés pour obtenir ce méprisable signe de la munificence royale. Nous devons éviter également que les marques d'honneur dont il s'agit en ce moment, ne deviennent un sujet de haine, de jalousie et de ces funestes rivalités dont nous voyons journellement les tristes résultats. Il est en effet difficile, et pour ainsi dire impossible, d’en faire une distribution qui ne donne point lieu à des réclamations nombreuses, à des cris : A l'injustice, et que sais-je ? à des injustices mêmes, quoique involontaires. Pour ne point abuser du temps précieux du congrès, je ne lui mettrai pas sous les yeux de fâcheux antécédents, dont les hommes qui furent au pouvoir ont peut-être à se repentir. Il est par trop notoire que les récompenses nationales ont été trop souvent accordées à des indignes, et que la gratitude de la patrie n'a pas toujours atteint le véritable mérite.
Pour éviter les mauvaises suites qui me paraissent devoir résulter immédiatement du projet de décret, s'il est adopté tel qu'il est conçu, et pour ne point jeter au milieu de la nation un nouveau brandon de discorde, il me paraît qu'il est sage et prudent d'en retrancher d'abord l'article premier, qui tend à décerner des distinctions individuelles. Dans les circonstances où nous nous trouvons, l'admission d'une telle disposition pourrait produire les, plus funestes résultats : car qui jugera du mérite et de l'importance de l'action à laquelle on adjugera la récompense ? quelque équitable, quelque circonspecte que soit la commission qui décidera, en butte aux traits envenimés de l'envie, elle n'échappera point au reproche de partialité, et l'intrigue, stimulée par l'amour-propre, s'agitera sans cesse autour d'elle.
D'ailleurs, la vertu civique n'a pas besoin d'être excitée par un vain signe d'ostentation pour produire de hauts faits et même de l'héroïsme. La conscience d'avoir été utile à sa patrie et l'estime de ses concitoyens est la récompense la plus noble que l'on puisse obtenir. Il est des milliers de Belges qui, pendant notre glorieuse révolution, ont bien mérité de la patrie, mais comme il est impossible de les discerner tous, l'admission de quelques-uns, et de ceux surtout qui auront le plus d'adresse pour faire valoir leurs titres, comme il arrive toujours dans de pareilles occurrences, serait un outrage sanglant pour les autres, et une injustice révoltante.
Outre ces motifs, qui me font voter contre le projet de décret, il en est un autre qui me semble péremptoire pour son rejet : il établit en quelque sorte un ordre dans l'État, tandis que la constitution, par son article 76, ne permet de conférer que des ordres militaires. S'il s'agissait de créer un ordre de cette espèce, je n'hésiterais point à donner mon suffrage à une marque d'honneur en faveur des braves qui combattent sous nos drapeaux, et qui ne craignent point de verser leur sang pour la défense de la liberté, tel qu'à Rome, dans les jours de gloire, on accordait sur les champs de bataille une couronne de chêne aux citoyens qui se distinguaient contre l'ennemi par leur bravoure ou leur constance. Mais malheureusement, ce qui alors fut toujours le noble prix du courage ne fut souvent plus depuis, et de nos jours même, que celui d'une lâcheté !
(page 152) Je désirerais enfin que le projet de décret soumis à notre délibération se bornât à déclarer qu'il sera décerné des drapeaux d'honneur, etc. ; que le monument commencé à la place des Martyrs, et destiné à transmettre à la postérité la mémoire des victimes des journées de septembre, sera achevé le plus tôt possible, et que le gouvernement s'occupera sans délai pour accorder des pensions et des indemnités aux victimes de la révolution. Ces dernières doivent principalement faire l'objet de notre sollicitude, et je vous le dis avec douleur, messieurs, maintes fois déjà, il m'est arrivé de voir se traîner péniblement dans les rues, et, pressés par la misère, demander l'aumône, des malheureux mutilés, estropiés pendant les combats au Parc, tandis que d'autres favorisés, je ne sais par quelle bonne fortune, qui étaient invisibles au jour du danger, véritables hommes du lendemain, savourent dans l'abondance les délices des faveurs. (E.. 28 mai.)
M. Jottrand – Il est affligeant de voir combien les enseignements de l'expérience, et les exemples d'autres temps et d'autres pays, sont négligés chez nous-mêmes par la majorité de ceux qui veulent sauver le pays des embarras présents et futurs. Qu'une idée sourie un moment à quelques imaginations, qu'une passion vive de crainte ou d'espérance nous saisisse, aussitôt il se présente dans cette enceinte quelque projet législatif qui obtient d'abord, et avant toute réflexion, l'assentiment d'une majorité quelconque, mais qui ne tarde pas à échouer devant la maturité de la discussion, ou, ce qui est moins heureux, devant les insurmontables difficultés de l'exécution.
Le projet de décret qui nous est présenté, est un nouveau résultat de ce premier mouvement auquel les esprits plus généreux que réfléchis se laissent facilement entraîner. Je ne récapitulerai pas les nombreux arguments que viennent d'élever les préopinants contre son acceptation, mais je les corroborerai d'une leçon de l'expérience.
A la fin de la glorieuse révolution des Etats-Unis de l'Amérique septentrionale, il fut aussi créé un ordre de distinction destiné à ceux qui avaient rendu des services à la cause sacrée de l'indépendance américaine ; on l'appela l'ordre de Cincinnatus. Ne tombons point dans l'étrange méprise d'un patriote de ce temps-là, qui, ayant obtenu cet ordre, s'inquiétait de savoir à quel jour de l'année arrivait la fête du patron. (Hilarité.)
Le nom, tout à la fois grand et simple, du citoyen qui quitta autrefois la dictature d'une puissante république pour reprendre la charrue, ne sauva pas l'ordre nouvellement fondé de la défaveur des vrais amis de la liberté et de l'égalité en Amérique. On sentit bientôt généralement qu'une pareille institution, quelque nobles et glorieuses que fussent les actions dont elle devait aider à rappeler le souvenir, était une anomalie, un non-sens dans un pays où le premier besoin du peuple était de faire disparaître tout ce qui est inutile, tout ce qui choque les simples idées d’égalité. L'ordre de Cincinnatus resta dans le discrédit et fut bientôt entièrement oublié.
Il me serait aisé de rechercher maintenant, dans le texte même du projet qui nous est soumis, des raisons qui prouveraient, même sans l'exemple de ce qui s'est passé autrefois en Amérique, que l'ordre projeté comme récompense nationale en Belgique n'atteindrait pas son but. Je ne ferai qu'une seule observation à cet égard : on propose de récompenser ceux qui ont rendu des services, non seulement pendant la révolution, mais encore dans les circonstances qui l'ont préparée. Je vois d'ici des catégories entières de citoyens qui auront droit à la récompense, les pétitionnaires, les membres des associations constitutionnelles, les publicistes, les membres de l'opposition dans les états généraux, dans les états provinciaux, etc., etc.
Messieurs, trop de citoyens ont pris une part active à une révolution qui avait pour elle l'assentiment réfléchi de toute la nation belge, pour que l'on songe à distinguer ces citoyens au milieu de leurs compatriotes. Beaucoup de récompenses de toute nature ont été accordées à ceux qui ont cru que le mérite civique avait droit à des récompenses particulières, et qu'on pouvait s'en faire un titre pour les obtenir. Cela suffit de ce côté ; quant à ceux qui n'ont pas cru devoir demander de ces récompenses, ils ont eu le droit d'être seuls juges de ce qu'il leur convenait de faire.
Je voterai contre le décret. (I., 28 mai.)
M. Trentesaux – Jusqu'ici les arguments qu'ont fait valoir les orateurs que nous venons d'entendre portent seulement sur la partie du projet relative à la croix d'honneur. Ils ne portent pas sur les drapeaux d’honneur à accorder aux communes. Est-ce qu'on consentirait à la division ? (Oui ! oui !) Je demande donc qu'elle soit faite. (I., 28 mai.)
M. le président – La discussion générale est fermée, et celle sur les articles est ouverte. (E., 28 mai.)
Il est donné lecture de l'article premier, ainsi conçu :
« Une étoile d'honneur sera décernée à ceux qui ont signalé leur dévouement à la cause de la révolution (page 153) belge, soit par une bravoure éclatante dans les combats, soit par d'autres services éminents. » (J. B., 28 mai, et A. C.)
Cet article est mis aux voix et rejeté. Par suite de cette décision les articles 2 et 3, qui réglaient la forme de la décoration et qui disposaient qu'elle serait représentée sur le monument de la place des Martyrs, sont venus à tomber. (P. V.)
« Art. 4. Des drapeaux d'honneur seront décernés aux corps de volontaires qui se sont portés sur les lieux menacés par l'ennemi, et aux villes ou communes qui ont contribué d'une manière efficace au succès de la révolution.
« Ces drapeaux seront aux couleurs nationales. Ils seront surmontés d'un lion belgique au bas duquel se trouvera d'un côté, le mot Liberté, et de l'autre le millésime MDCCCXXX (1830). » (A. C.)
M. Pirson demande la suppression des mots : aux corps de volontaires ; il déclare que des drapeaux d'honneur ne peuvent être distribués aux corps des volontaires qui n'existent plus pour la plupart, ou qui sont aujourd'hui confondus dans les rangs de notre armée, et qu'il suffit que ces drapeaux soient décernés aux villes et communes qui, au jour du danger, ont bien mérité de la patrie. (E., 28 mai.)
M. Charles Rogier – Messieurs, on vient de décider que l'on retranchait ces récompenses nationales qui pouvaient être accordées aux individus isolément. Je ne pense pas cependant que, du refus des étoiles d'honneur, que le congrès paraît consacrer à l'égard de ceux qui ont pris une part remarquable à nos mémorables journées, on puisse en inférer que les drapeaux puissent être refusés aux corps de volontaires. On objecte qu'ils n'existent plus sous cette forme ; non sans doute, mais dans les communes qui les ont fournis, mais dans l'armée dans laquelle ils se trouvent, ces volontaires existent. Eh bien, je voudrais qu'au jour fixé pour distribuer les drapeaux, le président du congrès, ou le pouvoir législatif, ou bien encore le chef de l'État, les remît aux corps de volontaires qui se réuniraient encore une fois avec leurs chefs primitifs. Ce serait, messieurs, une belle fête nationale ; chaque corps de volontaires remporterait le drapeau dans sa commune ; et là, plus tard, si le danger renaissait pour la patrie, ce gage de la reconnaissance publique suffirait pour ranimer l'énergie, et pour grossir une seconde fois les rangs de nos défenseurs.
J'appelle l'attention du congrès sur cette cérémonie qui présenterait un spectacle imposant et grandiose, qui pourrait, par exemple, avoir lieu à l'époque de l'élection du chef de l'État, que la distribution des drapeaux rapprocherait ainsi de la révolution. Les volontaires seraient satisfaits, les communes seraient récompensées par le dépôt qu'elles recevraient de ces glorieux étendards : car, chose remarquable ! messieurs, on peut dire que notre révolution a été communale ; que chaque commune a joué son rôle à part. Une seule, qui a refusé de s'associer tout d'abord au mouvement, en est à regretter aujourd'hui de n'avoir pas embrassé la cause commune. (E.. 28 mai.)
M. de Rouillé observe que, quand bien même les corps de volontaires n'existeraient plus, la patrie aurait néanmoins payé sa dette envers eux, dès le moment où elle aurait décerné les drapeaux aux villes d'où sont sortis ces nobles défenseurs de notre cause. (E., 28 mai.)
M. de Brouckere appuie la suppression demandée par M. Frison ; il dit que les volontaires sont retournés chez eux ou sont disséminés dans les différents corps de l'armée, qu'en supposant même qu'on pût en rassembler quelques éléments, ces éléments eux-mêmes se dissoudraient bientôt, et que le drapeau d'honneur demeurerait alors la propriété d'un ou d'un très petit nombre de volontaires. (E., 28 mai.)
M. Pirson appuie également la suppression des mots aux corps de volontaires ; il se plaît à reconnaître que la plupart des volontaires ont été placés, et qu'à Dinant, par exemple, les volontaires partis de cette ville ont fourni dix officiers à l'armée ; à cette occasion, l'honorable membre exprime ses remerciements à messieurs les anciens membres du gouvernement provisoire. (E., 28 mai.)
M. Charles Rogier réfute l'opinion de M. de Brouckere sous le rapport de la dissolution des corps de volontaires. Il cite, à l'appui de son assertion, qu'à Bruxelles le corps des chasseurs volontaires (de Chasteler) sont toujours prêts à donner à la Belgique une preuve nouvelle de leur patriotisme. L'orateur insiste sur la cérémonie nationale qu'il a indiquée en répondant à M. Pirson, et il déclare que si les mots aux corps de volontaires sont retranchés, il votera contre le projet de décret. (E., 28 mai.)
M. Jottrand ajoute quelques développements à ceux qu'il a déjà donnés, et déclare que tous ceux qui ont demandé des places les ont obtenues, que par conséquent ils ont été récompensés, et que ceux-là seuls qui n'ont rien sollicité ne désiraient probablement rien. (E., 28 mai.)
M. le comte Félix de Mérode s'empresse de rectifier l'assertion du préopinant en ce sens qu'il est inexact de dire que des places ou (page 154) des récompenses aient été accordées à ceux qui, même les méritant, les avaient réclamées. . (E., 28 mai.)
- La suppression proposée par M. Frison est mise aux voix et prononcée. (P. V.)
M. le baron Beyts propose de rédiger le paragraphe premier de la manière suivante ;
« Des drapeaux d'honneur seront décernés aux villes et communes dont les volontaires se sont portés sur les lieux menacés par l'ennemi, ou qui ont contribué d'une manière efficace au succès de la révolution. » (P. V.)
- Cette rédaction, combattue par M. Destouvelles, est mise aux voix et adoptée. (P. V.)
Le deuxième paragraphe est adopté sans discussion. (P. V.)
« Art. 5. Il sera créé au chef-lieu de chaque province une commission de récompenses, nommée par les membres du congrès députés de cette province, sauf l'exception portée à l'article suivant ; elle sera composée de sept membres et chargée de former la liste des citoyens, corps de volontaires ou communes dont les titres à l'obtention de l'étoile ou du drapeau d'honneur seront reconnus aux deux tiers des suffrages.
« Les listes seront publiées et affichées pendant quinze jours avant d'être transmises à la commission centrale créée par l'article 7.
« Les réclamations qui seront parvenues dans cet intervalle, à la commission provinciale, seront transmises par elle. avec ses observations à la commission centrale. »
Après quelques mots prononcés par M. Rogier et sur l'observation de M. Devaux, que le rejet des premiers articles ayant totalement changé l'esprit de la loi, il conviendrait de la renvoyer à la section centrale pour qu'elle propose une nouvelle rédaction du projet, ce renvoi est ordonné. (I., 28 mai, et P. V.)
M. le président annonce que l'ordre du jour de la séance de demain appellera un rapport de M. Destouvelles sur les demandes en naturalisation, et le rapport de la section centrale sur les propositions de MM. Constantin Rodenbach, Blargnies et de Robaulx. (I., 28 mai.)
- La séance est levée à quatre heures. (P. V.)