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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 21 janvier 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Présidence de M. Moreau, premier vice-présidentµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 299) M. Dethuin, secrétaireµ, fait l'appel nominal à 2 1/4 heures et donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor, secrétaireµ, présente l'analyse suivante des pièces adressées a la Chambre.

« Le sieur Blaise, ancien capitaine, combattant de 1830, demande la pension dont jouissent les combattants de la révolution. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« M. Dolez, forcé de se rendre à Mons aujourd'hui et samedi, demande un congé pour ces deux jours. »

- Accordé.

Projet de loi mettant à disposition du ministre de la guerre le crédit disponible pour l’armement de l’artillerie

Rapport de la section centrale

M. de Macarµ dépose le rapport de la section centrale du projet de loi qui met à la disposition du ministre de la guerre la somme restante du crédit de 11 millions qui a été voté pour l'armement de l'artillerie.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et le met à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi portant le budget du ministère de l'intérieur de l'exercice 1869.

M. Funckµ. - Messieurs, toutes les questions qui concernent l'amélioration du sort des classes ouvrières et le perfectionnement de l'instruction publique ont toujours reçu l'accueil le plus bienveillant au milieu de vous. Tous nous sommes convaincus que le bien-être matériel comme le développement intellectuel et moral de nos populations doivent être toujours l'objet de nos constantes préoccupations.

La hauteur à laquelle s'est élevé le débat qui se déroule devant vous, l'exquise courtoisie qui règne dans cette discussion, les doutes qui semblent exister dans la pensée de ceux-là même qui ne partagent pas nos vues sur la réglementation du travail des enfants dans les manufactures, tout cela vous prouve, messieurs, que la question agitée est grave et que sa solution est difficile.

C'est cette considération qui m'encourage, même après les discours si éloquents que vous avez entendus, à vous demander de vouloir bien encore, pendant quelques instants, m'accorder votre bienveillante attention.

Au début de la discussion, j'avais cherché à démontrer à M. le ministre de l'intérieur la nécessité de réglementer le travail des enfants dans les manufactures, les usines et les ateliers ; j'avais appelé son attention sur l'enseignement primaire obligatoire, enfin j'avais félicité l'honorable ministre sur l'initiative qu'il a prise relativement aux réformes à introduire dans l'enseignement moyen.

Quant au premier point, vous n'attendez pas de moi, messieurs, que je reprenne en sous-œuvre la brillante réfutation faite par l'honorable M. d'Elhoungne des arguments invoqués contre la réglementation du travail des enfants.

L'honorable membre a, du reste, demandé la parole pour répondre, je pense, spécialement au discours de l'honorable ministre des finances.

Quant à moi, messieurs, je ne veux relever que deux objections générales que je trouve dans ce discours.

M. le ministre des finances nous a dit : La réglementation du travail des enfants dans les manufactures est inutile et impossible. Elle est inutile, parce qu'elle n'est pas suffisamment réclamée ; il ne s'établit dans l'opinion publique aucun courant favorable à cette réforme.

Je crois, messieurs, que l'honorable ministre se trompe. Je conviens que, lors de la dernière enquête qui eut lieu en 1860, certaines chambres de commerce, la plupart même des chambres de commerce du pays, ne se sont pas expliquées sur la question, ou ne se sont pas montrées très enthousiastes de la réglementation du travail des enfants ; mais la question a fait du chemin depuis ce temps, et si j'en juge d'après les discussions qui ont eu lieu, j'ai la conviction intime que si les chambres de commerce étaient consultées de nouveau, leur avis ne serait plus aujourd'hui le même qu'il était en 1860.

On n'est pas arrivé, nous dit l'honorable ministre des finances, en examinant les résultats de la réglementation dans les pays où elle a été admise, on n'est pas arrivé à des résultats satisfaisants. En Angleterre, les inspecteurs eux-mêmes constatent que les contraventions sont nombreuses ; et à ce propos, l'honorable ministre a lu un extrait d'un travail fait par une personne envoyée par le gouvernement en Angleterre pour étudier cette grave question.

Permettez-moi, messieurs, d'opposer à ces citations des documents officiels et de vous lire quelques extraits émanant directement des inspecteurs anglais. Vous verrez que s'il y a quelque chose de fondé dans les critiques de l'honorable ministre, il y a beaucoup à en rabattre.

Je prends les citations que je vais avoir l'honneur de communiquer à la Chambre, dans un remarquable travail dont il a été souvent parlé dans cette discussion, et qui a pour auteur M. Wagener, échevin de la ville de Gand et professeur à l'université de cette ville :

« En juillet 1837, M. Horner, inspecteur des fabriques, l'un des hommes les plus distingués de l'Angleterre, s'exprime à ce sujet dans les termes suivants :

« L'inspection que j'ai faite pendant le dernier trimestre m'a prouvé que l'acte est envisagé par plusieurs fabricants d'une manière moins défavorable que précédemment, que la nécessité et la justice d'une intervention législative en faveur des enfants sont reconnues par un plus grand nombre d'entre eux et que les prescriptions de la loi, lorsqu'elle est appliquée avec sagesse, sont considérées comme moins onéreuses qu'on ne l'avait prétendu et supposé. »

« Deux années plus tard M. Horner dit encore :

« Plusieurs propriétaires d'importants établissements m'ont déclaré tout récemment qu'ils sont convaincus que, sous beaucoup de rapports, l'acte a été un bienfait et qu'ils regretteraient que les manufactures ne fussent pas soumises à certaines règles relatives aux heures de travail et à l'âge des personnes employées. »

« En janvier 1840, un autre inspecteur, M. Saunders, rapporte ce qui suit : Un manufacturier intelligent de mon district est d'avis que les restrictions apportées au travail des fabriques ont été des plus avantageuses pour les jeunes ouvriers, sous le double rapport physique et moral. Ils sont plus forts et en meilleure santé, se conduisent mieux, sont plus propres, et suivent avec beaucoup plus de régularité les écoles dominicales ; leurs salaires ont plutôt augmenté que diminué, et leur position est à tous égards supérieure à celle des enfants travaillant dans d'autres conditions.

« Dans l'acte de 1833 le travail des enfants avait été limité à huit heures par jour ; celui de 1844 le réduisit à une demi-journée (6 1/2 heures), et apporta à la loi plusieurs autres modifications.

« Le nouveau statut, avant d'être mis à exécution, donna lieu à d'assez vives appréhensions ; on craignait que, surtout au commencement, il n'y eût manque de bras. Or, dès l'année suivante, M. Saunders démontre que les craintes causées par l'introduction du système des deux temps, étaient complètement dénuées de fondement.

« C'est, dit-il, avec une vive satisfaction que je puis affirmer que les importantes restrictions protectrices de la loi ont été appliquées avec le plus grand succès, et ont occasionné moins d'inconvénients aux manufacturiers que ne le supposaient ceux mêmes d'entre eux qui regardaient ces restrictions comme hautement désirables.

« En juin 1848, M. Horner rapporte que plusieurs des chefs d'industrie qui étaient originairement opposés à toute intervention législative, lui ont affirmé, à maintes reprises, qu'ils avaient, pour de bonnes raisons, changé d'opinion : que la limite de douze heures de travail pour les adolescents et les femmes, et d'une demi-journée pour les enfants, avec l'obligation pour ceux-ci de fréquenter l'école tous les jours, avait exercé une influence des plus bienfaisantes sur la population ouvrière, et que l'augmentation considérable du nombre et de l'étendue des fabriques de coton, constatée depuis 1834, époque à laquelle l'acte 3 et 4 Guillaume IV, c, 103, avait été mis en vigueur, était une preuve convaincante qu'il n'avait pas pu avoir d'effet défavorable sur le développement de l'industrie.

« Au mois de novembre de la même année, M. Saunders établit qu'il n'est plus nécessaire d'administrer la preuve que le travail des plus modestes et des plus jeunes ouvriers a augmenté en valeur depuis qu'on les élèves avec soin, et qu'en veillant à la santé de l'enfant et de l'adolescent on augmentera le valeur de l'être humain, à quelque classe de la société qu'il appartienne.

(page 300) « Au mois de mai 1849, M. Howeil, autre inspecteur des fabriques, démontre que, dans son district, en dépit de la loi, il n'v a pas eu de diminution de salaires, et que les résultats de l'acte de 1847 ont été avantageux pour toutes les parties.

« Les rapports de 1857 et de 1858 abondent en preuves frappantes de l’excellence du système du demi-temps.

« Dans son rapport de 1859, M. l'inspecteur Baker signale les quatre résultats suivants comme la conséquence de la législation sur les fabriques :

« 1° Protection efficace accordée à la condition physique des travailleurs.

« 2° Augmentation des salaires et, par conséquent, du bien-être du peuple.

« 3° Production ininterrompue.

« 4° Combinaison du travail et de l'éducation pour les enfants.

« Il est très rare, dit encore M. Baker, de rencontrer aujourd'hui, dans les districts manufacturiers, les tristes difformités résultant du travail des fabriques. On ne les trouve plus guère que chez quelques vieillards, qui sont comme des spécimens de l'époque antérieure. La pâleur et l'air hagard de jadis sont remplacés par un teint coloré et une physionomie avenante ; les formes anguleuses sont maintenant arrondies ; la marche est allègre et le maintien joyeux. »

« Voici encore comment s'exprime M. Marshall, de Leeds (Yorkshire), qui pendant trente années a été fabricant (juin 1860) :

« Pour autant que mon expérience et mes observations me permettent de formuler un jugement sur le système du demi-temps, je dirai qu'il a couronné d'un succès décisif, et que c'est le moyen le plus efficace pour agir facilement sur la volonté des parents. D'après moi, il faudrait même étendre ce système, à tous les genres de travail de la classe ouvrière, en procédant par degrés et avec les modifications nécessaires.

« Enfin, tout récemment, les inspecteurs des manufactures ont exposé dans leur rapport collectif (30 avril 1866) les conclusions suivantes sur les résultats de la loi de 1864 :

« Nous ne saurions exprimer en termes trop énergiques que l'acte de 1864, dit Factory Acts extension Act, a été la source d'immenses bienfaits pour les classes ouvrières et nous espérons fermement que d'autres métiers, non encore réglementés, dont les vices et les inconvénients ont été signalés dans le rapport si remarquable des commissaires dits Children's employment commissioners, comme formant obstacle aux progrès moraux et sociaux, seront bientôt soumis à l'action de ladite loi.

« M. Baker, dont nous avons déjà cité l'opinion, déclare que parmi les industries que l'acte de 1864 a soumises à l'inspection, la nouvelle législation est chaque jour accueillie plus favorablement. Quelques-uns de ces mêmes fabricants qui, dans le principe, combattaient la loi comme constituant une ingérence manifeste dans la conduite de leurs établissements, reconnaissent aujourd'hui ses bons effets sous le rapport de la discipline.

« Quant à l'ouvrier, il n'a qu'une seule crainte, le retour au régime antérieur. »

Vous voyez, messieurs, par les citations que je viens d'avoir l'honneur de vous lire, que s'il est vrai que l'organisation du travail des enfants a pu rencontrer quelques inconvénients en Angleterre, elle a produit, d'autre part, d'immenses bienfaits, constatés par les autorités les plus respectables et qui sont le mieux à même, de les apprécier.

L'honorable ministre des finances nous a affirmé aussi que l'organisation du travail des enfants était impossible, car, dit-il, de deux choses l'une : ou bien, vous devez l'étendre à toutes les industries, ou bien, vous devez l'appliquer à une. Si vous l'appliquez à une industrie, ou à quelques-unes seulement, vous commettez une injustice, et une injustice flagrante ; si vous l'appliquez à toutes, vous tombez dans un affreux despotisme, paire que vous ne pouvez le faire sans violer constamment le domicile du père de famille.

Eh bien, messieurs, je dois dire, d'abord, que je suis partisan d'appliquer la réglementation à toutes les industries, et j'admets très volontiers que l'appliquer à quelques-unes seulement serait évidemment commettre une injustice.

Mais je ne partage pas la manière de voir de l'honorable ministre des finances quand il signale le despotisme dans lequel on tomberait si l'on appliquait la mesure à toutes les industries. En effet, de quoi s'agit-il ? Il s'agit, somme toute, de donner satisfaction à un grand besoin social qui se manifeste.

Est-ce que pour donner satisfaction à ce besoin social nous ne pouvons pas employer les moyens indispensables, alors que ces moyens ne blessent ni la moralité, ni l'ordre public ?

L'honorable ministre des finances, plus que tout autre, n'aurait pas dû invoquer cet argument ; en effet, messieurs, si les fonctionnaires de son département peuvent en tout temps, à chaque instant du jour et de la nuit, entrer dans certaines usines pour constater, par exemple, si les produits qu'on y fabrique, ont payé l'impôt ; si les douaniers peuvent m'arrêter à la frontière et me faire subir même une visite corporelle, et cela dans l'intérêt du trésor public ; je dis que si l'on peut porter atteinte à l'inviolabilité de mon domicile et de ma personne dans un but fiscal, on peut a fortiori le faire quand il s'agit de réaliser un grand bien, quand il s'agit de contribuer au développement et au perfectionnement moral des enfants, quand il s'agit d'éviter la dégénérescence de toute une classe de la société.

Je passe, messieurs, à la deuxième question que j'ai traitée, celle de l’enseignement obligatoire, et je dois dire que, si ce principe était admis, je renoncerais volontiers à la limitation du travail des enfants. Car, quoi qu'on ait dit, il serait difficile d'organiser l'un sans l'autre. Ces deux questions ont entre elles une grande connexité, et il est impossible de réglementer le travail des femmes et des enfants sans prescrire in même temps l'enseignement primaire obligatoire.

L'honorable ministre de l'intérieur n'a pas traité la question de l'enseignement obligatoire. Cependant il a fait une réponse aux faits que nous avons allégués, relativement à l'insuffisance des résultats obtenus actuellement par l'organisation de l'enseignement primaire. Il pense que les plaintes formulées sont exagérées et même ne sont pas fondées.

En effet, dit-il, vous prétendez que l'instruction primaire ne fait pas de progrès. Or, je consulte la statistique, et comme on trouve dans la statistique des arguments pour toutes les causes, il en résulte qu'en 1843 nous avions 2,236 écoles publiques, tandis qu'en 1868 nous en avons 1,163.

C'est fort bien, dit l'honorable M. Bricoult, mais ces écoles sont-elles fréquentées ? Le ministre, consultant toujours sa statistique, répond : Oui, et la preuve, c'est que les écoles publiques comptaient en 1843, 275,000 élèves et qu'elles en ont aujourd'hui 436,000. Ce résultat paraît excellent. Mais ces 436,000 élèves inscrits et qui dès lors sont censés fréquenter les écoles, ces 436,000 élèves reçoivent-ils réellement l'enseignement primaire complet ? Evidemment non. Ces enfants vont à l'école, les uns pendant quelques mois, d'autres pendant un an, d'autres encore pendant deux ans, mais la plupart n'y vont pas pendant un temps suffisant pour recevoir l'enseignement primaire.

Cependant, dit M. le ministre, la preuve que nous obtenons des résultats satisfaisants, c'est que la statistique de l'instruction des miliciens constate qu'en 1845 les illettrés étaient dans la proportion de 44 p. c ; en 1850, dans la proportion de 36 p. c. ; en 1860, de 31 p. c. et, en 1866, seulement dans la proportion de 26 p. c.

De telle sorte que, suivant cette excellente statistique, nous devons arriver d'ici à quinze ans à n'avoir plus d'illettrés. Tout cela est fort bien sur le papier, mais il y a quelque chose de plus fort que la statistique, ce sont les faits ; rien n'est brutal comme un fait, et il renverse toutes les statistiques possibles.

Or, un homme qui ne se paye pas de mots et qui a examiné cette question, en voyant les brillants résultats constatés, entre dans une caserne où se trouvent réunis ces miliciens parmi lesquels on ne compte que 20 p. c. d'ignorants ; il leur fait écrire une lettre dans la langue qui leur est familière, français ou flamand. Cette expérience faite sur 189 miliciens donne les résultats suivants : 91 soldats se sont déclarés complètement incapables.

MiPµ. - Ce n'est pas une moyenne.

M. Funckµ. - Laissez-moi achever. Plus de 50 p. c, donc ne savaient rien du tout, et parmi ceux qui ont accepté l'épreuve, il n'y en a que 42 qui ont pu écrire une lettre intelligible. 42 sur 189 !

Je réponds donc à votre interruption : Ce n'est pas une moyenne : le bataillon sur lequel on opérait était pris au hasard ; il était composé de miliciens appartenant à toutes les classes de la population, c'est-à-dire aux ouvriers, aux artisans, aux cultivateurs.

MiPµ. - Voilà votre erreur. Voulez-vous me permettre une explication ?

M. Funckµ. - Volontiers.

MiPµ. - Si l'on veut faire une statistique sur les résultats de l'enseignement primaire dans le pays, il faut prendre tous les miliciens qui tirent au sort. En procédant ainsi, on arrive à des résultats certains, parce que les miliciens appelés à tirer au sort comprennent tous les jeunes gens d'un certain âge. Mais quand le tirage au sort est fait, la partie de la classe la plus éclairée des miliciens se fait remplacer, et vous enlevez ainsi déjà près de la moitié des miliciens sachant lire et écrire pour les remplacer par des hommes appartenant à la plus basse classe de la société.

On arrive ainsi à avoir une aimée représentant non pas la moyenne de l'instruction, mais la moindre statistique. On ne peut pas arriver à connaître la situation exacte de l'instruction dans le pays quand on choisit presque exclusivement dans la classe la plus ignorante les éléments de la statistique sur laquelle on se base.

M. Funckµ. - L'interruption de M. le ministre ne m'a nullement convaincu. Je ne comprends pas comment il se trouverait dans un bataillon autant de remplaçants et de substituants qu'il le déclare.

Remarquez bien, messieurs, que j'ai donné les résultats constatés dans un bataillon pris au hasard et qui ne se composait que de 189 soldats. Or, il y avait parmi ces soldats des hommes appartenant à toutes les catégories au point de vue de l'instruction. Je ne dis pas qu'il ne devait pas s'y trouver quelques remplaçants et substituants, mais pourquoi prétendez-vous qu'ils sont moins instruits que les autres ? (Interruption.) Je dis, au contraire, qu'il y a une présomption d'instruction en leur faveur, parce qu'ils sont au régiment depuis plus longtemps, parce qu'ils ont (page 301) fréquenté les écoles régimentaires ; car vous savez que chaque régiment possède une école de ce genre.

Les remplaçants et substituants ont eu plus d'occasions que les autre d'acquérir les connaissances élémentaires qui forment l'enseignement primaire. Si l'objection de l'honorable ministre de l'intérieur est fondée, elle est plutôt favorable que défavorable à la thèse que je soutiens.

Du reste, on ne s'est pas borné à une seule expérience ; on en a fait une seconde et cette seconde expérience a abouti à des résultats analogues.

M. le ministre de l'intérieur attribue cette situation défavorable à l'oubli de l'instruction et à ce propos il vous a dit : Quelles que soient vos prétentions, vous ne forcerez pas les gens à aller à l'école jusqu'à 20 ans. Cela est vrai, messieurs, tant que l'instruction se donnera comme elle se donne aujourd'hui. Si le père de famille reste libre d'envoyer ou de ne pas envoyer son enfant à l'école ; s'il peut ne l'envoyer que pendant deux ou trois mois ou pendant quelques mois seulement de l'année, il est évident que l'instruction donnée dans de pareilles conditions restera tout à fait insuffisante, et qu'arrivé à 20 ans cet enfant ne saura plus rien du peu qu'il aura appris à 9 ou 10 ans. Eh bien, le seul remède à une telle situation réside dans l'instruction primaire obligatoire.

La théorie de l'instruction obligatoire que j'ai exposée dans une de nos dernières séances, a rencontré dans cette Chambre deux adversaires, les honorables MM. Kervyn et Le Hardy de Beaulieu. L'honorable M. Kervyn l'a combattue au nom de la liberté ; l'honorable M. le Hardy de Beaulieu, au nom de l'économie politique.

La liberté, messieurs, est un mot dont on abuse souvent et qui, dans tous les cas, est souvent bien mal compris. Ainsi, tout le discours de l'honorable M. Kervyn, toutes les citations qu'il a faites me prouvent qu'il confond complètement l'enseignement obligatoire avec la liberté de renseignement.

La liberté d'enseignement, personne ne la combat ; elle n'est nullement incompatible avec l'enseignement obligatoire.

En effet, en quoi consiste la liberté d'enseignement ? La liberté d'enseignement, c'est le droit qu'a tout citoyen d'enseigner, ce qu'il lui plaît et comme il lui plaît ; c'est, pour le maître, le droit d'ouvrir toutes les écoles, tous les établissements qu'il juge utiles pour l'instruction, sans être soumis à aucune condition d'aptitude, de capacité, voire même de moralité. C'est, pour l'élève, le droit de fréquenter telle école qui lui convient, d'assister aux leçons données dans tel établissement qui lui plaît, et de n'être soumis, sous ce rapport, à aucune contrainte, même lorsqu'il s'agira de faire preuve d'instruction devant un jury d'examen.

Je vous le demande, messieurs, en quoi cette liberté d'enseignement peut-elle, être contrariée par l’enseignement obligatoire ? L'enseignement obligatoire est, pour le père de famille, le droit et le devoir d'envoyer son enfant à une école primaire quelconque, de lui faire donner ou de lui donner lui-même les premières notions de l'enseignement primaire, de façon à ne pas le laisser dans la position d'infériorité où se trouvent aujourd'hui tous ceux qui n'ont point reçu cette instruction.

Mais, dit l'honorable M. Kervyn, l'instruction obligatoire est empruntée à la législation prussienne. Cette législation ne saurait nous convenir, car la Prusse est une nation élevée pour la guerre et pour la conquête.

D'abord, je n'ai pas cité l'exemple de la Prusse à propos de l'enseignement obligatoire ; j'ai parlé de la Prusse à propos de la réglementation du travail des enfants dans les manufactures.

Et sur ce point l'honorable M. Kervyn est d'accord avec moi. Ce qui prouve que la Prusse n'est pas un pays tellement déshérité des dieux qu'on ne puisse faire à sa législation de très utiles emprunts. Quoi qu'il en soit, je suis d'avis qu'il faut prendre les choses utiles partout où on les trouve ; et si les institutions prussiennes, que je n'ai pas à juger ici, ne ressemblent pas aux nôtres au point de vue des garanties constitutionnelles, sa législation peut, en bien des circonstances, nous offrir des enseignements fort précieux.

Mais, messieurs, ce n'est pas seulement en Prusse qu'existe l’enseignement obligatoire ; il existe dans d'autres pays encore ; il est établi dans une partie de l'Autriche, il existe en Bavière, en Norvège, dans plusieurs cantons suisses et dans une grande partie des Etats de la confédération américaine.

Or, si mon amour-propre national peut m'autoriser à dire que nous n'avons rien à envier, en général, à ces Etats, on me permettra de. reconnaître aussi que ces pays, les derniers surtout, ne sont pas suspects en matière de liberté.

« Mais, dit encore l'honorable M. Kervyn, serait-ce préparer efficacement à la vie politique d'un peuple libre ceux sur le front desquels vous graveriez le sceau de la contrainte ? »

C'est précisément le contraire. Quel est le meilleur moyen de préparer les enfants de la classe inférieure à la vie publique, si ce n'est de leur donner l'enseignement primaire ? Je ne sais quel est l'avis de l'honorable M. Kervyn sur l'extension des droits politiques ; mais il arrivera nécessairement un jour où nous les étendrons ; et lorsque ce moment sera venu, ne serez-vous pas heureux de trouver devant vous des générations instruites et éclairées qui pourront juger leurs intérêts en connaissance de cause ? Et si le père inintelligent refuse de mettre son enfant dans une position qui lui permette d'exercer librement et utilement ses droits de citoyen, n'est-il pas du devoir de l'Etat de venir en aide à cet enfant en lui donnant, malgré le père, ce que celui-ci lui refuse ?

« Mais, dit encore l'honorable M. Kervyn, l’enseignement obligataire est l'instrument de la tyrannie. Sous Philippe II, sous Louis XIV, après la révocation de l’édit de Nantes, il a été appliqué aux fils des proscrits. A une autre époque, sous un despotisme mille fois plus affreux, la Convention nationale songea à l'établir. »

Je ne sais, messieurs, à quelles sources l'honorable M. Kervyn, pour l'opinion duquel j'ai pourtant le plus profond respect, a puisé ses renseignements historiques ; mais ce que j'ose affirmer, c'est que jamais, au grand jamais, il n'a été question, sous Philippe II ni sous Louis XIV, de l'enseignement obligatoire tel que nous l'entendons, de cet enseignement obligatoire qui consiste purement et simplement à apprendre la lecture, l'écriture, le calcul, et quelques notions élémentaires de notre droit public.

Ah ! messieurs, je sais bien qu'à ces époques néfastes dont je voudrais effacer jusqu'au souvenir, on voulait convertir par la force les enfants de ceux que l'échafaud, le bûcher, l'exil et les dragonnades avaient décimés ; je sais qu'on réunit ces malheureux enfants dans les temples, dans les églises et même dans les écoles, pour leur enseigner une religion qu'ils repoussaient, un culte qui n'était pas le leur.

Mais, ce n'est pas là l'enseignement obligataire. De cet enseignement obligatoire-là, je n'en veux pas plus que M. Kervyn et je prie mon honorable collègue de ne pas le confondre avec celui de la Convention nationale.

Je sais bien, messieurs, que dans un certain milieu il est un peu de mode aujourd'hui de médire de cette révolution française, à laquelle nous devons pourtant tant de choses grandes et utiles.

Mais, permettez-moi de vous le faire observer : comme celui de l'homme, l'enfantement de la liberté a ses inévitables douleurs, et si nous avons des excès à déplorer dans l'histoire de cette époque, n'oublions pas non plus que les hommes d'alors combattaient pour les imprescriptibles principes du droit et de. la justice, qu'ils défendaient pied à pied toutes les conquêtes de la révolution.

Ne le perdons pas de vue.

Certes, on ne déracine pas des abus séculaires sans ouvrir des abîmes ; on peut et on doit reconnaître que de grands crimes ont été commis à ces époques de luttes civiles, mais il ne faut pas oublier non plus les résultats obtenus : il ne faut pas oublier, entre autres, que tous ici, tant que nous sommes, nous ne pouvons franchir le seuil de cette enceinte sans nous incliner devant ces grandes libertés que la Convention nationale a sauvées au prix de sa mémoire, et qu'elle a eu le périlleux honneur de défendre contre toutes les réactions coalisées.

Ne confondons pas, messieurs, l'enseignement obligatoire dont il s'est agi à la Convention nationale avec celui de Philippe II, car sur ce terrain nous ne saurions jamais nous entendre.

J'ai déjà eu occasion de le dire ; de deux choses l'une : ou bien l’enseignement primaire est purement et simplement utile et alors il faut se borner à l'encourager ; ou bien, vous reconnaissez avec moi qu'il est indispensable au développement de l'homme et alors il faut faire plus ; il faut le rendre obligatoire.

Mais dit-on : la liberté du père de famille ? C'est toujours le grand argument.

Et d'abord je demanderai à mes contradicteurs en quoi l'enseignement obligatoire est-il contraire à la liberté du père de famille ?

La liberté du père de famille ne consiste pas à faire le mal et vous l'avez reconnu dans les lois nombreuses qui existent déjà. Ainsi le père de famille ne peut pas disposer par exemple de la propriété de son enfant sans l'autorisation de la justice. Quand il s'agit de vendre un pouce de terrain de son enfant mineur, la justice intervient ; vous déplacez l'autorité du père.

Le père ne peut pas non plus exercer de mauvais traitements sur son enfant ; vous avez des lois répressives qui l'en empêchent.

Pourquoi voulez-vous alors qu'il puisse le soumettre à ce que j'appelle une mutilation morale ? Car, du moment que vous reconnaissez que l'homme qui n'a pas reçu les premières notions de l'instruction primaire se trouve dans un état d'infériorité dans notre société, dès ce moment vous devez reconnaître que celui qui refuse de donner cette instruction à son enfant, alors qu'on la lui offre, opère sur son enfant une mutilation morale.

Mais, nous dit-on, n'intervenons pas dans ces choses. Encourageons l’enseignement, et le reste se fera tout seul. Oui, messieurs, cela se fera tout seul quand nous aurons une société parfaite, quand tous les hommes auront la notion bien exacte de leurs droits et de leurs devoirs ; quand tout le monde fera dans la société absolument ce qu'il doit faire, quand chacun s'abstiendra de faire ce qui est défendu. Alors, bien évidemment nous, aurons une société parfaite, et nous pourrons abandonner l'enseignement obligatoire ; mais alors aussi nous pourrons déchirer le code pénal et même le code civil, car nous n'en aurons plus besoin.

Mais il faut prendre les hommes tels qu'ils sont, avec leurs qualités, mais aussi avec leurs défauts ; il faut ne pas oublier que l'intérêt est toujours le mobile des actions de l'homme ; et tant que l'instruction ne sera pas obligatoire, vous trouverez toujours des pères de famille assez cruels, car je trouve qu'il y a là une cruauté, pour priver leurs enfants du bénéfice de cet enseignement.

(page 302) Je n'insiste pas sur ce point, mais je cite un exemple pour vous montrer où conduirait l'argumentation de nos contradicteurs, si je l'appliquais à d'autres questions. Que penseriez-vous, par exemple, de ma naïveté si, lorsque nous nous occuperons de la loi sur la milice que nous a soumise M. le ministre de l'intérieur, je venais vous dire :

Laissez là toutes ces lois, nous n'avons pas besoin de réglementer ces choses. L'armée se composera toute seule au jour du danger. Tous les Belges sont de bons citoyens ; tous sont attachés à leur pays et ne demanderaient pas mieux que de le défendre, s'il était menacé. Rapportez-vous-en à eux du soin de cette défense. Tous s'exerceront pendant la paix et se rendront avec enthousiasme à la frontière, quand il s'agira de s'opposer à l'ennemi qui voudrait nous envahir. Si je venais soutenir devant la Chambre une pareille proposition, vous éclateriez de rire, et vous auriez raison.

Eh bien, il en est de même pour la question de l'enseignement obligatoire. Abandonnez-la, laissez-la au bon vouloir des intéressés, et vous trouverez toujours des pères de famille qui ne donneront pas l'instruction à leurs enfants et qui préféreront les envoyer à l'atelier. Réglementez-la au contraire, et vous aurez une génération instruite, car tous les enfants jouiront désormais des bienfaits de l'enseignement.

On a parlé aussi de l'amende et de la prison, on a prétendu que les partisans de l'enseignement obligatoire voulaient civiliser les populations par l'amende et la prison.

Quand on parle de prison dans ces matières, messieurs, on emploie un bien gros mot pour une très petite chose. Et, il faut le reconnaître, ce mot est bien peu applicable à l'espèce.

Le père de famille qui ne ferait pas inscrire son fils pour l'école, commettrait une simple contravention, et il n'y a pas de contravention qui ne soit punie par une amende et, au besoin même, par deux ou trois jours d'emprisonnement. Qu'y a-t-il de si effrayant dans cette amende qu'on applique, avec la plus grande facilité à celui qui ne fait pas connaître à l'autorité son changement de domicile, à celui qui ne balaye pas sa rue ou qui contrevient à l'un de ces mille règlements de police que nous rencontrons à chaque pas sur notre chemin ?

Je pense donc que, dans ces conditions, cet épouvantail ne signifie rien et doit disparaître de nos discussions.

Quant à mon honorable ami, M. Le Hardy de Beaulieu, je crois, lorsque je disais qu'il s'opposait à l'enseignement obligatoire au point de vue de l'économie politique, lui avoir entendu répondre : Je n'ai pas di un mot de cela.

Non, vous n'avez pas dit un mot de cela. Mais vous avez dit ceci : je lis dans votre discours : « L'Etat est incapable, radicalement incapable de soulager les misères des masses par son intervention. » Or, je considère l'enseignement comme l'un des premiers moyens de détruire la misère, je considère l'enseignement primaire donné à tout le monde et l'enseignement organisé par l'Etat comme l'un des agents les plus énergiques contre le paupérisme. J'ai donc le droit de ranger M. Le Hardy de Beaulieu parmi les adversaires de l'enseignement obligatoire. Je désire, du reste, qu'il en soit autrement, et si je me suis trompé, je serais heureux de reconnaître mon erreur.

Quant à moi, messieurs, je considère les doctrines qui consistent à tout abandonner à la liberté individuelle et à déclarer que l'Etat ne doit intervenir en rien, je considère cette doctrine du laisser faire comme une doctrine des plus déplorables et des plus funestes. Certes, il faut laisser agir l'intérêt individuel autant que possible, mais chaque fois qu'un grand intérêt social est en cause, l'Etat doit intervenir. Eh bien, l'enseignement obligatoire est une de ces questions où l'intérêt individuel est en lutte avec l'intérêt de tous, et par conséquent, il faut faire céder l'intérêt individuel devant l'intérêt social.

M. d’Elhoungneµ. - Messieurs, le discours prononcé par mon honorable ami M. le ministre des finances, dans une précédente séance, a dû produire sur la Chambre une impression profonde. L'honorable orateur, en effet, a placé la réfutation qu'il a faite des considérations que j'avais présentées, sous la protection des grands principes qui sont la foi commune de tous les hommes de progrès.

D'un autre côté, l'honorable ministre des finances a abordé la discussion de la question spéciale du travail des enfants avec cette décision, cette netteté, cette connaissance des faits, qui devaient produire sur les convictions, je dois le dire, une pression presque irrésistible. Il obéissait à une vieille conviction et je ne suis pas étonné que les considérations que j'ai soumises à la Chambre n'aient point ébranlé une conviction déjà si ancienne chez mon honorable ami ; mais il ne s'étonnera pas non plus qu'obéissant de mon côté à une conviction très réfléchie, très arrêtée, et ayant le senti ment de défendre l'intérêt le plus saint, le plus douloureux et le plus digne de notre sollicitude à tous, je vienne lutter encore et faire à ses objections la réponse que m'a suggérée la méditation de son discours.

L'honorable ministre des finances a commencé par vous dépeindre la situation de l'Europe, travaillée en ce moment d'un triple mal diplomatique, politique et moral : d'abord l'esprit de conquête, qui agite et inquiète les nationalités ; ensuite la résistance aux progrès de l'esprit politique, qui réclame partout la liberté ; enfin les aspirations au socialisme.

Dans le cercle des questions politiques, a dit l'honorable ministre des finances, il y a une solution sur laquelle tous les bons esprits sont d'accord. Mais les questions sociales, en remuant les masses ignorantes, en provoquant les passions déréglées, en suscitant les théories fausses, sont pleines de périls, de même qu'elles sont pleines d'inconnu. C'est à ce point de vue que l'honorable ministre a cru devoir repousser, d'une manière absolue, les doctrines qui aboutiraient a une réglementation du travail par la loi, même du travail des enfants et des femmes dans les manufactures. Le principe, a dit l'orateur, est mauvais ; il encourage ces doctrines, perverses, dangereuses qui, aujourd'hui, agitent sourdement les bas-fonds de la société et qui doivent peut-être en sortir, avec leurs effets funestes, dans un avenir prochain.

Le principe est mauvais, la loi, même limitée aux enfants, ne serait pas bonne ; car elle sera inefficace, dit M. le ministre, si vous spécialisez ; si vous la généralisez, elle devient impossible.

Je dois donc d'abord examiner si, en effet, les considérations que j'ai émises procèdent de théories que l'on doit condamner, et si elles sont hostiles aux principes que tous nous considérons comme le plus précieux héritage que nos pères de la révolution française nous aient laissé.

L'école socialiste, à laquelle les vagues aspirations de la multitude se rattachent, considère le pouvoir comme appelé à guérir toutes les plaies de la société ; tandis que les hommes d'Etat savent, au contraire, que la mission du gouvernement n'est autre que d'assurer à chacun le libre épanouissement de toutes ses facultés, le libre exercice de son activité, sans l'aider et sans l'entraver dans son travail. Ils considèrent, en effet, que les gouvernements n'ont d'autre devoir que d'assurer la liberté et la sécurité, aux citoyens et que, plus la société progresse, plus c'est à cette double protection que tout gouvernement doit borner ses efforts.

Je suis d'accord sur ces vérités incontestables avec mon honorable ami. Sans doute, un gouvernement ne peut avoir d'autre mission que d'assurer à tous les citoyens le libre exercice de leur activité et leurs droits, d'assurer à tous la liberté, la sécurité et la propriété. Il s'agit donc de protéger la propriété.

Mais n'est-il pas vrai que dans la société, organisée telle qu'elle est, il existe plusieurs espèces de propriétés, toutes soumises à la loi, toutes réglées par la loi ? Or, ce régime n'est-il pas nécessaire et juste pour tous ?

Voilà la question que j'ai posée. J'ai dit que le travail est une propriété comme toutes les autres et qui, par conséquent, doit, comme toutes les autres, relever de la loi. M. le ministre des finances m'a répondu : Vous confondez l'homme avec les choses, vous confondez la liberté humaine avec les produits de l'activité humaine.

Non, messieurs, je n'ai pas confondu. J'ai distingué cette force sublime, incarnée dans l'homme, qui s'appelle travail, des produits matériels ou intellectuels que cette force enfante. Autre chose est l'instrument du travail, autre chose est le produit du travail.

Or, j'ai réclamé pour cette propriété immatérielle du travail, ainsi considéré, les mêmes droits que pour tout autre propriété ; et j'en ai conclu qu'on pouvait lui imposer les mêmes devoirs. J'ai dit qu'il n'y avait pas, dans notre législation, de propriété à laquelle la loi ne mette certaines conditions, certaines restrictions : j'en ai conclu que le législateur peut donc le faire aussi pour cette propriété immatérielle, pour ce capital moral, si l'on veut, qui est le travail dans sa notion la plus élevée.

Eh ! messieurs, cette notion serait-elle par hasard une sorte d'hérésie juridique dans la législation qui nous régit ? C'est le contraire qui paraît évident. Ouvrez les lois, vous y trouverez déjà le travail réglementé, en ce sens que dans l'intérêt supérieur de la société, inséparable de l'humanité et de la justice, le législateur impose au travail certaines restrictions, certaines obligations ou conditions.

Ainsi nous avons les professions réglementées par la loi. La loi considère certaines professions comme susceptibles d'être dangereuses pour la société, et la loi impose des conditions, exige des garanties pour qu'on puisse les exercer. Les auteurs n'hésitent pas à considérer sous cet aspect les professions de médecin et d'avocat. C'est parce qu'un avocat ignorant, un médecin peu instruit, peuvent faire beaucoup de mal, que la loi dit : Vous ne travaillerez comme médecin ou avocat qu'à la condition de donner des garanties d'aptitude et de science à la société. Voilà pour le travail individuel, personnel. Mais, à côté du travail individuel, qui peut être dangereux, nous avons le travail de l'industrie, bien plus vaste, qui peut être plus dangereux encore.

Il y a des industries insalubres, dangereuses, incommodes, et toutes les industries de quelque importance sont de ce nombre, et notamment la plupart de celles pour lesquelles on réclame la réglementation du travail des femmes et des enfants. Toutes ces industries sont soumises à des conditions, à des limitations, en un mot à une réglementation, même très sévère par la loi.

Sous ce rapport, messieurs, le travail se trouve si directement contenu par la réglementation du législateur, qu'il en subit la pression active et continue. Pour toute l'industrie, qui est le travail par excellence, non seulement la loi multiplie les dispositions restrictives, mais elle en défère l'application souveraine au pouvoir exécutif.

C'est ainsi qu'en 1824 un arrêté royal a été porté concernant les établissements dangereux, insalubres ou incommodes. Cet arrêté dispose que l'autorisation du gouvernement leur est nécessaire, et il détermine d'après quel mode il sera pourvu à ce que l'établissement autorisé présente toutes les conditions nécessaires pour garantir la sécurité publique la sécurité et des voisins.

On ne s'occupait pas encore, alors, de la sécurité et de la santé des ouvriers. Mais cette lacune a été comblée depuis.

En novembre 1849, M. Rogier, ministre de l'intérieur, a porté un arrêté royal nouveau, que je regrette de n'avoir pas ici ; il est précédé d'un rapport dans lequel l'honorable ministre expose au Roi qu'indépendamment de l'intérêt public, qu'indépendamment de l'intérêt des propriétaires et des habitants voisins des établissements industriels, il y a un autre intérêt beaucoup plus grave à prendre en considération, à savoir : l'intérêt des ouvriers.

Jusqu'ici, disait l'honorable ministre, on s'est beaucoup préoccupé, lorsque le gouvernement exerce sa tutelle administrative sur le travail industriel, de veiller à toutes les conditions que l'intérêt du public exige, et qu'exigent les règles de bon voisinage ; mais il y a un intérêt plus grand, plus digne de sollicitude, qu'on a presque négligé et qui, désormais, entrera en ligne de compte lorsqu'il s'agira pour le gouvernement d'accorder des autorisations : c'est l'intérêt même des ouvriers employés dans les établissements. Depuis lors, des conditions sont imposées dans le but de conserver la santé et d'assurer la sécurité des ouvriers.

Le 29 janvier 1863, M. Vandenpeereboom, ministre de l'intérieur, réglementa à son tour cette matière. Par un nouvel arrêté royal, pris comme les précédents, en vertu des lois dont personne ne conteste l'application, il introduisait diverses modifications administratives, mais il maintenait les bases mêmes de l'arrêté royal contresigné par l'honorable M. Rogier. Il n'y faisait qu'un seul changement, mais très significatif, dans la disposition de l'article 2, qui portait que le gouvernement indiquera toutes les conditions nécessaires pour que l'établissement ne nuise pas au public, aux voisins et aux ouvriers. M. Vandenpeereboom mettait en première ligne les conditions nécessaires pour assurer la sécurité et la santé des ouvriers. C'est, en effet, on en conviendra, le premier intérêt dont il y eût ici à se préoccuper.

Il est étrange, après cela, qu'on se récrie contre toute idée de réglementation du travail par la loi. Car, voilà bien une réglementation de tout le travail industriel du pays.

(page 304) On ne me contredira pas, sous prétexte qu'il s'agit seulement des établissements dangereux ou incommodes, tous les établissements industriels rentrant dans la réglementation ; il n'y a pas de fabrique, de si peu d'importance qu'elle soit, qui ne se trouve soumise aux dispositions que je viens de signaler à votre attention. L'industrie tout entière est donc soumise à des règles que le gouvernement, organe et mandataire de la loi, lui prescrit.

Ainsi que je viens de vous le signaler, on doit, d'après les dispositions nouvelles, se soumettre aux conditions que le gouvernement impose et prendre les mesures qu'il indique pour sauvegarder la vie et la santé des ouvriers.

Voila déjà, en principe, la limitation possible des heures de travail. En effet, messieurs, si l'établissement qu'il s'agit d'autoriser est de telle nature que le travail ne puisse pas se poursuivre pendant une trop longue durée de temps sans compromettre la vie et la santé des ouvriers, on peut, dès aujourd'hui, insérer dans l'arrêté royal d'autorisation que le travail ne se fera que dans telles conditions de durée, et avec telles conditions d'interruption et de repos pour les ouvriers. On peut de même interdire le travail de nuit ; et je ne vois pas pourquoi, si des raisons spéciales existaient pour cela, on ne pourrait interdire l'emploi des enfants ou des femmes, par exemple, s'il y avait plus de danger pour eux que pour les hommes.

L'arrêté royal indique les conditions du travail. Il en ordonne la suspension pour les machines ; ne serait-il pas étrange qu'il ne pût également prescrire le repos indispensable à la santé et à la vie des ouvriers travaillant dans l'établissement autorisé ?

Ainsi la limitation des heures de travail n'a rien de si étrange, rien de si nouveau ; non seulement cela peut se faire, mais, dans des conditions déterminées, cela doit, se faire, et cela se fait ! Et l'on vient, après cela, vous dire que nous défendons devant vous des théories nouvelles, pleines d'erreur et de péril, des théories puisées dans les bas-fonds du socialisme, des théories qui seraient de nature à jeter l'anarchie dans les idées, le trouble dans les consciences et à provoquer je ne sais quelles émotions et quels bouleversements dont on s'épouvante à ma grande surprise !

Il y a plus, on a parlé de l'inspection comme d'un épouvantail ; eh bien, en vertu de ka législation existante, les établissements que l'on considère comme insalubres, dangereux ou incommodes sont soumis à un double régime d'inspection : il y a l'inspection qui est exercée par l'autorité communale, par le collège des bourgmestre et échevins ; il y a ensuite l'inspection exercée par des fonctionnaires spéciaux que le gouvernement nomme directement.

Quand donc mon honorable ami, M. le ministre des finances, faisait passer sous vos yeux, peut-être un peu effrayés, les nombreuses prérogatives que la loi anglaise, si formaliste, si méticuleuse dans ses formules, accorde aux inspecteurs supérieurs du travail des enfants et des femmes dans les manufactures, il ne faisait que vous exposer le régime qui existe en Belgique, qui fonctionne en Belgique, qui fonctionne même avec un double rouage, celui de l'inspection locale et celui de l'inspection gouvernementale, et qui n'a jamais provoqué la moindre plainte, ni de la part des industriels, ni de la part des ouvriers.

On peut donc justifier ici l'intervention du législateur dans son mode d’action comme dans son principe. On peut justifier même cette intervention du législateur à un double point de vue : d'abord, elle est légitime, elle est fonder en raison, elle est conforme à l'esprit de nos institutions et de notre législation entière, vis-à-vis de l'ouvrier, puisque si son travail est une propriété sacrée, imprescriptible, personne ne le conteste, cette propriété relève de la loi comme tontes les propriétés.

Mais au deuxième point de vue, l'intervention du législateur est justifiée encore, à savoir : vis-à-vis de l'industriel qui emploie l'ouvrier.

Sous ce dernier rapport, j'ai le droit de dire que le régime de réglementation existe. Aujourd'hui déjà, tous nos chefs d'industrie le subissent, non seulement dans l'intérêt et du public et des voisins, mais même de leurs ouvriers. L'intervention de la loi, la surveillance des pouvoirs publics existent donc déjà pour veiller sur l'ouvrier, pour empêcher la dégénérescence de la race, pour prévenir que le corps de l'ouvrier ne soit pas martyrisé, que son intelligence ne soit pas abrutie et qu'il ne soit pas voué à l'anéantissement physique et moral par l'abus du travail auquel on le condamne.

J'ai déjà signalé, messieurs, la législation civile qui régit la vente ou l'échange des services, et j'ai signalé cette circonstance, qui me semble décisive, que le législateur est intervenu pour défendre que la durée des services qu'on vend ou qu'on loue ne dépassât les limites que le législateur avait cru convenables. Sans doute, le législateur s'est borné à dire que la limitation ne concernait que l'aliénation de ses services ou de son travail à perpétuité ; mais du moment que le législateur peut défendre qu'on aliène à perpétuité ses services, il peut aussi déterminer le temps pendant lequel peut durer leur location ou leur vente, ainsi que les conditions dans lesquelles elle ne peut pas se faire.

L'honorable ministre des finances disait : « La plus belle conquête des temps modernes, c'est la liberté du travail ! Il a fallu toutes les ruines d'une révolution amoncelées pour faire triompher la liberté du travail, pour faire disparaître les maîtrises, les jurandes et les corporations, qui enchaînaient la liberté du travailleur. »

Qui en doute ? Les maîtrises, les jurandes et les corporations étaient la constitution du travail privilégié ; et quand on a balayé tout cela avec, tant d'autres abus, on a rendu son empire légitime aux principes de la liberté humaine. Mais ce n'est pas cette réglementation du travail que personne songe aujourd'hui à ressusciter. Nous ne demandons pas pour l'ouvrier, ou pour certains ouvriers, des privilèges. Au contraire, nous voulons défendre la liberté de l'ouvrier, la santé et la vie de l'ouvrier contre son ignorance et son imprévoyance, contre les égarements du besoin, contre les tentations que la spéculation avide pourrait lui offrir.

« Nous voulons, a-t-on dit encore, retourner vers l'esclavage et le servage, dont les corporations, les jurandes et les maîtrises n'ont été que la prolongation atténuée. »

Non, messieurs, mille fois non ; et pour s'en convaincre, il suffit de réfléchir à ce que l'industrie était et à ce qu'elle est devenue aujourd'hui. Aujourd'hui l'industrie, c'est l'organisation du travail collectif dans sa plus puissante expression.

L'individu disparaît dans le travail d'ensemble, l'homme n'est presque plus rien, il s'efface devant l'immensité des capitaux et des instruments de travail, que le souffle de l vapeur anime pour produire, toutes choses. Or, ce n'est pas impunément qu'une si grande puissance est remise à l'homme : il doit en naître des abus infailliblement. Or, n'est-ce pas là, par hasard, qu'il y aurait le germe de l'esclavage et du servage ? L'ouvrier, sous le règne de l'industrialisme, est-il libre vis-à-vis du maître ? Le maître ne le tient-il pas ployé sous sa main, par la double tyrannie du salaire et du besoin ?

L'ouvrier, sa femme, ses enfants, enchaînés au même travail industriel, ne sont-ils pas attachés à la glèbe ? N'est-ce pas là, messieurs, la résurrection beaucoup plus réelle de l'esclavage et du servage, tandis que l'intervention de la loi, telle que nous la voulons, serait la protection de la liberté de l'ouvrier. Oui, c'est protéger contre lui-même l'ouvrier égaré quand la loi l'empêche de se suicider pour gagner un peu plus ; oui, c'est protéger contre les mauvais conseils du besoin l'ouvrier égaré, quand la loi l'empêche de livrer ses enfants au travail précoce et excessif qui tue, pour souffrir un peu moins de privations.

Mon honorable ami, M. le ministre des finances, n'a pu résister au cri du cœur, qui l'emporte sur ces doctrines inflexibles, lorsqu'il a dû reconnaître que, dans les circonstances où le travail a le caractère d'une sorte de suicide pour l'ouvrier, la loi pouvait et devait intervenir.

Mais il faut s'entendre : il n'est pas question d'un suicide immédiat, instantané, mais d'un suicide plus ou moins prochain. Or, le principe de l'intervention législative n'est-il pas le même ? Le. droit pour le législateur n'est-il pas le même ? Le devoir pour la société n'est-il pas le même ?

Vous voyez donc, messieurs, que je n'ai pas, à mon insu, préconisé ici des idées, des théories dangereuses ; je suis resté fidèle aux grands principes de notre législation tout entière. Parmi ces principes, il en est un, généreux, fécond, c'est celui qui donne à la faiblesse de l'ouvrier une protection nécessaire, protection nécessaire même à l'ouvrier majeur, parce qu'il manque de liberté et de lumières, parce qu'il est dans l'ignorance encore, parce qu'il est imprévoyant d'ordinaire, parce qu'il est malheureux trop souvent.

Toutefois, il ne suffit pas de poser le principe, le vrai principe qui doit guider le législateur : il importe de ne pas perdre de vue les limites où il convient de le renfermer. On a dit, et on a eu raison, que si le législateur intervenait beaucoup, au lieu d'être un pouvoir tutélaire il deviendrait un pouvoir despotique.

Rien n'est plus vrai, surtout quand il s'agit du travail d'hommes qui sont majeurs, libres de leurs personnes, citoyens comme nous.

Oh ! certes le législateur doit rarement intervenir ; la règle, c'est la liberté. Il ne doit jamais l'oublier, pas plus que personne de nous n'oubliera tout ce que la société moderne doit à la liberté du travail, à la liberté de l'activité humaine.

Mais de ce que le législateur ne doit user de son pouvoir qu'avec la circonspection la plus extrême ; de ce qu'il ne doit le faire que lorsque la voix impérieuse de l'humanité le lui commande, il ne s'en suit pas que le législateur ne peut pas et ne doit pas intervenir du tout.

Il doit intervenir rarement, mais il peut et doit intervenir chaque fois (page 305) que l'humanité ou l'intérêt social le lui commande. Si ce principe social est vrai à l'égard des hommes, même majeurs, il est plus vrai encore à l'égard des femmes. Cela semble d'évidence.

Cependant mon honorable ami, M. le ministre des finances, n'admet pas plus pour le travail des femmes l'intervention de la loi, qu'il ne l'admet pour le travail des hommes. Hommes et femmes, selon lui, doivent jouir de la même liberté dans le travail.

Fn vertu de cette liberté, il refuse toute protection aux femmes. Je trouve, moi, que c'est là se mettre en contradiction avec la législation entière.

Ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire à la Chambre, et pour autant que je connaisse nos lois, le principe de la protection de la femme y est écrit à chaque pas.

Les lois placent la femme dans une position exceptionnelle. La loi politique le fait ; la loi civile le fait. La femme riche, comme l'enfant riche, trouve dans les dispositions de nos Codes la protection la plus efficace, une sollicitude sans bornes. Si donc vous refusez à la femme pauvre ce que vous prodiguez à la femme riche, vous mettez la femme pauvre, vous mettez l'ouvrière hors la loi. Et pourquoi ? Quelles considérations, même au point de vue du travail, peuvent servir de prétexte à cette iniquité ?

Quels dangers, quels abus l'expérience a-t-elle révélés pour la limitation, par exemple, du travail des femmes dans les manufactures ?

En Angleterre, on a fait, pour cela, plusieurs lois successives ; il y a eu l'acte, si je. ne me trompe, de 1844 qui a limité la durée du travail féminin et juvénile à 11 heures ; puis est venu l'acte de 1847, qui a encore diminué cette limite de travail et l'a abaissée, pour les femmes et les jeunes gens, à 10 heures de travail effectif par jour.

Eh bien, en Angleterre, d'après les débats parlementaires, on ne voit pas que les inspecteurs qui trouvent que tout ce qu'ils inspectent est fort bien inspecté : mais il y a les discours des membres les plus éminents du parlement qui constatent les bienfaits des lois de 1841 et 1847, en s'appuyant sur les témoignages des ecclésiastiques anglicans, des prêtres catholiques, des médecins des paroisses, des instituteurs et de toutes les autorités. Tous déclarent qu'aussitôt que. le travail des femmes et des adolescents, dans les manufactures, a été limite d'abord à 11 et ensuite à 10 heures, il en est résulté, sans diminution sensible des salaires, un bien immense ; les écoles d'adultes, les écoles du soir pour les femmes se sont peuplées par enchantement ; on a vu des ouvrières s'adonner avec empressement aux travaux de leur sexe, et apporter dans leur ménage plus d'ordre, plus de propreté et plus d'économie qu'auparavant. La santé des ouvrières, leur instruction, leur moralité, y ont gagné.

Voilà des faits qui sont irrécusables.

Je dirai quelques mots maintenant du travail des enfants.

Quant aux enfants, messieurs, le gouvernement, par l'organe de M. le ministre de l'intérieur et de M. le ministre des finances, s'est empressé de proclamer non seulement la légitimité de l'intervention de la loi, mais encore le devoir d'intervenir qui est imposé, dans certaines circonstances, au législateur.

On met à l'écart ici le principe de la liberté du travail, qu'à tort on nous oppose quand il s'agit du travail des femmes et des hommes ayant atteint leur majorité.

On a dit même que c'est une véritable tutelle que l'Etat pouvait exercer, et que le législateur devait consacrer, dans l'intérêt des jeunes travailleurs qui n'ont ni l'intelligence, ni la force, ni les moyens pour se défendre eux-mêmes.

Oui, on reconnaît ici le droit ; on proclame le devoir : mais on s'arrête aussitôt et l'on recule ; et devant quoi ? Devant l'impossibilité de remplir ce devoir qu'on proclame.

Il faut convenir que s'il en était ainsi, messieurs, ce serait un triste aveu à faire, ce serait une impuissance bien humiliante à confesser. Eh quoi, vous proclameriez qu'il y a un grand devoir à remplir envers l'enfant pauvre, qu'on opprime, qu'on exploite, qu'on fait dégénérer, à qui on ferme l'avenir ; vous proclameriez ce grand devoir et vous vous diriez impuissants à le remplir, et vous concluriez qu'il faut se croiser les bras sans rien essayer, sans rien tenter ! Je dis que c'est impossible !

Cette attitude serait déjà bien fâcheuse en thèse générale ; mais elle le devient bien plus lorsque l'on considère que dans tous les grands pays, dont quelques-uns nous environnent et qui tous nous servent d'exemple, en France, en Angleterre, en Prusse, aux Etats-Unis, le législateur n'a pas fait cet aveu d'impuissance, mais a usé de ses droits, a rempli son devoir et a agi pour protéger le travail de l'enfance.

Il y a quelque danger, me semble-t-il, en présence d'un devoir si hautement proclamé chez nous et si résolument rempli ailleurs, de prétendre qu'il n'y a rien à faire, Pour moi, messieurs, je vois là un danger d'autant plus grand, que je n'admets pas, il s'en faut, ni l'impossibilité qu'on allègue, ni l'inefficacité de la loi, et c'est ce que je vais tâcher de vous démontrer.

Mon honorable ami, M. le ministre des finances, traitant de la limitation du travail des enfants, a surtout insisté sur cette idée : que si l'on fait la loi petite, si on la spécialise, elle sera inefficace ; que si, pour la rendre efficace, on la généralise, alors elle devient impossible.

J'avoue franchement qu'il y a beaucoup d'objections à faire contre la restriction de la loi du travail des enfants à certaines industries seulement. Il semble qu'en procédant ainsi, on fait plus de tactique que de logique.

En effet, on peut dire : « Vous ne protégez que les enfants de la grande industrie. Pourquoi ne protégez-vous pas tous les autres ? Ils ont les mêmes souffrances ; ils doivent avoir les mêmes droits, ils doivent jouir de la même protection. » C'est un peu la règle de fausse position qu'on nous applique. Les partisans d'une loi sur le travail des enfants la font la plus petite possible ; ils la fractionnent pour la faire passer ; les adversaires de la loi et mon honorable ami M. le ministre des finances la grossissent, la généralisent pour la faire échouer. De sorte que j'admets volontiers qu'il serait plus logique en théorie de faire une loi générale ; mais je maintiens qu'il est plus raisonnable, en pratique, de commencer par une loi spéciale.

Cette loi sera-t-elle inefficace à cause de sa spécialité ? L'expérience prouve le contraire. On a, en Angleterre, commencé par faire une loi spéciale ; d'autres lois spéciales ont suivi successivement, quand on reconnaissait l'insuffisance des premières ; c'est ainsi qu'on a été amené à faire une série de lois qui, appliquant toujours le principe à des industries nouvelles, à des ordres d'établissements nouveaux, a fini dans ces derniers temps par étendre le système à toutes les branches a peu près du travail en Angleterre.

On répond : Vous serez amenés à faire la même chose en Belgique. Je ne le crois pas et je m'empare ici d'un argument de mon honorable ami. Lui-même, il nous disait qu'en Angleterre la législation a été motivée par des abus si nombreux et d'un caractère tellement révoltant qu'il n'y a aucune comparaison à faire avec la condition des enfants voués au travail industriel en Belgique. Eh bien, je dirai avec M. le ministre des finances, dont j'accepte l'affirmation en toute confiance, que la différence des situations rendra l'œuvre plus facile et les lois moins nombreuses en Belgique. C'est parce qu'en Angleterre le mal était immense, parce que les abus et les cruautés envers l'enfance étaient invétérés, parce que, en même temps, la main-d'œuvre était très élevée en Angleterre, c'est pour cela qu'il y a eu une si longue, lutte entre les industriels qui employaient les enfants et là loi qui voulait les protéger.

Mais, en Belgique, nous n'aurons pas cette lutte à craindre. Nous voyons des industriels qui viennent au-devant de la loi, qui demandent à la Chambre de leur donner les moyens de remplir envers l'enfance les devoirs que l'humanité réclame.

Nous pourrons donc, avec une loi spéciale, en Belgique, obtenir des résultats qui n'ont été obtenus en Angleterre qu'à l'aide de lois accumulées.

Ici se présente l'autre objection de l'honorable ministre : les enfants que vous protégerez dans certaines industries se réfugieront, dit-il, dans les autres industries où la protection ne sera pas établie. De la grande industrie, ils passeront dans la petite, où ils sont le plus maltraités.

Vous aurez donc, au lieu de faire du bien, causé une aggravation de mal à ces enfants.

Refoulés dans de petits ateliers qui se dérobent à l'œil du public, les enfants subiront des tortures, seront soumis à une exploitation dont rien n'approche dans les grandes manufactures, où règnent plus d'humanité, en général, et de sollicitude pour l'ouvrier.

Cet argument, qui paraît très fort en théorie, ne l'est pas quand on consulte les faits. Supposez que la loi limite à dix ans l'âge pour l'admission des enfants dans les manufactures. Aujourd'hui, les enfants n'y entrent qu'à huit ou neuf ans.

Vous aurez donc les enfants de huit et de neuf ans exclus des manufactures. Où iront-ils ? Dans les petits ateliers ? Je ne le pense pas.

Si les parents étaient assez dénaturés pour envoyer leurs enfants dans les petits ateliers, ils les y auraient envoyés avant l'âge de 8 ans ; nous voyons, au contraire, les ouvriers envoyer leurs enfants à l'école en général jusqu'à l'âge de 8 ans et de 9 ans. Ils les envoient donc à l'école jusqu'à ce qu'ils aient l'âge où on les reçoit dans les fabriques. Si cet âge est reculé jusqu'à 10 ans, les ouvriers continueront à laisser leurs enfants de 8 et de 9 ans fréquenter l'école, comme ils laissent maintenant fréquenter l’école par leurs enfants de 7 ans.

Il faut remarquer que ce qui est le grand stimulant, la grande séduction qui porte les ouvriers à consacrer leurs enfants dès l'âge de (page 306) 8 à 9 ans au travail des manufactures, c'est que leurs enfants s'y rendent avec eux, en reviennent avec eux et sont, en quelque sorte, unis avec eux dans la même usine et dans les mêmes travaux. Nous ne voyons pas les ouvriers de nos fabriques mettre leurs enfants dans les petits ateliers, et ce qu'ils ne font pas maintenant avant l'âge de 8 ans, ils ne le feront pas avant l'âge de 10 ans, quand l'âge d'admission à la manufacture sera fixé à 10 ans.

D'ailleurs, les enfants de 8 et 9 ans ne sont pas en nombre si considérable, ils ne représentent pas une somme si importante, soit de travail vis-à-vis des fabricants, soit de salaires vis-à-vis de leurs parents, pour qu'on ait à redouter une grande ardeur pour les arracher de l'école. Les enfants de 8 et 9 ans ne pourront pas être un grand appât même pour les petits ateliers.

On peut admettre dès lors que ces quelques centaines d'enfants resteront jusqu'à 10 ans dans les écoles, où les parents les laissent aujourd'hui jusqu'à l'âge de 8 ans.

Je dis, messieurs, quelques centaines d'enfants : ce qui est, en effet, très peu au point de vue des salaires, ce qui est très peu au point de vue de la richesse nationale, objet sur lequel M. le ministre de l'intérieur a appelé hier l'attention, mais ce qui est beaucoup au point de vue de l'humanité, beaucoup aussi au point de vue du devoir que nous avons de protéger les jeunes générations qui, dans l'avenir, doivent être la force et la richesse du pays.

Maintenant, à part les enfants de huit et neuf ans qui seront écartés de la fabrique, voyons ce que la loi fera pour ceux de dix à quatorze ans qui seront admis à la fabrique pour le nombre d'heures limité par la loi ? Si le principe que nous préconisons était adopté, on ne pourrait faire travailler les enfants de dix à quatorze ans dans les manufactures que le demi-temps, c'est-à-dire un demi-jour.

Voilà donc les enfants pendant une demi-journée seulement à la fabrique, ce qui fait un demi-jour gagné pour l'instruction et pour l'école. Est-ce que ces enfants, qui auront travaillé un demi-jour à la fabrique, iront se réfugier dans les petits ateliers, pour travailler un demi-jour encore ? Non, évidemment. L'intérêt des fabricants s'y opposerait, l'intérêt des parents s'y opposerait. En limitant le travail de l'enfant, la somme de ce travail augmente, parce que l'enfant est plus reposé, plus fort, plus attentif.

C'est ce qui fera, messieurs, que les enfants recevront pour leur demi-journée presque autant, si pas autant, qu'ils reçoivent aujourd'hui pour leur journée entière ; la quantité de travail par le système du demi-temps reste généralement la même ; et nous n'avons pas à craindre dès lors que les enfant aillent s'exténuer dans les petits ateliers après avoir travaillé, pendant la première partie de la journée dans la manufacture.

Les enfants qui devront travailler pendant la seconde moitié de la journée dans la manufacture n'iront pas non plus se fatiguer d'abord dans les petits ateliers, pendant la première moitié du jour.

Les enfants sont les auxiliaires des ouvriers adultes, qui ont intérêt à ce qu'ils ne soient épuisés et affaiblis ni avant, ni après qu'ils les emploient.

Cette crainte des petits ateliers est donc, en réalité, peu sérieuse. Il en est une autre, sur laquelle M. le ministre des finances a beaucoup insisté. On a, en Angleterre, les inspections et les visites domiciliaires, a-t-il dit, et vous savez combien, en Belgique, on aime peu les visites des autorités et tout ce qui peut porter atteinte à la liberté individuelle et à l'inviolabilité du domicile.

Je le reconnais et je trouve qu'on a raison.

Je suis grand partisan, pour mon compte, de la liberté individuelle et de l'inviolabilité du domicile, à tel point que je promets de donner au gouvernement mon appui le plus énergique, le jour où il viendra nous apporter à cette tribune la réforme du code le plus barbare et le plus despotique que nous ayons encore : le code d'instruction criminelle.

M. Coomans. - Et le code pénal militaire aussi.

M. d'Elhoungneµ. - Mais je l'ai déjà dit : le système d'inspection, dont on veut nous effrayer, existe dans notre pays. Les arrêtés royaux de 1824, 1849 et 1862, dont la constitutionnalité et la légalité ne sont contestées par personne, et ont été d'ailleurs décidées par le pouvoir judiciaire, ces arrêtés royaux instituent une double inspection des établissements de l'industrie.

Il y a l'inspection du pouvoir local, il y a l'inspection des agents du gouvernement, je crois même qu'il y a l'inspection centrale établie au ministère de l'intérieur. De sorte qu'il y a aujourd'hui trois degrés d'inspection pour ces établissements. Et l'on aurait peur qu'un fonctionnaire public nommé par le gouvernement vienne pénétrer dans les établissements de l'industrie pour voir si l'on ne martyrise pas les enfants, alors que des fonctionnaires publics, autorités communales et agents du gouvernement peuvent s'introduire dans ces établissements à toute heure pour vérifier l'état des machines et toutes les conditions du travail !

L'honorable ministre des finances a argumenté, à l'appui de sa thèse, de l'impuissance assez généralement reconnue de la loi de 1841 en France. Il a rappelé qu'en 1847 une loi avait été soumise à la chambre des pairs à l'effet de modifier cette loi et de l'étendre aux petits ateliers.

L'honorable ministre a cité, à cette occasion, le rapport extrêmement remarquable de M. le baron Charles Dupin, comme si ce rapport eût conclu à la modification radicale de la loi de 1841. Mais c'est là une erreur encore.

Voici ce qui s'est passé à cette époque.

La loi de 1841 avait été très bien faite, mais elle n'avait pas de sanction.

Elle n'avait pas organisé une inspection suffisamment sérieuse pour que force restât à la loi.

Cette loi souleva des résistances, des hostilités, et en 1847, sous prétexte, de l'étendre aux petits ateliers, on voulut en réalité la mutiler, sinon l'abroger.

Cette tactique fut combattue par M. Charles Dupin, qui disait à cette époque au gouvernement : Rendez la loi de 1841 efficace et vous n'aurez pas besoin de l'abroger hypocritement, sous prétexte de l'étendre aux petits ateliers, ce qui peut mener jusqu'à la violation du foyer domestique.

Il est certain que l'on peut éprouver une grande répugnance à aller jusque-là.

On peut très bien admettre l'inspection des grandes manufactures et des ateliers, sans vouloir que les inspecteurs du travail des enfants pénètrent jusqu'au sein de la famille. Et cependant, en Angleterre, dans leur rapport de 1866, les commissaires de la reine ont insisté sur la nécessité d'étendre l'inspection du travail des enfants partout, d'admettre que les inspecteurs pourront surveiller le traitement qu'on fait subir à l'enfant, n'importe l'endroit où il travaille, dût-il travailler dans sa famille. Mais pourquoi ? Parce qu'en Angleterre le mal a été très grand, parce que la brutalité envers l'enfant s'est révélée dans des conditions navrantes, parce que la rareté des travailleurs et l'élévation des salaires ont amené des excès incroyables à l'égard des enfants qu'on faisait travailler avant l'âge et qu'on maintenait au travail, au mépris de toutes les lois de la nature.

L'énergie du remède a dû être en raison de la grandeur du mal ; mais qu'il me soit permis de faire remarquer, en même temps, qu'en fait de liberté individuelle, de respect du domicile des citoyens, l'Angleterre n'a de leçons à demander à aucun pays ; c'est la terre classique des libertés politiques et du régime constitutionnel. En Angleterre, la liberté individuelle, en matière criminelle surtout, est plus respectée et mieux protégée qu'en Belgique.

En Angleterre, les arrestations préventives sont entourées de beaucoup plus de garanties et durent beaucoup moins qu'en Belgique. Le seuil du domicile est inviolable en Angleterre autant qu'en Belgique ; et la liberté du travail, c'est en Angleterre qu'elle a toujours compté ses plus chaleureux partisans. Or, quand dans les chambres anglaises, on agite cette question du travail des femmes et des enfants dans les manufactures, ne croyez pas que de pareils scrupules arrêtent les hommes qui sont appelés à les discuter.

MiPµ. - Mais si...

M. d'Elhoungneµ. - Il y a eu des scrupules, mais chez quelques opposants isolés, et les nombreux votes du parlement prouvent qu'on ne s'y est pas arrêté. C'est qu'on a reconnu qu'il y avait là un grand devoir social à remplir, un grand et un saint intérêt à protéger et que la loi suprême du législateur était de remplir ce devoir d'humanité qui domine toutes les considérations d'un ordre secondaire. C'est ainsi que ce que la loi fait pour la sécurité de la société, ce qu'elle fait pour la sécurité des citoyens, pour leur vie et leurs biens, le législateur anglais a cru devoir le faire énergiquement pour assurer la sécurité et la vie de l'enfance, de la jeunesse et de la femme.

Je pense, messieurs, avoir justifié les premières observations que j'ai eu l'honneur de soumettre à la Chambre dans ce débat. Je crois avoir prouvé qu'il ne s'agit pas même d'inaugurer, en cette matière, un principe nouveau, ou que même, en le prenant de très haut, le principe qui permet au législateur d'intervenir pour empêcher le travail dans certaines conditions est légitime ; qu'il existe déjà dans nos lois ; qu'il procède à la fois du droit dont le législateur est investi et du devoir que l'humanité lui impose.

M. le ministre de l'intérieur faisait hier à ce sujet une objection nouvelle, à laquelle je veux répondre encore. Si la loi pouvait ainsi imposer des conditions à la propriété du travail, pour défendre de faire telle ou telle chose que le législateur considérerait comme contraire à l'intérêt public, le (page 307) législateur, a dit M. le ministre de l'Intérieur, pourrait donc, en vertu du même principe, prescrire au travail de se diriger dans telle ou telle voie : par exemple, un auteur pourrait être astreint par la loi de faire tel ou tel ouvrage.

Je demanderai, messieurs, si cet argument est sérieux ? Est-ce que ce n'est pas pour le seul plaisir de la contradiction stérile qu'on présente une pareille objection ?

Peut-on confondre des restrictions au travail avec l'asservissement du travail. Parce que la propriété foncière est réglée par la loi ; parce que la loi lui impose certaines restrictions dans l'intérêt social, est-ce qu'on vient dire : Mais si le législateur a pu imposer des restrictions à la propriété foncière, pourquoi ne pourrait-il pas prescrire l'emploi que le propriétaire en doit faire ? Non, messieurs, autre chose est ce qui est raisonnable, ce qui est humain et autre chose ce qui serait du despotisme et du socialisme de la pire espèce.

On ne doit pas raisonner des abus qu'on suppose pour conclure contre le droit ; on doit raisonner de ce qui est légitime dans l'usage du droit, et, certes, s'il y a jamais eu un intérêt qui légitimât la sollicitude de la Chambre, la sollicitude du législateur, c'est l'intérêt qu'on aperçoit au fond de ce débat. Il s'agit de protéger le faible ; il s'agit de veiller sur cette minorité qui, de toutes les minorités, est la plus digne d'intérêt, celle des travailleurs pauvres, enfants et femmes, qui se trouvent écrasés sous des forces contre lesquelles ils ne sauraient lutter.

Il est donc impossible que le législateur n'intervienne pas ; il est impossible qu'on persiste dans la voie de l'indifférence où nous nous sommes, selon moi, maintenus trop longtemps.

MiPµ. - Messieurs, je m'attendais, lorsque l'honorable député de Gand a pris pour la première fois la parole, et je m'attendais encore aujourd'hui à lui voir appuyer la thèse qu'il a développée avec tant d'éloquence, non seulement par des considérations générales, mais encore et surtout par un ensemble de faits tendant à démontrer la nécessité de la loi qu'il réclame.

Certes, s'il est une question dont la solution ne peut être basée exclusivement sur les principes purs, quelle que soit, du reste, l'opinion que l'on professe quant aux idées fondamentales, c'est celle qui nous occupe.

En effet, messieurs, quelque sentiment qu'on ait du droit d'intervention du gouvernement, on est généralement d'accord qu'il faut user de ce droit avec une réserve extrême.

Avant donc de réclamer une loi prohibitive, une loi d'intervention, de réglementation du travail, il faut, de l'avis de tous, qu'il y ait des faits réclamant et justifiant cette loi.

Or, dans les deux magnifiques discours que l'honorable M. d'Elhoungne a prononcés, nous n'avons pas entendu énoncer un fait pour justifier la nécessité de l'intervention du gouvernement. Beaucoup de théorie, mais de faits, point.

En répondant à l'honorable membre, je le suivrai d'abord sur le terrain qu'il a choisi, celui des principes ; je ferai ensuite ce qu'il a évité, j'examinerai quelle est la situation de fait.

Messieurs, le débat a été porté très haut sur la question de principe, et j'ai été heureux de constater tantôt que l'honorable M. d'Elhoungne et M. le ministre des finances sont d'accord sur ce point.

M. d'Elhoungne reconnaît avec mon collègue que le plus sacré de tous les principes est celui de la liberté et que le rôle principal de l'autorité est non pas de régler mais de faire régner la liberté.

Et, en effet, si les principes d'intervention ont eu, il y a vingt ans, beaucoup de succès, c'est que dans les années qui ont précédé la révolution de 1848 on avait cru que tout était permis à l'Etat, que tout lui était possible. Mais la grande commotion sociale qui s'est produite alors a singulièrement modifié les idées, et l'on est revenu aujourd'hui à une plus saine appréciation des droits et des devoirs de l'Etat, des droits et des devoirs de l'individu.

L'honorable M. d'Elhoungne proclame donc aussi qu'il ne faut pas d'intervention si une nécessité impérieuse ne la commande.

Mais, messieurs, immédiatement après cette déclaration, M. d'Elhoungne abandonne son principe, et lui qui, dans une séance précédente, avait déjà considéré le travail comme étant une propriété, et cela pour arriver à mieux le réglementer, modifie-t-il aujourd'hui sa théorie ? Non. Il la maintient ; seulement, il fait une distinction entre le travail même, qui est le moyen producteur et la propriété, qui en est le fruit. Mais si l'honorable M. d'Elhoungne a soin de protester qu'il maintient cette distinction, sa protestation reste une lettre morte quant aux conséquences et son but est toujours de soumettre la propriété et le travail à ce même principe : que le travail, comme la propriété, est essentiellement et identiquement sujet à réglementation.

Ici l'honorable membre commet une double et profonde erreur.

II méconnaît la nature et le but de la limitation de la propriété.

Il se trompe sur l'objet auquel les dispositions réglementaires s'appliquent.

Sans doute, la propriété est définie par la loi civile ; le droit de disposer d'une chose de la manière la plus absolue, en se conformant aux lois et aux règlements. Mais quels sont la nature et le but des règlements dont parle l'article du code qu'on invoque ? Ce sont les lois et les règlements qui ont pour objet de déterminer le mode d'action du propriétaire, non pas en tant qu'il s'agisse de son propre intérêt, mais en tant qu'il pourrait porter préjudice à des tiers.

Avons-nous des lois ou des règlements qui obligent le propriétaire à planter telle essence dans ses bois, à semer telle céréale dans son champ ? En avons-nous qui lui prescrivent de tirer le plus de profit de son bien ? Non, ces lois et ces règlements n'ont pas ce but : ils ne limitent le droit du propriétaire que par respect pour le droit des tiers ou l'utilité de tous ; ils ont bien moins pour résultat de circonscrire le droit que de l'accroître, en empêchant que les abus du droit des uns ne viennent illégitimement restreindre le droit des autres. Et ainsi, ces lois et règlements ne sont que la protection de la liberté de tous contre les attentats de quelques-uns.

Si M. d'Elhoungne n'avait pas commis cette confusion, qui est son erreur fondamentale, il ne serait pas tombé dans l'inexacte appréciation de notre législation sur les établissements insalubres et dangereux, que je dois relever.

Que fait cette législation ? Elle empêche que ces établissements ne nuisent aux tiers. Chacun a droit à un air pur, à ne pas voir son fonds envahi par des vapeurs nuisibles. La loi fait respecter ce droit ; elle empêche que par une fabrique d'où s'échappent des émanations délétères, on ne nuise aux personnes ou aux choses.

Quoi de plus simple ? L'honorable membre y voit une réglementation du travail !

N'est-il cependant pas évident que les arrêtés qu'il a cités ne portent que sur des choses matérielles, contre l'usage abusif desquelles on prémunit les droits d'autres citoyens ?

Lorsque l'honorable M. Rogier a pris l'arrêté de 1849, l'a-t-il pris dans l'intérêt du propriétaire ? Non, mais dans l'intérêt des tiers. A-t-il réglé le travail ? En aucune façon, il a réglé les dispositions de choses matérielles.

Ainsi vous commettez une double erreur : la première, quand vous envisagez la réglementation de la propriété comme étant faite dans l'intérêt du propriétaire, alors qu'elle ne s'occupe pas de cet intérêt ; la seconde, quand vous envisagez cette réglementation comme portant sur autre chose que les biens matériels.

En suivant ce raisonnement, l'honorable M. d'Elhoungne arrive à d'étranges appréciations.

Il me reprochait, il y a deux jours, de penser plus aux petits oiseaux qu'aux petits enfants.

Quoi ! s'écrie-t-il aujourd'hui, vous avez des inspecteurs qui veillent à ce que les machines ne se détruisent pas, et vous repoussez cette protection pour les petits enfants ! Même erreur, dérivant de ce qu'il se méprend sur la nature de la réglementation. Comment M. d'Elhoungne a-t-il pu penser qu'il existe une inspection dans notre pays dans l'intérêt des machines, pour la protection de ces choses inanimées ?...

Reconnaissons, messieurs, que notre législation sépare profondément les personnes et les choses ; qu'elle respecte la liberté des personnes et qu'elle règle l'usage des choses pour assurer cette liberté d'abord, pour faire respecter des droits égaux ensuite.

Mais une fois qu'on accepte des idées qui ne sont pas exactes, on ne s'arrête guère dans cette voie, et l'honorable M. d'Elhoungne nous en a encore donné tantôt un remarquable exemple.

Il est une disposition dans le code civil défendant d'aliéner à perpétuité ses services. Voilà donc, s'écrie mon contradicteur, une disposition de la loi civile qui établit une limitation à la liberté du travail !

Mais, messieurs, si je ne me trompe, la disposition qu'on invoque a précisément un caractère opposé.

Toutes les choses, toutes les propriétés, sont aliénables ; un propriétaire peut vendre ou céder ses biens ; pourquoi ne peut-il pas céder ses services ? Ce n'est pas parce que la loi veut limiter les droits du travail, c'est au contraire pour qu'il conserve toujours la liberté de son action, qu'il ne puisse cesser d'être libre, et c'est précisément parce que le travail n'est pas une (page 308) chose semblable aux autres choses, que la loi le place dans une catégorie tout à fait différente.

La loi permet au propriétaire de céder, d'engager, de vinculer sa chose ; elle dit au travail : Tu resteras libre ; je t'affranchis, quoi qu'on fasse, des liens qui t'asserviraient.

Vous avez invoqué pour justifier votre thèse ce qui en est la plus éclatante condamnation : cette disposition, l'une des plus morales de nos codes, qui protège la liberté du travail contre tout ce qui tendrait au rétablissement de l'esclavage, où aboutiraient vos propres théories !

Les principes de la réglementation ont exercé dans le monde une grande influence.

Quoi qu'on dise, quoi qu'on veuille distinguer, tout le système industriel des siècles derniers reposait sur la réglementation.

L'Etat s'était dit ceci : « Je sais bien mieux que le particulier comment il doit travailler, à quel âge il doit commencer à devenir apprenti, combien de temps doit durer l'apprentissage, quand il deviendra maître ; je suis meilleur juge que le particulier de son intérêt ; malgré lui, je ferai son bien. »

C'est la même idée que vous voulez appliquer aujourd'hui, en la limitant dans ses conséquences. Mais vous n'établirez jamais qu'entre vos idées et celle-là il y a opposition de principes. Seulement, on allait un peu loin jadis ; vous vous tenez encore près de la source tarie que vous rouvrez ; le courant amènera plus tard tout ce qu'il a produit autrefois.

Et maintenant, messieurs, n'avez-vous pas été surpris d'entendre notre éloquent collègue venir nous dépeindre l'industrie d'aujourd'hui comme reconstituant un esclavage nouveau ?

Nos lois, depuis plus d'un demi-siècle, ont donné à la liberté du travail plus d'extension qu'elle n'en a jamais eu dans le monde ; elles ont rendu le travail plus libre, qu'il ne l'a jamais été, ou dans l'antiquité, ou dans le moyen âge. Sous l'empire de cette liberté, l'industrie atteint des développements inouïs, elle accroît la richesse publique et celle-ci amène un bien-être dont les classes laborieuses ne sont pas les dernières à profiter ; le progrès se manifeste dans toutes les branches de l'activité humaine, «t vous venez nous dire qu'elle engendre une servitude nouvelle ! Où sont les droits différents qui la constituent ?

Nous n'avons dans notre pays que des citoyens libres, dans des conditions de fortune, différentes, sans doute, mais qui tous, devant la loi, ont les mêmes droits ; et dans la lutte que nous soutenons ici, ce que nous demandons, c'est le maintien de cette égalité.

Vous ne dites pas à l'industrie : Vous travaillerez de telle manière, voici le procédé que vous suivrez dans vos ateliers ; de même, vous ne direz pas à l’ouvrier : Vous travaillerez de telle façon et pendant autant de temps.

Nous voulons l'égalité dans la liberté.

Mais il existe de grands maux, nous dit M. d'Elhoungne, qui oublie toutefois de le» préciser, et vous allez vous reconnaître impuissants à les guérir. Quel triste rôle que le vôtre ! Vous allez donc proclamer une impuissance que les grandes nations voisines ont niée !

Et deviendrions-nous un pouvoir fort et puissant parce que nous le proclamerions ? Il suffirait de présenter ces quatre lignes de loi dont parlait M. le ministre des finances, pour que vous rendiez hommage à notre force et à notre puissance !

Non la force n'est pas dans de stériles affirmations ; on n'acquiert pas la puissance en se l'attribuant par de vaines paroles. Avant tout, il faut être vrai et la première force est de dire la vérité. Serait-ce faiblesse de ne pas se targuer d'une influence sur la marche des phénomènes sociaux qu'on ne possède pas, de ne pas présenter aux populations comme des remèdes souverains d'inefficaces palliatifs, et de reconnaître à la liberté plus d'heureuse influence qu'à la restriction ?

Mais l'honorable M. d'Elhoungne, qui a vu les discussions des lois anglaises de 1817 et de 1850 (je crois avoir reconnu dans les citations qu'il a faites des extraits de discours prononcés à cette époque), ne se rappelle-t-il pas combien de membres du Parlement ont révoqué en doute l'influence de la réglementation ? Nous votons la loi, disaient-ils, parce que nous sommes entrés daris la voie des restrictions ; nous améliorons le système existant sans lui reconnaître aucune efficacité. Tel était, si je me le rappelle bien, le langage de lord Granville.

L'honorable M. d'Elhoungne, messieurs, se trouve dans une assez difficile position lorsqu'il s'agit de déterminer le système de la loi à faire. Demandera-t-il une loi spéciale, réglementant quelques industries ? Ou demandera-t-il une loi générale, s'appliquant à tout travail ? Après réflexion, il déclare qu'il préfère la loi spéciale ; mais il ne cache pas ses tendances vers la loi générale : Commençons, nous dit-il, par peu de chose, et nous irons plus loin : Petit poisson deviendra grand... Il cite l'exemple de l'Angleterre et montre ce pays comme modèle à suivre.

Mais ce que l'honorable membre nous montre comme le modèle à suivie est précisément la condamnation de son système.

Croyez-vous que, lorsque en 1803 on a fait la première loi, on ait cru laisser des abus de côté ? Nullement. On a cherché à réprimer tous les abus qui existaient alors ; mais bientôt, grâce au refoulement des individus, dont je parlais tout à l'heure, le mal s'est porté ailleurs ; on a fait alors une nouvelle loi, atteignant les abus que l'on avait fait naître, et il en a été de même pour les nombreuses lois qui ont été portées en cette matière.

Supprimer par autorité l'abus que l'on voit, c'est arriver au même résultat que le forestier qui coupe un arbre au niveau du sol pour obtenir une souche : on voit bientôt plusieurs arbres où il n'y en avait qu'un.

Mais l'honorable M. d'Elhoungne, entrant dans certains détails, nous dit : « Je demande peu de chose. Qu'on interdise d'abord aux enfants de 8 à 10 ans d'aller dans les manufactures. » Nous répondons : « Que deviendront ces enfants ? Ils iront dans les petits ateliers. » Non, dit M. d'Elhoungne, j'ai la garantie complète que les pères de famille ne voudront pas envoyer leurs enfants dans les petits ateliers ; ils n'auront pas cette cruauté ; ils enverront bien certainement leurs enfants à l'école.

Voilà donc M. d'Elhoungne qui trouve une garantie complète dans l'amour du père pour ses enfants ! Mais nous sommes parfaitement d'accord. Mais pourquoi une loi en défiance de l'amour du père pour son enfant, si, pour qu'elle ne soit pas nuisible, vous avez besoin de l'affection paternelle ?

Vous finissez par où il fallait commencer.

Au surplus, si nous arrivons à cet accord dont je suis si heureux, nous ne sommes pas plus loin de nous entendre quant à la solution qui concerne les enfants de dix à quatorze ans.

M. d'Elhoungne. nous a dit : « Si l'on admet le système du demi-temps, le travail, demandant un nombre double d'enfants, sera relativement moins offert ; en conséquence, le salaire des enfants s'élèvera à ce point que ceux-ci toucheront pour une demi-journée le même salaire qu'ils touchent aujourd'hui pour la journée entière ; d'où il résultera que les parents ne manqueront pas de conserver leurs enfants pendant une demi-journée, à la fabrique et les enverront à l'école pendant l'autre demi-journée. »

J'admets toutes les idées de M. d'Elhoungne ; mais si elles sont exactes, la loi est inutile. En effet, les fabricants de Gand qui demandent la loi acceptent nécessairement cette conséquence ; mais qu'ils déclarent dès aujourd'hui qu'ils payeront aux enfants pour une demi-journée le salaire d'une journée pleine, à la condition que les enfants iront à l'école pendant l'autre demi-journée.

Si cette déclaration est faite, je suis prêt à garantir par tel acte qu'on voudra que pas un père de famille ne retiendra son enfant à la fabrique pendant le jour tout entier. Tout sera résolu ainsi à la satisfaction générale.

Messieurs, je disais en commençant que le discours de l'honorable député de Gand, si riche sous tous les autres rapports, manquait de faits.

J'ai examiné quelle était la situation de la ville de Gand, j'ai recherché si nous étions menacés dans cette ville d'une dégénérescence physique ou morale, si les conditions matérielles et morales étaient plus mauvaises qu'autrefois. Je suis arrivé à cette conclusion, que la ville de Gand, comme la plupart de nos cités, est en plein progrès.

Je demanderai à la Chambre de me permettre de citer quelques chiffres.

Les enfants qui fréquentaient les écoles, (je prends ce chiffre parce que c'est ce qui touche de plus près à la question qui occupe la Chambre), les enfants qui fréquentaient les écoles de Gand étaient, en 1836, au nombre de 2,672 ; en 1842, ce chiffre s'était élevé à 2,737 ; aujourd'hui, il est de 12,062, c'est-à-dire, qu'il y a aujourd'hui près de six fois plus d'enfants qu'il n'y a trente ans.

Je crois que voilà un progrès notable et la liberté qui donne de pareils résultats est digne de tous nos respects.

La proportion d'ignorance chez les miliciens était en 1842 de 48 p. c. elle s'est élevée à 37 p. c. en 1844. Elle est tombée en 1864 à 28 p. c. !

Par contre, la proportion des miliciens ayant le maximum des connaissances constatées, qui était de 35 p. c. en 1842, s'est élevée à 55 p. c. en 1864.

La marche de la moralité n'a pas été moins satisfaisante. De 1831 à 1840, il y avait une naissance illégitime sur 3.80 naissances légitimes, tandis qu'il y en a aujourd'hui une sur 6.55.

Passons à la statistique physique :

De 1831 à 1840, il y avait 91 décès par 100 naissances, et il n'y a aujourd'hui que 85 décès par 100 naissances. J'ai recherché si à Gand ce chiffre de la mortalité après la première (page 309) enfance, c'est-à-dire de 5 à 20 ans, était inférieur à celui des autres localités, ce qui m'eût démontré que le travail dans les manufactures est nuisible.

Or, la mortalité est inférieure à la moyenne de toutes les autres localités du pays.

Sans doute, il y a beaucoup d'enfants en bas âge qui meurent à Gand. C'est le propre de nombre de localités industrielles, de Seraing, par exemple.

- Un membre. - De Mulhouse.

MiPµ. - Oui et de toutes les localités industrielles.

Je prends donc le chiffre des décès de 5 à 50 ans ; à Gand, il est de 128 sur 1,000 naissances et il est de 164 en moyenne dans le pays entier.

Je sais bien que la mortalité plus grande des enfants dans les premières années, que nous constatons à Gand, diminue le nombre de ceux qui atteignent leur sixième année, et qu'il est juste de tenir compte de cette circonstance. Mais en calculant les décès de 3 à 30 ans sur le nombre des survivants à Gand et dans le pays entier, on trouve que la mortalité à Gand est encore inférieure, notablement, à la moyenne. Si le travail des enfants est si nuisible, si le travail épuise l'enfant, s'il le tue, on doit cependant voir mourir ces enfants. Or, nous constatons ce résultat : que la mortalité dans l'âge qui suit l'admission dans les fabriques est moindre à Gand que dans le reste du pays.

N'est-ce pas là un fait bien grave, et ne semble-t-il pas qu'il exclue l'intervention de la législature ?

En commençant la discussion, j'ai déclaré que je la désirais, que je la croyais utile à tous les points de vue ; je suis convaincu qu'elle le sera, sinon par l'effet d'une loi, du moins par les progrès qu'elle provoquera. J'ajoute aujourd'hui qu'il serait éminemment désirable qu'on ne se tint pas dans des généralités, qu'on ne se bornât pas à exposer des principes. Il est certain que la Chambre ne consentira jamais à voter une loi, si on ne lui signale des abus, si elle ne voit de ces faits exceptionnels qui réclament une énergique répression.

Les trouvons-nous à Gand ? Mais je viens de vous montrer le progrès le plus satisfaisant à tous les points de vue, au triple point de vue de la morale, de l'instruction et de la santé.

Il resterait une réponse aux progrès que je constate, ce serait de montrer que, quels qu'ils soient, ils sont dépassés par les progrès des autres peuples ; que le régime de la liberté est distancé par celui de la contrainte.

J'attends cette étude de la part de ceux dont j'ai rencontré les idées. Mais je n'hésite pas à le dire : j'ai la conviction qu'ils arriveront à ce résultat, que depuis 1830, par la liberté, nous avons plus progressé que les autres peuples sous quelque autre régime que ce soit.

- Des voix. - A demain !

- D'autres voix. - Non ! non ! continuons.

M. le président. - La parole est à M. de Maere.

M. de Maere. - Je dois parler sur une autre question, M. le président, et il serait peut-être préférable d'épuiser ce débat avant d'en aborder un autre.

M. le président. - Il n'y a plus d'orateurs inscrits sur la question qui nous occupe.

M. Bouvierµ. - Nous avons à nous prononcer alors sur les conclusions du rapport.

M. Van Humbeeck. - Si aucun orateur ne demande plus la parole sur la question spéciale du travail des enfants et des femmes dans les manufactures, il y a lieu de statuer sur les conclusions du rapport de la commission des pétitions qui nous a été lu par M. T'Serstevens.

M. le président. - Le rapport conclut au renvoi des pétitions à la commission permanente, d'industrie.

M. Mullerµ. - Purement et simplement ?

M. le président. - Oui.

M. Van Humbeeck. - Le renvoi de pétitions à la commission de l'industrie est un fait assez exceptionnel dans les habitudes de la Chambre ; pour qu'un pareil renvoi ait lieu, il faut que la signification en soit déterminée. Si le renvoi avait lieu purement et simplement, on pourrait nous supposer l'intention de vouloir enterrer les pétitions dans les cartons de la commission, et le renvoi n'aurait rien de sérieux. (Interruption.) Comment ! il serait sérieux !

M. Allard. - On devra recommencer la discussion qui vient d'avoir lieu.

M. Van Humbeeck. - Eh bien, je crois, précisément parce que cette discussion, comme vient de le reconnaître M. le ministre de l'intérieur, n'est pas définitivement close, que le renvoi à la commission de l'industrie peut avoir un caractère très sérieux, s'il est prononcé avec une certaine signification.

M. le ministre de l'intérieur nous a dit, et je crois qu'à certains égards il a raison, que ce qui empêche de prendre immédiatement une mesure définitive quant au travail des enfants et des femmes, c'est le peu de connaissance que nous avons en général de la situation réelle, de la situation en fait du travail des enfants et des femmes dans l'industrie, Eh bien, la commission de l'industrie pourrait très utilement, me semble-t-il, avec le concours du gouvernement, nous présenter un rapport sur cette situation en fait. Nous aurions alors un nouveau débat qui serait établi sur une base beaucoup plus précise et qui nous permettrait d'entrevoir une solution qui semble encore difficile aujourd'hui à plusieurs membres de cette assemblée,

M. d'Elhoungneµ. - Il me semble que, dans l'état actuel de la question, la marche la plus rationnelle serait de renvoyer les pétitions à M. le ministre de l'intérieur, avec demande d'explications.

L'honorable ministre nous a signalé un fait dont je reconnais assez la vérité avec notre honorable collègue M. Van Humbeeck ; c'est que le parlement et le pays n'ont pas sous les yeux un ensemble de faits complets, exacts et authentiques, sur la situation actuelle du travail des femmes et. des enfants dans les manufactures.

M. le ministre de l'intérieur, par le renvoi qu'on lui ferait des pétitions, pourrait se livrer, d'ici à la session prochaine, à ce travail et nous soumettre alors le résultat des études qu'il aurait faites, des investigations-auxquelles il se serait livré.

J'admets d'autant plus cette marche que, si je ne suis pas venu apporter plus de faits à cette tribune, c'est que j'ai rencontré moi-même des difficultés à les recueillir. Il n'est pas toujours facile de savoir ce qui se passe dans les ateliers, et ce sont précisément les faits qui motiveraient le mieux une loi, qu'on a le plus grand soin de cacher à ceux qui sont en position de faire cette loi.

Je propose donc à l'assemblée de renvoyer toutes les pétitions à M. le ministre de l'intérieur, avec demande d'explications, en ce sens que les renseignements que M. le ministre est en état de fournir, il nous les fera connaître dans la prochaine session.

M. Coomans. - Il me semble que ce. débat mérite mieux que.de finir par une équivoque ; or, ce serait une équivoque que de renvoyer, à l'unanimité, les pétitions dont il s'agit soit à la commission de l'industrie, soit au gouvernement.

Je dois faire remarquer à l'honorable M. d'Elhoungne et à d'autres que la seule question à examiner n'est pas de savoir quelle est la situation réelle des travailleurs, auxquels nous nous intéressons tous ; il y a aussi une question de principe à examiner et à résoudre. Or, pouvez-vous admettre que ceux d'entre nous qui ne veulent pas diminuer la liberté individuelle puissent voter le renvoi des pétitions à n'importe qui ? (Interruption.)

Je dis, messieurs, que si vous n'attachez à ce renvoi que la simple signification de demander des chiffres nouveaux, de prescrire des investigations nouvelles dans le vaste et stérile domaine de la statistique, je le veux bien ; mais si vous désirez que la Chambre émette une opinion, vous ne pouvez pas demander le simple renvoi (et en effet ce serait un renvoi bien simple) à la commission de l'industrie ou au gouvernement. Il faut que la Chambre sache ce qu'elle veut, afin que le pays sache aussi quelque chose.

Je demande donc que les orateurs qui ont plaidé avec beaucoup de talent la thèse de la diminution de la liberté individuelle émettent courageusement une conclusion quelconque, sur laquelle nous puissions voter. Je parle ainsi, au risque d'être indiscret, car je ne suis point initié à l'accord qui semble intervenu entre les membres de la majorité. (Interruption.) Le renvoi unanime à n'importe qui, je le répète, serait une sorte de plaisanterie, indigne de ce grand débat.

MfFOµ. - Messieurs, la Chambre n'a pas à statuer sur des questions de principe, elle n'a pas à proclamer des principes ; elle n'est pas, pour le moment, en présence d'une proposition de loi. Il s'agit simplement de se prononcer sur la suite qui sera donnée à une pétition qui lui est adressée.

Eh bien, cette pétition sera renvoyée à la commission de l'industrie, comme on l'avait d'abord proposé, ou déposée au bureau des renseignements, ou bien encore renvoyée à M. le ministre de l'intérieur. Nous acceptons, quant à nous, soit le renvoi à la commission, soit le renvoi au gouvernement, et nous consentons bien volontiers à donner, sur la pétition même, tous les renseignements qui seraient de nature à éclairer l'assemblée.

Voilà la seule résolution que la Chambre puisse prendre, et le seul sens (page 310) que le renvoi puisse avoir. A propos de pétition, on ne peut pas faire autre chose. (Interruption.)

Nous reconnaissons qu'il s'agit d'une question de la plus haute gravité, qu'elle mérite les méditations de la législature et du gouvernement, et que nous ferons chose très utile en communiquant à la Chambre tous les renseignements propres à l'éclairer. Nous ne pouvons prendre d'autres engagements quant à présent.

M. Coomans. - Messieurs, après les vifs débats auxquels nous avons assisté hier et aujourd'hui, je ne supposais pas que MM. les ministres fussent aussi pleinement d'accord qu'ils se montrent aujourd'hui avec leurs adversaires. (Interruption.)

Comment ! M. le ministre des finances admet le renvoi au gouvernement ; c'est-à-dire qu'il demande à examiner la question, alors qu'il déclare qu'il est impossible de rien faire, alors qu'il déclare que donner raison aux pétitionnaires, ce serait porter atteinte au plus grand principe de la liberté. (Interruption.)

Ne me forcez pas de répéter vos propres expressions ; je pourrais y gâter quelque chose. Mais, nous nous le rappelons tous, vous avez carrément repoussé la demande des pétitionnaires, parce que, selon vous, on n'aurait pu l'accueillir qu'en violant les plus grands principes de la liberté humaine, qu'en portant atteinte aux droits des pères de famille, qu'en ruinant toutes les espérances de l'industrie.

Je tombe de mon haut, je dois vous l'avouer ; j'étais le plus impartialement disposé à voter avec MM. les ministres contre les discours et les aspirations d'un grand nombre d'amis, même à droite, mais je ne m'attendais pas à voir MM. les ministres se déjuger immédiatement, et dire qu'il y avait lieu d'examiner la question qu'ils déclaraient n'être pas examinable. (Interruption.)

Ne jouons pas sur les mots. Le discours que vous avez prononcé avant-hier était-il sincère, oui ou non ? Si oui, je ne m'explique pas l'attitude que vous prenez en ce moment ? Si non, vous ne croyez donc pas à toutes les belles phrases que vous nous avez fait entendre !

Quant à moi, je déclare que j'ai longtemps hésité au sujet de ce problème ; car il y a là au fond quelque chose qui doit faire hésiter toutes les consciences ; mais la raison a fini par l'emporter sur l'humanité. Oui, MM. les ministres, je crois l'honorable M. d'Elhoungne plus humain que vous, et je crois que vous êtes plus raisonnables.

Voilà comment je résume mon opinion. Je crois qu'il y a quelque chose qui domine même l'humanité, c'est la raison, c'est la vérité, c'est la justice.

Les ministres ont repoussé la demande, parce qu'elle tendait à diminuer la liberté individuelle, compliquée de la liberté de l'industrie ; et voilà que le gouvernement promet d'examiner avec le plus vif intérêt une solution impossible, qu'ils qualifient de détestable a priori. Un tel dénouement n'est ni net ni digne. (Interruption.)

Si vous n'étiez pas aussi convaincus que vous paraissiez l'être, si vous doutiez, alors il ne fallait pas prononcer vos discours.

M. Bouvierµ. - Proposez l'ordre du jour.

MfFOµ. - Je regrette beaucoup que l'honorable préopinant ait si mal compris ce qui a été dit dans les discours qui ont été prononcés.

M. Coomans. - J'ai été dupe alors.

MfFOµ. - Vous êtes une dupe volontaire dans ce cas, et cela ne prouverait pas en faveur de votre intelligence. Vous devriez savoir, pour l'avoir probablement entendu, que si nous avons contesté, d'une manière absolue le principe de la réglementation du travail des majeurs, nous avons admis en principe, que le travail des mineurs pouvait être réglementé ; c'est une de nos propositions ; le travail des mineurs peut être réglementé et c'est, en réalité, sur ce point qu'a porté le débat. C'est d'ailleurs l'objet de la pétition.

Or, qu'avons-nous déclaré ? Que nous n'étions pas suffisamment éclairés sur la nécessité et sur l'efficacité de cette réglementation. J'attends de nouvelles lumières, ai-je dit, pour me prononcer. Je ne crois pas que la mesure que l’on réclame soit bonne, qu'elle soit efficace ; je crois même qu'elle serait funeste. Mais je ne me refuse pas à examiner la question, puisque je ne conteste pas le principe.

Or, quand on nous dit, après une pareille déclaration de notre part : La pétition vous sera renvoyée pour que vous donniez les renseignements que vous possédez et ceux qui vous parviendront encore, pourquoi déclinerions-nous le renvoi ? Pourquoi nous refuserions-nous dès à présent à tout examen ? Cela ne serait pas raisonnable, cela ne serait pas sérieux.

M. le président. - M. d'Elhoungne amende les conclusions du rapport de la commission des pétitions en demandant le renvoi des pétitions à M. le ministre de l'intérieur avec demande d'explications. Je vais mettre cet amendement aux voix.

- L'amendement est adopté ; le renvoi des pétitions à M. le ministre de l'intérieur est prononcé.

La séance est levée à 5 heures.