(Annales parlementaires de Belgique, session 1845-1846)
(Présidence de M. Liedts.)
(page 52) M. de Villegas fait l'appel nominal à midi et un quart.
M. de Man d’Attenrode donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est adoptée.
M. de Villegas présente l'analyse d’une pétition adressée à la chambre.
« Le sieur Guillaume Lefrançois, professeur de mathématiques et de langue française à l'athénée de Bruges, né à Arras (France), demande la naturalisation. »
- Cette requête est renvoyée à M. le ministre de la justice.
M. le ministre des travaux publics (M. d’Hoffschmidt). - Messieurs, l'honorable membre qui a parlé à la fin de la séance d'hier, a demandé au ministère des explications sur plusieurs questions importantes. Ces explications lui seront données par mon honorable collègue M. le ministre de l'intérieur, dans le cours de la discussion. Je ne viens donc m'occuper que de l'examen de la question principale, qui est au fond de ce débat.
Cette question, messieurs, présente une haute gravité. Il s'agit en effet de décider quel est le système politique qui doit être adopté pour la direction des affaires du pays.
Le ministère a pensé qu'après les circonstances qui avaient eu lieu au mois de juin dernier, il importait que les chambres fussent consultées sur le principe de sa formation. C'était pour lui un droit, c'était même un impérieux devoir, car si le parlement n'approuvait point le principe politique qui lui sert de base, il devrait abandonner à l'instant même la direction des intérêts qui lui sont confiés.
On a demandé à plusieurs reprises quel est le système du ministère ; si ce système était la continuation de celui qui avait été adopté par le ministère précédent ? Messieurs, je ne connais sur le terrain parlementaire que deux systèmes en présence. Il en est un autre qui s'est révélé naguère dans certaines élections, mais comme il ne s'est pas produit encore dans cette enceinte, je crois ne pas devoir m'en occuper. Ces deux systèmes sont le système des ministères exclusifs ou homogènes et le système des ministères de coalition, qui s'appuient sur les hommes modérés de toutes les opinions.
Ce dernier système, messieurs, est celui du ministère. Ce système, messieurs, on peut hautement l'avouer, on peut hautement le défendre, car, comme on vous l'a dit, avec une si vive éloquence, cette politique est celle qui a fondé notre nationalité, c'est celle à laquelle nous devons notre pacte fondamental, c'est celle qui a été suivi depuis 15 années dans le pays, c'est celle à laquelle nous devons devoir la Belgique libre, prospère, indépendante.
Par quelle fatalité, messieurs, par quel grand événement cette politique devrait-elle tout à coup disparaître ? Par suite des élections du 10 juin ! Messieurs, je ne veux point nier l'importance des élections du 10 juin dans quelques grands collèges électoraux ; je crois qu'elles contiennent un grand enseignement pour le pouvoir et pour les chambres ; mais prétendre que ces élections aient eu une assez grande importance pour qu'un système politique qui avait été constamment soutenu par la majorité, doive être abandonné, je ne pense pas, messieurs, qu'il puisse en être ainsi. On ne peut pas prétendre, sans doute, que les résultats de quelques collèges puissent être considérés comme l'expression de l'opinion générale, car que feraient alors, dans cette enceinte, et les députés qui appartiennent à des localités moins importantes et les députés qui appartiennent aux districts électoraux des campagnes ?
Messieurs, je crois que la constitution d'un ministère doit être conforme à la composition des chambres législatives. C'est à une règle du gouvernement constitutionnel dont il n'est point permis de se départir.
L'opinion publique, dit-on, ne veut plus du système d'union et de conciliation, elle veut l'avènement exclusif de l'opinion libérale au pouvoir.
Si tel est, messieurs, le vœu de la nation, je crois qu'il faut laisser s'établir ce fait d'une manière régulière. Il se formera par le jeu ordinaire des élections une majorité assez considérable pour que l'on y prît la composition d'un ministère exclusivement libéral. Mais, messieurs, aussi longtemps que cette opinion n'est point en majorité dans le parlement, comment voudriez-vous que l'on y prit exclusivement les hommes qui doivent former le ministère ?
Messieurs, si l'avènement exclusif d'une opinion aux affaires doit avoir lieu, ce n'est point d'une manière brusque, violente, ce n'est point par la dissolution ; c'est graduellement par les élections qu'il se formera une majorité et non par des moyens qui porteraient une perturbation profonde dans le pays !
Messieurs, on a reproché au cabinet du n'avoir dans son sein qu'un seul membre de l'opinion libérale. S'il en était ainsi, je crois qu'en effet cette opinion aurait le droit de plaindre. Mais nous ne pouvons pas admettre, et je crois qu'ici plusieurs de mes honorables collègues sont de mon avis, qu'il n'y ait qu'un seul membre de l'opinion libérale dans le sein du ministère. Nous avons toujours appartenu, plusieurs de mes collègues et moi, à cette opinion et il n'existe aucun motif pour que nous cessions d'y appartenir. Mais, messieurs, il importe de faire ici une distinction. Veut-on parler du libéralisme exclusif ou réactionnaire ? Alors ce libéralisme n'est point le nôtre.
Le libéralisme auquel nous appartenons, c'est le libéralisme modéré, unioniste, conservateur ; c'est celui qui ne repousse pas le progrès, mais qui veut qu'il soit le résultat du temps et du développement des intelligences.
Messieurs, j'ai écouté dernièrement avec attention la lecture des notes que l'honorable M. Rogier vous a fait connaître. Je l'ai écoutée avec attention parce que c'était une espèce de programme du ministère exclusif qui, dans l'opinion de l'honorable membre, devrait être appelé à la direction des affaires du pays. Je me demandais s'il y avait des conditions telles dans ce programme, s'il y avait des bienfaits en quelque sorte nouveaux que ce ministère devrait apporter et que nous ne serions pas à même de réaliser.
Eh bien, messieurs, je dois le dire, tout ce que l'honorable préopinant nous a fait connaître, je crois qu'il peut être admis par le ministère actuel.
Il nous a dit qu'un ministère exclusif devait être sincère.
M. Rogier. - Je ne me suis pas servi de cette fausse expression de ministère exclusif ; elle n'est pas dans mes intentions, je la repousse.
M. le ministre des travaux publics (M. d’Hoffschmidt). - Vous vous êtes servi des mots de ministère homogène ; je crois que c'est absolument la même chose.
M. Rogier. - Conservons chacun notre langage.
M. le ministre des travaux publics (M. d’Hoffschmidt). - Soit, employons les mots de ministère homogène, je n'y vois pas de différence.
L'honorable membre, en exposant le programme d'une administration homogène, a dit qu'elle devait être sincère. Or, messieurs, je crois que d'après tout ce qui s'est passé dans cette discussion, nous pouvons aussi invoquer ces principes de franchise et de sincérité.
Il a dit ensuite que cette administration devrait être ferme et impartiale.
Eh bien, notre volonté est d'être impartiaux, fermes, et nos actes le démontreront.
On a reproché aussi au ministère de ne pas avoir posé une espèce de programme dès son début.
Le ministère a cru que le véritable programme d'un cabinet nouveau devait se trouver dans le discours du Trône. Depuis 1830, les divers ministères qui se sont succédé aux affaires, n'ont pas formulé de programme particulier. Le premier programme de ce genre, que nous avons eu, est celui, je pense, du cabinet de 1840 ; or, j'ai relu hier ce programme ; et le ministère actuel ne verrait aucune difficulté à admettre toutes les idées qui y sont énoncées. Si j'avais ce programme sous les yeux, il me serait facile de démontrer qu'il n'est aucun des principes, qui y sont contenus, auquel le ministère ne puisse adhérer sans réserve.
Messieurs, je ne crains pas de le dire, le débat actuel et le vote qui doit s'ensuivre, auront une immense portée pour le pays. Il ne s'agit pas ici de se prononcer sur une misérable question de portefeuille, il s'agit de se prononcer sur l'abandon ou le maintien d'un principe. Il s'agit de savoir si les membres de la chambre, qui ont toujours soutenu la politique de modération et de conciliation, sont maintenant disposés à la répudier.
J'espère que la formule qui a été adoptée par le ministère, ne gênera pas l'expression de la volonté des membres de la chambre sur cette grave question. Nous ne tenons pas rigoureusement à cette formule. Si la même idée était présentée sous une autre forme, ainsi qu'on l'a déjà dit, le ministère ne verrait pas de difficulté à l'admettre. Tout ce que nous voulons savoir, c'est si le principe de la formation du cabinet est approuvé par la chambre, c'est si nous pouvons compter sur un bienveillant concours. C'est sur cette question que nous appelons la chambre à se prononcer ; son vote décidera si la politique d'union et de conciliation doit cesser de diriger les affaires du pays.
M. de Foere. - Je n'entrerai pas dans la discussion des faits qui se sont passés en dehors de cette enceinte relativement à la composition du nouveau cabinet. Il me semble que de semblables faits ne doivent pas être le texte des délibérations parlementaires. La chambre, dans l'absence de témoins, ne peut instruire un semblable procès et s'ériger en tribunal pour décider de quel côté la vérité se trouve. Il était ensuite aisé de prévoir non seulement qu'une semblable discussion eût été complétement inutile, que malgré la déclaration de sincérité faite de part et d'autre, les équivoques en auraient fait les frais, mais qu'elle aurait dégénéré en aigreurs, en démentis, en personnalités odieuses, et en insinuations malveillantes.
Mais cette discussion a donné lieu à des opinions qui, si elles été aient admises, ou si elles passaient sans opposition, pourraient devenir des précédents dangereux. J'examinerai quelques-unes de ces opinions.
L'honorable M. Rogier a nié qu'officiellement consulté il ait fait de la dissolution de la chambre, la condition de son entrée au pouvoir. L'honorable M. Devaux et, après lui, l'honorable M. Verhaegen ont cherché à justifier cette condition, si tant était que l'honorable M. Rogier l'eût posée. Je conçois....
(page 53) M. Rogier. - Si l'on revient sur l'incident qui m'est personnel, je demanderai la parole pour répondre.
M. le président. - Il est impossible de défendre à un orateur de discuter hypothétiquement une thèse.
M. Delfosse. (pour un rappel au règlement). - Je dois faire remarquer à la chambre qu'elle a adopté hier une motion d'ordre de l'honorable M. Dumortier, par suite de laquelle le débat sur cet incident devait être fermé ; je demanderai à la chambre si elle peut revenir sur cette résolution. Si elle veut la maintenir, il est impossible que l'honorable M. de Foere revienne sur l'incident d'hier.
M. de Foere. (sur le rappel au règlement). - Je ne discute pas cet incident, je discute une opinion politique qui a été émise dans la discussion de cet incident.
M. Delehaye. - On répondra à votre thèse.
M. Devaux. - Nous discuterons deux jours de plus.
M. Rogier. (sur le rappel au règlement). - Messieurs, je ne m'oppose pas à ce que l'honorable M. de Foere examine, au point de vue théorique, la question de la dissolution et toute autre question qui peut en surgir ; mais je m'oppose à ce que l'orateur rentre dans l'incident qui m'est personnel ; sinon, je dois me réserver le droit de reprendre la parole : ce qui pourrait éterniser les débits.
Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, l'honorable M. de Foere vient de dire que j'avais nié avoir été consulté par la Couronne, et avoir demandé la dissolution comme condition de mon entrée au pouvoir ; il a dit ensuite que sur d'autres bancs on croyait le contraire ; il a même ajouté qu'il n'était résulté de ces débats aucune lumière sur ce point.
Eh ! bien non seulement j'ai déclaré, et je répète, que je n'ai été consulté par la Couronne, ni officiellement, ni officieusement, ni directement, ni indirectement ; mais j'ai défié et je défie encore le banc ministériel de soutenir qu'il en ait été autrement.
Cependant, aujourd'hui encore, n'avons-nous pas lu, dans le principal organe du gouvernement, qu'au moment des révélations de M. le ministre de l'intérieur il avait circulé ces mots autour de lui : « Mais voici la seconde édition de l'histoire d'Olozaga ? »
Voilà ce que je lis dans le principal organe du ministère ! Je m'élève contre cette calomnie extra-parlementaire, comme j'ai protesté contre les calomnies parlementaires.
Je nie positivement ; on n'opposera pas de démenti à ma dénégation.
M. le ministre de l'intérieur a lu hier une partie de mon discours, où je pose l'hypothèse d'une dissolution éventuelle. Mais il y avait deux autres hypothèses.
J'ai vainement demandé à M. le ministre d'achever ma phrase. Il en a lu la première partie, et a supprimé le reste.
M. le président. - Ceci est étranger au rappel au règlement.
M. Rogier. - Permettez, M. le président ; ceci est assez grave pour qu'on me laisse quelque latitude. Je suis sous le poids d'accusations odieuses, si elles ne sont ridicules.
M. le président. - Vous désirez mettre un terme à ce débat personnel. C'est mon désir comme le vôtre. Mais vous venez de rentrer dans ce débat personnel.
M. Rogier. - Oui, pour me défendre.
J'interdis à qui que ce soit de soutenir que les faits se soient passés comme le prétend le ministère.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Il est, je pense, dans le désir de la chambre de terminer le débat sur cet incident. Je crois pouvoir suggérer un moyen sûr d'atteindre ce but. Les notes dont l'honorable membre a donné lecture, ont été insérées au Moniteur. En conséquence, la chambre et le pays ont tous les éléments nécessaires pour former leur conviction, et je renvoie et les membres de cette chambre et tous nos concitoyens aux opinions consignées par l'honorable membre dans les notes qu'il a publiées.
A cette occasion, l'honorable préopinant a laissé échapper une parole que je dois relever. Le gouvernement a, dit-il, un organe officiel, et cet organe officiel jetant à la tête de l'honorable membre une expression injurieuse, les ministres du Roi en seraient responsables dans cette enceinte. Je déclare qu'il n'y a pour moi d'autre organe du ministère que le Moniteur, et que les ministres sont complétement étrangers (moi-même, comme mes honorables collègues), à tous les articles insérés dans le journal que l'honorable membre a qualifié d'organe du ministère.
Plusieurs membres. - Très bien !
M. le président. - La parole est à M. Rogier, sur le rappel au règlement.
M. Rogier. - C'est pour répondre au ministre que j'ai demandé la parole. Vous avez laissé parler M. le ministre de l'intérieur ; vous devez me laisser lui répondre.
M. le ministre de l'intérieur a dit qu'il renvoyait ses concitoyens aux notes que j'ai lues à la chambre. Je les y renvoie également. Mais j'aurais voulu que M. le ministre ne les tronquât pas. Voilà la seule réponse que j'avais à lui faire.
Répondant à mon observation, M. le ministre déclare que le ministère n'a pas d'organes dans la presse ; mais je ne sais s'il avoue, ou s'il désavoue l'organe auquel j'ai fait allusion. Il m'importe de le savoir.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Nous n'avons pas d'organe.
M. Rogier. - Ainsi, voilà le ministère sans organes dans l'opinion publique. Mais ce n'est pas possible !
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Je demande la parole pour un rappel au règlement. Sommes-nous, ou non, dans les règles du gouvernement représentatif ? Je demande si l'on peut interroger le ministère sur la question de savoir s'il est, ou s'il n'est pas soutenu par des journaux. Il n'y a dans le gouvernement représentatif de soutien légal du ministère que vous-même. prononcez donc. C'est de votre vote seul que dépend l'existence ou la chute du ministère. Nous n'irons pas, en dehors de cette enceinte, ni créer, ni solliciter des appuis.
M. le président. J'invite l'honorable M. Rogier à être court.
M. Rogier. - M. le ministre de l'intérieur a la prétention de me rappeler aux règles parlementaires. Voilà quinze ans que nous les pratiquons sans lui.
Il est, je crois, contraire à tous les usages constitutionnels qu'un ministère n'ait pas d'organe officiel dans la presse. M. le ministre de l'intérieur invoque une autre doctrine. Je ne pense pas qu'elle ait chance de se nationaliser dans le pays. Je crois que tous les ministères ont et auront des organes. M. le ministre désavoue-t-il celui que j'ai indiqué ? Il est bon que je sache si cet organe, en se livrant à cette infâme calomnie contre moi, a eu l'aveu du ministère. (Dénégations aux bancs de MM. les ministres.)
M. le ministre des finances (M. Malou). - Je renouvelle la déclaration si sage, si véritablement constitutionnelle qui vient de vous être faite. Le gouvernement, d'après les règles établies dans les pays constitutionnels, n'a pas d'organes eu dehors des chambres. Si certains organes de la presse le combattent ou le défendent, personne, ni d'après les faits, ni d'après les principes de nos institutions, ne peut demander au ministère ni aveu ni désaveu. Il n'a pas à s'en expliquer. Il n'a aucun rapport ni avec la presse qui l'approuve, ni avec la presse qui l'attaque ; et il est bien décidé à n'en avoir aucun.
M. le président. - Il est entendu que l'honorable orateur examinera la question en théorie, comme opinion catholique absolue, mais sans rapport avec l'incident.
La parole est continuée à M. de Foere.
M. de Foere. - Avant de continuer dans cette discussion spéciale, je dois regretter qu'à l'occasion de l'examen d'une opinion politique que je crois dangereuse, de nouvelles aigreurs aient été jetées dans cette enceinte ; telle n'était assurément pas mon intention. Je me borne à discuter une opinion qui, si elle passait sans opposition, pourrait être invoquée comme antécédent dangereux. J'insiste sur cette discussion dans un esprit d'impartialité, car tous les partis parlementaires pourraient devenir successivement victimes de l'opinion que je combats.
L'interruption de M. Rogier a donc droit de m'étonner. Je ne rentre pas dans la question de fait. Au surplus, M. Rogier m'a prêté des paroles que je n'ai pas prononcées. J'ai laissé la question de fait dans toute son intégrité. J'ai même dit, et toute la chambre en est témoin, que la chambre, dans l'absence de témoins, ne pouvait instruire ce procès, ni s'ériger en tribunal pour juger de quel côté était la vérité des faits. J'en atteste la chambre tout entière. (Assentiment.)
Après cette justification, je rentre dans la discussion.
Je conçois que, lorsqu'un ministère sent que la majorité lui échappe, il fasse un appel au pays, au moyen d'une dissolution, pour décider des intérêts ou des systèmes qui divisent les partis parlementaires ; mais qu'un membre appelé pour entrer dans un cabinet, en présence d'une majorité réelle, fasse à la Couronne, de la dissolution de la chambre, la condition de son assentiment, c'est là un précédent inouï dans les annales parlementaires, un précédent qui, s'il pouvait être admis, ferait violence à la marche régulière des parlements et irait en sens inverse du but qu'ils sont censés devoir atteindre.
Pour justifier sa thèse, l'honorable M. Verhaegen..
Des membres. - Vous citez encore des noms propres.
M. de Foere. - Je cite des noms propres, parce que c'est l'usage établi dans cette chambre. Je les cite parce qu'ils appartiennent à la discussion et afin que l'histoire parlementaire puisse les constater.
Pour défendre sa thèse, l'honorable M. Verhaegen a emprunté un fait à l'histoire du parlement anglais. Il a dit que sir Robert Peel, avant d'entrer au pouvoir, avait fait à la reine la condition de la dissolution du parlement. Cette assertion est complétement inexacte. Avant qu'il eût occupé le pouvoir, la majorité s'était déclarée parlementairement contre le ministère whig. Ce dernier cabinet avait présenté au parlement le discours de la couronne. Les tories ont proposé un amendement à ce discours ; la majorité a accueilli l'amendement. Le ministère whig s'est régulièrement retiré, et c'est alors seulement que sir Robert Peel, avec le parti tory, est rentré au pouvoir, alors seulement qu'il a dissous le parlement, afin de renforcer son parti. Ce fait renverse entièrement l'opinion qui a été défendue et prouve contre l'honorable membre qui l'a allégué.
On a emprunté un autre exemple à l'histoire des chambres législatives de la France. On a cité le fait de dissolution qui s'est passé sous le ministère Polignac. Mais l'honorable membre qui a allégué ce fait, a fini lui-même par dire que les circonstances n'étaient pas égales. Cette déclaration me dispense d'entrer dans l'appréciation de ce fait.
La prérogative royale n'est pas un non-sens. C'est une vérité, une vérité écrite dans la Constitution. La Couronne est en pleine possession du droit d'apprécier la situation parlementaire et celle du pays. Vouloir faire violence à ce droit, c'est vouloir que la Couronne s'associe à ces violences parlementaires et au renversement de la marche régulière de tout parlement.
M. Verhaegen s'est longuement étendu sur le droit qu'avait M. Rogier... (Nouvelles réclamations : Vous citez encore des noms propres).
Je vous ai dit la raison pour laquelle je les cite. Si la chambre tient à cette puérilité, je dirai : On a dit, ou, un membre a dit ou plutôt j'entrerai dans la discussion de l'adresse.
(page 54) L'honorable ministre de l'intérieur a déclaré positivement que les principes libéraux recevraient leur application par le cabinet actuel. Cette déclaration nette et claire a été faite en présence de tous les ministres. Aucun d'eux n'a réclamé.
M. Verhaegen accepte cette déclaration de la part de M. Van de Weyer ; mais il ne l'accepte pas de la part d'autres membres du cabinet. Il est cependant rationnel de présumer que tous les membres du cabinet, sans en excepter M. Van de Weyer, se sont entendus sur les principes libéraux. Cependant, M. Verhaegen n'a pas accepté cette déclaration dans un sens général ; c'est dire, en d'autres termes, que ses propres opinions libérales, ou celles de M. Van de Weyer, sont le seul type du véritable libéralisme.
Quant à moi, j'accepte cette déclaration nette et positive ; mais ce n'est pas à dire que j'en reçoive toute application possible et éventuelle.
Si donc je vote pour l'amendement proposé à l'adresse, je me réserve le droit de voter ou de ne pas voter pour toutes les mesures que le cabinet présentera dans le cours de nos délibérations. Il y a diverses manières d'être libéral. Je l'ai toujours été, en ce sens que toujours j'ai appuyé des mesures qui m'ont paru fondées en justice, en vérité, et conformes aux intérêts généraux du pays. (Assentiment de la part de M. Verhaegen.)
Dans cette situation, je puis accorder ma confiance conditionnelle au cabinet actuel, d'autant plus que, d'autre part, j'ignore s'il présentera des mesures illibérales qui rencontreraient mon opposition.
C'est dans le même sens que j'accepte l'adresse relativement aux projets de loi que le gouvernement annonce dans le discours du Trône.
Ce discours nous révèle que des traités de commerce et de navigation ont été conclus avec des Etats étrangers. J'ignore les conditions sur lesquelles ces traités sont fondés. Si donc je vote pour l'amendement proposé à l'adresse, je me réserve le droit d'appréciation et mon vote de confiance reste subordonné aux éventualités parlementaires.
Le discours de la Couronne fait aussi au pays la promesse de ne négliger aucun moyen d'atténuer la souffrance de l'industrie linière. Je ne connais pas ces moyens. J'ignore si ces mesures seront bien choisies, si elles seront efficaces. Mon vote de confiance demeure donc aussi, sous ce rapport important, limité à la nature des moyens que prendra le cabinet pour soutenir l'industrie linière.
Quels que soient ces moyens, j'engage le gouvernement à examiner avec attention les mesures qui ont été suggérées par plusieurs pétitions, adressées pendant notre session extraordinaire à la chambre, pétitions qui émanent des communes environnantes de la ville de Thielt, qui est un des grands centres de l'industrie linière ; j'engage le cabinet à consulter ces pétitions et à faire l'application des mesures qui y sont proposées, si tant est qu'il les trouve utiles et efficaces pour atteindre le but.
M. Delfosse. - Messieurs, si je prends la parole, ce n'est pas que j'aie la folle prétention de m'élever à la hauteur où le débat a été porté à la séance d'hier ; je veux seulement signaler avec franchise, sans détour, la vraie cause des embarras de la situation, cause sur laquelle on ne me paraît pas avoir assez insisté.
Il est, messieurs, une idée qui est généralement répandue dans le pays, une idée qui a jeté de profondes racines et qui a fait bien du mal au pouvoir. Cette idée, c'est que le clergé pèse d'un trop grand poids sur le gouvernement, c'est que le clergé a des vues de domination que le gouvernement n'a pas assez d'énergie pour combattre.
On peut nier l'influence et les vues du clergé ; des faits qui paraissent évidents pour beaucoup de personnes peuvent paraître douteux à d'autres. Mais ceux-là même qui nient doivent bien reconnaître qu'il y a sur ce point, dans les esprits, des craintes et des préoccupations très vives.
Tant que ces craintes subsisteront, le pouvoir sera frappé d'impuissance ; ses protestations, même les plus vraies, seront accueillies avec incrédulité ; ses intentions, même les plus pures, seront méconnues ; et ceux qui voudront lui venir en aide se verront bientôt impopulaires et déconsidérés.
Il y a, messieurs, dans cet état des esprits, un grand danger qu'il importe avant tout de faire disparaître ; et l'on n'y parviendra qu'en composant un ministère entièrement pur de ces hommes qu'on suppose, à tort ou à raison, être sous cette influence que l'on redoute tant.
Si l'honorable M. Rogier avait été appelé à former un ministère, il aurait pu sans doute calmer l'agitation des esprits ; mais il ne l'aurait pu qu'à la condition de s'entourer de collègues ayant les mêmes opinions que lui, fermement résolus comme lui, à la connaissance de tous, d'être justes, mais rien que justes envers le clergé.
Si l'honorable M. Rogier avait eu, dans les circonstances actuelles, la malheureuse idée de former un ministère mixte, je ne crains pas de le dire, il aurait été à l'instant même placé, dans l'opinion, sur la même ligne que M. Nothomb et peut-être plus bas.
M. le ministre de l'intérieur comprendra-t-il maintenant pourquoi l'honorable M. Rogier, bien que disposé à gouverner impartialement et à l'entière satisfaction de la droite, si la droite eût été raisonnable, ne pouvait néanmoins accepter des collègues pris dans la droite.
Ce qui serait arrivé à l'honorable M. Rogier, s'il avait formé un ministère mixte dans les circonstances actuelles, arrive à M. le ministre de l'intérieur. Certes nul de nous n'entend contester les qualités de l'honorable M. Van de Weyer. Mon ami, M. Verhaegen, vous l'a dit hier, M. Van de Weyer a formulé des principes auxquels nous pouvons donner notre adhésion ; il est peut-être allé plus loin que nous ne serions allés nous-mêmes. Cependant, force nous sera de lui refuser le concours qu'il nous demande et s'il veut vivre, il sera réduit, comme son prédécesseur, à mendier des suffrages auprès de ceux dont il ne partage pas les opinions.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Jamais !
M. Delfosse. - Vous pourrez vous retirer sans doute, mais si vous voulez vivre, vous ne le pourrez qu'à cette condition ; vous serez réduit, je le répète, à mendier des suffrages auprès de ceux dont vous ne partagez pas les opinions, suffrages qui vous coûteront bien cher !
Nous avons, messieurs, la conviction profonde que le ministère, tel qu'il est composé, ne répond à aucun des besoins de la situation, et que les défiances du pays, loin de se calmer, deviendront de plus en plus inquiétantes.
M. Van de Weyer nous dit qu'il n'a pas d'autre but que la conciliation des partis, et qu'ils vont gouverner avec impartialité. M. Nothomb nous a tenu le même langage pendant quatre ans. M. Van de Weyer nous assure qu'il appartient à l'opinion libérale. M. Nothomb nous en disait tout autant. M. Van de Weyer nous offre en garantie ses antécédents. Les antécédents de M. Nothomb étaient absolument les mêmes. M. Nothomb, comme M. Van de Weyer, avait fait de l'opposition libérale dès 1828 ; il en avait fait comme M. Van de Weyer, à une époque où elle pouvait conduire aux Petits-Carmes. M. Van ne Weyer nous fait remarquer que lui, libéral, occupe le ministère le plus important ; c'est aussi ce ministère que M. Nothomb occupait. M. Van de Weyer nous assure qu'il n'est venu d'outre-mer que pour sauver la royauté.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Je n'ai pas dit que j'tlais venu pour sauver la royauté.
M. Delfosse. - Pour sauver la royauté d'un grand péril. Vous l'avez dit ; je m'en rapporte au Moniteur. M. Van de Weyer nous assure qu'il n'est venu d'outre-mer que pour sauver la royauté. M. Nothomb nous assurait que c'était dans le même but qu'il était venu d'outre-Rhin.
Comment voulez-vous que le public fasse une différence entre deux hommes dont le langage et les antécédents se ressemblent si fort ? M. Van de Weyer protestera de sa sincérité. Mais M. Nothomb protestait aussi de la sienne. Je veux croire à la sincérité de M. Van de Weyer, mais qui sait si M. Nothomb n'a pas aussi été sincère dans le principe et s'il n'a pas été dominé par la situation fausse dans laquelle il s'était placé ? Eh bien, la position dans laquelle M. Van de Weyer se trouve est absolument la même.
Ce qui complète la ressemblance, ce qui rend les défiances du pays et de l'opposition légitimes, c'est le choix des collègues que M. Van de Weyer s'est associés.
Je vois assis, à ses côtés, deux hommes qui ont accepté la solidarité de tous les actes, de toutes les déceptions du ministère précédent, deux hommes qui ont joué un triste rôle dans cette affaire du jury d'examen, qui a tant abaissé le pouvoir.
L'un de ces hommes n'est-il pas celui qui a donné le signal des hostilités contre le ministère de 1840 ? N'est-il pas celui qui a fait naître cette crise que M. Malou déplorait dans la dernière session ? N'est-il pas celui (pour me servir des expressions de M. Malou) qui convient le moins pour clore cette fatale période ?
L'autre n'a-t-il pas poussé le scandale jusqu'à permettre, à ordonner peut-être à l'un de ses subordonnés de mêler la justice aux luttes électorales.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - A quel fait voulez-vous faire allusion ?
M. Delfosse. - Aux poursuites dirigées contre M. Verhaegen.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan). - Il ne nous sera pas difficile de nous expliquer à cet égard.
M. Delfosse. - Permettez-moi d'en douter. Nous avons, il est vrai, MM. Malou et d'Hoffschmidt pour remplacer MM. Goblet et Mercier ; mais quelle confiance l'opinion libérale peut-elle avoir en M. d'Hoffschmidt ? M. d'Hoffschmidt qui a été des nôtres, qui a longtemps combattu avec nous la politique de M. Nothomb, politique qu'il trouvait fatale au pays, et qui, un beau jour, parce que son ami M. Mercier était au pouvoir, s'est séparé de nous et a voté pour ce ministre contre lequel il avait précédemment déployé tant d'énergie.
M. d'Hoffschmidt vient de nous dire qu'il est encore libéral, mais libéral comme il l'avait toujours été, libéral modéré. Je me rappelle fort bien que M. d'Hoffschmidt, libéral modéré, a combattu, comme nous, avec énergie, la politique fatale de M. Nothomb. Je me rappelle fort bien que M. d'Hoffschmidt, libéral modéré, a combattu, comme nous, avec énergie les lois qui ont porté atteinte à nos franchises communales et la loi sur les fraudes électorales. Je voudrais bien savoir ce que M. d'Hoffschmidt, libéral modéré, pense aujourd'hui de ces lois, et s'il les trouve encore désastreuses, comme à l'époque où il était dans nos rangs.
M. d'Hoffschmidt nous disait l(année dernière, pour expliquer ce que, moi, j'appelle une défection (car j'ai l'habitude d'appeler les choses par leur nom) ; M. d'Hoffschmidt nous disait, au moment où il allait voter pour M. Nothomb : « La chambre croira, j'espère, à ma sincérité : car je n'ai rien à demander aux faveurs du pouvoir.» Un an après, M. d'Hoffschmidt, libéral modéré, n'ayant rien à demander aux faveurs du pouvoir, était ministre. M. d'Hoffschmidt ajoutait : « Il paraît qu'il s'agit de renverser au hasard ; car je ne sache personne qui se présente pour succéder aux ministres actuels (interruption). » Là-dessus M. d'Hoffschmidt s'écrie : « On dit qu'il s'en présente ; je serais charmé qu'on me les désignât ; moi je ne les connais pas. » L'année dernière, au moment où il allait voter pour M. Nothomb, M. d'Hoffschmidt ne connaissait personne qui voulût remplacer les ministres ; aujourd'hui M. d'Hoffschmidt est ministre.
Que dirai-je de M. Malou ? Si ce n'est qu'après avoir donné une démission motivée sur les vives répugnances que le système de M. Nothomb lui inspirait et après avoir, devenu plus libre, blâmé hautement ce système, il a (page 55) tout à coup consenti à accepter de M. Nothomb des fonctions plus élevées que celles qu'il avait perdues volontairement, des fonctions politiques qui le plaçaient sous la direction immédiate de M. Nothomb.
M. Malou, d'ailleurs, passe, non sans raison, pour avoir, comme M. Dechamps, des opinions incompatibles avec l'œuvre de conciliation à laquelle il se dit appelé.
Messieurs, il faut des hommes d'une autre trempe que ceux-là, des hommes moins compromis, pouvant inspirer plus de confiance, ayant plus de consistance politique, pour amener cette conciliation qui doit faire l'objet des vœux de tous les bons citoyens.
Ce n'est pas en continuant l'œuvre mensongère des ministères mixtes, de ces ministères mixtes sur la composition desquelles l'opinion libérale n'est pas même consultée, qu'on parviendra à calmer l'agitation des esprits. On y parviendra d'autant moins que le seul homme qui puisse, dans le ministère, revendiquer la qualité de libéral (je ne reconnais plus ce droit à M. d'Hoffschmidt), ne prend aucun engagement envers l'opinion à laquelle il dit appartenir. Il ne prend l'engagement de nous rendre aucune des libertés que nous avons perdues, de retirer aucune des lois qui ont été votées sous le ministère de M. Nothomb, malgré notre opposition, malgré l'opposition de M. le ministre des travaux publics, alors libéral modéré comme nous. Car nous sommes des libéraux modérés ; nous l'avons prouvé plus d'une fois et nous le prouverons encore.
Croyez-le bien, messieurs ; l'agitation est grande dans le pays ; elle est plus grande que vous ne pensez. Les élections du 10 juin et du 28 octobre n'en sont que de faibles indices. Tantôt, M. le ministre des travaux publics voulait atténuer la portée de ces élections ; il nous disait que si l'opposition avait eu du succès dans quelques collèges, la droite en avait eu dans d'autres. M. le ministre de la justice nous opposait aussi avant-hier sa réélection et celle de deux de ses collègues. M. le ministre de la justice croit-il donc que Louvain, Ypres et Bastogne doivent peser dans les destinées du pays autant que Bruxelles, Liège et Anvers ? M. le ministre de la justice oublie-t-il qu'il n'est arrivé dans cette chambre qu'à l'aide de toutes les influences du pouvoir ? Cependant il sait mieux que personne quelles sont ces influences et comment on en use.
Nos amis sont arrivés, eux, en dépit de toutes les influences du pouvoir. Voilà ce qui donne une haute signification aux élections du 10 juin. Le jour où nous aurons le pouvoir pour nous, le jour où le pouvoir consentira seulement à rester neutre dans les élections, ce jour-là nous arriverons en grande majorité dans cette chambre et nos bancs seront insuffisants pour nous contenir tous. Déjà nous sommes forts ici ; le ministère aura sans doute la majorité en se portant à droite ; mais s'il se portait à gauche, il aurait une majorité plus forte encore. En 1840 nous étions 49 ; aujourd'hui, si le pouvoir était pour nous, nous serions plus de 60.
Mais, je le répète, messieurs, les démonstrations électorales, bien que significatives, bien qu'ayant une haute portée, ne sont qu'un faible indice de l'agitation qui règne dans le pays. (Interruption de M. de Mérode.) Cette agitation est grande, M. le comte, ne vous y trompez pas, et les causes n'en sont pas douteuses.
Aujourd'hui la royauté n'est pas en péril ; on n'a besoin de venir ni d'outre-mer, ni d'outre-Rhin pour la sauver, on ne s'indigne encore que contre ceux qui l'entourent, qui lui cachent la vérité. On aime à croire que si la vérité lui était bien connue, elle n'hésiterait pas à accorder à l'opinion publique les satisfactions qu'elle réclame. On la respecte comme on le doit.
Mais qui peut répondre que le mouvement des esprits s'arrêtera toujours j là ? Qui peut répondre, si on ne se hâte de mettre un terme aux périls de la situation, que les mauvaises passions, débordant à l'aide du mécontentement général, ne finiront pas par compromettre des institutions qui nous sont chères et que nous serons toujours prêts à défendre ?
M. de Mérode. - Ce sont des menaces et de l'intolérance.
M. Delfosse. - Ce ne sont pas des menaces, M. le comte, c'est un avertissement utile, dont vous feriez bien de profiter.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Avant de suivre M. Delfosse sur le terrain véritable du débat où il s'est franchement placé, la chambre me permettra de répondre quelques mots à un passage du discours prononcé hier par l'honorable M. Verhaegen.
J'ai été étonné, messieurs, d'entendre l'honorable M. Verhaegen reprocher au ministère l'attitude qu'il avait prise, en ne pas acceptant une position de silence et d'équivoque, attitude qui avait reçu l'assentiment des chambres, et j'ose le dire, l'assentiment même de l'opposition.
L'honorable M. Verhaegen nous a dit qu'il aurait accepté l'adresse telle que la Couronne l'avait rédigée ; il nous a même promis, si le ministère avait consenti à admettre cette adresse, l'appui de son vote qui, à la vérité, n'aurait eu aucune signification.
Je comprends parfaitement l'intention qu'a eue la commission d'adresse. La commission n'a pas voulu provoquer une discussion politique dans la chambre. Elle a voulu, par une rédaction non politique, obtenir un assentiment unanime dans la chambre, pour le vote de la réponse au discours du Trône. Mais, messieurs, les membres de la commission conviendront, qu'une fois le débat politique engagé sur l'adresse même, le ministère devait désirer que la discussion pût aboutir à un vote politique.
Un ministère nouveau qui n'a pas été appelé à écrire son programme dans ses actes (et c'est la manière ruelle, sérieuse de récrire), ce ministère, messieurs, n'a nul intérêt à s'envelopper dans le silence et dans l'équivoque ; il a besoin de faire cesser les hésitations toutes naturelles que rencontre un ministère qui se forme ; il a besoin d'exprimer hautement la pensée autour de laquelle il puisse rallier la majorité que son but est de conquérir.
Sans doute, messieurs, nous n'avons pas le droit et nous n'avons pas eu l'intention de demander à la chambre une confiance abstraite, une confiance anticipée et qui ne doit reposer que sur les actes du ministère, mais le ministère, pour vivre honorablement, doit obtenir voire appui moral, votre concours bienveillant sans lequel nous ne trouverions autour de nous que doute, hésitation et défiance. Nous avons besoin de l'appui du vote d'une majorité numérique, mais nous avons besoin surtout d'appui moral et de dignité. Nous n'avons voulu accepter à aucun prix la position qui avait été faite au cabinet précédent, à la fin de votre dernière session, placé comme il l'était entre l'hostilité des uns et l'indifférence des autres.
Il faut, messieurs, que nous nous comprenions bien, et nous demandons à l'opposition l'application des principes de franchise politique qu'elle proclame et que souvent elle nous rappelle. L'honorable M. Delfosse vient de vous le dire, il est des hommes dans cette chambre (et il en fait partie) qui croient que le gouvernement du pays n'aura de force, ne sera entouré de la considération générale, ne pourra diriger le mouvement des partis que lorsqu'un ministère d'homogénéité libérale sera formé.
Nous pensons, nous, que la conciliation que l'on croit possible dans les actes, est aussi possible entre les personnes. Nous ne comprenons pas, comme l'honorable M. Delfosse, que cette conciliation ne puisse s'opérer que par l'ostracisme jeté sur toute une opinion de cette chambre, car c'est l'ostracisme de toute une opinion que l'honorable M. Delfosse a réclamé.
M. Delfosse. - J'ai parlé des circonstances actuelles.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Dans les circonstances actuelles, soit.
Messieurs, nous croyons que cette opinion qui veut un ministère d'homogénéité libérale, ne réunit dans cette chambre qu'une très faible minorité, et nous voulons constater cette minorité aux yeux du pays, ou bien constater notre erreur ; et si nous nous sommes trompés nous saurons quelle conclusion nous aurons à tirer pour nous-mêmes de cette erreur. Mais d'après ce qui s'est passé dans la dernière session, nous avons le droit de croire qu'une très faible minorité dans cette chambre et une bien plus faible minorité encore dans le sénat, partage l'opinion que vient de développer l'honorable M. Delfosse.
L'honorable préopinant vous a rappelé, messieurs, le rôle que j'avais joué dans les débats politiques qui ont amené la retraite du ministère de 1840. Messieurs, je ne veux pas ressusciter des souvenirs irritants. Je ne fais même aucune difficulté de reconnaître, et je l'ai déjà fait à cette tribune, je ne fais, dis-je, aucune difficulté de reconnaître que les événements de 1841 ont été un malheur, dont les suites sont encore aujourd'hui vivantes.
Un membre. - Qui les a provoqués ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Je suis convaincu, messieurs, que lorsque nous pourrons juger ces événements de plus loin, que nous pourrons les juger d'après une appréciation plus froide, plus impartiale, nous reconnaîtrons que ces événements sont dus à des fautes communes, que la fatalité peut-être des circonstances a amenées.
Mais, messieurs, puisqu'on rappelle ces événements, permettez-moi de vous les rappeler à mon tour, au profit de la discussion actuelle. Que s'est-il passé en 1840 ? En 1840, messieurs, il y avait une majorité nombreuse et forte dans les deux chambres, qui avait appuyé pendant sept années le ministère de l'honorable M. de Theux. Cette majorité nombreuse était formée d'une fraction considérable de ce qu'on appelle l'opinion catholique et de la fraction modérée de l'opinion libérale. Le ministère de M. de Theux a-t-il été renversé par l'opposition libérale, qui avait grandi, ou bien à la suite d'un échec électoral ? Non, messieurs, et vous le savez tous, il est tombé sur un incident que nul n'avait prévu.
Eh bien, comment s'est constitué le ministère de 1840 ? Sans qu'aucun fait indiquât la nécessité d'un changement de système, il s'est formé en présence de cette majorité d'éléments exclusivement libéraux.
Eh bien, messieurs, l'opinion catholique a-t-elle refusé son concours immédiat à ce ministère ? Vous le savez, messieurs, non, elle ne lui a pas refusé son concours.
Elle a attendu 8 mois, et je l'affirme ici, parce que c'est ma pensée et ma conviction, si un honorable membre de cette chambre, qui avait été appelé à jouer un rôle important dans la composition du ministère de 1840, qui avait été chargé par le Roi de composer ce ministère, si cet honorable membre dans des écrits devenus célèbres et qui ont souvent fait partie de nos débats, n'avait pas donné à ce ministère une signification, désavouée par quelques membres du cabinet et acceptée par d'autres, j'affirme ici que ce concours aurait probablement été obtenu.
Eh bien, messieurs, nous qui avons combattu le ministère de 1840, nous le combattions dans sa composition exclusive, ou homogène si vous l'aimez mieux, nous le combattions surtout dans la signification politique que ses amis lui donnaient.
Que nous répondait le ministère et que nous répondaient ceux qui le défendaient ? On nous disait : « Comment ! vous combattez le ministère en dehors des actes qu'il a posés, en dehors de ses principes avoués et de son programme écrit ! mais c'est là un injustifiable procès de tendance ; c'est vouloir vaincre une opinion ; c'est la une guerre de portefeuilles qui doit jeter dans le pays une irrémédiable irritation ! Et aujourd'hui quelle est l'attitude de l'opposilion ? Combat-on un ministère parce qu'il serait insuffisant pour gérer les affaires du pays ? Se refuse-t-on à donner au caractère des membres du cabinet le témoignage d'estime que les organes de l'opposition au sénat ont bien voulu leur accorder ? Le combat-on pour des actes qu'il a posés, ou qu'il veut soumettre à votre sanction ? Nullement. On le combat (et M. Delfosse vient de le déclarer franchement), ou le combat pour le principe de sa formation même.
(page 56) En 1841, on reprochait à l'opinion à laquelle j'appartiens, on lui reprochait comme une injustice et comme une faute, de ne pas accorder son concours à un ministère dans lequel elle ne comptait aucun représentant avoué. En 1845 vous trouvez rationnel et juste que l'opinion libérale, même celle qui a déclaré vouloir des ministères de transaction, nous refuse son appui, par le seul motif de la composition ministérielle, et sans tenir compte ni des intentions, ni des principes avoués, ni des actes annoncés ! Vous trouvez juste qu'on refuse son concours, non pas au ministère catholique, mais à un ministère, il faut bien le reconnaître, dans lequel la prépondérance numérique et la prépondérance de position appartient à l'opinion libérale ; à un ministère formé par un des fondateurs de notre Belgique de 1830, par un des rédacteurs de notre Constitution, par celui que hier encore vous nommiez votre ami et que vous considérez comme une des notabilités de votre opinion. (Bien !)
Eh bien, j'ai cherché vainement à m'expliquer le contraste manifeste qui existe entre le thème adopté par l'opposition en 1840 et celui qu'elle accepte aujourd'hui contre nous. Ces explications, je les attends.
L'honorable M. Delfosse vous a dit tout à l'heure, et c'est là le fond même du débat, que le ministère n'était pas en rapport avec ce qu'il a appelé l'opinion publique, le mouvement même des esprits. Il a cru que les élections du 10 juin indiquaient une autre formation ministérielle ; il a cru que le principe de cette formation, principe de conciliation et de transaction dans les personnes, avait été condamné par l'opinion publique dans les élections dernières.
Messieurs, examinons donc quelle est la véritable signification de ces élections.
Je ne veux pas méconnaître le mouvement des esprits ; je ne veux pas que le gouvernement repose sur la négation des partis, ce serait un mauvais moyen de les modérer.
Mais, messieurs, d'un autre côté, vous savez que toute opposition pense toujours que l'avenir lui appartient, et que le pays tout entier est derrière elle.
Tenons-nous entre ces deux exagérations : quelle a été la signification des élections du 10 juin, envisagées à un point de vue d'ensemble ? La lutte a-t-elle été directement engagée entre ce qu'on appelle l'opinion catholique et l'opinion libérale ?
Là est la question. Sans doute, messieurs, cette division des partis a exercé une certaine influence dans certains collèges électoraux ; mais il faut reconnaître que le caractère général des élections du 10 juin n'a pas été une lutte dirigée entre ces deux opinions, n'a pas été le triomphe de l'une sur l'autre.
En effet, la lutte a été complétement déplacée du terrain de 1841 et de celui de 1843.
En 1843, l'opposition avait en vue l'élimination des hommes éminents de l'opinion catholique, de MM. Raikem, Dubus, Demonceau, de Behr ; en 1845, les hommes les plus considérables de cette opinion étaient en cause ; l'élection de MM. de Theux, de Mérode, Brabant, Dubus, de La Coste. Malou, a-t-elle été contestée ? Ils ont tous été élus à une immense majorité. L'honorable M. Brabant qui, en 1841, n'avait obtenu qu'une assez faible majorité, a vu un succès éclatant couronner son élection en 1845 ; M. de Mérode, qui n'avait obtenu qu'une voix de majorité en 1841, a été réélu à une majorité imposante en 1845.
Est-ce comme catholiques que MM. Meeus, Coghen, Van Volxem, Smits, Cogels, ont été éliminés ? Evidemment non ; ces hommes de talent et de modération manquent, sans doute au gouvernement, à la majorité, mais ils manquent à tout parti modéré ; ils vous manqueront le jour où vous serez au pouvoir, lorsque vous aurez besoin de l'appui des hommes modérés, pour combattre la future opposition libérale à laquelle l'honorable M. Delfosse vient de faire allusion, et que vous avez déjà rencontrée dans les élections récentes, aujourd'hui que vous êtes opposition et que vous n'êtes pas encore pouvoir.
Messieurs, qu'on comprenne bien ma pensée : je ne veux pas le moins du monde faire allusion à d'honorables collègues que les collèges électoraux de Bruxelles et d'Anvers ont envoyés dans cette enceinte. Ces nouveaux membres auront à faire connaître leur opinion à la tribune ; jusqu'à ce qu'ils l'aient fait connaître, nous n'avons pas à la juger ; mais j'ai pu parler avec regret des hommes qui ont échoué dans les élections et à qui personne ici ne refusera ce témoignage d'estime.
J'ai fait remarquer l'année dernière, que depuis 1843, l'opposition avait cessé d'attaquer directement la majorité, qu'elle isolait ainsi du ministère. Ce caractère de nos débats parlementaires a été transporté dans les élections. Presque partout, pendant l'élection, la doctrine de M. Devaux sur la division des partis, a été soigneusement tenue sous le boisseau.
La lutte du 10 juin a eu tellement peu le caractère d'une victoire d'une des opinions sur l'autre, que, le lendemain des élections, l'opinion libérale faisait proclamer, par ses principaux organes dans la presse, qu'elle ne voulait pas le ministère homogène dont a parlé l'honorable M. Delfosse. On demandait une modification dans le cabinet, modification qui n'aurait pas détruit le caractère même de sa formation primitive.
Le ministère actuel n'a donc pas été formé en opposition avec l'opinion publique. Le résultat des élections du 10 juin n'exigeait pas l'avènement d'un cabinet homogène.
Le ministère a-t-il été formé en opposition avec les éléments actuels des deux chambres ? Là se trouve la véritable question à débattre, question qu'on tient prudemment dans l'ombre et sur laquelle on garde le silence. La question de politique sérieuse est celle de savoir si le ministère est en harmonie avec les éléments actuels des deux chambres.
Savez-vous quelle est la différence entre nous ? Je vais vous le dire : Vous voulez un ministère constitué pour une chambre future, pour la chambre et vos espérances, pour une chambre qui n'existe pas.
Noos croyons, nous, qu'un ministère doit être formé en rapport avec les éléments dont les chambres se composent ; nous croyons qu'il doit être formé en vue d'élargir la majorité par le rapprochement à opérer entre les hommes modérés des deux opinions, qui au fond sont bien plus séparés par des préventions que par leurs principes.
Vous voulez, comme je viens de le dire, un ministère formé pour une chambre future ; vous croyez que les chambres actuelles ne représentent pas fidèlement l'opinion publique ; c'est, du reste, la prétention de toute opposition, et vous croyez à la possibilité d'un ministère dont, le premier acte aurait pour objet de détruire la majorité ancienne.
Je comprends, messieurs, que l'honorable M. Verhaegen nous ait dit hier qu'il y aurait, selon lui, imprudence à un ministère de son opinion de consentir à entrer aux affaires, sans avoir dans les mains, comme condition, la dissolution préalable des chambres. L'honorable M. Verhaegen a raison ; pour un ministère homogène, comme le veut l'honorable M. Delfosse, il faudrait inévitablement que le ministère procédât par la dissolution, peut-être par des dissolutions successives, pour former des chambres nouvelles qui lui donnassent une majorité, si toutefois cette majorité, dans la chambre et dans le sénat, peut jamais sortir de ces luttes électorales qu'on aura dû exciter et passionner.
Ce n'est pas, comme l'a dit tout à l'heure M. le ministre des travaux publics, ce n'est pas l'avènement régulier de l'opinion libérale que l'on veut, c'est son avènement irrégulier, à la suite d'un bouleversement dans le pays.
Messieurs, c'est au fond un changement de majorité parlementaire que l'on veut. Mais savez-vous, messieurs, ce que c'est qu'un changement de majorité parlementaire dans un pays constitutionnel ? C'est une révolution dans l'Etat. (Dénégations sur quelques bancs.) Je le répète, c'est une révolution dans l'Etat. Comment ! mais la majorité des deux chambres, c'est le gouvernement du pays qui a fait votre Constitution, qui a choisi votre dynastie ; c'est ce gouvernement qui a posé depuis 15 ans tous les faits de politique extérieure et intérieure. Or, c'est cette base que vous voulez renverser, vous voulez placer le pays sur une pente, changer le système du gouvernement de ces 15 années, ouvrir la voie à des réformes inconnues !
Et vous envisagez cet avenir sans sourciller, sans doute et sans crainte ?
Messieurs, lorsque la majorité parlementaire a été changée en France après l'avènement des 221, tous les esprits sérieux ont vu la révolution dans le lointain. L'Angleterre, à cette heure encore, n'est-elle pas fortement ébranlée par le changement de la majorité parlementaire qui a eu lieu sous le ministère whig ? En France, le chef de l'opposition veut-il arriver aux affaires à l'aide d'un changement de majorité parlementaire ? Veut-il modifier cette majorité Périer de 15 ans, que tous les ministères en France ont eu pour but de conserver et d'agrandir ? Non, messieurs, le chef de l'opposition en France, veut gouverner avec la majorité Périer de 1830 ; sa seule prétention est de la fortifier. Voilà en quoi l'opposition française diffère radicalement de l'opposition belge, de cette opposition qui ne craint pas de soumettre la Belgique, avec sa jeune nationalité et sa jeune dynastie, à ces rudes épreuves que soutiennent à peine des gouvernements comme en France et en Angleterre.
Je le sais, messieurs : on croit, on espère qu'en changeant cette majorité parlementaire on pourra ne pas changer le système du gouvernement du pays. Ministère libéral, on croit que l'on ne posera pas des actes libéraux, en hostilité à l'opinion catholique On croit avoir assez de force pour ne pas proposer ces lois que M. Verhaegen a inscrites dans son programme. On ne veut pas arriver à exclure des emplois les hommes appartenant à une autre opinion qu'à celle qui serait au pouvoir.
L'honorable M. Rogier vous a dit qu'il avait un programme qui pourrait être accepté par la droite. Je ne comprends plus alors le sens et le but de ces passions politiques que l'on entretient dans le pays.
Vous avez un programme de conciliation et de transaction comme le nôtre, puisqu'il serait accepté par la droite, et vous ne voulez pas que personne de notre opinion s'associe à vous pour l'exécuter ? Vous voulez ce que nous voulons ; pourquoi donc nous repoussez-vous ? Pourquoi changer le ministère, si vous n'avez à poser que les actes que nous-mêmes nous poserions ? (Interruption.)
Oui, et permettez-moi de vous dire toute ma pensée, le jour où vous seriez au pouvoir, vous auriez besoin de notre appui, vous auriez besoin de l'appui de l'opinion de la droite, afin de trouver une majorité qui vous échapperait.
Il est évident que le jour où vous serez au pouvoir, une future opposition libérale surgira dans cette enceinte, comme déjà elle a surgi hors de cette enceinte.
Nous savons qu'entre les membres de l'opinion libérale, il n'y a d'homogénéité que pour combattre, qu'il n'y eu a aucune pour gouverner. Chacun sait que sur la plupart des questions que je pourrais poser, j'obtiendrais des réponses bien différentes des diverses fractions de l'opinion libérale. Réforme électorale, instruction publique, loi communale, réformes sociales, questions de politique extérieure et commerciale, laquelle de ces questions ne jetterait pas à l'instant la division dans vos rangs, si elle était posée ? Au pouvoir, vous verriez naître et se développer une opposition libérale, et pour la combattre n'auriez-vous pas inévitablement besoin de l'opinion qu'on veut aujourd'hui proscrire ? Vous comptez tellement sur notre modération, que, sans notre appui, vous ne resteriez pas longtemps au pouvoir. Vous chercheriez alors à reconstruire cette union que nous voulons, nous, aujourd'hui maintenir.
On suppose toujours qu'il y a incompatibilité politique entre un catholique et un libéral. Si cette incompatibilité existait, évidemment les ministères de transaction seraient impossibles. Mais depuis quinze ans le pays n'a pas cru à cette incompatibilité. On est parvenu à se mettre d'accord sur notre Constitution, sur la solution de questions qu'on aurait pu croire insolubles. (page 57) On s’est mis d'accord sur toutes nos lois organiques, sur les lois si difficiles de l'instruction supérieure et de l'instruction primaire ; et vous pensez qu'il est désormais impossible de s'entendre sur les quelques lois qu'il reste encore à faire et sur lesquelles certaine divergence d'opinion peut exister ?
Nous n'avons pas cru à cette impossibilité ; nous avons pensé que les hommes qui avaient pu depuis 1830 se rapprocher pour faire la Constitution, les lois organiques et les lois importantes qui ont été faites et exécutées, peuvent s'unir encore pour résoudre les rares questions d'un intérêt relativement accessoire et qui sont loin d'être insolubles. Evidemment ce n'est pas pour le jury d'examen et la loi du fractionnement qu'il est nécessaire de constituer une opposition libérale.
Ici la chambre me permettra de répondre plus directement aux interpellations que l'honorable M. Verhaegen a adressées hier au cabinet. Il vous a demandé comment les ministres qui appartiennent à des opinions différentes pourraient se mettre d'accord sur les questions qui restent à résoudre, notamment sur la question de l'instruction moyenne annoncée dans le discours de la Couronne.
Messieurs, la grande difficulté dans les questions relatives à l'instruction publique, résidait plutôt dans la loi sur l'instruction primaire que dans celle sur l'instruction moyenne. Dans la loi sur l'instruction primaire, le problème de la conciliation entre les grands intérêts qui étaient en cause, l'action du gouvernement, l'action de la province, de la commune, et l'action du.clergé, ce problème était autrement difficile à résoudre que celui que soulève l'instruction moyenne.
La discussion de 1842 a eu lieu, elle a été solennelle ; on croyait que dans cette discussion les deux opinions qui divisent cette chambre iraient se briser sur un écueil inévitable ; on s'est trompé ; la loi a été votée par l'unanimité moins trois voix. Je sais que ces trois voix ont la prétention de représenter l'opinion publique au nom de laquelle l'honorable M. Verhaegen a condamné hier cette loi d'instruction primaire.
Le principe que le ministère veut faire prévaloir dans la loi sur l'instruction secondaire est celui qui trouve sa base dans le projet de 1834. Depuis 1834, le ministère n'ignore pas que l'expérience a indiqué des améliorations et des développements. Ces améliorations et ces développements, il les proposera à la chambre. Il vous souvient, messieurs, que dans les discussions politiques de 1841, quand nous interrogions le ministère sur la question sur laquelle on nous interroge nous-mêmes aujourd'hui, dans la discussion plus récente sur l'enseignement primaire, les honorables MM. Rogier et Devaux n'ont cessé de déclarer que la limite de la transaction, en matière d'instruction, pour l'opinion libérale, était la loi de 1834.
Cette limite, nous l'acceptons ; nous allons même plus loin ; nous reconnaissons que depuis 1834, l'expérience a démontré la nécessité de donner à la loi une certaine extension. Ainsi deux grandes questions ont été provisoirement résolues, celle relative à l'inspection et celle concernant le concours pour l'instruction moyenne. Quand la loi sera soumise à vos discussions, le ministère nous fera connaître d'une manière plus explicite quelles sont les nouvelles modifications qu'il croit nécessaire d'apporter à cette loi qui, en 1842, était encore regardée comme suffisante par l'opinion libérale, Ce que je puis dire, c'est que ces modifications auront pour principe et pour résultat d'augmenter l'action du gouvernement en restant dans les limites de nos libertés constitutionnelles.
L'honorable M. Verhaegen vous a parlé de la loi communale et des modifications qui, en 1842, ont été apportées à cette loi. Messieurs, l'honorable M. Verhaegen a placé le ministère dans un assez grave embarras. A propos du jury d'examen, il a beaucoup regretté qu'on n'eût pas mieux défendu la prérogative royale intéressée, selon lui, à la nomination par le Roi des membres du jury. Un instant après, à propos des modifications apportées à la loi communale, il a demandé si le ministère' n'était pas d'opinion qu'il fallait revenir sur la disposition qui autorisait la nomination des bourgmestres, par le Roi, en dehors du conseil, disposition qu'il a appelée réactionnaire, quoiqu'elle eut pour objet de fortifier la prérogative royale !
L'opposition est loin d'être d'accord sur cette question.
M. Delfosse. - L'opposition tout entière a voté contre cette disposition.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Quant à la loi sur le fractionnement à laquelle on a donné beaucoup trop d'importance et de portée, j'ai voté pour son adoption, mais je ne l'ai pas défendue. Je l'ai votée, non parce que j'y attachais de l'importance, mais parce que dans la discussion j'avais cru que les raisons données pour la défendre étaient meilleures que celles fournies pour la combattre.
Je ne fais aucune difficulté de reconnaître avec mes collègues que cette loi, si on l'apprécie dans ses résultats, n'a pas la sympathie du cabinet. Mais la question est de savoir s'il faut immédiatement provoquer le retrait d'une loi qui touche à l'une de nos lois organiques les plus importantes ? Nous n'avons pas oublié les conseils qu'on a donnés en 1842 au cabinet de ne pas toucher légèrement aux lois organiques.
M. David. - Vous ne défendriez plus la loi du fractionnement ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). M. le ministre des affaires étrangères. - Non ; mais le gouvernement se demande si le moment est venu d'en provoquer le retrait, lorsque les élections communales ne doivent avoir lieu que dans quatre ans.
Quant au jury d’examen, je n'en parlerai pas au point de vue qui m'est personnel. J'ai déjà donné sur la position personnelle que ma conscience m'a ordonné de prendre alors, des explications que je n'ai nul besoin de renouveler.
La chambre sait que la majorité des deux chambres a décidé qu'une expérience nouvelle de quatre années serait faite relativement à la loi du jury d'examen.
On nous demande aujourd'hui (comme un de nos honorables collègues le disait l'année dernière) ce que nous ferons en 1848.
M. Devaux. - Cette loi a-t-elle aussi perdu vos sympathies ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - M. Devaux sait que j'ai combattu comme principe définitif, le système de nomination des jurys par les chambres. Mais ce serait manquer à toutes les convenances vis-à-vis de la majorité des deux chambres, si le ministère venait déclarer qu'il ne veut pas attendre que cette expérience qu'on a voulue soit faite. L'opposition elle-même ne pourrait, sans manquer aux convenances parlementaires, déclarer quelles seraient ses opinions avant que l'expérience ne fût complète.
Pour ce qui me concerne personnellement, je viens de rappeler que, dans la discussion de la loi sur les jurys d'examen, j'ai défendu une opinion qui n'était pas favorable au système provisoirement adopté. Plusieurs opinions se sont fait jour. Ce n'est pas, comme on semble le croire, une question catholique et libérale. Vous comptez parmi vous plusieurs opinions distinctes sur cette grave question. Plusieurs systèmes ont été proposés : système de la nomination royale, système de la nomination par les chambres, système de jury non politique, défendu par l'honorable M. Castiau et, si je ne me trompe, par l'honorable M. Delehaye. Lorsque l'expérience sera accomplie, nous aurons à nous prononcer sur ; ces systèmes.
J'ai la conviction qu'on parviendra à trouver sur cette partie de la loi sur l'enseignement supérieur, la majorité de conciliation qu'on est parvenu à former sur la loi elle-même, ainsi que sur la loi relative à l'instruction primaire.
M. de Brouckere. - Pendant dix ans, j'ai pris une part active à toutes les luttes politiques qui ont surgi dans cette enceinte. Depuis quelque temps surtout, et pour divers motifs que je ne crois pas devoir développer aujourd'hui, je m'étais renfermé dans un silence dont j'eusse bien désiré ne pas sortir encore. Mais la proposition faite par le ministère à l'occasion du projet d'adresse me semble trop extraordinaire, trop en dehors des usages parlementaires, pour qu'il me soit possible de ne pas rompre le silence.
Je ne viens pas, du reste, chercher à exercer la moindre influence sur vos convictions, m'efforcer de les modifier en rien. Tel n'est pas mon rôle en ce moment. Ce que je ferai, ce que je devais faire, c'est d'exprimer franchement ma pensée sur l'objet de la discussion. Le ministère compte à peine trois mois d'existence. Pendant ces trois mois, il n'a posé aucun acte significatif, aucun acte caractéristique, dont on puisse induire quelle sera sa politique, quels seront les principes qui le guideront. D'un autre côté, deux occasions se sont présentées à lui d'exposer ces principes, cette politique, et non seulement il n'en a pas profité, mais il a jusqu'ici refusé de répondre aux interpellations bien nettes, bien explicites, et, selon moi, bien opportunes, qui lui étaient adressées.
Il est vrai qu'il nous a expliqué comme quoi il avait pris le pouvoir, pour qu'il ne tombât pas dans des mains qui voulaient, selon lui, en faire un mauvais usage, un usage contraire aux intérêts du pays, un usage contraire aux droits de la Couronne qui, pour moi, ne sont pas moins sacrés que ces intérêts.
De cette déclaration, il résulte bien que le cabinet ne fera pas ce que voulait faire, selon lui, le ministère dont il a empêché l'avènement ; mais nous ne pouvons en conclure ce qu'il fera. Or, ce n'est pas un programme négatif (si je puis m'exprimer ainsi) qu'on demandait, mais quelque chose de plus franc, de plus significatif, de plus explicite, que nous n'avons pas obtenu jusqu'à présent.
Et cependant le ministère nous demande de déclarer à la Couronne que nous avons en lui toute confiance, et qu'il peut compter sur le concours, sur l'appui de la chambre en toute circonstance. Il nous dicte le langage dans lequel cette déclaration doit être faite, langage auquel il ne s'oppose pas du reste, à ce qu'on apporte quelques modifications.
.l'ai dit que cette proposition du ministère était extraordinaire, en dehors des usages parlementaires.
Elle est extraordinaire, en effet, parce que, quand on demande à quelqu'un une déclaration de confiance, de concours, il faut donner à ce quelqu'un des garanties par des actes ou par des engagements formels, qu'on se montrera digne de cette confiance, de ce concours.
Elle est extraordinaire, parce que l'adresse avait été rédigée par une commission, composée de membres choisis, si pas sous l'influence, au moins avec l'assentiment du ministère, par une commission composée d'hommes dont pas un, que je sache, ne lui est hostile.
Elle est extraordinaire, parce que l'honorable rapporteur est venu déclarer que, dans la rédaction de l'adresse, il n'y avait aucune phrase hostile au ministère, que la commission n'avait voulu que se renfermer dans une sage et prudente abstention.
Or pareille chose s'était passée au sénat, et le cabinet s'était déclaré parfaitement satisfait. Pourquoi donc montrer plus d'exigences vis-à-vis de la chambre des représentants que vis-à-vis du sénat ? J'ai sous les yeux la phrase de l'adresse du sénat, par laquelle il répond au dernier paragraphe du discours du Trône, et celle qui vous est proposée par la commission ; et j'ose dire qu'elle est plus positive, plus explicite que celle adoptée par le sénat. Cette phrase, la voici :
« Les sentiments qui ont présidé à la fondation de la nationalité belge sont encore vivants dans nos cœurs ; nous sommes toujours prêts à travailler, de concert avec V. M., à consolider l'existence politique de la Belgique (page 58) et à développer tous ses cléments de prospérité ; l'attachement du pays à ses institutions libérales, son respect pour les lois, son amour pour son Roi et pour sa jeune dynastie, sont les plus sûrs garants de l'indépendance de notre belle patrie. »
Eh bien, qu'une semblable phrase soit proposée par la commission et que le ministère l'adopte ; et je crois pouvoir dire qu'il ne s'élèvera pas dans la chambre une voix pour repousser une semblable rédaction.
La proposition du ministère est en dehors des usages parlementaires. Ici permettez-moi de vous lire quelques lignes d'un discours que j'ai prononcé en 1839, et qui semble fait pour la position actuelle. M. le ministre de l'intérieur verra, en entendant la lecture de ces lignes, qu'il n'est pas le seul qui, depuis quinze ans, soit resté fidèle à ses principes, conséquent avec lui-même.
M. le ministre de l’intérieur (M. Van de Weyer). - Je n'ai accusé personne.
M. de Brouckere. — Personne ne se défend.
M. le ministre de l'intérieur a dit qu'il était resté depuis quinze ans conséquent avec lui-même. Il me permettra de faire la même déclaration.
« Dans un Etat représentatif, disais-je, où les pouvoirs sont bien marqués, bien définis, bien distincts, où chaque pouvoir doit avoir pour devise : franchise et publicité, il faut, pour que le gouvernement ne soit pas débordé par les autres pouvoirs, pour qu'il inspire à tous respect et confiance, il faut qu'il dise à chacun quel il est, où il marche ; il faut que cela soit connu de tous.
« Il est, pour les grands corps de l'Etat comme pour la nation, deux moyens de connaître un ministère, de savoir à quoi s'en tenir sur son administration.
« Ou bien le ministère est composé d'hommes connus par les opinions qu'ils ont défendues, par les actes qu'ils ont posés, par leur vie politique antérieure, et alors le passé répond de l'avenir ; mais aussi le ministère doit être homogène. Ou bien le ministère est composé soit d'hommes nouveaux, soit d'hommes ayant professé jusque-là des opinions différentes ; c'est ce qu'on nomme un ministère de coalition, ministère où chacun modifie quelque peu ses opinions premières, dans un but d'union et d'intérêt général ; alors le ministère, en entrant aux affaires, doit faire une sorte de profession de foi ; il doit donner le programme de son administration future. Ainsi, messieurs, chacun sait tout d'abord à quoi s'en tenir, les chambres, les fonctionnaires, le pays.
« Rien de tout cela chez nous aujourd'hui ! »
Voilà ce que je disais en 1839 ; voilà ce que j'avais dit bien antérieurement ; voilà ce que je dis encore aujourd'hui ; et aujourd'hui comme alors je crois à la possibilité d'un ministère mixte. Mais, selon moi, son existence ne peut être assurée ; il ne peut rendre de véritables services au pays qu'en se soumettant aux conditions que je signalais, en 1839.
Si j'hésite à voter la proposition dictée par M. le ministre de l'intérieur, est-ce à dire que je me défie du ministère ? Nullement.
Et tout d'abord je déclare que j'éprouve une sympathie réelle pour son chef, dont j'ai partagé autrefois les sentiments sous bien des rapports, qui, comme moi, est resté ce qu'il était il y a 15 ans, qui même, faut-il le dire, a sur certains points des opinions plus avancées que les miennes.
Il y a plus : j'ose en appeler à plusieurs de mes amis qui siègent dans cette chambre : j'ai toujours exprimé hautement le désir de voir M. le ministre des affaires étrangères actuel faire partie du cabinet qui devait se former après la retraite de l'honorable M. Nothomb.
Je comptais l'honorable M. d'Hoffschmidt au nombre de mes amis. Je n'ai pas changé de sentiments à son égard.
Je professe beaucoup d'estime pour M. le ministre de la guerre.
Je ne regarde pas M. le ministre de la justice comme un homme dont l'exagération soit à redouter.
Mais la question n'est pas dans nos sentiments personnels pour les membres du cabinet, ou pour tel ou tel de ses membres. C'est l'ensemble du cabinet qu'il faut voir. Ainsi, par exemple, malgré mes sentiments d'estime personnelle pour l'honorable M. Dechamps, je ne me montrerais pas facilement disposé à appuyer un cabinet composé de six messieurs Dechamps, moins encore un cabinet composé de six messieurs Malou.
Or, messieurs, j'ignore la transaction qui s'est faite entre les membres du cabinet ; j'ignore les concessions auxquelles chacun a dû consentir ; j'ignore si dans cette transaction, dans ces concessions réciproques, une des deux opinions qu'il s'agit de concilier, et à la conciliation desquelles je suis prêt à travailler, n'a pas été sacrifiée à l'autre. Et, dans cette incertitude, dois-je promettre entière confiance, concours quand même ?
Messieurs, un homme qui croit qu'il y va de son honneur de tenir sa promesse, ne promet pas légèrement ; et lorsque l'on me demande une promesse solennelle en ma qualité de représentant du pays, ce n'est pas user de mon droit, c'est remplir le plus simple des devoirs que de réclamer quelques garanties de la part de ceux à qui je veux faire cette promesse. Supposez que, dans six mois, dans un mois peut-être, les projets de loi que l'on nous a annoncés soient présentés et qu'ils heurtent mes principes et mes opinions, car je ne les connais pas ; supposez que, dans les discussions qui pourront s'ouvrir sur des projets qui nous sont soumis, le cabinet énonce des idées, des prétentions que ma conscience ne puisse adopter. Que ferai-je alors ? Il faudra donc que je mente à ma promesse ou que mente à ma conscience ? Je recule devant une telle alternative. Tandis que si je reste libre vis-à-vis de ceux qui eux-mêmes ne prennent aucun engagement vis à vis de la chambre, je siégerai ici avec le désir d'appuyer le ministère, de le soutenir dans les mesures qu'il présentera. Si des divergences d'opinions sur des points secondaires s'élèvent entre nous, je m'en expliquerai franchement. Que si sa marche, son administration, sa politique étaient en opposition ouverte avec mes opinions, dont j'ai assez fait montre pour qu'on les connaisse, je n'hésiterai pas à me déclarer ouvertement son adversaire ; mais auparavant j'aurai rempli vis-à-vis de lui et dans une autre qualité un devoir que vous comprenez tous. Car, messieurs, permettez-moi de le dire, j'ai toujours mis ma conscience au-dessus de ma position administrative ; et s'il ne me répugnait de vous parler de choses qui me sont tout à fait personnelles, il me serait facile de vous démontrer que si je suis entré honorablement dans des fonctions dépendantes du gouvernement, je m'y suis maintenu honorablement ; que plus d'une fois j'ai offert de les résigner volontairement, et qu'un jour même ayant reçu un ordre auquel je ne croyais pas pouvoir obtempérer, je n'ai consenti à rester en fonctions que pour autant qu'on me dispensât d'exécuter cet ordre ; ce qui eut lieu.
En résumé, je désire vivement et sincèrement pouvoir appuyer le ministère, mais il me serait difficile de prendre à cet égard, en présence du roi et du pays, un engagement solennel que je pourrais regretter, parce qu'on n'en prend aucun vis-à-vis de la chambre.
Si la phrase dictée par M. le ministre de l'intérieur reste telle qu'elle est, il est probable que je m'abstiendrai, à moins que l'on ne vienne nous faire des déclarations plus positives, plus explicites que celles que nous avons entendues. Je la voterais cependant s'il était entendu que, selon l'explication que m'en semble avoir donné un des ministres, elle n'a que cette portée que la chambre ne refuse pas son concours à un ministère mixte ; si par exemple elle était conçue comme suit :
« La chambre aime à se rappeler que la Constitution sur laquelle s'appuie la nationalité belge, est l'œuvre de la conciliation entre les hommes modérés de toutes les opinions. Persuadés comme vous, sire, que cet esprit de conciliation doit, pour le bonheur du pays, présider à la direction de ses plus chers intérêts, nous venons offrir à Votre Majesté l'assurance que ce même esprit nom guidera dans l'examen des mesures qui nous seront soumises. »
Un membre. - Présentez un amendement.
M. de Brouckere. - Ce n'est pas un amendement que je vous présente, c'est une opinion que j'émets. On a beaucoup discuté ici, messieurs, si le pays pouvait être encore gouverné par un ministère mixte. C’est la grande question ; c'est la question principale. Eh bien, je dis, messieurs, que dans mon opinion le gouvernement peut encore être gouverné par un ministère mixte. Cette opinion n'est pas nouvelle chez moi ; je l'ai professée en tous temps ; j'en appelle à tous mes amis politiques, sans en excepter un seul. Je ne dis pas pour cela qu'un ministère homogène ne convient pas autant, mais je reconnais qu'un ministère mixte est encore possible, si ce ministère mixte veut être juste entre les deux opinions qui divisent le pays.
Messieurs, je m'arrêterais ici, si je ne croyais pas devoir quelques mois de réponse à M. le comte de Mérode, ou plutôt si je ne désirais compléter la pensée de cet honorable membre.
M. le comte de Mérode s'est élevé avec force contre la qualification que l'on donne aux deux opinions qui divisent le pays. Je partage son opinion à cet égard, et cela est vrai à tel point, que depuis quinze ans que je siège ici, je ne me suis pas une seule fois servi de ces qualifications. Mais M. le comte de Mérode a très bien expliqué comme quoi un homme appartenant à son opinion peut être très libéral, et il a oublié d'ajouter qu'un homme appartenant à l'opinion contraire peul être un excellent catholique.
J'ai d'autant plus tenu, messieurs, à compléter sa pensée, qu'en lisant son discours, que j'ai ici sous les yeux, on pourrait croire que M. le comte de Mérode regarde les hommes qui sont ses adversaires politiques comme autant de rationalistes, professant des principes opposés au christianisme, et presque comme des matérialistes (Non ! non !) ;... et presque comme des matérialistes ; je ne retire rien, quoique M. de Mérode ait retiré quelque ehe de son discours. Il y a une phrase du discours de cet honorable membre qui n'a pas été imprimée, et que je n'ai pas oubliée. Or, je suis sûr que telle n'a pas été l'intention de M. le comte de Mérode, et je tenais à ce qu'on ne se trompât pas à cet égard.
M. le ministre des finances (M. Malou). - La discussion, messieurs, dans la séance d'aujourd'hui a fait à mes yeux un grand progrès. L'honorable M. Delfosse, se prononçant avec franchise sur la situation du cabinet, vous a dit que la conciliation était le vœu de tous les bons citoyens ; et s'il a blâmé la composition du ministère, c'est parce qu'il a cru que le ministère serait impuissant pour réaliser cette œuvre, qui est le vœu de tous les bons citoyens.
C'est déjà beaucoup, messieurs, que de savoir que nous voulons tous que la conciliation s'opère ; qu'elle s'opère aussi large, aussi féconde pour le pays, qu'il est possible de l'obtenir.
Nous sommes d'accord donc sur le but ; mais l'honorable membre croit que le ministère actuel ne pourrait pas réaliser cette œuvre. Et pourquoi le croit-il, messieurs ? Parce que, dit l'honorable membre, il y a dans le pays une opinion que je veux croire erronée.
M. Delfosse. - Je n'ai pas dit cela.
M. le ministre des finances (M. Malou). - « Parce que, quels que soient les hommes qui se trouvent au pouvoir, on ne dissipera pas cette idée qui existe dans le pays, tant que nous n'aurons pas un ministère homogène. » Voilà, messieurs, les paroles dont j'ai tenu note.
N'est-ce pas déjà, messieurs, une chose étrange que de révoquer en doute, malgré, a dit l'honorable membre, toutes les déclarations qui pourraient être faites, de révoquer en doute que le ministère puisse prendre dans le pays cette position suffisamment impartiale, suffisamment forte pour dissiper l'idée que vous dites y exister ?
« Vous ne vivez, dit encore l'honorable membre, qu'en mendiant des (page 59) votes.» Eh ! messieurs, si demain nous devions vivre ainsi, demain nous ne vivrions plus.
J'arrive, messieurs, aux observations de l'honorable préopinant qui vient de se rasseoir. La proposition que nous vous soumettons, dit cet honorable membre, est extraordinaire, elle est en dehors de tous les usages parlementaires. Déjà, messieurs, au début de la discussion, mon honorable collègue, M. le ministre de l'intérieur, nous a dit que dans les circonstances analogues la chambre avait toujours exprimé sa volonté. Je ne crois pas devoir rappeler tous les discours du Trône, toutes les adresses faites depuis 1830 ; j'en citerai seulement deux, parce que l'analogie des situations est parfaite. Je citerai les adresses de la chambre lors de l'avènement du ministère mixte de 1834 et lors de l'avènement du ministère homogène de 1840.
En 1834, le discours du Trône portait : « La Belgique sait apprécier l'esprit de justice et d'impartialité qui préside aux actes de mon gouvernement. » La chambre a répondu, et c'était un amendement de l'honorable M. Dumortier : « Mandataires d'un peuple généreux qui a su conquérir sa liberté, nous saurons en toute circonstance concourir avec votre gouvernement à la régénération politique du pays. »
Dans l'adresse en réponse au discours du Trône de 1840, voici, messieurs, de quelles expressions l'on s'est servi : « Un profond amour de notre indépendance, une grande unité de vues entre le gouvernement et les chambres nous feront éviter les écueils que présentent les temps difficiles, etc. »
Vous voyez donc, messieurs, que la proposition que nous vous avons soumise, loin d'être extraordinaire, est en quelque sorte normale.
La nécessité de cette proposition a été définie bien des fois devant vous.
Nous avons dit que pour rester au pouvoir avec dignité, nous ne pouvions pas accepter une adresse bienveillante, j'aime à le croire, dans la pensée des membres de la commission, mais qui laisserait peser sur le ministère, qui laisserait peser sur vos travaux une incertitude qui aurait été fatale à de grands intérêts, à des intérêts que nous croyons devoir sauvegarder.
J'ai été quelque peu étonné d'entendre l'honorable préopinant dire que le ministère refusait de s'expliquer. Je m'attendais, alors que le ministère a déjà donné tant d'explications sur toutes les questions qui lui ont été posées, alors que mon honorable collègue, M. le ministre des affaires étrangères, venait encore de répondre en détail au discours de l'honorable M. Verhaegen, je m'attendais à ce que l'honorable M. de Brouckere posât lui-même au ministère quelques nouvelles questions sur ses actes, sur ses tendances...
M. de Brouckere. - Mais vous ne répondez pas quand on vous interroge.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Quelle est la question sur laquelle les réponses données par le ministère sont insuffisantes ? Qu'on signale ces questions et nous répondrons encore.
Il ne faut pas, messieurs, forcer les termes de la proposition qui vous est soumise. Il ne faut pas non plus amoindrir cette proposition.
L'honorable membre paraît avoir quelque peu forcé les termes de la proposition lorsqu'il a dit que nous venions demander d'avance toute votre confiance, que nous venions vous demander de nous promettre votre appui en toute circonstance, de prendre des engagements, de prendre en quelque sorte, sous l'enveloppe d'un seul mot, l'engagement de voler des lois qui peuvent occuper deux sessions. Messieurs, c'est là de l'hyperbole. Nous demandons la confiance et le concours bienveillant qui nous sont nécessaires, qui seuls peuvent nous permettre de remplir la mission pour laquelle nous sommes ici. Mais, messieurs, est-il jamais entré dans la pensée d'aucun de nous de réclamer votre adhésion anticipée à toutes les mesures que nous aurons à proposer ? Non, messieurs, nous les examinerons avec vous, mais nous demandons si nous pouvons compter dans la chambre sur une majorité assez forte, assez sympathique pour que notre présence aux affaires ne soit pas un obstacle à l'exécution des mesures que le pays réclame.
Voilà, messieurs, quelle sera la portée de votre vote. Voilà le vote que nous vous demandons, et c'était pour nous un droit et un devoir de le réclamer.
L'honorable membre invoque encore ce qui s'est passé au sénat. Mais, messieurs, ce qui s'est passé au sénat est bien simple. Mon honorable collègue, M. le ministre de l'intérieur, avait demandé au dernier paragraphe du projet d'adresse l'addition de deux mots ; on lui a répondu, lorsque lui-même provoquait l'interprétation de ce paragraphe, on lui a répondu, de toutes parts, par des expressions bienveillantes.
Mon honorable collègue avait posé nettement la question. Et d'ailleurs, messieurs, je m'étonne de l'observation qui nous est faite à cet égard. Je ne sais pourquoi je réponds sur ce qui s'est passé au sénat.
Sommes-nous dans notre droit lorsque nous vous demandons l'expression de votre pensée, sommes-nous dans les convenances parlementaires ? Voilà la question ; mais qu'on nous dise : « On a fait telle chose au sénat. » Qu'importe, si ce que nous venons faire ici est dans notre droit ?
L'honorable membre hésite à se prononcer pour la proposition du gouvernement, et il fait observer avec raison qu'il ne s'agit pas ici des sentiments personnels que l'honorable membre peut éprouver pour chacun des membres du cabinet. Non, messieurs, la question est plus haut, il s'agit de deux choses dans le paragraphe qui nous est soumis : il s'agit de l'approbation du principe qui a présidé à la formation du ministère, et il s'agit en deuxième lieu (ce que l'honorable membre me paraît avoir perdu de vue), il s'agit en deuxième lieu, de déclarer que la formation du cabinet n'est pas un obstacle à ce que vous lui accordiez notre bienveillant concours pour accomplir la mission qu'il a acceptée.
Les sentiments personnels : j'en honore l'expression ; mais lorsque l'honorable membre a dit qu'il n'était pas disposé à appuyer un ministère qui serait composé de six MM. Malou, il n'a pas été assez loin. Je vais plus loin. S'il y avait devant vous un ministère composé de six MM. Malou, et s'il était possible de le combattre, je le combattrais.
Il ne m'appartient pas de me prononcer sur les sentiments de conciliation qui animeraient un tel ministère ; mais je crois que, par sa composition même, il serait réduit à une complète impuissance : je crois qu'il serait fatal au pays, comme on l'a dit, parce que tout en désirant que l'opinion à laquelle j'appartiens, à laquelle je me fais honneur d'appartenir, soit représentée et convenablement représentée. Je ne désire ni pour elle, ni pour le pays qu'il y ait un ministère entièrement composé de cette nuance.
Ainsi donc, et que la chambre me pardonne si j'ai présenté une pensée sérieuse sous une forme qui ne l'est pas ; mais c'est le fond même de la discussion actuelle ; c'est la pensée même de la formation du ministère.
Déjà, messieurs, d'après les explications que je viens de vous donner, nous pouvons conclure qu'il nous est impossible d'accepter la modification indiquée par l'honorable membre.
En effet, messieurs, l'une des deux choses que nous avons voulues, serait seule réalisée par cette modification : nous saurions que l'honorable membre, sans exclure d'une manière absolue les ministères homogènes, pourrait approuver dans les circonstances actuelles la constitution d'un ministère mixte ; mais ce que nous ne saurions pas et ce que nous voulons savoir, ce que nous avons le droit de sa voir pour pouvoir gérer utilement les affaires, c'est si nous trouverons dans cette chambre une majorité suffisamment forte, suffisamment sympathique pour présider utilement aux destinées du pays ; c'est là ce que la modification indiquée supprimerait de votre adresse.
M. Dedecker, rapporteur. - Messieurs, j'ai demandé la parole un instant, non comme rapporteur de la commission d'adresse, mais comme député.
Je ne crois pas, messieurs, devoir m'arrêter à examiner la question soulevée tout à l'heure par l'honorable M. de Brouckere, la question de savoir pourquoi le gouvernement, a pris à l'égard de la chambre une attitude autre que celle qu'il avait prise au sénat.
Les membres seuls de la commission d'adresse auraient peut-être le droit de demander pourquoi M. le ministre de l'intérieur, dans la séance d'avant-hier, a accusé la commission de vouloir équivoquer, de manquer de franchise et de n'avoir pas le courage de ses opinions (Dénégation au banc ministériel), lorsque la commission n'avait fait que reproduire en d'autres termes le dernier paragraphe du projet d'adresse du sénat, auquel M. le ministre s'était rallié sans difficulté.
Du reste, messieurs, le ministère seul, d'après moi, est juge de la position qu'il veut prendre vis-à-vis de la chambre ; non-seulement il en avait le droit, mais, à mes yeux, c'était pour lui un devoir de provoquer, de la part de la chambre, une explication sincère et franche sur la politique dont il venait exposer les principes devant vous.
Messieurs, le dernier paragraphe, proposé par M. le ministre de l'intérieur, en remplacement de celui du projet de la commission, renferme deux questions qu'il importe de bien distinguer.
D'abord, la question de principe.
La chambre croit-elle que le temps des ministères de conciliation entre les hommes modérés de toutes les opinions soit passé ? Pense-t-elle, au contraire, que des ministères de ce genre puissent encore présider utilement aux destinées du pays ?
Voilà pour la question de principe. Vient maintenant la question d'application personnelle.
Le ministère actuel, par sa composition, par le système politique qu'il a formulé, par les actes qu'il a annoncés ; ce ministère a-t-il les conditions de consistance et de capacité nécessaires, pour obtenir de vous le concours bienveillant qu'il vous demande ?
Voilà les deux questions que la chambre est appelée à résoudre par son vote.
Messieurs, je n'insisterai pas sur la question personnelle, je n'irai pas fouiller dans la biographie de chacun des ministres ; cela n'est, d'après moi, ni convenable ni utile. Chacun de nous doit puiser dans ses convictions, dans sa conscience, les éléments nécessaires pour apprécier les membres du cabinet actuel. Je ne traiterai donc que la question de principe, celle de savoir s'il faut encore à la Belgique ce qu'elle a eu depuis 15 ans, c'est-à-dire un ministère de conciliation s'appuyant sur les fractions modérées des deux opinions.
Vous le savez, messieurs, ce système est ancien ; ce système est au fond de la situation politique que nous nous sommes faite, surtout depuis quatre ans ; c'est principalement depuis quatre ans qu'une opinion contraire à ce système s'est manifestée sur ces bancs. On a proclamé que ces principes d'union et de conciliation avaient suffi pour la solution de la question diplomatique, et pour l'organisation intérieure de la Belgique ; mais qu'ils ne suffisaient plus pour résoudre les questions qui se présenteraient désormais ; qu'il fallait recourir à un nouveau système, au système des ministères homogènes, en d'autres termes, des ministères exclusifs.
Messieurs, que la théorie des ministères de conciliation soit seule conforme à nos antécédents parlementaires et politiques depuis quinze ans, qu'elle soit seule conforme à nos principes constitutionnels, je ne pense pas que quelqu'un songe sérieusement à le contester. Toute la question est donc de savoir si ce système politique peut encore convenir aux besoins actuels du pays, à la défense de ses vrais intérêts.
Messieurs, ou me rendra la justice de reconnaître que ce n'est pas (page 60) d'aujourd'hui que je viens défendre pour la première fois les ministères de conciliation ; je ne suis pas un nouveau converti à ces idées, ni un converti intéressé, le les ai constamment et invariablement défendues ici ; je les ai défendues avec loyauté et franchise, et j'ajouterai sans dévouement pour les personnes qui se trouvaient au pouvoir, car je ne veux pas même avoir le mérite du dévouement personnel pour des amis assis sur le banc ministériel ; c'est par pure conviction que j'ai soutenu ces principes devant vous, sans acception de personnes, parce que dans des débats qui ont une telle gravité, les questions de personnes doivent complétement s'effacer.
Eh bien, aujourd'hui, comme toujours, je crois que le gouvernement ne peut pas se faire parti, je crois que le gouvernement ne doit pas s'appuyer sur le triomphe exclusif d'une opinion, en d'autres termes, sur la proscription politique d'une autre opinion ; je crois que toutes les opinions qui existent dans la nation, ont droit de présence et de délibération dans les conseils de la Couronne.
Mais, messieurs, il ne suffit pas (et j'ai de sérieux motifs pour m'arrêter sur ce point), il ne suffit point de reconnaître ces principes en théorie. Et ici je m'adresse surtout à la majorité, à mes amis de la droite. Je n'ai certes ni la prétention ni le droit de leur donner des conseils, mais je dois chercher à les prémunir contre les idées qu'on ne cesse d'accréditer, relativement à ce système de politique de conciliation ; je dois surtout examiner avec eux si les griefs que les chefs de l'opposition articulent éternellement contre l'application de ce système sont réels.
Les griefs de l'opposition contre les ministères de coalition peuvent se réduire à ces deux principaux : ces ministères portent atteinte à la dignité personnelle des membres qui en font partie ; ils manquent de franchise.
Messieurs, il importe d'examiner une bonne fois si ces deux griefs sont fondés, afin que la majorité, après avoir adopté le principe de ces ministères de conciliation, ne se laisse plus émouvoir par des accusations de ce genre et ne prenne plus désormais, à l'égard de ces ministères, cette attitude équivoque et froide qui n'a déjà que trop compromis et le gouvernement et la majorité même.
Messieurs, par cela seul qu'un ministère s'appelle ministère de conciliation, il doit y avoir naturellement dans ce ministère des noms qui ne plaisent pas également à toutes les fractions de la chambre et du pays. C'est une conséquence inévitable. Mais, que des personnes honorables, conservant d'ailleurs entières toutes leurs opinions religieuses, philosophiques ou politiques, se réunissent dans une pensée commune de conciliation, pour la défense des intérêts du pays, pour le développement régulier de nos institutions, peut-on sérieusement prétendre que, par cela seul, ces personnes sacrifient leur honneur, leur dignité personnelle ? Je ne le pense pas.
Le deuxième grief articulé contre les ministères de conciliation, n'est encore qu'une conséquence naturelle de la constitution même des ministères de conciliation.
Un ministère de conciliation, dans les principes qu'il proclame devant la chambre, dans les projets qu'il présente, dans l'attitude qu'il prend, doit avoir constamment pour but (car c'est là sa mission), de conserver réunis les éléments modérés des deux opinions, de neutraliser leurs tendances et d'équilibrer leurs intérêts. Dès lors, il n'a naturellement pas, il ne peut pas avoir l'apparente franchise d'un ministère qui serait exclusif. Mais, encore une fois, subir cette position conciliatrice, est-ce là réellement manquer de franchise ? Non, messieurs, c'est simplement obéir aux lois, aux nécessités d'un système politique qu'on avoue et qu'on proclame au su et au vu de tout le monde.
Ainsi, messieurs, il faut que les deux fractions de la chambre, il faut que mes collègues de la majorité se pénètrent bien de cette idée, qu'un ministère de coalition ne peut pas satisfaire à toutes les exigences extrêmes des deux opinions, c'est-à-dire que ce ministère doit rester fidèle à ces doctrines modérées et conciliatrices qui seules ont constitué la Belgique, et qui seules peuvent encore présider à la conservation et au développement de ses institutions.
Messieurs, il faut donc qu'on s'explique catégoriquement sur le système des ministères de conciliation. Une fois admis, il faut les subir dans toutes leurs conséquences, en accepter la complète solidarité.
Qu'on ait donc le courage de se prononcer. Croit-on ou ne croit-on pas qu'un ministère de conciliation soit compatible avec la conservation des sentiments de dignité personnelle et de franchise, sans lesquels l'administration du pays ne peut marcher ? Si on ne le croit pas, qu'on ait le courage de condamner ce système, qu'on ait le courage de renverser la ministère qui vient le proposer encore à votre approbation, à votre sanction. Croit-on, au contraire, qu'un pareil système politique est compatible avec la dignité et la franchise du pouvoir, qu'on ait aussi le courage d'accepter ce système dans toutes ses applications, qu'on ait le courage de le défendre hautement, non pas seulement par des votes timides et amoindris par mille petites réticences, mais avec une sympathie réelle, par des discours et par des actes.
Il est grand temps que la majorité cesse de s'entourer de mystère et de silence ; il est temps qu'elle prenne une position digne d'elle, qu'elle abandonne cette apparente attitude de froideur qui lui enlève toute importance et la prive de toute initiative.
Le ministère de conciliation qui se présente devant elle, qu'elle l'appuie franchement si elle le croit bon et utile ; sinon qu'elle le condamne formellement et définitivement. Que la majorité me permette de le lui dire, il y va de ses intérêts les plus chers, il y va de sa dignité même.
En effet, et j'appelle à regret son attention sur ce point, la majorité a pu s'apercevoir dans la séance d'hier à quelles étranges, je dirai à quelles honteuses suppositions donne lieu l'attitude équivoque et poltronne qu'elle a gardée pendant ces dernières années. Pour ma part, comme membre de la majorité, je prends l'engagement de soutenir énergiquement le système qui est aujourd'hui solennellement en cause, et je désire que la majorité en fasse autant.
Croit-on, par exemple, que l'honorable M. Nothomb soit tombé parce que son système de conciliation était frappé d'impopularité ? Pour moi, j'ai la conviction intime, et je l'exprime courageusement, au risque de déplaire à quelques-uns de mes amis politiques, que la froideur et l'apathie de ceux qui auraient dû défendre l'administration de M. Nothomb, est au moins pour autant dans la 'chute du ministère précédent que les attaques de ses adversaires.
Ne nous faisons pas illusion, messieurs ; ? une même fin attend le ministère actuel, si l'attitude de la majorité ne change pas.
L'honorable M. Delfosse vient de dire, et non sans raison, que M. Van de Weyer se trouve à tous égards dans la même position où se trouvait M. Nothomb.
En effet, messieurs, de part et d'autre, mêmes antécédents politiques, mêmes services rendus à la cause de l'indépendance nationale, mêmes principes de conciliation et de transaction, mêmes tendances à la défense impartiale et modérée des intérêts du pays. Là où le ministère Nothomb n'a su trouver ni son existence, ni son salut, le ministère actuel sera également impuissant à les trouver. Aussi ajoutons avec l'honorable M. Delfosse qu'il ne suffit donc pas au ministère actuel d'obtenir sur la question actuellement pendante un vote approbatif ; le ministère Nothomb avait aussi un vote de confiance.
Si, après ce vote, la majorité n'a pas le courage de changer la position de froide réserve qu'elle avait prise envers l'ancien ministère, si, la majorité n'est pas déterminée à subir les conséquences de son vote, si elle n'entend pas, plus tard, continuer de défendre énergiquement le ministère, aussi longtemps, bien entendu, que la marche de celui-ci lui paraîtra conforme aux véritables intérêts du pays, moi-même je serai le premier à désirer que le ministère actuel soit renversé et le plus tôt possible ; car, je ne veux plus, quant à moi, assister au spectacle d'un pouvoir qui va sans cesse se déconsidérant et s'énervant, au grand détriment du gouvernement et du pays.
Mais, messieurs, si j'ai eu la hardiesse de faire entendre des vérités un peu dures peut-être à cette majorité à laquelle je me fais gloire d'appartenir, je tiens aussi à venger cette majorité des injustes attaques dont elle a été l'objet, à la défendre dans ce qu'elle doit avoir de plus cher, son honneur et sa considération.
Messieurs, à entendre les discours prononcés hier et aujourd'hui, il semblerait que toute indépendance de caractère, toute franchise, ait abandonné les rangs de la majorité, et que ces nobles qualités de l'homme politique se soient réfugiées dans le sanctuaire de l'opposition.
M. Rogier. - Qui a dit cela ?
M. Dedecker. - Cela résulte de vos discours.
M. Rogier. - Nous avons cité plusieurs noms honorables siégeant sur les bancs de la droite et sur la chute desquels nous avons gémi pour vous.
M. Dedecker. - Je comprends la signification de vos gémissements ; c'est précisément contre ces gémissements que je veux défendre la majorité.
Messieurs, ils se trompent, ceux qui croient que l'indépendance politique n'est pas compatible avec le dévouement modeste et paisible aux idées d'ordre et d'autorité.
Ils se trompent ceux qui pensent que l'indépendance politique consiste à briser tous les liens et à développer l'esprit de révolte qui ne germe que trop dans les cœurs. Soyons justes, messieurs : le système de modération, de conservation et de paix, pour être moins éclatant, moins bruyant, a bien aussi sa dignité et sa gloire ! Et puis, où se trouve aujourd'hui l'indépendance ? Pour le savoir, il faut chercher où est la puissance. Eh bien, j'ai regret, j'ai presque honte de le dire, le pouvoir aujourd'hui, vous le savez, n'est plus là où le vulgaire pense qu'il se trouve.
Le pouvoir que nous voudrions voir respecté, chéri de tous, celui-là n'est plus hélas ! qu'une fiction constitutionnelle. Le pouvoir réel est dans les clubs politiques, dans les bureaux de rédaction de journaux. Voilà la puissance réelle, agissante : la presse et l'association.
Ce n'est plus dans la direction des trônes qu'il faut chercher la puissance avec ses séductions ou ses menaces, avec ses enivrements de triomphe et ses ovations populaires. C'est vers cette puissance que se tournent les courtisans du jour. On croira se montrer bien indépendant en faisant une guerre acharnée aux autorités les plus dignes de respect des nations ; mais on ira humblement faire sa cour au dernier des tribuns, au plus obscur des journalistes !
On a parlé de dévouement chevaleresque à la Couronne ; il n'y a que trop de ces dévouements pour les prétendus intérêts du peuple.
Je pourrais rétorquer l'argument de l'honorable M. Rogier.
M. Rogier. - Est-ce à moi que cela s'adresse ?
M. Dedecker. - Ce que je vais dire, oui.
Il y a deux manières de servir la royauté, disait l'autre jour cet honorable orateur ; je pourrais lui dire à mon tour : Il y a deux manières de servir le peuple, il en est qui croient que pour être l’ami du peuple il faut offrir une satisfaction à toutes ses passions, à tous ses instincts, à tous ses préjugés ; cette manière de servir les intérêts du peuple n'est pas la mienne.
Il est d'autres hommes qui croient qu'aimer le peuple, c'est lui faire comprendre la nécessité d'une autorité, c'est lui faire admettre la nécessité providentielle des sacrifices et des concessions constantes pour la conservation de la société, c'est lui faire connaître ses devoirs tout autant que ses (page 61) droits, c'est oser lui dire au besoin des vérités au risque de lui déplaire De ceux-là, oh l je me fais gloire d'en être !
Je viens d'examiner si la majorité ne peut pas revendiquer ses titres à l'indépendance ; examinons maintenant dans quels rangs se trouve la franchise politique.
La franchise politique, messieurs, mais il me semble que c'est la qualité qui fait complétement défaut à l'opposition. En effet, l'opposition met-elle de la franchise dans sa constitution intérieure ? En met-elle dans ses rapports avec les autres opinions du pays ? En met-elle dans son programme d'à venir ?
Cette prétendue unité de vues et de sentiments, dont l'opposition se fait un mérite existe-t-elle et repose-t-elle sur la franchise ? Or, messieurs, si on pouvait connaître et analyser les pensées, les systèmes qui germent dans toutes les têtes du libéralisme, qu'on serait étonné de ce mélange, de cette confusion de principes et de sentiments qui se présentent au dehors avec une apparence d'unité !
Non il n'y a pas d'unité, pas de franchise dans la constitution intérieure de l'opposition ; elle ne vit, elle ne se maintient que par un éternel équivoque ; des abîmes séparent les uns des autres les membres de l'opposition ! Eh ! pour ne citer qu'un fait récent, aux élections dernières, n'avons-nous pas vu surgir du jour au lendemain des programmes bien différents ? Ne voyons-nous pas apparaître distinctement dans les luttes intestines de l'opposition un vieux et un jeune libéralisme ? Cette distinction ne se retrouve-t-elle pas partout ? Cette distinction est-elle de notre invention ?
M. Verhaegen. - Il y a vieux et jeunes catholiques !
M. Dedecker. - La franchise existe-t-elle davantage dans la manière d'apprécier la conduite des partis opposés ? Sous ce rapport, je vois encore l'opposition manquant de franchise et ne cherchant qu'à accréditer des préjugés. Ces jours-ci encore, n'ai-je pas entendu dans notre enceinte comme dans celle du sénat, parler de projets liberticides nourris par le parti auquel j'appartiens ? Eh bien, je le demande, où sont les faits positifs qui puissent prouver que l'intention de mutiler l'une ou l'autre de nos libertés constitutionnelles existe dans quelque rang que ce soit de la majorité ? Avons-nous, oui ou non, la liberté de conscience ? Avons-nous la liberté de la presse ? Avons-nous la liberté d'association ? Avons-nous la liberté d'enseignement ? Qu'on respecte donc la vérité ; que l'on précise des faits, au lieu de nourrir des préjugés dans la nation, au lieu de prendre une phrase isolée dans un écrit ou un discours qu'on essaie de démontrer que la majorité ne respecte pas toutes les libertés écrites dans la Constitution.
L'opposition met-elle plus de franchise dans la rédaction d'un programme politique ? Je ne poserai qu'une question. Hier, l'honorable M. Verhaegen exigeait pour seule condition de leur appui à M. Van de Weyer, la promesse de retirer les modifications à la loi communale, la loi sur l'instruction primaire, la loi sur le jury, la loi sur les fraudes électorales. Je suppose que l'honorable M. Verhaegen serait conséquent avec lui-même et qu'un ministère libéral arrivant aux affaires, il en exigerait les mêmes garanties que de M. Van de Weyer.
Je demande si les hommes du parti libéral qui espèrent arriver au pouvoir sont disposés à subir le joug qu'on leur présente et à réaliser le programme qu'on veut leur imposer.
Voyons, un peu de franchise, messieurs l Que les positions se dessinent ; nous avons tout à y gagner.
Messieurs, je finis ; la situation est grave, disait, il y a quelques instants, l'honorable M. Delfosse.
Oui, messieurs, moins qu'un autre, je me fais illusion sur les événements qui se passent sous nos yeux. Oui, une lutte acharnée, profonde est engagée non seulement en Belgique, mais dans l'Europe entière.
Cette lutte n'est plus circonscrite dans les hautes régions de la politique ; elle est descendue jusque dans les entrailles de la société. On a parlé hier encore des forces vives de la nation. C'est une belle chose sans doute, aussi longtemps qu'on parvient à diriger ces éléments vivaces et généreux ; mais j'ai bien peur que ces forces vives n'échappent bientôt à ceux qui croient pouvoir s'appuyer sur elles pour arriver au pouvoir et pour s'y maintenir. J'ai bien peur qu'il ne leur faille bientôt compter avec cette génération qui s'élève et qui leur crie : Que nous importent toutes ces luttes pour la possession du pouvoir ? Ce qu'il nous faut à nous, c'est la solution de toutes les questions sociales.
M. de Theux. - L'honorable préopinant a demandé de la franchise dans les débats et dans les rapports de la majorité avec le cabinet. Nous sommes d'accord. Mais en quoi consiste cette franchise ? C'est d'abord de soutenir et d'adopter les mesures que la majorité juge dignes d'être adoptées et de repousser avec courage et énergie celles qu'elle croit de nature à être repoussées ; il en est encore une autre qui consiste à prévenir à temps le ministère de la fausse voie dans laquelle il s'engage et à lui faire connaître son opinion sur une mesure importante avant qu'elle ne soit prise. Voilà comment nous entendons la franchise. Et de cette franchise nous pouvons affirmer en avoir donné à l'ancien cabinet des gages constants, irrécusables. Cette ligne de conduite que nous avons suivie jusqu'ici, nous continuerons à la suivre.
Je n'hésite pas à dire que les explications données par différents membres du cabinet sur la ligne qu'il entend suivre, m'ont suffisamment éclairé pour que je puisse adopter le paragraphe qui annonce le concours, bien entendu qu'il n'exclut pas la surveillance parlementaire des actes à poser ultérieurement par le cabinet. C'est assez dire qu'après les explications données j'adopterai le paragraphe proposé par le gouvernement ou tout autre qui aurait la même signification.
Il me reste, comme membre de la commission, à répondre à un grief énoncé par M. le ministre de l'intérieur qui n'a pas été rencontré par M. le rapporteur, à savoir que le projet d'adresse contient dans ses termes quelque chose d'inconstitutionnel ; que s'il est permis d'exprimer dans l'adresse au Roi de la gratitude, du dévouement, de la confiance, l'adresse pourrait dans d'autres circonstances contenir l'expression de sentiments contraires ! Et dès lors le précédent posé dans l'adresse aurait quelque chose d'inconstitutionnel ! Oui, messieurs ; cette expression des sentiments contraire à ceux que renferme l'adresse mettrait à découvert l'irresponsabilité du Roi. Jamais dans un acte parlementaire ou extra-parlementaire, la personne du Roi ne peut être l'objet d'un blâme ni direct ni indirect. Voilà les conséquences directes de son irresponsabilité. Cela exclut-il l'expression de nos sentiments de gratitude, d'amour, de confiance ? En aucune manière. Combien de documents renferment la même expression ! Les adresses de tous les corps constitués renferment annuellement la même expression. C'est la première fois que des craintes d'inconstitutionnalité ont été exprimées à l'occasion de la manifestation de ces sentiments.
J'avais besoin de donner ces explications pour la justification de la commission d'adresse.
Le projet d'adresse n'était non plus ni une équivoque, ni une réticence.
Tous les projets d'adresse ont été jusqu'à présent votés à l'unanimité moins l'opposition d'une ou deux voix. Est-ce à dire que tous les membres de la chambre fussent pleins de confiance dans le cabinet ? Assurément non. C'est pour la première fois que la question d'existence du cabinet a été posée devant vous à l'occasion d'une adresse. Cette question étant posée, il est de notre devoir de la résoudre avec franchise. C'est ce motif seul qui me porte à adopter le paragraphe présenté par le gouvernement, ou tout autre qui renfermerait la même pensée.
M. Devaux. - Lorsque j'ai posé des questions à MM. les ministres, mon intention était d'apprécier leurs réponses et en même temps si, d'après ces réponses, le ministère actuel convenait à la situation. Je voulais me placer en face de cette situation, l'examiner avec sang-froid, sans précipitation. Je voulais entrer dans quelques vues assez étendues sur les besoins qu'elle commande. Au moment où est parvenue la séance, il me serait difficile, sans beaucoup de temps, d'entrer dans ces explications. Je demanderai s'il ne conviendrait par de renvoyer la discussion à demain.
- La chambre, consultée, continue la discussion à demain.
La séance est levée à quatre heures.