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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 11 avril 1845

(Annales parlementaires de Belgique, session 1844-1845)

(page 1317) (Présidence de M. Liedts)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Huveners procède à l’appel nominal à midi un quart.

M. de Man d’Attenrode lit le procès-verbal de la séance précédente, dont la rédaction est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Huveners rend compte des pièces adressés à la chambre.

« Le sieur J.-J. Schultz, capitaine de navire au long court, à Anvers, né à Stralsund, (Prusse), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Plusieurs brasseurs de la commune de Boom et de la ville d’Ostende demandent le rejet des propositions de loi sur les céréales. »

« Même demande d’un grand nombre d’habitants de Liége, à laquelle déclarent adhérer plusieurs habitants de Jupille, Herstal et Chénée. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d’examiner la proposition de loi.


« Plusieurs habitants de la commune de Basheers demandent l’adoption de la proposition de loi sur les céréales, présentée par 21 députés. »

- Même renvoi.


« Plusieurs cultivateurs dans l’arrondissement de Louvain prient la chambre de modifier la législation sur les céréales. »

- Même renvoi.


« Le sieur Offergelt, receveur des contributions directes et accises à Vliermal, demande une indemnité pour la diminution d’appointement qu’il a subie depuis l’année 1829. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


Par message du 10 avril 1845, le sénat informe qu’il a adopté, dans sa séance du même jour, le projet de loi ouvrant des crédits au département des travaux publics, pour travaux aux chemins de fer et pour l’extension de leur matériel.

(page 1318) - Pris pour notification

Rapports sur des demandes en naturalisation

M. Henot et M. Delehaye déposent des rapports sur diverses demandes en naturalisation ordinaire.

Ces rapports seront imprimés et distribués.


Projet de loi prorogeant au 1er avril 1847 la loi sur les concessions de péages

Rapport de la commission

M. Mast de Vries, au nom d’une commission spéciale, dépose le rapport sur le projet de loi prorogeant la loi relative aux concessions de péages.

Sur la proposition de M. le rapporteur, la chambre met cet objet à l’ordre du jour entre les deux votes du projet de loi d’organisation de l'armée.

Projet de loi sur l’organisation de l'armée

Discussion générale

La discussion générale continue ; la parole est à M. Brabant.

M. Brabant – Messieurs, nous nous occupons en ce moment d’un des plus graves peut-être de nos intérêts ; nous nous occupons d’organiser les moyens de défendre notre indépendance, si elle était attaquée !

Sur un intérêt aussi grave les vues ne peuvent différer que sur les moyens. Ce n’est pas sans quelque peine que j’ai entendu quelques-uns de nos honorables collègues se proclamer les défenseurs de l’armée.

Ce terme de défenseurs, messieurs, donnerait lieu de croire que l’armée a été attaquée dans cette chambre, qu’on se propose de l’attaquer encore dans la discussion présente. Il n’en est rien. Pour moi, je me croirais bien coupable si je n’avais pas, pour ceux de nos concitoyens qui se sont voués au service militaire, l’estime, la reconnaissance qu’on doit à ceux qui ont embrassé une profession pénible, qui se sont résignés à sacrifier, au besoin leur vie pour le salut de tous. La chambre a, par de nombreux actes, montré la sympathie qu’elle éprouvait pour l’armée ; la chambre a connu son devoir, et elle l’a rempli.

Mais, messieurs, chacune de nos obligations doit s’exécuter dans une limite dictée par les véritables besoins, par les moyens d’y faire face, et je ne crois pas que ce soit attaquer une institution que de vouloir l’établir dans les limites qui sont prescrites par les besoins auxquels elle doit satisfaire.

Ainsi, messieurs, presque tout le monde est partisan de communications faciles et rapides. Les moyens d’arriver à ces communications faciles et rapides sont de bonnes routes et principalement le chemin de fer ; et ces communications, le chemin de fer surtout, sont des établissements très-coûteux. Souvent, l’on s’est plaint de son trop nombreux personnel. A-t-on déclaré qu’on était ennemi de ces rapides communications, dont le chemin de fer est un moyen ? Non, sans doute.

Il en est de même de l’armée. C’est une institution appelée à remplir un grand but, mais c’est une institution qui doit être tenue dans les bornes nécessaires pour atteindre ce but.

Messieurs, le projet de loi qui nous occupe donne lieu à l’examen de deux questions. On a voulu une organisation législative. Etait-on fondé à réclamer l’organisation de cette manière ? Dans quel sens l’a-t-on réclamé ? Et le gouvernement a-t-il satisfait aux vœux de la chambre ?

Messieurs, le dictionnaire de l’Académie définit le mot organiser : donner à un établissement quelconque une forme fixe et déterminée, en régler le mouvement intérieur. Le dictionnaire donne pour exemple : organiser une armée.

Quelle est la part de la législature dans ce travail ? Je ne crois pas, messieurs, qu’on puisse aller plus loin que dans la première partie de la définition : donner à l’armée une forme fixe et déterminée. En régler le mouvement intérieur, c’est la mission du commandement, et le commandement est déféré par la Constitution au chef de l’Etat.

Jusqu’où devons-nous fixer et déterminer la forme ?

Messieurs, nous devons d’abord voir dans quel sens cette détermination de forme a été réclamée, particulièrement dans cette chambre !

Le rapport sur le budget de la guerre pour l’exercice 1843 s’exprimait en ces termes :

« Les 1re, 2e et 4e sections demandent que l’armée soit organisée par une loi, ainsi que le prescrit l’art. 139, § 10 de la Constitution.

« Le projet soumis à notre examen est en opposition avec ce double vœu. Le ministre ne croit pas pouvoir apporter la moindre réduction à sa demande ; il se croit fondé à faire, par arrêté, ce que les sections considèrent comme objet du domaine de la loi.

« Sur ce dernier point, la section centrale a partagé l’avis des sections. L’article 139 de la Constitution est positif : il charge le législateur de régler l’organisation de l’armée. L’armée se compose de cadres et de soldats. Le nombre des soldats fait l’objet de la loi annuelle du contingent. Les cadres, composés d’hommes revêtus de grades plus ou moins élevés, sont, quant à leur position, sous la protection de l’art. 124 de la Constitution. Mais cette garantie de position en faveur des hommes gradés ne constitue-t-elle pas une dette pour la nation ? Et dès lors n’est-il pas conforme à tous les principes qu’un grade ne puisse être établi que par la loi ? L’art. 66 de la Constitution attribue au Roi le droit de conférer les grades ; mais ce droit n’est pas exclusif de règles à poser par le législateur pour la création de ces grades. »

Ainsi, messieurs, dans l’opinion de la section centrale, opinion qui a été implicitement adoptée par la chambre, l’organisation à établir devait se borner à donner de la fixité aux grades.

La section centrale satisfait-elle par là au vœu de la Constitution.

Messieurs, le mot organisation se trouve employé plusieurs fois dans le titre V de la Constitution : « Force publique ». Il se trouve employé une dernière fois dans l’art. 139, § 10° « l’organisation de l’armée, les droits d’avancement et de retraite et le Code pénal militaire. »

Qu’a entendu l’art. 139 de la Constitution par organisation de l'armée ?

Je crois qu’il était dans son vœu qu’il fût satisfait, aussitôt que possible, à toutes les dispositions du titre V de la Constitution. Mais a-t-elle voulu que toutes ces lois se fissent en un seul jet, et pour ainsi dire par un code complet, fourni en un seul moment ? Je ne le pense pas.

L’art. 122 porte : « Il y a une garde civique : l’organisation est réglée par la loi… » Eh bien, antérieurement à la promulgation de la Constitution, et peut-être même (car je n’ai pas recours aux dates) antérieurement à l’adoption du titre V de la Constitution « Force publique », il existait un décret du congrès qui avait organisé une garde civique ; et par conséquent ici on ne statuait pas pour l’avenir. Mais je crois, pour ma part, qu’une règle d’interprétation à peu près certaine sur la plupart des dispositions de notre Constitution, c’est de recourir à ce qui existait dans l’ancienne loi fondamentale ; presque toujours le texte de l’ancienne loi fondamentale avait donné naissance à un abus qu’une disposition constitutionnelle est venue corriger.

L’on a prétendu que l’organisation ne devait pas seulement comprendre les cadres qui constituent la partie supérieure de l’armée, mais qu’elle devait comprendre encore la loi sur le recrutement qui fournit à l’armée les hommes qui en sont la portion la plus importante.

Messieurs, nous ne nous trouvons pas en défaut d’une loi sur le recrutement. Cette loi n’était pas parfaite ; on l’a améliorée successivement pendant l’existence du royaume des Pays-Bas ; nous y avons introduit des modifications essentielles depuis la révolution : les deux parties constitutives du recrutement, les volontaires et les miliciens désignés par le sort, se trouvent bien expressément comprises dans la loi de 1817 sur la milice. Vous n’avez qu’à lire les articles 29 et 48.

Un reproche adressé hier au projet de M. le ministre de la guerre, c’est d’être incomplet, c’est de ne statuer que sur les cadres, tandis qu’il fallait aussi statuer sur le recrutement. Messieurs, s’il est nécessaire de statuer sur le recrutement en même temps que sur les cadres, il est nécessaire de statuer sur les cadres en même temps que sur le recrutement ; et cependant l’auteur du reproche, qui se trouvait ministre de l’intérieur en 1833, est venu nous présenter une loi complète sur le recrutement, et il ne s’était pas du tout occuper des cadres, quoique le discours d’ouverture de la session de 1832-1833, eût annoncé un projet d’organisation de l'armée.

Ainsi donc, s’il ne suffit pas de statuer sur les cadres pour avoir une organisation, il ne suffit pas non plus de statuer sur le recrutement pour avoir une organisation. Les deux mesures sont indispensables. Mais il en est une qui existe aujourd’hui ; imparfaite, si vous voulez, mais à laquelle vous porterez remède, lorsque des choses moins urgentes vous en laisseront le temps.

Il est nécessaire de statuer sur les cadres afin de rassurer les cadres sur leur existence, afin que chaque année le budget de la guerre ne soit pas une occasion de discussion sur leur importance et par conséquent sur leur existence.

On a, pour ainsi dire, adressé un reproche à M. le ministre de la guerre, d’avoir cédé au vœu de la chambre. Il s’est trouvé pendant un an une administration, jouissant d’un privilège extraordinaire vis-à-vis de certaines personnes ; administration modèle, et dont on ne sais parler qu’avec les plus grands éloges. Cette administration, elle s’est trouvée en opposition avec la chambre et elle s’est retirée. M. le ministre de la guerre a-t-il eu raison de céder au vœu de la chambre ? mais certainement, ce n’est jamais une chambre qui saura reconnaître qu’un ministre a tort de déférer à sa volonté ; et M. le ministre de la guerre a eu d’autant moins tort que le texte de la Constitution était de la dernière évidence.

L’art. 66, que l’on considère comme ayant établi la prérogative royale dans des termes absolus, ne dit pas : Le Roi crée les grades, le Roi donne les grades ; l’art. 66 de la Constitution dit : le Roi confère les grades. Or, il ne confère que ce qui existe. Messieurs, prenez garde qu’il pourrait y avoir un grand danger à laisser sans aucune limite cette prérogative de collation qu’on voudrait changer en un droit de création. Car, aux termes de l’art. 124, les militaires ne pouvant être privés de leurs grades, honneurs et pensions que de la manière déterminée par la loi, c’est-à-dire par suite d’une espèce de procédure, et pour des fais déterminés, la nation se trouve nécessairement grevée, pour le moins, du traitement de non activité de l’officier qui a été revêtu du brevet.

Je crois donc, messieurs, qu’il n’y a, de notre part, aucun empiétement sur la prérogative royale, établie par l’art. 66 de la Constitution, lorsque nous demandons l’établissement des cadres par la loi.

Maintenant quels doivent être ces cadres ? C’est la question principale, et elle offre de grandes difficultés. Non-seulement il faut savoir combien on veut avoir d’officiers, mais il faut savoir comment le nombre d’officiers adopté sera réparti entre les différentes armes. Pour arriver à la solution de cette question, il faut voir quelle sera la force totale de l’armée, quelle sera sa répartition entre les différentes armes. La section centrale a cru, avec le gouvernement, que, dans certains cas donnés, une force de 80 mille hommes pourrait être nécessaire pour la défense du territoire. Elle a, par conséquent, dû rechercher les moyens de créer les soldats qui devraient former cette armée de 80 mille hommes ; elle a cherché quels seraient les cadres nécessaires pour former ces soldats ; et, en cas où les cadres de guerre ne seraient pas maintenus au pied de paix, à les constituer tels qu’ils pussent facilement s’étendre, en cas de guerre, de manière à recevoir le nombre de 80 mille hommes.

J’ai été de la minorité à la section centrale sur ce point ; et si jusqu’à ce (page 1319) moment j’ai été de l’avis de M. le ministre de la guerre, je commence à en différer assez largement.

Messieurs, on ne peut nier que ce soit une opinion enracinée dans le pays, que le budget de la guerre ne peut guère dépasser la somme de 25 millions. Cette opinion s’est enracinée dans le pays après avoir pris naissance dans les actes du gouvernement, et après avoir été pendant à peu près six années répétée constamment de budget et budget.

Chacun de vous se rappelle que deux budgets ont été présentés pour une armée organisée sur le pied de paix. Le premier est celui de 1832, présenté par M. Ch. de Brouckère ; le deuxième est celui de 1833, présenté par le général Evain. Chacun de ces budgets s’élevait en somme ronde à 25 millions ; et sur ces 25 millions, dans le premier budget, 21,164,000 fr. seulement étaient consacrés au personnel de l’armée, et dans le deuxième 22,271,000 francs avaient cette destination. Le surplus était destiné à des dépenses de matériel, à des dépenses accidentelles et imprévues pour le passage du pied de guerre au pied de paix.

Comment se fait-il que ce qu’on reconnaissait suffisant en 1832 et 1833, soit devenu insuffisant, complètement insuffisant, à partir de 1843, de l’époque où nous nous sommes trouvés en paix avec le seul voisin qui nous avait pendant quelques temps donné des inquiétudes ? On n’en sait rien, absolument rien. Le gouvernement n’a jamais dit : J’ai été dans l’erreur ; le ministre de la guerre n’a jamais dit : Mes prédécesseurs ont été dans l’erreur, en proposant les budgets de 1832 et 1833. On n’a jamais établi l’insuffisance de ces budgets. On n’a jamais fait aucun effort pour démontrer en quoi ils étaient erronés. Remarquez que l’effectif qui servait de base à ces budgets était, à peu de choses près, l’effectif porté à nos divers budgets depuis 1841.

On a voulu nous faire un préjugé de la déclaration du général de Liem qui disait : il me faut 29,450,000 fr. ; on ne peut rien en rabattre. Peu s’en faut qu’on ne fasse un grief au général du Pont de ne pas persister dans l’opinion du général de Liem. Il y en aurait beaucoup qui auraient à subir un semblable reproche si les opinions et les déclarations des prédécesseurs devaient être une règle de conduite pour le successeur. Ainsi le général Willmar, qui demandait pour 1840 une somme de 32,790,000 fr., déclarait à la section centrale qu’il ne présentait pas ce budget précisément comme un budget normal, ni tout à fait comme un budget de transition, en ce sens que, dans les circonstances actuelles, il ne peut assurer que de fortes réductions puissent être faites sur le budget de 1841, sans cependant prétendre que plus tard ces réductions soient impraticables. Le général Willmar s’est retiré. Son successeur, le général Buzen, a fait face aux besoins du service avec 31 millions. Il a ensuite réduit son budget ; c’est lui-même qui est arrivé à 29,450,000 fr. Le général de Liem a adopté ce chiffre et l’a présenté comme un budget dont on ne pouvait plus rien rabattre.

Messieurs, ces antécédents nous portent à croire qu’il ne faut pas tenir rigoureusement à ces déclarations. Je suis persuadé qu’elles sont faites en conscience. Mais la conscience la plus droite peut se tromper, il faut arriver au fond des choses pour savoir ce qui est réellement nécessaire. Cette partie fera l’objet de la discussion des différents articles du projet. pour ma part, je me propose d’établir, sur chacun des articles, que les propositions qui vous ont été faites par la section centrale sur le budget de 1843 permettaient de satisfaire largement à tous les besoins du service ; et ici, je dois m’expliquer, parce que je m’aperçois qu’on ne comprend pas bien quelle est la portée de ces propositions. Les auteurs qui ont écrit sur cette matière distinguent trois pieds : le pied de paix, le petit pied de guerre et le grand pied de guerre. Le grand pied de guerre sera pour nous 80 mille hommes ; le pied de paix sera à peu près ce que nous avons constamment adopté sans difficulté depuis 1841, c’est 29 à 30 mille hommes.

Là-dessus, je suis d’accord avec le gouvernement, du moins d’après les renseignements consignés dans le travail de la commission des généraux qui avaient été chargés de pourvoir à l’organisation de l’armée en 1842. Ces généraux reconnaissent que nous avons un nombre de cinq mille volontaires ; chaque année nous mettons à la disposition du gouvernement une classe de milice de dix mille hommes. Ces dix mille hommes ne sont pas tous incorporés ; on n’incorpore réellement qu’entre huit et neuf mille hommes, de manière qu’avec les crédits alloués au budget, on pourrait retenir les miliciens pendant deux ans et demi sous les armes, sans excéder le nombre de 29 mille hommes. Quels sont les cadres nécessaires pour cet effectif ?

Je n’entrerai pas dans les détails de cette question ; cette discussion viendra plus à propos quand nous nous occuperons des articles. Mais je dirai que les propositions de la section centrale de 1843 ne s’écartaient pas beaucoup du travail de la commission de généraux, que toutes les questions qui ont été examinées dans le sein de la section centrale de 1843 avaient été examinées dans la commission de généraux, que les faits signalés comme nuisibles (prenez ce mot dans la bonne acception) résultant de l’état de choses que moi, personnellement, j’ai attaqué depuis 1840, que ces faits étaient également signalés dans le travail des généraux qui proposaient, il est vrai, d’autres remèdes, parce qu’ils avaient mission de faire une organisation avec une dépense de 29,450,000 francs. Mais en demandant une réduction des cadres, je sais que je blesse beaucoup d’intérêts.

Je sens tout ce que de semblables propositions ont de pénible, d’odieux peut-être. Mais je les fais en conscience, et je suis persuadé que ceux dont mes propositions froissent les intérêts, ceux qui me connaissent du moins, me rendent justice et sont convaincus que ce n’est pas par esprit de tracasserie que je fais mes propositions.

Mais il y a autre chose que des officiers dans la nation, nous ne devons pas seulement satisfaire à leurs intérêts, nous n’avons pas seulement des devoirs à remplir envers eux, nous avons aussi des devoirs à remplir vis-à-vis de la nation, dont nous devons ménager les deniers avec la plus stricte économie.

On a dit, dans la séance d’hier, que les cadres étaient la charpente de l’édifice et que cette charpente devait être solide. Oui, les cadres sont la charpente de l’édifice et cette charpente doit être solide ; mais la solidité ne consiste pas dans la prodigalité des matériaux ; une charpente trop pesante peut écraser l’édifice qu’elle devait couvrir. Je crains qu’en maintenant des cadres qui, à mes yeux, sont exagérés, nous ne fassions, non pas crouler, mais souffrir considérablement l’édifice qu’ils couvrent.

Messieurs, je terminerais ici mes observations si des paroles parties de la bouche d’un homme que je respecte beaucoup, que j’aime beaucoup, n’avaient produit sur moi une impression fâcheuse à la fin de la séance d’hier. ce sont les paroles prononcées par l’honorable comte de Mérode à propos de l’école militaire. Messieurs, on peut encore différer d’opinion sur l’instruction qui est nécessaire aux officiers suivants les différentes carrières qu’ils se proposent de parcourir. Mais on devrait se rappeler qu’un des principes posés dans la Constitution, un des principes les plus profondément implantés dans les cœurs, c’est celui de l’égalité de tous les Belges devant la loi. Il n’est qu’une place en Belgique due à la naissance, c’est le trône. Sous tous les autres rapports les Belges sont égaux ; ils sont capables de remplir tous les emplois ; et j’ai été péniblement affecté d’entendre parler de classes bien élevées, alors surtout qu’il s’agissait de jeunes officiers ; j’en connais plusieurs qui, je puis le dire, on reçu l’éducation la plus parfaite.

M. Desmaisières – Messieurs, après les remarquables discours que vous avez entendus dans cette discussion mémorable, vous devez comprendre que j’ai peu de choses à dire, et je n’aurais pas demandé la parole si ce n’était à cause des mes antécédents parlementaires, et si je n’avais pas été cité par plusieurs orateurs.

Messieurs, j’ai pris part, en qualité de membre de la section centrale et de rapporteur, à l’examen et à la discussion de tous les budgets de la guerre et de toutes les lois militaires qui ont été soumises à la chambre depuis mon entrée dans cette enceinte jusqu’au moment où la confiance du Roi m’a appelé au ministère. Je crois donc devoir apporter aussi mon tribut dans la discussion actuelle.

L’honorable commissaire du Roi, M. le lieutenant-colonel Beuckers, a cité des paroles que j’ai prononcées dans cette enceinte à l’occasion de la discussion de la loi sur l’avancement des officiers de l’armée. Oui, messieurs, j’ai cru alors et je crois encore aujourd’hui qu’il eût été plus convenable de discuter de la loi d’organisation de l’armée avant celle sur l’avancement, avant celle même qui est relative à la position des officiers et de celle aussi sur la perte des grades ; car, messieurs, il faut savoir ce que peut être cet avancement, dans quelles limites il peut avoir lieu, et pour cela il faut que tous les grades soient déterminés ainsi que leur nombre.

Quoi qu’on en dise, messieurs, je regarde, moi, la loi que nous discutons comme une loi d’organisation de l’armée, comme la constitution, en quelque sorte, de l’armée. c’est donc une des lois les plus importantes qui aient jamais été soumises à votre discussion. Où serait donc, messieurs, l’organisation de l’armée, si elle n’était pas dans la fixation des cadres ? Est-ce, comme on l’a dit, dans la loi sur le recrutement ? Mais, messieurs, que nous donne la loi sur le recrutement ? Elle nous donne des soldats, mais elle ne nous donne absolument rien que des soldats, et nous avons pu voir en 1831 à quels malheurs on pouvait conduire le pays lorsqu’on n’avait pas soin d’organiser l’armée, de former de bons cadres pour l’armée. J’ai été alors, messieurs, par la position que j’occupais, à même d’apprécier combien il y avait de dévouement et de courage, combien il y avait d’élan, combien il y avait d’enthousiasme parmi tous les soldats, miliciens et gardes civiques, pour combattre l’ennemi qui se présentait sur nos frontières. Eh bien, messieurs, ce dévouement, ce courage, cet élan et cet enthousiasme n’ont rien pu faire, parce qu’il y avait absence d’organisation de l’armée, parce qu’il y avait absence de bons cadres de l’armée. Oui, messieurs, le courage n’a jamais manqué aux Belges. on vous a cité des faits nombreux puisés dans l’histoire du pays. Je rappellerai un autre fait que je vous ai cité dans la première discussion du budget de la guerre, à laquelle j’ai assisté en 1833, c’est, messieurs, que dans la garde impériale française il y avait beaucoup de Belges, c’est que parmi les grenadiers de l’île d’Elbe on parlait flamand.

Est-ce , messieurs, dans la loi qui fixe annuellement le contingent que l’on trouve l’organisation de l’armée ? Pas plus que dans la loi sur le recrutement ; car, encore une fois, la loi du contingent ne fait que nous donner des soldats ; elle ne nous donne rien que des soldats.

Je sais bien, messieurs, que tout n’est pas fait pour l’organisation de l’armée quand les cadres sont fixés ; il y a encore beaucoup à faire : il y a des règlements d’administration ; il y a des règlements de détails ; il y a des règlements d’armement et de manœuvres ; le règlement qui fixe l’équipement ainsi que l’habillement de l’armée, etc. etc. ; mais tout cela, vous en conviendrez, messieurs, ne peut être du domaine législatif. Ces objets-là restent essentiellement dans le domaine administratif.

S’il ne s’agit, a-t-on dit, que de déterminer la composition des cadres, il n’est pas besoin d’une loi ; car, chaque année, les budgets de la guerre fixent, par leurs développements, les cadres de l’armée. Mais, messieurs, les développements du budget ne sont pas la loi du budget ; les développements du budget ne lient que moralement le gouvernement, car pour que le gouvernement fût réellement lié par les développements du budget, il faudrait que les développements du budget fissent partie de la loi même du budget. Et alors mêmes, messieurs, il y aurait encore le grave inconvénient signalé par M. le ministre de la guerre et par M. le commissaire du Roi, c’est que chaque année la position des militaires serait remise en question. Les lois (page 1320) de budget, messieurs, sont purement annales, et par conséquent tout ce qu’elles déterminent peut être remis en question chaque année. Les lois organiques, au contraire, sont des lois spéciales, des lois de durée, des lois de stabilité auxquelles on ne peut toucher et auxquelles on ne touche que lorsqu’il y a des motifs essentiels de le faire, que lorsqu’il y a nécessité absolue.

En votant la loi que nous discutons, vous n’aurez pas, messieurs, comme on l’a dit, voté pour toujours le budget de la guerre ; car d’abord, dans le budget de la guerre, il y a encore bien d’autres dépenses que celles qui sont relatives aux cadres. Ensuite, si la nécessité en était démontrée, vous seriez toujours maîtres de provoquer, de la part du gouvernement, des modifications à la loi sur la fixation des cadres ; et si vous jugiez devoir recourir pour cela aux moyens extrêmes, vous auriez toujours la ressource du refus du budget pour contraindre le gouvernement, dans l’intérêt de l’armée comme dans l’intérêt des contribuables, à provoquer ces modifications.

J’ai toujours cru, messieurs, et je crois encore qu’il est nécessaire de fixer l’organisation de l’armée, c’est-à-dire de fixer les cadres par une loi spéciale, par une loi organique, par une loi de stabilité, et mon principal motif a été qu’il fallait donner aux militaires les garanties qu’ils ont droit d’obtenir, car messieurs, ces garanties sont certainement bien dues à ceux qui vouent leur existence à la défense de la patrie en temps de guerre et au maintien de nos institutions constitutionnelles en temps de paix, en même temps qu’ils se préparent et s’instruisent pour le cas de guerre.

Messieurs, j’ai toujours été partisan aussi des économies sur le budget de la guerre, et je le suis encore ; je l’ai été et je le suis encore autant dans l’intérêt de l’armée, je le répète, que dans l’intérêt des contribuables. Mon honorable ami, M. Brabant, et moi, nous avons proposé de fortes réductions sur les budgets de la guerre que la chambre a successivement votés ; mais nous avons aussi, quelquefois, demandé et obtenu des augmentations. Je citerai, entre autres, l’augmentation des traitements des sous-lieutenants. Cette augmentation, messieurs, c’est nous qui en avons pris l’initiative. Et d’ailleurs, si les économies que nous avons provoquées n’avaient pas été possibles, elles n’auraient pas été consenties par le gouvernement ; les ministres qui se trouvaient alors aux affaires, auraient bien certainement fait ce qu’a fait mon honorable collègue et ami le général de Liem en 1843.

A propos du général de Liem, je crois devoir répondre à un reproche qui a été adressé à ses collègues du ministère, auxquelles on a reproché de l’avoir abandonné, de l’avoir livré seul et sans défense aux attaques de la chambre.

Messieurs, ce reproche nous a déjà été fait dans cette enceinte lors de la discussion générale et politique du budget de l’intérieur. L’honorable membre qui nous l’a fait alors, et que je regrette doublement de ne pas voir ici, parce que son absence est due à son état de maladie, s’est empressé (je crois remplir ses intentions en le disant) de venir à moi de son propre mouvement et de me dire : « J’ai commis une injustice à votre égard. Hier j’ai dit qu’aucun des collègues du général de Liem ne l’avait défendu ; je dois avouer que vous l’avez défendu. Et même, a-t-il bien voulu ajouter, vous l’avez défendu très-convenablement. Aussi si je parle encore dans cette discussion, je m’empresserai de vous faire la réparation qui vous est due, en disant hautement à la chambre ce que je viens de vous dire. »

Voilà les paroles que m’a adressées l’honorable M. Lebeau, et si je fais connaître ces paroles à la chambre, c’est autant et plus pour honorer son caractère tout de loyauté que pour me justifier du reproche qu’on a voulu me faire dans la discussion actuelle.

Bien que j’aie toujours été partisan des économies et des économies possibles et raisonnables sur le budget de la guerre, je dirai, comme en 1843, qu’il y a cependant des limites qu’on ne peut pas dépasser, qu’en fait d’économies comme pour bien autre chose, il faut cependant savoir s’arrêter quelque part.

Voulez-vous savoir quelle a été la somme totale qui a été économisée sur le budget de la guerre depuis 1833 jusqu’en 1839, c’est-à-dire, pendant les sept années d’état de guerre, relativement au chiffre total pétitionné par le gouvernement sur le pied de guerre, pour l’exercice 1833 ? Vous serez peut-être étonnés, messieurs, de trouver ces économies aussi considérables. Le gouvernement, pour l’exercice 1833, nous avait proposé deux budgets : l’un sur le pied de guerre, l’autre sur le pied de paix. Mais, comme nous étions alors à l’état de guerre, le budget du pied de paix ne fut ni examiné ni voté. Nous n’eûmes qu’à examiner et à voter le budget sur le pied de guerre. Ce budget était de 73 millions de francs. La section centrale, dont je faisais partie et dont mon honorable collègue et ami, M. Brabant, fut le rapporteur, proposa de réduire le chiffre de 73 millions tout d’abord à 66 millions, et de ne voter, en premier lieu, les crédits pour 1833, que pour 6 mois. Les motifs que nous avons donnés alors étaient que nous pensions que si l’on attendait quelque temps pour voter les crédits nécessaires pour le deuxième trimestre, il y aurait encore une économie possible de 10 à 12 millions.

En effet, quelques mois après, le ministère lui-même vint nous proposer un budget réduit à 55 millions. Ainsi, relativement au chiffre sur le pied de guerre qui nous avait été demandé pour 1833, nous avons opéré, avec le consentement du gouvernement, une économie, pour 1833, de 18 millions.

En 1834, le budget fut voté à un chiffre total de 38,281,000 fr., c’est-à-dire avec une différence en moins de 34,719,000 fr., par comparaison aux 73 millions demandés pour 1833.

L’économie relative au même budget, pétitionné par le gouvernement pour 1833 a été :

En 1835 de 33,132,000 fr.

En 1836 de 35,659,000 fr.

En 1837 de 31,681,000 fr.

En 1838 de 30,921,214 fr.

Et en 1839 (année où l’on proposait le budget dans la prévision d’une guerre qu’on croyait imminente), on demanda aux chambres de pouvoir porter le budget de la guerre à 49 millions.

J’ai été alors chargé par la section centrale de déclarer au gouvernement dans notre rapport que nous étions prêts à voter, à faire tous les sacrifices qu’il faudrait pour assurer l’indépendance nationale. Cette déclaration, je l’ai faite, aux applaudissements unanimes de la chambre. Eh bien, malgré cette déclaration, le gouvernement n’a demandé que 49 millions, c’est-à-dire 23 millions de moins que les 73,000,000 de fr. qu’il avait demandé pour le budget du pied de guerre, en 1833.

Ces chiffres démontrent mieux que tous les raisonnements possibles, que toutes les économies que nous avons faites, il était de notre devoir de les provoquer. Je crois pouvoir dire même que nous avons, en les provoquant, rendu un immense service au pays.

Toutes ces économies relativement au chiffre de 73,000,000 fr. demandé par le gouvernement pour l’exercice 1833, montent ensemble à une somme de 207 millions. Si ces 207 millions avaient été dépensés pour l’armée aurions-nous pu nous livrer, sans grever d’une manière excessive la situation financière du pays, aux travaux publics que nous avons exécutés ? Aurions-nous le chemin de fer, qui lui aussi a puissamment contribué à assurer notre indépendance nationale. Et lorsque la paix est venue, est-ce que l’armée n’aurait pas été l’objet de toutes les récriminations ? Est-ce qu’on ne lui aurait pas attribué d’avoir été, par les dépenses qu’elle avait exigées, la cause de la mauvaise situation du pays ? Est-ce que de tous côtés des voix ne se seraient pas élevées pour réduire considérablement les dépenses de l’armée ? Aujourd’hui aurions-nous un chiffre de 28 millions ? Dès 1840, on n’aurait peut-être pas même alloué 20 millions, si nous n’avions pas eu le soin d’économiser, alors que des économies étaient possibles.

Vous le voyez donc, messieurs, toutes les économies que nous avons provoquées ont été aussi bien dans l’intérêt de l’armée que dans l’intérêt du pays tout entier.

Mais encore une fois, il y a des limites qu’on ne saurait franchir sans compromettre les intérêts les plus graves, ceux de la défense et de la sûreté du pays, ceux de notre indépendance nationale. Et ces intérêts sont sans doute les plus chers de tous nos intérêts.

Le gouvernement, après avoir consulté les généraux, les différents chefs de l’armée, a présenté aujourd’hui un projet de loi d’organisation qui entraîne une dépense annuelle de 28 millions pour le budget de la guerre. A chacun sa compétence et sa responsabilité. Tous les chefs de l’armée ont été consultés, et c’est après avoir reçu leurs avis que M. le ministre de la guerre est venu nous dire que le chiffre qu’il demande pour le budget de la guerre est tout à fait nécessaire, que l’organisation des cadres qu’il demande est indispensable pour la sûreté du pays.

Quant à moi, je n’oserai pas assumer sur moi la responsabilité de voter le contraire de ce qui a été demandé par le gouvernement, surtout quand je prends en considération les économies obtenues sur le budget de la guerre depuis un grand nombre d’années, économies que je viens de vous rappeler les chiffres considérables. Il en est cependant encore une dont je n’ai pas parlé. J’ai fait connaître qu’en 1839 le budget proposé par M. le ministre de la guerre s’élevait à 49 millions ; aujourd’hui on demande 28 millions. Par conséquent il y a entre le budget de 1839 sur le pied de guerre et le budget actuel une différence de 21 millions, c’est-à-dire une réduction de plus de 40 p.c. Je crois donc que l’on a fait une large part à ce qui était nécessaire pour soulager les contribuables et je voterai pour le projet de loi présenté par le gouvernement.

M. Castiau – L’opinion que j’ai exprimée a été l’objet de tant de critiques, d’attaques et de réfutations que j’éprouve le besoin de la soutenir encore, et d’en réclamer de la justice de la chambre quelques instants de sa bienveillante attention :

J’avais exprimé dans mon premier discours, l’opinion que le projet présenté touchait à une question de constitutionnalité et qu’il avait pour effet de confisquer indirectement nos deux principales prérogatives, le vote annuel du budget, le vote annuel du contingent de l’armée. Cette opinion, je le conçois, a rencontré des contradicteurs sur tous les bancs ; elle a été combattue à la fois par M. le ministre de la guerre, par l’honorable commissaire du gouvernement, par la plupart des orateurs qui ont pris part à la discussion, enfin, il y a quelques instants encore, par l’honorable rapporteur du mémorable budget de 1843. Voyons donc si cette opinion était dépourvue de tout fondement et si elle mérite l’espèce d’unanimité de réprobation dont elle a été l’objet dans ces débats.

Revenons-en à la question de constitutionnalité ; une question de constitutionnalité vaut bien la peine, après tout, qu’on s’en occupe à deux fois et, dès le début des débats, nous nous trouvons en présence de l’interprétation à donner à l’art. 139 de la Constitution qui proclame la réforme de notre organisation militaire. Qu’a donc voulu la Constitution, quand elle a imposé au pouvoir législatif l’obligation d’organiser l’armée ? Qu’est-ce que l’organisation de l'armée, aux termes de cet article 139 de la Constitution ? Des définitions de toute espèce ont été fournies sur ce texte ; et tout à l’heure encore, dans l’embarras de donner une définition nouvelle, on a eu recours à une autorité qu’on ne s’attendait guère à voir intervenir dans cette affaire, à celle de l’Académie française. Nous savons donc ce qu’entend l’Académie par le mot d’organisation ; mais nous n’en sommes pas plus avancés. Loin de là, après avoir entendu la définition donnée par l’honorable M. Brabant, (page 1321) armé de son dictionnaire, j’ai trouvé le problème plus difficile encore ; car la définition de l’Académie, qu’il me soit permis de le dire, sans manquer au respect qu’on doit à cette grave autorité, est tout ce qu’il y a de plus vague et de plus indéfini au monde. Laissons donc l’Académie et son dictionnaire, et consultons la Constitution elle-même, la seule autorité que nous puissions reconnaître dans cette enceinte. Qu’a voulu, encore une fois, la Constitution, quand elle a imposé au pouvoir législatif l’obligation de la réorganisation de l’armée ? reportons-nous aux circonstances ; car c’est par les circonstances au milieu desquelles elle est née, c’est par l’esprit et les idées qui animaient alors le pays que doit s’interpréter ce grand acte national et ses principales dispositions.

Cette Constitution est née sous l’empire du principe révolutionnaire et des idées démocratiques. Elle a voulu régénérer toutes les parties de nos institutions et de notre législation. Dans l’ordre militaire, elle a voulu faire rentrer au néant les lois hollandaises sur la milice et le principe vicieux sur lequel reposait et repose encore le recrutement. Lors donc que la Constitution a parlé de la nécessité de régler l’organisation militaire, c’est évidemment de la révision de la loi sur la milice, de la question du recrutement qu’elle a entendu parler. Et pourquoi la Constitution voulait-elle cette révision des lois sur la milice et cette réorganisation de l’armée ? C’est parce qu’elle voulait, ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, que la Constitution de l’armée fût mise en harmonie avec le principe démocratique de nos nouvelles institutions, celui de l’égalité de toutes les classes de la société devant la loi.

Il est tellement vrai que la pensée, que le but de la Constitution, en parlant de la réorganisation de l’armée, était de poser la question du recrutement, et nullement la question de fixation des cadres, question qui rentrait dans les attributions d’un autre pouvoir, que nous voyons la disposition de l’art. 139, cette disposition si souvent invoquée dans la discussion, s’expliquer par l’art. 118, dont personne n’a parlé encore.

Voyons en effet, cet art. 118, qui me paraît bien mieux expliquer l’article 139 que le dictionnaire de l’Académie, qui n’explique rien, et examinons ce qu’on doit entendre par l’expression de réorganisation de l’armée. Le voici :

« Le mode de recrutement de l’armée est déterminé par la loi. Elle règle également l’avancement, les droits et les obligations des militaires. »

Ainsi, le recrutement d’abord, puis les lois relatives à l’avancement, aux droits et aux obligations des militaires : voilà, messieurs, l’ordre des travaux que la Constitution entendait soumettre à la chambre et qu’elle a résumés dans son article final. Déjà vous avez interverti cet ordre logique et constitutionnel, en donnant la préférence à la question de l’avancement qui ne devait venir cependant qu’après la solution de la question du recrutement, qui était le point de départ. Il est temps d’en revenir aux exigences de la Constitution, et de nous attaquer enfin à cette question du recrutement, qui est la base de toute organisation militaire. Car, suivant que vous adopterez tel ou tel principe pour votre recrutement, le principe du remplacement militaire ou celui du service personnel obligatoire pour tous, nos institutions militaires seront complètement modifiées, et dans leur essence, et dans leur caractère, et dans leur utilité.

Du reste, messieurs, l’art. 139 de la Constitution, relatif à l’organisation de l’armée, s’explique par toutes les autres dispositions qui règlent les rapports entre le parlement et le pouvoir militaire, et par toutes ces précautions minutieuses arrêtées par la Constitution pour empêcher le danger que pourrait offrir l’indépendance de ce pouvoir.

Or, non-seulement en parlant d’organisation militaire, la Constitution n’a pas entendu parler de l’organisation des cadres telle qu’on vous la présente aujourd’hui ; mais cette permanence des cadres qui résulterait de la loi proposée, je le répète et je le maintiens, serait tout ce qu’il y aurait de plus inconstitutionnel au monde, car elle nous enlèverait, en partie, du moins, le vote annuel du budget de la guerre et le vote annuel du contingent militaire.

La question du budget d’abord : On veut nous faire voter la permanence des cadres de l’armée ; mais quand vous aurez voté ces cadres, il faudra bien payer la solde du nombreux personnel d’officiers qui les rempliront. Vous n’entendez pas, sans doute, que vos cadres existent sans solde. En votant donc les cadres, vous votez indirectement la solde nécessaire pour l’entretien de ces cadres. Or, quand vous votez la solde nécessaire pour ces cadres, que faites-vous, si ce n’est précisément voter une partie du budget, la partie principale du budget de la guerre ? Que faites-vous, si ce n’est immobiliser toute la partie du budget de la guerre qui concerne l’entretien de vos cadres ? Voilà donc la principale partie de votre budget de la guerre, que vous ne pourrez plus en rien modifier et qui va être désormais soumise à la même permanence, à la même inamovibilité que les cadres.

Il en est de même pour le contingent de l’armée. Il est évident qu’avec le système proposé, le contingent serait immobilisé, sinon en totalité, du moins pour la partie qui comprend les cadres de l’armée. Evidemment, lorsque vous votez chaque année un contingent de 80,000 hommes, vous comprenez, dans ce contingent, non-seulement les soldats, mais encore les officiers qui remplissent les cadres. Si donc vous décidez la permanence des cadres, vous votez la permanence et l’inamovibilité d’une partie du contingent militaire, celle de tous les chefs et de tous les nombreux officiers qui composeront les cadres.

Ainsi, si vous n’abdiquez pas toutes vos prérogatives, si vous ne jetez pas à vos pieds le vote entier du budget et du contingent de l’armée, il est certain que vous abdiquez la partie principale que la Constitution avait placée dans les mains du pouvoir parlementaire pour contenir au besoin le pouvoir militaire. Mais, nous dit-on, qu’importe ? Vous pourrez dans tous les cas et en supposant qu’on ne veuille pas modifier cette organisation des cadres, recourir aux moyens extrêmes, au refus du budget ; et, en vérité, j’admire l’espèce d’héroïsme parlementaire qui a saisi en cette circonstance deux honorables agents du gouvernement. Ce sont, en effet, deux honorables gouverneurs qui sont venus nous proposer de recourir aux moyens extrêmes et brandir sur la tête du ministère l’arme terrible du refus du budget.

M. le président – Il n’y a pas d’agents du gouvernement, mais des représentants.

M. d’Huart – C’est comme représentant que j’ai parlé.

M. Castiau – Soit, je ne tiens pas à la qualité. Toujours est-il qu’il serait curieux de savoir comment les deux honorables membres exécuteraient cette effrayante menace. Et vraiment, sans entendre fouiller dans leur conscience et mettre en doute leur indépendance, je voudrais savoir si, pour un refus de réduction dans les cadres de l’armée, ils seraient disposés à voter le rejet du budget, cette espèce de coup d’Etat parlementaire que suit toujours un long ébranlement, et parfois les plus graves complications. De quel droit vient-on ici nous imposer cette obligation de ne pouvoir obtenir la réduction des cadres que par le rejet d’un budget ? On veut donc nous enlever aussi le droit d’amender les propositions, les projets de loi et les budgets qui nous sont soumis ? Et ce droit cependant est formellement écrit dans l’art. 42 de la Constitution. Et ce droit est absolu et il s’étend à tout.

Ce droit et cet article viennent également à tomber devant la prétention du gouvernement ; nous ne pourrons plus modifier la partie du contingent relative aux cadres ; nous ne pourrons plus modifier le budget de la guerre dans la partie relative à la solde de ces cadres ; nous perdrons notre droit d’amendement et la Constitution est ainsi violée dans trois de ses plus importantes attributions.

Mais, dit-on, il y a malheureusement des précédents dans cette discussion. La chambre elle-même s’est prononcée, elle a résolu la question ; c’est elle qui a exigé en 1843 la fixation des cadres. Cette thèse à été développée avec beaucoup d’habilité, hier je pense, par l’honorable commissaire du gouvernement ; il vous a rappelé les incidents de la discussion de 1843, l’opinion exprimée à cette époque par Monsieur le ministre de l'intérieur sur la question d’organisation et l’assentiment donné par le silence de l’assemblée à la doctrine ministérielle.

Je ne sais si une question de Constitution peut se résoudre par l’assentiment de la chambre, c’est-à-dire, par le silence ; je ne sais si Monsieur le ministre de l'intérieur peut ici se considérer comme l’oracle de la chambre, comme la manifestation vivante de sa pensée. Rappelez-vous les discussions et les complications politiques au milieu desquelles l’opinion du ministre a été exprimée. Qui donc, au milieu des préoccupations si vives qui animaient alors la chambre, qui donc aurait alors pensé à discuter, à contredire l’opinion du ministre ?

Cependant je ne veux pas me prévaloir de cette fin de non-recevoir ; je reconnais aujourd’hui, s’il faut en juger par les déclarations qui ont été faites par tous les membres de l’assemblée qui m’ont combattu que c’est bien ainsi que la majorité aurait entendu la question de l’organisation de l’armée et que ce qu’elle voulait, c’était bien une organisation des cadres.

Eh bien, dans ce cas, il ne me resterait plus qu’à regretter l’erreur de la majorité, qui aurait ainsi consenti à ce que je regarde comme un suicide parlementaire ; je déplorerais cette erreur de la majorité puisqu’elle aurait consenti à abdiquer son droit de voter annuellement les allocations du budget de la guerre, le droit de fixer intégralement le contingent de l’armée, enfin le droit d’amender les budgets et les projets de loi. Et pour quelles causes tant de concessions ? dans le but, disait tout à l’heure l’honorable M. Brabant de limiter l’arbitraire des nominations, et les inconvénients des sympathies presque exclusives des différents ministres de la guerre qui se sont succédé au pouvoir, pour les corps spéciaux du sein desquels ils sortaient.

Je comprends cette pensée, je m’y associe ; mais pour la réaliser il était parfaitement inutile que la chambre consentît l’abandon de ses principales prérogatives et s’enchaînât à la fois pour le présent et pour l’avenir. Il suffisait de suivre le cours régulier de nos institutions et de laisser l’action de chaque pouvoir s’exercer dans les limites de ses attributions. Au pouvoir exécutif, la fixation des cadres ; au pouvoir parlementaire, le vote des allocations. Est-ce que ce vote ne suffisait pas à la chambre pour réprimer tous les abus de la prérogative royale ? Remarquez-le bien, il ne lui fallait pas pour cela recourir au refus du budget, il lui suffisait de refuser l’allocation demandée pour des cadres inutiles et exagérés. Tout restait alors dans l’ordre, et chaque pouvoir conservait ses attributions dans les limites de la Constitution. Si depuis quatre ans, au lieu des votes de confiance que la chambre accordait si libéralement et si imprudemment à tous les ministres de la guerre, elle avait chaque année examiné le budget en détail, comme c’était son devoir, elle aurait fait justice de l’abus pour la répression duquel elle consent aujourd’hui à sacrifier ses prérogatives, sacrifice tardif, car l’abus est consacré aujourd’hui et tous les efforts de la chambre pour le faire disparaître seront insuffisants.

Reste donc, en faveur de la proposition ministérielle, cet argument banal, qu’on a répété si souvent, argument qui consiste à dire qu’une loi doit venir déterminer l’organisation des cadres, ne fût-ce que dans l’intérêt de la sécurité de l’armée.

En vérité, je ne comprends pas comment un tel argument a pu se produire et se répéter si souvent dans cette enceinte. Il est indigne à la fois et (page 1322) de l’armée et de la chambre ; il tendrait à faire croire que la chambre oublie ses devoirs envers l’armée et que l’armée oublie ses devoirs envers le parlement.

Cette considération finirait pas faire supposer que l’armée supporte avec impatience nos formes constitutionnelles, nos discussions et notre contrôle souverain. Messieurs, c’est le gouvernement représentatif tout entier qu’on vient mettre en question et en état de suspicion dans cette circonstance ; ces discussions qu’on nous représente comme si inquiétantes, elles sont précisément la vie des nations libres ; c’est la condition essentielle de nos formes gouvernementales. Il faut bien que tous les corps, quels qu’il soient, l’armée comme toutes les administrations, subissent les nécessités de nos institutions politiques.

Je ne comprends donc pas comment les défenseurs des droits populaires et des prérogatives parlementaires viennent les premiers s’élever contre ce système de contrôle et de discussions annuelles, qui est en définitive le gouvernement représentatif tout entier, avec ses conditions d’existence, avec ses nécessités, avec ses quelques inconvénients, mais aussi avec ses immenses avantages.

Et ce n’est pas tout, messieurs, le système qu’on vient défendre ici, ce système qui tend à paralyser vos principales prérogatives, doit en même temps amener une aggravation de charges pour le pays, que le pouvoir exécutif et les chambres devraient subir sans pouvoir l’empêcher. Aujourd’hui nous avons des cadres nombreux, mais ils sont rarement au complet ; il y a souvent des places vacantes, et le pouvoir n’est pas tenu d’y pourvoir. Après le vote sur la prétendue loi d’organisation, il en sera tout différemment. Le pouvoir aussi y perdra son libre arbitre. Qu’une place dans les cadres soit vacante, utile ou non, il sera obligé d’y pourvoir aussitôt ; la loi lui en imposera le devoir. Je prie l’honorable M. d’Huart, à qui je réponds, et qui m’a fait hier l’honneur de m’interpeller au milieu de son discours, je le prie de prêter quelqu’attention à cette observation, car elle renverse une supposition qu’il a faite pour justifier le projet. Evidemment il s’est trompé quand il a supposé que nous n’établissions ici qu’un maximum. Ce n’est pas un maximum, ce sont des cadres déterminés et obligatoires ; il faut que ces cadres soient remplis, à tout prix et toujours. S’il pouvait y avoir le moindre doute, à cet égard, je prierais le gouvernement de donner une explication catégorique sur ce point ; je le prierais de déclarer s’il interprète la loi comme le fait l’honorable M. d’Huart, ou s’il pense que la loi obligera le pouvoir royal de tenir toujours rigoureusement les cadres au complet.

C’est encore là, messieurs, un précédent sans exemple dans les pays constitutionnels. Il est fâcheux que ce soit dans ce pays de liberté qu’on pose de tels précédents.

Mais voyez, répondait l’autre jour Monsieur le ministre de l'intérieur, voyez la contradiction de l’opposition. Elle ne veut pas aujourd’hui de loi d’organisation pour les cadres de l’armée, et, il y a quelques jours, elle réclamait des lois organiques pour toutes les administrations publiques !

La proposition à laquelle M. le ministre fait allusion, messieurs, c’est l’expression d’un vœu exprimé par un membre de la chambre ; mais jusqu’ici la manifestation de ce vœu isolé n’a pas été formulée en proposition. Nous ne savons donc pas encore quel sera le caractère, la portée de cette proposition. Quand j’ai donné mon approbation à l’annonce d’une loi organique des administrations publiques, c’est que je supposais qu’elle aurait principalement pour but de régler les conditions d’admission et d’avancement dans la carrière administrative, mais nullement de fixer les cadres. C’est au gouvernement à fixer les cadres ; c’est à nous de refuser les allocations quand cette fixation est arbitraire, vicieuse ou inique. Et il ne nous faut pas pour cela de loi organique, il ne nous faut que de l’indépendance de caractère et assez de force pour remplir nos devoirs.

Du reste, on pourrait exiger la permanence des cadres pour les administrations publiques et la repousser pour l’armée, sans être pour cela coupable d’inconséquence. La permanence des cadres administratifs n’a pas l’importance de la permanence des cadres militaires. L’armée forme un corps exceptionnel dans l’Etat. Elle se trouve dans une position exceptionnelle. C’est pour elle, et pour elle seule, que la Constitution exige le vote annuel du contingent, indépendamment du vote du budget. Et pourquoi toutes ces précautions ? C’est pour empêcher que l’armée ne puisse devenir un pouvoir menaçant dans un pays libre ; non pas que nous ayons à douter du patriotisme de l’armée ; mais tous les Etats libres ont péri par l’abus du pouvoir militaire, et l’on comprend dès lors pourquoi les législateurs du congrès ont inséré dans la Constitution cette disposition qui est la sauvegarde de nos libertés.

Avant de finir, qu’il me soit permis d’adresser quelques observations à M. le ministre de la guerre et à l’un des principaux défenseurs du projet du gouvernement.

J’ai dit, dans mes premières observations, que la question du recrutement dominait le projet d’organisation militaire ; que ce recrutement, dans l’esprit de la Constitution, était un recrutement démocratique ; qu’on était parti de cette idée, que tous les citoyens, quels qu’ils fussent, seraient obligés de servir leur pays. J’avais donc interpellé M. le ministre de la guerre sur son opinion en matière de recrutement. M. le ministre de la guerre m’a répondu que le système actuel de recrutement est un système excellent ; qu’il lui fournissait annuellement son contingent, et qu’avec ce contingent on faisait des merveilles. Mais il ne s’agit pas de savoir si le système actuel suffit aux besoins de l’armée, en lui procurant les 10,000 hommes dont elle a besoin chaque année ; il s’agit, au contraire, de savoir si ce système est en harmonie avec les idées de justice et d’égalité qui doivent dominer toutes nos institutions. Nous savions très-bien qu’avec le système actuel, on obtient le nombre d’hommes nécessaires pour remplir les cadres. Mais ce système est-il juste, est-il rationnel ? Voilà toute la question.

Je crois avoir démontré qu’il est absurde, qu’il est inique. Je suis obligé de répéter qu’il y a absurdité dans le tirage au sort et iniquité dans la faculté du remplacement accordée à ceux qui sont favorisés de la fortune. Je dis qu’il est contraire à l’idée démocratique qui fait la base de notre Constitution ; je dis de plus qu’il est contraire à la bonne organisation de l'armée ; sous ce rapport, si j’émets cet avis, c’est que je puis me retrancher derrière une grande autorité militaire, l’autorité du maréchal Soult. Voici en quels termes le maréchal Soult condamne le remplacement militaire, expose les abus et les conséquences fâcheuses qu’il peut avoir pour la moralité d’une armée.

« En 1806, sur un effectif de plus de 500,000 hommes, il n’y avait pas un huitième de remplaçants.

« En 1826, cette proportion était d’un cinquième.

« En 1835, presque d’un quart.

« Enfin au 11 septembre 1842, sur un effectif de 337,598 sous-officiers et soldats des corps qui se recrutent par la voie des appels, il y avait 86,644 remplaçants, c’est-à-dire plus du quart de cet effectif.

« Et si l’on remarque maintenant que sur 142 jeunes soldats incorporés il n’y a d’ordinaire qu’un condamné, tandis qu’il y a un condamné sur 59 remplaçants ; si l’on remarque surtout qu’en 1839, par exemple, sur 3,023 condamnations, 1,189 ont atteint des remplaçants, on reconnaîtra que les remplaçants produisent à eux seuls plus du tiers des condamnations prononcées annuellement.

« Une progression aussi rapide pour le remplacement et un état aussi grave pour la moralité de l’armée ont éveillé depuis longtemps votre sollicitude. Dès 1833, les deux chambres ont fait entendre leurs vœux pour mettre un terme aux abus de remplacement. On a dit avec raison que la surabondance du remplacement était un mal réel pour l’état militaire, un malheur pour l’armée française, une plaie d’une profondeur immense ; on a dit enfin : Les abus du remplacement faussent l’esprit de la loi du recrutement. Ce scandaleux commerce s’aggrave de jour en jour, et il est très-urgent d’y remédier, car il est une accusation contre les lois qui le laissent exister. »

M. le ministre de la guerre partage-t-il cette opinion du maréchal Soult sur les inconvénients du remplacement militaire, sur le mauvais effet qu’il produit dans une armée, sur la nécessité de le restreindre successivement en attendant qu’on puisse le supprimer complètement ?

Maintenant, je ne puis me dispenser d’en revenir encore à la question des forteresses, non pas pour contraindre les ministres à venir nous révéler les secrets de l’Etat, car enfin nous ne pourrons pénétrer dans leur conscience pour en arracher de force la pensée qui s’y cache, mais du moins pour demander à M. le ministre de la guerre un renseignement relatif à la loi que nous discutons. Il pourrait nous dire quelle position il a prise quant à la démolition des forteresses quand il a formulé son projet. Admet-il ou n’admet-il pas l’éventualité de leur démolition dans le projet qu’il nous présente ? Il me semble que M. le ministre de la guerre peut, sans compromettre la sûreté du pays en découvrant ses plans de défense, sans révéler les secrets diplomatiques dont le gouvernement est dépositaire, sans s’exposer au reproche d’imprudence, dont son collègue de l’intérieur est si prodigue ; il me semble qu’il peut et doit nous dire si, quand il organise le système de défense qui se résume dans ses cadres, il admettait ou n’admettait pas, toujours éventuellement, la démolition ou la conservation des forteresses. Lui serait-il également interdit de répondre à cette autre interpellation que je lui avais adressée sur la question de savoir si, dans tous les cas, le système actuel de nos places fortes suffit pour la défense du pays, et si dans quelques temps, il ne viendra pas nous proposer la construction de nouvelles forteresses pour celles de nos frontières qui sont ouvertes de toutes parts à l’invasion depuis l’érection de ce pays en puissance indépendante.

Ce sont là, ce me semble, des questions d’organisation militaires jamais il en fut, et certes, il doit être permis de les examiner sans toucher aux questions diplomatiques que nos grands hommes d’Etat veulent étouffer dans le silence.

Parlerai-je maintenant d’une autre question non moins intéressante et qui se lie également à notre organisation militaire : celle de l’application de l’armée aux travaux publics ? J’ai appris avec un vif intérêt que M. le ministre s’était occupé de cette question, il nous a dit qu’un arrêté royal de 1844 proclamait l’application de l’armée à certains travaux.

Je rends hommage à cette initiative, mais je voudrais qu’on ne se contentât pas de faire porter un arrêté royal, mais qu’on l’exécutât, que le ministre fît connaître quand et comment il entend appliquer cet arrêté, car il a émis des idées décourageantes sur cette question. Ne vous a-t-il pas dit que les essais qu’on avait faits n’avaient pas été heureux, que le travail de l’ouvrier militaire était à peu près la moitié moindre que celui de l’ouvrier civil ? mais, messieurs, faut-il décider cette question sur les essais faits jusqu’à présent en pays étranger ? Car c’est, je pense, aux essais tentés en France que M. le ministre faisait allusion. Mais on sait qu’en France le pouvoir militaire s’est montré peu sympathique aux essais d’emploi de l’armée aux travaux publics, et qu’il a fait tout ce qu’il pouvait pour paralyser et faire échouer ces essais. Il n’est pas étonnant dès lors que les essais aient été malheureux. Cependant on a été obligé, malgré les résistances de la routine, d’avoir recours à l’armée pour exécuter ces grands travaux des fortifications de Paris ; et là, les essais qui ont été faits sont véritablement décisifs (page 1323). Il ne s’agissait pas, du reste, d’une question d’argent, mais d’une question de haut intérêt social.

M. le ministre de la guerre, toujours pour décourager cette tentative qu’il avait cependant décrétée, a prétendu que l’effectif de l’armée serait insuffisant pour l’employer aux travaux publics, et qu’il faudrait pour cela l’augmenter de quelque mille hommes. L’effectif est insuffisant. Pourquoi ? ne serait-ce pas qu’on exige des soldats un service militaire inutile, un service d’ostentation et de parade qui les écrase de corvées sans objet ?

Le service le plus écrasant, le plus fatigant pour les militaires, c’est le service des gardes et des factions. Est-il nécessaire, je le demande, de faire valeter tous ces malheureux factionnaires devant la porte de nos ministres, de nos hauts fonctionnaires civils et militaires, devant nos palais, nos monuments, comme si on allait nous enlever avec effraction nos grands hommes et tous nos édifices ? c’est là, je le sais, une tradition du régime impérial ; mais celle-là n’est guère heureuse. Mieux aurait valu cent fois l’exemple de l’Angleterre, qui ne fatigue pas, elle, ses soldats de courses inutiles et dégradantes. Dans toute la ville de Londres, dans cette ville immense avec ses deux millions d’habitants, vous ne rencontrerez nulle part de factionnaires. Je ne sais pas même s’il en existe deux à la porte du palais de la reine. Ici, au contraire, vous ne faites pas un pas sans vous heurter contre un factionnaire.

Je conçois, que quand on veut maintenir ces corvées dégradante, on puisse dire que l’effectif est insuffisant ; mais au lieu d’exposer les soldats à un service stupide et cela pour flatter l’amour propre de quelques hauts fonctionnaires, employez-les seulement à des services réels, et alors votre effectif sera suffisant pour tenter l’essai que vous annoncez.

Comment hésiter, après l’hommage éclatant rendu par M. le ministre lui-même aux merveilleux effets du seul essai qui ait été tenté en Belgique ? Cet essai a été tenté dans les conditions les plus défavorables.

L’essai a été fait, vous a-t-il annoncé, dans des compagnies de disciplinaires et, c’est M. le ministre lui-même qui vous le dit, l’effet moral de la tentative a été prodigieux. Ainsi, voilà des hommes indisciplinables, incorrigibles qu’on ne savait comment punir. On les a corrigés en les soumettant à la loi moralisante du travail. Si on a obtenu de pareils résultats en appliquant ce moyen à des hommes de la moralité desquels on désespérait, que serait-ce si on l’appliquait à une armée active et disciplinée ? Il en résulterait d’immenses avantages pour la moralité, la santé, le bien-être de nos soldats et pour l’intérêt public lui-même. Vous n’avez pas seulement à solder les 28 millions que vous coûte l’armée, mais la perte du travail de 30 mille travailleurs enlevés à l’industrie et à l’agriculture. Cette perte représente une partie notable du capital social ; elle est au moins d’un million par mois, conséquemment de 12 millions par année.

Voilà l’économie que vous feriez si l’armée, au lieu de parader devant les hôtels des ministres, était employée à des travaux d’utilité publics, si nombreux et si variés en ce moment.

Je terminerai par quelques mots sur la garde civique, dont l’organisation devait se lier évidemment à l’organisation de l'armée. M. le ministre a laissé le soin de toute cette question à l’un des plus ardeurs défenseurs de l’armée dans cette chambre, à l’honorable M. Pirson. Il l’a fait, avec un esprit de logique, une fécondité de moyens et une convenance d’expression auxquels je me plais à rendre hommage. Cet honorable membre a exposé toutes les difficultés qui, selon lui, s’opposeraient à ce qu’on pût jamais encadrer l’institution de la garde civique dans nos institutions militaires ; il a prétendu qu’elle ne pouvait être chargée d’aucun rôle actif pour la défense du territoire, et il l’a réservée exclusivement, et en fort petit nombre, pour la défense des forteresses, quant à sa coopération avec l’armée active, il la repousse et la condamne d’une manière absolue.

Pour justifier l’exclusion qu’il fait peser sur la garde civique, il a groupé avec infiniment d’art toutes les difficultés pratiques qui peuvent résulter de l’introduction de la garde civique dans notre système général de défense du pays ; difficultés d’habillement, d’équipement, d’armement, de rassemblement, de logement, que sais-je ? il a fait de tout cela une véritable montagne d’impossibilités devant laquelle nous devrions nécessairement venir nous rompre la tête dans l’essai que nous tenterions. Pour toute réponse, je renverrai l’honorable membre aux lois qui existent sur la mobilisation de la garde civique, lois qui résolvent les principales difficultés qu’il a indiquées, et à une autorité devant laquelle ici tout doute doit s’incliner, la Constitution, car c’est la Constitution elle-même qui fait un devoir de la mobilisation de la garde civique.

Ne venez donc plus nous parler des difficultés de comprendre la garde civile dans notre organisation militaire ; la Constitution a voulu qu’une partie de la défense nationale fût confiée à cette garde ; elle a voulu la mobilisation de la garde civique ; elle a voulu que la garde civique remplit un rôle actif, et le principal rôle peut-être quand il s’agira de la défense du pays. C’est donc une opinion contraire à la Constitution, contraire à la considération qui doit environner la garde civique, que celle qui voudrait la tenir complètement en dehors de l’organisation de notre système de défense.

On a parlé de sacrifices nombreux que l’organisation et la mobilisation de la garde civique pourrait entraîner ; il en est même de tous les devoirs civiques que nous avons à remplir ; ils entraînent aussi des charges assez lourdes ; le droit électoral lui-même qui nécessite le déplacement de l’électeur, pour se rendre au lieu de l’élection, est parfois aussi fort onéreux et impose des sacrifices pécuniaires. Il en est de même du jury criminel. Toutes nos prérogatives civiques enfin nous imposent des sacrifices de temps et d’argent. Dans les gouvernements libres, partout où il y a des devoirs il y a des charges ; c’est le grand avantage de nos institutions ; c’est qu’il faut, pour les appliquer et s’en rendre digne, se soumettre à une vie de sacrifices, et pour s’accommoder aux mœurs publiques, s’arracher aux calculs de l’égoïsme. Pour être libre enfin, il faut savoir défendre sa liberté, et la payer, cette liberté, par l’abandon de quelques-unes des jouissances de la vie privée.

Et en vérité, c’est avec étonnement que j’ai entendu l’honorable M. Pirson venir nous dire que nos mœurs ne peuvent se plier aux nécessités de la garde civique, aux exigences de ce service tout populaire et tout démocratique. S’il en était ainsi, nous ne serions plus des citoyens libres, des citoyens dignes de leurs droits, de leurs libertés, de leur nationalité ; nous ne serions que de misérables eunuques politiques, sans forces, sans courage, sans virilité, et prêts sans doute à vendre leur liberté et leur nationalité pour une poignée d’or. Il ne serait plus question, ni de liberté, ni de nationalité ; autant vaudrait dès aujourd’hui tendre les mains aux fers d’un nouvel esclavage. Mais, qui donc ici ne se révolterait pas contre un tel abaissement politique ? qui ne protesterait pas contre cette sorte de dégradation civique qu’on entendrait faire peser sur nos têtes ? Disons-le hautement et avec confiance et fierté ; jamais le peuple belge ne reculera devant l’accomplissement de ses devoirs civiques, et toutes nos populations seront toujours prêtes à prendre les armes et à se façonner aux nécessités militaires, quand il s’agira sérieusement de la défense de notre indépendance. Mais pour le prouver, j’en appellerais à l’armée elle-même !

Comment donc est formée l’armée elle-même ? Ne sort-elle pas, avant tout, des rangs de cette population à laquelle vous voulez ravir le devoir, l’honneur de prendre les armes, au besoin, pour la défense du pays ?

J’en appelle aussi à tous les grands souvenirs de notre révolution ! Qui donc l’a commencée ? Qui l’a achevée ? Est-ce l’armée permanente qui a proclamé notre indépendance, qui a chassé l’étranger, qui a conquis nos forteresses et notre territoire ? Non, ce sont de simples citoyens, ce sont nos volontaires qui ont triomphé des troupes ennemies et qui ont acheté notre indépendance au prix de leur sang.

Il ne leur a pas fallu, à eux, la contrainte du commandement pour les pousser au combat ; ils sont accourus, libres et enthousiastes, à l’appel du pays et de l’indépendance. Ils ont réalisé des prodiges de courage et de dévouement ; la victoire leur est restée, et c’est à eux, à eux seuls que nous devons et notre triomphe et notre indépendance. Et ce sont ces mêmes hommes qu’on voudrait laisser frémissant d’indignation dans leurs foyers, quand la patrie en danger réclamerait le secours de leurs bras, de leur courage, de leur dévouement !…

Il n’en peut être ainsi, car ce serait répudier toutes les forces vives de la nationalité et du patriotisme. C’est encore là, au cœur des populations, au sein des masses qu’existe la plus grande, la seule garantie peut-être de notre indépendance.

Voulez-vous sérieusement la défense du territoire ? Ne comptez pas trop sur 80,000 soldats, quelque courageux qu’ils puissent être. Que pourraient-ils dans des luttes inégales et contre les masses armées qui envahiraient le pays ? Faites donc appel au pays, qu’il soit encore chargé de défendre la nationalité qu’il a conquise. Présentez-nous donc un plan d’organisation qui nous permette d’opposer à l’invasion des puissances voisines qui bordent de toute part nos frontières, non pas une chétive armée en campagne de 40 à 50 mille hommes, mais un faisceau de 500 mille baïonnettes, si vous pensez sérieusement que notre neutralité puisse encore être menacée. Ou bien, faites mieux encore. Voulez-vous sincèrement que notre territoire soit inviolable et notre nationalité invincible ? Au lieu de vous en reposer sur la puissance toujours douteuse de la force et des armes, adressez-vous au patriotisme, à ses inspirations, à son dévouement. Développez à la fois et les mœurs publiques et le sentiment de la nationalité. Faites aimer nos institutions et passionnez toutes les classes de la société pour nos libertés et pour nos droits. Protégez les intérêts matériels et exaltez, autant que possible, les intérêts moraux qui sont le premier élément de la grandeur des peuples. Prévenez les mécontentements et les souffrances populaires ; faites droit à toutes les réclamations légitimes ; répudiez les pensées réactionnaires, revenez à nos belles traditions de 1830 ; inspirez-vous de l’esprit de la démocratie ; élargissez il en est temps, le cercle de la capacité électorale ; augmentez le nombre des citoyens ; supprimez successivement l’exclusion politique qui pèse encore sur les majorités ; que toutes les classes de la société soient ainsi intéressées à la défense de nos institutions ! Faites enfin que le peuple belge soit tout à la fois le plus heureux et le plus libre des peuples de l’Europe ; et alors, ne craigniez rien. Reposez-vous dans la force et l’indépendance du peuple, car il se lèverait, je vous l’assure, comme un seul homme, pour étouffer l’ennemi qui viendrait menacer notre nationalité, nos institutions et nos libertés.

M. Meeus – Le discours de l’honorable M. Castiau que vous venez d’entendre (la fin surtout) serait magnifiquement approprié aux circonstances, si la guerre était imminente, si nous étions à la veille d’une conflagration générale. L’honorable préopinant, entraîné par la chaleur de son éloquence, a oublié que l’état normal des peuples c’est la paix et que l’état normal de la Belgique, plus encore que toute autre nation, c’est la paix. Mais pour avoir la paix en tout temps, il faut savoir prévoir la guerre. C’est pour cela qu’il faut avoir une armée permanente, qui puisse être au moment de la guerre le noyau d’une armée assez forte pour maintenir notre indépendance et la neutralité de la Belgique.

Le système de l’honorable préopinant ne tendrait à rien moins qu’à faire de la Belgique une nation toute guerrière ; il faudrait passer notre temps au maniement des armes ; il faudrait abandonner ce qui a toujours fait la gloire de la Belgique : les travaux industriels, les arts, les sciences, pour manier le mousquet. Il ne peut en être ainsi. La Belgique, au jour de la (page 1324) guerre, saura, je l’espère, n’être qu’un soldat ; mais pour qu’elle soit un soldat utile, il faudra qu’à l’avance le gouvernement ait eu le soin d’avoir une armée permanente bien disciplinée, parfaitement instruite et capable de mener à la guerre ce soldat improvisé, qui alors pourra être utile au pays.

Les masses en général (l’histoire est là pour le dire) n’assurent pas le succès dans la guerre. C’est la discipline, le commandement. Que le gouvernement s’attache donc, pour le jour du danger, à avoir une armée fortement disciplinée, des officiers capables. Alors, la garde civique, tous les citoyens pourront devenir d’utiles auxiliaires pour défendre le territoire menacé.

Je ne pensais pas prendre la parole dans cette discussion, mais puisque je l’ai demandée, je me permettrai de vous souligner quelques considérations sur la question importante qui vous est soumise.

Bien certainement de toutes les questions qui peuvent se débattre devant vous, il n’en est pas de plus grande, de plus considérable que celle qui s’agite en ce moment. L’avenir de la Belgique, je ne crains pas de le dire, est tout entier dans la bonne organisation de l'armée. Car je suis du nombre de ceux qui croient qu’en temps de guerre, avec une armée forte, bien disciplinée, nous maintiendrons notre indépendance et la neutralité acquise par les traités. J’en suis convaincu, parce qu’il me semble que si la Belgique est une petite nation, elle est cependant forte, au jour de la guerre, par sa position. Car l’avoir pour soi ou contre soi est d’une immense importance

Par exemple, supposons une guerre entre la France et l’Allemagne. Nous mettrions notre armée sur le pied de guerre, 80,000 hommes. Ces 80,000 hommes seraient inoffensifs pour l’Allemagne comme pour la France, tant que ni la France ni l’Allemagne ne viendraient enfreindre les traités. Mais du jour où l’une de ces puissances viendrait les enfreindre, ces 80,000 hommes seraient contre la puissance qui aurait enfreint les traités. Cette position est immense. Chacune de ces nations désirerait dans son for intérieur que l’autre vînt la première enfreindre les traités, car pour elles la différence serait de 160,000 hommes. Je crois donc que l’on y regarderait à deux fois avant de violer la neutralité de la Belgique. Mais une nation ne peut exister qu’à une condition, celle de savoir défendre son indépendance. Il n’y a donc pas à hésiter dans cette question.

Seulement je me préoccupe d’une pensée, c’est que le gouvernement ne fait pas assez pour l’organisation de l'armée ; il ne fait pas assez dans la prévision qu’il doit avoir que le jour du danger peut apparaître.

On a parlé hier (c’est l’honorable comte de Mérode) de quantité et de qualité. Cet honorable membre vous a dit que M. le ministre de la guerre préférait la quantité. Pour moi, dit-il, j’aime mieux 55,000 hommes parfaitement disciplinés. Mais je ne sache pas, messieurs, que M. le ministre de la guerre ait dit qu’il ne voulait pas que ces 80,000 hommes ne fussent aussi bien disciplinés et exercés que les 55,000 hommes de M. de Mérode. Dès lors, la question se réduit pour moi, à savoir si c’est 80,000 hommes qu’il faut au pays pour défendre notre nationalité, notre indépendance nationale. C’est là une question entièrement dans le domaine du gouvernement. Qui de nous oserait prendre les épaulettes de général et venir décider s’il faut 60, 70 ou 80 mille hommes pour couvrir convenablement notre frontière ? ce serait assumer une responsabilité immense, et que, pour ma part, bien certainement je n’assumerais pas.

Depuis quatre ans, nous avons mis le gouvernement en demeure de se prononcer ; si j’ai un reproche à lui faire, c’est d’avoir faibli dans cette question. Les partisans de réductions considérables dans l’armée ont à s’appuyer sur des antécédents qui doivent les encourager. L’honorable général Willmar a pensé qu’il ne pouvait défendre convenablement la Belgique, avec une armée permanente, si ce n’est avec un budget de 33 millions. Faute de pouvoir l’obtenir, il a quitté le ministère (Réclamations.)

Enfin le général de Liem voulait 29,500,000 fr. Il a quitté le ministère. Le général du Pont se contente de 28,500,000 francs. Mais ceux qui sont si désireux de diminuer le chiffre attribué au département de la guerre, doivent désirer que le général du Pont se retire à son tour, dans l’espoir que son successeur fera encore une diminution. Ainsi, de cascade en cascade, je ne sais vraiment pas où nous arriverons.

Pour moi c’en est assez. Le gouvernement a été mis en demeure d’examiner la question. C’est à lui que l’examen de cette question appartient tout entier. Il vient vous dire aujourd’hui que c’est enfin là son dernier mot. Eh bien ! je l’accepte, mais je lui laisse toute la responsabilité de l’événement, s’il a été au delà de ce qu’un gouvernement sage et prévoyant doit faire.

Mais, messieurs, j’ai à adresser au gouvernement un autre grief qui est autrement considérable, et celui-là, je l’adresse à tous les ministères passés. Car la faute que je vais vous signaler existe depuis 1830.

La force d’une armée n’est pas seulement dans son organisation ; la force d’une armée est dans la prévoyance du ministre de la guerre, du gouvernement, pour nourrir, solder, payer cette armée. Or, depuis tout à l’heure quinze ans que j’examine l’état de nos finances, j’ai vu constamment pour la Belgique, en cas de guerre, un péril inévitable, certain par l’impossibilité où elle est mise constamment d’entretenir, de solder son armée.

L’honorable comte de Mérode vous l’a dit hier (je ne puis assez appuyer ses observations sur ce point), et moi-même, dans d’autres discussions, j’ai eu l’honneur de vous dire que, c’est la prévision qui fait l’homme d’Etat. Le ministre de la guerre, qu’il me permette de le lui dire, au point de vue de son armée, doit être ministre des finances. Si j’avais l’honneur d’être ministre de la guerre, le jour où, dans le conseil du Roi, l’on discuterait de cet intérêt majeur pour le pays, je demanderais avant tout : quelles sont les ressources qui sont mises en réserve pour pouvoir au jour du danger appeler 80,000 hommes sous les armés ? Vous avez des cadres ? mais qu’est que des cadres, si vous ne pouvez les remplir ?

Quand Napoléon vint au consulat, ce n’est pas aux frontières qu’il courut tout d’abord. Il organisa les finances de la France. Et quand, plus tard, son ambition le porta à cette gigantesque campagne de Russie, il avait 300 millions en réserve aux Tuileries. Je comprends la guerre, je comprends la défense avec de telles prévisions, avec une telle prudence. Mais qu’est-ce que former des cadres sans s’inquiéter de la manière dont on pourra les remplir, comment on pourra solder et entretenir l’armée ? C’est s’amuser à faire des châteaux de cartes que le premier coup de vent renverse.

Messieurs, cette question est sérieuse. Cette question est celle qui aurait dû être discutée avant toute organisation. Si vous voulez qu’au jour du danger, la Belgique soit convenablement défendue, que son territoire soit respecté, il faut avoir à l’avance les moyens d’équiper, de nourrir, de solder son armée. Si vous agissez autrement, vous n’êtes que des hommes d’un jour.

Je le déclare donc, pour ma part, je ne vote la loi qui vous est présentée qu’à la condition expresse que le gouvernement se prononce sur cette question : avisera-il d’ici à la prochaine session à nous présenter les moyens qu’il aura en réserve le jour du danger ? Si le gouvernement ne veut pas s’occuper avant tout de cette question, je n’ai, quant à moi, besoin pour la Belgique, que d’une armée de dix mille gendarmes. Il me paraît parfaitement inutile de voter 28 millions et demi par an ; alors que ces 28 millions et demi ne feront qu’entasser un capital immense qui sera perdu pour l’indépendance du pays au jour du danger.

Je demande au gouvernement de vouloir s’expliquer sur cette question.

M. Pirson – Messieurs, je n’abuserai pas des moments de la chambre. Je n’ai demandé la parole que pour un fait personnel et répondre quelques mots à l’honorable M. Castiau. L’honorable député de Tournay vous a dit que, dans les développements que j’ai présentés dans la séance d’avant hier, pour combattre le système qu’il avait préconisé, j’avais porté atteinte à la Constitution et à la considération de la garde civique. Tout en le remerciant des compliments que, d’un côté, il m’a adressés, d’un autre, cependant, j’ai à me plaindre des intentions qu’il me prête et je proteste contre ce reproche que je n’ai pas mérité. Lorsque j’ai eu l’honneur de venir siéger parmi vous, messieurs, j’ai prêté le serment d’observer la Constitution et je saurai être fidèle à ce serment tout comme l’honorable membre. Je n’ai pas voulu non plus porter atteinte à la considération de la garde civique, institution qui a toutes mes sympathies.

De même que vous, messieurs, j’ai admiré l’éloquence de l’orateur qui vient de parler, mais je dois l’avouer cependant, son éloquence ne m’a pas convaincu ; comme je l’ai dit dans mon discours, sans méconnaître les services que la garde civique pourrait rendre, en temps de guerre, dans la défense des places fortes, je ne crois pas, avec nos institutions politiques, avec le caractère de nos habitants, qu’on puisse l’organiser de manière à la rendre propre à suppléer à l’armée permanente. Tout ce que j’ai dit sur les difficultés pratiques que rencontrerait un tel système, je le maintiens. Je persiste dans mon opinion, autant que dans l’intérêt de l’Etat pour qu’il ne l’impose pas des sacrifices inutiles, que dans l’intérêt de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, des arts, des sciences, de l’instruction et des institutions publiques. Quelqu’honorables que soient les sentiments qui portent le député de Tournay à désirer l’adoption de son système, je pense que ce système serait une aggravation de la loi du recrutement, et guidé par cette conviction, j’ai cru devoir, dans l’intérêt des populations, en faire ressortir les inconvénients ; mais je n’ai pas eu un seul instant, la pensée de porter atteinte à la considération de nos grades citoyennes qui, je le répète, ont toutes mes sympathies.

M. Castiau (pour un fait personnel) – Messieurs, loin de moi la pensée d’avoir voulu prêter à l’honorable M. Pirson, l’intention de porter atteinte à la Constitution, ni à la considération que réclame la garde civique. Je suis attaché à l’honorable M. Pirson par des rapports trop intimes pour qu’il ait pu supposer que j’ai voulu mettre en doute son respect pour la Constitution et pour les institutions qui y sont consacrées. Aussi si je m’étais servi de quelqu’expression qui pût prêter à une telle interprétation, je m’empresserais de la désavouer.

Tout ce que j’ai dit, tout ce que j’ai voulu dire, du moins, c’est que les sentiments manifestés par l’honorable M. Pirson me paraissaient assez peu en harmonie avec des dispositions formelles de la Constitution qui exigent dans certains cas la mobilisation de la garde civique. Je rends un hommage complet aux sentiments de constitutionnalité qui n’ont cessé d’animer l’honorable membre dans cette discussion comme dans toutes celles auxquelles il prend part.

M. le ministre de la guerre (M. Du Pont) – Messieurs, je crois que lors de la discussion des articles je trouverai occasion de répondre à quelques observations qui ont été faites par d’honorables membres. Cependant, l’honorable M. Castiau m’a adressé une interpellation qui me paraît demander une réponse immédiate, et il est nécessaire que vous soyez dès ce moment éclairés à ce égard.

L’honorable M. Castiau a demandé : considérez-vous les cadres que vous avez proposés comme un maximum ? Avez-vous l’intention de remplir ces cadres ? Messieurs, je répondrai que les cadres que j’ai eu l’honneur de proposer sont les cadres du pied de paix ; que mon intention est de les tenir au complet et de remplir les vacatures qui se présenteront.

M. d’Huart – Messieurs, il sera certainement loisible à M. le ministre de la guerre de tenir constamment au complet les cadres qui vont être votés. Mais je ne puis admettre que le gouvernement soit tenu nécessairement de conserver toujours et sans aucune interruption ces cadres au complet (page 1325). La loi que nous discutons ne peut avoir cette signification ; le soutenir, ce serait, permettez-moi de le dire, nous conduire à l’absurde. Comment ! Vous donnerez au gouvernement le pouvoir de nommer un certain nombre d’officiers ; et s’il ne pouvait pas, faute de sujets suffisants, remplir toutes les places vacantes, vous prétendriez que néanmoins il serait dans l’obligation de combler incessamment les cadres ? mais le législateur ne peut porter des dispositions qui aient une semblable rigueur ?

L’opinion de M. le ministre de la guerre n’est nullement contraire à la mienne. Au fond, il déclare qu’il tiendra les cadres au complet, parce qu’il le juge nécessaire, soit ; il sera absolument libre de le faire. Mais je persiste à penser que les cadres que nous allons fixer sont un maximum que le gouvernement sera libre de remplir sans la moindre interruption ; ou de ne pas remplir (Non ! non)

A ceux qui me répondent non, messieurs, je demanderai s’il arrivait (ce qui ne se présentera peut-être pas, je veux le croire) qu’il ne se trouvât pas suffisamment de sujets capables pour remplir les cadres, si le gouvernement serait tenu de nommer de suite les officiers en nombre complet ? Evidemment, on ne peut pousser les choses jusque là. Telle n’est certainement pas l’opinion de mes honorables contradicteurs ; car cette opinion irait jusqu’à l’absurde.

Du reste, messieurs, chaque année, en votant le budget de la guerre, vous avez voté des cadres complets, car toujours le gouvernement vous a indiqué les cadres dans leur entier ? Cependant a-t-il rempli ces cadres ? Nullement, et il n’y était pas tenu ; il ne les a pas remplis, et personne ne lui en a fait un grief. Cependant un budget, s’il n’a même qu’une durée d’une année, n’en a pas moins de force qu’une loi permanente pour le temps auquel il se rapporte.

Ainsi, messieurs, si ce qu’on a soutenu aujourd’hui pouvait être admis, le gouvernement aurait été à côté des dispositions de la loi de budget et cependant personne n’a jamais songé à lui faire ce reproche ; loin de là.

M. de Brouckere – La chambre ayant manifesté le désir de voir la discussion générale se clore, je n’entrerai pas dans l’examen du fond de la question qui nous occupe, bien que j’eusse préparé un travail. Mais M. le ministre de la guerre n’ayant point répondu au discours de l’honorable M. Meeus, je me permettrai de lui adresser une interpellation, à laquelle j’espère qu’il voudra bien répondre puisque j’attache infiniment de prix à cette réponse.

Comme l’a dit l’honorable M. Meeus, il est parfaitement exact qu’en 1840 l’honorable M. Willmar prétendait qu’il ne pouvait point organiser une armée qui eût des cadres suffisants pour que nous puissions résister en temps de guerre, à moins qu’il n’eût un budget de 33 millions. On a interrompu l’honorable M. Meeus en disant que M. Willmar ne s’était pas retiré par le motif que la chambre refusait ces 33 millions ; je ne crains pas de dire que M. Willmar se serait retiré pour cette cause ; il l’avait formellement déclaré à la section centrale, dont je faisais partie. Une circonstance politique est survenue entre le moment de l’examen du budget en section centrale et celui de la discussion en séance publique ; M. Willmar s’est retiré par suite de cette circonstance ; mais il se serait retiré par le seul motif que la chambre n’aurait pas accordé les 33 millions qu’il avait demandés.

Quelque temps après nous avons eu un ministre qui pensait qu’avec 30 millions on pouvait avoir des cadres suffisants. Puis est venu le général de Liem qui ne demandait que 29 millions et maintenant le général du Pont déclare qu’il se contentera de 28 millions. Mais veillez ne pas oublier, messieurs, que l’honorable général du Pont a dit, dans une séance précédente, que s’il se contentait de demander 28 millions, c’était par suite de l’opinion qui avait été émise par la majorité de la chambre dans différentes circonstances. Il s’ensuivrait que ce n’est pas l’opinion de M. le ministre de la guerre que le gouvernement vient défendre, mais celle que l’on croit être partagée par la majorité.

Eh bien, messieurs, je ne reconnais point à la majorité de la chambre les connaissances nécessaires pour avoir toute sécurité quant à l’avenir du pays, parce que la majorité de la chambre aura pensé que 28 millions suffisent. Il faut autre chose, il faut que le gouvernement vienne déclarer de la manière la plus formelle, qu’avec un budget normal de 28 millions en temps de paix, il pourra entretenir des cadres suffisants pour qu’en temps de guerre, il puisse défendre notre indépendance. Car messieurs, là est toute la question ; il nous faut une armée pour faire le service en temps de paix ; il nous faut une armée pour nous défendre quand nous serons attaqués.

S’il ne fallait une armée que pour maintenir la tranquillité publique, nous n’aurions besoin ni de 28 millions, ni même de 28 millions, nous renforcerions la gendarmerie, les agents de police, les gardes champêtres, nous aurions quelques troupes pour leur venir en aide et faire les parades, et cela suffirait. Ce qu’il nous faut, c’est une armée capable de défendre notre indépendance, si elle venait à être menacée et, je n’hésite pas à le dire, je suis de ceux qui regardent comme certain qu’une époque viendra où notre indépendance sera menacée. Quand cette époque viendra-t-elle ? Quelle seront les circonstances qui la feraient naître ? ce n’est pas ici le moment d’expliquer la pensée à cet égard, mais je regarde comme certain qu’il viendra un moment où nous ne maintiendrons l’intégrité du pays, que par la force des armes. Eh bien, messieurs, je suis disposé à voter tout ce que le gouvernement demandera et qu’il me dira être nécessaire pour assurer la défense de nos frontières. Mais je suis très-embarrassée quant au vote que je vais émettre. M. le ministre demande 28 millions, mais il ne déclare pas, qu’avec l’organisation que permettront ces 28 millions, il pourra organiser et entretenir une armée suffisante pour que, en temps de guerre, les cadres de cette armée, dont le personnel sera élevé probablement à 80,000 hommes, que les cadres de cette armée dans une pareille circonstance suffiront à tous les besoins. Eh bien, messieurs, je ne voterai que si le gouvernement fait cette déclaration de la manière la plus formelle.

Nous nous occupons tous les jours de lois plus ou moins intéressantes, mais je ne connais pas, quant à moi, de question plus grave que celle qui s’agite en ce moment, car il s’agit pour nous de vivre ou de mourir. Je ne veux pas, moi, d’une existence qui peut se prolonger un ou deux ans, trois ans, selon les circonstances ; je veux une existence nationale assurée, une existence nationale tellement forte, qu’elle n’ait à craindre aucune éventualité. Notre position, pour cela, est très-belle ; lorsque la guerre éclatera, le gouvernement pourra prendre une attitude extrêmement avantageuse ; mais il lui faut une armée.

J’ai entendu tout à l’heure l’honorable M. Brabant nous dire : « En 1840 on demandait 33 millions, cependant le service s’est très-bien fait avec 29 millions. » Messieurs, en temps de paix, il n’y a rien d’étonnant à ce que le service se fasse avec 29 millions ; on pourrait même le faire avec 20 millions. Rappelez-vous, messieurs, que dans les premiers mois de 1831 le service se faisait très-bien aussi avec le budget que nous avons voté ; mais quand nous avons été attaqués, quand il a fallu nous défendre, le service qui avait si bien marché en temps de paix a fort mal marché en temps de guerre. Je désire ne pas voir le renouvellement d’un désastre pareil. Il faut donc que le gouvernement se déclare responsable, qu’il nous dise qu’avec les fonds demandés il garantit, autant qu’on peut garantir, une chose semblable, qu’il garantit moralement la défense du pays.

Quant à nous, quels calculs pouvons-nous faire ? Nous ne savons pas quel plan de défense on adoptera, car on nous a même défendu de nous occuper de la question de savoir si nos forteresses seront conservées oui ou non. Nous ne pouvons donc rien calculer. D’un autre côté, nos études n’ont pas eu pour principal objet l’art de la guerre, et nous n’avons pas à notre disposition les renseignements dont nous aurions besoin.

Le gouvernement, au contraire, compte dans son sein deux généraux ; il est entouré des lumières de tous les hommes spéciaux que l’armée renferme ; il a fait mûrement examiner la question par une commission de généraux ; c’est donc le gouvernement qui doit être responsable et non pas nous ; c’est le gouvernement qui doit nous dire de quelle somme il a besoin pour entretenir une armée suffisante, une armée avec laquelle il puisse défendre l’indépendance du pays, car c’est là le but pour lequel l’armée est instituée. Si l’on était sûr d’une paix éternelle, mais je voterais pour qu’on supprimât les trois quarts de l’armée. Si nous maintenons une armée, c’est pour nous défendre en cas de besoin.

Je demande donc que M. le ministre de la guerre s’explique catégoriquement, lui ou tout autre organe du gouvernement et qu’il vienne nous dire si l’organisation qu’il nous présente et qui doit entraîner une dépense de 28 millions, suffira pour parer à toutes les éventualités que l’on peut prévoir.

Remarquez bien, messieurs, qu’au premier événement malheureux, on verrait le gouvernement venir en rejeter sur nous la responsabilité. Moi, je récuse ma part dans cette responsabilité. Je ne veux pas empoisonner les jours de ma vieillesse (Interruption.) Oui, messieurs, ils seraient empoisonnés si je pouvais croire que par un vote quelconque, et à une époque quelconque, j’aurais compromis l’indépendance de mon pays.

M. le ministre de la guerre (M. Du Pont) – Je me servirai, messieurs, des dernières paroles de l’honorable membre, et je dirai que si, par la loi qui vous est soumise, j’eusse cru compromettre le sort du pays, je n’aurais jamais fait cette proposition.

Je dois, messieurs, vous faire observer ensuite que je ne puis pas dire d’une manière absolue que 28 millions suffiront et suffiront toujours. Il s’agit ici des cadres de l’armée et non du budget. E je dois dire, quant au chiffre de celui-ci, que les années peuvent être favorables ou défavorables, quant à l’achat des denrées, que mille circonstances diverses peuvent beaucoup influer sur le chiffre du budget, et qu’il m’est impossible de le prédire pour plusieurs années.

Quant à l’année présente, j’ai ma tranquillité à cet égard, et j’ai communiqué cette tranquillité aux honorables membres de la section centrale.

Je sens le besoin de répondre encore à diverses observations qui ont été présentées, mais je prie les honorables membres de me permettre de le faire en grande partie dans la discussion des articles. Je dois cependant répondre dès à présent quelques mots à l’honorable M. Meeus. L’honorable membre nous a demandé si nous avions une réserve. Je pourrai demander, messieurs, si depuis 1830 nous avons une réserve.

Nous sommes placés aujourd’hui dans une situation financière meilleure que celle qui existait précédemment ; nous sommes arrivés à la balance financière et nous avons l’espoir de créer tôt ou tard une réserve. La question importante en ce moment, c’est de savoir si proportionnellement aux autres puissances nous demandons trop. Je suis prêt à entrer dans des détails à cet égard si la chambre le désire.

Plusieurs membres – Dans la discussion des articles.

M. le ministre des finances (M. Mercier) – Messieurs, appelé au sénat pour assister à la discussion des lois de finances, je ne me trouvais pas dans la chambre au moment où l’honorable M. Meeus a fait, je pense, une interpellation au gouvernement ; on me rapporte que l’honorable membre a subordonné son vote à la réponse qui serait donnée à son interpellation. Il s’agit de savoir si le gouvernement entend former une réserve pour les circonstances difficiles, pour les temps où un grand déploiement de forces deviendrait nécessaire. Eh bien, messieurs, je crois avoir répondu d’avance à cette interpellation ; je l’ai fait déjà plusieurs fois dans cette enceinte et (page 1326) récemment dans le discours que j’ai prononcé lors de la présentation des budgets. J’ai dit alors que le gouvernement avait à atteindre un triple but ; le premier d’établir l’équilibre entre les recettes et les dépenses publiques ; le deuxième d’éteindre la dette flottante et le troisième de nous créer une réserve. Les deux premiers résultats sont à peut près obtenus ; le troisième but, messieurs, nous chercherons à l’atteindre également par tous les moyens qui seront en notre pouvoir, et aussi promptement que les circonstances le permettront. Avec le concours des chambres nous avons la confiance d’y parvenir. J’espère que dès la session prochaine je pourrai proposer des mesures qui amélioreront, sous ce rapport, notre position. Nous trouverons dans la création d’une réserve un élément de force pour repousser tout envahissement et un nouveau gage de maintien de la nationalité belge.

M. Verhaegen – Messieurs, j’ai demandé la parole, lorsque j’ai entendu l’honorable M. d’Huart combattre l’opinion qui avait été énoncée par M. le ministre de la guerre. Ce point est bien plus important qu’on ne le pense, et je tiens beaucoup à avoir des explications catégoriques à cet égard.

Les cadres doivent-ils être nécessairement au complet. Ou bien ne s’agit-il que d’un simple maximum, le gouvernement restant libre de remplir ou de ne pas remplir les cadres, à mesure des vacatures ?

Quelles doivent être les conséquences de l’un et de l’autre système ?

A mes yeux, la loi d’organisation que nous allons voter est obligatoire à la fois et pour le ministère et pour la législature. Qu’est-ce qu’une loi d’organisation ? C’est une loi de sûreté, et c’est tellement une loi de sûreté qu’en y concourant, nous prenons sur nous une part de la responsabilité.

Que disait-on, lorsqu’on contestait la nécessité d’une loi d’organisation ? On disait : « La chambre n’avait pas à régler cet objet ; c’est au gouvernement à apprécier les circonstances ; à lui la responsabilité des mesures qu’il prend ; le roi commande l’armée ; c’est dans les attributions du pouvoir exécutif que rentre l’organisation de l’armée. »

Mais ce système n’a pas prévalu. On a voulu une loi d’organisation, et maintenant que nous sommes à élaborer une loi d’organisation, on recule.

Ne confondons pas le contingent annuel avec la loi d’organisation. Par la loi du contingent, nous fixons le nombre d’hommes ; nous ne nous occupons des cadres que par rapport aux sommes nécessaires que nous votons dans le budget. La loi que nous faisons maintenant est tout autre chose, c’est une loi d’organisation, une loi de sûreté à laquelle nous devons prendre part comme législateurs.

Il suffit de se pénétrer des termes du projet lui-même, pour être convaincu qu’il ne s’agit pas ici d’un maximum qu’il reste libre au gouvernement d’atteindre ou de ne pas atteindre ; que la loi est impérative, et que les cadres devront toujours être tenus au complet.

Ce n’est pas une loi de finance que nous allons voter, c’est une loi d’intérêt général, d’ordre public, de sûreté intérieure et extérieure ; c’est une loi d’organisation ; il faut qu’elle soit exécutée.

Pourrait-on, à l’égard des cadres de l’armée, en agir autrement qu’à l’égard des cadres de l’ordre judiciaire ? Non sans doute ; or, les cadres de l’ordre judiciaire doivent être constamment remplis. C’est là une obligation à laquelle le gouvernement ne peut pas se soustraire.

Il ne serait pas permis au gouvernement, sous prétexte de faire une économie de laisser une place vacante dans tel ou tel tribunal, dans telle ou telle cour. Les cadres étant déterminés par la loi, il faut qu’ils soient remplis.

Ai-je besoin de répondre à l’objection qui consiste à dire : « Trouvera-t-on des hommes capables pour pourvoir immédiatement aux vacatures ? » Je désespérerais de mon pays, si cette objection pouvait avoir le moindre fondement ; mais qu’on se rassure, on trouvera toujours assez de capacités pour remplir les cadres ; et les officiers vraiment capables, on les recrutera, non dans la classe qu’a semblé vouloir indiquer l’honorable comte de Mérode, mais dans les classes populaires, dans les rangs de ceux qui auront été soldats et caporaux.

J’ai vu du reste avec bonheur que, quant à la question du maximum, l’opinion de M. le ministre de la guerre s’accorde parfaitement avec la mienne.

M. Dumortier – Messieurs, la loi que nous discutons est certes la loi la plus grave qui puisse occuper une législature. Il s’agit ici, non pas d’une question d’un jour, mais d’une question toute entière d’avenir ! La discussion a duré déjà fort longtemps, aussi mon intention n’est-elle pas d’entrer dans de longs détails. Mais il y a des observations qui ont été présentées dans cette séance et qui me paraissent tellement importantes que je crois nécessaire d’insister de nouveau pour obtenir une réponse catégorique sur ce point.

La loi d’organisation que nous élaborons aujourd’hui, n’est pas une loi pour la paix, c’est une loi pour le cas de guerre.

Or, messieurs, j’ai entendu M. le ministre de la guerre nous dire tout à l’heure que les cadres que nous allions voter étaient les cadres de l’armée pour le pied de paix. D’un autre côté, dans le cours de la discussion, on a représenté notre armée comme devant être portée, en cas de conflagration européenne, à 80 mille, 100 mille et 110 mille hommes. Aussi deux nécessités se présentent, la nécessité des cadres, et la nécessité des moyens pour faire face à la dépense qu’entraînerait une conflagration européenne.

D’abord, je dois déclarer qu’à mon avis ce qu’on devait faire dans une loi d’organisation de l'armée, c’est de nous donner une organisation, non pour le pied de paix, mais pour le pied de guerre. C’est ainsi que j’interprète la Constitution. Comme l’a dit l’honorable M. de Brouckère, s’il ne s’agissait que d’une armée sur pied de paix, nous n’aurions pas à émettre un vote aussi solennel que celui que nous allions prononcer. Ce que nous demandons, nous, représentants du peuple, nous sur qui pèse une responsabilité dans cette grave question, c’est de savoir ce qui est nécessaire au pays pour sa défense.

« Vous voulez, dites-vous, mettre sur pied une armée de 80 à 100 mille ou 110 milles hommes, si des événements graves venaient à éclater. » C’est le contingent que nous avions encore lors de nos démêlés avec la Hollande. Eh bien, il faut que la chambre sache quels seraient les cadres nécessaires pour parer à ces graves éventualités. Si la guerre était imminente, il serait trop tard pour venir demander à la chambre, qui même peut-être ne serait pas réunie, une organisation sur le pied de guerre. La guerre ne se prévoit pas, elle arrive inopinément. Rappelez-vous ce qui s’est passé, il y a quelques années : une simple note échangée entre la France et l’Angleterre a failli amener une conflagration européenne ; l’affaire de Mehemet-Ali est venue à l’improviste, personne ne s’y attendait quinze jours auparavant.

Je désire donc que le gouvernement nous dise comment il veut organiser l’armée, pour le cas ou l’armée devrait défendre le territoire.

Mais, messieurs, à côté de la question, il s’en présente une autre, non moins grave. On l’a dit depuis longtemps ; pour faire la guerre, il faut deux choses : des hommes et de l’argent. Vous voulez une armée de 80 à 100,000 hommes. Eh bien, ce point-ci est admis unanimement : autant de mille hommes, autant de millions de francs. Si donc vous voulez une armée de 80, ou de 100,000 ou de 110,000 hommes, il vous faut donc 80, 100 ou 110 millions pour faire face aux dépenses de cette armée pendant un exercice.

Maintenant, je demanderai au gouvernement où il ira chercher les fonds pour faire face à cette dépense. Déjà depuis plusieurs années, j’ai appelé l’attention de la chambre, du gouvernement et du pays sur l’importante question d’une réserve, et je me félicite d’avoir été le premier à soulever cette question dans cette enceinte.

C’est une des choses les plus importantes pour un pays d’avoir un gouvernement qui ne vive pas au jour le jour, qui prévoie l’avenir et soit prêt à faire face aux crises qui peuvent se présenter. Si demain une conflagration européenne venait à éclater, quelle serait la situation financière du pays, quels seraient ses moyens de faire face aux dépenses nécessaires pour assurer notre indépendance ? Notre position, en pareil cas, serait déplorable ; nous aurions, non de l’argent pour payer une armée, mais 20 millions de dette flottante à couvrir d’un moment à l’autre ; car nous avons encore 20 millions de dette exigible ?

M. le ministre des finances (M. Mercier) – C’est une erreur.

M. Dumortier – Nous avons voté 20 millions de bons du trésor, le ministre peut les employer du jour au lendemain, pourvu encore que les dix millions à consolider le soient réellement. Car sans cela ce serait 30 millions de dette flottante que nous aurions. J’admets donc, comme dette du pays, la dette votée par les chambres. Je ne puis pas prendre d’autre point de départ, je ne connais pas les secrets de M. le ministre des finances. C’est donc 20 millions dont on peut venir demander le remboursement aux échéances. Ainsi donc, il nous faudra non-seulement des fonds pour entretenir l’armée, mais nous créer des ressources pour rembourser ces bons du trésor. Voilà la situation vicieuse, déplorable, dans laquelle le pays se trouve placé. Je dis qu’il faut au plus tôt en sortir et faire en sorte qu’au lieu de 20 millions de dette flottante, nous ayons une réserve de 20 millions pour faire face aux besoins au jour du danger, pour mettre une armée suffisante sous les armes. Ne pensez pas que nous pourrions encore trouver les moyens dont nous avons fait usage en 1830. Deux fois nous avons eu recours à des emprunts forcés. On ne peut avoir recours à des moyens de ce genre que dans les moments de la plus grande exaltation patriotique et il est toujours dangereux de devoir les employer en cas de guerre avec l’étranger.

En 1830 rien n’était organisé pour la guerre ; nos braves soldats qui deux mois auparavant avait chassé l’ennemi et défendu notre nationalité se sont trouvés sans pain en présence de l’ennemi !

Comment voulez-vous assurer la subsistance de l’armée, si vous n’avez pas d’argent à donner aux entrepreneurs pour la payer ?

Vous voulez conserver un système de forteresses qui comprend 28 ou 30 places. Où est l’armement ? Avez-vous le matériel ?

M. le ministre de la guerre (M. Du Pont) – Oui, nous l’avons !

M. Dumortier – J’en suis charmé ; cette déclaration me fait extrêmement de plaisir. Mais avez-vous les fonds nécessaires pour les approvisionner de vivres ? Car pour maintenir une garnison dans une forteresse, il faut y avoir des vivres pour plusieurs mois, afin qu’elle ne soit pas prise par la famine. Ici encore nous nous trouvons dans une position telle qu’en faisant un budget, en votant une loi d’organisation de l’armée telle qu’on la présente, nous n’avons rien fait pour la défense du pays ; car il importe peu d’avoir voté des cadres et des hommes, si on n’a pas l’argent nécessaire pour les payer, pour les nourrir.

Messieurs, dans tous les gouvernements où la pensée d’avenir préside à la chose publique, il y a un encaisse et un encaisse considérable qui reste dans le trésor de l’Etat exclusivement destiné à faire face à des circonstances extraordinaires, à se mettre en mesure de parer aux événements, en cas d’une conflagration générale. En Russie, chaque année on entre dans un fort situé dans le palais impérial fermé à trois clefs, dont une est entre les mains de l’empereur et les deux autres sont entre les mains de grands dignitaires, pour y mettre des capitaux considérables, des millions qui sont là en réserve pour le cas de guerre. En Prusse, où le papier-monnaie circule, les coffres de l’Etat sont remplis de numéraire qu’on garde pour le cas de guerre. C’est ainsi que dans tous les pays bien (page 1327) organisés on se prépare pour les cas de guerre. Nous qui nous trouvons entourés de trois puissances belligérantes, s’il arrive une coalition, nous nous trouverons non-seulement sans argent, mais avec une dette exigible ! Voilà la position la plus grave, la plus imprudente qu’on puisse signaler au pays ; c’est une position qui appelle au plus haut point l’attention du gouvernement et de la législature.

Qu’importe que vous votiez une armée de 80 mille hommes si vous ne pouvez la mettre sur pied faute de fonds ?

J’insiste donc pour avoir une réponse catégorique sur ce point, car la réponse de M. le ministre des finances, ne me satisfait pas. On a voulu présenter l’an dernier un système de réserve qui consistait dans la suppression de l’amortissement de la dette. Ce système est vicieux, car chaque année vous augmentez la dette si vous ne l’amortissez pas ; vous sacrifiez les générations futures au bien-être du présent. Il faut que l’Etat sache sacrifier une partie notable de son revenu pour créer une réserve qui la mette à même de faire face aux besoins extraordinaires. Il en faut pas pour cela, comme on le dit à mes côtés, créer de nouveaux impôts ; on peut prendre pour cela l’excédent des produits du chemin de fer, et faire des économies sur d’autres services.

Pour moi, messieurs, j’aurais voulu que l’on votât pour l’armée un chiffre global, de manière à intéresser le ministre de la guerre lui-même à faire une réserve pour le cas de guerre. Voilà comment j’aurais voulu qu’on procédât : intéresser la guerre de la paix à faire des réserves pour la guerre de la guerre.

Messieurs, je n’abuserai pas de vos moments ; je sais que la discussion a duré déjà très-longtemps. Mais je tenais à exprimer cette opinion que je professe depuis longtemps et que je voulais émettre dès le début de cette discussion ; je tenais à faire voir à la chambre quelle est la première, la plus indispensable mesure à prendre pour sauver le pays en cas de conflagration européenne.

M. de Brouckere – Je crois pouvoir interpréter la réponse de M. le ministre de la guerre en ce sens que selon lui, avec la loi d’organisation de l'armée qu’il présente, il aura assez de latitude pour pouvoir, en cas de guerre, organiser immédiatement une armée suffisante pour défende nos frontières.

Voilà comment j’entends la déclaration de M. le général du Pont ; je déclare de mon côté, que je voterai les chiffres qu’il demandera et que je me prononcerai contre toutes les réductions proposés par la section centrale et contre celles qui pourraient être posées par des membres de la chambre dans le cours de la discussion.

La responsabilité pèsera donc toute entière sur le gouvernement, si tant est que la chambre adopte mon opinion et accorde les chiffres demandés par le gouvernement. M. le ministre ne doit pas être étonné de l’interpellation que je lui adresse, car il doit se souvenir que, peu de temps après son entrée au ministère, je lui ai fait connaître mon opinion sur l’organisation de l'armée, que je l’ai engagé à ne consentir à aucune réduction autre que celle qu’il pourrait admettre sans exposer la sûreté du pays, à n’avoir aucune condescendance pour les opinions des autres, à ne pas montrer de faiblesse ; car c’est la seule chose qu’on ne lui pardonnerait pas.

M. le ministre de la guerre a déclaré que, dans son opinion, la loi qu’il présente était suffisante pour la sûreté du pays, je la voterai.

Je ne saurais partager l’avis de l’honorable M. Dumortier, que ce qu’il y aurait de mieux à faire serait de voter un chiffre global dont le gouvernement ferait tel emploi qu’il jugerait convenable, car il pourrait être poussé à des économies qui finiraient pas compromettre la sûreté du pays. Quelque partisan que je sois des économies, je ne le suis pas à ce point de les exagérer de telle manière que l’indépendance du pays ne soit plus assurée. Ceci me conduit à dire quelques mots sur la question soulevée tout à l’heure, de savoir si les cadres devront toujours être remplis ou s’ils constituent seulement un maximum qu’on fixe au gouvernement. A mon avis, la règle générale est qu’ils soient toujours remplis.

M. d’Huart – C’est aussi mon avis.

M. de Brouckere – Mais il ne faut pas être rigoureux au point de soutenir qu’aussitôt que des places sont vacantes, il faut y pourvoir immédiatement. Il faut, par exemple, si certaines places viennent à vaquer, que le gouvernement, s’il estime que ceux qu’il pourrait y nommer pour le moment ne sont pas assez capables et qu’en différant un peu il trouverait des hommes qui le soient plus, il puisse différer. En un mot, il n’y aura pas d’obligation pour lui de combler tous les vides, de telle manière que jamais aucun grâce des cadres ne reste sans être rempli.

La loi sera donc comprise en ce sens, qu’en général les cadres seront remplis mais que le gouvernement peut, selon les circonstances le commandent, en laisser, pendant un temps moral, un certain nombre de places vacantes.

M. de Mérode (pour un fait personnel). – Je n’assistais pas au début de la séance, mais on m’a dit, messieurs, qu’un des premiers orateurs inscrits avait interprété quelques phrases de mon discours d’hier, d’une manière peu favorable, et m’avait donné une sorte de leçon constitutionnelle, singulièrement élémentaire puisqu’elle devait m’apprendre qu’il n’y a, en Belgique, d’autre privilège de naissance que celui de la transmission héréditaire de la royauté. Lorsqu’un homme politique a servi son pays dans le gouvernement et dans les chambres pendant quinze ans, il me semble, messieurs, qu’on devrait, avant de lui donner de pareilles leçons, examiner sérieusement ses paroles ; avant de leur donner une interprétation qui les rend en quelques sorte ridicules, car l’a,b,c, de la Constitution belge est qu’aucun privilège de famille, aucun privilège aristocratique n’est reconnu par l’Etat. Et si j’ignorais ce principe, il faudrait que j’eusse perdu toute mémoire, et que je fusse parvenu à l’âge caduc où l’on ne se souvient plus de rien. Cela posé, mon langage ne laissait-il pas à l’honorable membre auquel je réponds, aucun moyen de lui donner une signification raisonnable au lieu d’une signification absurde ? Je ne suis dominé ni par le sentiment aristocratique ni par le sentiment démocratique ; j’estime le bon sens pratique sans lequel on ne fait rien de solide. La Constitution belge n’est ni aristocratique ni démocratique, elle n’est pas aristocratique puisqu’aucune famille ne possède de privilège. Elle n’est pas démocratique puisqu’elle reconnaît un roi et l’hérédité du trône, puisqu’elle exige un cens électoral. Dans une vraie démocratie, il ne faut rien de tout cela. Tout au plus, peut-on exiger des conditions d’âge, certaines connaissances acquises, mais rien de plus.

On avait reproché à quelques notabilités du pays (je me sers de ce mot notabilité en tremblant, de peur qu’on ne m’accuse encore d’aristocratie, mais enfin, je suis bien forcé d’employer les mots qui expriment les choses) ; on avait reproché à quelques notabilités du pays d’envoyer leurs enfants servir en Allemagne ; et j’ai donné quelques motifs de cette expatriation militaire, et j’ai exprimé en même temps l’opinion, que j’avoue sans crainte, qu’il était bon d’attirer cette classe, je n’ai pas dit cette caste, dans l’armée belge. Etait-ce au moyen de privilèges ? Nullement. C’était d’abord, en exigeant une pension à la décharge du trésor public. Je ne sache pas que de payer une pension pour recevoir une instruction soit un privilège. Autrement il faudrait dire que les personnes dont on exige un cautionnement pour occuper une place ont un privilège sur celui qui ne peut fournir ce cautionnement.

Quel est l’autre privilège que j’ai réclamé ? celui de ne pas se farcir la tête presque exclusivement de mathématiques ou de chimie, quand on veut servir dans la cavalerie ou l’infanterie, et que l’examen des élèves porte sur d’autres connaissances que je crois préférables pour les officiers de ces armes, et qui, j’en suis persuadé, sont pour eux beaucoup plus utiles, contribuent, selon moi, davantage que les mathématiques et la chimie à la bonne éducation, à la véritable instruction.

Du reste, je possède la blouse percée d’une balle que portait mon frère à Berchem. Elle me rappelle suffisamment que nous ne sommes plus au siècle du comte d’Egmont.

Cependant, quand je parle ici, messieurs, je ne parle point pour une vaine popularité de parade, je dis que je considère comme vrai un point de vue sérieux, au point de vue de l’intérêt public, de l’intérêt national. Je le dis sans m’inquiéter des préjugés démocratiques ou autres, et, tant que je siégerai dans cette enceinte, je parlerai conformément à ces grands intérêts.

M. Manilius – Messieurs, je suis de ceux qui pensent que, si la loi d’organisation des cadres vient à être adoptée, les cadres devront être tenus au complet, comme on tient au complet tous les cadres des institutions que nous avons votées. Je ne m’étendrai pas là-dessus, puisque les honorables préopinants l’ont démontré victorieusement. Seulement, j’ajouterai que ce sera d’autant plus du devoir de M. le ministre de la guerre que dans les cadres proposés, il y a réduction relativement à l’état actuel des choses. Ainsi il y a un sous-lieutenant de moins par compagnie. Il n’y aura plus qu’un lieutenant et un sous-lieutenant. Laisser de tels cadres incomplets, ce serait nuire au bien du service. Je pense que le gouvernement lui-même a intérêt à tenir ces cadres au complet.

Mais ce n’est pas le motif qui m’a fait prendre la parole. J’ai pris la parole au moment où l’on a émis dans cette enceinte une idée qui ne me paraît pas susceptible d’exécution en ce moment. Un honorable député de Bruxelles a mis en avant l’idée d’avoir une réserve non pas en hommes, mais en écus. Je ne pense pas que le moment soit heureusement choisi ; car, malheureusement nous n’en sommes pas encore à pouvoir espérer thésauriser. Mais si un jour nous devons avoir une réserve, il sera bon d’y ajouter une trésorerie, un conseil de surveillance et d’administration. L’honorable député de Bruxelles vous a cité à cet égard ce qui se passait sous l’empire français : Napoléon, vous a-t-il dit, avait une réserve de 300 millions. Sans doute ; mais où était-elle déposée ? Etait-ce à la banque ? non ; c’était dans les caves des Tuileries. Ces fonds étaient sous sa garde, à sa disposition. Il y puisait quand il le voulait.

Quand nous aurons le bonheur de pouvoir thésauriser, je pense qu’il sera bon que l’on détermine le lieu du dépôt. L’idée me paraît bonne ; mais dans l’exécution elle devra être mûrie, complétée. Elle ne peut être mise en avant qu’au moment opportun, or le moment n’est pas opportun.

Dans quelle situation nous trouvons-nous ? Nous nous voyons contraints de faire à l’armée une large blessure, non pour thésauriser, mais pour soulager le contribuable. Le motif de la loi est une économie forcée, obligatoire.

Pour rétablir la vérité des faits, je puis dire que nous n’y avons pas pensé, mais que nous avons bien le temps d’y réfléchir.

Ces seules observations suffisent pour faire renvoyer cette idée à d’autres temps.

M. le ministre des finances (M. Mercier) – Nous n’avons pas à nous occuper maintenant des moyens de créer une réserve ni de la caisse dans laquelle elle sera placée. Mais je ne puis m’empêcher de déclarer que j’applaudis aux sentiments de patriotisme qui ont inspiré deux honorables préopinants lorsqu’ils ont, à l’occasion de la discussion actuelle, signalé la nécessité d’une réserve à l’attention de la chambre. Le gouvernement, messieurs, regarde comme un devoir de ne négliger aucun moyen convenable pour obtenir ce résultat à une époque rapprochée et aussitôt que les circonstances le permettront (page 1328). La chambre aura, du reste, à se prononcer sur les mesures propres à créer et à conserver cette réserve.

M. Meeus – Je m’étonne que l’honorable M. Manilius ait donné à ma pensée une portée qu’elle n’a pas. En demandant au gouvernement de s’expliquer sur les moyens que l’on aurait, en cas de guerre, pour faire face aux dépenses de l’armée, j’ai cité, il est vrai ce qu’a fait Napoléon dans deux circonstances. Mais je n’ai pas dit au gouvernement de faire de même. J’ai voulu seulement prouver que le génie militaire doit aller jusqu’à prévoir comment on pourra pourvoir aux dépenses de l’armée. L’honorable membre vous dit : C’est une question que nous examinerons. J’ai dit : C’est une question qu’il faut examiner. Nous sommes donc d’accord. Il ne s’agit pas pour le moment de thésauriser, de déposer des millions à la banque. Au reste, avec ce système de défiance toujours stérile, on ne fait rien. Supposez, je vous prie, dans celui qui vous parle autant de patriotisme que vous en avez vous-même. Ne me supposez pas pour mobile un vil intérêt secondaire.

J’ai dit que c’était le moment de s’occuper de la question d’une réserve financière parce que pendant 15 ans on ne s’en est pas occupé. Au moment du danger, direz-vous, on ferait face aux dépenses. Mais comment le ferez-vous, lorsque ce serait impossible dans l’état de paix où nous nous trouvons ? C’est peu de décréter l’organisation des cadres ; il faut assurer les moyens de les remplir. Avez-vous donné au gouvernement le moyen de faire un emprunt, si la guerre venait, le moyen de pourvoir aux dépenses que nécessiterait l’armée ?. Nullement.

Je crois être sur ce point d’accord avec ceux de mes honorables collègues qui ont traité la même question.

Mais quand on parle d’une réserve, est-ce à dire qu’elle doit être faite en écus ? Pour moi, c’est une question à examiner. J’avoue que de prime-abord, je ne le pense pas. Tout au moins cette réserve ne devrait être en écus que pour une faible part.

Aujourd’hui nous en sommes à ce point que les contributions, en Belgique, sont exigées avec une certaine rigueur. On ne laisse plus trop de temps au fermier pour payer ses contributions. Après un hiver aussi rigoureux que celui que nous venons de subir, ne serait-il pas convenable de ne pas presser la rentrée des contributions et de laisser ainsi quelques millions en réserve chez les fermiers.

De plus, le gouvernement qui, par sa diplomatie doit être le premier au courant des événements qui peuvent surgir, pourrait, s’il avait le pouvoir de négocier un emprunt, remplir, au moment du danger, les caisses de l’Etat, et être ainsi en mesure de pourvoir aux besoins de l’armée.

Qu’ai-je demandé ? Que le gouvernement examinât ces questions d’ici à la session prochaine, qu’il proposât des moyens qui n’existent pas, qui n’ont jamais existé depuis quinze ans, pour faire face à l’éventualité d’une guerre.

Voilà ma pensée toute entière ; je regrette vivement l’interprétation qu’y a donnée l’honorable préopinant, laquelle n’est digne ni de lui ni de moi.

M. Manilius (pour un fait personnel) – Ou je n’ai pas bien compris l’honorable comte Meeus, ou il ne m’a pas compris. S’il m’a compris, j’ai lieu de m’étonner de sa vivacité ; je ne la conçois pas après la manière prudente dont j’ai traité la question en renvoyant à d’autres temps l’idée qu’il avait émise, en témoignant le désir qu’elle fût mise en pratique dans un moment plus opportun. Y avait-il là de quoi venir se mesurer avec moi… en patriotisme (On rit.)

Sous ce rapport, je n’ai pas besoin de protester de mes sentiments. Mais si l’honorable comte de Meeus revendique du patriotisme, j’en revendique à mon tour, et c’est avec confiance que j’en laisse la chambre juge.

Comme c’est pour un fait personnel que j’ai obtenu la parole, je ne ferai pas comme l’honorable comte Meeus qui, à l’occasion d’un fait personnel, a ajouté à son idée de nouveaux développements, qui, au reste, n’ont pas rencontré mes observations.

Je n’ai pas parlé du dépôt entre les mains des banques particulières, ou de sociétés.

J’ai parlé d’une réserve de capitaux confiée aux soins d’une institution gouvernementale, une trésorerie, qui serait agréée par les chambres, de préférence à une institution particulière.

Dût l’honorable comte Meeus se fâcher tout rouge, je déclare que si j’avais l’administration des capitaux de l’Etat, ce n’est pas entre les mains d’une banque particulière que j’abandonnerais ces capitaux !…

J’ai dit.

M. Malou - Je crois qu’il est prématuré de discuter en quelle caisse sera placée la réserve, attendu que cette réserve n’existe pas.

Quant au principe en lui-même, plusieurs fois, depuis ces dernières années, j’ai entendu émettre cette idée ; je le vois avec beaucoup de plaisir gagner du terrain. Mais il est nécessaire que nous ne restions pas à cet égard dans les théories. Pour créer une réserve, il faut commencer par l’économie dans les dépenses, quand on ne peut augmenter les impôts. C’est ce que nous avons souvent perdu de vue. Quant à moi, j’ai quelquefois parlé de la nécessité d’une réserve. Mais en présence des faits que j’ai vu poser depuis lors, je regrette que, dans cette session même, pour plusieurs lois de travaux publics, nous nous laissons aller sur la pente si facile, mais si dangereuse, des travaux publics. Sans doute, je désire une réserve ; mais à cet égard, je l’avoue, je ne compte plus que sur la charité ; j’ai perdu la foi et l’espérance.

La deuxième question, messieurs, sur laquelle je demande la permission d’ajouter un mot, se rattache à la définition du caractère même du projet.

Quant à moi, j’adopte entièrement la définition qui a été donné par l’honorable M. de Brouckère. La loi est essentiellement par elle-même un maximum. Tant que le gouvernement reste dans ce maximum, aucun reproche ne peut lui être fait ; il vient déclarer, sous sa responsabilité, qu’il est dans la nécessité d’aller jusqu’au maximum.

Mais, messieurs, ne disons pas qu’il y aura abus lorsque le gouvernement n’atteindra pas le maximum. Les circonstances peuvent changer ; elles peuvent être telles que le gouvernement, auquel appartiendra toujours la responsabilité, parce que l’action lui apparient, vienne lui-même vous dire : Je puis rester au-dessous des cadres. Peut-être même viendra-t-il vous dire : Il m’est impossible de ne pas rester au-dessous des cadres.

La loi d’organisation, d’après la manière dont elle est rédigée, messieurs, ne faut nullement obstacle à cela. En ce sens, je ne vois aucune différence ni aucune contradiction entre l’opinion exprimée par M. le ministre de la guerre et l’opinion de l’honorable M. d’Huart. M. le ministre de la guerre vous a dit qu’il atteindrait le maximum ; mais il ne vous a pas dit qu’il se croirait obligé de maintenir toujours ce maximum.

C’est un point important sur lequel je crois que nous pourrions être fixés.

- Personne ne demandant plus la parole, la discussion générale est close.

Discussion des articles

Cadre des officiers de l'infanterie

M. le président – La section centrale, comme vous avez pu le voir par le rapport que vous a présenté le prince de Chimay, a commencé l’examen des articles par l’infanterie. Si la chambre n’y voit pas d’obstacle, nous adopterons la même marche.

De plus, la section centrale a commencé par les officiers subalternes, pour arriver ensuite aux grades supérieurs. Si donc personne ne s’y oppose, je mettrai d’abord en discussion le chiffre des officiers subalternes de l’infanterie.

Le gouvernement propose le chiffre de 1,095. La section centrale adopte ce chiffre.

M. Brabant – Messieurs, le budget qui vous a été présenté cette année, de même que celui qui vous a été présenté pour 1844, est établi dans la prévision de l’adoption du projet d’organisation qui vous est maintenant soumis. L’effectif de l’infanterie pour 1844, ainsi que pour cette année, est de 19,258 hommes. Il avait été en 1841, de 19,316 ; en 1842, de 19,470 ; le budget de 1843 proposait 21,514.

M. le ministre de la guerre propose de répartir cet effectif entre 16 régiments, dont 15 ont la même organisation et un se trouve organisé à 4 bataillons de 6 compagnies avec un bataillon de réserve de 2 compagnies.

Une observation a été présentée hier contre la réduction d’un sous-lieutenant ; cette réduction n’a pas obtenu l’approbation d’un honorable membre. Je ferai observer à cet honorable membre que déjà la réduction d’un sous-lieutenant par compagnie avait été proposée dans les budgets du pied de paix de 1832 et de 1833.

Les régiments des troupes de ligne se trouvaient, dans le budget de 1832, et dans le budget de 1838, organisés à trois bataillons de 6 compagnies et un bataillon de 2 compagnies ; total 20 compagnies ; et il n’y avait que vingt-six sous-lieutenants ; ainsi seulement six compagnies ayant deux sous-lieutenants.

Les trois régiments de chasseurs se trouvaient organisés à deux bataillons de 6 compagnies, plus deux compagnies de dépôt ; total, 14 compagnies ; et l’on demandait seulement dix-huit sous-lieutenants ; ainsi, il y avait dix compagnies qui n’avaient qu’un sous-lieutenant.

Voilà, messieurs, pour la justification de cette réduction d’un sous-lieutenant, réduction qui avait été proposée par la commission des généraux, comme l’honorable membre a pu s’en convaincre par la lecture qu’il a faite de ce travail.

Cette réduction est-elle suffisante, messieurs ? Je ne le pense pas. Je crois que le nombre des compagnies conservées dans le projet d’organisation est encore trop considérable, et cette opinion a été partagée par des généraux, membres de la commission instituée en 1842. La commission reconnaît que l’effectif de la compagnie est trop faible pour avoir la consistance nécessaire et pour faire un bon service. La question de savoir s’il l’on supprimerait des compagnies y a été agitée, mais elle a été résolue dans le sens du maintien, parce que l’on avait assez d’argent pour pouvoir augmenter l’effectif en hommes.

Aujourd’hui que le gouvernement reconnaît, et pour la cinquième année, avoir assez avec un effectif de 19,258 hommes, je crois que l’on doit nécessairement arriver à la réduction du nombre des compagnies. Une autorité importante, messieurs, s’est prononcée nombre de fois sur la force nécessaire à l’effectif d’une compagnie. C’est M. le maréchal Soult, qui dans le rapport au roi sur l’ordonnance du 8 septembre 1841, organique des cadres de l’armée française, s’exprimait de cette manière : « Il est reconnu que, dans l’infanterie, les compagnies ne peuvent présenter quelque consistance et faire un bon service qu’autant que leur force effective s’élève au-dessus de 80 hommes. D’après le complet que je propose de donner aux régiments d’infanterie, l’effectif de chaque compagnie serait de 83 hommes, officiers compris. »

Messieurs, en 1843, on n’avait pas précisément proposé les 80 hommes dont parle M. le maréchal Soult ; mais on avait été bien près ; on avait proposé 79 hommes, sous-officiers, caporaux et soldats. C’était l’effectif de la compagnie au régiment d’élite.

L’effectif à peu près constant de cinq années vous donnerait approximativement 256 compagnies. 256 compagnies de la force de 76 hommes, donnerait 19,456 hommes.

On vous propose, messieurs, de distribuer toutes les compagnies dont on a besoin, comme je vous l’ai dit tout à l’heure : 6 compagnies par bataillon, plus un bataillon de réserve à 2 compagnies.

(page 1239) Voici les différents nombres de compagnies qui ont été adoptés pour la formation des bataillons en France. Le bataillon, au pied de guerre, est composé de 8 compagnies. 256 compagnies divisées par 8, vous donneraient 32 bataillons ; et le régiment étant composé de 3 bataillons, vous auriez très-approximativement, à un bataillon près, 11 régiments.

Au pied de paix, on a supprimé une compagnie. C’est ce qui résulte de l’ordonnance du 28 septembre 1841, de l’exposé des motifs dont je vous lisais tout à l’heure un extrait. 256 compagnies, réparties au nombre de 7 dans chaque bataillon, vous donneraient 36 bataillons et 4 compagnies en sus, et à 3 bataillons par régiment, vous auriez 12 régiments.

La composition de M. le ministre de la guerre étant de 6 compagnies par bataillon, 256 compagnies vous donneront 42 bataillons et 4 compagnies ; total : 14 régiments.

Ce qui avait été proposé en 1843, messieurs, était de ne pas toucher au nombre des régiments ; de placer dans chaque régiment, de manière à conserver les 16 régiments existants. On conservait 64 bataillons, mais on réduisait le nombre des compagnies de manière à leur donner la consistance nécessaire et à les mettre en état de faire un service convenable.

Cette proposition était-elle désagréable à l’armée ? Je ne le crois pas, messieurs. Elle froissait certainement quelques intérêts. On proposait aux officiers qui se seraient trouvés sans emploi par l’adoption de cette mesure, les deux tiers de leur solde, c’est-à-dire, en étendait à leur égard les dispositions qui, par la loi sur la pension des officiers et la position de disponibilité, ne s’appliquent qu’aux officiers supérieurs.

Quant à ceux qui restaient, leur position se trouvait-elle empirée ? Certainement non, messieurs, et je crois que l’honorable membre qui a critiqué hier la suppression d’un sous-lieutenant par compagnie, ne s’est pas rendu compte de la plus belle carrière qui s’offrait en perspective aux sous-officiers ou à l’élève de l’école militaire qui deviendrait sous-lieutenant dans ce système.

Messieurs, dans le système d’organisation au pied de guerre qui a été présenté par M. le ministre de la guerre, il n’y a pour deux sous-lieutenants qu’un lieutenant et un capitaine ; de manière que toute probabilité est que l’un des deux sous-lieutenants restera sous-lieutenant aussi longtemps qu’il restera en service ; et une position de sous-lieutenant d’infanterie, je dois le reconnaître, n’est pas une position bien attrayante. Celui qui serait certain de voir sa carrière s’arrêter à ce point, ne serait pas fortement engagé à entrer au service.

Au moyen de la réduction d’un sous-lieutenant par compagnie, au contraire, celui qui devient sous-lieutenant a un espoir très-fondé de devenir non-seulement lieutenant, mais de devenir capitaine.

A l’égard des capitaines, ils sont six aujourd’hui, puisqu’il y a six compagnies par bataillon, ils sont six à concourir pour une place de major, tandis que si vous réduisiez le nombre des compagnies à quatre par bataillon, ils ne seraient plus que quatre à concourir ; leur position se trouverait donc améliorée. Voilà pour les officiers.

Maintenant, messieurs, pour le service public, avec un tel système quel développement pourra-on donner à la force de l’infanterie ? Tant que vous voterez les contingents que vous avez votés jusqu’à présent, dans la pensée qu’il faut environ 30,000 hommes, il est probable que le chiffre de l’infanterie restera ce qu’il a été depuis 1841 et tel qu’il est, je crois reconnu suffisant par le gouvernement.

Eh bien, messieurs, vous aurez des compagnies satisfaisants à cette condition, déclarée indispensable par un homme qui fait autorité en cette matière, reconnue aussi comme indispensable, si je ne me trompe, par la commission qui avait été chargée de préparer un projet d’organisation, en 1842. Quels développements la compagnie pourrait-elle prendre lorsqu’on voudra la mettre sur l’un des deux pieds que je vous indiquais au commencement de cette séance, sur le petit pied de guerre ou sur le grand pied de guerre ? Je crois, messieurs, que sans aucune augmentation du cadre de la compagnie, son effectif pourrait facilement être portée à 150 hommes. Ce n’est pas là un chiffre inventé par moi, c’est à peu de chose près la force d’une compagnie sous le gouvernement impérial. Le décret de 1808, organique de l’infanterie, avait porté la force de la compagnie à 142 hommes.

Une organisation beaucoup plus récente et concernant des corps nouveaux formés en France après expérience, a porté l’effectif des compagnies de chasseurs qu’on appelle ordinairement chasseurs d’Afrique à 150 hommes. Remarquez, messieurs, que sous le gouvernement impérial le cadre d’une compagnie, de la force de 142 hommes, que le cadre d’une compagnie de chasseurs d’Afrique, est le même que celui qui est proposé par M. le ministre de la guerre et auquel je n’ai rien à redire. La compagnie pouvant être portée à 150 hommes, vous auriez, pour le passage du pied de paix au pied de guerre, le moyen de porter l’infanterie à 38,400 hommes, et si les mêmes calculs étaient adoptés pour la cavalerie et pour l’artillerie, dans le système que j’avais proposé en 1843, notre armée pourrait atteindre le chiffre de 53,000 hommes, sans aucune augmentation de cadres. C’est le petit état de guerre, l’état de précaution pour le cas où il y aurait quelque apparence de guerre. C’est la préparation au grand développement de forces que le gouvernement déclare nécessaire pour notre défense.

Maintenant, messieurs, il ne suffit pas d’avoir pourvu à ces deux suppositions ; il faut encore que les cadres satisfassent à la 3e. Lorsqu’il serait nécessaire d’augmenter la force de l’armée, la question est de savoir si l’on trouverait dans ce cadre de paix les éléments nécessaires pour lui donner les développements que le cas de guerre exigerait.

Eh bien, messieurs, nous avons encore un exemple, exemple qui a été appliqué dans notre pays, il n’y a pas bien longtemps : les compagnies des Pays-Bas, des Pays-Bas réunis (Belgique et Hollande) étaient de 240 hommes et les compagnies de Hollande n’avaient que 4 officiers. Les écrivains militaires reconnaissent qu’il faut, en général, un officier pour 50 hommes d’infanterie. C’est à peu près la proportion qu’il y avait dans l’infanterie impériale ; c’est la proportion qui existe aujourd’hui en France dans les bataillons de chasseurs d’Afrique. Eh bien, dans les 6 officiers qu’a une compagnie (je ne me m’occupe que d’une ; si l’une ne me fournissait pas ce contingent, l’autre fournirait un nombre d’officiers d’autant plus grand), dans ces six officiers, ne pourrait-on pas trouver deux sous-lieutenants ? Cette compagnie étant portée de 240 à 250 hommes, il y aurait par bataillon mille hommes et ce n’est pas une proportion trop forte ; les bataillons de chasseurs d’Afrique, dont je parlais tout à l’heure, sont d’une force de 1,280 hommes, état-major compris ; ils sont ainsi constitués par l’ordonnance du 28 septembre 1840 ; ici le bataillon se bornerait à 1000 hommes, non compris l’état-major, qui, du reste se réduit à trois personnes ; 64 bataillons donneraient donc 64,000 hommes ; c’est, messieurs, 5000 hommes de plus que ne demande M. le ministre de la guerre ; les cadres, même pour le pied de guerre, ne sont calculés que pour 76,000 hommes.

Je demanderai donc, messieurs, que la question soit posée dans ce sens : « Combien y aura-t-il de compagnies d’infanterie ? » Cela déterminerait immédiatement le nombre des officiers inférieurs.

Messieurs, pour la composition, je vous ai indiqué les variations de 8 compagnies, de 7, de 6, de 4 compagnies par bataillon ; j’ajouterai que le nombre de 4 compagnies est celui qui existait sous le royaume des Pays-Bas, avant la révolution, et qui existe encore dans le royaume des Pays-Bas, de l’autre côté du Moerdyk ; j’ajouterai encore que c’est l’organisation prussienne. De plus les troupes françaises sont en manœuvres, le bataillon n’est que de 4 compagnies, parce que deux compagnies sont appelées à former une division qui est l’élément des manœuvres.

Vous voyez, messieurs, que lorsqu’on maintient 16 régiments composés de 64 bataillons, on n’a pas cherché l’économie quand même. Si l’on avait adopté le maximum de 8 compagnies par bataillon, on serait arrivé à la suppression de cinq régiments, et par conséquent de cinq états-majors de régiments ; on serait arrivé à la suppression de 32 bataillons, et par conséquent à la suppression des états-majors de ces 32 bataillons ; il en serait résulter une économie qui ne va pas à beaucoup moins qu’un million. J’ai voulu ménager les deniers publics dans une proportion raisonnable, sans vouloir rien outrer. J’ai cru constituer l’élément premier d’un bataillon mieux qu’il ne l’avait été jusqu’à présent, et satisfaire aussi avec plus de facilité au développement complet des forces du pays, pour le cas où ce développement deviendrait nécessaire.

Remarquez, messieurs, qu’une chose importante c’est que les hommes ne soient pas, au moment où l’on est sur le point d’entrer en campagne, placé dans un corps qui leur est tout à fait inconnu ; or, ce serait là le cas pour les corps nouveaux que vous seriez obligés de créer en partie dans le système de M. le ministre de la guerre ; son quatrième bataillon, le bataillon de réserve, se trouve réduit à deux compagnies, et, pour faire entrer dans l’armée le nombre d’hommes que l’on représente comme nécessaire, il faudrait créer 4 nouvelles compagnies, c’est-à-dire que ce serait un bataillon entièrement nouveau.

- La séance est levée à 4 ½ heures.