(Annales parlementaires de Belgique, session 1844-1845)
(page 654) (Présidence de M. Liedts)
M. de Renesse procède à l’appel nominal à midi et quart.
M. de Man d’Attenrode donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier ; la rédaction en est approuvée.
M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur Touvenel, ingénieur civil, présente des observations sur la cause de l’accident survenu au tunnel de Tirlemont. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les habitants de Hern-St-Hubert demandent la construction du chemin de fer d’Ans à Hasselt par Tongres. »
- Renvoi à la commission des pétitions avec demande d’un prompt rapport.
« Le sieur Dierckx donne des renseignements relatifs à sa demande tendant à obtenir le payement des travaux qu’il a exécutés à Anvers pour compte du département de la guerre. »
- Renvoi à la commission des finances.
« Le sieur Richards soumet à la chambre le résultat de l’enquête qui a été faite par ses ordres et ceux du sieur Hayter, sur la solvabilité des demandeurs d’actions du chemin de fer d’Entre-Sambre-et-Meuse, désignés dans la liste de souscription communiquée par le sieur Taylor.
M. Zoude – Messieurs, je suis maintenant le seul ici des membres de la chambre qui vous avaient fait une proposition relative au chemin de fer d’Entre-Sambre-et-Meuse. Je vous demande donc la permission d’en dire quelques mots.
Ce chemin de fer, messieurs, est vivement désiré par la contrée qu’il doit traverser, et à laquelle il doit procurer une vie nouvelle. Il est réclamé avec instance par la métallurgie et par le bassin houiller de Charleroy. Les études en ont été faites par les ingénieurs de l’Etat ; leur travail a été examiné par deux sommités des ingénieur anglais, MM. Cubitt et Sopwith.
Le gouvernement, en présence des avantages que ce chemin de fer doit procurer à l’Etat, est venu ensuite avec un autre projet qui paraît au premier abord assez séduisant en ce que ses auteurs renoncent à la garantie d’un minimum d’intérêt. Cependant une enquête notariée a été faite à Londres sur la solvabilité des souscripteurs ; et il résulte de cet acte que beaucoup de ces souscripteurs sont inconnus au commerce, aux bureaux de poste, et même aux porteurs de lettres et dans les rues où ils ont fixé leur résidence. Il paraît que ce sont en général des cafetiers, des garçons de café, des garçons de billard, des personnes logées sous les combles et qui payent un schelling ou deux par mois.
M. Rodenbach – Je demande la parole.
M. Zoude – Je crois, messieurs, que M. l’ingénieur Delaveleye et Taylor sont d’honnêtes gens qui croient à la vérité des souscriptions, mais je les crois victimes d’une mystification.
Je demanderai que l’enquête notariée soit insérée au Moniteur, comme l’ont été les diverses pétitions du sieur Taylor.
M. le président – Il y aurait peut-être quelque inconvénient à publier des observations tout à fait personnelles.
M. Rodenbach – Messieurs, deux compagnies anglaises sont ici en présence ; l’une qui demande de faire le chemin de fer dont il est question dans la convention qui vous est soumise, l’autre qui demande à en faire un dans le centre de la province, et qu’elle appelle ligne du centre.
Messieurs, je pense que cette concurrence, que cette rivalité, je dirai même que les calomnies que ces messieurs s’adressent les uns aux autres, peuvent être utiles au pays. Le point essentiel pour nous, c’est qu’on nous donne un chemin de fer qui ne nous coûte pas excessivement cher, et lorsque j’ai soutenu les offres de la compagnie Taylor, c’est parce qu’elle ne nous demandait pas la garantie d’un minimum de 3 p.c. d’intérêts.
Messieurs, la compagnie Taylor a annoncé hier ou avant-hier à la chambre qu’elle était prête à déposer un cautionnement qui s’élèverait, je pense, à un demi-million.
M. de Baillet – Un million.
M. Rodenbach – A un million ou un demi-million ; et je trouve que lors même que quelques signatures, comme on vient de nous le dire, viendraient de garçons de café, de garçons de billard, l’essentiel est que le demi-million soit déposé au département des travaux publics, et qu’alors la compagnie Taylor puisse nous inspirer quelque confiance. Car, messieurs, aussi longtemps qu’il n’y aura pas de cautionnement déposé, nous ne devons pas avoir plus de confiance dans une compagnie que dans l’autre.
D’ailleurs, messieurs, je ferai remarquer qu’à côté de ces signatures de garçons de café, de garçons de billard qu’on vient de vous signaler, il s’en trouve des membres du parlement anglais.
Messieurs, je ne m’oppose pas à ce que les pièces qui se trouvent déposées sur le bureau soient imprimées au Moniteur, car je demande qu’on (page 655) donne à cette affaire la plus grande publicité possible, et je désire surtout que nous ne devions pas souscrire cette garantie d’un minimum d’intérêt, qui est un principe fatal pour le pays.
M. Lesoinne – Messieurs, je ne connais pas personnellement M. Taylor, mais je connais des membres d’une compagnie avec lesquels M. Taylor est en confiance, et je puis certifier que ce sont des personnes qui méritent toute confiance.
Je ne sais jusqu’à quel point la véracité de l’acte notarié qui vient d’être déposé peut être contestée. Cependant je dois dire que, puisque la compagnie Taylor, a offert de déposer un cautionnement, nous devons attendre pour décider si ses offres ne sont pas sérieuses.
M. Desmet – Messieurs, j’appuie la motion de l’honorable M. Zoude tendant à ce que les pièces qui viennent d’être analysées soient imprimées au Moniteur. Mais j’ai un mot à répondre à cet honorable membre. Il me semble qu’il y a intérêt pour le pays à ce qu’il existe une concurrence pour la construction du chemin de fer d’Entre-Sambre-et-Meuse, afin que nous ne devions pas voter la garantie d’un minimum d’intérêts. D’autre part, si l’on vient contester la réalité des souscriptions de la compagnie Taylor, cette compagnie nous a aussi fourni une pièce qui doit nous inspirer quelque confiance, c’est l’affidavit du lord-maire de Londres, par laquelle il déclare que ces souscriptions sont sérieuses. C’est cependant une pièce qui doit donner beaucoup de confiance, car nous ne pouvons pas soupçonner que le chef municipal de la ville de Londres, accorderait son affidavit avec légèreté et sans connaître la réalité de ce qu’il affirme être vrai et certain.
M. Zoude – J’insiste d’autant plus sur l’insertion des pièces qui viennent d’être déposées, qu’elles ne contiennent aucun fait calomnieux ; car ce n’est pas calomnier quelqu’un que de dire qu’il est pauvre.
Je dirai maintenant que nous sommes aussi partisan que tout autre membre d’un chemin de fer qui ne coûte rien à l’Etat. Mais la construction de la route de la compagnie sérieuse procurera une dépense de 18 millions, somme qui sera entièrement employée en salaire, en main-d’œuvre et en achat de produit du pays.
- L’insertion au Moniteur est adoptée.
M. de Foere – Les ministres ne se sont pas mieux justifiés au sénat des reproches graves et fondés que l’honorable M. Cassiers leur a adressés, sous d’autres rapports, relativement au traité avec le Zollverein.
D’autre part, le cabinet a consacré encore, dans le traité, un système de navigation commerciale de ports à ports qui est condamné par les intérêts bien entendus de toutes les nations maritimes ; toutes les nations l’ont répudié.
Les reproches amers que l’interprétation de l’art. 19 leur a attirés, m’ont paru peu mérités. On a considérablement exagéré cette faute. On n’a tenu compte ni de leurs intentions, ni de leurs convictions.
On a été également injuste à l’égard de la part active que vous avez prise à la solution de la question maritime. A entendre vos adversaires, vous n’auriez contribué en rien à l’établissement du système maritime. Tout serait dû à la chambre, qui en avait pris l’initiative ; ce serait l’œuvre exclusive de la commission d’enquête et de la majorité. Mais, messieurs, c’est pousser l’injustice à outrance. Quel serait aujourd’hui le sort de la grande question, si le pouvoir dirigeant ne l’avait pas fait sienne ? S’il n’avait pas associé ses convictions à celles de l’immense majorité du pays ?
C’est à l’auteur de la proposition, dit-on, c’est à la commission d’enquête, c’est à la majorité parlementaire, qu’est dû tout l’honneur. A l’auteur ? et c’est à un parlement que l’on prétend faire accroire que l’exécution d’une mesure quelconque est due à une voix isolée ! à la commission d’enquête ? C’est encore à cette chambre, éclairée par toutes ses expériences, que l’on espère faire valoir, d’une manière exclusive, le travail des commissions ! Lorsque ce ministère a lutté, pendant longtemps et avec une courageuse persistance, contre la majorité des membres de la commission d’enquête même, ou contre la froideur des uns et contre l’opposition des autres, c’est alors que l’on dénie au ministère la part active qu’il a prise à la solution de la question !
L’honneur est dû, ajoute-t-on, à la majorité parlementaire ! Et c’est au sein d’un parlement que l’on adresse au ministère le reproche de n’avoir rien fait quand il s’est associé, de conviction, même à une majorité prise dans les deux côtés de la chambre ! Mais, messieurs, c’est pousser l’injustice et l’absurdité beaucoup au-delà des limites que l’imagination la plus exaltée et la plus malade puisse inventer. C’est perverti toutes les doctrines parlementaires. Comment ! le cabinet saisit les vœux d’une semblable majorité ; il les exécute à travers mille obstacles, et il n’a rien fait ! il n’a aucun droit à la reconnaissance de la chambre et du pays ! Lorsque le ministère suit et appuie cette majorité, comme c’est son devoir, il est accusé de nullité ! S’il ne la suit pas, on l’accuse de la négliger ! Vous voyez, messieurs, combien, dans les discussions auxquelles nous assistons, il est nécessaire de se garantir l’esprit contre l’entraînement des passions parlementaires.
Le ministre de l’intérieur, ajoute-t-on encore, a voté contre la proposition d’enquête. Le ministère a pu voter contre la proposition, parce que l’initiative en était due à la chambre et non au gouvernement ; il a pu voter, par ce motif, contre la proposition et sans s’opposer à son objet et à son but, et sans, par conséquent, mettre sa conduite parlementaire de 1841 en contradiction avec celle de 1844.
S’il est indubitable que le ministre de l’intérieur a pris une part très-active à l’exécution de cette grande mesure ; si le pays lui doit une juste reconnaissance pour avoir contribué avec beaucoup de courage et de dévouement, à l’établissement du système maritime ; mais, dans mon opinion, il est aussi incontestable que, par quelques amendements d’une grande portée, il en a considérablement affaibli les effets. De plus, il a mené la discussion sans en connaître assez le fond. Il en est résulté un système sans ensemble, sans force, sans moyens suffisants d’atteindre le but ; à l’exception des propositions qui sont directement contraires aux intérêts du pays, je n’en connais pas de plus détestables que ces demi-mesures qui ne conduisent pas directement au but par des moyens efficaces. C’est là où les timides hommes d’Etat du juste milieu rencontrent des écueils contre lesquels leur réputation politique vient souvent s’échouer.
Déjà, l’honorable ministre de l’intérieur s’est probablement aperçu de la rupture de l’ensemble du système et de l’insuffisance des mesures qu’il a fait adopter. Car après avoir soutenu, avec les défenseurs du système et avec son honorable collègue des travaux publics, le but réel et publiquement avoué de ce système ; après avoir soutenu que les destinées du littoral devait aussi s’accomplir, il est venu nous dire, dans une séance précédente, probablement pour confondre les adversaires qu’alors il avait rencontrés sur les bords de la Meuse, il est venu nous dire, dis-je, que le système a été particulièrement voté dans le but de créer au pays des moyens de concessions commerciales dans les négociations des traités ! C’est en se mettant ainsi en contradiction avec lui-même, en tombant dans des inconséquences parlementaires, que l’habilité de M. le ministre de l'intérieur reste en défaut, pour se mettre à l’abri des soupçons téméraires, de recourir quelquefois à la politique des mauvais expédients.
En transformant, en grande partie, le système maritime en moyens de concessions, la demi-mesure devient plus inefficace. Je ne soutiens pas que la loi de juillet ne devait pas, dans aucun cas, servir de moyen de négociations utiles au pays ; mais ce que je soutiens, c’est que, si le ministre de l’intérieur avait permis que le système eût été établi avec vigueur et ensemble, le pays y aurait puisé des moyens de négociations sans lui enlever son efficacité. C’est là où, à regret, je l’accuse de manquer de prévoyance et de connaissances complètes, qu’un homme d’Etat consommé doit posséder.
Mais est-il seul coupable ? L’honorable M. Osy qui,, avec ses collègues d’Anvers, représente ici les idées commerciales de cette ville, a souvent reproché à l’honorable ministre de l’intérieur la concession d’importation de 7 millions de café, faite à la Hollande. Eh bien, messieurs, à qui la faute. J’ai la presque conviction que la faute en est à Anvers même. La commission d’enquête a eu soin de proposer un système de commerce maritime devant lequel toutes les nations, sans exception favorable ou défavorable, auraient été reçues sur un pied égal.
Aucune exception, favorable ni défavorable, n’était faite par aucune nation. C’est là un principe universellement suivi, généralement mis en pratique par tous les pays où d’autres systèmes prédominent.
Eh bien, messieurs, la chambre de commerce d’Anvers et le comité qui s’était placé à côté d’elle, pour pousser à l’exécution des principes dont il s’agit, la chambre de commerce et ce comité présentent un projet dans lequel ils posent des exceptions favorables aux ports situés au-delà du détroit de Gibraltar, et à d’autres situés au-delà du Sund. M. le ministre de l'intérieur accepte cette proposition et la soumet à la chambre, sous la forme d’amendement. Cette proposition était pleine de dangers et d’écueils. Nous les lui signalons dans le comité secret. Une exception injurieuse était faite aux ports de la Hollande. Conformément à la politique actuelle commerciale, la Hollande était mise dans le droit de prendre contre nous des représailles. M. le ministre au lieu de retirer cet amendement, au lieu de poser un système devant lequel toutes les nations fussent également reçues, veut niveler la position, il veut accorder aussi à la Hollande une exception favorable, et il propose l’exception des 7 millions de café. Je vous demande, messieurs, si l’honorable baron d’Osy n’est pas très-mal venu, lui qui représenté ici le commerce d’Anvers, si l’honorable baron n’est pas très-mal venu à adresser, sous ce rapport, au ministre, les reproches qu’il lui a si souvent adressés.
Le cabinet actuel, messieurs, a-t-il été plus heureux dans l’administration des finances ? Vous le savez, MM., depuis quinze ans nous n’avons pu établir l’équilibre entre les recettes et les dépenses. Depuis quinze ans, nous aurions dû avoir des budgets présentant des excédants de recettes, conformément à une sage politique en administration financière. Au lieu de cela, nous avons continuellement émis des bons du trésor ; nous avons créé une dette flottante dont une partie devait servir à combler les déficits que nos finances présentaient chaque année. Il résulte de cette aggravation de la dette publique une aggravation continuelle des impôts. Il en résulte des atteintes portées à notre crédit public et des atteintes très-graves, parce que les créanciers de l’Etat, la première question qu’ils examinent, c’est celle de savoir si le pays ne fait pas plus de dépenses qu’il ne fait de recettes ; d’un autre côté, messieurs, vous savez aussi combien il était difficile de trouver des impôts nouveaux qui puissent être établis sans de trop grands inconvénients. Eh bien, dans une semblable circonstance, l’année dernière, le ministère a fait la faute de s’associer à une fraction de la chambre pour augmenter d’un demi million les dépenses de l’Etat, pour majorer les traitements de l’ordre judiciaire. Si le ministère s’est associé à cette mauvaise politique dans la situation financière où le pays se trouve, s’il s’y est associé par un instinct de conservation ministérielle, afin de se rattacher beaucoup de familles respectables du pays, je dis que le ministère doit avoir assez de force pour résister à une semblable tentation, et pour faire voir à tous les côtés de la chambre que le moment opportun n’était pas arrivé pour accorder une augmentation de traitements à l’ordre judiciaire. Je prie le cabinet et tous les cabinets qui lui succéderont d’apporter la plus grande attention au crédit public. C’est là, messieurs, une des plus grandes forces de tous les Etats. Si le crédit public est affaibli par des (page 656) mesures désastreuses, si surtout nous tombons continuellement de déficit en déficit ; si d’un côté nous augmentons continuellement les charges de l’Etat, et que, d’un autre côté, il est excessivement difficile d’augmenter aussi les impôts, le pays doit arriver à cette situation désastreuse où plusieurs autres pays, que vous connaissez, se trouvent maintenant.
Messieurs, quant à mon vote sur la proposition qui est aujourd’hui en discussion, je sens que je ne dois pas être ingrat envers le ministère ; je sens que je lui dois de la reconnaissance pour un grand nombre d’actes qu’il a posés dans l’intérêt du pays ; et s’il n’est pas parvenu à les faire adopter tous dans le sens de la plus grande utilité pour le pays, il n’en est pas moins vrai que ses bonnes intentions sont ouvertement constatées. D’un autre côté, la question est dominée par d’autres graves considérations, et je suis arrivé, après mûr examen, à cette conclusion, que je donnerai mon appui au ministère, étant, d’ailleurs, persuadé que les ministres, dont je reconnais les bonnes intentions, profiteront de tous les bons renseignements qui leur ont été donnés ; je leur accorderai mon appui loyal, mon appui sincère, et je crois que je ferai acte de bon citoyen.
(page 666) M. Castiau – Je ne croyais pas prendre part à cette discussion, quelque grave, quelque importante qu’elle fût. Je regrette de devoir y prendre part en ce moment ; je le regrette parce que arrivant l’un des derniers, et venant à la suite des nombreux et remarquables discours que vous avez entendus, je serai obligé de me traîner dans l’ornière des redites fastidieuses et d’abuser outre mesure de l’indulgence de la chambre. Je le regrette encore, parce que je me lève avec une pensée de découragement dans le cœur. Je le dirai franchement : Je ne suis pas de ceux qui se sont fait illusion sur les résultats de cette discussion, et qui ont espéré dans cette occurrence pour l’opposition un éclatant triomphe ; non que je doute de la bonté et de la justice de la cause que nous défendons en ce moment ; non que je doute non plus des sentiments que M. le ministre de l'intérieur rencontre sur les bancs de la majorité, sentiments qui, dans la séance d’hier, se sont assez clairement révélés, malgré le luxe de précautions oratoires dont on a cru devoir en environner l’expression.
Je suis profondément convaincu que si la question ministérielle avait été posée à l’égard de M. le ministre de l'intérieur seul, et si la majorité avait été interpellée de déclarer en son âme et conscience si elle avait foi, confiance entière en la politique, aux antécédents, aux actes de M. le ministre de l'intérieur ; je crois, dis-je, que pas une seule voix peut-être dans cette enceinte, pas même au banc des collègues de M. Nothomb, ne se serait élevée pour résoudre affirmativement cette question.
Mais M. le ministre de l'intérieur, qu’il me soit permis de le lui dire, a eu peur au commencement de la discussion ; il a eu peur, et poussant un cri d’alarme et de détresse, il en a appelé au dévouement, à la générosité de ses collègues. Ceux-ci, malgré les dissentiments nombreux qui les séparent, et dont nous avons été souvent témoins, sont accourus à sa voix, avec les quelques sympathies personnelles et les influences dont ils disposent ; ils ont consenti à s’unir à lui par une déclaration de complète solidarité, et à le prendre sous leur patronage.
En sera-t-il de même des fonctionnaires publics, de ces nombreux fonctionnaires publics qui sont dans cette chambre ? Question grave, délicate, qu’il faut bien examiner et que je n’aborderai toutefois qu’avec une extrême réserve, car je veux écarter de mon discours tout ce qui pourrait avoir un caractère blessant de personnalité.
Un honorable orateur de cette assemblée, fonctionnaire lui-même, a dit, il y a deux jours, dans cette enceinte, que les fonctionnaires publics qui siègent ici, avaient les mêmes droits, les mêmes devoirs que les autres membres de cette assemblée. Oui, sans doute, le droit des fonctionnaires publics est le même ; ils ne relèvent que d’eux-mêmes, que de leur conscience ; ils ne sont pas ici les hommes du ministère ; ils sont libres, ils sont les hommes du pays, car c’est du pays et non du ministère, qu’ils tiennent leur mandat ; c’est au pays et non au ministère que leur serment les lie. En théorie donc, ils sont libres, parfaitement libres de voter contre un ministère qui compromet les intérêts du pays.
Malheureusement, à côté de l’indépendance légale des fonctionnaires publics, membres de cette chambre, se trouvent les doctrines ministérielles qui sont un peu moins rassurantes pour eux. La doctrine qui jusqu’ici avait été soutenue sur ce point par M. le ministre de l'intérieur lui-même, c’est que, dans certains cas, et pour certaines questions, les fonctionnaires publics seraient obligés de faire acte d’adhésion à la politique ministérielle, sous peine de démission ou de destitution…
M. Donny – Nous n’admettons pas cela.
M. Castiau – Je le conçois ; mais vous n’êtes pas ministre. S’il en est ainsi, tout en reconnaissant le droit égal des fonctionnaires publics à l’indépendance du vote, il faut reconnaître cependant que leur devoir est bien autrement grave, bien autrement pénible que celui que nous avons à remplir, nous membres de l’opposition.
Nous, mais nous n’avons pas même le mérite du courage et du dévouement, en provoquant le renversement du ministère. Nous attaquons le ministère, nous l’attaquons énergiquement et résolument ; mais nous n’avons rien à attendre, rien à craindre de lui. Nous pouvons, sans nous exposer, braver ses rancunes et ses colères.
Le fonctionnaire public, au contraire, pour arriver à poser cette protestation éclatante, doit pouvoir sacrifier sa position, ses fonctions, ses espérances, son présent et son avenir, peut-être sa seule ressource, l’unique patrimoine de ses enfants. Je dis alors que ce qui n’est pas même pour nous un acte de courage devient souvent pour les fonctionnaires publics un acte de grand dévouement, ; je dirais presque d’héroïsme dans ce siècle de spéculation. Et en politique, peut-on toujours compter sur le dévouement , sur l’héroïsme des hommes ?
Je sais que M. le ministre de l'intérieur a récemment modifié quelque peu les théories gouvernementales sur la position et l’obéissance passive des fonctionnaires publics dans cette chambre, lorsque s’agite une question ministérielle ; il a cru pouvoir, sans danger pour sa position, abandonner quelque chose de l’absolutisme de ses anciennes doctrines. Mais, pour faire cette concession, il ne lui a pas fallu moins que les interpellations incessantes des membres de l’opposition, et cinq ou six jours de réflexions.
C’est même en désespoir de cause, après de nombreuses interpellations et d’interminables méditations que, pressé de nouveau, il est venu déclarer que, cette fois, il respecterait le libre arbitre des fonctionnaires. Il a ajouté que, dans tous les cas, les vainqueurs seraient impuissants, et que les vainqueurs seraient généreux.
La générosité du vainqueur ! Il semblerait donc que le fonctionnaire public qui voudrait faire un acte d’indépendance et de protestation contre la politique ministérielle serait un coupable qu’il faudrait amnistier ; car la générosité, c’est la grâce et le pardon.
La générosité du vainqueur ! Mais M. le ministre de l'intérieur peut-il savoir en ce moment jusqu’où peut pousser l’entraînement de la victoire ? En supposant qu’il veuille user de générosité, ne peut-il se trouver derrière lui des hommes de réaction, des hommes implacables, qui, accusant sa mollesse, le pousseraient à des vengeances qui d’abord n’auraient pas été dans sa pensée ?
Et puis, qu’il me soit permis de le dire, comment ajouterions-nous foi à la déclaration de M. le ministre de l'intérieur, quand nous avons dans cette enceinte un exemple vivant de l’intolérance ministérielle et le démenti le plus formel donné à cette prétendue générosité dont on a parlé. N’avons-nous pas sur nos bancs un ancien fonctionnaire, homme loyal, indépendant, intègre si jamais il en fut.
Cet ancien fonctionnaire n’a-t-il pas été brutalement frappé de destitution, non pas pour avoir voté, dans une question de confiance, contre le ministère, mais uniquement, si je me le rappelle bien , pour avoir dérangé quelque peu une combinaison électorale. Ce fait n’est-il pas de nature à exercer ici une véritable intimidation ? Les fonctionnaires publics en triompheront, je le veux et l’espère ; mais nous n’en devons pas moins déplorer qu’ils soient mis aux prises, dans certaines circonstances, avec des épreuves trop fortes souvent pour la faiblesse humain. Après ce préambule, je m’empresse d’en venir maintenant à l’objet de mon discours.
Si j’ai demandé la parole, si j’ai cru ne devoir écouter ni la fatigue de l’assemblée, ni mon découragement, c’est que j’avais à cœur de répondre à d’injustes, à d’odieuses accusations dirigées contre l’opposition en masse par M. le ministre des travaux publics d’abord, puis par son écho fidèle, l’honorable M. Dedecker.
C’est encore M. le ministre des travaux publics qui a cru devoir prendre, en cette circonstance, l’initiative des provocations et des hostilités ; c’est lui qui, dans le discours fort remarquable qu’il a prononcé a cru devoir porter le débat sur un autre terrain et intervertir les rôles. Il était accusé avec tout le ministère ; d’accusé qu’il était, il s’est fait accusateur. Il ne s’est pas contenté d’accuser personnellement quelques hommes de l’opposition, il a accusé l’opposition en masse ; il l’a accusée de manquer de franchise, de cacher son drapeau sous ses bancs, de faire de la tactique, de se livrer à je ne sais quelles intrigues.
J’ai demandé la parole pour protester contre ces accusations. Déjà ma tâche a été simplifiée par les considérations pleines de force et de chaleur présentées hier par l’honorable député de Bruxelles.
Je me contenterai donc de protester contre ces accusations et de les renvoyer aux hommes qui nous les ont adressées. Certes, si je ne craignais de descendre, à mon tour, sur le terrain de personnalités, m’adressant à M. le ministre des travaux publics, je lui dirais que s’il est un membre de cette assemblée qui dût s’interdire ce accusations de tactique, de manœuvres, d’oubli de principes, de questions de noms propres, c’est le chef de l’opposition tracassière de 1841 ; c’est l’homme qui vint provoquer le renversement d’un ministère qui n’avait d’autre tort que de rencontrer quelque sympathie sur les bancs libéraux de la chambre ; c’est celui enfin, qui, avant d’arriver au pouvoir et pour y arriver peut-être, avait donné d’étranges exemples d’inconséquence politique et de variations d’opinions.
Chose étrange ! dans cette discussion les attaques et les provocations nous sont arrivées de la part des hommes qui se sont posés ainsi comme les représentants des principes de modération, de conciliation et de fusion des partis.
C’est ainsi que l’honorable M. Dedecker, marchant sur les traces de M. le ministre des travaux publics, son ami et son conseil sans doute, est venu jeter au sein de cette assemblée les questions les plus provocantes, les plus irritantes ; c’est ainsi qu’à côté des dissidences politiques assez vives déjà qui nous séparent, il a fait surgir les dissidences religieuses les plus passionnées. C’est ainsi qu’il est venu, pour avoir l’occasion d’attaquer toute une assemblée, prononcer un discours qui semblerait annoncer que l’honorable orateur, nouvel Epiménide, se réveille, au sein de cette assemblée, après un sommeil de cinq siècles.
L’opposition, messieurs, a refusé de le suivre sur ce terrain, elle a eu raison, car, après tout, cette tribune n’est pas faite pour qu’on vienne y débiter des sermons, ou des thèses de philosophie.
J’imiterai cet exemple ; je n’aborderai pas non plus ces questions irritantes ; je me contenterai de rappeler à cet orateur que son discours était un véritable, un choquant anachronisme. Tout ce qu’il nous a dit des ravages de l’impiété, de la lutte de l’incrédulité et de la foi, du principe d’autorité (page 667) que sais-je ? tout cela est d’un autre temps. Le principe qui gouverne les sociétés modernes n’est plus le principe d’autorité, qu’on le sache bien, c’est le principe de liberté, c’est l’indépendance de la pensée, de la conscience et de l’intelligence ; c’est le principe de liberté qui est venu renverser tous les despotismes, le despotisme politique comme le despotisme religieux ; c’est ce principe qui est appelé à gouverner aujourd’hui les sociétés et à faire la conquête du monde ; c’est ce principe qui, continuant aujourd’hui la véritable tradition chrétienne, finira par inaugurer et la fraternité des hommes et la plus belle de toutes les lois, la loi de la tolérance, la loi de l’indépendance des consciences et des convictions.
Poursuivant sa violente diatribe contre le libéralisme et l’opposition, l’honorable M. Dedecker s’est donné ici, lui et son parti, comme ayant le dépôt, le monopole en quelque sorte de la moralité publique. Voyons donc ce qu’est la morale de M. Dedecker et ce qu’il pensait lui-même de la moralité du siècle. J’extrais les lignes suivantes de son discours de l’année dernière :
« Oui, il y a, en général, duplicité dans les esprits, absence de franchise dans les caractères. Nous ne sommes plus à cette époque d’ardentes commotions et de caractères fortement trempés où la force des Etats résidait dans la justice. Nous ne sommes plus dans ces temps où l’on admettait encore une politique de sentiment, où l’on ne rougissait pas d’arrêter les plus nobles inspirations du cœur. Aujourd’hui on gouverne avec la tête ; aussi tout est calcul : la palme n’est pas au plus juste, mais au plus fin. »
Voilà qui présage que la victoire et la palme, dans cette circonstance, resteront inévitablement à M. le ministre de l'intérieur.
Telles étaient les théories de l’honorable membre sur la moralité de l’époque. Il est bien vrai qu’il semblait la désavancer pour lui ; mais vous allez voir que la morale de M. Dedecker ne se rapproche que trop des pensées d’égoïsme et de calcul qui seraient la morale du siècle. Rappelez-vous, messieurs, les passages les plus saillants de son discours. L’orateur s’est posé ici comme le défenseur ardent, chaleureux, fanatique, presque du ministère ; si je ne me trompe, il a parlé de la gloire de M. Nothomb, il en a fait un grand homme, presqu’un demi-dieu.
Quelle est donc la cause de ce dévouement, de cette admiration, de cet enthousiasme ? Serait-ce pour les services que M. le ministre de l'intérieur aurait rendus au pays tout entier ? Serait-ce pour les grandes améliorations qu’il aurait réalisées ? Serait-ce parce que M. le ministre de l'intérieur est en quelque sorte la providence de la Belgique ? non, non, messieurs, les intérêts généraux du pays n’ont rien à faire ici : ce n’est pas pour les intérêts généraux, c’est pour des intérêts exclusifs, c’est pour des intérêts de parti que l’honorable membre a glorifié si chaleureusement M. le ministre de l'intérieur et sa politique !
Quels sont en effet les principaux motifs du ministérialisme si ardent de M. Dedecker ? L’honorable membre vous les a fait connaître avec une franchise de caractère à laquelle je rends justice, c’est parce que « M. le ministre de l'intérieur faisait mieux les affaires du parti catholique qu’un ministère catholique lui-même. » Il vous l’a dit : c’est parce que M. le ministre de l'intérieur est intervenu pour empêcher la dissolution de la chambre et l’appel au pays qui, rappelons-nous cet aveu, aurait pu être si fatal, en 1841, à l’opinion qu’il représente. Il vous l’a dit encore : c’est parce que M. le ministre de l'intérieur a présenté à cette chambre des lois bien plus favorables à l’opinion catholique qu’un ministère catholique n’eût osé en présenter. Il vous l’a dit enfin, c’est que pour prix du dévouement de la majorité, de son propre dévouement, il espère bien qu’il y aura réciprocité de services et que M. le ministre de l'intérieur montrera à l’avenir « plus d’abandon, plus de confiance » encore en faveur de la majorité.
Voilà, messieurs, les sentiments qu’a exprimés l’honorable membre, et c’est après les avoir exprimés qu’il propose au ministère de venir jeter je ne sais quelle poésie sur le matérialisme de l’époque. (On rit.) Je voudrais bien voir comment l’honorable membre ferait jaillir, lui, quelqu’étincelle poétique des pensées, des sentiments qu’il a développés devant vous. Sa morale, c’est la morale de l’intérêt et du calcul ; c’est l’égoïsme politique dans toute sa crudité et dans toute sa nudité.
Puisque j’en suis à l’alliance qu’on désirait plus intime encore entre le ministère et la majorité, je me permettrai de poser ce que M. le ministre des travaux publics appelle, avec un si rare bonheur d’expression, une parenthèse vide. Je demanderai donc une explication sur quelques paroles qui ont été prononcées dans cette enceinte et qui feraient croire que les rapports de la majorité et du ministère auraient été, dans certaines circonstances, poussés beaucoup plus loin que l’honorable du gouvernement et l’intérêt de la chambre ne le permettent.
On a parlé de réunions de la majorité, auxquelles auraient assisté des membres du cabinet : c’est sur ce point que porte mon interpellation. Cette assertion est-elle exacte ?
S’il était vrai que des membres du cabinet eussent assisté à des réunions politiques de la majorité, réunions ou conciliabules, peu importe le nom, il faudrait dire que nous sommes en dehors des voies normales du gouvernement représentatif; ce ne seraient plus les chambres qui gouverneraient ; il y aurait ici un gouvernement occulte, un gouvernement de camarilla ; les questions seraient résolues d’avance dans des conférences préparatoires, et notre rôle ne serait plus, en définitive, qu’un rôle de mystification et de duperie. Le fait est assez grave, il touche assez directement à la dignité de la chambre pour mériter d’être éclairci.
J’en reviens maintenant au discours de l’honorable M. Dedecker. Mais à quoi bon après tout ? Ce discours n’a-t-il pas été réfuté suffisamment dans la séance d’hier. Ne se réfute-t-il pas suffisamment aussi par ses exagérations, par son extrême violence ? C’est un de ces discours qui compromettent, qui perdent les meilleures causes. C’est l’appel le plus violent adressé aux passions ; eh bien, les passions répondront. L’impopularité dont on a parlé hier, ira en grandissant chaque jour, et je ne sais pas si bientôt tout le talent, l’influence et la politique de M. le ministre de l'intérieur, pourront en conjurer les effets.
J’abandonne donc l’honorable M. Dedecker pour m’occuper de nouveau de son ami, M. Dechamps ; j’abandonne, qu’il me soit permis de le dire, Oreste et ses fureurs, pour en arriver à Pilade et à ses attaques beaucoup plus doucereuses en apparence, mais au fond, plus dangereuses peut-être.
M. le ministre des travaux publics nous a reproché de faire de la tactique, et même de l’intrigue dans cette circonstance. Et pourquoi donc je vous prie ? parce que nous désirons le renversement du ministère, parce que nous y poussons de toutes nos forces.
Mais, en vérité, est-là donc chose nouvelle ? est-ce que l’attitude de l’opposition n’est pas aujourd’hui ce qu’elle était l’année dernière ? Nous sommes, nous, restés fidèles à nos principes, nous continuons à combattre le ministère sous l’inspiration de nos convictions. Si d’autres membres, dans les rangs opposés, se plaignent à leur tour, de la politique ministérielle, s’ils accusent cette politique d’être une politique de duplicité, ; s’ils veulent voter contre le ministère et le renverser, s’ensuivrait-il, par hasard, que nous dussions, nous, être infidèles aux principes que nous avons défendus, pour prendre la livrée ministérielle ? non, non, l’opposition reste fidèle à son programme et à ses précédents ; elle n’a cessé d’attaquer M. le ministre de l'intérieur et sa politique si fatale au pays, et elle ne cessera de l’attaquer, tant qu’il sera au banc des ministres.
On nous a dit que nous manquions de franchise, que nous cachions notre drapeau sous notre banc, que nous n’osions plus attaquer cette majorité réactionnaire et rétrograde qu’on attaquait si violemment en 1842. maintenant, dit, on lui sourit, on la courtise, on la caresse en quelque sorte, de la parole et du geste.
Eh bien, messieurs, il n’en est rien : les convictions de l’opposition sur la majorité de 1842, sur ses actes, sont restées les mêmes ; nous continuons à penser que les lois votées en 1842 sont des lois réactionnaires et rétrogrades ; nous pensions que ces lois ont porté de graves atteintes aux principales libertés du pays ; nous pensions qu’elles sont de nature à jeter dans les esprits de nouvelles causes d’irritation ; nous pensions enfin que ceux qui les ont votées, doivent en répondre devant l’opinion, devant leurs concitoyens. Si nous n’attaquons plus aujourd’hui cette majorité réactionnaire de 1842, mais c’est qu’un pouvoir supérieur au nôtre a prononcé déjà en partie sur le sort de cette majorité.
Les élections de 1843 n’on-elles pas laissé après elle des leçons assez éclatantes ? c’est au pouvoir électoral à continuer son œuvre ; c’est devant lui et non devant nous, que la majorité est responsable ; nous n’avons donc rien de mieux à faire qu’à renvoyer la majorité devant se juges naturels et à laisser passer sur elle la justice du peuple.
Du reste, le véritable auteur des lois réactionnaires de 1842, c’est le ministre de l’intérieur, c’est M. Nothomb ; c’est lui qui les a inspirées, c’est lui qui les a apportées dans cette enceinte, c’est lui qui les a défendues, c’est lui qui a fini peut-être par les imposer aux répugnances de quelques membres de la majorité.
Je sais que parmi ces membres de la majorité qui ont pu avoir des répugnances pour les lois réactionnaires de 1842, ne se trouve pas M. de Theux ; il vous a parlé de ces lois hier, avec une véritable admiration et une sorte de bonheur ; il a appelé ces lois, des « lois de justice ». Je ne suis pas étonné de l’admiration de M. de Theux, pour les lois réactionnaires de 1842, c’est qu’il partage, paraît-il, avec M. Nothomb, la paternité d’une de ces lois : de la loi du fractionnement. Il faut beaucoup pardonner à la tendresse paternelle, je le sais ; c’est ainsi qu’en France (et je n’entends faire ici aucune rapprochement entre les hommes), M. de Peyronnet avait aussi qualifié de « loi de justice », de « loi d’amour », savez-vous quelle loi ? une loi exécrable, une loi de censure. Eh bien, quelque tolérant que je sois pour cette sollicitude paternelle de M. de Theux pour la loi dont il est l’auteur, il ne faut pas lui sacrifier jusqu’à la vérité.
Ces lois pourront rester des lois de justice pour M. de Theux, mais, pour le pays, elles conserveront les qualifications qu’on leur a données de lois réactionnaires, de lois rétrogrades, car elles ont eu pour effet de restreindre les libertés du pays et d’ouvrir devant le pouvoir la voie des réactions. M. le ministre de l'intérieur aussi a parlé de ces lois avec un sorte d’ostentation. Il nous a dit que de tous les hommes politiques qui pourraient prétendre au maniement des affaires, pas un d’entre eux n’oserait insérer à la tête de son programme le retrait de ces lois. S’il en était ainsi, il faudrait désespérer de la liberté ; il faudrait en désespérer et dans cette chambre et en dehors ; s’il en était ainsi, je me verrais forcé aussi longtemps que j’aurai l’honneur de siéger dans cette enceinte, de rester sur les bancs de l’opposition, car je n’accorderai ma confiance et ma sympathie qu’au ministère qui aura le courage d’insérer dans son programme le retrait de ces lois et l’adoption des principales réformes réclamées depuis si longtemps par l’opinion libérale. Quoi qu’en dise M. le ministre de l'intérieur, s’il se trouvait un homme d’Etat dans cette enceinte qui osât inscrire dans son programme le retrait de ces lois, il serait sûr de trouver une majorité dans cette enceinte et au dehors de cette enceinte, il serait accueilli par les acclamation de la reconnaissance publique.
Je le sais, messieurs, tous les collègues du ministre de l’intérieur n’ont pas été ses complices dans cette circonstance ; tous n’ont pas voté ces lois réactionnaires qui, pour moi, sont l’un des griefs principaux que j’ai à articuler contre le ministre de l’intérieur ; mais ils ont accepté M. Nothomb, ils l’ont accepté avec tous ses précédents avec son programme, avec son passé, avec sa pensée, avec ses actes, avec son drapeau enfin.
(page 668) On vous a souvent parlé de drapeau dans cette discussion ; on vous a parlé de drapeau qu’il fallait accepter avec ses déchirures et ses souillures. Eh bien, et je regrette de devoir prononcer des mots aussi durs, ce n’est pas seulement un drapeau avec des déchirures et des souillures qu’ont accepté les collègues du ministre, mais un drapeau auquel M. le ministre de l'intérieur a dû attacher un crêpe funèbre, le jour où, après avoir échauffé dans cette enceinte l’enthousiasme national, il est venu, lui, l’enfant du Luxembourg, demander à cette tribune la mutilation de cette province, la violation du territoire, le sacrifice de 500,000 Belges. Tous ces précédents, ces redoutables précédents pèsent aujourd’hui et sur le ministère et sur ses collègues. Il sont donc à répondre, tous ici, par suite de la déclaration de solidarité qu’ils ont faite, de toute la passé politique de M. Nothomb ; ils ont à répondre des précédents de 1842, et des précédents bien autrement graves de 1839.
M. le ministre des travaux publics a voulu lutter contre ces pénibles souvenirs ; se donnant ici comme l’oracle de l’avenir, il a dit que l’avenir serait plus juste que le présent pour M. le ministre de l'intérieur, que l’avenir le consolerait des passions et des amertumes du présent. Oui, les peuples sont oublieux et indulgents ; ils oublient, trop facilement peut-être, le mal qu’on leur fait. Mais si l’on pouvait oublier en Belgique le souvenir de 1839, de cette douloureuse déception, car c’est la déception que j’attaque ; si, dis-je, la Belgique pouvait jamais oublier cette douloureuse et honteuse déception, c’est qu’elle serait indigne de sa nationalité et de son indépendance !
Ainsi, le ministère, les collègues de M. Nothomb, en adoptant M. Nothomb, en le recevant dans leur sein, l’ont accueilli avec son passé, son programme et son drapeau. Le ministre de l’intérieur est devenu le véritable chef du cabinet actuel ; je sais qu’on a voulu nier l’influence de M. le ministre de l'intérieur ; que M. le ministre de la justice, entre autres, a prétendu que le cabinet n’avait pas de chef, que tous les ministres étaient égaux. Sans doute, nous n’avons pas ici de présidence nominale du conseil des ministres mais cette présidence nominale elle-même n’est souvent qu’un mensonge ; à la place de la présidence nominale, il y a au sein du conseil, il y a une présidence de fait attachée à la capacité, à la supériorité de l’intelligence, à l’énergie de la volonté, à l’habilité des ressources ; et, s’il m’est permis de faire une de ces figures de rhétorique pour lesquelles on a eu tant d’indulgence dans cette assemblée, je dirais, sans avoir l’intention de désobliger en rien les collègues de M. Nothomb que, si dans l’un des plateaux de la balance ministérielle on mettait l’influence réunie des cinq ministres, et dans l’autre l’influence de M. le ministre de l'intérieur,je crois, je le dis franchement, que la balance pencherait encore en sa faveur. Qu’on me pardonne cette appréciation trop flatteuse, peut-être, c’est le seul éloge que j’adresserai à M. Nothomb, et si je le lui adresse, c’est que tout à l’heure j’aurai de dures, de sévères vérités à lui faire entendre.
Le ministère, en adoptant M. Nothomb, en adoptant l’homme de la réaction, est devenu, par ce seul fait, un ministère radicalement réactionnaire. Aussi les pensées de réaction ont-elles débordé bien vite de la tête de M. le ministre de l'intérieur, pour entraîner successivement tous ses collègues.
Ainsi, c’est une pensée rétrograde, c’est une pensée de réaction qui a poussé M. le ministre de la justice à relever les échafauds pour les crimes contre la propriété, alors que dans d’autres pays, dans des pays absolus eux-mêmes, on en était à hésiter devant l’application de la peine capitale pour le plus grand des crimes dans l’ordre monarchique : le crime de lèse-majesté.
C’est également une pensée de réaction qui a engagé M. le ministre des finances à présenter ce déplorable projet d’impôt qui devait répandre sur le pays toutes les vexations de la fiscalité.
C’est encore une pensée de réaction qui pousse le ministre des affaires étrangères à suivre la voie indiquée par M. Dedecker, de nous séparer des peuples libres, pour se tourner vers les puissances absolues et placer la Belgique à la queue de la Ste-Alliance.
Mais, c’est surtout, c’est toujours au ministère de l’intérieur qu’existe le foyer de la réaction ; c’est de là que sont parties les attaques les plus violentes contre nos droits, contre nos libertés. – Maintenant on a changé de tactique ; en 1842 on marchait résolument à la mutilation de nos droits, de nos libertés, on abordait de front les questions, on voulait l’emporter de haute lutte. Maintenant on suit une autre marche ; on s’avance par des voies détournées, on travaille dans l’ombre, et c’est à l’aide de la ruse, de la corruption qu’on espère arriver au même but.
Quelles sont les trois garanties principes de nos institutions ? Le corps électoral, la presse, enfin le parlement. N’est-il pas vrai, autant qu’on peut le dire de ce qui ne peut être attesté que par la notoriété publique, que M. le ministre de l'intérieur a semé la corruption, qu’il l’a semée à pleines mains, sous toutes les formes, dans les collèges électoraux. M. le ministre m’adresse un signe de dénégation. Mais si je voulais m’emparer des révélations que l’honorable M. Dumortier a faites, si je rappelais et l’influence réclamée du ministre pour les élections, et les conférences pour remplacer les membres éliminés, ne vous semblerait-il pas que M. le ministre de l'intérieur est le grand électeur du pays ? La presse ? Eh bien, le ministre de l’intérieur n’a-t-il pas cherché à organiser une presse ministérielle forte et puissante pour dénaturer, fausser, s’il est possible, l’esprit public ? je ne dirai pas que déjà la corruption a fait invasion dans cette enceinte ; mais il faut reconnaître qu’elle veille à nos portes ; qu’elle est là en permanence guettant les dévouements douteux et les consciences chancelantes, oui, elle espère étouffer le cri du devoir, de l’honneur, sous les séductions du pouvoir.
N’est-il pas vrai que ce système de corruption, si l’on n’y prend garde, s’étendra comme une lèpre immonde sur le pays tout entier, et qu’il corrompra toutes les sources de la moralité publique ? Nous aurons alors un gouvernement représentatif ; mais un gouvernement représentatif hypocrite et menteur, le gouvernement dont M. Devaux vous a tracé avec tant d’énergie le tableau, un gouvernement plus misérable et plus ignoble que le gouvernement absolu lui-même.
Et les intérêts matériels, pensez-vous qu’ils aient été mieux protégés, mieux défendus par M. le ministre de l'intérieur ?
Messieurs, je ne veux pas entrer à cet égard dans de grands détails ; je ne veux pas fatiguer l’attention de la chambre ni abuser de l’indulgence qu’elle veut bien m’accorder. Mais n’est-il pas vrai que l’industrie et le commerce ont besoin surtout de repos et de stabilité ? Eh bien ! la politique commerciale et industrielle de M. le ministre de l'intérieur, c’est une politique de crises, c’est lui qui a trouvé le mot. Ainsi, rupture avec la Prusse ; puis dans la question des droits différentiels, éventualité de rupture avec la Hollande, si M. le ministre n’était pas revenu sur ses pas. Maintenant, en présence de toutes les circonstances qui ont accompagné le traité du 1er septembre, grave complication vis-à-vis de la France, éventualité de rupture, peut-être. Puis enfin, comme si ce n’était pas assez encore de toutes ces difficultés, de toutes ces complications, de toutes ces crises, M. le ministre de l'intérieur a fait apparaître les Etats-Unis ; il vous a parlé de la possibilité d’une crise avec ce pays.
Ainsi, messieurs, voilà la politique commerciale du ministère. Toujours des bouleversements, toujours des secousses, toujours des crises, sans penser que ces crises sont fatales à l’industrie, sans penser qu’elles peuvent jeter sur le pavé de nos rues nos ouvriers sans travail et sans pain.
Que dire de la politique extérieure de M. le ministre de l'intérieur ? mais elle a constamment été un mélange de forfanterie, l’expression n’est pas trop forte, un mélange de forfanterie et de faiblesse. Toujours des provocations pour reculer ensuite lâchement !
Ainsi, en 1839, à l’époque de cette douloureuse déception à laquelle je suis obligé de revenir encore, on jette le défi à l’Europe tout entière ; avec les grands mots de persévérance et de courage, on électrise les esprits, et après avoir ainsi fait appel aux fibres les plus passionnées de l’esprit national, du patriotisme, on vient, quelques mois après, à cette tribune, faire amende honorable et demander non pas la tête basse et à genoux, mais hautement et avec jactance encore ce sacrifice si douloureux de territoire et d’une partie de nos frères.
Il y a quelques mois, ; on jette le défi industriel il est vrai, mais on jette le défi à la Prusse. Mais à peine la lutte industrielle est-elle engagée entre les deux pays, qu’encore une fois M. le ministre de l'intérieur s’empresse de revenir sur ses pas et qu’il achète la paix au prix des concessions les plus grandes, des avantages les plus larges accordés à l’union douanière.
A la Hollande aussi messieurs, dans la question des droits différentiels, on vient jeter, en comité secret toutefois, le défi dans cette enceinte. Mais quelques jours après que le défi était lancé, on reculait prudemment devant toutes ces forfanteries, et l’on faisait à la Hollande, en partie du moins, le sacrifice du principe des droits différentiels.
Maintenant, messieurs, on menace la France, on menace les Etats-Unis. Quel sera le résultat de ces menaces ? mais elles aboutiront aussi à de nouvelles concessions et à de nouveaux sacrifices.
Est-ce que tout cela, messieurs, ne porte pas l’empreinte d’une politique de provocation et de faiblesse, de désordre et d’anarchie.
Est-ce que tout cela ne déconsidère pas chaque jour le pouvoir et ne compromet pas les intérêts les plus chers du pays, ses intérêts de dignité comme ses intérêts matériels ?
La déconsidération du pouvoir peut-elle aller plus loin ? ne s’est-il pas abaissé chaque jour à la suite des graves et nombreux échecs que M. le ministre de l'intérieur a reçu dans cette chambre, depuis qu’il tient en mains le timon des affaires ?
Sur quelle question la politique ministérielle n’a-t-elle pas échoué ? En 1839, échec, échec honteux, après les provocations et les grands mots qu’on avait fait entendre dans cette enceinte, échec honteux sur la question nationale, sur la question de l’inviolabilité du territoire, sur la question, en quelque sorte, de l’indépendance nationale.
En 1840, M. Nothomb échoue encore, et cette fois il tombe ; il tombe sur une question qui touchait également à l’honneur national et à la dignité de l’armée.
En 1842, nouvel échec sur deux des questions les plus importantes : la question militaire et la question financière.
Dans cette session, messieurs, dans ces quelques mois de session, deux questions qui ne ressemblaient pas mal à des questions de confiance, ont été portées dans cette enceinte : l’une relative à la prolongation de la loi pour l’introduction des céréales du Limbourg ; l’autre relative à l’acceptation de mandats salariés pour les membres de l’ordre judiciaire. Sur ces deux questions, messieurs, qui, je le répète, avaient tous les caractères d’une question de confiance, le ministère a succombé ; cette fois encore deux défaites, et deux défaites passablement humiliantes, après les efforts du ministère pour les conjurer.
Puis, messieurs, est arrivée la série de tous ces affronts que M. le ministre de l'intérieur a dû subir, de tous ces affronts qui pouvaient faire croire qu’ici, comme dans un pays voisin, le ministère voudrait aussi, ainsi qu’on la dit, se couronner d’humiliation.
Puis sont venus ces démentis qui sont arrivés de toutes parts à M. le ministre de l'intérieur, démentis des représentants des puissances étrangères données en présence du pays et de l’Europe ; démenti donné par ses propres collègues, démenti donné par les membres de la chambre eux-mêmes ; et enfin tous (page 669) ces manques de foi que l’honorable M. Devaux a caractérisés et résumés l’autre jour dans quelques lignes énergiques que je demande la permission de vous rappeler. M. le ministre de l'intérieur ne m’en voudra pas de cette citation, car il témoignait dernièrement de la préférence pour les discours de l’honorable M. Devaux.
Voici donc, messieurs, ces phrases énergiques, ces phrases que j’engager chaque membre de cette chambre à relire avant de prononcer sur le sort de M. le ministre de l'intérieur :
« Dans la loi du jury d’examen : manque de foi envers la majorité ; manque de foi envers la minorité ; manque de foi des ministres entre eux ;
Dans la loi des tabacs : manque de foi envers le commerce ;
Dans les négociations avec l’Allemagne : manque de foi envers l’étranger, manque de foi envers la représentation nationale ; humiliation du pays devant la Prusse et dix-sept Etats de l’Allemagne ;
Dans l’affaire de Guatemala, manque de foi envers les communes et envers les pauvres ; manque de foi envers la compagnie ; manque de foi envers les colons ; manque de foi envers les capitalistes belges ; manque de foi envers les capitalistes étrangers ; le crédit, la signature du gouvernement belge compromis. »
Qu’a répondu M. le ministre de l'intérieur à ces lignes accablantes ? Il a répondu non pas avec l’indignation de l’honnête homme à qui on vient jeter à la face des reproches immérités, de ces reproches qui font monter le rouge au front parce qu’ils vont bien au-delà de la politique et qu’ils attaquent le caractère. Il y a répondu avec le sophisme. Il a répond en venant déclarer qu’il fallait « s’en tenir aux faits », qu’il fallait « s’en tenir aux actes. »
Il faut « s’en tenir aux faits », il faut « s’en tenir aux actes » ! c’est-à-dire que l’intention n’est plus rien, que l’intention, quelle qu’elle soit, morale ou immorale, loyale ou déloyale, ne doit plus être prise en considération. Mais les questions intentionnelles ne sont-elles donc pas toujours les premières questions pour les hommes d’honneur ? Disons-le, le système de justification présenté par M. le ministre, ne serait pas même accueilli devant un tribunal de police correctionnelle, et s’il s’agissait de l’application d’une disposition pénale. Comment donc ce système pourrait-il être accueilli devant une assemblée loyale et qui a surtout à statuer sur des questions d’intention ?
« Il faut s’en tenir aux actes » ! Oh ! oui. Je le conçois ; avec ce système on peut tout nier, tout jusqu’à la parole donnée.
On peut nier les conventions verbales avec le plénipotentiaire de la Prusse ; on peut nier l’existence de la deuxième minute du traité et des mots qui s’y trouvaient insérés, aussi longtemps que la minute n’est pas reproduite ; on peut enfin tenir au sénat, en comité secret, un langage différent de ceux qu’on a tenu dans cette chambre. Mais ce système, il est temps de le caractériser avec toutes les expressions qui déjà lui ont été adressées pour le flétrir, et avec des expressions nouvelles, s’il est possible d’en trouver d’assez énergiques. C’est le système, c’est le machiavélisme politique poussé à ses dernières conséquences.
Je termine, je termine enfin ce long manifeste d’accusation. Je suis heureux de pouvoir abandonner cette tâche ingrate et pénible. Il m’en coûte d’avoir dû accuser avec une sorte de dureté un homme à l’incontestable talent duquel je suis le premier à rendre hommage.
Mais c’est l’homme politique que je poursuis et que j’accuse.
C’est l’homme politique aussi, avec tout son passé, que vous avez à juger en ce moment : prononcez donc sur son sort !
Mais prenez y garde, messieurs , on a posé devant vous non pas une question qu’on puisse écourter et fausser à l’aide d’interprétations, de réserves et de transactions, non pas une question de confiance relative, mais une question de confiance absolue.
Il n’y a donc pas ici d’équivoque possible.
Je conçois les hésitations et les répugnances de certains membres de la majorité ; je conçois que les uns ne veuillent adopter le bill d’indemnité de la politique ministérielle que sous bénéfice d’inventaire ; je conçois qu’on se borne à n’accorder au cabinet que cette confiance homéopathique dont il a été souvent question dans cette assemblée. Je conçois qu’on se renferme, comme on le disait hier, dans une attitude d’observation. Je conçois, je le répète, ces scrupules ; je conçois ces répugnances. Mais il faudra bien s’arrêter devant elles ou passe outre, car il n’y a pas ici d’expédient possible pour tourner la difficulté.
La majorité, qu’on me permette cette expression, la majorité veut repousse de ses lèvres « ce calice d’amertume ». je le comprends, car il doit faire soulever le cœur ; mais il faudra qu’elle le boive ce calice d’amertume et qu’elle le boive jusqu’à la lie, car encore une fois, il faut bien se prononcer ; il n’y a pas ici d’équivoque possible. La majorité ne peut avoir à la fois les avantages du ministérialisme et les honneurs de l’opposition. C’est une question de confiance. L’entendez-vous bien, messieurs ? la confiance est indivisible, elle est une et indivisible comme la vérité. Il n’y a pas de milieu.
Il est bien entendu qu’en votant en faveur de M. le ministre de l'intérieur vous l’amnistiez complètement, vous vous associez à la solidarité de ses collègues ; vous adoptez son programme, ses opinions, ses principes, son passé, son avenir ; vous vous unissez à lui et à sa politique par des liens désormais indissolubles.
J’entends des murmures : sont-ce des murmures de répugnance, ou d’adhésion à la responsabilité ministérielle ?
Maintenant que la question est posée nettement et résolument, que la majorité tranche et qu’elle en accepte la responsabilité !
Quant à nous, membres de l’opposition, après avoir succombé dans la lutte, nous aurons rempli notre devoir, en provoquant de toutes nos forces le renversement du ministère qui, dans sa trop longue carrière politique, a compromis tour à tour l’indépendance du pays, l’honneur national, nos droits, nos libertés, nos intérêts !
Eh bien si nous sommes vaincus, nous pourrons du moins, nous, sortir de cette enceinte, la tête haute. Nous pourrons, et c’est là notre dernier espoir, nous adresser au pays et en appeler à la conscience publique !
(p. 656) M. de Haerne – Messieurs, j’ai demandé la parole lorsque j’ai entendu dire par l’honorable préopinant que le ministère qui inscrirait sur sa bannière : « Abolition des lois réactionnaires » obtiendrait son appui. Je n’aurais pas cru devoir relever ces paroles, si je n’y avais vu un reproche bien clair, bien formel adressé à la majorité, adressé spécialement au parti auquel j’ai l’honneur d’appartenir. Eh bien, messieurs, je dirai qu’à certains égards, je suis d’accord avec l’honorable M. Castiau et je vais m’expliquer sur ce point. Je ne vais pas jusqu’à dire que je vois une obligation au ministère de proposer le retrait de ces lois et que le ministère qui ferait cette proposition aurait ma confiance ; car ma confiance je ne l’attacherai jamais à quelques actes particuliers ; mais je dirai à l’honorable M. Castiau que ces lois n’ont été d’aucune utilité pour l’opinion à laquelle il croit qu’elles ont profité. Je dirai que je suis d’accord avec lui pour admettre qu’une d’entre elles, celle qui autorise la nomination des bourgmestres en dehors du conseil, est une loi réactionnaire, et que, s’il s’agissait de la retirer, je voterais dans le sens de l’honorable membre. Quant à la loi sur le fractionnement, je ne dirai pas que c’est une loi réactionnaire, mais je dirai que c’est une loi parfaitement inutile aux intérêts des catholiques, et telle est l’opinion que j’ai toujours entendu exprimer parmi les catholiques, depuis que cette loi a été présentée et votée par la chambre. Ainsi, messieurs, quoique je n’attache pas à cette loi la même importance que l’honorable préopinant, je ne verrai cependant aucun inconvénient à ce qu’elle fût retirée.
Mais, messieurs, il y a un autre esprit de réaction qui domine une autre fraction de la chambre, au moins d’après tout ce que j’ai entendu dans cette discussion et dans les discussion antérieures : c’est un esprit de réaction contre certaines libertés qui, peut-être, ne sont pas aussi chères à cette fraction de la chambre qu’elles le sont à la droite. Je parlerai de la réaction contre la liberté de l’instruction, et ici, messieurs, je ferai un appel loyal à la franchise bien connue de l’honorable M. Castiau, et je lui demanderai si le projet de loi sur le jury d’examen tel qu’il était proposé par le gouvernement n’avait pas un véritable caractère de réaction ? Qu’est-ce qu’une réaction, messieurs ? Mais c’est une action exercée au détriment d’une liberté quelconque. Du moment où vous vous dessaisissez d’une garantie établie en faveur d’une liberté, vous sacrifiez cette liberté et, à ce titre, le projet présenté par le gouvernement était un projet de réaction. Je pense que l’honorable M. Castiau ne me démentira pas.
M. Castiau – Je ne l’ai pas voté.
M. de Haerne – Je ne révoque nullement en doute les sentiments de l’honorable membre à cet égard ; mais son opinion n’est pas celle de l’opposition tout entière. Que nous a-t-on dit, en effet, à plusieurs reprises dans cette discussion ? Ne nous a-t-on pas fait entendre que le ministère devait cette concession à la gauche ? Je ne comprends pas ce langage, messieurs, de la part des amis de la liberté, de la part du parti libéral ; car enfin quelles qu’eussent été les conséquences de cette loi, il est évident qu’elle n’eût pu être votée qu’au détriment de la liberté. Je dis donc que cette opinion est une inconséquence, qu’elle n’est dictée que par des préventions contre la droite. Voulez-vous, messieurs, que je vous fasse connaître, à cet égard, toute ma pensée ? L’hostilité qui a éclaté depuis quelques années entre les deux grandes opinions qui divisent le pays et la chambre, cette hostilité a sa source dans des préventions : on se craint, on se redoute, on se méfie les uns des autres, plutôt à cause du mal possible, à cause des abus possibles, qu’à cause du mal commis, qu’à cause des abus commis.
Il y a méfiance et c’est cette méfiance qui est fatale au pays, c’est cette méfiance qui nous divise trop souvent, qui produit le plus grand mal dans nos débats et dans la nation. Il faut se rapprocher, messieurs, il faut se voir, se connaître ; de cette manière il y aurait souvent moyen de s’entendre. Eh bien, messieurs, sur ce terrain d’égalité en matière de liberté, j’accepte le débat. Mais on a déplacé la question, car il s’agit de savoir si la gauche a donné, quant aux libertés en général assez de garantie à la droite pour qu’un rapprochement immédiat soit possible. Permettez-moi de le dire, messieurs, dans toute la discussion qui s’est déroulée à vos yeux, la gauche est restée purement négative ; elle a dit ce qu’elle ne voulait pas, mais elle s’est toujours abstenue de dire ce qu’elle voulait, voilà pourquoi je n’ai pas tous mes apaisements.
Je vous l’avouerai, messieurs, le ministère n’a pas non plus ma confiance tout entière, mais avant d’aborder le fond de la question ministérielle, je dois faire quelques observations préliminaires.
En général, messieurs, je n’aime pas l’opposition systématique. Dans ma première carrière parlementaire je n’ai pas fait proprement ce qu’on appelle de l’opposition systématique, c’est-à-dire une opposition qui s’attache à tous les actes du ministère pour le ruiner, le miner, le tuer à la longue. J’ai fait de l’opposition persévérante sur plusieurs questions, et notamment sur la grande question extérieure, parce que je prévoyais le malheur qui devait nous arriver. Je prévoyais le morcellement de nos provinces, je prévoyais le sacrifice du dixième de la population. Tel a été le motif de mon opposition constante. Mais elle n’a pas été systématique, elle n’a jamais tendu à renverser le pouvoir existant. Je n’aime pas, messieurs, l’opposition systématique à cause des embarras qu’elle produit toujours, à cause d’une foule d’inconvénients qui en résultent.
Messieurs, je vous ai parlé, il y a un moment, de la question du jury ; et certes, je dois le dire, cette question, telle qu’elle a été proposée par le ministère a été de nature à diminuer la confiance que je devait avoir en lui. Ici, messieurs, je pense que personne ne révoquera en doute la sincérité de mon opinion. Car je vous prie de vous rappeler dans quel sens je me suis énoncé relativement à cette grande question. Vous savez, messieurs, que le projet de la section centrale n’était pas non plus entièrement conforme à mon opinion. Je voyais dans ce projet même une atteinte portée à la liberté d’opinion, à la liberté de conscience en tant que les élèves de toutes les universités, appartenant à des opinions différentes, devant se présenter devant un seul et même jury, étaient exposés à devoir trahir leurs convictions pour pouvoir passer leurs examens.
J’aurais donc voulu, messieurs, un autre système, je l’ai dit à cette époque. J’aurais voulu un système qui tendit à établir un jury spécial pour chaque université, de manière à y faire intervenir en majorité chaque université respective. J’ajoutais certains détails d’exécution qui, à cette époque, n’ont pas bien été saisis par la chambre ; mais qui, dans mon opinion, étaient tout à fait accessoires.
Tel était, messieurs, mon système. Il était conçu dans l’intérêt de la liberté d’opinion et de conscience, de manière à ce que les récipiendaires ne fussent pas placer dans cette fâcheuse position de devoir en quelque sorte modifier leurs opinions afin de captiver la confiance de leurs juges.
Mais pourquoi, messieurs, ai-je adopté le projet de la section centrale ? C’est parce que ce projet s’éloignait moins de mon opinion que celui qui était présenté par le ministère.
Messieurs, il y a d’autres questions qui se sont agitées dans cette chambre depuis que j’ai l’honneur d’en faire partie et dans lesquelles j’ai dû me prononcer conter le ministère. Je ne parlerai pas de toutes ces questions. Je rappellerai seulement la question des tabacs ; et certes à cet égard j’ai eu de griefs et de grands griefs à faire valoir contre le ministère.
Cette question, messieurs, avait pour l’intérêt matériel une tendance à peu près conforme à celle que je rencontrais sous le rapport de l’intérêt moral, dans le projet relatif au jury d’examen. C’est une tendance à la régie de part et d’autre ; c’est une tendance à ce système français qui consiste à réduire en régie l’intelligence comme le tabac.
Ainsi, messieurs, je le répète, ma confiance dans le ministère n’est pas pleine et entière ; elle ne peut pas l’être d’après mes antécédents. Mais je dois me demander dans quelles circonstances et pour quels motifs on peut renverser un cabinet ; et je me dis d’abord : il ne suffit pas que ce cabinet ait posé quelque acte coupable, quelque acte condamnable, mais il fait qu’il y ait chez lui une persévérance, une espèce de système dans ces actes, et que c’est seulement lorsque ce système s’est produit au grand jour que la majorité doit prendre vis-à-vis du ministère un attitude hostile. Or, messieurs, tel n’est pas, à mes yeux, l’état des choses.
Après cela, messieurs, je vous dirai que ce qui me pèserait le plus, s’il s’agissait de donner un vote hostile au ministère, ce sera la responsabilité. Car enfin, on ne renverse pas un ministère, sans s’exposer à voir surgir toutes sortes de systèmes pour la recomposition du cabinet ; et dans le vague dans lequel nous nous trouvons, je crois qu’il n’y a personne dans la chambre qui puisse dire quel serait, si le ministère se retirait, le système qui prévaudrait près de la Couronne !
Cette responsabilité, messieurs, est bien grave. Aussi je vous dirai franchement que si j’eusse fait partie de cette chambre en 1841, lorsqu’il était question de renverser le ministère d’alors, ministère qui à cause de ses tendances, à cause surtout son silence obstiné dans lequel il se renfermait vis-à-vis de l’opinion que le provoquait à s’expliquer, n’aurait pas eu mes sympathies, j’aurais reculé devant un vote hostile à ce ministère, à cause de la responsabilité des conséquences qui pouvaient résulter de sa retraite. J’aurais attendu des actes plus formels, plus décisifs avant de me prononcer.
Messieurs, je crois que le renversement du ministère serait inopportun en ce moment. Aussi, lorsque j’ai vu l’honorable baron Osy faire sa proposition d’une adresse à la Couronne pour demander le changement du cabinet, je me suis dit que, selon moi, cette question devait être ajournée. Vous vous rappelez, en effet, messieurs, que dans la discussion récente que nous avons eue sur le traité avec le Zollverein, M. le ministre de l'intérieur vous a déclaré que si l’interprétation extensive de l’art. 19 de ce traité n’était pas admise, il se retirerait, qu’il attachait à cette interprétation son existence ministérielle.
Eh bien, messieurs, voici ce qui peut arriver. Il peut se faire que cette interprétation extensive ne soit pas admise par tous les Etats du Zollverein, et si je manifeste quelques doutes à cet égard, je ne suis pas isolé dans cette assemblée ; car, plus d’une fois dans cette discussion même, j’ai entendu émettre ce doute, entre autres, par l’honorable M. Lebeau, si je ne me trompe.
(page 657) Sur quoi me fondé-je, messieurs, pour révoquez en doute l’existence de cette interprétation extensive. Je ne vous dirai pas tous les motifs que je pourrais avoir à cette égard je craindrais de commettre des indiscrétions. Je vous dirai seulement que cette opinion a surgi en Allemagne immédiatement après la déclaration de M. le ministre de l'intérieur.
Ainsi, messieurs, s’il arrivait que cette interprétation extensive ne fût pas admise, ou qu’elle ne le fût qu’à certaines conditions onéreuses pour nous, le ministère viendrait à se retirer, ou du moins il serait disloqué. Et M. le ministre de l'intérieur se retirant, il faut le dire franchement, cette retraite donnerait lieu à une recomposition qui peut-être satisferait l’opposition. Eh bien, je dis que dans cette circonstance je ne vois pas trop l’utilité de la proposition de M. Osy, car enfin dans un mois ou six semaines peut-être nous aurons une décision.
Je vais plus loin, messieurs, et je dis que l’intérêt du pays doit nous engager à conserver au moins jusqu’à cette époque le ministère actuel, et voici pourquoi : si une interprétation restrictive, onéreuse, conditionnelle, était proposée par quelques Etats du Zollverein, qu’arriverait-il ? M. le ministre de l'intérieur étant encore aux affaires, devrait, d’après la parole qu’il nous a donnée, se retirer immédiatement, et cette retraite immédiate serait une protestation contre une demande de concessions quelconques. Un nouveau ministère, au contraire, quel qu’il fût, de quelques éléments qu’il fût composé, ne serait pas engagé sur cette question, ne serait pas lié ; il pourrait même entamer des négociations dans le sens de nouvelles concessions à faire par la Belgique, et ce ministère, fort du prestige de la nouveauté, pourrait exercer bien plus d’influence sur la chambre que ne le ferait le ministère actuel. Je dis même que, dans cette hypothèse, on verrait surgir dans le pays une opinion qui pousserait le ministère à faire des concessions à l’Allemagne, et que le nouveau ministère, qui ne sera lié par aucun engagement, se laisserait peut-être entraîner dans cette voie, tandis qu’avec le ministère actuel il est certain que des concessions seraient impossibles.
Je sais bien qu’on va me répondre que la Prusse a adopté l’interprétation extensive. Mais cela devait être, la Prusse devait adopter cette interprétation, car elle ne pouvait pas désavouer son ambassadeur qui avait fait à cet égard une déclaration positive. Elle ne pouvait pas désavouer son agent après le service qu’il avait rendu à l’Allemagne en négociant le traité du 1er septembre, car ce traité est apprécié en Allemagne aussi bien qu’en Belgique. Mais la Prusse savait peut-être déjà que quelques Etats du Zollverein n’auraient pas admis cette interprétation extensive, car en diplomatie, messieurs, on ne doit pas être trop confiant.
S’il s’agissait, messieurs, d’émettre un vote de confiance envers le ministère relativement à un projet de loi qui consacrerait un principe devant lequel certains membres reculeraient, alors je concevrais que, malgré la déclaration faite par le ministère, qu’il se retirerait dans le cas où cette loi ne serait pas adoptée, je concevrais que ces membres votassent contre ce projet de loi. Mais il s’agit ici d’une adresse, et je le répète, il me semble qu’il n’y a pas urgence de faire cette adresse.
Messieurs, ce qu’il s’agit de savoir avant d’émettre un vote de non-confiance, ce qu’il s’agit de bien peser, c’est ce que fera le ministère futur, si tant est que celui-ci vienne à être renversé. Il ne s’agit pas ici de personnes, messieurs, ce n’est pas une question de personnes, c’est une question de principes. On a parlé diversement de la composition du ministère actuel. Quelques-uns ont fait un grief à la droite de ce qu’il n’y a pas dans le cabinet assez de membres appartenant à cette partie de la chambre. Messieurs, la question n’est pas là, la question n’est pas dans les personnes ; je vais même plus loin, je dirai que dans mon opinion, un ministère composé exclusivement de membres appartenant à la gauche, de membres dont les tendances seraient conciliantes, conformément aux principes de l’union, et dont le programme serait le même que celui du ministère actuel, qu’un semblable ministère pourrait inspirer confiance à la droite. C’est le principe qu’il faut constater.
Or, messieurs, quel est le principe du ministère actuel ? C’est le principe de la fusion, c’est le principe de l’union, et quand il s’agit d’union, messieurs, je n’a qu’à faire appel à mes convictions, un appel à ma conscience, me rappeler tous mes antécédents pour savoir ce que j’ai à faire. Ce principe d’union, messieurs, je ne dis pas qu’il est repoussé par tous les membres de la gauche, mais le fait est, comme j’ai déjà eu l’honneur d’en faire l’observation que les membres les plus influents, les plus considérables de la gauche ne se sont pas suffisamment expliqués à cet égard. Ils se sont retranchés généralement une grande réserve, et quelques-uns ont même laisser passer, à travers des expressions transparentes, une pensée toute contraire à l’union. Plus d’un membre de la gauche a fait comprendre que le système exclusif devait prévaloir. Plus d’un membre de la gauche a demandé un système exclusif, soit qu’il fût pris dans la gauche, soit qu’il fût pris dans la droite ; on paraît être indifférent à cet égard. Quant à moi, je vous dirai, messieurs, que je ne voudrais pas plus contribuer à la formation d’un ministère exclusif appartenant à la droite, qu’à celle d’un ministère appartenant à la gauche. Un ministère exclusif, par cela seul qu’il serait exclusif, serait de nature à jeter l’irritation, la perturbation dans le pays et à rendre toute réconciliation impossible. Cela ne peut se faire dans l’état actuel des esprits.
Trois espèces de ministères sont possibles, messieurs, c’est un ministère exclusif de gauche, un ministère exclusif de droite et un ministère mixte. On c’est un ministère mixte, un ministère de fusion, d’union, composé d’hommes qui ne se repoussent pas, qui se rencontrent, comme au temps du congrès, sur les terrains des libertés communes, c’est un tel ministère qui, selon moi, doit faire le plus de bien au pays dans l’état actuel des choses. Je crois que d’ici longtemps il n’en saurait être autrement.
Messieurs, quand on jette un coup d’œil sur ce qui se passe dans d’autres pays relativement aux ministères, relativement aux principes qui président à la composition des cabinets, on voit qu’il y a dans ces divers pays constitutionnels des systèmes divers, qui donnent lieu tour à tour à la composition de ministères différents ; que ce systèmes se combattent, se neutralisent en quelque sorte et laissent une action libre au pouvoir. Messieurs, cet équilibre, qui peut être bon quelquefois à la conservation de l’ordre, peut aussi quelquefois entraver le développement des libertés. Mais dans notre pays nous n’avons jamais eu et nous n’avons pas encore de systèmes politiques proprement dits assez forts, assez prépondérants pour se contrebalancer, pour s’équilibrer d’une manière en quelque sorte factice et systématiquement arrêtée. Nous n’avons pas de systèmes politiques tels que les systèmes tory et whig en Angleterre, les systèmes Guizot, Molé et Tiers en France.
Qu’a-t-on fait pour atteindre le même but ? on a créé en dehors de la politique un parti précédemment inconnu en Belgique, un parti catholique en opposition avec le parti libéral, tandis que précédemment le parti vraiment libéral se rencontrait parmi les catholiques comme parmi les personnes appartenant une opinion religieuse différente.
C’est ainsi qu’une irritation a été jetée dans le pays en divisant les catholiques d’avec les libéraux ; c’est ainsi qu’on a créé un parti catholique et un parti libéral, qu’on a mis ces deux partis en opposition l’un contre l’autre, et qu’ainsi on a voulu donner au pouvoir une action en quelque sorte libre. C’est au profit du pouvoir qu’on a voulu amener cet état de choses.
Je dis que ces partis n’existaient pas, parce que la conciliation était au fond de tous les cœurs avant 1839, mais quand on s’est trouvé débarrassé de cette espèce de compression politique qu’exerçait sur la nation la question extérieure, c’est alors qu’on a vu certains membres qui avaient fait cause commune avec la majorité, avec les catholiques-libéraux, se jeter inopinément d’un autre côté et aller renforcer ce qu’on appelle aujourd’hui la gauche.
Je vois là un grand danger pour les libertés publiques. Que peut-il arriver en effet ? Les deux partis n’apprécient pas également toutes les libertés. Chaque parti doit avoir une prédilection pour certaines libertés ; lorsqu’un des partis exclusifs serait au pouvoir, il sacrifierait les libertés qui n’ont pas ses sympathies ; lorsque l’autre parti exclusif serait au pouvoir, il ferait probablement le sacrifice d’autres libertés. On sacrifierait ainsi les uns après les autres toutes les libertés et la constitution même. Voilà pourquoi un ministère d’union, de fusion est celui qui convient à la Belgique. C’est le seul qui puisse nous maintenir dans les bornes de la constitution.
Il me reste à faire quelques observations sur une espèce d’interpellation adressée, par plusieurs membres de la chambre, aux députés des Flandres, relativement à l’industrie.
On nous a demandé si nous avions une confiance assez grande dans le ministère pour croire que les intérêts de l’industrie seront sauvegardés.
Je reconnais, messieurs, que de très-grandes fautes ont été commises à l’égard de l’industrie ; mais je ferai une observation : c’est que, relativement à l’industrie, on ne peut pas dire que le ministère seul est en cause. Il y a dans la chambre des partis qui se combattent, en matière d’industrie. Qu’en résulte-t-il ? C’est que, sur le terrain, le ministère a souvent de grandes difficultés à vaincre, et que c’est en grande partie à ces difficultés qu’on doit attribuer le peu de progrès qu’on fait en matière d’industrie.
C’est ainsi que dans cette discussion, nous avons entendu émettre ici des opinions bien divergentes. C’est ainsi que lors de la discussion du traité avec le Zollverein, si je ne me trompe, nous avons entendu professer cette doctrine, que pour négocier, il fallait attendre. Or, si l’industrie des Flandres, dans la détresse où elle se trouve, devait se borner à attendre, quel sort serait le sien !
D’un autre côté, on nous a montré en perspective l’exemple de la Suisse ; je vous le demande encore, messieurs, est-ce là un système que le ministère pourrait adopter ?
Eh bien, en ce qui concerne les principes à suivre en matière d’industrie, les membres de la gauche n’ont pas été plus explicites ; ils se sont bornés à critiquer les actes du ministère, mais ils n’ont pas énoncé une opinion assez positive sur le système qu’ils mettraient en pratique. Voilà cependant la grande question. Le ministère futur serait pris probablement dans les ministères passés, et qu’ont fait ceux-ci pour l’industrie ? J’ose le dire, moins que le ministère actuel.
Voilà pour l’industrie en général ; quant à l’industrie linière en particulier, elle se trouve aujourd’hui en grande partie sauvegardée par la convention du 16 juillet. Cette convention n’a pas donné à la Belgique tous les avantages auxquels elle avait droit. Telle a toujours été mon opinion. Lorsqu’il s’est agi de cette convention, je n’avais pas l’honneur de faire partie de cette chambre, mais j’ai été appelé à émettre une opinion sur ce traité. Eh bien, messieurs, quand cette importante question a été agitée dans le pays, des opinions divergentes se sont produites au sein de la députation qui s’est présentée devant la Couronne et le ministère. Les uns soutenaient, et j’étais de cet avis, qu’il ne fallait pas s’en tenir à la convention seule, mais qu’il fallait encore, entr’autres, insister pour obtenir l’abrogation de l’amendement de Lespaul ; d’autres membres de la députation n’insistaient pas sur cette nécessité, ils se bornaient à dire qu’il fallait accepter la convention purement et simplement.
C’est ce qui a eu lieu. Mais on voit que cela n’a pas dépendu exclusivement du ministère.
Depuis que je suis rentré dans cette chambre, je n’ai cessé d’appeler l’attention du gouvernement sur l’importance de la révocation de l’amendement de Lespaul.
(page 658) Si le gouvernement n’a pas réussi à faire rapporter cet amendement, il faut espérer qu’il mettra, comme il l’a promis, tout le zèle possible dans les nouvelles démarches qu’il aura à faire auprès du gouvernement français. Si par des difficultés d’administration l’amendement de Lespaul n’était pas révoqué, au moins il nous faudrait une réduction de droits qui pût compenser le mal que nous a fait cet amendement.
Messieurs, on a parlé de paupérisme, et on a semblé attribuer au gouvernement cette lèpre qui dévore le pays.
Mais n’est-ce pas un mal inhérent aux sociétés modernes ? N’est-ce pas un mal commun à tous les Etats ? C’est un fléau, né de l’état moral de la société, et qu’il n’appartient à aucun pouvoir humain de faire disparaître entièrement. Le temps, le progrès des idées de civilisation morale et matérielle pourront seuls y porter un remède efficace. Le gouvernement peut, il est vrai, y aider, et plus d’une fois déjà j’ai fait connaître les moyens qu’il pouvait employer pour guérir cette plaie. Le gouvernement n’est pas resté tout à fait inactif pour ce qui concerne la population des Flandres. C’est sous le ministère de M. Lebeau qu’un subside a été accordé une première fois pour organiser le travail. Déjà depuis 1838, on avait mis en avant cette idée de l’organisation du travail ; et ici je réponds à une interpellation faite hier par l’honorable M. Verhaegen, quand il a convié le ministère à imiter l’exemple de l’Allemagne. « Voyez, disait-il, comment on organise le travail en Allemagne ; que ne fait-on de même chez nous ! »
Messieurs, doit-on faire honneur à une nation étrangère de ce qui existait dans son propre pays avant que cette nation étrangère songeât à établir ce dont on la loue ? Les comités de travail étaient organisés en Belgique longtemps avant qu’on songeât à les instituer en Allemagne, et il est à croire que c’est l’exemple de la Belgique qui a porté l’Allemagne à créer chez elle ces utiles institutions.
Je le répète, l’idée des comités de travail remonte à 1838. J’avais moi-même, dès cette époque, mis en avant cette idée que j’avais puisée chez les fabricants et les tisserands de la campagne. Eh bien, le gouvernement a repoussé longtemps cette idée que j’avais produite dans le sein de l’association linière ; enfin, en 1840, le ministère s’y est rallié, et le cabinet qui a succédé à celui de 1840, a marché dans la même voie. C’est ainsi que le travail s’est trouvé organisé dans les Flandres ; il laisse encore beaucoup à désirer sans doute ; le ministère, les chambres peuvent faire beaucoup en accordant des subsides plus considérables que par le passé. Ainsi, j’engage vivement le gouvernement à donner le plus de développement possible à ces comités de travail ; par ce moyen, il fera disparaître en partie le paupérisme qui ronge les Flandres. L’organisation des comités de travail, jointe aux instruments perfectionnés, a suffi pour faire gagner la vie à nos ouvriers.
Si l’opposition énonçait des idées positives, tant sous le rapport des intérêts moraux que sous celui des intérêts matériels ; si ensuite ces idées offraient des chances de succès, certes, on pourrait s’y rallier ; mais en l’absence de tout système de la part de l’opposition, on ne peut pas prononcer le renversement du ministère actuel.
Je dirai aux ministres : Marchez dans la voie de l’union avec plus de fermeté que vous n’avez fait : secourez avec plus d’efficacité l’industrie du pays, accueillez toutes les bonnes mesures qui sont proposées ; n’exposez pas l’industrie nationale à des dangers certains par un système d’entrepôts favorables à l’industrie étrangère, si vous ne voulez pas être un jour dévoré par l’opposition !
D’un autre côté, je mets ici l’opposition en concurrence en quelque sorte avec le ministère ; je lui dis : Voulez-vous triompher, voulez-vous devenir majorité ? faites mieux que le ministère, présentez un meilleur système que le sien. Mais ne venez pas nous offrir en matière d’industrie le spectacle affligeant d’une division qui n’inspire aucune confiance.
Pour terminer, je dirai que je ne puis pas donner mon assentiment à la proposition de l’honorable membre Osy : d’abord parce que je la crois inopportune, comme je l’ai démontré, en second lieu parce que je pense qu’elle n’est pas fondée sur des motifs suffisants.
M. de Naeyer – Après les discours remarquables qui ont été prononcés dans cette discussion je me serai volontiers dispensé de prendre la parole. Vous en comprendrez facilement la raison ; mais je me dois à moi-même de ne pas me borner à un vote silencieux, parce qu’il m’est impossible d’adopter toutes les observations émises par plusieurs honorables membres qui voteront probablement de la même manière que moi.
D’après ma manière de voir, la question dont nous sommes saisis par l’honorable M. Osy peut être formulée à peu près dans ces termes : en appréciant la conduite future du ministère, d’après les actes posés par lui jusqu’ici, pouvons-nous être persuadés que les hommes qui sont à la tête des affaires sont préoccupés, avant tout, des vrais besoins, des intérêts palpitants de la Belgique, que leur administration est de nature à aider efficacement à la consolidation de notre jeune nationalité, au développement des nombreux éléments de prospérité morale et matérielle dont le pays est doté. Je crois que c’est sur ce terrain que la question doit être posée. Quand il s’agit d’un renversement de ministère, on aurait tort, je crois, de s’attacher à quelques abus isolés, à quelques fautes partielles, parce que, il peut bien l’avouer, la Couronne, en choisissant ses conseillers, n’a malheureusement pas le pouvoir de leur conférer le don de l’infaillibilité. Il y aura toujours des fautes, des abus sous tous les gouvernements. Ne pas vouloir admettre cette thèse, serait se jeter dans un puritanisme exagéré.
Pour apprécier un cabinet, je crois qu’il faut s’attacher à l’ensemble de ses actes, aux règles de conduite qu’il a adoptées pour la question des affaires, au système gouvernemental qu’il a suivi. Quand je parle de système gouvernemental, je le considère non pas au point de vue des partis parlementaires, au point de vue des majorités et des minorités dont on a beaucoup parlé dans cette discussion, mais au point de vue des intérêts du pays, des vrais besoins du pays, au point de vue enfin de tout ce qui peut faire le bonheur et la gloire de la Belgique.
Messieurs, comme je vous le disais, on a beaucoup parlé des majorités et des minorités ; mais (je dois l’avouer, cela vient peut-être de mon inexpérience parlementaire), il m’eût été impossible de bien saisir le côté pratique, le seul auquel j’aie l’habitude de m’attacher, de toutes les observations, de toutes les théories qui ont été développées à cet égard avec beaucoup de talent.
Je le sais, il y a quelques questions graves et irritantes sur lesquelles des opinions considérables du pays ne sont pas parvenues encore à s’entendre. Il arrive, quand ces questions se présentent, qu’un spectacle que j’appellerai fâcheux est donné au pays. Il est en effet fâcheux de voir en quelque sorte le corps législatif se diviser en deux camps ennemis pour se combattre, alors que nous sommes tous envoyés dans cette enceinte, pour travailler de commun accord, pour réunir nos efforts afin d’accomplir la grande œuvre de l’amélioration morale et matérielle du pays. Pour atteindre ce noble but, ce n’est certes pas trop de nos intelligences, de nos forces réunies. Mais ces cas heureusement sont rares ; ce ne sont pas les objets habituels, les objets ordinaires de nos délibérations, ils n’en forment certes pas la centième partie.
En effet, quand je considère les objets les plus usuels de nos travaux, je ne trouve plus, je ne vois plus la majorité invariablement fixée dans tels rangs ou tels autres, mais je la trouve tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; je la trouve éparpillée en quelque sorte sur tous les bancs de cette chambre. Ce n’est pas un mal, c’est au contraire, selon moi, un grand bien. Il est bon que le pays sache qu’il n’y a pas ici une majorité compacte qui adopte aveuglément tout ce qui vient du pouvoir ; et, d’un autre côté, qu’il n’y a pas une minorité opiniâtre qui rejette impitoyablement tout ce qui vient du pouvoir, mais qu’il y a des hommes de conviction qui examinent, apprécient, adoptent ou rejettent les propositions qui leur sont faites, sans subir d’autre influence que celle de leur conscience et de l’amour du pays. J’abandonne donc ces questions de majorités et de minorités dont il m’est impossible de faire une appréciation pratique avec quelque certitude.
Pour apprécier le cabinet actuel, je me place en face des besoins, des intérêts du pays. C’est à ce point de vue que je me permettrai d’examiner sa conduite.
Messieurs, vous le savez d’avance, je place au premier rang des besoins du pays une administration économe, un système d’économie, un gouvernement à bon marché, parce que c’est là le programme de notre révolution. Or, je le demande, puis-je sous ce rapport approuver la conduite du ministère ? Ma réponse ne se fait pas attendre : je dis non. Le gouvernement veut-il appliquer le système d’une administration à bon marché ? Qu’a-t-il fait pour cela ? Me répondra-t-il qu’il a établi l’équilibre entre les recettes et les dépenses. J’en doute ; et même, si je ne craignais de fatiguer l’attention de la chambre, j’entrerais dans des détails qui démontreraient le contraire.
Mais cela fût-il, comment ce résultat est-il atteint ? par quels moyens ? est-ce par la réduction des dépenses, par la simplification des rouages de l’administration, tant de fois réclamée dans cette enceinte par la suppression des emplois inutiles, par la révision sévère de toutes nos dépenses, de tous les traitements surtout, et par la réduction successive au moins des traitements trop élevés ? Eh, mon Dieu, non ; c’est, vous le savez, par la création de nouveaux impôts. Vous vous rappellerez tous que dans la dernière session, le ministère est venu présenter un nouveau impôt odieux qu’on a qualifié d’anti-national, qui est tombé sous le poids de la réprobation de la chambre. On voulait lui faire produire trois millions. J’ai demandé au ministère ce qu’il entendait faire de cet argent ; j’ai démontré par des chiffres, qui sont devenus une vérité, parce que les événements ont justifié nos prévisions ; j’ai démontré que ces trois millions n’étaient pas nécessaires. Cependant, il fallait trois millions, pourquoi ? C’était une tactique, un expédient ; je n’attache aucune qualification morale à ces mots ; quel en était le but, l’objet ? de vous mettre à l’aise, d’obtenir plus facilement le maintien de toutes les dépenses, d’entraîner plus facilement le pays et les chambres dans de nouvelles augmentations de traitements, dans de nouvelles dépenses improductives.
Voilà quelle a été la conduite du ministère sous le rapport de l’économie. Voilà les conséquences d’un gouvernement qui appuie sa force sur les places, et sur les places largement rétribuées, qui cherche la popularité uniquement dans les rangs des fonctionnaires, tandis qu’il devrait la chercher dans les rangs des contribuables, parce que ce n’est qu’ainsi qu’il pourra asseoir votre nationalité sur des bases durables.
Quand on avait besoin des bras du peuple pour briser le joug d’un gouvernement étranger, on lui promettait une administration à bon marché, et cette promesse elle est sacrée, elle est scellée du sang belge ! Et qu’a fait le cabinet actuel pour réaliser cette promesse de notre révolution ? il a rendu le gouvernement plus cher, plus coûteux que jamais ; il a augmenté considérablement les frais d’administration du pays, et une fois entré dans cette voie désastreuse, Dieu sait où il s’arrêtera. Voilà un grief immense à mes yeux : il ne tend à rien moins qu’à rendre trompeur l’événement si glorieux de notre régénération politique, qui avait pour but de donner au peuple un gouvernement à bon marché. Le peuple n’a pas la mémoire si courte, on ne le trompe pas sans danger dans ses légitimes espérances. C’est pour cela que le ministère n’aura pas mon appui, ma conscience ne me permet pas de (page 659) donner mon assentiment à un cabinet qui grève constamment le pays de nouvelles dépenses, au lieu d’entrer franchement dans la voie des économies.
Je viens de vous développer mon premier grief.
Ce que je reproche en second lieu au ministère, c’est de ne rien faire, de ne rien essayer même pour les progrès de notre agriculture, c’est de négliger complètement cette grande industrie qui peut-être emploie à elle seule autant de capitaux, crée autant de valeurs que toutes les autres réunies., cette industrie qui procure du travail aux deux tiers ou aux trois quarts de nos classes ouvrières, qui verse au trésor public les treize treizièmes des impôts, qui paye la plus large part de l’impôt du sang, cette industrie qui supporte à elle seule l’écrasante taxe de la mendicité, cette industrie vers laquelle les philanthropes sont obligés de tourner leurs regards pour porter remède à la plaie hideuse du paupérisme, cette industrie qui nous a valu si souvent l’admiration de l’étranger qui nous a procuré une réputation européenne. Certes, voilà un grand, un puissant intérêt national digne de la sollicitude, des sympathies du pouvoir, digne d’occuper les talents et l’activité de nos gouvernants. Or quel a été la conduite du cabinet actuel à l’égard de cette source féconde de prospérité, de bonheur, de gloire pour la Belgique ? Nos hommes d’Etat l’ont complètement perdue de vue, ils ont préféré se dévouer, pour ainsi dire, entièrement à cette politique d’expédients, à ces procédés tortueux, si je puis m’exprimer ainsi, qui leur ont été justement reprochés par d’autres et qui sont aujourd’hui la cause principale de leur faiblesse et de leur impuissance parce qu’ils sont en opposition formelle avec la franchise du caractère belge.
Messieurs, j’ai écouté bien attentivement les honorables orateurs qui ont cru devoir défendre le ministère, ils ont parlé de certains actes relatifs au commerce et à l’industrie, ces actes ont été appréciés par d’autres, à leur juste valeur ; mon intention n’est pas de revenir là-dessus, toujours est-il que les défenseurs du ministère ont pu dire quelque chose quant au commerce et à l’industrie ; mais, quant à l’agriculture, silence glacial, rien n’a été dit, parce qu’il était impossible de dire quelque chose, parce que le ministère n’a rien fait pour l’agriculture, parce qu’il a montré à l’égard de cette grande industrie, une indifférence, une incurie, une négligence vraiment inqualifiable. Il y a plus, il s’est passé dans cette discussion un fait vraiment pénible, vraiment affligeant ; un honorable membre, qui a pris la parole au commencement de ces débats, avait reproché formellement au ministère son inaction, son apathie la plus complète pour nos intérêts agricoles, et, chose étonnante, M. le ministre de l'intérieur, qui trouve dans son inépuisable talent le moyen de répondre à tout (il va de soi que ce n’est pas toujours victorieusement), n’a daigné donner aucune réponse, aucun justification sur le reproche si grave qui lui a été adressé, de négliger complètement notre grande industrie agricole, silence étrange, silence significatif, et qui doit faire comprendre aux agriculteurs qu’ils n’ont rien à attendre du ministère actuel.
Il y a principalement deux moyens de venir au secours de l’agriculture et de la faire progresser, savoir : la protection du tarif des douanes et surtout l’enseignement agricole. Sous ces deux rapports, il me semble que le ministère est jugé par ses actes. On peut dire sans crainte un démenti qu’il y a dans le cabinet une tendance à diminuer la protection accordée à l’agriculture, protection qui ne saurait être considérée comme exagérée par ceux qui ont à cœur les progrès de cette grande industrie.
Ce que je viens d’avancer n’est-il pas pleinement justifier par la présentation du projet de loi sur les céréales, par le fameux arrêté sur le transit du bétail, par certaines dispositions du traité avec le Zollverein, par les engagements secrets qu’on avait pris envers la Hollande, engagements qu’on a été obligés de nous révéler, et qui portaient atteinte à notre agriculture. Non-seulement comme l’a dit dans le temps l’honorable M. Eloy de Burdinne, l’agriculture est la bête de somme sur laquelle on fait peser presque tous les impôts, sous le ministère actuel on lui a fait supporter encore tous les sacrifices, toutes les concessions que nos hommes d’Etat croient devoir accorder à l’étranger.
Voilà pour la protection de la douane.
Pour l’enseignement agricole, le ministère est resté dans l’apathie la plus complète.
Nous avons depuis, longtemps une seule école d’agriculture, ou plutôt de médecine vétérinaire. Heureusement elle existait avant le ministère de M. Nothomb, et ce qu’on pourrait dire de plus favorable à M. le ministre de l'intérieur, c’est qu’il a promis à cet établissement de vivre ou plutôt de vivoter.
Cet établissement, j’ai eu l’occasion de le voir ; je vous avoue que, pour ma part, je ne suis pas disposé à ajouter foi à tout le mal qu’on en dit. Mais est-ce là tout ce que le gouvernement aurait dû faire pour répondre à ce besoin si vivement senti, si généralement exprimé d’organiser l’enseignement agricole sur des bases larges, proportionnées à l’importance de l’agriculture ? Un seul établissement presque inconnu dans nos provinces, consacré presque entièrement à la médecine vétérinaire où l’enseignement de l’agriculture ne tient qu’un rang secondaire, ou l’enseignement pratique est pour ainsi dire nul, voilà donc tout ce que le ministère actuel a pu faire pour éclairer notre agriculture du flambeau des sciences, pour l’arracher à l’ornière de la routine et la faire entrer d’un pas ferme et sûr dans les voies larges du progrès et des améliorations ? Mais on ignore donc ce qui se passe autour de nous ? on perd donc complètement de vue ces fermes modèles qui existent en grand nombre chez les peuples voisins et où l’enseignement pratique est organisé de manière à rendre la science agricole accessible à la fortune et à l’intelligence du laboureur. Ainsi, tandis qu’un beau mouvement se manifeste autour de nous, vers le progrès, vers les améliorations en matière agricole, mouvement secondé avec tant de sollicitude par le gouvernement des pays voisins, nous restons, nous, stationnaires, nous nous traînons, toujours dans la vieille ornière, grâce aux hautes vues de nos gouvernants, qui croiraient sans doute s’abaisser en jetant quelques regards de sollicitude et de bienveillance sur cette industrie campagnarde, sur cette pauvre agriculture. Et savez-vous quel est le danger imminent dont nous sommes menacés sous un tel ministère, c’est que bientôt nous nous trouverons, vis-à-vis des nations qui nous ont pris jusqu’ici pour maîtres en agriculture, dans un état d’infériorité qui fera la honte et le malheur de la Belgique. Le mal est-il assez grave ? On vous a parlé de ceux qui font les affaires de l’étranger en Belgique, ce sont aussi les ministres qui ne font rien pour l’agriculture. Le reproche que j’adresse ici au ministère, est-ce moi seul qui le lui adresse ? Que signifient donc ces associations, ces comices agricoles qui s’organisent partout dans le pays en-dehors de l’action du pouvoir ? ne sont-ce pas évidemment des protestations solennelles, éclatantes contre l’incurie inqualifiable, contre l’indifférence impardonnable du gouvernement, du ministère pour la plus grande de toutes nos industries ?
Voilà mes deux grands griefs contre le ministère. Je pourrais en ajouter d’autres, mais je me borne à ceux-ci, parce que je ne veux pas fatiguer l’attention de la chambre. En résumé, je voterai pour la proposition de l’honorable M. Osy, parce que, la question de confiance étant posée, il m’est impossible, il répugne à ma franchise, d’accorder mon appui à un ministère dont je réprouve le système gouvernemental comme étant ruineux pour nos finances, préjudiciable, pour ne pas dire hostile, à notre agriculture,, et en opposition formelle avec les besoins les plus impérieux de la situation du pays, avec les vrais intérêts, les intérêts les plus palpitants de la Belgique.
Des accusations graves d’immoralité, de corruption, de mauvaise foi, de tromperie, que sais-je ! ont été lancées directement contre le ministère. Si elles étaient fondées, il n’y aurait pas de termes assez énergiques pour flétrir sa conduite. Mais je dois le dire, j’ai écouté attentivement tout ce qui a été dit à cet égard, et j’ai trouvé que ce ne sont que des accusations en général sans preuve ; je ne veux donc en assumer aucune responsabilité en votant de la même manière que plusieurs membres qui ont cru devoir les porter contre le ministère. Mais ce que je n’hésite pas à reprocher aussi au cabinet, ce sont des allures peu franches, des procédés peu belges, qui sont, suivant moi, la principale cause de sa faiblesse, de son impuissance, pour remplir la mission qui lui est confiée, avec utilité pour le pays, avec dignité pour le pouvoir. J’ai dit.
Plusieurs membres – La clôture !
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Je ne dirai qu’un seul mot. Si je n’ai pas examiné les intérêts de l’agriculture, c’est parce que plusieurs membres avaient annoncé qu’on examinerait spécialement cette question au chapitre « Agriculture » du budget de l’intérieur.
Plusieurs membres – La clôture !
M. Devaux – Je rappellerai seulement à la chambre que je n’ai pas voulu user de mon droit en demandant la parole pour un fait personnel. Je ne l’ai pas fait afin de ne pas interrompre en ma faveur l’ordre des inscriptions.
M. Delfosse – Je ne veux pas rentrer dans le fond du débat, l’état de ma santé ne me le permet pas ; mais l’honorable M. de Theux a fait, hier, une espèce de sortie contre le collège électoral de Liége ; je dois, je désire lui répondre. Je serai très-court.
M. Osy – J’espère que la chambre ne refusera pas un deuxième tour de parole à l’auteur de la proposition en discussion. Je suis inscrit depuis huit jours. J’insiste d’autant plus pour avoir la parole que j’ai à faire une interpellation qui peut exercer quelque influence sur la chambre.
M. Manilius – Mon tour de parole n’est pas encore arrivé. Je crois devoir le revendiquer. Plusieurs membres ont parlé deux fois. Je désirerais motiver mon vote.
Je serai bref, selon mon habitude ; mais je désirerais ne pas rester muet. (On rit.)
M. Fallon – Il y a une espèce d’engagement pris à l’égard de l’honorable M. Devaux.
M. Dumortier – Je dois faire remarquer à l’assemblée que, dans la séance d’hier, j’ai été souvent nommé. Je n’ai pas demandé la parole pour un fait personnel, afin de pouvoir développer tout ce que j’avais à dire. Je me suis fait inscrire. J’espère que la chambre me permettra de prendre la parole. J’ai à expliquer divers points que j’ai traités, et qui n’ont pas été compris.
M. de Theux – Je viens proposer à la chambre d’entendre l’honorable M. Devaux, car c’était pour ainsi dire convenu, puis l’auteur de la proposition à qui l’on ne peut refuser la parole, et enfin les membres qui demanderaient la parole pour des faits personnels. Après cela, l’on pourrait prononcer la clôture. (Adhésion.)
M. Eloy de Burdinne – Je n’admets pas cela ; si les honorables membres que vous allez entendre présentent des observations de nature à donner lieu à une réplique, il faut qu’on puisse leur répliquer.
- La clôture (sans exception pour aucun membre) est mise aux voix ; elle n’est pas adoptée.
La chambre décide ensuite qu’elle entendra M. Devaux.
M. Devaux – Je suppose que la chambre entend qu’il n’y a clôture (page 660) pour personne. Je ne pourrais accepter, quoique bienveillante qu’elle pût être, une exception contraire au règlement.
Il n’était pas difficile de pressentir, messieurs, et j’ai eu l’honneur de vous le dire quand j’ai parlé la première fois, que le cabinet et ceux qui essayent sa difficile défense feraient des efforts pour rallumer des ressentiments entre les deux côtés de la chambre.
Un des défenseurs les plus chaleureux du cabinet n’a pas failli à ce rôle. Vous avez entendu un appel non plus à la conciliation, mais à des dissentiments.
Vous avez entendu même que l’on conseillait au ministère de se faire des ennemis implacables.
Dans ce discours, il a été très-longuement question de moi, non pas de ce que j’ai dit des actes du ministère, mais de ma personne. On a fait ma biographie politique et celle de mes amis.
J’ai déjà eu l’honneur de dire à la chambre que ce n’était pas à moi, mais au ministère, qu’il s’agissait d’accorder ou de refuser un vote de confiance, que, par conséquent, ma personne n’a rien à faire dans ce débat ; l’honorable orateur en a jugé autrement. Hier, il s’est déclaré le plus jeune de la majorité. Je ne lui demanderai pas où il a puisé son autorité, pour juger des carrières politiques qui datent de plus de vingt ans, qui ont traversé toutes les épreuves et qui, je crois pouvoir le dire, avaient commandé l’estime des adversaires de toutes les époques.
Je n’ai nulle envie de m’occuper de la personne de mon collègue. Je pourrais user de faciles représailles vis-à-vis d’un honorable membre qui, depuis le peu de temps qu’il siège dans cette enceinte, n’a fait que s’attaquer docilement à la fortune publique d’un homme dont les brusques mouvements ont été assez difficiles à suivre.
Je crois, messieurs, que quand cet honorable membre aura plus d’expérience, quand il aura appris à être lui, quand il se sera dégagé de liens funestes pour lui : je crois, dis-je, que nous pourrons nous rencontrer plus souvent et que ses opinions pourront quelquefois s’éloigner moins de celles que je professe.
Mais, puisque ma carrière politique et celle de mes deux honorables amis a été accusée ici en termes si formels et si graves, puisqu’on l’a appelée un long système de bascule et d’égoïsme, vous me permettrez, malgré toute la répugnance que ce sujet tout personnel m’inspire, de vous donner quelques mots d’explication. La chambre me rendra cette justice, que je cherche peu à l’occuper de moi-même. Mais voici plusieurs fois que les accusations de l’orateur se reproduisent que la patience finit par se lasser ; et pour que vous ne soyez plus ennuyés de puéril débats, je désire pouvoir en finir en une fois.
Nous avons, dit-on, pratiqué un système de bascule et d’égoïsme ; nous avons toujours abandonné les faibles pour aller aux forts.
Messieurs, ma vie politique, et celle de mes honorables amis, est assez connue ; nous datons d’avant la révolution. Avant la révolution, messieurs, dès 1824, étions-nous dans les rangs des forts ? Nous étions dans l’opposition. Elle n’était pas forte alors, croyez-le ; elle était à peu près éteinte quand nous crûmes qu’il était possible qu’elle se relevât ; on nous traitait de niais.
Après la révolution, ce n’était plus le pouvoir qui était fort ; la liberté avait acquis subitement beaucoup de partisans, ; elle avait acquis même les sympathies de beaucoup de ceux qui auparavant étaient sous d’autres drapeaux. C’était donc le pouvoir qui était faible. Où étions-nous, messieurs, alors ? Nous étions du côté du pouvoir.
Mais le temps marchait ; les influences de la révolution se calmaient, le pouvoir se raffermit ; les ennemis devinrent beaucoup moins redoutables. Nous vîmes revenir à lui plus d’un de ceux qui lui étaient contraires quand il était faible. Nous vîmes que le pouvoir avait moins besoin de nous, et à mesure qu’il devînt plus fort, toujours disposés à le seconder dans de bonnes voies, nous nous sentîmes cependant moins étroitement liés à a défense.
Voilà, messieurs, depuis vingt ans notre position envers le pouvoir, est-ce ainsi que nous nous sommes toujours rangés du côté de la force ?
Nos rapports avec l’opinion catholique sont tout aussi simples.
Avant la révolution, au moment où nous entrâmes dans la vie politique, l’opposition catholique était impuissance et à peu près nulle. Nous fûmes les premiers à lui conseiller de quitter son rôle étroit et timide, pour se placer franchement sur le terrain des libertés communes. Nous combattîmes alors avec elle, non pas en cachant notre drapeau, que nous n’avons jamais caché, mais en conservant, de part et d’autre, nos principes et notre indépendance, comme de loyaux alliés.
Après la révolution, quand il s’agit de raffermir le pouvoir, nous fûmes, non pas avec toute l’opinion catholique mais avec une partie de cette opinion Nous défendîmes avec elle le pouvoir, tandis qu’une autre fraction du même parti était dans l’opposition avec d’autres libéraux. Mais demandâmes-nous grâce pour nos opinions ? Non, jamais, messieurs ; pas plus que les catholiques de l’opposition ne demandaient grâce pour les leurs aux libéraux, leurs alliés. Et quand se présenta une question où la différence des opinions pouvait se dessiner, elle se dessina franchement, sans feinte, sans dissimulation. Toujours, cependant, nous défendîmes les libertés de l’opinion catholique ; c’est ce que nous ferions encore dans ce moment, c’est ce que ferons à l’avenir. Là-dessus nous serons inflexibles dans tous les temps. Mais nous n’avons jamais été au-delà.
Quand la paix fut faite, quand le pouvoir fut rassis et que ses prérogatives furent hors de contestation, il est naturel que ce but commun venant à disparaître, la différence des deux opinions se soit dessinée. Mais que de grands intérêts communs soient menacés, que l’ordre, la nationalité, la sincérité de nos institutions, la moralité des pouvoirs soient compromis et de nouveau les hommes loyaux tendront à se rapprocher dans la lutte
Il n’y a là ni système de bascule, ni égoïsme ; mais des hommes qui tiennent consciencieusement leurs principes, et qui les défendent du côté où ils sont menacés.
Voilà, messieurs, ce que j’avais à répondre à l’honorable M.Dedecker. peu d’instants après qu’il venait de prononcer son discours, d’honorables membres de la majorité me firent l’honneur de me dire que ce discours n’exprimait pas leur opinion, et ils l’ont confirmé dans la séance, sous d’autres rapports. Je les en remercie pour la partie qui me concerne.
Messieurs, un autre orateur, l’honorable M. Malou, a parlé d’un vieux drapeau usé qu’il fallait mettre sous les bancs. Je crois l’avoir bien compris. L’honorable membre n’a pas parlé du drapeau du libéralisme (signe d’assentiment de M. Malou), mais de ce drapeau de la lutte à mort des opinions. Rapprochant ces paroles de quelques autres de M. Ch. Dedecker, j’a cru voir encore là une allusion qui s’adressait à moi. Dans tous les cas, je demande à y répondre.
L’honorable M. Malou est convenu d’une grande vérité. Il nous a dit : Il y a dans le pays deux grands partis ; ces deux grands partis, il ne faut pas espérer ni de les tuer, ni de les endormir.
Messieurs, cette opinion est la mienne ; cette opinion est aujourd’hui à peu près celle de tout le monde. Mais le dirai-je ? elle ne date pas de loin. C’est pour l’avoir émise, il y a peu d’années, que j’ai été en butte à bien des animosités, je ne veux pas dire à bien des calomnies. Oui, messieurs, il y a eu un temps où cette vérité n’était pas acceptée comme elle l’est à présent ; il y a eu un temps où l’on ne voulait pas avouer qu’il y avait dans le pays deux grands partis qu’on ne pouvait espérer de tuer ni d’endormir. Il y eut un temps où, dans cette enceinte, on osait à peine nommer les deux opinions au nom desquelles chacun parle ouvertement aujourd’hui : cela s’appelait parquer le pays en deux camps ; c’est ce qu’on m’a tant reproché. Tout ce que j’ai voulu cependant, c’est que la politique fût vraie, et qu’on partît de l’existence des deux opinions, qui étaient partout, comme d’un fait incontestable.
Mais, messieurs, faut-il une lutte à mort entre les partis ? Quelqu’un a-t-il arboré dans cette chambre le drapeau de cette lutte ?
Si c’est à moi, messieurs, qu’on a voulu faire allusion, si c’est à mes amis politiques, je répondrai que jamais nous n’avons voulu une lutte à mort entre les partis ; que nous avons toujours voulu que les partis se respectassent l’un l’autre, qu’ils se combattissent loyalement et régulièrement s’ils devaient se combattre ; qu’ils se réunissent loyalement et franchement, s’ils pouvaient se réunir. Nous avons demandé qu’on ne feignît pas le rapprochement ; qu’on ne feignît pas la réconciliation, mais jamais nous n’avons demandé ni désiré que l’on opprimât ou écrasât l’autre.
Nous avons voulu, dira-t-on, des ministères homogènes ; nous avons rejeté les ministères mixtes. Ma réponse sera encore très-franche.
Messieurs, je crois que les ministères homogènes sont les ministères ordinaires, les ministères normaux ; que ce sont les plus durables, les plus féconds, ceux dont il y a le plus à attendre. Ce qui me le fait croire, c’est l’expérience des autres pays constitutionnels.
Mais, messieurs, par ministères homogènes, je n’entends pas des ministères oppresseurs, je n’entends pas des ministères partiaux dans leur administration, je n’entends pas des ministères à ennemis nécessairement implacables, comme l’honorable M. Dedecker en souhaite aux ministères qu’il défend.
L’homogénéité d’un ministère est loin d’exclure la modération ; les ministères homogènes peuvent plus aisément que d’autres peut-être modérer leur propre parti ; si nous avions un ministère homogène pris dans une autre opinion que la mienne, je pourrais le combattre ; mais toutes choses égales d’ailleurs, je ne me croirais pas plus tyrannisé que les wighs ne se croient tyrannisés sous le ministère tory de Sir Robert Peel. Je pense qu’il ne peut y avoir aujourd’hui entre les opinions en Belgique des luttes implacables ; elles ne sont pas dans cette situation.
S’il avait dans cette chambre des ennemis de l’ordre légal, s’il y avait des partisans du pouvoir absolu ; s’il y avait des partisans de l’étranger, je pourrais concevoir des adversaires implacables. Mais entre les opinions qui règnent dans le pays, il peut très-bien y avoir dissentiment, vive discussion, lutte animée, mais de là à des haines implacables il y a loin.
Je viens de dire ce que je pense des ministères homogènes. Est-ce à dire que j’exclus les ministères choisis dans les deux partis, ce qu’on a appelés mixtes ; j’hésite à leur donner ce nom, tant l’a décrédité l’application qu’on en a faite. Messieurs, j’admets qu’il puisse se former des ministères où les deux partis sont représentés. Mais je les crois une exception ; je les crois difficiles à former, difficiles à consolider ; je crois même que ces ministères revêtent difficilement ce caractère de sincérité qui peut seul les justifier.
Mais il y a des circonstances où je ne les exclus pas ; et cette opinion, elle n’est pas d’aujourd’hui ; je l’ai exprimée dans cette chambre depuis plusieurs années. Je vous demanderai la permission, messieurs, de répéter à ce sujet ce que je vous disais en 1841 dans la grande discussion politique. Je m’exprimais de la manière suivante :
« Il fallait, dit-on, une composition mixte ; il fallait un ministère mixte. Messieurs, je vais entrer dans les réalités et dans les fais. Je dis tout simplement qu’un ministère mixte était impossible, était impraticable. Et pourquoi l’était-il ? Parce que les hommes y manquaient ? »
Ainsi, messieurs, lorsque je déclarais en 1841 que je ne désirais pas un ministère mixte, ce n’était pas parce que je repoussais un ministère mixte d’une manière absolue, c’était parce que je le considérais comme impraticable en ce moment. Je continuais :
(page 661) « Messieurs, une opinion parlementaire n’a pas un grand nombre d’hommes qu’elle-même désigne au ministère ; il n’y a pas même un grand nombre qui veuille accepter les fonctions ministérielles. Parmi les hommes de l’opinion de M. Dechamps, on aurait, messieurs, rencontré des répugnances invincibles à entrer, non-seulement dans ce ministère, mais dans tout autre. Vous savez généralement à cet égard quels sont les précédents de plusieurs membres de cette opinion.
« S’adresser à eux était d’autant plus inutile, que plusieurs étaient liés d’amitié avec un des membres les plus influents du cabinet qui se retirait. Et c’eût en quelque sorte leur faire injure que de leur proposer de lui succéder.
« En dehors de ce cercle, je dis qu’il était très peu d’hommes capables d’entrer efficacement dans une composition mixte.
« Messieurs, pour entrer dans une composition mixte, pour y conserver sa franchise, il faut y être très fort, il faut avoir une position forte dans son opinion, dans son parti ; il faut y être très fort, il faut y jouir d’une grande autorité pour ne pas faire une œuvre inutile, pour y opérer une conciliation réelle.
« Permettez-moi de citer un exemple ; il n’est désobligeant pour personne ; mais pour y mettre plus de franchise pour entrer plus avant dans les vérités pratiques, je veux préciser davantage.
« Etait-il possible, qu’un honorable orateur qui a pris plusieurs fois la parole dans cette discussion contre le ministère, entrât dans le ministère ? Etai-il désirable, pour être net et explicite, que l’honorable M. Dechamps en fît partie ? Je dis non ! Je dis même que cela n’était désirable pour personne, pas même pour cet honorable collègue, et voici mes raisons. Je le répète, je pris l’honorable M. Dechamps d’être convaincu qu’il n’y a dans ce que je dis que le désir de tout dire, de tout expliquer.
« Je dis, messieurs, que ce n’était pas possible, que ce n’ était pas désirable pour deux raisons : la première, c’est que l’honorable membre, dans une question qu’il a soulevée hier, s’est rangé dans la ligne la plus extrême, tellement extrême qu’il renie, qu’il répudie les opinions de M. de Gerlache en matière d’instruction, celles qu’avaient adoptées également l’honorable M. de Theux.
« La seconde raison, c’est que l’honorable M. Dechamps, dont la carrière politique n’est pas bien longue, n’a pas encore acquis parmi les membres de sa propre opinion assez d’autorité personnelle ; il n’est pas assez fort pour stipuler en quelque sorte dans un cabine mixte au nom de l’opinion à laquelle il appartient. Et cela n’est pas extraordinaire ; ils sont très rares, les hommes qui peuvent entrer dans des combinaisons sans danger, sinon pour leur propre moralité, au moins pour les soupçons qui peuvent s’élever à cet égard.
« Ceux à qui on n’a pas fait la demande d’entrer dans le ministère, reconnaîtront un jour eux-mêmes qu’on leur a rendu service qu’ils ne pouvaient en faire partie, qu’ils auraient perdu dans l’opinion à leur entrée dans la carrière publique ce qu’ils ne doivent jamais perdre, une qualité à laquelle dans les gouvernements représentatifs on doit le plus tenir, qu’en Angleterre, où l’expérience du gouvernement représentatif est grande, on regarde comme la plus importante, la plus indispensable, la consistance politique, la moralité politique. »
J’ajoutais, messieurs :
« Que serait-il arriver d’un ministère ainsi composé ? Exactement la même chose qu’aujourd’hui ; les termes seuls seraient changés. Au lieu de dire : Notre opinion n’est pas représentée dans le ministère ; on dirait : Notre opinion n’est pas assez représentée dans le ministère. On dirait : Ceux qui disent qu’ils la représentent n’ont pas notre appui ; ils ne représentent pas nos opinions, ils les ont désertées, trahies peut-être. Ce serait donc, messieurs, la même chose qu’aujourd’hui, à l’exception qu’il y aurait de la franchise de moins et des soupçons injurieux de plus. »
Je ferai observer, en passant, messieurs, que ces prévisions se sont quelque peu réalisées, je pense, dans les circonstances actuelles. Vous avez entendu comment l’honorable M. Dechamps a paru insuffisant à une partie de cette assemblée, vous avez entendu, d’un autre coté, comment M. le ministre des finances a été considéré comme insuffisant sur d’autres bancs.
S’il en fallait un autre exemple, je n’aurais besoin que de vous citer ce qui est arrivé lors de la discussion de la loi sur le jury d’examen, où l’honorable M. Dechamps, quoique ayant eu le temps d’acquérir plus d’autorité personnelle, fut cependant obligé de quitter le ministère, ne se sentant pas assez fort pour y représenter son opinion.
Sur ce point, messieurs, j’ajouterai que lorsque la Couronne me fit l’honneur de m’appeler lors de la formation du ministère de 1840, j’avais les mêmes idées. Je fis plus, je conseillai à la Couronne de s’adresser, pour la formation du cabinet, à l’honorable M. d’Huart, et je crois que par là j’ai assez prouvé que je ne désirerais pas engager une lutte à mort entre les opinions.
Messieurs, ce qui est difficile dans les ministères de coalition, c’est qu’ils soient une vérité ; pour cela, il faut que les hommes qui les composent y siègent de l’aveu de la majorité de leur opinion, qu’ils aient la confiance de leur parti et que, franchement, publiquement, ils disent à quelles conditions ils sont entrés.
On me dira peut-être : « Ce que vous n’avez pas dit à la chambre, vous l’avez écrit. » Jusqu’ici, messieurs, j’ai dédaigné de répondre à toutes les allusions faites à mes écrits, parce que cela me semblait peu digne de la chambre, mais puisque ces allusions reviennent encore après 4 ans, je demande à la chambre de bien vouloir permettre que je mette fin à ce genre d’attaques qui devrait être usé !
J’écrivais ce qui suit en 1839 :
« Notre opinion croit à sa propre force. Comme toutes les convictions profondes et sincères qui ont confiance dans l’humanité, elle pense que l’avenir est pour elle ; mais cet avenir, elle n’éprouve ni besoin de le hâter étourdiment. Et si un jour elle vient à prévaloir d’une manière définitive, elle désire que ce succès soit l’œuvre d’une progression naturelle, et que, comme tous les triomphes durables il ressemble plus à une conciliation qu’à une victoire. »
Voici, messieurs, ce que j’écrivais en 1840 :
« Nous disions, il y a quelques mois, qu’un ministère qui, par une composition mixte, amènerait une conciliation franche et réelle, était bien le cabinet indiqué par la situation, mais que nous voyions à sa formation des obstacles à peu près infranchissables. Depuis lors, ces obstacles n’ont fait que s’accroître. Le plus grand, c’est que pour former aujourd’hui une telle administration, la présence de M. de Theux, en dehors du département de l’intérieur, y était indispensable, et que le chef de l’ancien cabinet s’est rendu impossible dans ce moment. Plusieurs des amis de M. de Theux qui avaient refusé de faire partie du ministre avec lui n’y seraient à plus forte raison pas entrés en son absence ; d’autres ont la même répugnance à entrer dans un ministère quelconque ; d’autres enfin, en y entrant, n’auraient probablement pas suffi à leur parti, peut-être y auraient-ils perdu quelque chose de leur considération personnelle ; il aurait paru y avoir absorption de quelques hommes, et le cabinet aurait manqué, dans sa marche, de cette franchise qui est respectable aux yeux de tous les partis et de cette homogénéité dont une conciliation de personnes et de partis bien réelle, et généralement acceptée, aurait peu seule tenir lieu. »
Voici, messieurs, ce que j’écrivais en 1841 :
« Jamais nous n’avons eu l’ineptie de penser que les catholiques dussent être opprimés, qu’ils dussent être vus avec défaveur par le gouvernement, qu’ils dussent être exclus des emplois publics, qu’ils dussent même être exclus du ministère. Nous avons reconnu au contraire, dès la formation du nouveau ministère, qu’un cabinet réellement et sincèrement mixte eût été désirable, pourvu qu’il fût capable d’opérer une conciliation réelle, et qu’il fut composé d’hommes avoués par la majorité des deux opinions qu’ils seraient chargés de représenter. Mais nous avons fait voir qu’il y avait à cette combinaison , dans ce moment, des obstacles absolus résidant dans les personnes en fort petit nombre qui eussent été en position de la réaliser. Ainsi, loin d’ériger en principe l’exclusion des catholiques, nous avons reconnu que la composition actuelle était une nécessité de fait à laquelle on n’avait pu se soustraie. »
J’écrivais en 1843 (et ces écrits ont tous été singulièrement dénaturés), j’écrivais : « Nous désirons, pour notre opinion, ce que tout homme politique désire pour la sienne, qu’elle influe sur la direction des affaires du pays, et par conséquent qu’elle prédomine dans les chambres et dans le ministère. Quant aux moyens, nos exigences ne vont pas loin ; nous leur demandons seulement la loyauté, la moralité, la sincérité. Si notre but pouvait être réellement et honnêtement atteint par un ministère mixte, une telle combinaison par elle-même ne nous inspirerait pas de répugnance… »
« La prépondérance que nous désirons pour l’opinion libérale, nous ne la voulons ni oppressive, ni passionnée, ni absolue. Nous ne voulons d’hostilité contre le culte, ni dans la loi, ni dans l’administration ; si nous demandons que le gouvernement soit indépendant de l’autorité spirituelle, nous voulons dans l’administration des égards et même une sympathie sincère pour la mission religieuse du clergé. Jamais nous n’avons demandé, comme la mauvaise foi la plus insigne ne cesse de le redire, que les hommes du parti catholique fussent exclus des fonctions publiques ou traités en parias. Ce que nous désirons pour l’opinion libérale, ce n’est rien de plus que cette prédominance naturelle qui, dans les gouvernements représentatifs revient à l’opinion de la majorité, prédominance plus mitigée dans ces effets qu’on ne la pratique en Angleterre et en France. »
Enfin, messieurs, pour en finir, voici ce que j’écrivais encore en 1844 :
« Quand tout un pays est partagé en deux grands partis politiques et qu’il n’en reconnaît plus d’autres, le régime représentatif veut de deux choses l’une, ou bien que le pouvoir s’appuie sur l’un ou sur l’autre de ces partis dont il devient le guide et le modérateur, ou qu’à l’aide de circonstances exceptionnelles, presque toujours peu durables et transitoires, il les réunisse dans la poursuite d’un but commun, il les concilie ouvertement, publiquement, par l’entremise de leurs hommes les plus considérés, et en énonçant sans détour ni arrière-pensée le but et les conditions du rapprochement. »
Ainsi, messieurs, loin d’être partisan d’une lutte à mort, je n’exclus pas, quant à moi, un ministère de coalition, appelez-le mixte, ou de tout autre nom, je ne l’exclus point, mais à une condition ; c’est que ce ministère sera une vérité, qu’il sera nécessité par les circonstances, c’est que les hommes qui le composeront seront avoués par leur opinion, qu’ils seront assez influents pour pouvoir la représenter et qu’ils feront connaître publiquement les conditions précises auxquelles aura été faite l’alliance.
Si je combats politiquement le ministère actuel, ce n’est point parce qu’il n’est pas un ministère homogène, c’est parce qu’il n’est point un ministère de coalition réelle, que le rapprochement n’y est qu’une feinte ou une illusion ; d’autres vous ont dit qu’ils n’étaient pas suffisamment représentés au ministère par M. le ministre des travaux publics.
Nous, de notre côté, nous n’y trouvons pas notre opinion suffisamment représentée. Par qui le serait-elle ? ce ne pourrait être par les membres étrangers à la chambre au moment où ils sont entrés dans le cabinet et dont nous ignorions, en quelque sorte, l’opinion politique, et ils ne nous l’ont pas même fait connaître depuis lors. Pourrait-on dire que notre (page 662) opinion est représentée par M. le ministre de l'intérieur ? Mais je crois que lui-même n’aspire pas à ce rôle ; je crois qu’il n’aspire pas à représenter l’opinion libérale ; son ambition à lui, c’est d’être l’incarnation du système mixte, à lui seul, et d’appartenir à deux opinions à la fois. D’ailleurs, les votes de M. le ministre de l'intérieur disent assez qu’il n’appartient plus à notre opinion. Nous ne pouvons pas accepter davantage M. Dechamps pour représentant de l’opinion libérale. Lui-même n’a pas cette prétention.
Reste M. le ministre des finances. Eh bien, messieurs, M. le ministre des finances ne remplit pas les conditions voulues pour représenter dans un cabinet de coalition l’opinion libérale. Il ne les remplir pas, parce que M. le ministre des finances n’a pu jamais faire connaître les conditions auxquelles il est entrée dans le cabinet ; il est probable même qu’il y est entré sans condition aucune, puisqu’il n’a pu jamais dire autre chose que ce qui se trouve dans tout programme ministériel, c’est-à-dire, qu’il veut l’impartialité et la conciliation. Ce n’est pas avec des conditions vagues, mais avec des conditions bien déterminées qu’on entre dans un cabinet de coalition.
Nous ne pouvons adopter M. Mercier comme représentant de l’opinion libérale, parce qu’il n’est pas dans le cabinet avec l’assentiment de l’opinion libérale, parce qu’il s’y est introduit secrètement, par une porte dérobée, et non par cette large porte où les principes entrent à côté de l’homme. M. le ministre des finances ne peut non plus, à lui seul, représenter l’opinion libérale, parce qu’il n’occupait pas non plus une assez forte positon dans cette opinion. Antérieurement à son entrée au ministère, il était, à la vérité, l’un des membres les plus actifs de l’opposition, mais son influence n’était pas telle qu’il pût stipuler à lui seul pour tout un parti.
Il n’y avait donc pas eu, dans l’entrée de M. Mercier au ministère, les conditions voulues pour un véritable cabinet de coalition. Depuis qu’il est dans le cabinet, M. le ministre des finances n’a d’ailleurs rien fait pour prouver qu’il fût le représentant de notre opinion ; s’il lui appartient réellement, sa conduite, lors de la discussion du projet de loi sur le jury d’examen, serait inexplicable.
M. Mercier nous a dit plusieurs fois que, dans ses actes, il n’a pas abjuré ses principes ; je pense qu’il a voulu faire allusion aux élections ; je sais qu’on dit que M. Mercier a rendu des services électoraux à des membres d’une fraction de cette chambre.
Mais, en premier lieu, je demande s’il y a là toute la franchise qu’exige un cabinet de coalition. M. le ministre des finances fait une circulaire pour interdire aux fonctionnaires sous ses ordres de se mêler d’élections ; et puis il se vante d’être intervenu, par ses agents, en faveur de la réélection des membres de l’opinion libérale. Si M. le ministre des finances est intervenu en faveur d’une opinion, que signifiait donc sa circulaire ? Elle promettait la neutralité à toutes les opinions. Des libéraux auraient donc été appuyés en cachette et par faveur.
Je conçois que M. le ministre des finances, ne pouvant plus s’appuyer sur la majorité d’une opinion, a eu besoin de se faire des relations, des amitiés personnelles, qui lui sans, en effet, utiles dans cette chambre ; mais ce n’est point pas des faveurs personnelles qu’on se fait le représentant d’une opinion dans un cabinet de coalition, c’est à l’aide de principes franchement et nettement avoués et pratiqués.
Qui sait d’ailleurs si, lorsqu’un candidat est appuyé par M. le ministre des finances dans les élections, le concurrent de candidat n’avait pas l’appui d’un autre membre du cabinet. (Interruption de M. Mercier.)
Je prie M. Mercier de ne point m’interrompre. Les interruptions me feraient aisément aller au-delà de ce que je veux dire. Je désire parler avec calme de la conduite de M. Mercier, et prouver en cela que je ne suis pas animé de haines politiques bien vives, car je dois dire que s’il y a un homme qui a encouru plus que M. le ministre de l'intérieur la réprobation de l’opinion libérale, c’est, à mon avis, M. le ministre des finances par son entrée dans le cabinet.
Ainsi, des deux côtés de cette chambre, on se plaint que l’opinion de chaque fraction de l’assemblée n’est pas assez représentée dans le cabinet prétendument mixte. Des deux côtés, on a raison, car l’honorable M. Dechamps n’a pas plus fait connaître à l’opinion catholique les conditions de son entrées au ministère, que M. Mercier n’a fait connaître les siennes à l’opinion libérale.
M. le ministre des travaux publics s’est plaint de la tactique de l’opposition ; il vous a dit : « Il y a deux ans, vous étiez en dissentiment avec la majorité, maintenant vous ne parlez plus que du ministère. »
Je lui répondrai que la question n’est pas de savoir su nous avons confiance dans la majorité, mais il s’agit de savoir si la chambre a confiance dans le cabinet.
On désirerait, je le sais, que le combat passât par-dessus la tête du ministère, et que la lutte fût engagée entre la majorité et la minorité. « Mais pourquoi avez-vous changé de conduite depuis deux ans ? » Pourquoi nous avons changé de conduite ? demandez-le à votre opinion : parce que le cabinet n’est plus avoué par aucune opinion et ne représente que lui-même.
« Il ne s’est rien passé, dites-vous, depuis deux ans ? C’est une manœuvre de l’opposition. »
Est-ce donc l’opposition qui a fait le cabinet de 1843 ? est-ce elle qui a fait entrer M. Mercier avec M. Dechamps. Il ne s’est rien passé ! Et la loi sur le jury d’examen ? est-ce une manœuvre de l’opposition ? Si vous êtes désavoués par les deux partis, est-ce une manœuvre de la minorité ?
La majorité, nous avons tout lieu de le croire, a sur le ministère à peu près les mêmes idées que nous ; pourquoi donc la combattrions-nous dans une question où il s’agit uniquement de l’existence du cabinet ? Cette majorité défend-elle les actes du ministère. Les hommes les influents de ma majorité les défendent-ils ? Depuis l’ouverture des chambres, qu’avons-nous vu ? Nous avons vu le ministère tomber d’échec et échec, être toujours à la recherche de la majorité et ne pas la trouver. Avions-nous dès lors tort de croire que, lorsque nous combattions le ministère, parce qu’il représente une opinion, cet intérêt était commun à tous les partis ? Comme il y a un droit des gens qui intéresse toutes les nations, il y a aussi entre les diverses opinions un droit des gens qui les intéresse toutes. Lorsque deux armées régulières d’adversaires bien organisées sont en présence, il est tout naturel qu’elles se réunissent et suspendent leurs hostilités, si une troupe irrégulière, sans cocarde et sans drapeau, vient butiner sur leurs flancs à tous les deux, et qu’avant de songer à vider leurs querelles, elles se délivrent d’abord d’un ennemi commun ; il est naturel aussi que cet ennemi cherchera à les mettre aux prises l’une avec l’autre, parce qu’il ne peut vivre que de leur désaccord.
Ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’on ne peut plus dire qu’aucune opinion défend les actes du ministère. Il y a bien quelques individualités, quelques âmes compatissantes qui cherchent à lui prêter leur appui ; mais quand l’opposition avait précisé les actes, elles se sont bornées à répondre que MM. les ministres avaient réfuté l’opposition.
Ou bien, comme l’honorable M. Dedecker, on s’est retranché derrière des généralités ; car l’appui de l’honorable membre a manqué au ministère sur les questions précises, telles que la loi du jury d’examen, la fameuse déclaration du ministre de l’intérieur, insérée au procès-verbal, la question de Guatemala ; l’honorable membre n’est venu à son secours que par des généralités ; sur les questions précises il a abandonné les ministres à eux-mêmes.
Quel appui l’honorable comte de Mérode lui-même a-t-il prêté au cabinet ? On l’a déjà qualifié d’homéopathique. Certes, ce n’est pas dans la question de Guatemala que l’honorable M. de Mérode peut approuver le ministère, car il a protesté contre lui par sa signature. Ce n’est pas non plus dans la question de la loi du jury d’examen qu’il doit être grand partisan du ministère. Il ne s’est pas non plus chargé de justifier la déclaration de M. Nothomb, insérée au procès-verbal.
La majorité, dans sa partie la plus influente, pense comme nous, elle parle à peu près comme nous, mais, matériellement, elle ne votera pas encore comme nous.
Il restait peu de doute à cet égard ; mais ce que vous avez entendu hier et avant-hier a dû convaincre tout le monde du sens qu’aurait le vote.
Des efforts ont été faits pour engager des membres de la majorité à ne pas voter dans un sens hostile. D’abord on a cherché à éveiller des scrupules constitutionnels en soulevant, à propos d’un vote de confiance, une question de prérogative. Quand une proposition d’adresse y a été substituée, on ne pouvait plus combattre ici la forme, alors on l’a fait combattre dans l’ombre, au risque de mettre à découvert ce que le ministère a mission de couvrir.
La majorité qui va accorder ses voix au ministère se composera d’abord de quelques votes d’amis, de quelques membres qui ont condamné la politique du ministre de l’intérieur et ne consentent pas à voter contre le cabinet solidaire où siège M. Mercier, par amitié pour lui. Ces membres, en stigmatisant la politique du ministre de l’intérieur l’année dernière, ont donné le sens de leur vote et la mesure de la valeur politique qu’il peut avoir et de la force morale qu’il peut apporter au ministère. D’autres voteront contre l’adresse, parce qu’ils ont une demi-confiance ; d’autres, parce qu’ils accordent au ministère un appui qu’ils appellent tiède ; d’autres disent qu’ils ne veulent pas faire tomber le ministère de leurs mains, mais ils semblent invoquer la Providence ; ils attendent l’effet du temps ; enfin, nous en avons vu qui ne veulent pas dire que le ministère n’a pas leur confiance, mais qui déclarent que cette confiance est encore à naître, et que le ministère leur est encore inconnu, comme si depuis deux ans il avait vécu sous un masque.
Quel sera le résultat moral du vote ? J’en suis fort embarrassé, non pour M. le ministre de l'intérieur qui n’est pas difficile, mais pour M. le ministre des travaux publics qui a déclaré qu’il lui fallait autre chose que des votes, qu’il lui fallait un appui moral. Il aura de la peine à le découvrir dans l’attitude de la majorité qui va prononcer. Quant à M. le ministre de l'intérieur, oh ! lui, il ne s’attache qu’aux votes, qu’aux textes, et comme le texte du vote sera en sa faveur, il ne manquera pas d’en conclure qu’il a obtenu la confiance illimitée de la majorité de la chambre. (On rit.)
En réalité, on avait proposé une question de confiance : la majorité, par l’organe de ses orateurs principaux, refuse de s’expliquer, elle répond par un vote que ses discours annulent. C’est un ajournement, une autre forme d’abstention.
L’opposition propose de déclarer le ministère en faillite, la majorité préfère lui accorder un sursis ; tous les deux sont d’accord sur le mauvais état de ses affaires. L’opposition veut, voudrait le voir mourir de la mort des braves sur le champ de bataille, la majorité l’envoie mourir à l’hôpital des suites de ses blessures. (On rit.)
Messieurs, pour moi, je regrette cette marche, je crois que la majorité se trompe ; elle devrait agir d’une manière plus parlementaire. Les conséquences en seront fâcheuses. D’abord, on décide ainsi que la chambre n’accepte pas la question de cabinet, c’est-à-dire que l’opposition sera obligée de se réfugier dans les détails, cela deviendra une nécessité ; et c’est une nécessité fâcheuse.
En second lieu, le pouvoir, nous le maintenons dans les mains du ministère, et vous le déconsidérez de plus en plus. Le ministère va prétendre qu’il a l’appui de la majorité, on lui fera sentir le contraire. De là, des tiraillements (page 663) nouveaux. Vous accepterez par votre vote une espèce de solidarité que vous n’empêcherez pas entre votre parti et le ministère. Vous avez beau faire voir que vous connaissez le côté faible du ministère ; signaler le mal ne vous excuse pas de ne point y porter remède ; dans un parlement laisser faire ou autoriser, c’est la même chose quant à la solidarité.
Les griefs contre le ministère, vous les connaissez, vous ne les détruisez pas ; vous ajoutez de nouveaux griefs à ceux qu’on signale ; ils passeront tous pour être acceptés par vous, puisque vous les connaissiez, que vous les dénonciez même et que vous les avez laissé subsister.
Messieurs, on a dit hier que j’avais reconnu dans mes écrits que le parti catholique était un parti moral ; je le dis encore, non pas que le parti catholique ait une supériorité morale sur une autre, mais il doit viser à être le parti conservateur ; il a l’avantage d’obéir à une influence religieuse qui se lie de près à l’influence morale. Je le demande, y a-t-il des principes conservateurs dans le maintien d’un situation dont vous signalez ou reconnaissez les effets immoraux ?.
Pouvez-vous être le parti conservateur si vous ne soutenez dans le pouvoir les principes conservateurs, les principes de moralité qui sont la base de la société ; que devient-elle si le gouvernement ne représente pas ces premiers éléments de l’ordre social ? On nous dit (c’est encore l’honorable ami de M. le ministre des travaux publics) que nous ferions mieux de faire la guerre aux mauvais livres qu’aux mauvais ministres. On ne veut pas, je suppose, que nous votions de nouvelles lois contre la presse ? Mais il y a un livre dont nous sommes les censeurs au nom de la Constitution ; bien plus, que nous écrivons nous-mêmes, que vous écrivez au moins vous, majorité, car l’opposition ne fait que l’annoter : ce livre, c’est le gouvernement. Toute la nation y lit et y puise chaque jour de pernicieuses leçons ; nous demandons qu’on le ferme, vous voulez qu’on le laisse ouvert. Vous qui désespérez de la société, qui gémissez sur la démoralisation de l’époque, commencez par porter remède à ce mal suprême, et par exercer, au nom des principes conservateurs de l’ordre social, cette censure qui est ici votre premier devoir.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – On nous avait annoncé depuis longtemps une grande discussion ; nous savions que, quel que pût en être le résultat, on chercherait à l’atténuer, à le dénaturer ; nous savions que si la majorité restait au cabinet, on dirait que ce n’est qu’une majorité numérique ; nous savions que contre le vote numérique on invoquerait des considérations de moralité ; nous savions que numériquement vainqueurs, on nous proclamerait moralement vaincus. Nous devions nous attendre à être considérés comme vaincus, quel que pût être le résultat de la discussion.
L’honorable membre tente vainement de nous séduire ; heureusement il ne peut supprimer tout ce qui s’est passé dans ces quatre dernières années ; quelque bienveillance qu’il témoigne aujourd’hui à la majorité, il n’est pas moins vrai qu’en avril 1841 il a été amené, fatalement peut-être, à proscrire cette majorité ; il n’est est pas moins vrai que cette situation parlementaire qui existe depuis 1830, n’a été conservé que par l’intervention du ministère formé en avril 1841. Ce qui est également vrai, ce sont les prévisions de l’honorable membre à l’ouverture de la session de 1841 à 1842, prévisions d’après lesquelles la situation parlementaire conservée en mai 1841, restait condamnée par l’honorable membre et frappée de stérilité. Aucune question ne devait être abordée, aucun question ne devait être résolue soit dans l’ordre moral, soit dans l’ordre matériel.
Il y a, dit toujours l’honorable membre, deux grands partis dans le pays. Nous n’avons jamais nié l’existence de ces deux grands partis, mais nous avons dit que, chaque fois qu’on mettait ces partis en présence de questions spéciales, ces deux partis n’existaient plus, qu’il se formait un parti nouveau pour résoudre chaque question ; c’est là ce qu’ont prouvé les quatre dernières années, c’est là ce qui ressort à l’évidence du cours des événements ; les questions qui restaient à résoudre ont été successivement abordées, et chaque fois, sur chaque question, les deux grands partis ont disparu pour offrir une majorité mixte, un parti d’union, de conciliation, de transaction même.
Une fois surtout il a reçu un éclatant démenti.
Quelle était, selon lui, la question qui devait constater l’impuissance de ce ministère mixte, constitué en avril 1841 et l’impuissance de la majorité consacrée en avril 1841 ? C’était la question de l’instruction primaire. Eh bien, l’honorable membre lui-même a fait partie de cette majorité, je dirai, de cette unanimité moins trois voix, qui a résolu la question de l’instruction primaire, question qui devait être, selon lui, la grande épreuve le grand écueil du système gouvernemental, maintenu en avril 1841.
Nous avons dit au contraire, que les questions d’intérêt moral devaient encore plus que les questions d’intérêt matériel être résolues par une majorité mixte. Nos avons dit que la situation ne serait pas acceptée par un parti qui se considérerait comme vaincu, si la question avait été apportée et soutenue ici par un parti vainqueur, qui aurait voulu seul imposer la solution au pays.
En effet, la loi sur l’instruction primaire aurait-elle la même autorité morale, si elle avait été portée à la chambre par un ministère exclusif, catholique ou libéral, si elle avait été adoptée par une majorité exclusive, catholique ou libérale ?
Je le sais, on niera tous les grands actes, et on ira, en désespoir de cause, se réfugier dans des questions secondaires, dans des incidents personnels ; on se réfugiera dans l’incident de l’art. 19 du traité de septembre, incident qu’on s’obstine à dénaturer, malgré tout ce qui s’est passé depuis ; dans les suppositions malveillantes sur les relations avec la société de Guatemala où l’on maintient les accusations, malgré toutes les justifications qui vous ont été présentées.
L’honorable membre ne repousse plus les ministères de coalition ; mais qu’entend-il par ministère de coalition ? Il rêve, je dois le dire, un gouvernement tout nouveau, que je n’hésite pas à déclarer impossible dans ce pays. Il lui faut un ministère de coalition où se trouvent les chefs, les notabilités des deux partis, stipulant au nom des deux partis, de telle sorte que ces deux partis seraient disciplinés, que leur opinion serait engagée à l’avance. Quelques éminents que puissent être les hommes que l’un et l’autre parti renferment, je dis que vous n’arriverez jamais à une combinaison aussi puissante.
Il y a deux grands partis, dit l’honorable membre : ce sont deux partis, constitués, deux armées régulièrement organisées. Est-ce à dire que dans chacun des deux partis on soit d’accord sur les questions d’intérêt moral et matériel ? C’est ce que je nie ; et l’expérience est là pour le démentir.
C’est donc un rêve de proposer un ministère de coalition composé de notabilités des deux partis stipulant en quelque sorte souverainement en leur nom ? un tel ministère enlèverait aux membres de chaque parti leur liberté d’action, je dirai même leur existence parlementaire. Je dis que c’est là un rêve irréalisable.
Quoique vous fassiez, il faudra que la discussion reste ouverte. Le ministère de coalition composés des hommes les plus éminents, rencontrerait des résistances soit à droite, soit à gauche sur chacune des questions qu’il poserait devant vous.
Qu’est-ce donc que l’on demande ?
Quelle est cette dictature ministérielle exercée par une coalition de notabilités contre les deux partis ?
Un ministère exclusif serait-il plus heureux à l’égard de son propre parti ?
Rappelez-vous toutes les questions qui ont été abordées depuis 4 ans ; rappelez-vous comment elles ont été résolues. Quelles sont les questions qui restent devant vous ? La question militaire ? est-ce qu’un des partis a exclusivement appelé à résoudre cette question. Evidemment non. Le ministère a porté cette question devant vous. De quelque manière que le ministère fût composé, fût-il libéral, fût-il catholique, il lui serait impossible de considérer la question comme résolue par une majorité formée à l’avance.
Nous sommes arrivés à une nouvelle période, que j’appellerai agricole ; on ne s’est pas assez, je le crois, occupé de l’agriculture. Est-ce qu’un des partis doit être considéré comme l’organe exclusif des intérêts agricoles ? Evidemment non. Est-ce que l’agriculture est plus catholique que libérale. (On rit.) Evidemment non.
De quelques hommes que le ministère fût composé, les opinions en matière d’agriculture ne seraient pas aujourd’hui silencieuses. Ainsi c’est l’impossible qu’on vient vous demander, et on vous le propose pour nous condamner.
Ce n’est pas votre imagination qu’il faut consulter ; ce ne sont pas des rêves qu’il faut caresser pour vous préparer un meilleur avenir. C’est le présent qu’il faut voir. D’après le présent vous devez pressentir l’avenir.
La majorité parlementaire qui existait depuis 1830 s’est trouvée menacée par le cours fatal des événements en avril 1841. l’honorable membre a dit que le temps d’un ministère exclusif s’appuyant sur une seule opinion était arrivé. C’est à ce point que les choses étaient arrivées, lorsque nous sommes venus à la direction des affaires publiques en 1843. Cette situation parlementaire a été alors conservée. La majorité parlementaire doit se demander s’il ne convient pas qu’elle la conserve encore.
Voilà la grande question que la majorité doit examiner ; c’est là que sa responsabilité est engagée. Quant à l’honorable membre, il est hors de cause.
Si, à l’ouverture de la session d’avril 1841, on avait dit à l’honorable membre que la situation parlementaire serait conservée pendant quatre ans à travers toutes les difficultés, tous les obstacles, il ne l’aurait pas cru.
Si on lui avait dit : La plus grande question d’ordre moral, la question que vous avez considérée comme la pierre de touche du système gouvernemental et parlementaire sera résolue par la chambre telle qu’elle est et avec votre propre approbation, il ne l’aurait pas cru.
Si enfin l’on avait annoncé à l’honorable membre qu’après quatre ans de lutte, il préconiserait lui-même les ministères mixtes contre lesquels il se prononçait alors, il ne l’aurais pas cru !
Un grand nombre de membres – Aux voix ! aux voix !
M. Osy – Je demande si l’on votera aujourd’hui ou demain.
De toutes parts – Aux voix ! aux voix !
- La clôture est mise aux voix et prononcée.
M. Osy – J’aurais désiré répondre aux honorables membres qui ont combattu ma proposition. Mais puisque la clôture est prononcée, je me bornerai à faire une interpellation.
Dans la discussion du traité avec le Zollverein, lors M. le ministre de l'intérieur a fait une déclaration qu’il consenti à faire insérer au procès-verbal, il a déclaré que nous obtiendrions la navigation par la Meuse et par le Rhin, sans compensation.
D’après les renseignements que j’ai reçus d’outre-Rhin, je crois être informé que le gouvernement a fait une convention verbale qu’il ne devra jamais nous dire ; que la convention est faite de telle manière qu’en présentant un simple projet de loi, on pourra toujours nier avoir fait une convention
(page 664) Je sais que si je demande à M. le ministre de l'intérieur s’il a fait une convention, il répondra négativement.
Aussi n’est ce pas ce que je lui demanderai. Mais je l’interpellerai pour savoir s’il a l’intention, directement ou par ses amis de la majorité, de présenter un projet de loi pour autoriser le libre transit du sel.
Ce serait une immense concession faite à la Prusse. Comme député d’Anvers je verrai cette mesure avec plaisir, parce qu’elle est favorable à la navigation. Mais, je le répète, ce serait une immense concession, parce que le transit du sel étant défendu en Belgique, le Zollverein doit faire venir à grands frais par la Hollande.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Je réponds à l’instant même que le gouvernement est complètement libre sur cette question, que la réclamation, appuyée par la chambre de commerce d’Anvers n’a nullement été prise en considération dans tout ce qui s’est passé entre le Zollverein et nous.
M. Osy – L’affaire est assez grave ; je fais cette observation, parce que quand la loi sera présentée…
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – J’ignore ce qu’on fera et s’il faut une loi, le gouvernement est resté libre à cet égard.
M. Osy – Nous sommes habitués à de telles déclarations.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Nous sommes habitués aux insinuations malveillante de l’honorable membre.
M. Osy – Nous nous rappelons la concession faite à la Hollande.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Jamais nous ne l’avions niée.
M. Osy – On l’a tenue secrète si longtemps que nous sommes autorisés à ne pas avoir égard à l’affirmation de M. le ministre de l'intérieur.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) – Remarquez-le bien, messieurs, nous déclarons qu’aucun engagement n’a été pris sur cette question du transit du sel, que cette question n’a pas été prise en considération dans tout ce qui s’est passé au sujet de l’art. 19.
Q’adviendra-t-il de cette question ? Nous l’ignorons. Pouvons-nous répondre à la chambre de commerce d’Anvers qu’à aucune condition nous ne ferons droit à la réclamation qu’elle a faite ? Evidemment, c’est ce que l’honorable préopinant ne peut exiger de nous. S’il faut une loi, si vous êtes appelés à examiner la question, vous l’examinerez ; nous vous le déclarions de nouveau, vous l’examinerez librement.
- La discussion sur cet incident est close.
M. le président – La question que je pose à la chambre est celle-ci : « Y a-t-il lieu de faire une adresse à la Couronne ? »
M. Rogier – Je suis chargé, par mon honorable ami M. Lebeau, de l’excuser auprès de l’assemblée. Une indisposition assez grave le retient chez lui, et l’empêche de venir voter avec ses amis.
- Il est procédé au vote par appel nominal sur la question posée par M. le président.
89 membres répondent à l’appel :
65 répondent non ;
22 répondent oui ;
Deux s’abstiennent.
En conséquence la chambre décide qu’il n’y a pas lieu de faire une adresse.
Ont répondu non : MM d’Anethan, de Baillet, Dechamps, de Corswarem, Dedecker, de Florisone, de Garcia de la Vega, de Haerne, de La Coste, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, de Meester, de Mérode, de Muelenaere, Deprey, de Renesse, de Roo, de Saegher, de Sécus, Desmaisières, de Terbecq, de Theux, d’Hoffschmidt, d’Huart, Donny, Dubus (aîné), B. Dubus, A Dubus, Dumont, Duvivier, Eloy de Burdinne, Fallon, Goblet, Henot, Huveners, Jadot, Kervyn, Lejeune, Liedts, Maertens, Malou, Mast de Vries, Meeus, Mercier, Morel-Danheel, Nothomb, Pirmez, Pirson, Rodenbach, Scheyven, Simons, Smits, Thienpont, Thyrion, Troye, Van Cutsem, Vanden Eynde, Van Volxem, Verwilghen, Wallaert, Zoude, Brabant, Cogels et Coghen.
Ont répondu oui : MM. David, Delehaye, Delfosse, d’Elhoungne, de Naeyer, de Tornaco, Devaux, Dolez, Dumortier, Fleussu, Lange, Lesoinne, Lys, Manilius, Orts, Osy, Rogier, Savart, Sigart, Verhaegen, Vilain XIIII et Castiau.
Les membres qui se sont abstenus sont invités à faire connaître les motifs de leur abstention :
M. de Chimay – Je me suis abstenu parce que, tout en m’associant à l’opinion de mes amis politiques sur l’inopportunité d’une adresse, je ne trouve pas que la situation actuelle du ministère lui permettre de répondre suffisamment aux exigences comme à l’exécution sincère du programme qui a président à sa formation.
M. Desmet – Je ne vois qu’un fait, à tort, peut-être ; mais je crois apercevoir que, pour la force du pouvoir et par conséquent le bien du pays, des modifications dans le cabinet peuvent être utiles. Cependant je ne pourrai jamais donner mon approbation à la démarche qu’on voudrait faire faire à la chambre. Car je trouve en ce moment dangereux de mettre la Couronne en demeure.
- La séance est levée à 4 heures ¾.