(Moniteur belge n°125, du 4 mai 1844)
(Présidence de M. d’Hoffschmidt, vice-président.)
La séance publique est ouverte à deux heures.
M. Scheyven donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est adoptée.
M. Huveners présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Plusieurs éleveurs de bestiaux dans la commune de Neuve-Eglise demandent que l’arrêté sur le transit du bétail soit retiré. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. Malou. - Je demanderai que la commission des pétitions soit invitée à faire un prompt rapport sur cette pétition.
- Cette proposition est adoptée.
M. de Corswarem. - J’ai l’honneur de présenter le rapport de la section centrale qui a été chargée d’examiner le projet de loi proposant un impôt sur les tabacs.
M. le président. - La chambre veut-elle fixer aujourd’hui le jour de la discussion ? (Non ! non !)
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Aussitôt que le rapport sera présenté, je demanderai à la chambre de fixer le jour de la discussion.
M. Rogier. - L’impression du rapport durera-telle longtemps ? Il serait nécessaire de connaître les conclusions dans un bref délai. M. le rapporteur pourrait nous les faire connaître.
M. de Corswarem. - Messieurs, le projet qui avait été primitivement présenté par M. le ministre des finances, a été considérablement modifié par lui, après plusieurs pourparlers que la section centrale a eus avec lui.
La section centrale n’a pas admis un droit à la fabrication ni au débit. M. le ministre des finances se rallie aux propositions de la section centrale, mais maintient cependant le droit au débit.
La section centrale propose un droit d’accise dans le genre de celui que paient le sel, les vins, les sucres. Elle propose de frapper le tabac indigène d’un droit de 26 francs par cent kilog., et le tabac étranger d’un droit de 30 francs par cent kilog., indépendamment des droits de douane existants.
Il y une grande simplification dans les formalités.
D’après le projet primitif, le tabac indigène ne pouvait être livré qu’à l’exportation et à la fabrication ; d’après le projet de la section centrale, il pourra également être livré à la spéculation ; on pourra l’acheter et le conserver pour le revendre ensuite.
Nous vous proposons un drawback à la sortie du tabac fabriqué. Il serait de 32 francs par cent kil. de cigares, et de 30 fr. par cent kil. de tabac autrement fabriqué.
Pour le tabac de la récolte de 1844 et le tabac indigène qui sera trouvé en feuilles par le recensement, la section centrale propose de ne lui faire payer que la moitié du droit, soit 13 francs. Pour tous autres tabacs qui seront trouvés par le recensement, elle propose de faire payer les deux tiers du droit, soit 20 fr. par 1.00 kil.
On jouirait, pour le payement du droit, de termes de crédit sous caution, qui ne commencera, cependant, que du jour où le tabac sera livré au fabricant. Tant que le tabac restera en entrepôt, il ne sera assujetti à aucun droit ; et quand il sortira de l’entrepôt, le droit sera dû et devra être payé par tiers de 3 en 3 mois.
M. Rogier. - Je demanderai que l’impression du rapport ait lieu le plus tôt possible. Il peut exercer de l’influence sur la discussion actuelle.
M. Dumortier. - Je demande la parole.
M. de Corswarem. - D’après les renseignements que j’ai reçus, le rapport pourra être imprimé et distribué mardi ou mercredi.
M. Dumortier. - Je voulais proposer à la chambre d’ordonner l’impression au Moniteur de demain au moins du projet de loi, afin qu’il puisse être connu immédiatement par nous, ainsi que par le commerce, l’industrie et l’agriculture.
J’ajouterai qu’un projet de cette importance ne me paraît pas de nature pouvoir traîner longtemps dans les cartons. Il s’agit d’une mesure de rétroactivité, d’une mesure, par conséquent, selon moi, éminemment odieuse. En second lieu, il s’agit de frapper les produits de l’agriculture, mesure que je considère aussi comme odieuse. Il ne me paraît pas que le pays puisse rester longtemps sous le poids de semblables possibilités.
Je demanderai donc à la chambre, aussitôt que le projet sera distribué, qu’elle interrompe la discussion des conclusions de l’enquête parlementaire pour s’occuper du projet de loi sur les tabacs. Il faut que l’industrie sache immédiatement à quoi s’en tenir. Lorsqu’un projet est de nature à jeter de la perturbation dans l’industrie et du mécontentement dans le pays, moins on le laisse en suspens, mieux on agit
Du reste, je pourrai renouveler ma motion, lorsque le projet aura été distribué.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Je demande que l’impression du rapport et du projet de loi soit hâtée autant que possible ; mais je demande, en outre, que le projet ne soit point publié sans le rapport ; il faut connaître ce dernier pour l’appréciation convenable du projet.
Nous connaissons quelles sont les bases du projet ; cela doit suffire pour le moment. J’espère que, dans très peu de jours, et en faisant les démarches nécessaires, le rapport pourra être imprimé et distribué.
Je m’abstiendrai de répondre aux qualifications que l’honorable M. Dumortier a données au projet. Il me semble que lorsqu’une loi n’est pas en discussion, on devrait s’abstenir de prononcer un jugement prématuré. Si je me plaçais sur le même terrain que l’honorable préopinant, je devrais prouver que cette loi n’est rien moins qu’odieuse ; et il me serait facile de prouver qu’il n’en est pas qui doive être plus populaire en fait de lois d’impôts. Il n’y a pas un seul consommateur qui ait élevé la moindre plainte. S’il y a divergence sur quelques formalités, il n’y en a pour ainsi dire pas dans le public sur le principe de l’impôt.
Quant à l’exécution, l’honorable rapporteur a déjà annoncé à la chambre que les mesures qui avaient été considérées comme trop gênantes par les sections, ont été écartées du projet.
Je suis aussi désireux que l’honorable député de Tournay que cette loi puisse être discutée le plus promptement possible. Je désirerais qu’on pût fixer dès aujourd’hui le jour de cette discussion. Si tout à l’heure je n’ai pas proposé de le fixer, c’est que je n’ai pas voulu qu’il y eût surprise, que j’ai cru que chacun devait avoir pris connaissance du rapport et du projet, avant de décider la mise à l’ordre du jour. Mais je désire vivement que cette discussion ait lieu sous le plus bref délai ; il est temps de mettre un terme aux exagérations ; il est temps que la vérité se fasse jour.
M. Dumortier (pour un fait personnel). - Messieurs, je n’admets pas la critique que M. le ministre des finances a bien voulu faire de mes paroles. Nous sommes ici pour émettre notre opinion sur les projets présentés, de quelque part qu’ils viennent. La lecture des projets ordonnée par le règlement, la présentation des rapports aussi ordonnée par le règlement, ne sont pas de vaines formalités. C’est un appel fait à chacun de nous d’éclairer nos collègues sur les propositions qui sont faites. Je dis donc que j’étais fondé à qualifier dans ma manière de voir le projet sur les tabacs, et je n’ai de reproche à accepter ni de M. le ministre des finances ni de tout autre.
Mais puisque M. le ministre des finances m’amène sur le terrain des reproches, je lui dirai qu’il ne pourra jamais nous prouver que des mesures de réaction, que la recherche à l’intérieur, ne sont pas intolérables ; et, quant à moi, je ne pourrai jamais donner mon assentiment à de pareilles mesures.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Mes observations ne tendaient qu’à épargner le temps de la chambre. Il est évident que si, à l’occasion d’une mise à l’ordre du jour, on veut discuter le projet, on fait perdre un temps précieux sans résultat possible.
M. de Haerne. - Messieurs, je m’abstiendrai de qualifier la loi ; mais je vous rappellerai qu’avant les vacances, j’ai appelé plusieurs fois l’attention de la chambre sur cet objet important. Je vous ai dit alors que je craignais la rétroactivité pour la culture ; que même la probabilité de cette rétroactivité serait une entrave pour la culture. Depuis lors, messieurs, j’ai eu l’occasion de me confirmer dans mon opinion, et je puis assurer que beaucoup de cultivateurs sont décidés à ne pas planter. Je demande donc que la chambre s’occupe du projet le plus tôt possible ; car le moment de faire les plantations est arrivé.
- La chambre décide qu’elle fixera le jour de la discussion après la distribution du rapport.
M. Henot. - J’ai l’honneur de déposer divers rapports sur des demandes en naturalisation.
M. Lejeune. - J’ai l’honneur de présenter le projet de loi par lequel la commission des naturalisations vous propose, par 3 voix contre 2, d’accorder la grande naturalisation de M. Delaroche-Blin, et en second lieu divers rapports sur des demandes en naturalisation.
- L’impression et la distribution de ces pièces est ordonnée. La chambre fixera ultérieurement le jour où elle s’occupera de ces objets.
(Moniteur belge n°126, du 5 mai 1844) - M. de Man d’Attenrode (pour une motion d’ordre) - Messieurs, le gouvernement a présenté au commencement de la session un projet d’organisation de l’armée, qui a été défini avec assez de justesse par le dénombrement de l’armée.
La chambre jugeant que la discussion de cette loi serait peut être de nature à modifier le budget de la guerre, a renvoyé la discussion du budget de la guerre après l’examen du projet de l’organisation de l’armée.
Qu’est-il résulté de cette décision ? C’est qu’à l’heure qu’il est, au mois de mai, nous n’avons pas encore de budget de la guerre et nous n’avons pas même le rapport sur le projet d’organisation de l’armée.
Au train dont vont les choses, les dépenses du département de la guerre finiront par se régler encore, en 1844, par un crédit global ; et la chambre conviendra que ce mode n’est rien moins que régulier ; je demanderai donc à un membre de la section centrale, quand elle sera à même de déposer le rapport sur l’organisation de l’armée.
(Moniteur belge n°125, du 4 mai 1844) M. Manilius. - Messieurs, depuis la malheureuse maladie de M. le ministre de la guerre, la section centrale a été arrêtée dans ses travaux ; plus tard ses membres ont dû s’occuper de l’examen du projet de loi sur les tabacs. En ce moment, M. le président est indisposé ; aussitôt qu’il reviendra, nous reprendrons l’examen du projet relatif à l’organisation de l’armée.
M. Delfosse. - Messieurs, dans une précédente séance, M. le ministre de l’intérieur avait promis de déposer sur le bureau de la chambre le tableau des exportations et des importations faites par la Meuse en 1841, l842, et surtout 1843, année qui a suivi l’exécution du traité de navigation avec la Hollande. Je demanderai à M. le ministre s’il a pu se procurer cette pièce et s’il est prêt à la déposer.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Les renseignements que l’honorable membre demande peuvent, dés à présent, être déposés sur le bureau. Cependant, pour les coordonner de manière à ce qu’ils soient plus facilement compris, j’en ferai faire pour demain un tableau général comprenant les importations et exportations des principaux articles qui ont eu lieu du côté de la Hollande en 1841, 1842 et 1843.
M. Delfosse. - Ce qu’il y a de plus important, ce sont les exportations et les importations entre la Belgique et la Hollande, mais il serait aussi à désirer que nous puissions connaître le chiffre des importations et exportations entre la Belgique et la France. Je demanderai que ces tableaux, lorsque M. le ministre aura pu se les procurer, soient insérés au Moniteur, afin que tous les membres de la chambre puissent eu prendre connaissance.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Ces tableaux seront déposés dans la séance de demain et publiés dans le Moniteur d’après- demain.
(Moniteur belge n°128, du 7 mai 1844) M. de Foere. - M. le ministre de l’intérieur, en me répondant dans le comité secret, a pris une position très commode. J’avais prévenu l’assemblée que je ne serais entré que dans la question internationale en exposant notre situation envers la Hollande et celle de la Hollande envers l’Allemagne, et que j’aurais détaché de cette question tout ce qui appartenait an fond du système maritime, considéré dans ses rapports généraux. C’est donc exclusivement sous le rapport de la politique commerciale internationale qu’aujourd’hui, dans le comité secret, j’ai examiné la deuxième catégorie, ou la question des entrepôts européens, telle que M. le ministre de l’intérieur l’a posée. En me répondant, M. le ministre abandonne la question internationale et se rejette sur la deuxième catégorie, considérée dans toute sa généralité.
Placé sur ce terrain sur lequel le débat n’avait point été établi, M. le ministre de l’intérieur commet de graves erreurs relativement à la législation des Etats-Unis, sur leurs entrepôts. Je vais, messieurs, vous le démontrer.
Il existe aux Etats-Unis une loi, encore aujourd’hui en vigueur, d’après laquelle le président peut traiter de réciprocité sur l’une et sur l’autre base. Il lui est resté complètement facultatif de conclure des traités sur l’importation réciproque des produits du sol et de l’industrie, ou d’y ajouter l’autre base, celle des marchandises étrangères. Telles sont les dispositions de la loi américaine du 3 mars 1815.
M. le ministre de l’intérieur assure que les Etats-Unis ne veulent traiter que sur la triple base, celle des produits industriels, des produits du sol et des marchandises étrangères.
La loi de 1815 détruit l’assertion du ministre. En outre, les faits prouvent que les Etats-Unis traitent de réciprocité sur les deux premières bases, c’est-à-dire les produits du sol et de l’industrie. Ils ont conclu ainsi des traités avec l’Angleterre, la France, le Mexique, le Hanovre et le Portugal. Le gouvernement américain a traité sur les trois bases avec le Danemark, la Suède, les villes anséatiques, la Prusse, l’Autriche, la Russie, et dernièrement avec la Hollande.
Ce sont là des preuves de fait qu’il est complètement facultatif au gouvernement américain, de traiter, soit sur les deux premières, soit sur les trois bases à la fois.
Maintenant, messieurs, j’irai plus loin, et je prouverai, en opposition directe avec l’assertion du ministre, que les Etats-Unis ne veulent même plus traiter que sur les deux premières bases. La commission de commerce et de navigation des Etats-Unis avait été chargée de présenter au parlement américain, un rapport sur plusieurs pétitions relatives au commerce et à la navigation. Ce document parlementaire a été déposé sur le bureau, le 28 mai 1842. Veuillez, messieurs, remarquer la date, qui est récente. La principale question qui occupe les trois quarts du rapport avait pour objet l’opportunité d’apporter des restrictions à la navigation étrangère, exercée dans les ports des Etats-Unis, par suite même des traités de réciprocité, conclus sur les trois hases. Après avoir prouvé, par une suite de raisonnements, basés sur des faits extrêmement concluants, que les traités de réciprocité (je prie M. le ministre de l’intérieur de le remarquer), fondés sur la triple base du sol, de l’industrie et des entrepôts, étaient contraire au commerce et à la navigation des Etats-Unis, la commission a conclu à une résolution contenant cette double disposition : 1° Le président est chargé d’informer les Etats, dont les traités conclus sur la triple base, étaient expirés et qui devaient cesser d’être en vigueur après un an d’avertissement préalable, que les Etats-Unis renonçaient à leurs traités, et qu’ils cesseraient d’être en vigueur après l’expiration d’une année.
Les Etats qui se trouvaient dans ce cas étaient le Danemark, la Suède, les villes anséatiques, la Prusse, l’Autriche et la Russie. La Hollande n’est pas comprise dans cette résolution, parce que son traité est beaucoup plus récent et que le terme n’en était pas encore expiré ; mais elle est comprise dans la deuxième disposition de la résolution par laquelle il est statué que tous les autres Etats, avec lesquels des traités avaient été conclus et qui n’étaient point encore arrivés à leur terme, seraient informés que, dans les négociations que les Etats-Unis ouvriront à l’avenir avec ces Etats, la politique commerciale des Etats Unis aura exclusivement pour base l’importation réciproque des produits du sol et de l’industrie de chaque pays, à l’exclusion des marchandises étrangères aux pays. Après une résolution aussi formelle, je vous demande, messieurs, si l’assertion de M. le ministre de l’intérieur n’est pas une erreur complète ? Je produirai maintenant un des principaux motifs pour lesquels les Etats-Unis ont pris cette double résolution. Ils avaient remarqué que la navigation et le commerce des nations, avec lesquelles ils avaient traité sur la triple base, étaient tout à fait contraires à leurs intérêts et surtout à leur navigation. Ils prouvent cette assertion par l’accroissement successif du tonnage des Etats maritimes avec lesquels ils avaient traité sur la triple base. Je prendrai seulement dans le rapport les chiffres qui constatent l’augmentation toujours croissante de la navigation des villes anséatiques dans les ports des Etats-Unis. Je n’indiquerai que le tonnage à l’entrée (en tonneaux) :
1830 : 9,000
1831 : 11,000
1832 : 22,000
1833 : 29,000
1834 : 25,000
1835 : 28,000
1836 : 39,000
1837 : 70,000
1838 : 37,000
1839 : 41,000
1840 : 41,000
1841 : 41,000
L’augmentation du tonnage des autres Etats a été aussi constamment progressive. C’est la raison principale pour laquelle le gouvernement des Etats-Unis ne veut plus traiter sur la triple base. M. le ministre de l’intérieur soutient, au contraire, et il ne cesse de le répéter, que les Etats-Unis ne veulent traiter que sur la triple base.
Je vous l’ai dit, messieurs, M. le ministre de l’intérieur avait pris ses aises ; il s’était choisi une position extrêmement commode, en s’écartant de la question internationale ou politique, pour se porter sur les entrepôts transatlantiques dont je n’avais pas parlé, et que j’avais distraits de l’autre question.
Je demanderai maintenant à M. le ministre de l’intérieur lui-même s’il n’est pas complètement dans l’erreur.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Du tout. Je demande la parole.
M. de Foere. - Si M. le ministre veut en avoir la conviction, je soumettrai à son examen le rapport des Etats-Unis ; il est extrêmement concluant.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Si vous le désirez, je vous répondrai immédiatement.
M. de Foere. - Je ne demande pas mieux que M. le ministre s’explique ; c’est le moyen de ne pas égarer la discussion sur ce point important.
M. le ministre de l’intérieur s’écarte de nouveau complètement de la question que j’ai traitée. Il croit que j’ai confondu deux choses distinctes ; d’un côte, le droit du gouvernement de négocier des traités de réciprocité et de les soumettre à la sanction de la chambre, conformément à l’art. 68 de la constitution ; de l’autre, le droit du gouvernement de traiter avec les Etats-Unis pour la suppression réciproque des droits différentiels ou des surtaxes qui existent de part et d’autre, droit que M. le ministre demande, et qu’il prétend d’ailleurs être inscrit dans la législation actuelle. Or, je n’ai touché ni à l’une ni à l’autre de ces questions. M. le ministre de l’intérieur a plusieurs fois soutenu que les Etats-Unis ne veulent plus négocier des traités en dehors de la triple base ; il a répété plusieurs fois que les Etats-Unis ne veulent conclure des traités que sur les bases de l’importation réciproque des produits du sol, de l’industrie et des marchandises étrangères aux deux pays. J’ai soutenu que cette assertion était évidemment erronée, et je crois l’avoir démontré. La chambre a dû comprendre que c’était la seule question qui fût en discussion.
Personne ne conteste d’ailleurs au gouvernement le premier droit. Quant à l’autre, je ne pense pas qu’il en soit investi en vertu de la loi de 1819 ou de 1822. Je crois que, s’il en usait pour une convention commerciale, il agirait contrairement à l’art. 68 de la Constitution. C’est, du reste, une question à examiner.
Si M. le ministre de l’intérieur voulait traiter sur la triple base avec les Etats-Unis, il serait complètement en contradiction avec une assertion qu’il a émise dans une autre séance.
Il n’a pas voulu traiter avec la Prusse, parce que la navigation de la Prusse domine la navigation de la Belgique ; nous recevons 64 navires prussiens contre 4 navires belges que la Presse reçoit dans ses ports.
Or, la navigation générale de l’Amérique a une puissance extraordinaire ; sa capacité monte au-delà de 2 millions de tonneaux contre 130 navires belges, et l’honorable ministre voudrait traiter de réciprocité avec les Etats-Unis, même sur la triple base ! C’est une contradiction flagrante.
Je ne me suis jamais opposé à un traité de réciprocité avec les Etats-Unis, aux conditions auxquelles la France et l’Angleterre ont traité avec cette nation, c’est-à-dire, en admettant la réciprocité d’importation des produits du sol et de l’industrie des deux pays. Un traité semblable n’empêche pas les navires américains de prendre chez nous, avec nos produits, les marchandises étrangères entreposées dans nos ports. Les navires belges chargeront, de leur côté, dans les ports des Etats-Unis, les produits de leur sol et de leur industrie, avec les marchandises qui ne sont pas originaires de ce pays. C’est ce qui se pratique en France et en Angleterre relativement aux Etats-Unis, et il serait dangereux de vouloir être plus sage que ces deux nations.
Il se présente une autre question sur cet objet. Je ne comprends pas la distinction que fait M. le ministre de l’intérieur, sous certain rapport, entre la base qu’il admet, § 3 de l’art. 2 de son projet d’amendement, pour les traités de réciprocité, et entre la 2ème catégorie qu’il propose aussi comme amendement au projet de la commission d’enquête. Par cette catégorie, il veut favoriser les entrepôts des Etats-Unis par un droit moindre ; et lorsqu’il veut traiter avec les Etats-Unis, alors il demande à traiter sur les deux bases, qui sont celles sur lesquelles la France, l’Angleterre, le Portugal, le Hanovre et le Mexique ont traité.
Je demande maintenant si M. le ministre de l’intérieur est bien conséquent avec lui-même, lorsqu’il nous propose d’un côté un amendement qui tend à favoriser les marchandises étrangères aux Etats-Unis, et lorsque, de l’autre, tout en soutenant que les Etats-Unis ne veulent traiter que sur les trois bases, il veut traiter avec eux de réciprocité sur les deux premières bases en excluant la troisième. C’est bien là le sens du § 3 de l’art. 2 de son projet d’amendement.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Non ! non !
M. de Foere. - Je soutiens que c’est là le vrai sens de ce § 3. Sur l’interpellation de l’honorable M. Fleussu, M. le ministre de l’intérieur a très bien interprété lui-même son § 3 dans ce sens. C’est ainsi qu’il a expliqué, avec beaucoup de justesse, le terme originaires. C’est, en effet, ainsi, que dans le langage classique des traites de réciprocité, on entend toujours le terme originaires.
On entend exclusivement par les mots produits originaires, les produits du sol et de l’industrie d’un pays.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Vous êtes complètement dans l’erreur ; si vous me le permettez, je donnerai une explication.
M. de Foere. - Bien volontiers.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je profite avec empressement de la permission que veut bien me donner l’honorable orateur.
Nous ne venons pas demander pour la couronne le droit de négocier ; nous n’avons pas besoin de demander ce droit ; il est écrit dans la constitution (art. 68) :
« Le Roi fait les traités de paix, d’alliance et de commerce. Les traités de commerce n’ont d’effet qu’après avoir reçu l’assentiment des chambres. »
Nous ne venons donc pas demander une faculté reconnue par la constitution, nous ne réclamons pas l’autorisation de traiter ; nous disons qu’une demande de ce genre est surabondante ; nous n’avons pas besoin de faire inscrire dans une loi quelconque une autorisation comme celle que porte le projet de la commission d’enquête. Là n’est pas la question.
L’honorable orateur confond toujours deux choses, et cette confusion donne lieu à la discussion qui s’est établie entre lui et moi ; il confond ce qu’un gouvernement peut faire par traité, et ce qu’il peut faire par proclamation, c’est-à-dire par un acte du pouvoir exécutif, acte qui, étant rendu, devient immédiatement obligatoire.
Il existe aux Etats-Unis d’Amérique un décret du 3 mars 1815, décret qui permet au président de supprimer toutes les surtaxes de douane et de navigation sur les produits du sol et de l’industrie en faveur des navires de tous pays qui ne perçoivent aucun droit différentiel de ce genre.
Nous vous demandons, pour le gouvernement belge, les pouvoirs qui sont accordés au président des Etats-Unis d’Amérique, dans les indiqués par le décret américain du 3 mars 1815 ; en d’autres termes, nous vous demandons de pouvoir supprimer les surtaxes de douane, c’est-à-dire les droits différentiels pour les produits du sol et de l’industrie d’Amérique, du moment que le président des Etats-Unis d’Amérique, usant des pouvoirs que lui donne le décret du 3 mars 1815, nous déclare, de son côté, qu’il supprime également les surtaxes de douane, c’est-à-dire les droits différentiels sur les importations des produits de notre sol et de notre industrie.
Voilà tout ce que nous vous demandons ; nous laissons absolument intactes et la question des entrepôts et celle du droit constitutionnel de négocier reconnu à la couronne ; nous n’avons pas à nous occuper de ces deux questions. Nous disons qu’il est prudent de donner au Roi les mêmes pouvoirs qu’on a donnés au président des Etats-Unis d’Amérique ; nous disons que cette disposition n’est pas inconstitutionnelle ; nous disons enfin qu’elle est nécessaire. C’est le seul moyen qui existe pour maintenir entre les Etats-Unis d’Amérique et nous le statu quo. (Interruption.)
Aujourd’hui, les produits du sol et de l’industrie des Etats-Unis d’Amérique sont reçus en Belgique sans droits différentiels. (Réclamation.) Il n’y a d’autres droits différentiels que les 10 p.c. qui sont accordés à notre pavillon ; mais il n’y a pas de surtaxe de droits de navigation. De plus, nous remboursons aux Etats-Unis le péage de l’Escaut, et en compensation de ce remboursement, ils ont bien voulu ne pas avoir égard aux 10 p. c. De plus, ils ont considéré que leur marine étant beaucoup plus importante que la nôtre, ils devaient aussi ne pas traiter d’une manière aussi rigoureuse notre petite marine marchande.
Voilà donc quelle est notre position par rapport aux Etats-Unis d’Amérique ; il y a réciprocité, quant à l’importation des produits du sol et de l’industrie ; il y a réciprocité en notre faveur, en ce sens que nous ne sommes pas frappés aux Etats-Unis d’une surtaxe de droits de douane et de navigation. Nous demandons le statu quo, le maintien de cet état de choses, et, pour le maintenir, nous demandons que le gouvernement soit autorisé à supprimer les droits différentiels, quant aux produits du sol et de l’industrie des Etats-Unis d’Amérique, quand ces produits sont importés par pavillon américain, et ce, à la condition que les Etats-Unis d’Amérique maintiendront l’état de choses actuel ; cela ne peut pas être entendu autrement ; l’article est rédigé de la manière la plus claire.
Reste maintenant la question des entrepôts ; nous ne nous en occupons pas. Le droit constitutionnel de la couronne reste entier et doit rester entier ; il n’est pas en votre pouvoir de le restreindre. Est-ce que le rapporteur de la commission d’enquête croirait pouvoir limiter le droit constitutionnel qu’a la couronne de négocier ? Mais le gouvernement pourra négocier à ses risques et périls.
Ainsi, ne confondons pas deux choses tout à fait distinctes : le droit accordé au gouvernement de faire, par simple proclamations, qui devient obligatoire, et le droit, je ne dirai pas de faire, mais de tenter de faire par un traité de commerce qui a encore besoin de l’assentiment des chambres. Voilà deux choses que l’honorable M. de Foere a toujours confondues, et c’est par suite de cette confusion que cette discussion se perpétue.
M. de Foere. - Un traité a été négocié avec les Etats-Unis, qui n’a point été soumis à la sanction de la chambre ni à la ratification du gouvernement du roi. Ce traité a été négocié sur la triple base et avant 1842. M. le ministre argumente de la susceptibilité des Etats-Unis, pour prouver qu’ils ne voudront pas revenir sur cette convention. Déjà j’ai démontré, par les actes officiels des Etats-Unis et par leur politique commerciale, qu’en insistant sur ce traité non ratifié, ils seraient en contradiction ouverte avec eux-mêmes.
Quant à leur susceptibilité, il n’est pas rationnel de supposer qu’une nation aussi fière de ses institutions républicaines, ne voulût pas respecter les droits de la nation belge, représentée par ses chambres législatives, et n’eût aucun égard à sa constitution. Le traité n’a pas même été soumis à la sanction de la législature ; il était évidemment contraire aux intérêts du pays. Les Etats-Unis eux-mêmes ont jugé depuis que de semblables traités sont contraires à leurs propres intérêts.
Un traité sur la triple base serait contraire an système que vous invoquez vous-même. Les Etats-Unis font des retours de tous les pays ; quand ils ont satisfait aux besoins de leurs échanges commerciaux et de leur navigation, et qu’il en est résulté un trop plein sur leurs marchés, ils viennent jeter les marchandises coloniales qui ne sont pas les produits de leur pays, dans les ports belges. Ce sont des marchandises contre lesquelles ils ont déjà échangé leurs propres produits.
Notre statistique atteste que chaque année de semblables marchandises coloniales, importées des Etats Unis, montent au chiffre de deux millions de valeur. C’est autant restreindre les échanges que vous pouvez faire vous-mêmes dans les pays lointains ; c’est, dans la même proportion, détruire le but du système que vous acceptez et que vous proposez ; c’est ce que l’Angleterre et la France ne veulent pas ; c’est ce qu’aucun pays maritime et industriel à la fois ne peut vouloir. C’est autre chose pour les villes anséatiques, la Suède et le Danemark qui ne sont, en grande partie, que des nations maritimes. Gardez-vous d’être plus sages et plus sagaces que l’Angleterre et la France, qui n’ont jamais voulu traiter avec les Etats-Unis sur la triple base, alors que les Etats-Unis la leur offraient en 1815 et en 1824. Le Danemark, la Suède et les villes anséatiques, ont accepté cette base ; c’était dans leur intérêt ; ces nations sont presque exclusivement navales.
Le but du système maritime que la commission d’enquête propose est dans les relations directes, établies pour opérer des échanges commerciaux, soit par navires belges, soit par navires étrangers. Le gouvernement accepte le système entendu dans ce sens. Ce ne sont pas des relations directes, prises dans un sens purement nominal, que nous entendons.
M. le ministre soutient que je me suis particulièrement préoccupé des intérêts de la marine du pays. Si telle avait été ma préoccupation, je ne me serais pas associé au système que propose la commission d’enquête. J’aurais mis en avant le système anglais. L’Angleterre ne veut recevoir dans ses ports les produits de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, que par ses propres navires et par les navires appartenant aux pays de production. C’est là le système que j’aurais préconisé, si je m’étais particulièrement préoccupé de la marine du pays. Ce système maritime aurait rempli ce but.
Lorsque l’Angleterre l’a établi, sa marine était insignifiante comparativement à la nôtre, Vous avez devant vos yeux les résultats immenses qu’il a produits en industrie, en commerce et en navigation considérée comme instrument de commerce et d’industrie. De l’aveu de l’Angleterre, mille fois répété, c’est à ce système qu’elle doit exclusivement ces beaux résultats auxquels la France tend par des moyens semblables. Nous ne présentons pas ce système ; nous permettons aux navires étrangers de venir de tous les pays du monde, soit qu’ils appartiennent, ou non, à ces pays, nous apporter leurs produits avec cette seule différence qu’ils payeront un droit de douane plus élevé que les navires belges, venant des mêmes pays, et vous nous accusez de présenter un système qui est exclusivement protecteur de la marine nationale.
J’avais dit que, si la Hollande apportait une légère modification à sa législation coloniale, et qu’elle permît que, dans la proportion des besoins de la consommation du pays, ses navires fussent directement dirigés de Java sur nos ports, ces relations n’atteindraient pas le but du système des relations directes que nous proposons. Les navires hollandais qui viendraient directement de Java, après nous avoir importé des produits de cette colonie, s’en retourneraient en Hollande.
Ces relations directes resteraient stériles. C’est ce que M. le ministre n’a pas compris. Il a voulu attirer les navires étrangers ; il a pensé que ces navires exporteraient nos produits dans les pays lointains. Or, aucun navire hollandais, après déchargement, ne resterait une heure dans le port d’Anvers ; il retournerait dans les ports d’Amsterdam ou de Rotterdam pour prendre les chargements que la Maetschapy lui réserve en destination des colonies hollandaises. Ainsi le but du système maritime que l’honorable ministre admet, ne serait pas rempli. Qu’il demande à tous les négociants d’Anvers si ces sortes de relations ne seraient pas parfaitement stériles quelque directes qu’elles soient, et si le but du système maritime ne serait pas manqué dans la proportion des importations qui seraient faites par cette voie.
Quant à la catégorie des ports situés au-delà du détroit de Gibraltar et au-delà du Sund, cette disposition, présentée comme amendement, par le gouvernement, est aussi directement contraire au but du système qu’il admet : il serait permis aux navires de la France d’importer chez nous de ses ports situés sur la Méditerranée des produits de provenances étrangères à la France. Les navires belges jouiraient de la même faculté. Quelle serait la conséquence directe et nécessaire de cette disposition ? La France aurait déjà échangé les produits de son industrie contre ces produits étrangers ; elle rapporte à Marseille soit du soufre de la Sicile, soit des fruits du Levant, et en lui accordant la faculté d’importer dans nos ports les marchandises qui ne sont pas originaires de son sol et de son industrie, vous ne feriez que lui faciliter les échanges de ses propres produits aux dépens de votre propre commerce d’échanges dans le Levant.
La disposition, exécutée par nos propres navires, ne favoriserait pas davantage nos exportations. Le tarif de la France exclut nos produits dans le port de Marseille aussi bien que dans les autres ports français. Déjà j’ai fait remarquer que les tarifs jouent un grand rôle dans la question maritime. Il faut diriger vos navires de préférence vers les pays dont les tarifs ne vous excluent pas et où vous pouvez exercer un commerce d’échanges. En considérant la question sous ce rapport, vous voyez que votre double catégorie pour les ports situés au-delà de Gibraltar et du Sund serait directement contraire au but qui est toujours l’échange commercial entre nos produits et les produits des autres pays.
Nous entretenons un commerce maritime dans l’Orient et dans le Levant qui se développe de plus en plus ; est-il bien de notre intérêt d’aller prendre à Marseille des produits de l’Orient et du Levant ? N’est-il pas de votre intérêt, lorsque vous exportez dans ces contrées d’y prendre des marchandises de retour plutôt qu’à Marseille où le tarif repousse vos produits ?
Dans cette situation, convient-il l’intérêt du pays à établir cette catégorie qui est injurieuse à quelques ports d’Espagne et qui doit indisposer contre nous son gouvernement ?
Je comprends que si M. le ministre a pu recevoir des inspirations d’une maison de commerce ayant des relations avec le port de Marseille, mais ces relations indirectes d’entrepôt sont évidemment contraires aux intérêts généraux du pays.
Je me bornerais ces considérations concernant l’entrepôt des Etats-Unis et des ports situés au-delà de Gibraltar et du Sund.
Nous traiterons séparément la question des chiffres relative à l’importation directe par navires nationaux et par navires étrangers.
(Moniteur belge n°125, du 4 mai 1844) M. Lesoinne. - Lorsqu’il s’agit d’une mesure aussi importante que celle de modifier d’une manière complète le système commercial d’un pays, on doit procéder avec la plus grande circonspection. Il faut d’abord se rendre bien compte de la situation commerciale et industrielle de ce pays, voir s’il se trouve, sous ce rapport, dans une position plus défavorable que les nations qui l’avoisinent. Si le commerce et l’industrie sont en souffrance, il faut rechercher attentivement quelles sont les causes qui ont amené cet état de souffrance, afin de n’y appliquer que des remèdes qui puissent leur venir en aide d’une manière efficace, et on doit bien se garder de se tromper dans le choix de ces remèdes ; car l’erreur pourrait avoir ici les suites les plus fatales. Il faut aussi, autant que possible, ménager tous les intérêts, avant d’adopter un système nouveau, en bien peser les conséquences, voir si, par les moyens que nous voulons employer dans le but de nous créer des relations nouvelles, nous ne compromettrons point des relations déjà existantes ; eu un mot, il ne faut pas sacrifier le certain pour l’incertain ; enfin, si nous voulons adopter un système déjà en vigueur chez d’autres nations, bien examiner si nous nous trouvons dans une position telle qu’il puisse nous être également favorable.
La commission a extrait de l’enquête que le commerce extérieur dans son rapport avec l’industrie du pays, était en souffrance.
On ne peut contester, pour certaines industries surtout, la vérité de cette proposition ; mais à quelles causes faut-il attribuer cet état de choses ? Après les événements de 1830, la Belgique s’est vue tout à coup privée de marchés qu’elle avait le privilège d’approvisionner exclusivement. On peut dire que la perte de pareils débouchés est le coup le plus sensible que puisse recevoir une industrie. En effet elle se trouve tout à coup descendue d’une position privilégiée au rang commun de la concurrence, et l’on conçoit quel effort elle doit faire pour se maintenir d’abord et trouver de nouveaux débouchés pour l’écoulement de ses produits. Voilà la cause principale du malaise dans lequel se trouvent certaines industries de notre pays. Les droits différentiels pourront-ils remédier à cet état de choses ? J’en doute.
Il est encore vrai que plusieurs Etats de l’Europe repoussent par des droits prohibitifs une quantité de nos produits. Adopteront-ils, sans provocation de notre part, un système plus restrictif encore à notre égard ? J’ose espérer qu’ils ne le feront pas. Je pense que les populations commerçantes des différents pays de l’Europe s’apercevront enfin combien les entraves qu’on apporte au libre-échange des produits sont nuisibles à leurs véritables intérêts, en ce qu’elles tendent à l’anéantissement du commerce légal au profit de la contrebande.
On a beaucoup parlé de l’Angleterre, et on a attribué au système prohibitif suivi par elle les immenses progrès qu’elle a fats en industrie. On pourrait peut-être avec plus de raison les attribuer à d’autres causes.
Entourée par l’océan, possédant la première marine du monde et les ports les plus magnifiques, avec des colonies dont la population s’élève peut-être à 150 millions d’habitants, avec ses richesses minérales et métallurgiques, l’Angleterre fut la première qui, par ses découvertes en mécaniques, trouva le moyen de centupler et au-delà sa production ; jouissant d’une constitution libérale, comme nous l’a dit M. le ministre de l’intérieur en nous rappelant un discours de M. Pitt. Pendant que sur le continent l’industrie restait stationnaire et que les jurandes et les maîtrises s’opposaient à son développement, on conçoit que l’Angleterre approvisionnât des pays qui ne pensaient pas devoir s’occuper de la fabrication d’objets de consommation qu’on venait leur offrir à bon compte, et qui trouvaient dans leur propres ressources les moyens de se les procurer. Dans ces circonstances l’Angleterre put concevoir la pensée de se réserver l’approvisionnement exclusif du globe ; mais l’ambition industrielle, comme toutes les autres ambitions, aveugle le plus souvent les nations, même les plus prévoyantes. Pendant les guerres de l’empire l’impossibilité dans laquelle se trouva une grande partie du continent, de se procurer les objets qu’elle était dans l’habitude de retirer des pays étrangers, fut cause que l’on dut chercher à tous prix les moyens de remplacer ces mêmes objets. De là, tendance des esprits vers d’autres industries que celles qui existaient déjà dans le pays.
Après la paix, les diverses nations du continent, dans le but de conserver ces industries, adoptèrent un système plus ou moins protecteur ; et il est à remarquer que ce ne sont pas les Pays-Bas qui adoptèrent le système le plus prohibitif où l’industrie prit les plus grands développements. Alors l’Angleterre, toujours dans le but de se conserver l’approvisionnement du continent, mit en œuvre tous les moyens possibles pour y parvenir, jusqu’aux plus absurdes ; elle prohiba la sortie des machines, défendit à ses ouvriers de passer sur le continent. Etranges mesures, qui ne pouvaient manquer d’avoir un résultat diamétralement opposé à celui que le gouvernement anglais d’alors en attendait. En effet, les ingénieurs et mécaniciens anglais, ne pouvant exporter leurs produits, durent naturellement chercher à s’établir dans les Pays-Bas, qui, tout en leur offrant une existence assurée, leur permettaient d’exercer librement leur industrie, et la concurrence contre les produits anglais s’en accrut d’une manière considérable. Les yeux, alors, commencèrent à s’ouvrir, et l’on reconnut la vérité de cet axiome des économistes politiques, qu’un pays ne peut payer les produits d’un autre pays qu’avec ses propres produits.
Dès lors on put prévoir les conséquences du système prohibitif et l’Angleterre, malgré ses immenses débouchés, ses moyens de transports économiques et mille autres avantages en fut la première victime. C’est alors qu’elle crut devoir se relâcher de son système et apporter des modifications à son tarif. Je conviens que les réductions opérées jusqu’à ce jour, ne postent pas sur des objets qui puissent faire grande concurrence à son commerce intérieur, et il est naturel de croire qu’elle ne touchera à ceux-ci qu’en dernier lieu. Cependant ces réductions de tarif qui se sont succédé, prouvent que les idées se sont modifiées à l’égard du système suivi jusqu’à ce jour ; une ligue puissante s’est formée pour renverser les lois sur les céréales, et les idées de liberté commerciale se répandent de plus en plus parmi les classes laborieuses de l’Angleterre.
On conçoit, en effet, que lorsque tous les pays veulent se suffire à eux-mêmes et fabriquer à tout prix sous la protection de droits prohibitifs les objets dont ils ont besoin, les transactions commerciales doivent pour ainsi dire cesser entre eux ; et avec les puissants moyens de production dont on dispose aujourd’hui, lorsque les transactions commerciales s’arrêtent, l’immense population ouvrière qui peuple nos villes de fabrique, tombe dans la plus affreuse misère. Car voilà où a conduit le système prohibitif dans tous les pays où il est en vigueur ; cela est prouvé par les enquêtes que les gouvernements de ces pays ont fait faire, et le résultat a été que le paupérisme faisait des progrès tellement effrayants, que si l’on n’y apportait remède, l’existence de la société se trouverait compromise. Un publiciste français a dit la misère est l’énigme du siècle ; devinez l’énigme, ou le sphinx vous dévorera.
J’ai cru devoir entrer dans ces détails parce que je pense qu’il a été dans l’esprit de tous les membres de cette chambre, lorsque l’on a ordonné l’enquête commerciale, de venir en aide à l’industrie et de soulager en même temps la misère des classes laborieuses, et j’ai voulu faire voir que le régime protecteur était inefficace pour atteindre ce but, et que la France, et surtout l’Angleterre, étaient, sous ce rapport, dans une situation aussi malheureuse au moins que la nôtre.
Examinons maintenant si nous nous trouvons dans une situation telle que les droits différentiels puissent exercer une influence favorable sur notre commerce et notre industrie.
Les droits différentiels, selon le rapport de la commission d’enquête doivent avoir pour résultat de favoriser l’exportation des produits du pays, on ne dit pas quels produits sont susceptibles d’être exportés ; seulement, on prévient qu’ils doivent pouvoir lutter en prix et en qualité avec les produits similaires de l’industrie étrangère. Comme, malgré cette condition, plusieurs industriels, confiant dans le travail de la commission, auraient pu concevoir l’espoir de trouver, vers les marchés transatlantiques, un écoulement facile pour leurs produits, je crois qu’il sera utile de faire connaître l’état de ces marchés et la manière dont les affaires se traitent généralement ; je dirai là-dessus ce que j’ai appris par ma propre expérience.
D’après la manière dont s’exprime le rapport de la commission d’enquête, on serait porté à croire que les navires dont les retours seront favorisés par les droits différentiels, partiront avec une cargaison de produits belges, et que nos armateurs, cause de la faveur qui leur sera accordée sur leurs retours, se chargeront bien volontiers du placement des produits de l’industrie belge à leurs risques et périls. Messieurs, à moins d’être bien certain du placement de ces produits, je doute que nos armateurs consentent à faire cette opération, je pense, comme mon honorable ami M. David, qu’ils préféreront se contenter du bénéfice que la loi leur accordera sur leurs retours, que de risquer de compromettre le succès de leur opération en se chargeant d’une cargaison dont ils ne seraient pas certains de se défaire avec bénéfice.
On se fait en général une idée assez fausse sur la manière dont se traitent les affaires sur les marchés d’outre-mer. On serait tenté de croire que lorsque des produits réunissent les conditions de qualité et de prix exigés par la commission d’enquête, on n’a qu’à les envoyer sur ces marchés et qu’ils y seront immédiatement vendus avec bénéfice. Il n’en est rien, messieurs, une expédition de marchandises, dans des conditions plus favorables encore, faite à l’aventure, ne présenterait qu’une perte presque certaine. Les industriels de tous les pays manufacturiers d’Europe qui sont en relations suivies avec les pays d’outre-mer, ont tous, sur ces différents marchés, soit une maison, soit un parent, soit un homme, en un mot, jouissant de toute leur confiance, qui ne travaille que pour eux seuls, qui leur transmet les commandes et soigne les retours ; et sans cela il est impossible d’y faire des affaires, car là tous les industriels, non seulement de pays différents, mais du même pays, s’y font une concurrence acharnée, et les transactions présentent souvent peu de sécurité. Et puis, messieurs, ces marchés vous présentent-ils une si grande garantie de stabilité, que vous puissiez compter sur des relations régulières ? La législation variable de ces pays ne peut-elle pas porter le trouble dans ces relations ? Les Etats-Unis ont dernièrement élevé leur tarif sur plusieurs de nos articles, et le gouvernement du Mexique a interdit aux étrangers de s’établir dans ce pays.
Et c’est sur ces marchés le plus souvent encombrés de produits européens similaires aux nôtres que l’on veut pousser nos industriels et leur faire croire qu’ils ne pourront trouver que là un écoulement sûr et facile pour leurs produits.
Mais, messieurs, je vous ai dit la manière dont les affaires s’y traitent à présent. Si l’on veut être vrai avec les industriels de la Belgique, il faut leur faire connaître les marchés transatlantiques qui ne repoussent pas nos produits ; mais si vous voulez y faire des affaires, il faut que vos produits puissent lutter en prix et en qualité avec les produits similaires de l’industrie étrangère. Outre cela, il faudra expatrier un membre de votre famille sur chacun des marchés où vous voudrez expédier votre marchandise ; vous y aurez une très forte concurrence à soutenir, de longs termes de crédit à accorder ; encore vos rentrées ne se feront-elles pas toujours facilement, mais c’est à vous à prendre vos précautions à cet égard.
On a dit que nous ne devions pas nous inquiéter de l’exportation des produits naturels de la Belgique, que nous étions sûrs de pouvoir nous défaire de ces produits, parce que les nations qui nous entourent en avaient besoin, et qu’elles ne pourraient que difficilement s’en passer.
Je ferai observer que, quant aux charbons, cela n’est pas exact.
Nous avons aujourd’hui à soutenir une forte concurrence en Hollande avec les charbons anglais et prussiens ; ils nous ont même enlevé une partie de ce marché, Amsterdam et Rotterdam sont approvisionnées par les Anglais. Nous avons déjà baissé les prix de nos charbons jusqu’à leurs dernières limites ; si l’on nous enlève la possibilité de diminuer nos frais de transports en frappant les retours d’un droit exceptionnel exagéré, nous risquons de perdre entièrement ce débouché.
M. le ministre a dit que, s’il n’y avait pas de droits différentiels pour la Meuse, Liège pourrait faire du tort à Anvers. Que les négociants d’Anvers se rassurent, les bateliers des provinces de Liège et du Hainaut, qui transportent nos charbons en Hollande et en France, ne leur feront pas une grande concurrence ; les frais et les difficultés de navigation, par la Meuse surtout, seront toujours pour eux une garantie assez forte contre cette concurrence ; car déjà aujourd’hui que nous n’avons pas de droits différentiels, la plus grande partie du café de Java que nous recevons nous vient par Anvers.
Messieurs, les industries qui ont pour objet l’exploitation des produits du sol occupent aussi une grande population ouvrière ; elles ne sont pas dans une position à pouvoir faire des sacrifices ; elles peuvent avoir besoin aussi, pour exporter leurs produits de retours avantageux. Devons-nous leur poser des entraves ? devons-nous sacrifier leur avenir aux chances extrêmement problématiques des relations lointaines ? c’est ce que je laisse à votre sagesse de décider. L’industriel belge est à la fois laborieux et prudent ; il n’aime pas à se lancer inconsidérément dans des opérations hasardeuses. Aussi ne voyons-nous pas chez nous les faillites se succéder comme dans les autres pays industriels. Ceci est-il un mal ? je ne le crois pas. La probité commerciale est un sûr garant pour attirer les affaires dans un pays. Sachons la conserver aussi longtemps que nous pourrons.
Messieurs, on a dit qu’il ne fallait plus se faire illusion sur les relations à établir avec les pays voisins, Je pense qu’il serait bien plus dangereux encore de se faire illusion sur celles à établir avec les marchés transatlantiques. J’ai dit, quant à ces marchés, ce que j’en savais par ma propre expérience, avec franchise et sans préoccupation des intérêts de localité.
J’ai laissé de côté la question des représailles ; si des représailles ont lieu contre nous, cela ne pourra qu’aggraver notre position, bien que, dans mon opinion, les représailles sont souvent aussi contraires au pays qui les adopte, qu’à celui contre lequel elles sont dirigées. J’ai voulu examiner quelle influence les droits différentiels exerceraient sur notre commerce et notre industrie, si même nos relations avec les nations étrangères ne subissaient aucune modification ; je pense que cette influence sera nulle, quant à nos exportations vers les marchés d’outre-mer, mais qu’elle pourra nuire à nos exportations vers les pays qui nous entourent.
J’ai voulu avertir les industriels de mon pays des difficultés qu’ils rencontreraient sur ces marchés, afin qu’ils ne se laissent pas séduire par les espérances qu’aurait pu faire naître chez eux le rapport de la commission d’enquête.
La plus grande partie de nos exportations se fait vers les nations voisines ; je m’opposerai à tout ce qui pourrait compromettre nos relations avec elles, parce que ce sont ces relations qui présentent le plus de sécurité et qui font vivre le petit commerce, et, par conséquent, le plus grand nombre de nos industriels, et que je ne crois pas qu’elles nuisent au haut commerce ; je continuerai à m’y opposer jusqu’à ce qu’on m’ait prouvé qu’il soit dans l’intérêt général d’en faire le sacrifice.
(Moniteur belge n°126, du 5 mai 1844) M. Desmet. - Je crois que nous pourrions nous entendre sur la liberté du commerce, que nous pourrions tous être du même avis : c’est que nous devrons l’adopter, lorsque tous les autres pays l’admettront. C’est dans ce sens qu’a parlé l’honorable M. Castiau ; il vous a dit que nous devions espérer que tous les autres pays lèveraient leurs barrières. Mais quand tout le monde ferme ses barrières, et que la Belgique seule laisse les siennes ouvertes, comment voulez-vous qu’elle conserve son travail industriel à côté de la concurrence étrangère ? N’est-ce pas alors un système de dupes que celui de la liberté de commerce ?
Je crois donc que je peux dire que dans cette chambre, quand on parle en faveur de cette liberté, c’est dans le sens qu’y a donné l’honorable député de Tournay, c’est dans la supposition que les autres pays auraient la même liberté, et alors la Belgique sera la mieux partagée, elle ne devra avoir aucune concurrence, car j’ose dire qu’elle pourra victorieusement soutenir la lutte.
Tous les pays du continent ont chez eux la protection industrielle ; l’honorable M. Castiau n’a pu citer que contrées où la liberté commerciale était en usage, il vous a cité la Suisse et la Saxe.
La Suisse, c’est vrai, il y a chez elle pleine liberté, et elle soutient cet état de chose ; mais n’est-ce pas un pays tout extraordinaire ? Elle a des moteurs qui ne lui coûtent rien, et de la manière dont le travail y est exercé et l’économie que l’on y peut mettre, donnent cette faveur à ce pays ; nous pourrions peut-être suivre la même chose chez nous pour quelques branches d’industrie : comme pour la fabrication des armes, le pays de Liège ne craint non plus aucun concurrent ; l’Angleterre a fait tant d’efforts pour pouvoir suivre la fabrication liégeoise, mais jamais elle n’a pu l’atteindre, même en faisant payer l’ouvrier par la taxe des pauvres.
On n’en pourra pas dire de même pour la Saxe. Ce pays ne pourra pas tenir longtemps cette liberté. Si le Zollverein et les autres nations continuent à se protéger, elle sera forcée d’avoir aussi recours à la protection ; déjà à présent elle doit en souffrir quand on voit l’état de son commerce. Je ne vous en citerai qu’un seul exemple : elle nous livre une certaine quantité de laines brutes et elle tire de nous les draps ; elle doit perdre la main-d’œuvre du filage et du tissage de la laine qu’elle nous livre et dont elle reçoit les étoffes.
Si donc, nous sommes contre la liberté de commerce, c’est particulièrement pour procurer du travail à la classe pauvre, à la classe souffrante des ouvriers ; notre opinion est donc bien plus charitable que celle des partisans de cette liberté, qui ne voient que l’intérêt ce consommation, je pourrais même dire celui des riches, et négligent celui des nécessiteux.
Messieurs, à présent, pour ce qui regarde la protection qu’on nous propose par le système des droits différentiels, je pense pouvoir avancer que ces droits, tels qu’ils sont présentés par le gouvernement et même par la commission d’enquête, sont suffisants en présence des besoins du commerce, de l’industrie de la Belgique et surtout de son travail. Je ne veux pas soutenir que la protection différentielle, pour stimuler les exportations, n’aura rien d’efficace ; non certainement, mais je veux dire que pour la crise ou le malaise industriel où se trouve actuellement la Belgique, ce moyen est insuffisant, et je suis très étonné que l’on se borne à nous le proposer seul ; ou doit surtout l’être, puisque, comme vous le savez, messieurs, on nous a fait entendre très souvent le contraire : à chaque occasion on nous avait promis que l’on aurait examiné ensemble la protection commerciale ou maritime et la protection industrielle ou celle du travail.
En faveur des systèmes qu’on présente, on nous cite en premier lieu l’Angleterre ; mais on se trompe étrangement ; cette nation et son gouvernement, comme sa législature, ont toujours compris que le principal élément de la prospérité d’un peuple était le travail, et qu’il fallait faire tout ce qu’il était possible pour le conserver dans le pays et garantir par tous les moyens son marché intérieur ; on sait quels moyens les Anglais emploient encore tous les jours pour atteindre ce but. Ils l’ont toujours fait depuis l’origine du fameux acte de navigation qui ne repose que là-dessus.
Il en est de même en France ; l’on s’occupe, avant tout, du marché intérieur. Je tiens en main un rapport fait, le 6 mars dernier, par M. le ministre du commerce. Que dit-il :
« Il faut d’abord défendre et protéger le travail national. Ensuite encourager la marine marchande, lui assurer un appui des comptoirs, des points de relâche dans les contrées éloignées, et finalement chercher tous les moyens d’approprier de plus en plus les productions de ses industries aux besoins de l’intérieur et du dehors. »
Il me paraît que l’économie politique du moment actuel est ici complètement développée, et il me paraît aussi qu’il serait extrêmement dangereux de ne pas prendre chez nous les mesures qui sont absolument nécessaires pour assurer à notre industrie le travail et le marché intérieur.
Messieurs, la Belgique n’a pas ce marché intérieur comme elle devrait l’avoir. On en trouve la preuve dans la statistique commerciale. Qu’y voyons-nous ? Que l’Angleterre, la France et la Hollande exportent chez nous des produits similaires des nôtres pour 80,000,000. Nous pourrions fort bien nous passer de ces 80,000,000 de produits étrangers. Si vous pouviez assurer à votre industrie du travail pour 80,000,000 de francs, quel avantage ne serait-ce pas pour le pays ? Car ce qui manque surtout chez nous, ce ne sont point les capitaux, c’est le travail ; avec celui-ci tout le monde serait heureux.
Si nous voyons, messieurs, comment ces 80,000,000 de produits étrangers sont partagés, nous remarquons, comme je vous le disais encore, il ya peu de temps, que la Hollande introduit chez nous, non pas en produits coloniaux, mais en produits réellement hollandais, pour 16 millions. Vous voyez donc que nous ne devons pas craindre que la Hollande ait recours contre nous à des mesures de représailles.
Qu’introduit la France en Belgique ? Elle y introduit tous objets dont on pourrait se passer. Je n’en excepte que les vins, et encore ce n’est pas là un objet de première nécessité ; on voit qu’en Angleterre, dans l’esprit de protection, le claret français y est fortement imposé.
Messieurs, je vous donne ici, non pas les tableaux statistiques de Belgique, mais les tableaux statistiques de France. J’y trouve que l’importation des produits français en Belgique est de 41 millions, tandis que l’exportation des produits belges en France n’est que de 77 millions ; mais dans ces 77 millions, il y a environ 22 millions de produits qui n’appartiennent pas à notre sol, qui y viennent de l’étranger et que le commerce place en France. Ce sont les laines pour 9 millions, les graines oléagineuses pour 7 millions, les bois communs pour 4 millions, et une partie du bétail qu’on peut calculer à 2 millions ; de sorte que, de nos propres produits, nous n’exportons vers la France que pour 55 millions. Et quels sont ces produits ; En voici la liste : tissus de lin pour 12 millions ; houille 12 millions ; chevaux 5 millions ; bestiaux 2 millions ; fils de lin 3 millions, et divers articles qui comprennent les armes, fontes, chaux, étain, cuivre, zinc, etc., et dont le montant s’élève à 21 millions. Ce sont bien là, à l’exception des toiles, tous articles de matière première et que la France a grand intérêt de recevoir. Et quant aux toiles, elles se remplacent par les fils à tisser. Voici ce que nous trouvons dans le rapport du ministre français, que j’ai cité plus haut : « Depuis le traité du 16 juillet 1842, l’importation des toiles belges est tombée de 7,600,000 kil. à 4,200,000 kil. » Le ministre français aurait dû ajouter : Nous devons cela à l’amendement du député de Lespaul, à la rigueur avec laquelle la douane française traite les toiles dites blondines, et à la grande mesure prise par le maréchal Soult, pour les linges dont a besoin l’armée. Mais cette mesure a été tellement perfide à l’égard de la Belgique que, tout en passant une convention avec elle pour les vins et les soies, elle a pour les produits liniers donné tout l’avantage aux Anglais au détriment de nos toiles. L’armée fabriquant pour ainsi dire elle-même ses toiles, et ne trouvant pas suffisamment de fils à tisser en France, a dû les prendre en Angleterre, de sorte que notre commerce a perdu totalement la fourniture de l’armée française, qui est un objet de grande importance ; et c’est par suite que l’on voit aussi que l’introduction de nos fils simples est augmentée. Mais que l’on veuille remarquer que les fils sont à présent une matière première pour la France.
Voyons à présent ce que la France nous livre : à l’exception des vins, vous n’y trouverez que des produits manufacturés qui procurent beaucoup de travail, et dont nous pourrions nous passer, qui font tort à nos industries propres : 1° pour 6 millions de tissus de soie ; 4 millions de tissus de coton ; 4 millions de tissus de laine : pour 4 millions de vins et pour 23 millions d’articles de l’industrie parisienne. Vous devez remarquer que la Belgique est un marché très important pour Paris.
Messieurs, un second avantage de la possession du marché intérieur, c’est le progrès de l’industrie. Aujourd’hui nos industriels ne sont pas sûrs de pouvoir placer les produits qu’ils fabriquent. Mais dès que le marché intérieur leur sera garanti, assurés qu’ils seront de pouvoir placer une quantité considérable de leurs fabricats, ils feront des progrès.
Comment pourrait-on, avec les seuls droits différentiels, introduire des produits dans les pays étrangers, si nous ne pouvons lutter, en même temps par les progrès avec la concurrence étrangère ? Les Anglais et les Allemands font, chaque jour, des progrès ; et ils ont l’avantage de pouvoir exporter dans les pays éloignés. Assurez à votre industrie le marché intérieur ; elle pourra aussi faire des progrès et lutter ensuite avec avantage contre l’étranger.
Messieurs, je le répète, ce qu’il faut surtout vous procurer, c’est le travail. Les partisans de la liberté du commerce vous parlent du bien-être du peuple. Maïs quel est le véritable bien-être ? C’est de donner du travail aux ouvriers qui en dépendent. Faites-y bien attention, messieurs, jusqu’à présent la classe ouvrière ne demande que du travail, mais craignez qu’un jour ne vienne, en continuant de rester dans un système vicieux, où elle demandera du pain et de quoi vivre et se vêtir sans qu’elle parle de travail ; évitez particulièrement de ne pas traîner la classe nécessiteuse dans cette démoralisation.
La conservation intacte du marché intérieur est un moyen efficace de conclure des traités et d’agrandir respectivement ce marché. Il est clair comme le jour que quand vous accordez aux autres nations tout ce qu’elles ont besoin pour placer leurs produits, elles ne traiteront pas avec vous pour faire des concessions ; c’est l’histoire de notre pays depuis la révolution de 1830.
Messieurs, je regrette vivement que l’importance du marché intérieur n’ait pas été mieux comprise quand on nous a présenté le projet que nous avons devant nous ; on aurait cependant dû connaître les besoins du pays ; ou aurait dû savoir que la simple mesure des droits différentiels était insuffisante, que même elle ne pouvait être que le corollaire de la première, qui était celle de la protection industrielle. Vraiment on devrait croire que l’on n’a pas voulu mettre la main sur les industries rivales de l’Europe, qu’on a voulu ménager et ne rien faire d’utile pour la Belgique. Il me semble qu’il avait bien moyen de concevoir un projet d’ensemble qui nous aurait garanti le marché intérieur, qui aurait protégé l’industrie aussi bien que les relations maritimes ? Et ce qui me paraît assez étrange, messieurs, c’est qu’un honorable sénateur a présenté au sénat un projet dans ce sens, et que le ministre n’en parle aucunement dans son exposé ; il met en présence le projet de la chambre de commerce d’Anvers, celui de la commission d’enquête et le sien, et il ne dit rien d’un autre projet qui satisferait tous les intérêts, qui aurait eu l’assentiment de toute la chambre.
Messieurs, le système différentiel, tel qu’il est présenté par le gouvernement et par la commission d’enquête, repose seulement sur le pavillon et sur les arrivages directs. Le système auquel je fais allusion repose aussi sur le pavillon et sur les arrivages directs, mais surtout sur l’importation et l’exportation des produits manufacturés.
Messieurs, quel a été le but de l’honorable M. Cassiers ? il a voulu pourvoir à tous les besoins du pays, au déficit du trésor, en ménageant le foncier, et garantir le marché intérieur ou protéger efficacement l’industrie ou le travail national et finalement protéger la marine marchande, ou procurer des débouchés au placement de nos fabricats. Je crois qu’il a complètement réussi. Il établit trois catégories de produits manufacturés, de denrées et de matière première. Ce classement est logique et rationnel. Chacune des catégories a besoin d’être différemment imposée. Il impose, en principe, les fabricats à 10 pour cent d’additionnel sur les valeurs respectives qui sont établies au tableau statistique du commerce ; les denrées à 7 1/2 pour cent et les matières premières seulement à 2 1/2 p c. C’est ici en quoi consiste sa protection directe pour l’industrie nationale ; alors, pour protéger la marine, ou, pour mieux dire, les exportations, il accorde des primes ou des défalcations sur les droits imposés ; lesquelles primes il proportionne ou élève plus ou moins d’après le pavillon national ou étranger, ou celui de l’étranger assimilé au nôtre, d’après les arrivages, soit directs, soit des entrepôts, soit des pays éloignés et hors d’Europe, soit des pays d’Europe. Mais ici il faut remarquer que les primes ne sont accordées que quand l’exportation se fait et quand elle est réellement constatée ; c’est ici la grande différence avec les autres projets qui n’accordent les primes que pour les arrivages, d’où il pourrait résulter que les navires, pour jouir des avantages des primes, arriveraient, directement des pays de production avec une cargaison qui serait débarquée en Belgique, mais qu’ils croient pour le retour charger des fabricats anglais, allemands ou français ; le projet avise aussi à ce que les navires n’aient pas la faculté de charger des objets encombrants, comme des briques et tuiles de Boom ou des pierres pour les digues.
Ce système est le même que celui qui est suivi en Hollande dans le royaume des Deux-Siciles et dans d’autres pays. C’est lui qui, je pense, irait au devant de tous les intérêts ; on peut le supposer, car c’est l’incertitude de l’exportation que la chambre de commerce de Liège critique le plus dans les projets du gouvernement et de la commission ; voici ce qu’on lit dans le troisième rapport de cette chambre, page 61 de la brochure : « Les droits différentiels que l’on demande n’auraient aucune analogie avec ceux de la Hollande, lesquels ont moins pour objet de créer un privilège exclusif en faveur de la marine nationale, que d’entretenir entre la colonie et la mère patrie des relations indispensables à leur mutuelle existence.
« En Hollande, ce n’est point le pavillon seul qui jouit du bénéfice différentiel, mais la marchandise qu’il couvre, pour être admis à importer à Java au droit de 12 1/2 p. c., il ne suffit pas que le navire soit hollandais, il faut que la marchandise qu’il transporte soit d’origine nationale. En Hollande, c’est la cargaison de sortie qui règle et détermine la jouissance de la prime différentielle. Chez nous, au contraire, elle est acquise à l’arrivage… »
C’est un point essentiel que la constatation de l’exportation et qui, comme je le pense, rallierait beaucoup d’opinions aux droits différentiels.
On critique le système de M. Cassiers, l’établissement des catégories ; mais l’honorable auteur vous dit pourquoi il est obligé de procéder par catégorie ; le temps manque pour réviser article par article le tarif, mais on peut ajouter que la difficulté serait grande dans notre chambre de réviser utilement tout le tarif, et on pourrait encore dire que le système des catégories donnera moins de prise aux critiques des gouvernements étrangers.
On critique les chiffres, mais on peut les modifier, nous ne disons pas que tous les détails du projet sont parfaits, mais nous pensons que le crédit, que le système est une heureuse idée ; c’est la même chose pour les chiffres proposés dans le projet du gouvernement, si l’on devait les voter, certainement nous n’aurions pas fait un grand pas dans la protection.
On critique l’assimilation du pavillon étranger au nôtre dans certains cas, mais c’est une nécessité pour l’introduction d’un nouveau système et où il faut spécialement soigner les exportations de nos produits.
On critique les avantages qui sont donnés aux navires venant d’Europe ; on pourrait encore dire que c’est par nécessité, mais on doit prendre attention que ce n’est uniquement que pour les matières premières et certainement on devra voir une nécessité de pouvoir se procurer au commencement quelques matières premières indispensables à nos fabriques, comme les bois de teinture, indigo, etc., qu’on ne prend que dans l’Europe. Je pense qu’il ne faut pas non plus détruire de suite le cabotage qui est une industrie assez lucrative. Mais, comme je l’ai déjà dit plus haut, on peut corriger et modifier dans les détails, et j’engage beaucoup les membres de la chambre ainsi que le ministre d’examiner de près le projet de l’honorable sénateur de St-Nicolas.
Messieurs, j’ai encore deux mots à dire. Tout à l’heure on a parlé de colonies. Je suis contraire aux colonies quand on les envisage comme moyen exclusif de vendre les produits de notre industrie, mais je les crois utiles comme point d’appui, comme point de relâche, comme moyen d’établir des comptoirs. Dans tous les pays éloignés, vous avez contre vous les possessions anglaises, françaises, allemandes. Comment pourriez-vous établir des comptoirs si vous n’avez pas aussi des colonies qui nous soient propres, où vous exerciez la souveraineté ?
Il est aussi une chose, messieurs, qu’il ne faut pas perdre de vue c’est que si vous voulez donner à notre industrie la protection dont elle a besoin, vous devez vous créer les moyens d’exécuter vos tarifs. Or, c’est précisément là ce qui nous manque dans ce moment-ci : les marchandises étrangères s’introduisent en France par la Hollande et surtout par Maestricht et par la Meuse, à 6 p. c. C’est un négociant qui m’a signalé ce fait, et je pourrais le prouver. Eh bien, messieurs, cela prouve qu’il y a quelque chose à faire pour assurer l’exécution du tarif ; il ne suffit pas d’avoir des droits élevés, il faut encore prendre les mesures nécessaires pour que ces droits soient réellement perçus.
Je pense, messieurs, que le projet de loi présenté par la commission et modifié par le gouvernement devra être amendé, et je crois qu’il devra l’être dans le sens de M. Cassiers, afin que l’industrie reçoive immédiatement satisfaction. Je sais bien que le gouvernement a promis que l’on discuterait la question de la protection industrielle immédiatement après la question des droits différentiels ; mais je crains bien que ses promesses demeurent sans effet, et que si nous adoptons les droits différentiels tels qu’ils sont proposés par la commission et par le gouvernement, on ne fasse rien ensuite pour l’industrie. C’est à quoi nous devons prendre attention. J’ai dit.
M. Rodenbach. - Messieurs, je déclare d’abord que je suis partisan des droits différentiels, mais je pense que les chiffres proposés par la commission d’enquête sont trop élevés. Avec de semblables droits et alors que vous n’avez que 130 bâtiments, il est impossible que vous puissiez encore faire des affaires, car il entre annuellement dans le seul port d’Anvers 1,500 navires ; il est impossible que vos 130 bâtiments importent les marchandises qui sont maintenant importées par les 2,000 navires que vous recevez annuellement dans les ports d’Anvers et d’Ostende.
Quant au projet du gouvernement, je le préfère à celui de la commission, mais je trouve qu’il a le défaut contraire, qu’il ne va pas, lui, assez loin. Je pense qu’il n’établit pas des droits assez élevés, notamment en ce qui concerne le café. Si j’ai bien compris M. le ministre, il nous a dit que lorsque le café arriverait directement de Batavia, il ne paierait pas un droit plus élevé que le café importé par navires belges ; mais, messieurs, alors les bâtiments hollandais feraient une rude concurrence aux nôtres ; il me semble qu’il faudrait non pas les imposer fortement, mais leur faire payer au moins quelque chose de plus qu’aux navires belges.
Vous devrez aussi rembourser le péage ; maintenant vous payez de ce chef 8 ou 900,000 fr. par an et si vous admettez avec des conditions si favorables les navires hollandais qui viennent de Batavia, vous aurez un remboursement immense à faire.
Il me semble que ce système n’est pas admissible et qu’il faudra majorer les chiffres du projet du gouvernement, sans toutefois aller aussi loin que la commission d’enquête. Il faudra prendre ici ce qu’on appelle une espèce de juste milieu entre le projet ministériel et celui de la commission d’enquête. J’espère que des amendements seront présentés dans ce sens.
Je me réserve, messieurs, de présenter ultérieurement des observations plus étendues. Je demanderai seulement à M. le ministre s’il est d’intention de rembourser le péage de l’Escaut aux navires hollandais qui arrivent de Batavia, et si, dans son projet, il admet réellement ces navires aux mêmes faveurs que les navires belges.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - L’honorable préopinant est complètement dans l’erreur ; le navire étranger venant du lieu de production et le navire belge venant également du lieu de production, ne sont pas traités de la même manière. Je prierai l’honorable membre de vouloir bien se faire rendre compte des pièces qui ont été distribuées et notamment du projet de loi ; il reconnaîtra par là qu’il est complètement dans l’erreur sur les bases mêmes du système que nous proposons.
Quant à la question du remboursement du péage de l’Escaut, c’est une question tout à fait distincte que celle que nous traitons en ce moment ; c’est une question qui pourra être examinée dans d’autres circonstances.
- La séance est levée à 4 heures et 1/4.