(Moniteur belge n°122, du 1er mai 1844)
(Présidence de M. Vilain XIIII, vice-président.)
M. de Renesse procède à l’appel nominal à 1 heure.
M. Scheyven donne lecture du procès-verbal de la dernière séance la rédaction en est adoptée.
M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Les sieurs Masion fils, Benoît Lalleur et Chainaye-Discry, commissaires de l’association des bateliers de la Meuse, présentent des observations contre l’adoption d’un système des droits différentiels. »
M. Lesoinne. - Je demande le dépôt de cette pétition sur le bureau pendant la discussion des conclusions de la commission d’enquête parlementaire.
- Cette proposition est adoptée.
« Le sieur Laureys, ancien militaire congédié pour infirmités contractées au service, demande une pension. »
- Renvoi à la commission de pétitions.
La commission d’agriculture de la province de Liége adresse à la chambre 100 exemplaires de son rapport sur le défrichement des bruyères et landes.
- Distribution à MM. les membres de la chambre et dépôt à la bibliothèque.
M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) - Messieurs, le Roi m’a chargé de présenter à la chambre un projet de loi sur les loteries, pour régulariser ce qui s’est fait jusqu’à présent par tolérance et pour maintenir du reste les dispositions de l’art. 410 du code pénal.
M. le président. - Il est donné acte à M. le ministre de la justice de la présentation du projet de loi qu’il vient de déposer. Ce projet et les motifs qui l’accompagnent seront imprimés et distribués aux membres et renvoyés à l’examen des sections.
M. Delfosse. - Vous vous souvenez probablement, messieurs, que j’ai, à l’occasion de la vente de la forêt de Chiny, reproché deux choses à l’honorable M. Smits, ministre des finances à l’époque où les faits dont j’ai entretenu la chambre se sont passés. J’ai reproché à l’honorable M. Smits, en premier lieu, d’avoir violé la loi et posé un acte préjudiciable au trésor en accordant des délais pour le payement des droits d’enregistrement qui s’élevaient à environ 200 mille francs. Je lui ai reproché, en second lieu, d’avoir laissé enregistré au droit fixe de 5 fr., le jugement par défaut qui avait prononcé la résolution de la vente, alors qu’il y avait lieu de percevoir un nouveau doit proportionnel égal au premier, c’est-à-dire, s’élevant, comme le premier, à environ 200,000 fr.
L’honorable M. Smits nia d’abord que ces mesures eussent été prises par lui ; mais bientôt, reconnaissant qu’il en était l’auteur, il prétendit qu’il avait agi dans l’intérêt du trésor, qu’il avait posé un acte de bonne administration.
Pour mettre la chambre à même d’apprécier les faits et de décider qui avait raison de l’honorable M. Smits ou de moi, je priai M. le ministre des finances de présenter un rapport sur cette affaire avec les pièces à l’appui. M. le ministre des finances, se conformant à ma demande, a présenté ce rapport dans la séance du 19 janvier dernier. Mais il fut trouvé incomplet. Il gardait le silence sur le fait qui avait le plus de gravité, sur l’arrêté par lequel l’honorable M. Smits avait accordé un deuxième délai.
Un rapport supplémentaire fut demandé et obtenu. Les deux rapports out été insérés au Moniteur, ainsi que plusieurs pièces du dossier. Ceux qui ont lu ces pièces doivent être convaincus que le jugement que j’avais porté sur les actes de l’honorable M. Smits était loin d’être trop sévère. C’est ce que je tiens à vous démontrer.
Permettez-moi d’abord de vous rappeler les faits en peu de mots.
Avant 1830, le comte de Geloës avait acquis du gouvernement les forêts de Chiny et Orval pour une somme d’environ un million de francs. Il avait obtenu des termes pour le payement du prix. A l’expiration de ces termes, le prix n’étant pas acquitté, l’honorable M. d’Huart ordonna des poursuites pour faire prononcer la déchéance, pour faire rentrer l’Etat en possession des domaines vendus. En 1840, l’honorable M. Mercier, ministre des finances, fit cesser les poursuites, consentit à relever l’acquéreur de la déchéance qu’il avait encourue, moyennant le payement de la partie du prix qui restait encore due. Ce payement fut effectué par une société que le comte de Geloës était parvenu à organiser pour l’exploitation des deux forêts. Mais bientôt après, cette société n’ayant pas obtenu l’autorisation de se constituer en société anonyme, fut dissoute. Un liquidateur fut nommé. Ce liquidateur, agissant de concert avec le fondé de pouvoirs du comte de Geloës et des créanciers hypothécaires, vendit les deux forêts à une maison de Paris, pour une somme d’environ trois millions.
Il est dit dans l’acte de vente passé à Paris que cet acte serait enregistré par les soins et aux frais des vendeurs, en Belgique, avant le 10 février 1842. Le 9 janvier les vendeurs adressèrent une requête au ministre des finances pour obtenir un délai de six mois, pour le payement des droits d’enregistrement qui devaient s’élever, comme je viens de le dire, à environ 200 mille francs. Ils offraient une caution qui paraissait solvable et en outre le payement des intérêts du montant des droits, à raison de 4 p. c. l’an. La seule raison qu’ils donnaient à l’appui de leur demande, était qu’ils avaient fait rentrer des sommes très fortes au trésor, et qu’ils ne pourraient obtenir le payement du prix de vente qu’après l’enregistrement.
L’honorable M. Smits accueillit cette demande. L’arrêté par lequel il accorde le délai de six mois demandé par les vendeurs pour le payement des droits d’enregistrement se fonde uniquement sur ce motif que les vendeurs ont besoin de facilités, et que les intérêts de l’Etat sont garantis par la caution offerte et l’engagement de payer les intérêts 4 p. c. l’an. Voilà les seuls motifs que j’ai trouvés et que vous aurez trouvés dans l’arrêté de l’honorable M. Smits.
L’acte fut enregistré le 30 mars 1842. Le délai accordé pour le payement des droits d’enregistrement expirait le 30 septembre de la même année. Le 30 octobre, les droits n’étant pas encore payés, le département des finances ordonna des poursuites ; les intéressés présentèrent une nouvelle pétition au ministre des finances, dans laquelle ils demandaient un nouveau délai de six mois ; se fondant sur ce qu’ils n’avaient pas encore reçu le prix de la vente ; l’honorable M. Smits laissa écouler trois mois avant de répondre. Pendant les trois mois qui se sont écoulés entre la demande et le second arrêté, M. Smits n’a pris aucune espèce de mesure. Par le fait seul de cette inaction, il accordait un nouveau délai de trois mois aux intéressés.
Dans le courant de janvier 1843, M. Smits prit un arrêté pour accorder le délai de six mois demandé. Le délai de six mois que les intéressés demandaient fut réellement de neuf mois, car il fut accordé non à partir de la demande, mais de la date de l’arrêté pris par le ministre ; l’honorable M. Smits accordait, au préjudice du trésor, un délai plus long que celui qui lui était demandé.
Dans l’intervalle entre la demande d’un second délai et l’arrêté qui l’a accordé, un fait nouveau était intervenu ; le comte de Geloës avait intenté une action en nullité de la vente, action fondée sur ce que le liquidateur et le fondé de pouvoirs auraient excédé leurs pouvoirs ; et il avait obtenu le 16 décembre 1842 un jugement par défaut, rendu par le tribunal de Charleroy, qui prononçait cette nullité. Bien qu’il s’agît d’une somme de 3 millions, les intéressés n’avaient pas comparu.
Tels sont les faits. Un seul de ces faits est imputable à l’honorable M. Mercier, non pas au ministre des finances d’aujourd’hui, mais au ministre des finances de 1840, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Les autres faits ont été posés par l’honorable M. Smits.
C’est l’honorable M. Mercier qui a consenti à relever l’acquéreur de la déchéance que ce dernier avait encourue et que l’honorable M. d’Huart avait fait prononcer. L’honorable M. Mercier a-t-il bien fait ? On peut en douter. Les forêts d’Orval et de Chiny avaient reçu depuis la vente qui en avait été faite au comte de Geloës, un grand accroissement de valeur ; la preuve, c’est qu’on les a vendues en 1842, 3 millions, et vous savez que le comte de Geloës les avait acquises pour un million environ. L’Etat, en se remettant en possession, aurait donc fait une opération très avantageuse ; au lieu de recevoir un million, il aurait repris des domaines qui en valaient trois.
J’ignore quelles sont les raisons (car l’honorable M. Mercier. ne les a pas fait connaître) qui ont pu l’engager à entrer dans cette voie.
L’honorable M. d’Huart qui connaît cette question beaucoup mieux que moi, pourrait donner quelques éclaircissements à la chambre ; j’espère qu’il le fera.
J’arrive à l’honorable M. Smits.
La première fois que j’ai parlé de cette affaire, j’ai dit que l’honorable M. Smits avait violé la loi en accordant un délai pour le payement des droits d’enregistrement. Que M. Smits ait violé la loi, c’est ce qui est évident. C’est ce que l’honorable M. Mercier, dans son rapport, ne cherche pas à nier. L’honorable M. Mercier n’aurait pu, sans se mettre en contradiction avec lui-même, prétendre que la loi n’avait pas été violée ; car on m’a assuré (et je tiens le fait pour certain) qu’un individu, se fondant sur le précédent déplorable posé par l’honorable M. Smits, avait demandé un délai pour le payement des droits d’enregistrement, et que cette demande a été rejetée par l’honorable M. Mercier, par le motif qu’on n’eût pu l’accueillir sans se mettre en opposition formelle avec la loi du 22 frimaire an VII. Il suffit, messieurs, de lire les dispositions de la loi du 22 frimaire an VII pour avoir la conviction que cette loi a été violée par l’honorable M. Smits.
L’art. 28 de cette loi porte :
« Les droits des actes seront payés avant l’enregistrement aux taux et qualités réglés par la présente.
« Nul ne pourra en atténuer ni différer le payement. »
L’art. 29 est conçu en des termes non moins formels ; il porte :
« Aucune autorité publique, ni la régie, ni ses préposés ne peuvent accorder de remise ou modération des droits établis par la présente et des peines encourues, ni en suspendre ou faire suspendre le recouvrement sans en devenir personnellement responsable. »
Il est évident que les deux dispositions dont je viens de donner lecture ont été violées par l’honorable M. Smits, quand il a accordé un délai pour le payement des droits d’enregistrement.
Dans quelle loi l’honorable M. Smits a-t-il trouvé des pouvoirs suffisants pour se mettre au-dessus de ces deux dispositions de la loi du 22 frimaire an VII ? Certes, ce n’est pas dans la constitution, car l’article 67 de la constitution porte :
« Il (le Roi) fait les règlements et arrêtés nécessaires pour l’exécution des lois, sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser de leur exécution. »
Ce que l’honorable M. Smits a cru pouvoir faire par arrêté ministériel, n’aurait pu, aux termes de l’art. 67 de la constitution, être fait même par arrêté royal.
Il y a un autre article dans la constitution, c’est l’art. 112 qui porte :
« Que l’on ne peut établir de privilège en matière d’impôt. »
On a répondu à cela qu’il n’y a pas eu de privilège, puisqu’il y a eu engagement de payer des intérêts. Mais je dis qu’il y a privilège, chaque fois qu’on accorde à l’un ce que l’on refuse aux autres.
L’honorable M. Mercier ne pouvant, dans son rapport, justifier son prédécesseur du reproche d’avoir violé la loi, a essayé de démontrer que tout au moins ce dernier avait agi dans l’intérêt du trésor, qu’il n’avait pas cause de préjudice au trésor. Les faits qui se sont passés depuis que l’arrêté de l’honorable M. Smits a été pris prouvent le contraire.
En effet, si l’honorable M. Smits se renfermant, comme l’honorable M. Mercier l’a fait depuis, dans les termes de la loi du 22 frimaire an VII, avait rejeté la demande d’un délai ; s’il avait dit : « Je ne puis accorder ce délai, parce que ce serait violer la loi, » le droit aurait dû être payé au moment même de l’enregistrement, et l’Etat ne se serait pas exposé au procès qu’il doit soutenir en ce moment pour obtenir le paiement des droits. Il est bien plus sûr de se faire payer comptant, que d’accorder des délais, même à ceux qui offrent les meilleures cautions ; car une caution, solvable quand elle est acceptée, peut ne plus l’être quand il s’agit de payer.
L’honorable M. Smits, en violant la loi, a donc exposé l’Etat à un risque éventuel. Mais, dit-on, si le délai n’avait pas été accordé, l’enregistrement n’aurait pas eu lieu, l’Etat n’aurait rien perçu du tout ; il n’aurait pas perçu les 200,000 fr. sur la rentrée desquels on peut compter, bien qu’il y ait procès. Voilà la grande raison qu’on fait valoir en faveur de l’honorable M. Smits. L’Etat n’aurait-rien perçu donc l’honorable M. Smits a fait acte de bonne administration, Voyons jusqu’a quel point cette raison est fondée. Est-il vrai que si l’honorable M. Smits n’avait pas accordé de délai, l’enregistrement n’aurait pas eu lieu. Par l’acte de vente passé à Paris, les vendeurs s’étaient obligés à faire enregistrer l’acte en Belgique, avant le 10 février 1842. Il y avait obligation formelle. Je vais avoir l’honneur de donner lecture de la clause du contrat qui imposé cette obligation aux vendeurs :
« Et MM. de Meulemeester et de Cock, et dits noms s’obligent à faire réaliser par acte authentique et enregistrer le présent contrat, le tout en Belgique, d’ici au 10 février prochain pour tout délai, et cela à leurs frais, etc. »
Vous voyez, messieurs, que cela est bien clair. Il y avait obligation formelle de faire enregistrer. Si le vendeur ne remplissait pas cette obligation il se rendait passible de dommages-intérêts, l’acquéreur pouvait le forcer à la remplir. La crainte de l’honorable M. Smits, que, s’il n’avait pas accordé de délai, l’acte n’eût pas été enregistré, est donc tout à fait chimérique.
Mais, dit-on, la vente n’était pas parfaite ; cette obligation de faire enregistrer avant le 10 février, était une condition suspensive ; la vente ne devenait parfaite qu’après l’accomplissement de cette condition. Pour faire valoir de telles raisons, il faut ignorer les premiers éléments du code civil, ou supposer que la chambre les ignore. Une condition suspensive est celle qui dépend d’un événement incertain, d’un événement qu’il ne dépend pas de la partie au profit de laquelle on s’oblige de réaliser.
Ici, il dépendait de l’acquéreur de réaliser l’événement, de forcer le vendeur à faire enregistrer et, si le vendeur n’agissait pas, de faire enregistrer lui-même. D’ailleurs, il n’est pas dit dans l’acte que la vente ne sera parfaite qu’après l’enregistrement. La vente qui a été faite était une vente actuelle, une vente pure et simple et non une vente conditionnelle ; l’obligation imposée au vendeur de faire enregistrer en Belgique dans un délai donné ne peut certes être assimilée à une condition suspensive.
Il y a plus, le gouvernement ayant connaissance de l’acte de mutation passé à Paris, pouvait faire des poursuites pour le payement des droits d’enregistrement.
Cela résulte de l’art. 12 de la loi du 22 frimaire an VIII.
Cet article est ainsi conçu :
« Art. 12. La mutation d’un immeuble, etc., sera suffisamment établie pour la demande du droit d’enregistrement et la poursuite du payement contre le nouveau possesseur, soit par l’inscription de son nom au rôle de la contribution foncière, etc., soit par des baux, etc., ou enfin par des transactions ou autres actes constatant sa propriété ou usufruit. »
Mais supposons un instant que cette raison, la seule au moyen de laquelle on cherche à justifier l’honorable M. Smits, soit valable. Supposons que s’il n’avait pas accordé de délai, on eût pu craindre raisonnablement que l’enregistrement n’aurait pas lieu, que l’Etat serait frustré d’une rentrée de 200,000 fr.
Cette raison, si l’on pouvait l’admettre, serait bonne pour justifier le premier délai accordé par l’honorable M. Smits, mais elle est sans valeur pour le second délai. Lorsque le premier délai a été expiré, il y avait lieu à recouvrement, les droits étaient dus ; il n’y avait aucune espèce de raison pour accorder un second délai.
Mais, messieurs, l’on ne saurait trop admirer la complaisance que l’honorable M. Smits a montrée pour les intéressés ; non seulement il leur accorde le délai qu’ils demandent, il leur en accorde un beaucoup plus long ; au lieu de six mois qu’ils demandent, il leur en accorde neuf. C’est le 15 octobre que les intéressés avaient demandé un second délai, et c’est dans le courant de janvier que l’honorable M. Smits acquiesçant à leur demande, fait courir ce second délai du jour de l’arrêté pris, et non du jour de la demande.
Messieurs, l’honorable M. Smits aurait dû être d’autant plus circonspect, que la vente pour l’enregistrement de laquelle il y avait des droits à payer, venait d’être résiliée par un jugement du tribunal de Charleroy. Ce fait venait compliquer la question. C’était une raison pour ne plus accorder de délai et pour en finir.
On cherche aussi à justifier ce second délai, mais cette fois on n’a plus la raison qu’on avait fait valoir pour le premier. On dit : Les intéressés avaient encore besoin de facilités, et c’est pour ce probablement qu’on leur a accordé des facilités plus grandes que celles qu’ils demandaient. Mais si parce que quelqu’un a besoin de facilités, on doit lui accorder un délai, tout le monde viendra dire qu’il a besoin de facilités ; et que deviendra alors la rentrée des droits d’enregistrement ?
On dit encore : Il y avait une opposition à craindre. C’est là une raison pitoyable. Ou cette opposition était sérieuse, et vous l’auriez rencontrée neuf mois plus tard ; ou elle était futile, et alors cette crainte ne devait pas vous arrêter. D’ailleurs, malgré votre complaisance, on a fait opposition, puisque vous êtes en procès.
J’ai encore adressé, messieurs, un autre reproche à l’honorable M. Smits, et ce reproche est aussi fondé que les deux autres. Je lui ai reproché d’avoir laissé enregistrer au droit fixe de 5 fr. le jugement par défaut qui prononçait la résolution de la vente, alors qu’il y avait lieu de percevoir un nouveau droit proportionnel.
En effet, messieurs, lorsqu’une vente est faite, on paye un droit proportionnel. Si celui qui a vendu rachète ensuite, aux termes de la loi du 22 frimaire an VII, et cela ne fait pas le moindre doute, un nouveau droit de mutation doit être payé. Il est bien vrai que le jugement par défaut avait prononcé la nullité de la première vente ; mais comment ce jugement par défaut avait-il été obtenu ?
Il s’agit d’une vente de 3 millions ; elle a été faite par le liquidateur de la société et par le fondé de pouvoirs du propriétaire qui avait mis l’immeuble en société. Ces deux personnes paraissaient réunir des pouvoirs suffisants pour opérer la vente. Néanmoins le comte de Geloës assigne et le liquidateur et son fondé de pouvoirs et les acquéreurs de Paris, devant le tribunal de Charleroy, et personne ne se présente, on se laisse condamner. Le liquidateur de la société formée par le comte de Geloës, son fondé de pouvoirs, les acquéreurs se laissent condamner.
Mais il y a plus : quand ce jugement par défaut a été pris, on acquiesce à ce jugement par défaut. On laisse prononcer la nullité d’une vente de trois millions sans faire la moindre résistance, puis on acquiesce au jugement. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que le comte de Geloës d’un côté, que le liquidateur de la société, le fondé de pouvoirs et les acquéreurs de l’autre, étaient d’accord pour faire annuler la vente. Ils avaient probablement quelques raisons pour faire repasser la propriété dans les mains du comte de Geloës, et ils avaient imaginé un moyen tout ingénieux d’arriver à ce résultat sans payer un nouveau droit de mutation.
Que devait faire M. le ministre des finances ? Il devait voir là un acte fait en fraude des droits de l’Etat ; Il aurait dû ordonner des poursuites pour le payement d’un nouveau droit proportionnel. C’est ce que M. Mercier a fait ; mais il la fait après que j’ai eu attiré l’attention dé la chambre sur ce point.
Quand je n’aurais obtenu que ce résultat des paroles que j’ai prononcées et du blâme qu’à regret et par devoir, j’ai déversé sur l’honorable M. Smits, j’aurai lieu d’en être satisfait.
Vous me demanderez, messieurs, à quelles conclusions je veux arriver, et dans quel but j’ai présenté mes observations.
Messieurs, il y a pour un ministre trois espèces de responsabilité. Il y a là responsabilité fort grave qui conduit un ministre devant la cour de cassation. Celle-là est réservée pour des cas extrêmement rares, et je n’en demanderai pas l’application contre l’honorable M. Smits. Je ne demanderai pas, pour me servir d’une expression employée dans une discussion récente, qu’on imprime quelque chose sur la peau de l’honorable membre.
Il y a une autre responsabilité : c’est la responsabilité pécuniaire qui serait ici applicable, si l’on exécutait la loi du 22 frimaire an VII. L’art. 59 de cette loi dit formellement que l’on ne peut suspendre ou faire suspendre le recouvrement des droits, sans en devenir personnellement responsable. Mais pour qu’il y eût à invoquer cette disposition, il faudrait qu’il fût bien démontré que les droits ne seront pas payés.
Il y a bien actuellement un dommage pour 1’Etat, en ce sens qu’il doit soutenir un procès ; mais on ne sait pas encore quelle en sera l’issue, on ne sait pas si les adversaires de l’Etat seront condamnés à payer ; on ne sait pas si après avoir été condamnés, ils payeront.
On ne pourrait, je le répète, invoquer la responsabilité établie pat l’art. 59 de la loi du 22 frimaire an VII, qu’autant qu’il serait constaté que l’Etat ne recouvrera pas les droits pour le payement desquels l’honorable M. Smits a, bien à tort, accordé des délais. Je dois donc attendre que cela soit bien prouvé avant d’invoquer les dispositions de l’art. 59 ; et encore, si telle était l’issue de cette affaire, je doute fort que la chambre, si je cherchais à l’engager dans cette voie, consentît m’y suivre. La chambre se montre en général fort indulgente pour les ministres, plus indulgente encore pour les ministres passés que pour les ministres présents. Après avoir accordé un bill d’indemnité pour la scandaleuse affaire de la British-Queen, elle en accorderait probablement un à l’honorable M. Smits.
Reste la troisième espèce de responsabilité, c’est la responsabilité morale. C’est dans le but de faire peser sur l’honorable M. Smits cette responsabilité, que j’ai demandé la parole. Je l’ai fait, non pas dans un sentiment d’animosité personnelle contre l’honorable M. Smits, il n’y a rien en moi qui ressemble à un tel sentiment ; mais j’ai cru remplir un devoir ; mon opinion est que si l’on ne dénonçait pas à la tribune, que si on ne livrait pas à la publicité, les abus que l’on découvre, les abus finiraient par se multiplier à l’infini.
M. Smits. - Je remercie l’honorable M. Delfosse de la générosité qu’il vient de me témoigner. Il veut bien consentir à ne pas m’envoyer devant la cour de cassation, à ne pas faire imprimer sur la peau d’un ministre les dispositions de la constitution. Je l’en remercie d’autant plus qu’il faudrait renvoyer devant la même cour tous les ministres, mes honorables prédécesseurs ; car ; je le déclare, tous, sans exception, ont fait enregistrer des actes en débet.
M. Delfosse. - Ils ont eu tort.
M. Smits. - Et les actes qu’ils ont fait enregistrer en débet, je prie la chambre d’y faire attention, étaient des actes passés dans le pays. Ces honorables ministres n’ont jamais cru qu’il y avait dans ce fait une violation de la loi. Il y a, messieurs, dans l’administration deux choses, c’est la loi positive et la jurisprudence administrative, consacrée souvent par la jurisprudence des tribunaux. Eh bien, messieurs, c’est en s’appuyant sur ces jurisprudences que jamais mes prédécesseurs n’ont cru enfreindre la loi en permettant l’enregistrement en débet d’actes passés en Belgique. Je pourrais citer beaucoup d’actes qui ont été enregistrés de cette manière, mais d’accusé que je suis dans ce moment, je ne veux pas devenir accusateur, comme je pourrais sembler l’être si j’indiquais d’une manière précise les actes auxquels je fais allusion.
L’acte dont j’ai autorisé l’enregistrement en débet avait ceci de particulier, messieurs, qu’il avait été passé en France, et que si j’avais refusé l’enregistrement en débet, le gouvernement belge pouvait perdre tout recours pour le recouvrement des droits ; car M. Delfosse s’est singulièrement trompé lorsqu’il a dit qu’il suffisait d’avoir connaissance de l’acte pour exercer des poursuites en recouvrement ; cela est vrai pour les actes passés dans le pays, mais cela n’est pas vrai pour les actes passés à l’étranger ; pour que ces derniers puissent donner lieu à des poursuites il faut que l’administration ait possession de l’acte ou qu’il y ait prise de possession de la propriété vendue ; or, nous n’eussions pas possédé l’acte et il n’y a pas eu prise de possession.
L’honorable M. Delfosse prétend que j’ai compromis les intérêts de l’Etat ; moi, je viens de prouver et je dis encore que j’ai sauvé, que j’ai garanti ces libertés, car en ne permettant pas l’enregistrement en débet de l’acte dont il s’agit, je ne donnais pas ouverture aux droits ; en autorisant, au contraire, cet enregistrement, je créais un droit en faveur de l’Etat. Il était évident, d’après l’historique qu’a fait l’honorable M. Delfosse, historique qu’il a fait avec une grande vérité et dont je le remercie, il est évident, d’après cet historique, que ceux qui devaient payer le droit d’enregistrement n’étaient pas à même de débourser la somme nécessaire à ce payement, à l’époque où ils ont fait la demande d’enregistrement.
Eh bien, messieurs, dans l’impossibilité où ils étaient de payer le droit par suite des avances considérables qu’ils avaient faites pour couvrir le trésor du prix d’achat, l’acte échappait à l’enregistrement ; ils ne le faisaient pas enregistrer et l’Etat n’avait pas droit au recouvrement des sommes qui lui sont aujourd’hui assurées. Toutefois, je le répète, ce n’est pas moi qui ai créé l’antécédent, ce sont mes prédécesseurs, depuis l’honorable M. Coghen jusqu’à moi. J’ai rectifié l’antécédent en faisant payer un intérêt pour le délai accordé. Je n’ai autorisé l’enregistrement que pour un acte passé à l’étranger et qui, sans ma décision, échappait aux droits. En un mot, j’ai donné ouverture à un droit ; j’ai créé une créance.
Du reste, messieurs, un ministre des finances n’est pas un homme qui puisse embrasser la généralité des spécialités d’une vaste administration comme celle-là. Il y a pour de pareilles affaires un conseil d’administration et du contentieux, dirigé par les sommités de la science ; et quand ce conseil à l’unanimité propose au ministre une décision dans le sens de celle qui vient d’être attaquée, le ministre, d’après moi, peut signer avec sécurité, parce qu’il peut avoir confiance dans ces hommes spéciaux et supérieurs. S’il n’en était point ainsi, messieurs, où trouveriez-vous un ministre des finances ? Quel est l’homme dans le pays, réunissant toutes les connaissances spéciales qui sont du ressort des attributions immenses de ce département ? Je crois, messieurs, que cet homme n’existe pas. On peut avoir des connaissances très étendues en finances, en douanes, en accises, en contributions directes et indirectes, en ne pas avoir en même temps des connaissances en matière de domaines, d’hypothèques, d’enregistrement. Et quand bien même on aurait connaissance des lois générales, on ne connaîtrait pas pour cela la jurisprudence administrative et judiciaire.
Je le répète, messieurs, je crois qu’en permettant l’enregistrement en débet de l’acte dont il s’agit, j’ai fait un acte de bonne administration. Au moins l’Etat recevra quelque chose, et si cette mesure n’avait pas été prise, il n’aurait rien reçu.
M. Delfosse. - Je vois bien que l’honorable M. Smits se trouve dans l’impossibilité de justifier les arrêtés qu’il a pris, car il n’a donné, pour justifier le premier arrêté, que des raisons que j’ai déjà réfutées et il n’a rien dit du tout pour justifier le second.
L’honorable M. Smits nous dit que de qu’il a fait n’est pas nouveau, que tous ses prédécesseurs l’ont fait avant lui ; qu’il y a une jurisprudence administrative contraire à la loi. Je vous avoue, messieurs, que cela m’étonne fort. J’avais bien raison de dire tantôt qu’il se commet beaucoup d’abus qu’on ne parvient pas à découvrir. Je suis fort surpris que tous les prédécesseurs de l’honorable M. Smits se soient permis, comme lui, de violer la loi. L’honorable M. Smits a dit qu’il ne voulait pas se porter l’accusateur de ses prédécesseurs ; qu’il ne voulait pas les nommer. Cependant, après avoir usé de cette réserve, il a fini par en nommer quelques-uns, entre autres l’honorable M. Coghen, qui n’est pas ici pour se défendre.
L’honorable M. Smits a dit que lorsqu’un acte a été passé en pays étranger, le gouvernement ne peut pas exercer des poursuites pour obtenir le recouvrement des droits d’enregistrement.
Mais, messieurs, c’est là une erreur et une erreur complète, et je suis convaincu que l’honorable M. Mercier n’admet pas cette doctrine ; je suis convaincu que l’administration a bien des fois ordonné de poursuites en payement des droits de mutation lorsque les actes avaient été passés en pays étranger. Aux termes de l’art. 12 de la loi du 22 frimaire an VII, il suffit qu’il y ait un acte, peu importe dans quel pays cet acte à été passé, qu’il y ait un acte qui constate la mutation, pour que le gouvernement puisse exercer des poursuites en payement des droits.
Ce que l’honorable M. Smits vient de dire, qu’un ministre ne peut pas tout savoir, est une espèce d’aveu de la faute qu’il a commise.
M. Smits. - Du tout.
M. Delfosse. - L’honorable M. Smits dit qu’un ministre doit s’en rapporter aux employés. C’est là une singulière doctrine. Je sais bien qu’un ministre ne peut pas examiner par lui-même une foule de petites questions de détails ; mais ici il ne s’agissait pas d’une petite question ; il s’agissait d’une somme de 200,000 fr., d’une dérogation à la loi, et l’attention de l’honorable M. Smits devait d’autant plus être rappelée sur la question, qu’un employé supérieur du département des finances avait fait des remontrances. Cet employé, dans un rapport très remarquable, avait démontré tout ce qu’il y avait de faux dans la voie où l’on s’était engagé et où l’on voulait rester.
Je n’en dirai pas davantage, messieurs, pour ne pas abuser de vos moments. Tout ce que j’ai dit reste debout, nonobstant réponse de l’honorable M. Smits.
M. Smits. - Le rapport de l’employé supérieur, dont l’honorable M. Delfosse vient de parler, était relatif au deuxième délai et non pas au premier.
M. Delfosse. - Peu importe ! vous avez accordé le second délai comme vous aviez accordé le premier.
M. Smits. - Et cet employé supérieur était un des signataires de la première décision qui m’a été soumise. Je prie M. le ministre des finances de bien vouloir dire si le fait n’est pas exact.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - C’est vrai.
M. Delfosse. - Cela ne signifie pas que vous aviez raison.
M. Smits. - Cela prouve que le conseil d’administration du contentieux et des domaines avait été unanime pour me soumettre la décision qui a été attaquée.
Si un deuxième délai a été accordé, c’est parce que les personnes qui avaient demandé l’enregistrement en débet en premier lieu, étaient encore dans la même position, c’est-à-dire, qu’elles avaient fait des avances considérables pour couvrir l’Etat du prix d’acquisition, et que, n’ayant pas pu retirer le prix de vente de leur propriété, elles étaient encore dans l’impossibilité d’acquitter la forte somme du au trésor.
Les conditions étaient donc les mêmes pour le second délai que pour le premier, à l’égard duquel une décision unanime avait été prise par le conseil d’administration.
Je n’ai pas vu de motifs pour refuser le second délai, puisque les choses étaient identiquement les mêmes que pour le premier, sauf la dissidence d’un seul fonctionnaire. Dans ces cas-là, on écoute les deux parties, et la majorité ayant donné de meilleures raisons que la partie dissidente, j’ai fini par adopter l’opinion de la majorité.
L’honorable M. Delfosse a dit encore que j’aurais dû empêcher l’enregistrement à droit fixe du jugement prononcé par le tribunal de Charleroy. Mais, messieurs, le ministre des finances ignore quels sont les actes enregistrés dans les différents bureaux du royaume ; il n’aurait pas même le droit de dire à un receveur d’enregistrement que tel acte doit être enregistré, soit à un droit fixe, soit à un droit proportionnel. Ce n’est pas là son fait. Le receveur enregistre les pièces qui lui sont soumises sous sa responsabilité. Une inspection est établie, et si elle révèle des erreurs ou des irrégularités, le receveur en est rendu responsable.
M. de Garcia. - Messieurs, en présence du texte formel de la loi du 22 frimaire an VII, il est difficile de concevoir que l’on accorde des délais pour l’enregistrement des actes. On a cité la jurisprudence pour appuyer ce fait. Je ne le reproche pas à l’honorable M..Smits, puisqu’il a toujours été pratiqué par ses prédécesseurs, comme il vient de l’annoncer. Cependant j’applaudis à la motion d’ordre faite par l’honorable M. Delfosse pour faire rentrer les administrations supérieures dans la loi.
Messieurs, le fait posé par l’honorable M. Smits est-il un acte de bonne administration ? C’est là la seule question que nous avons à examiner. C’est à ce seul point de vue que je veux envisager la question.
Quant à moi, messieurs, je pense que M. Smits, dans cette circonstance, a posé un acte de bonne administration ; pour le démontrer, je dois relever des principes qui ont été émis dans cette discussion. D’abord, je ne partage pas l’opinion de l’honorable M. Delfosse, que sur le simple avis de l’acquisition d’une propriété, l’administration des finances puisse exercer des poursuites.
Je ne partage pas davantage l’opinion absolue émise par M. Smits, qu’un acte passé en pays étranger ne peut pas donner lieu à un droit de mutation : ni l’une ni l’autre de ces doctrines ne me paraît fondée en principe.
Il est toujours dangereux de laisser passer sans réponse des opinions qui ne sont pas fondées en droit. D’un côté, l’on a dit qu’un acte passé en dehors du territoire belge n’était pas soumis au droit.
Quant à moi, je pense qu’un acte passé en pays étranger, s’il tombe entre les mains de l’administration des finances belges, je crois, dis-je, que cet acte vaudrait comme acte privé, et que les mutations qui eu résulteraient seraient soumises au droit d’enregistrement en Belgique. Dans ma manière de voir, ceci doit rester comme constant. Mais est-il constant, est-il exact de dire que, dans l’espèce, l’administration avait devant elle tous les éléments pour exercer des poursuites à l’occasion de la cession dont s’agit ? Selon moi, ces éléments n’existaient pas, et à ce point de vue, je dois relever l’erreur où l’on est tombé.
L’honorable M. Delfosse a bien cité une demande du prétendu vendeur, demande par laquelle on annonce qu’on fera enregistrer en Belgique un acte de mutation de telle propriété, si l’on consentait à accorder délai pour payement du droit. Un allégué semblable, fait par une seule des parties intéressées, suffit-il pour donner lieu à des poursuites de la part de l’administration des finances ? Je ne puis le supposer. Si l’on introduisait un pareil système dans l’administration des finances, il en résulterait des vexations presque journalières. Il arrive constamment que la notoriété publique annonce, et souvent avec vérité, que telle propriété, tel domaine a été vendu dans cet état, et sur des allégations, direz-vous que l’administration doit exercer des poursuites ? Ce serait évidemment sortir des termes et de l’esprit de la loi du 22 frimaire au VII. Ce serait autoriser des vexations contre lesquelles cette chambre, comme tout le pays, ne tarderaient pas à s’élever.
D’après ces considérations, que j’ai cru devoir présenter, pour ne pas laisser accréditer des idées erronées, je pense que l’honorable M. Smits, en attirant au trésor belge un droit de mutation qui pouvait lui échapper, a fait, sinon un acte parfaitement légal, au moins un acte de bonne administration.
M. Delfosse. - Je ferai remarquer à l’honorable M. de Garcia que l’administration avait eu connaissance de l’acte de mutation passé à Paris (erratum Moniteur belge n°123, du 2 mai 1844 :), du devant notaire, par la pétition des vendeurs qui demandaient un délai pour l’enregistrement de cet acte.
L’honorable M. Smits a dit tantôt qu’il n’avait pas eu connaissance de l’enregistrement du jugement par défaut au droit fixe ; je lui répondrai qu’il aurait dû en avoir connaissance, parce que les pétitionnaires avaient parlé dans leur seconde pétition de l’action en nullité intentée par le comte de Geloës.
Il était du devoir de l’honorable M. Smits de se faire rendre compte des suites que cette action avait eues.
M. de Theux. - Messieurs, la discussion qui vient de s’engager soulève plusieurs questions de droit très délicates, qui, à mon avis, n’ont pas été suffisamment approfondies, pour que nous puissions maintenant nous former une opinion bien exacte sur la véritable interprétation de la loi ; mais un point sur lequel mon opinion est suffisamment éclairée, c’est la parfaite bonne foi avec laquelle le ministre des finances a agi.
La discussion soulève une autre question de droit qui n’a pas été indiquée par l’honorable M. Delfosse, et qui, cependant dans le cas présent, avait une portée infiniment plus considérable, c’est celle de savoir si, lorsque les tribunaux ont prononcé la déchéance à l’égard d’acquéreurs de biens nationaux, le ministre des finances peut relever ces acquéreurs de la déchéance.
Je dis que, dans cette circonstance, cette question avait une portée immense, puisque d’après M. Delfosse, une propriété qui avait été acquise pour un peu plus d’un million, et à l’égard de laquelle la déchéance a été prononcée, a été revendue pour trois millions ; d’où il suivrait que l’Etat aurait subi une perte d’à peu près 2 millions.
Je sais que l’honorable M. d’Huart, lorsqu’il était à la tête du département des finances, s’est constamment refusé à cesser les poursuites ; qu’il a prescrit à l’administration de continuer les poursuites commencées à la suite d’une contrainte lancée antérieurement à son administration. Voilà les faits qui sont à ma connaissance. Je sais que, lorsque cette question a été agitée, lors du ministère de l’honorable M. d’Huart, plusieurs de ses collègues partageaient son avis, qu’on ne pouvait abandonner les poursuites, sans causer un grave préjudice à l’Etat. Je n’aurais pas parlé de ces faits, mais puisque la discussion a été soulevée, j’ai cru qu’il était de mon devoir d’appeler l’attention de la chambre sur ces circonstances.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Messieurs, je crois devoir faire observer d’abord que le jugement prononcé par le tribunal de première instance de Bruxelles n’est pour rien dans le fond de la question que vient de soulever l’honorable M. de Theux. La jurisprudence a établi de la manière la plus formelle que la déchéance est encourue dans les 15 jours de la signification de la contrainte pour le payement des termes échus ; du moment où il y a eu contrainte décernée par l’administration, et que le payement n’est pas effectué dans les 15 jours, la déchéance est encourue de plein droit. Tel est le vœu de la loi ; du reste, je n’ai pas trouvé d’exemple qu’on ait maintenu la déchéance alors que les intéressés offrent d’acquitter le prix de vente. J’ai sous les yeux l’état de toutes les déchéances dont les intéressés ont été relevés en Belgique. Cet état renferme douze articles de déchéances encourues par suite de la signification de la contrainte et de non-paiement dans le délai de quinze jours. Tous les ministres qui m’ont précédé, et dans ces cas, ils ont agi comme je l’ai fait, non seulement de bonne foi, mais en obéissant encore à des considérations d’équité et de bonne administration, en se conformant aux précédents ; mes prédécesseurs, dis-je, n’ont jamais hésité à relever de la déchéance les acquéreurs qui ont voulu acquitter leur redevance.
Dans cette circonstance, j’ai fait plus, j’ai exigé les intérêts à dater du jour de chaque en échéance ; ce qui n’avait pas été réclamé dans les cas antérieurs. Le jugement intervenu a été prononcé par suite d’une action intentée par MM. le comte de Geloës, de Blanckaert, et Henry, qui déniaient au gouvernement belge le droit de poursuivre, soit le payement du prix, soit la déchéance de leurs acquisitions ; ils ont fait valoir que le gouvernement belge ne pourrait procurer la radiation des inscriptions prises à Maestricht.
Le tribunal de Bruxelles les a déboutés de leur opposition et a reconnu les déchéances dûment encourues par suite de la signification des contraintes.
De tous mes prédécesseurs, aucun n’a refusé de relever les acquéreurs de la déchéance encourue. Je citerai l’affaire d’un nommé Colin..., dont la déchéance a été relevée par décision du 13 janvier 1832, prise par M. Coghen il s’agissait d’une somme de 221,000 florins ; d’autres décisions, du même genre, ont été prises par le même ministre, par M. Duvivier, par M. d’Huart, par M. Desmaisières. Mes honorables prédécesseurs n’ont fait que se conformer à ce qui se pratiquait sous le gouvernement des Pays-Bas, et à ce qui se fait en France dans de semblables occasions.
Du reste, le payement des sommes qui rentrèrent dans les caisses de l’Etat, par suite de cette décision, concernait d’autres domaines encore, et, dans ces derniers domaines, les intéressés avaient fait des coupes de bois considérables qui en avaient diminué la valeur, de sorte qu’on ne peut envisager isolément les forêts d’Orval et de Chiny ; la somme versée s’élève en tout à 2 millions 600,000 francs ; et quant aux deux domaines dont il s’agit, les sommes que le trésor a perçues, ne sont pas d’un million, mais d’un million 500.000 francs, y compris les intérêts.
Au surplus, ce sont des considérations d’équité, ce sont les précédents qui ont déterminé l’administration.
Voilà les renseignements que j’avais à donner à la chambre sur ce point.
M. de Theux. - Messieurs, je n’ai pas porté de jugement sur l’acte posé par l’honorable M. Mercier ; j’ai seulement appelé l’attention de la chambre sur la question des déchéances et en particulier sur la déchéance dont il s’agit en ce moment. Je l’ai fait, parce qu’il est à ma connaissance que l’honorable M. d’Huart, mu par des considérations très graves, avait cru ne pas pouvoir abandonner les poursuites. Du reste, j’ignore quels sont les motifs particuliers qui ont déterminé l’honorable M. Mercier à suivre un autre système à l’égard de ces affaires.
M. d’Huart. - Messieurs, je ne veux pas non plus supposer que l’honorable M. Mercier n’ait pas eu de très bonnes raisons pour prendre la mesure qu’il a adoptée. Cependant je dois déclarer que ce que vient de dire l’honorable M. de Theux est parfaitement exact, que pendant toute la durée de mon ministère, j’ai résisté à une foule de sollicitations, et que j’ai poursuivi avec la plus grande activité, même avec énergie, la déchéance dont il s’agit en ce moment. Pourquoi l’ai-je fait dans cette circonstance et pourquoi me suis-je abstenu d’en agir de même dans d’autres cas ? C’est que, dans le premier cas, j’ai cru voir dans la déchéance un immense intérêt pour le trésor ; tandis que je voyais un intérêt contraire à provoquer les autres déchéances.
Je ne pense pas que j’eusse jamais relevé le comte de Geloës de cette déchéance, faveur qu’il ne me semblait pas mériter, d’après les faits qui avaient été mis sous mes yeux lorsque je dirigeais le département des finances.
En effet, après usé largement, je dirai plus, après avoir abusé des domaines qu’il avait acquis, le comte de Geloës n’avait pour ainsi dire rien soldé à l’Etat. Qu’étaient devenus les fonds, les rentrées considérables qu’il avait effectuées ? Je n’en sais rien ; mais cette absence de versements du produit des bois achetés à l’Etat, à part le bénéfice que devait trouver l’Etat par la reprise de possession, m’aurait déterminé à ne pas accueillir les instances du comte de Geloës, et à poursuivre sa déchéance.
L’honorable M. Mercier a été saisi de cette question à une date plus reculée et dans des circonstances différentes ; il a eu, sans doute, je le répète, des motifs plausibles pour prendre la mesure qu’il a prise, et du reste, j’en suis convaincu, il est prêt assurément à les justifier ; je n’ai pas à m’occuper de ce point ; mais, pour ce qui me concerne personnellement, je ne pouvais m’abstenir de déclarer franchement que les faits rappelés par l’honorable M. de Theux sont parfaitement conformes à la vérité.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Je n’ai pas voulu dire que l’honorable M. d’Huart aurait relevé, dans ce cas spécial, de la déchéance encourue, c’est ce qu’il ne m’était pas permis de préjuger ; mais j’ai fait remarquer qu’un jugement ne changeait rien à l’état des choses, qu’il suffisait qu’il y eût une signification de contrainte, pour que la déchéance fût encourue de plein droit, après un délai de quinze jours, et qu’elle ne devait pas être prononcée par un jugement ; je n’ai trouvé à l’administration aucun précédent du maintien d’une déchéance, lorsque l’acquéreur offrait le payement et surtout les intérêts des termes déchus.
Cependant il y a eu des affaires de 720 milles florins, de 200 mille florins, de 150 mille florins, dans lesquelles on n’a pas maintenu la déchéance.
J’ai donc suivi ce que mes prédécesseurs avaient fait dans d’autres cas ; je n’ai pas pensé qu’il y eût des motifs pour être plus rigoureux dans cette circonstance que dans d’autres.
M. le président. - Aucune proposition n’étant déposée, la chambre passe à l’ordre du jour.
La chambre se forme ensuite en comité général à 2 3/4 heures.
La séance a été levée à 4 heures et renvoyée à demain.