(Moniteur belge n°20, du 20 janvier 1844)
(Présidence de M. Liedts)
M. de Renesse procède à l’appel nominal à midi et quart. Entre l’appel et le réappel, il est procédé au tirage au sort des sections de janvier.
M. Scheyven donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier ; la rédaction en est approuvée.
M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur Nicolas Birckner, cabaretier à Bruxelles, né à Wiltx (Pays-Bas), demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi au ministre de la justice.
« Le sieur Joseph-Hubert Bock, employé au ministère des finances, né à Aix-la-Chapelle, demande la naturalisation ordinaire. »
- Même renvoi.
« Les propriétaires et cultivateurs de la commune d’Avin présentent des observations contre le projet de loi sur les céréales. »
« Mêmes observations des propriétaires et cultivateurs des communes de Lens-S-Remy, Abolens et Bleben, des habitans de Gest, Gerompont, Petit-Rosière, de Mont-St-André et Meeffe. »
- Renvoi à la section centrale chargée de l’examen du projet de loi sur les céréales.
« Le sieur de Bassompierre, avocat à la cour d’appel de Liège, demande la place de bibliothécaire à la chambre. »
- Renvoi au bureau chargé de former la liste des candidats.
M. Lesoinne présente le rapport de la section centrale chargée d’examiner le projet de loi sur les fontes.
Ce rapport sera imprimé et distribué. La chambre en fixe la discussion après celle des budgets.
M. Zoude. - La section centrale des finances a entendu les auteurs des deux amendements proposés à l’art. 2 du chapitre 3 du budget.
Celui de l’honorable M. Osy, adopté au premier vote, ayant pour objet de diviser l’article, de manière à ce que les remises fussent entièrement distinctes des indemnités et formassent deux articles ; l’amendement de M. le ministre, au contraire, qui maintient l’article unique, mais libellé de manière à ce que tout doute fût levé sur son application et pour garantie entière.
Ils proposent une disposition particulière, portant que l’excédant des maxima sur les minima des remises et indemnités, ainsi que des suppléments de traitements accordés à des receveurs rétribués au moyen des remises proportionnelles, ne pourraient dépasser la somme de 23,000 fr.
L’honorable M. Osy, après diverses explications données d’abord par M. le ministre des finances et puis par M. Morel, directeur de l’administration des contributions, M. le ministre ayant dû se retirer, a déclaré se rallier à l’amendement de M. le ministre des finances, pourvu que le rapport de la section centrale mentionnât que, sur le chiffre de 1,710,000 fr. l’on imputât :
A. Les remises proportionnelles déterminées par l’arrêté royal du 19 janvier 1833.
B. Les indemnités variables accordées aux receveurs en vertu des litt. b, c, d de l’art. 13 de l’arrêté royal du 18 novembre 1822. Ces indemnités s’élèvent à une somme totale d’environ 290,000 fr., lesquelles sont portées en compte par les receveurs sans autorisation spéciale du ministre, conformément à l’art. 13 de l’arrêté précité.
C. Jusqu’à concurrence de 23,000 fr,, faisant l’excédant des dépenses résultant de la balance de maxima et des minima des remises et indemnités, ainsi que les suppléments de traitement accordés à des receveurs rétribués au moyen des remises proportionnelles.
Cette somme de 23,000 fr. se décompose, comme suit :
A. Balance des maxima et des minima, fr. 10,000
B. Supplément de traitement aux receveurs qui ont perdu par suite de la cession des territoires, fr. 6,000
C. Supplément de traitement pour les receveurs dont les remises et indemnités n’atteignent pas 1,200 fr., fr. 7,000
Somme égale à fr. 35,000
La section centrale, après avoir délibéré sur les explications ci-dessus relatées, ayant reconnu qu’elles sont de nature à donner à la chambre tout apaisement sur la portée du vote qu’elle doit émettre, déclare adopter l’amendement de M. le ministre, en décidant que les explications qui viennent d’être mentionnées seront insérées au rapport et que le libellé de l’art. 2 du chap. IlI sera rédige comme suit :
« Art. 2 (unique). Remises proportionnelles (a) des receveurs et indemnités accordées par les litt. b, c et d de l’arrêté royal du 16 novembre 1822, n°157 : fr. 1,710,000 »
C’est avec bonheur, messieurs, que je m’acquitte d’une mission qui, j’espère, aura pour résultat de calmer toutes les inquiétudes que la chambre aurait pu concevoir sur la possibilité d’abus qui ne peuvent se produire d’après les explications consignées au rapport que j ai l’honneur de vous présenter.
Vous aviez renvoyé à la section centrale la pétition des receveurs des contributions directes de l’arrondissement de Courtray qui demandent une indemnité pour la confection du double des rôles des contributions qu’ils doivent délivrer sans frais, aux termes de l’art. 4 de la loi du 1er avril 1843. Le crédit nécessaire pour accorder cette indemnité ayant été voté, la pétition devient sans objet et la section centrale vous en propose le dépôt au bureau des renseignements.
- Ces conclusions sont mises aux voix et adoptées.
M. Delfosse. - Messieurs, j’ai pris communication du rapport et des pièces relatives à l’affaire de la forêt de Chiny, que M. le ministre des finances a déposées dans la séance d’hier. Je regrette de devoir dire que ce rapport est tout à fait insuffisant.
M. le ministre des finances nous fait connaître qu’un délai de six mois a été accordé pour le paiement des droits d’enregistrement et de transcription ; il nous fait connaître aussi les motifs pour lesquels l’administration a cru devoir accorder ce délai. Mais ce que M. le ministre des finances ne nous dit pas, c’est qu’un second délai, qui, en apparence, n’est que de six mois, mais qui, en réalité, est de onze mois, a été accordé. C’est là un fait très grave sur lequel le rapport ne s’explique pas. On ne nous dit pas que ce second délai a été accordé, on ne nous fait pas non plus connaître les motifs pour lesquels il l’a été.
Et cependant, les motifs par lesquels on cherche à justifier le premier délai ne s’appliquent nullement au second.
Le rapport garde aussi le silence sur les causes pour lesquelles les droits ne sont pas encore payés à l’heure qu’il est. Il y a plus de six mois que le second délai est expiré, et les droits ne sont pas encore payés. On ne nous donne aucune explication sur ce second fait, qui est également très grave.
J’aurais désiré aussi que le rapport nous fît connaître si le jugement par défaut, qui a prononcé la nullité de la vente, n’a pas eu de suite. Je voudrais encore que M. le ministre des finances nous dît si les sommes qui étaient dues par l’acquéreur, lorsqu’il a été relevé de déchéance sont entièrement acquittées.
Je demande donc que M. le ministre des finances nous fasse un supplément de rapport. Cela est absolument nécessaire pour que la chambre puisse apprécier les faits. Si la chambre veut apprécier ces faits, il faut, en outre, que l’on publie par la voie du Moniteur, une partie des pièces qui ont été déposées dans la séance d’hier ; ces pièces sont les deux pétitions, les deux arrêtés pris par l’honorable M. Smits et surtout un avis sagement motivé d’un haut fonctionnaire du département des finances. Cette publication est nécessaire pour compléter ce que l’honorable M. Smits appelle sa justification, et ce que j’appelle moi, sa condamnation.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Je crois avoir fait mention dans mon rapport du second délai qui a été accordé.
M. Delfosse. - Le rapport n’en dit pas un mot.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Du moins j’ai joint au dossier la décision qui accorde ce second délai, et je pense que cette décision est motivée. L’intention de l’honorable M. Delfosse serait que la même publicité fût donnée aux motifs de cette décision qu’à ceux de la première.
Quant au second point, je dirai que, par une décision du 25 août, j’ai fait poursuivre le recouvrement des droits. Les intéressés avaient cru pouvoir être admis à ne pas les acquitter, par suite du jugement intervenu qui déclarait nulle la vente de la forêt. Mais, après avoir examiné la question, j’ai décidé que le recouvrement devait être exigé. Les poursuites continuent, et j’espère que le recouvrement des droits aura lieu.
Quant aux sommes qui restent encore à payer sur le prix de ce domaine, je ne pourrais pas les préciser ; mais je sais que la plus grande partie, les trois quarts au moins des sommes dues, sont rentrées au trésor : j’espère que le restant rentrera dans le courant de cette année.
M. Delfosse. - J’insiste pour que M. le ministre des finances complète le rapport qu’il a déposé et qui garde le silence sur plusieurs faits graves. La publication de ce rapport incomplet pourrait donner le change sur les faits, il importe qu’ils soient rectifiés.
M. d’Elhoungne. - Je dois déclarer avec l’honorable M. Delfosse que le rapport présenté par M. le ministre des finances, relativement à l’affaire de la forêt de Chiny n’est pas suffisamment complet. Lorsque j’ai donné, dans une autre séance, des explications à la chambre sur cette affaire, et que j’ai fait connaître les motifs d’un délai qui a été accordé pour le payement des droits d’enregistrement, je n’avais connaissance que d’un seul délai, le premier, et je dois dire que l’existence du deuxième délai ne m’a pas même été révélée par la lecture du rapport de M. le ministre des finances ; il a fallu que l’honorable M. Delfosse me la fît connaître. Ainsi un rapport supplémentaire est indispensable.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Je ne refuse en aucune manière à fournir le complément du rapport dans le sens que désire l’honorable M. Delfosse. Mais, comme le dossier renferme les deux décisions prises, j’espère du moins que l’honorable membre voudra bien reconnaître que l’on n’a pas eu l’intention de soustraire à la connaissance de la chambre aucune des particularités qui se rattachent cette affaire.
M. Smits. - J’ai demandé la parole pour appuyer la demande de M. Delfosse, pour qu’un supplément de rapport fût fait à celui qui a été déposé hier. Je désire que la chambre soit parfaitement éclairée sur cette affaire qui a été introduite dans cette chambre d’une manière tout à fait inopinée.
Quand j’ai été interpellé sur son objet par M. Delfosse, je ne m’en rappelais véritablement pas le premier mot. Le lendemain de cette interpellation j’ai dû partir pour le Luxembourg, où un intérêt du pays assez important m’appelait. Un journal a interprété ce départ d’une manière tout à fait contraire à la vérité : il semblait que j’avais fui devant la discussion, tandis qu’en réalité mon départ était motivé par des devoirs divers, et notamment par une négociation entre le Grand-Duché et moi, relative à la fourniture du sel.
Fort heureusement que, dans la localité que j’habite, des personnes honorables connaissaient mieux l’acte relatif à la forêt de Chiny que moi-même. Et il était fort naturel que je ne m’en rappelasse pas, car il y avait deux ans que les premières pièces qu’on a indiquées avaient été présentées à ma signature.
M. Delfosse. - Il n’y avait pas un an.
M. Smits. - Elles sont du mois de février 1842. Je dis donc que le défaut de mémoire m’était d’autant plus permis dans cette circonstance, que la décision que M. Delfosse est venu critiquer, n’avait donné lieu à aucune contestation sérieuse entre moi et l’administration qui me l’avait soumise et que cette affaire n’avait donné lieu non plus auprès de moi à aucune démarche, à aucune sollicitation de la part des intéresses que je ne connais pas, que je crois n’avoir jamais vus.
Il était donc naturel, je le répète, que je ne me souvinsse plus d’une décision qui n’est autre chose qu’un acte d’administration ordinaire tel qu’un ministre des finances en signe tous les jours, en nombre souvent très considérable.
Du reste nous examinerons et débattrons l’affaire ultérieurement ; et en attendant j’appuie la proposition qui nous et faite, messieurs, pour qu’un rapport ultérieur vous soit adressé.
M. le président. - Un second rapport ayant été promis, toute discussion sur ce point doit être suspendue pour le moment.
M. Delfosse. - J’avais aussi parlé de la publication, par la voie du Moniteur, de deux pétitions, de deux arrêtés ministériels d’un avis motivé d’un haut fonctionnaire du département des finances. Ce sont cinq pièces qui se trouvent au dossier et qui ne sont pas très longues.
M. le président. - Le gouvernement ne trouve pas d’inconvénient à publier ces pièces ?
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Non, M. le président.
M. le président. - Ces pièces seront imprimées au Moniteur.
M. le président. - L’ordre du jour appelle le second vote du budget du département des finances.
Dans la séance d’hier, M. le ministre des finances a proposé d’insérer, immédiatement après l’art. 1er du chap. IlI - Traitement des employés du service sédentaire, la disposition suivante :
« Les suppléments de traitement pour pertes résultant de la suppression des leges, accordés aux fonctionnaires et employés de l’administration des contributions, ne pourront être imputés sur l’art. 1er que jusqu’à concurrence d’une somme totale de 37,000 fr. »
La section centrale, par l’organe de l’honorable M. Zoude, vient de proposer l’adoption de cette addition.
M. Osy. - Je suppose, M. le président, que l’on pourra parler sur l’art. 1er et sur l’art. 2 en même temps, car l’un est corollaire de l’autre. Il paraît que nous nous étions trompés, que ce que nous avions cru s’appliquer à l’art. 2 s’applique à l’art. 1er.
M. Verhaegen. - Messieurs, je viens d’entendre le rapport fait par l’honorable M. Zoude, et, je dois le dire, les amendements présentés par M. le ministre des finances et les explications qu’a données la section centrale ne sont pas de nature à me tranquilliser. Ce que je voulais éviter, messieurs, c’était l’arbitraire que s’était donné le gouvernement ; et, certes, les dispositions qu’on nous présente n’atteindront pas ce but, car, il faut le dire tout de suite, l’arbitraire que M. le ministre des finances veut conserver, réside surtout dans la fixation qui lui est laissée d’une manière indéterminée des maxima et des minima.
Voyez, messieurs de quelle manière M. le ministre des finances procède. Il croit avoir fait beaucoup en disant que l’excédant des minima sur les maxima ne pourra aller qu’à 2 mille francs. Mais il reste libre de trancher dans ces maxima et dans ces minima comme il l’entendra. Qu’aura-t-on donc obtenu en votant ces amendements ? Rien ; absolument rien.
En résumé, d’après les amendements nouveaux, tous les receveurs, grands et petits, restent sous la verge du ministère des finances. (Réclamations.) Oui, ils restent abandonnés à l’arbitraire de M. le ministre des finances, et je ne retranche pas un mot de ce que j’ai dit. Il lui sera libre, comme par le passé, de frapper de sa colère certains receveurs qui n’auront pas été dociles, en prétendant que leurs remises s’élèvent à un chiffre trop élevé, et en établissant à leur égard un maximum, comme il lui sera libre de récompenser des services, en multipliant les minima. Il ne sera tenu, d’après l’amendement, qu’à combiner ses faveurs et ses disgrâces de manière que la somme des minima, défalcation faite de celle des maxima, n’excède pas 23,000 fr.
Vous voyez, messieurs, ce n’est qu’un leurre, qu’une mystification ; en votant l’amendement de M. le ministre, vous lui laissez cet arbitraire dont il a tant abusé, vous laissez sous ses coups ceux qui refusent d’être ses agents politiques, et vous lui abandonnez la caisse de l’Etat pour favoriser ses créatures.
Quant à moi, je ne veux pas être dupe de la nouvelle manœuvre au moyen de laquelle on veut échapper à l’amendement de M. Osy, adopté au premier vote. Si cet amendement n’est pas maintenu, je voterai contre l’ensemble du budget.
M. Osy. - Messieurs, l’honorable ministre des finances avait produit deux tableaux dont l’un était relatif au remplacement des leges et dont l’autre concernait les maximum et les minimum : le premier présentait un chiffre de 23,000 francs le second présentait un chiffre de 10,000 francs.
Par la proposition qu’il a faite hier, M. le ministre des finances a reconnu que l’un de ces tableaux se rapportait à l’art. 1er et l’autre à l’art. 2. J’ai donc insisté auprès de la section centrale, qui m’a fait l’honneur de m’appeler dans son sein, pour qu’elle engage le gouvernement d’accepter l’amendement à l’art. 1er.
Mais, d’après les éclaircissements qui ont été données à la section centrale et dont il résulte que les quittances des receveurs leur étant déjà remises pour être signées par eux, il serait difficile de fixer, pour cette année, les chiffres des deux articles séparés que j’avais proposés ; d’après ces éclaircissements, j’ai renoncé, pour cette année, à la division que j’avais demandée, à la condition que le gouvernement ne puisse pas dépasser une somme de 23,000 francs. Je me borne donc à insister pour que M. le ministre fasse en sorte que l’année prochaine l’art. 2 puisse être divisé comme la chambre avait décidé qu’il le serait.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Vous vous rappelez, messieurs, que lorsque je vous ai communiqué les deux tableaux, dont l’un présentait les maxima et les minima des receveurs des contributions directes, et des douanes et accises, et l’autre les indemnités accordées pour pertes de leges, l’honorable M. Verhaegen s’est écrié que bien d’autres indemnités étaient accordées aux receveurs, et surtout aux receveurs des grandes villes. Eh bien, je suis venu montrer à la chambre quel était le chiffre de ces indemnités, et elle a vu que ce chiffre ne s’élève qu’à 1,750 fr. Maintenant l’honorable M. Verhaegen n’est pas encore entièrement satisfait, Il croit que, d’après ma proposition, le gouvernement peut disposer d’une somme de 23,000 fr. pour l’excédant de dépenses résultant des maxima et des minima. Eh bien messieurs ; il n’en est rien ; le gouvernement ne peut disposer pour cet objet que de 10,000 francs, car dans les 23,000 francs, dont il s’agit, sont compris 6,000 fr. environ accordés aux receveurs qui ont perdu par suite de la cession d’une partie du territoire, et 7,000 fr. à allouer aux receveurs qui n’ont pas 1,200 fr.. de remises, dont les remises ne s’élèvent qu’à 8 ou 900 fr. Du reste, le rapport de la section centrale est complètement d’accord avec mes intentions ; ainsi que je l’ai déclaré au sein de cette section, c’est d’après les spécifications présentées dans le rapport que le gouvernement se propose d’user de cette allocation.
M. de Man d’Attenrode. - Messieurs, la chambre avait arrêté par un vote précédent que l’article qui nous occupe serait divisé en deux articles ; bien que je sois à même d’établir que cette division est praticable, j’y renonce, et je voterai l’amendement de M. le ministre des finances ; je le voterai puisqu’il atteint à peu près le résultat que nous nous étions proposé ; ce résultat était de séparer le principal de l’accessoire, afin d’empêcher que l’accessoire ne devînt le principal.
La destination principale de l’article que nous allons voter, a pour objet les remises des receveurs et les indemnités, auxquelles ils ont droit pour impression, distribution, recueillement des déclarations relatives à la contribution personnelle ; ces remises et ces indemnités sont inséparables, il s’agit ensuite de l’accessoire, qui consiste en une autre catégorie d’indemnités, qui consiste en suppléments de traitements, minima, maxima, qui sont aussi prélevés sur cet article. M. le ministre a fait ajouter sous la forme d’une note annexée à sa nouvelle rédaction, que la somme dont on disposerait pour l’accessoire, ne pourrait dépasser celle de 23,000. Je voterai la destination de cette somme pour l’exercice courant, mais je ne la voterai qu’en renouvelant une observation que j’ai faite déjà ; je ne suis pas le partisan ni des minima ni des maxima, qui tendent à amoindrir, rarement il est vrai, de bonnes recettes, et à majorer, ce qui arrive plus souvent, le chiffre des autres ; tout cela ne tend qu’à éluder la base des traitements, qui est la remise ; qu’on donne autant que possible les bonnes recettes à ceux qui les méritent et par leur conduite et par leur ancienneté, qu’on donne les médiocres aux employés dont les titres sont plus récents, et on évitera cette manipulation de recettes, que je trouve peu régulière.
L’honorable ministre des finances nous a dit que les résultats des minima et maxima seraient réduits à une dépense de 10,000 fr. ; c’est là une preuve de son zèle pour les intérêts du trésor, car le cahier d’observations de la cour des comptes de 1841 en porte le chiffre à près de 38,000 fr.
Quant aux indemnités, qu’il ne faut pas confondre avec celles qui sont inséparables des remises, quant aux suppléments de traitements, il me reste une observation à faire.
D’après le cahier de la cour des comptes ces suppléments ou indemnités sont accordées dès le premier mois de l’année par des arrêtés non motivés ; il me semble qu’il serait plus régulier de motiver ces arrêtés, et de n’accorder les suppléments, que vers la fin de l’année ; il est contraire aux intérêts du trésor, de le charger de traitements anticipés, de solder d’avance des services incertains, qui ne sont pas encore acquis.
Si les arrêtés étaient motivés, on connaîtrait au moins les motifs qui ont fait accorder ces faveurs, et je crois que la cour des comptes a quelques droits à connaître ces motifs, à moins qu’on veuille la rabaisser au rôle d’un corps qui n’aurait d’autre mission que l’enregistrement du chiffre des dépenses.
M. Lebeau. - Messieurs, je félicite ceux de nos honorables collègues qui ont compris la portée des amendements proposés par M. le ministre des finances ; quant à moi, je déclare qu’il m’est impossible d’en saisir le sens. Il me serait impossible d’émettre, en connaissance de cause, un vote sur une rédaction semblable. Je ferai remarquer que la chambre avait formellement énoncé le désir que l’art. 2 du chapitre actuellement en discussion fût divisé en deux articles et que M. le ministre, se ralliant à cette opinion exprimée par la chambre, avait annoncé l’intention de présenter, dans une séance ultérieure, les chiffres de ces deux articles.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - C’est une erreur.
M. Lebeau. - Il me semble l’avoir ainsi compris et le vote de la chambre, consigné dans le document qui a été distribué ce matin, atteste que c’est bien là ce que la chambre a entendu.
Je croyais que M. le ministre n’avait pas manifesté l’intention de revenir sur ce vote de la chambre, qu’il avait seulement demandé (ce qui était fort naturel) à pouvoir examiner à loisir quels devraient être les chiffres des deux articles nouveaux. Maintenant, pour faire droit au vœu de la chambre, M. le ministre propose un article unique dans lequel il vient parler des dispositions d’un arrêté royal que presque personne ne connaît dans cette enceinte, puisqu’il n’a pas même été publié dans le bulletin officiel de l’époque. Dans cet arrêté il est parlé de maxima et de minima, chose sur laquelle nous n’avons pas reçu d’explications positives de manière qu’une grande partie de la chambre ne comprendra pas la portée du vote qu’elle est appelée à émettre sur l’amendement de M. le ministre des finances ; ce que la chambre voulait, c’est la spécialité des dépenses. La chambre voulait consacrer, par son vote, ce principe que, dans la rémunération des comptables, la remise doit être la règle, et le supplément de traitement l’exception. Le libellé imprimé dans le document qui nous a été remis ce matin répond parfaitement au vœu de la chambre, et M. le ministre aurait pu admettre ce libellé, qui n’aurait en rien gêné la marche de l’administration. Je ne suis pas partisan bien exagéré des spécialités en matière de budgets, je ne voudrais jamais pousser ce principe assez loin pour gêner la marche du gouvernement, mais il faut cependant faire à cette spécialité sa part naturelle, il faut admettre une spécialité telle que le contrôle de la chambre soit aussi facile que la marche de l’administration. Or, c’est ce qui n’existe pas avec la proposition de M. le ministre.
Si vous ne faites pas une juste part à la spécialité des dépenses, vous pousserez la chambre dans une disposition à spécialiser à l’excès, et vous avez déjà vu cette tendance se manifester ; déjà l’on vous a parlé de la nécessité d’une loi fixant tous les traitements de l’ordre administratif ; une semblable loi, je la considère comme incompatible avec la liberté d’action du gouvernement. Eh bien, si vous résistez à la chambre lorsqu’il s’agit d’une spécialité aussi naturelle que celle dont il s’agit, vous vous exposez à des réactions, vous vous exposez à donner faveur à des propositions exagérées comme celle dont je viens de parler.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - J’essaierai de donner à l’honorable membre les explications nécessaires pour qu’il comprenne l’amendement que j ai proposé. L’honorable membre a dit que le but de la chambre est d’établir comme règle la remise proportionnelle et comme exception les suppléments de traitement, les maxima et minima. Eh bien ce but est complètement atteint par ma rédaction, puis qu’il en résulte que, sur le chiffre total du crédit, on ne peut imputer du chef de maxima et de minima de suppléments de traitements de toute nature qu’un excédant de dépenses sur les remises proportionnelles de 23,000 fr., lequel se subdivise en trois parties, savoir : 1° différence entre les maxima et les minima, 10,000 ; ; 2° suppléments accordés aux receveurs qui ont essuyé un préjudice par suite de la cession des territoires montant à 6,000 fr. ; 3° minimum accordé aux receveurs qui ont moins de 1,200 fr. de traitement, 7,000 fr.
Ainsi, messieurs, d’après l’amendement que je propose, la faculté donnée à l’administration sera bien plus restreinte qu’elle ne le serait avec la subdivision dont parle l’honorable membre ; cette subdivision rendrait les abus bien plus faciles, si tant est que l’on puisse supposer l’intention de les commettre.
M. Desmet. - Je ne dirai pas, messieurs, qu’il y a des abus dans l’établissement des traitements des receveurs, mais je crois que l’amendement présenté par la section centrale ne résoud pas la difficulté. De quoi s’est-on plaint ? On a dit d’abord qu’il pouvait y avoir des abus de pouvoir, de l’arbitraire dans la fixation des minima et des maxima. A cet égard, l’honorable M. Osy se plaignait de ce que le receveur d’Anvers était trop peu rétribué comparativement à l’importance de sa recette. Messieurs, l’arrêté de 1822 a établi trois bases : la principale de ces bases, c’est la remise proportionnelle établie sur le montant des recettes.
En second lieu, on laisse à l’administration le pouvoir d’établir les traitements des receveurs des douanes.
En troisième lieu, il y a une exception pour les receveurs qui ont moins de 300 francs ; on peut les indemniser jusqu’à la concurrence de 600 francs.
Excepté ces trois bases, rien de certain n’est réglé pour augmenter ou diminuer la remise des receveurs, tout est abandonné à l’administration, elle établit les minima et les maxima, tels comme elle le trouve bon. Et il est certain que l’amendement de M. le ministre, comme celui proposé par la section centrale ne diminueront en rien le pouvoir de l’administration ; elle conservera toujours ce pouvoir. Je ne dis pas qu’il y a abus, mais cependant je crois qu’il y a moyen d’établir sur des bases moins arbitraires la règle à suivre dans la fixation des traitements des receveurs et je pense que ce serait dans l’intérêt même de l’administration.
- Personne ne demandant plus la parole, la discussion sur les articles 1 et 2 du chapitre III, ainsi que sur les amendements y relatifs, est close.
M. le président. - M. le ministre des finances propose d’abord d’ajouter une disposition particulière à insérer immédiatement après l’art. 1er au chapitre III, service sédentaire. - Traitements.
Cette disposition, dont la section centrale a proposé l’adoption, est ainsi conçue :
« Les suppléments de traitement pour pertes résultant de la suppression des leges, accordés aux fonctionnaires et employés de l’administration des contributions, ne pourront être imputés sur l’art. 1er que jusqu’à concurrence d’une somme totale de 37,000 fr. »
- Cette proposition est mise aux voix et adoptée.
M. le président. - M. le ministre des finances propose ensuite de réunir de nouveau en un article unique les diverses dispositions de l’art. 2 qui serait ainsi conçu :
« Art. 2 (unique). Remises proportionnelles (a) des receveurs et indemnités accordées par les litt. b, c et d de l’arrêté royal du 18 novembre 1822, n°157 : fr. 1,710,000
« (a) Disposition particulière - L’excédant de dépense résultant de la balance des maxima et des minima de remises et indemnités, ainsi que des suppléments de traitement accordés à des receveurs rétribués au moyen de remises proportionnelles, ne pourra dépasser la somme de 23,000 fr. »
La section centrale propose l’adoption de cette disposition.
- L’art. 2, ainsi modifié, est mis aux voix et adopté.
La chambre passe au vote du texte du projet de loi du budget du département des finances :
« Art. 1er. Les budgets du département des finances, des non-valeurs, remboursements et péages, et des dépenses pour ordre, pour l’exercice 1844, sont fixés :
« Le budget du département des finances, à la somme de 11,816,852 fr. 57 cent.
« Le budget des non-valeurs, remboursements et péages, à la somme de 2,044,000 fr.
« Le budget des dépenses pour ordre, à la somme de 13,451,225 fr.
« Le tout conformément aux tableaux ci-annexés. »
« Art. 2. La présente loi sera obligatoire le lendemain de sa promulgation. »
- Ces deux articles sont successivement mis aux voix et sont adoptés sans discussion.
Il est procédé au vote par appel nominal sur l’ensemble du budget.
Le sort désigne M. de Naeyer, comme étant celui par le nom duquel commencera l’appel nominal.
Voici le résultat de l’appel nominal :
73 membres y ont répondu.
69 ont répondu oui.
2 (MM. Verhaegen et Delehaye) ont répondu non ;
2 (MM. Eloy de Burdinne et Castiau) se sont abstenus.
En conséquence, la chambre adopte. Le projet de loi sera transmis au sénat.
Ont répondu oui : MM. de Nef, (erratum Moniteur belge n°23, du 23 janvier 1844 :) Deprey, de Renesse, de Roo, de Saegher, Desmet, de Terbecq, de Tornaco, de Villegas, d’Hoffschmidt, d’Huart, Donny, Dumortier, Fallon, Fleussu, Goblet, Huveners, Jadot, Jonet, Lange, Lebeau, Lesoinne, Liedts, Lys, Maertens, Malou, Manilius, Mast de Vries, Mercier, Nothomb, Osy, Pirmez, Pirson, Rodenbach, Rogier, Savart, Scheyven, Sigart, Simons, Smits, Thyrion, Troye, Van Cutsem, Vanden Eynde, Vandensteen, Verwilghen, Vilain XIIII, Wallaert, Zoude, Brabant, Cogels, Coghen, David, de Baillet, de Brouckere, Dechamps, de Chimay, de Corswarem, Dedecker, de Florisone, de Foere, de Garcia de la Vega, Delfosse, d’Elhoungne, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, de Meester, de Mérode, de Muelenaere.
Les membres qui se sont abstenus sont invités à faire connaître les motifs de leur abstention.
M. Eloy de Burdinne. - Je me suis abstenu, parce que je n’ai pu assister à la discussion.
M. Castiau. - Je me suis abstenu parce que je n’ai pas voulu, sans les motifs les plus graves, paralyser une administration aussi importante que celle des finances, et que, d’un autre côte, le refus de M. le ministre d’introduire dans son budget une spécialité suffisante, et l’admission de certaines allocations que je repousse, ne m’ont pas permis de voter en faveur du budget.
M. le ministre des finances (M. Mercier) dépose un projet de loi ayant pour objet d’organiser la cour des comptes.
- Ce projet de loi sera imprimé et distribué. La chambre en ordonne le renvoi aux sections.
M. le ministre des finances (M. Mercier) dépose un projet de loi tendant à autoriser le gouvernement à accorder des pensions aux anciens fonctionnaires qui, par suite des événements politiques, ont été privés de leurs emplois, et n’ont pu être replacés.
(Il s’agit des anciens fonctionnaires sur lesquels une commission a fait un rapport dans la séance du 10 février 1843.)
- Ce projet de loi sera imprimé et distribué. La chambre en ordonne le renvoi aux sections.
M. le ministre des finances (M. Mercier) dépose un projet de loi tendant à accorder des crédits supplémentaires au département des finances
- Ce projet de loi sera imprimé et distribué. La chambre en ordonne le renvoi aux sections.
M. de Foere (pour une motion d’ordre). - Messieurs, je dois m’absenter de la chambre. Je lui demande l’autorisation d’insérer quelques observations dans le Moniteur, sur l’arrêté du 1er janvier 1844, émané du ministère de la justice et relatif à l’emploi de la langue flamande dans la traduction des lois et arrêtés, et sur l’emploi des livres classiques flamands dans les écoles primaires. La discussion sera d’autant plus franche et loyale, que MM. les ministres auront le temps de méditer les objections que j’aurai l’honneur de leur présenter
- La proposition de M. de Foere est adoptée.
En conséquence, les observations de l’honorable membre seront insérées au Moniteur.
M. de Garcia. - Messieurs, conformément à la loi du 10 juin 1841 sur les chemins vicinaux, il doit être dressé, dans le délai de deux ans, un plan général de tous les chemins vicinaux du royaume. Le gouvernement, en vertu d’un contrat, a confié ce soin à une seule personne. Je demanderai que la chambre veuille décider que le contrat passé entre le gouvernement et ce citoyen soit imprimé dans le Moniteur de demain, afin que nous puissions en avoir une connaissance parfaite.
J’attache, moi, une grande importance au plan dont il s’agit, parce que de ce plan doit résulter toute l’amélioration de la petite voirie, ce plan a été prescrit par la législature dans la vue d’assurer la viabilité parfaite des chemins vicinaux dans tout le royaume. L’exécution de la loi de 1841 dépend entièrement de ce travail. S’il n’est pas exécuté parfaitement vous aurez, sans aucun succès, dépense des sommes considérables.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - On pourrait supposer, d’après la demande de l’honorable préopinant, que le contrat n’a pas reçu la publicité convenable. Cette convention a été approuvée par un arrêté royal du 15 juin 1841.
L’arrêté royal et la convention ont été en entier insérés dans le Moniteur. (Pour la dernière quinzaine du mois de juin 1841.) La chambre décidera si une nouvelle insertion de ces pièces est nécessaire. (Non ! non !)
M. de Garcia. - Je dois repousser la supposition qu’a faite M. le ministre de l’intérieur. Il paraît croire que j’ai voulu attaquer la mesure en elle-même. Telle n’a pas été mon intention ; je viens seulement d’être mis à même d’apprécier toute la portée du contrat. D’après ce que je connais de cette affaire, je dois dire que de la manière dont les choses se passent, le pays dépense inutilement son argent pour un travail qui ne s’exécuté pas conformément aux prescriptions de la loi.
- La chambre consultée décide que les pièces dont il s’agit ne seront pas insérées au Moniteur.
M. Orts. - Messieurs, je désirerais que M. le ministre de l’intérieur présentât un état indiquant les écoles supérieures d’enseignement primaire auxquelles une pédagogie est déjà attachée. Je désirerais que cet état indiquât en même temps celles de ces pédagogies qui sont organisées et à même de donner un enseignement normal.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je pourrais répondre immédiatement à l’interpellation de l’honorable préopinant ; je suis muni de toutes les pièces nécessaires, mais je croirais, en le faisant, empiéter sur la discussion. Je pense d’ailleurs que l’honorable membre n’a eu en vue que de me donner un avis ; je l’en remercie ; il voudra bien attendre la discussion spéciale pour recevoir la réponse à son interpellation.
M. Osy. - A la fin de la session dernière j’avais déjà réglé mon compte avec M. le ministre de l’intérieur et vous ai démontré les griefs que j’avais contre lui, pour sa conduite politique dans les deux dernières sessions. Tout en rendant justice à l’activité et au talent de M. Nothomb, je vous disais qu’il ne l’avait malheureusement employé que pour agiter le pays par un manque de caractère et sans aucune suite dans le système politique et commercial qu’il nous avait annoncé lors de son avènement au pouvoir en 1841.
Pour moi, je voulais de la stabilité dans nos lois organiques, ce qui seul pouvait calmer le pays et finalement nous mettre à même de nous occuper de ses intérêts matériels. Au lieu de cela, il s’est laissé entraîner par une partie de la chambre et s’est associé à des lois que je dois malheureusement continuer à appeler réactionnaires. Je ne sais s’il ne s’en repent pas aujourd’hui, mais tout en s’aliénant une grande partie de la chambre qui avait espéré que, sous son ministère, on aurait fait les affaires du pays, ceux enfin qui n’étaient d’aucun parti politique, et il a eu le talent de se mettre très mal avec la gauche et je ne pense pas qu’il se soit fait beaucoup d’amis parmi la droite, et si ce parti l’estime davantage ; voyant, comme nous, que ce ministre tâche seulement de se jeter dans les bras du parti qu’il croit le plus fort.
Ainsi donc, homme sans principes politiques, ayant seulement l’ambition de se soutenir à tout prix. Le rôle de bascule dans un pays comme le nôtre ne peut pas durer longtemps, et si pendant ces trois ans au pouvoir il a montré du talent, je ne pense pas qu’il a eu le talent de se faire aimer et d’inspirer de la confiance.
Pour moi, je suis venu dans la chambre avec la ferme intention de me tenir en dehors de tous les partis politiques, mais de soutenir tout ministère qui maintiendrait ce que nous avons sauvé du naufrage et qui se bornerait à être homme d’affaires. A l’ouverture de la session 1842, j’avais l’espoir que M. Nothomb entrerait franchement dans cette voie, mais mon illusion n’a pas duré longtemps, et la session dernière m’a prouvé que je ne pouvais avoir aucune confiance en lui et que nous ne ferions rien pour les intérêts matériels du pays, qu’on continuerait à nous bercer avec de vains espoirs et que tout son talent consisterait à éloigner les discussions, si formellement réclamées par le pays et toujours par la crainte d’échouer ou de se mettre mal avec l’un ou l’autre pays.
A la session dernière, il remplissait le rôle de six ministres et effaçait entièrement ses collègues ; le ministère ayant essuyé échec sur échec, a été obligé de se retirer, et M. le ministre, qui de trois ministres restants, après la retraite de MM. les ministres de la guerre, de la justice et des affaires étrangères, avait donné le premier donné sa démission, a pu si bien se retourner, que seul il est resté, après avoir si adroitement, mais pas honorablement, joué ses collègues des finances et des travaux publics. Je trouve cette conduite non seulement peu convenable, mais, pour dire toute ma pensée, très peu franche et qui a dû lui faire de nouveaux ennemis politiques.
Pendant la session dernière, à chaque instant nous espérions voir arriver le moment de discuter une loi formellement promise, vivement désirée et réclamée par le commerce et l’industrie : la loi pour l’établissement d’un système commercial. Vous vous rappellerez comme on a toujours trouvé moyen de trouver des ajournements, et quand finalement, après les vacances de Pâques, on espérait qu’on s’en occuperait, on n’a trouvé d’autre expédient que de prononcer la clôture de la session, et au lieu de nous rappeler cette année six semaines ou deux mois avant le jour fixé par la constitution, on n’en a rien fait, et nous voilà dans le troisième mois de la session, et nous avons encore les trois budgets les plus importants à discuter, outre une loi qui doit précéder le budget qui réclame les plus grands changements, d’après l’opinion de la grande majorité de la chambre. Tout cela était prévu par le ministère, et cependant il n’a rien fait pour l’entourer, le plus tôt possible, des défenseurs des intérêts du pays. Aussi le retard dans nos travaux ne peut que lui être attribué et toute sa responsabilité tombe sur lui.
Maintenant on nous promet la discussion de notre système commercial, après la rentrée des vacances de Pâques ; mais on nous refuse de nous donner d’avance l’opinion du gouvernement sur les diverses réclamations du pays et de votre commission d’enquête, pour que nous sachions finalement le système que le gouvernement soutiendra et ce qu’il nous proposera pour simplifier nos discussions et tâcher de rallier les nuances diverses, car il n’y a véritablement plus que des nuances, la question est mûre, et si on voulait sincèrement doter le pays d’un système commercial, on pourrait commencer la discussion aussitôt que les idées du gouvernement seraient connues.
Je prie le gouvernement d’y songer sérieusement, et s’il veut franchement la discussion, il ne pourra pas se refuser de nous communiquer, avant notre ajournement de Pâques, le système qu’il a adopté ; s’il continue à s’y refuser, la session se passera sans rien faire, car on demandera l’ajournement après les propositions du gouvernement pour les examiner et confronter avec celles de votre commission d’enquête et les avis des chambres de commerce.
Je suis dans l’habitude de vous dire toute ma pensée, et encore, dans cette circonstance, je juge clairement le caractère de M. le ministre de l’intérieur, Il a reçu des réclamations des puissances étrangères et surtout de notre rivale commerciale, les journaux hollandais nous l’ont fait connaître assez clairement. Ceci l’arrête, s’il ne veut de nouveau seulement que gagner du temps pour traverser la session actuelle, sans avoir un échec à la chambre ou sans se mettre mal avec l’étranger.
Nous avons réclamé avec force contre les avantages accordés au Zollverein, sans aucune compensation. Voilà bientôt deux ans qu’unanimement nous avons blâmé d’accorder à l’étranger sans obtenir des compensations, et cependant tous les 3 ou 6 mois, on suit le même système, et même on a renouvelé le même malheureux système, en accordant une faveur à la Hollande. Nous avons si peu à donner en échange de ce que nous réclamons des puissances étrangères, que c’est plus qu’une faute de nous dessaisir des moindres armes que nous avons. Mais il faut se mettre bien avec l’étranger, et d’après l’opinion de M. Nothomb, au moins à en juger par ses actes, cela doit primer les intérêts du pays, nonobstant les vives réclamations de la chambre et du pays.
Je vous dirai que M. Nothomb n’avait pas de système gouvernemental, et qu’il n’avait qu’un but, c’est de se cramponner au pouvoir, d’aller avec tout le monde, même, s’il le faut, en reniant tous ses antécédents.
Je ne vous citerai, comme du nouveau, qu’un seul exemple ; après la convention avec la France, la chambre décida que les marchands de vin qui se trouvaient lésés par nos arrangements avec la France, seront dégrevés pour ce qu’ils ont en entrepôt. Le gouvernement y reconnaissant le système dangereux de rétroactivité, et tout en usant de son droit, il a pris la résolution grave de ne pas sanctionner une loi qui venait de notre droit d’initiative. Je ne lui en fais pas un reproche, mais comme certainement cette mesure aura été discutée en conseil, M. le ministre de l’intérieur doit y avoir donné son assentiment.
Aujourd’hui, il s’associe à une loi où la rétroactivité est formelle ; on impose à un nouvel impôt des marchandises acquittées en vertu des lois existantes.
M. Smits, sur cette matière, avait une manière de voir, M. Nothomb l’approuve. Aujourd’hui l’honorable M. Mercier a une manière toute différente de juger la question. M. Nothomb l’approuve encore, c’est-à-dire, qu’en 1842, il disait : Non, plus de rétroactivité, grief contre l’ancien gouvernement ; aujourd’hui, il dit : Revenons au système hollandais, je juge autrement les griefs qu’on a fait sonner si haut lors de la révolution. Véritablement, le pays ne sait plus à quoi se tenir, gouverné par des hommes de la force de caractère et de conviction de M. Nothomb.
A en juger de la manière que sont menées nos affaires à l’intérieur, je suis plus persuadé que jamais, que nous ne réussissons pas à traiter ni avec la France ni avec l’Allemagne, parce que le jeu double qu’on joue envers nous, on le joue aussi envers l’étranger et à l’étranger on doit s’en être aperçu aussi bien que nous. Il faut avoir un système, oser nous le dire, prendre des forces et des avis des mandataires du pays, et suivre une marche droite et laisser là toute diplomatie, qui pour moi n’est que synonyme de fausseté. De nos jours, avec la liberté de la presse et par les discussions publiques, on ne peut et on ne doit que jouer cartes sur table, poursuivre une marche droite pour tâcher d’arriver à un but.
On nous dit depuis trois ans et on a envoyé à l’étranger, toujours sous M. Nothomb, des commissions nombreuses pour tâcher de venir à une réunion douanière avec la France, ou au moins à un traité d’échange avantageux, et en nous mettant aux genoux de la France, expression de M. Guizot à la tribune française.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - M. Guizot n’a pas dit cela !
M. Osy. - Nous nous livrons à l’Allemagne pendant deux ans, sans rien obtenir. Un jeu pareil doit mécontenter la France et doit faire la risée de l’Allemagne, et finalement, en nous déconsidérant aux yeux de ces deux grandes nations, on nous fait perdre un temps précieux et toutes les deux nous repoussent. Je serais curieux de savoir comment l’ancien cabinet s’est pris pour avoir une satisfaction des mots injurieux prononcés par M. Guizot, et que j’ai dénoncées l’année dernière à cette tribune.
Ces paroles étaient une offense pour tous ceux, grands et petits, qui ont été depuis trois ans négocier à Paris, et si M. Guizot avait raison, la déconsidération qui tomberait sur chacun d’eux ne pourrait être attribuée qu’à M. le ministre de l’intérieur ; il fallait donner des instructions ou permettre des négociations qui ne pussent pas plus déconsidérer le gouvernement que la nation.
D'après toutes ces considérations, et celles présentées à la fin de la session dernière, je ne puis plus continuer ma confiance à M. Nothomb, et pour parvenir à mon but final de voir à la tête du département de l’intérieur un homme d’affaires, droit, franc et sincère, je serai obligé de voter contre son budget ; je ne puis accorder des subsides à un ministre qui, depuis trois ans, a compromis notre position à l’étranger ; qui veut rester au pouvoir quand même, et qui n’a de l’habileté que pour ajourner les questions vivement réclamées, par crainte d’avoir un échec ou en écoutant davantage les réclamations de l’étranger que celles de la nation.
Je me réserve de prendre la parole pour demander quelques renseignements, lorsque nous serons aux articles, pour vous prouver que M. le ministre de l’intérieur aime plus les flagorneries de l’étranger que d’écouter nos doléances. On peut payer avec les fonds que nous votons pour se faire encenser à l’étranger, mais on ne peut pas trouver des moyens de me fermer la bouche. Je vous ai donné assez de preuves de ma franchise, je n’y ai pas manqué aujourd’hui et je n’y manquerai jamais, aussi longtemps que mes concitoyens voudront me confier leur mandat. C’est à eux à juger, si j’ai trouvé un moyen de faire leurs affaires, ou si M. Nothomb fait ce qu’ils réclament si vivement. J’ai dit.
M. Rodenbach. - Comme c’est un discours écrit que vient de prononcer l’honorable préopinant, je demanderai la permission d’interpeller l’honorable membre sur ce qu’il a entendu dire par débris sauvés du naufrage. Est-ce une insulte qu’il a voulu adresser à notre révolution ?
M. Osy. - Je n’ai voulu adresser aucune insulte la révolution. Nous avons démoli l’ancienne constitution et l’ancienne loi électorale pour faire une nouvelle constitution, de nouvelles lois organiques, ce sont ces institutions nouvelles que j’ai entendu dire qu’il fallait tâcher de conserver.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, la session a été jusqu’à présent consacrée à des travaux sinon multipliés, au moins sérieux et utiles. J’ignore si ce qu’on appelle une discussion politique, que, d’après le discours de l’honorable préopinant, j’appellerai une discussion personnelle, est devenue nécessaire.
Les dispositions de l’honorable préopinant m’étaient connues depuis longtemps, il les avait fait connaître plusieurs fois dans les deux sessions précédentes. Mais ce n’est pas une question entre l’honorable préopinant et moi que ma présence au ministère ; c’est une question entre la majorité de cette chambre et moi. L’abandon de ma cause par un membre de cette chambre, une hostilité annoncée par un membre de cette chambre, peut m’affliger jusqu’à certain point, mais aussi longtemps que cette hostilité ne deviendra pas une hostilité de la majorité, je me croirai le droit de me trouver où je suis. Je laisse donc pour le moment la question de personne de côté. Ce qu’on vous a dit n’est pas nouveau ; on l’a répété bien souvent et chacun de vous a sur ce point son opinion faite. Je ne répondrai qu’à quelques actes qui sont des actes de gouvernement et notamment à cette accusation de reculer devant toutes les questions. Le ministère précédent n’a reculé devant aucune question. Le ministère actuel ne reculera devant aucune question, mais il est juge de la marche qu’il a à suivre.
C’est ainsi qu’il ne reculera pas devant la discussion des conclusions de la commission d’enquête commerciale. Il ne s’est pas refusé à la mise à l’ordre du jour de cette question, mais il est juge de la marche qu’il doit suivre dans l’intérêt du gouvernement, dans l’intérêt du pays et dans l’intérêt de la solution elle-même de cette question.
Lorsque l’ordre du jour que vous avez fixé appellera cette question, le gouvernement prendra part à la discussion. C’est un droit du gouvernement dont les ministères précédents ont usé, que le ministère actuel peut maintenir sans s’exposer à l’accusation de manquer de franchise ou de courage.
Je me borne donc à répéter que le ministère actuel ne reculera devant aucune des questions que les circonstances ont amenées ; notamment il ne reculera pas devant la discussion de la question du système commercial. Je n’ai pas interrompu l’honorable préopinant quand il se permettait à mon égard des sorties personnelles, mais je l’ai interrompu quand il a dit qu’un ministre français avait insulté la Belgique, je l’ai interrompu pour déclarer qu’il n’en était rien. Le ministre des affaires étrangères de France ne s’est pas servi à la tribune des expressions qu’on lui a prêtées, il n’a pas dit que la Belgique s’était mise aux genoux de la France. Le ministre dont vous parlez ne se sert jamais de semblables expressions. Cette expression ne se trouve pas dans le Moniteur français. On ne s’en est pas servi.
Jamais à la tribune de France on ne se servira d’une expression semblable à l’égard d’un pays étranger. La chambre elle-même interromprait un ministre qui se permettrait un langage semblable.
Il a répété ce qui a été souvent dit dans cette chambre, il a dit que la Belgique se trouvait dans une position industrielle difficile, qu’il y avait excès de production, qu’elle cherchait au dehors les débouchés qui lui manquent. Voilà tout ce que cet homme d’Etat a dit ; et s’il avait exagéré les faits, à qui faudrait-il en faire le reproche ? Il faudrait en faire le reproche à la Belgique elle-même, à ceux qui dans notre pays représentent l’industrie comme dans une situation désespérée.
La Belgique, messieurs, ne s’est mise aux genoux de personne. En France, on n’a pas accusé la Belgique de se mettre aux genoux de qui que ce soit. Ce que la Belgique a fait, elle pouvait, elle devait le faire ; étudier le terrain, rechercher quelles étaient les ressources que pouvaient offrir les négociations commerciales c’est ce que le gouvernement a fait. Lorsque l’ordre du jour amènera la discussion du système commercial, cette discussion, je l’espère, sera précédée d’une discussion à huis-clos, en comité général, où le ministère vous fera connaître toutes les tentatives faites par le gouvernement à l’étranger, en fait de négociations commerciales. Vous en jugerez par les communications officielles du ministère, non d’après des suppositions plus ou moins erronées, plus ou moins hasardées.
L’honorable préopinant s’en prenant toujours à ma personne, à mon caractère, vous a dit que j’étais en contradiction avec moi-même, que je sacrifiais mes opinions sur les moindres détails ; il vous a cité la proposition d’indemnités aux marchands de vin qui n’a pas reçu la sanction du gouvernement. Il vous a dit que le ministre des finances, dans la loi des tabacs, proposait de consacrer le principe absolument contraire. Si je pouvais entrer dans des détails sur le projet auquel on fait allusion, je prouverais que les questions ne sont pas les mêmes, sont complètement dissemblables. Au reste, quand on veut des accusations personnelles, on les trouve toujours ; pour les trouver on dénature, on exagère les faits mêmes les plus insignifiants. Y eût-il identité dans les deux cas, que ce serait un fait secondaire insignifiant ; mais cette identité n’existe pas.
J’attendrai le cours de la discussion pour m’expliquer sur des faits qui pourraient vous être signalés.
Je reproduirai, en terminant, ma protestation contre les expressions prêtées au ministre des affaires étrangères de France ; j’y reviendrai quand j’aurai sous la main le Moniteur Français.
Je ne me prêterai pas à la tactique qui tendrait à établir le débat entre la chambre et moi, pour jeter de l’odieux sur ma personne, je maintiendrai la discussion entre la majorité et moi.
M. Osy. - L’année dernière, le Moniteur à la main, j’ai signalé à M. de Briey les paroles de M. le ministre des affaires étrangères de France ; c’est alors qu’on aurait dû me répondre. Ce n’est pas un an après qu’on devrait le faire, alors que je n’ai pas le Moniteur devant moi. Je ferai des recherches et si j’ai eu tort, je le reconnaîtrai ; mais si j’ai eu raison, j’espère que M. le ministre se rétractera.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je répète que le ministre des affaires étrangères de France n’a pas dit que la Belgique s’était mise aux genoux de la France. S’il s’était servi d’une semblable expression, le président de la chambre des pairs l’aurait interrompu ; c’est à la chambre des pairs qu’a été prononcé le discours qu’on a rappelé.
M. de Tornaco. - Messieurs, en abordant la discussion du budget de l’intérieur, mon intention n’est pas d’entrer dans l’examen des détails de ce budget. Je me propose uniquement de profiter de la circonstance présente pour dessiner ma position dans cette chambre. Je le ferai brièvement, en jetant un coup d’œil rapide sur les élections du 13 juin, en exprimant mon opinion non sur un ministre, mais sur le ministère tout entier.
Je dois le dire tout d’abord, car je n’aime pas à faire naître des illusions, je n’ai rien de nouveau à apprendre à la chambre, je suis, sous ce rapport, dans le même cas que l’honorable M. Osy.
Comme je désire suivre dans une carrière parlementaire la ligne d’une conduite loyale, conforme au caractère national, conforme au respect que l’on doit à ses concitoyens aussi bien qu’à soi-même, je n’aurais pas attendu jusqu’ici pour vous faire connaître franchement mes opinions et mes intentions, mais outre que la prudence me commandait une grande réserve, je croyais aussi que le moment le plus opportun pour l’accomplissement de mon dessein serait celui qui se présente aujourd’hui.
En effet, c’est à la politique suivie dans l’intérieur du pays depuis plusieurs années, que je suis redevable de l’honneur de siéger parmi vous ; et c’est principalement pour m’opposer à la continuation de cette politique que j’ai été envoyé dans cette chambre, il est donc logique, il est donc rationnel de ma part de faire acte de présence au moment le plus convenable pour la discuter.
Notre mandat n’est point impératif, mais je trouve juste et constitutionnel de tenir un compte exact des faits et des circonstances, des principes et des opinions auxquelles on doit ce mandat. C’est ainsi que je comprends le mien et que j’espère le remplir autant que mes faibles lumières me se permettront.
En d’autres termes, les élections de la journée du 13 juin par les besoins qu’elles me paraissent avoir révélés, exerceront sur moi l’influence que je crois leur appartenir. Que s’est-il passé le 13 juin ? Comment se fait-il que des hommes éminents par leur talent et leur patriotisme, que vous étiez habitués à voir siéger parmi vous soient tout à coup disparus de la scène politique ? Ce n’est certes pas à une erreur relative à leur mérite, à leur talent, ce n’est pas à l’oubli de leur patriotisme qu’il faut attribuer leur éloignement. Ici je me sers le l’expression de patriotisme dans son acception générale ; on est patriote, bon patriote, indépendamment du drapeau que l’on suit, pourvu que l’on puise ses inspirations dans une conscience désintéressée et dans l’amour de la patrie. Non, messieurs, le patriotisme, ni les talents des honorables citoyens auxquels je fais allusion n’ont été perdus un seul instant de vue.
Il ne convient pas davantage d’attribuer leur éloignement à des causes secondaires, telles que l’action ou l’inaction du pouvoir, l’activité d’un parti et l’inaction de l’autre. De petites causes, des causes secondaires n’ont d’ordinaire que de petits résultats et tels ne sont pas ceux du 13 juin ; vous le reconnaîtrez plus tard, si vous ne l’avez déjà suffisamment reconnu. Des faits qui ont un caractère de généralité, parce qu’ils se sont produits sur divers points du royaume appartiennent évidemment à des causes générales.
Ces causes, les voici :
Ce sont, d’une part, la lésion d’intérêts moraux, chers à notre pays, les atteintes portées aux libertés et à la morale publique ; d’autre part, le réveil de l’opinion libérale avertie par une récente et triste expérience, sa renonciation à des ménagements devenus dangereux et l’usage de sa puissance avec une énergie proportionnée à la hardiesse des entreprises faites sur elle.
Telles sont les véritables causes de la journée du 13 juin.
Le 13 juin, l’opinion libérale a prouvé qu’elle n’acceptait ni pour elle ni pour le pays, la position qu’on a tenté de leur faire, qu’elle entend jouir et faire jouir le pays du bien-être moral et de toutes les libertés acquises en 1830. Que ceux qui ont conservé des doutes sur la réalité de ces preuves veuillent bien sonder la profondeur des vides faits dans une partie de cette chambre ; ils y puiseront, je l’espère, une conviction et un enseignement efficace.
Messieurs, depuis que j’ai l’honneur de siéger dans cette chambre, je n’ai pas cessé de me demander si le mouvement des esprits qui s’est produit avec tant d’énergie le 13 juin peut attendre quelque satisfaction du ministère actuel, je n’ai pas cesse de me demander si le pays pouvait en espérer des réparations nécessaires !
Afin de m’éclairer sur ce point, je me suis attaché à étudier le cabinet, l’attitude de ses membres, leurs paroles, leurs actes, leurs projets. Je dois l’avouer, ce travail m’a paru pénible, difficile, de nature à indisposer contre le cabinet le représentant le plus enclin à la bienveillance à l’égard du pouvoir, le moins porté à lui refuser l’estime et la considération dont il a besoin. Sous un gouvernement comme le nôtre, dans un pays libre et moral comme le nôtre, la représentation nationale ne devrait pas être réduite à deviner la pensée du cabinet, elle devrait la connaître du cabinet même par des expressions franchement émises et par les noms seuls de ses membres. Il n’en est pas ainsi ; bien s’en faut ; nous sommes obligés de nous livrer à une étude aussi périlleuse qu’ardue, afin de découvrir quelle direction politique et morale il plaira au ministère d’imprimer à notre pays.
Ce qui rend surtout notre tâche difficile, c’est la présence au banc des ministres d’hommes qui ont suivi une marche différente, de telle sorte que le cabinet présente l’assemblage confus d’antécédents inconciliables, de principes opposés, de convictions contradictoires. Il est réactionnaire par l’un de ses membres, âme du ministère précédent, âme passée d’un corps dans un autre, ceci soit dit sans blesser aucune susceptibilité ; il est constitutionnel ou libéral par un deuxième ; il est catholique ou rétrograde par un troisième. (Réclamations.)
M. Rodenbach. - C’est une insulte.
M. de Tornaco. - Je n’ai l’intention d’insulter qui que ce soit. Je crois qu’aucun des membres du cabinet n’a abandonné complètement ses convictions.
M. Dumortier. - Il y a plusieurs manières de rétrograder. Il y a une manière de rétrograder jusqu’à 1829, ce n’est pas celle-là que nous voulons.
M. de Tornaco. - Enfin telle est notre tâche, qu’elle est, pour ainsi dire, incompatible avec certains caractères, avec certaines intelligences, peut-être trop faibles, peut-être trop soumises à des sentiments que quelques-uns semblent prendre en pitié, pour pénétrer dans les secret d’une politique qui se cache, et qui probablement a de bonnes raisons pour en agir de la sorte.
Il est vrai que le ministère, pour ne pas se montrer absolument privé de baptême, a bien voulu se parer de la qualification d’impartial. Mais messieurs, l’impartialité n’est qu’une qualité, qu’un principe isolé ; elle ne constitue pas un système politique. Au surplus, je serais désireux de savoir où l’impartialité du ministère a pris son origine, son commencement, si c’est à sa formation, comme nous devons le supposer, je le déclare avec ingénuité, je n’y crois pas ; car déjà elle a failli, notamment dans les dernières élections. Si cette impartialité est une promesse pour l’avenir, je ne puis y compter ; car de ce que le ministère a déjà fait, je dois juger de ce qu’il fera encore.
Un ministère qui, sous une foule de rapports politiques, ne nous dit pas ce qu’il fera, qui, à d’autres, égards ne fait pas ce qu’il dit, un tel ministère ne peut préparer que surprises et déceptions aux opinions qui m’ont amené dans cette chambre.
A ce titre seul, il a droit de ma part à une opposition pleine de franchise.
Cependant d’autres raisons encore fortifient ma détermination.
En dernière analyse, le ministère, pris dans son ensemble, et compris comme je viens de le dire, n’est pas autre chose que l’expression de l’indifférence en matière politique, une négation de principes, et, si j’ose m’exprimer ainsi, un éteignoir de convictions.
Le ministère, tel qu’il est composé, ne peut, à mon avis, faire le bien ni dans l’ordre matériel, ni dans l’ordre moral.
Dans l’ordre matériel, le bien le plus désirable, celui qui est le plus généralement désiré, c’est sans contredit l’économie dans les dépenses de l’Etat, une économie sérieuse, non pas une économie de quelques milliers de francs, de quelques centaines de mille francs, économie qu’eu égard à la situation intérieure et extérieure du pays, il me sera permis de qualifier de futilité, mais une économie sérieuse, comblerait en peu d’années le déficit de nos finances, elle permettrait d’employer à des travaux productifs, à des établissements utiles, une partie des sommes dépensées aujourd’hui sans utilité, non seulement pour le pays, mais souvent même pour ceux qui les absorbent ; elle permettrait enfin de dégrever, dans un temps prochain, les contribuables et leur donnerait ainsi, à tous, les moyens d’améliorer leur position.
Mais, messieurs, un ministère qui n’a pas pour lui la puissance des principes, qui n’a pas dès lors une majorité de conviction ! Ici j’adjure la majorité sur laquelle l’honorable ministre de l’intérieur s’est appuyé tout à l’heure, de déclarer si elle se rend solidaire des principes du ministère.
Quant à moi, je le répète, un ministère qui n’est pas appuyé sur une majorité de principe, fidèle et dévouée, parce qu’elle voit en lui l’expression de sa pensée, ne peut entrer d’un pas ferme et assure dans la voie des économies, des réformes.
Un ministère qui n’a pour se maintenir que des ressources de petite tactique, d’expédients, de transaction, de concession, est nécessairement dépensier. La dépense est le ressort de son organisation, la condition de son existence. Loin qu’il présente aux contribuables la perspective d’un dégrèvement, il est en réalité pour eux une menace permanente de nouvelles dépenses, de nouveaux impôts.
Considéré par rapport à l’ordre moral, la position du ministère est pire encore. Il ne peut pas faire le bien ; l’initiative d’une amélioration morale considérable lui est interdite ; le premier mouvement qu’il ferait en ce sens serait le signal de sa chute ou de sa dislocation ; dans l’ordre moral sa condition est de laisser faire, de laisser passer ; loin qu’il puisse faire le bien, son existence seule est un mal ; il fait le mal par cela seul qu’il existe. N’est-ce pas un mal, en effet, et un grand mal, dans un pays nouvellement constitué, qu’un ministère sans principes politiques déterminés, sans lien moral, sans foi politique ! N’est-ce pas un mal, dans un pays où tout est vu, où tout est su, que l’existence d’un tel ministère ? Cette existence n’est-elle pas un exemple qui peut devenir dangereux ! Un tel exemple n’est-il pas de nature à affaiblir les convictions, à amortir l’esprit public, cette garantie de notre Etat constitutionnel, l’esprit public, cette sauvegarde la plus sûre autant contre nos propres erreurs que contre les dangers extérieurs !
Pour moi, messieurs, ces questions sont résolues aussitôt que posées, et elles exerceront sur ma détermination une influence décisive.
En résumé, l’absence complète de probabilité de satisfaction de la part du ministère pour les opinions qui m’ont amené dans cette chambre, sa composition vicieuse, son impuissance à faire le bien, les principes malfaisants qu’il renferme, sont pour moi des motifs impérieux d’opposition. Cette opposition, je me crois obligé de la produire par un vote significatif. Mon vote sera purement politique ; il sera par conséquent négatif. Je voterai contre le budget de l’intérieur.
(Moniteur belge n°21, du 21 janvier 1844) - M. de La Coste. - Messieurs, je m’étais fait inscrire l’un des premiers pour prendre part à cette discussion, dans l’espoir que les observations que je compte avoir l’honneur de vous présenter, pourraient précéder toute discussion politique. Mon calcul ne s’est pas trouvé juste ; j’ai été gagné de vitesse.
Vous comprendrez, messieurs, d’après ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire, que je suis peu préparé à entrer dans la discussion telle qu’elle vient de s’établir. Je me bornerai à faire une observation.
On a parlé de mesures réactionnaires, d’atteintes aux libertés publiques. Je dirai, messieurs, ce que j’entends par mesures réactionnaires, ce que j’entends par atteintes aux libertés publiques.
J’entends par mesures réactionnaires, des mesures qui tendraient à exclure, à repousser, uniquement à raison et à l’aide de certaines dénominations politiques, des hommes éminents, des hommes utiles du moins, des hommes amis de leur pays, qui travaillent de bonne foi à maintenir et à améliorer. Quelles que soient ces dénominations, j’appelle les mesures, les tendances que je viens de signalez des mesures, des tendances réactionnaires.
J’appelle atteintes aux libertés publiques, messieurs, une atteinte à la constitution.
Hors de là, je ne vois ni réactions, ni atteintes aux libertés publiques. Il peut y avoir plus ou moins d’opportunité dans les mesures, elles peuvent être bonnes, insignifiantes ou mauvaises, mais il n’y a ni réactions, ni atteintes aux libertés publiques.
Les réactions, les atteintes aux libertés publiques, messieurs, je ne m’y associerai jamais, quand même j’aurais à profiter de ces atteintes, quand même ces réactions atteindraient des hommes qui me seraient hostiles, quand même elles atteindraient des hommes qui nourriraient contre moi d’immortelles rancunes ; je les repousserais, car je consulte, avant tout, l’intérêt du pays.
Messieurs, je ne sais trop s’il me sera possible, après la direction qu’ont prise ces débats, d’obtenir un moment votre attention pour la question que je me proposais de traiter et que j’ai sérieusement étudiée. J’ai à vous citer des articles de loi, j’ai à vous parler de chiffres ; j’ai à traiter une question que je regarde comme fort importante, parce qu’elle se rattache aux intérêts de l’industrie en général, de même qu’aux intérêts du trésor public, qui nous préoccupe beaucoup en ce moment, mais une question qui ne peut ni émouvoir ni passionner.
Je vous demande donc, messieurs, beaucoup d’indulgence, il m’en faudra beaucoup pour que votre attention consente à me suivre. J’espère cependant que, si elle ne m’abandonne pas entièrement, je pourrai arriver à quelques résultats qui ne seront pas indifférents.
Messieurs, un honorable membre me suggère l’idée d’attendre la discussion des articles ; mais mes observations ne se rattachent spécialement à aucun article du budget ; elles concernent seulement une partie de l’administration pour laquelle on nous demandé des subsides. De semblables observations ne peuvent appartenir qu’à la discussion générale. Je demanderai donc si l’on préfère m’entendre dans un autre moment, ou si l’on veut bien me prêter maintenant quelque attention. (Parlez ! parlez !)
Messieurs, la question que je veux traiter et dont je viens de vous faire entrevoir l’importance, est celle des octrois. Je pense, messieurs, que, dans cette matière, nous faisons fausse route. Je regrette de le dire, et mon but n’est pas d’attaquer tel ou tel ministre, mais il me paraît que nous nous écartons, non seulement de ces principes si larges de liberté en tout et pour tous proclamés il y a quatorze ans, non seulement des principes vraiment libéraux qui avaient été établis en cette matière dans la constitution précédente, mais aussi de la législation antérieure, qui peut-être devrait être considérée comme encore en vigueur, mais qui, dans tous les cas, devrait être respectée à cause de la sagesse des dispositions quelle renferme.
Avant l’introduction de cette législation, messieurs, vous savez ce qu’étaient nos villes. Nos villes étaient, sous quelques modifications, au profit du pouvoir, ce que le moyen-âge les avait faites. Lorsque la féodalité couvrait l’Europe d’un vaste réseau, entre ses mailles de fer, il avait crû des républiques. Chaque province était non seulement un Etat, mais un Etat fédératif dans la composition duquel entraient des villes presque souveraines. Il n’est pas étonnant qu’à cette époque chaque ville cherchât à s’entourer d’un tarif protecteur ; car chaque ville aussi était un Etat. La patrie ne s’étendait guère au-delà du mur d’enceinte ; là était aussi la ligne de douane.
Messieurs, il est assez curieux de voir quels étaient les résultats de cet état de choses ; car nous reconnaîtrons bientôt que nous avons une tendance à nous en rapprocher.
Je trouve aux Placarts de Brabant le cahier des charges de la mise à ferme des moyens et droits de la ville de Bruxelles, qui fait mention non seulement des droits différents sur les eaux-de-vie, bières et vinaigres fabriqués à l’intérieur et introduits du dehors, mais du 24ème denier des draps et autres tissus de laine, des étoffes et draps de filoselle, de soie et d’or, et d’un impôt sur les chapeaux.
Ainsi étaient protégées ces industries alors florissantes dans Bruxelles.
Pour les cuirs il existait une sorte d’union douanière. L’accise dite grooten sluyden accys n’atteignait que ceux qui venaient d’autres lieux que des trois chef-villes et de celle de Malines.
D’autres objets façonnés pour l’usage immédiat étaient repoussés des villes par les privilèges des métiers.
Sur les débris de nos institutions vieillies, mais qui renfermaient beaucoup de libertés, l’invasion française est venue établir le principe de l’unité. La base du système était la centralisation, et même la centralisation poussée à l’excès. Mais elle eut enfin ce résultat avantageux de faire disparaître toutes ces barrières qui existaient de province à province, de ville à ville ; et lorsqu’on réorganisa les taxes municipales, on prit de grandes précautions pour empêcher ce système de se rétablir.
Ainsi, messieurs, la loi de frimaire an VII, en autorisant l’établissement de taxes indirectes et locales dans les communes formant à elles seules un canton, statue, entre autres, dans son art. 56, que : « Les administrations municipales et bureaux centraux auront égard dans leurs projets de taxes municipales à ce que le mode de perception entraîne le moins de frais possible et le moins de gêne qu’il se pourra pour la liberté des citoyens, des communications et du commerce. »
Dans la loi du 27 frimaire an VIII, ces taxes prirent le nom d’octroi, et il fut dit, art. 22 : « Ne sont point sujets aux droits d’octroi les objets qui ne sont point destinés à la consommation desdites communes et qui n’y entrent que par transit ou pour y être entreposées jusqu’à leur sortie ultérieure. »
Un décret du 17 mai 1809 développa, commenta ces lois et donna à leur exécution une forme définitive. L’art. 6 détermina qu’aucun tarif ne pourrait porter que sur les objets compris dans les cinq divisions suivantes : « 1° Boissons et liquides ; 2° comestibles ; 3° combustibles ; 4° fourrages ; 5° matériaux. »
Messieurs, ceci n’est pas du tout indifférent au commerce ni à l’industrie. En multipliant les objets imposables, comme on le fait aujourd’hui, on multiplie les entraves, on accroît la nécessité des visites et les formalités.
Mais, messieurs, un principe fondamental de la législation d’alors, et qui est maintenant principalement perdu de vue, c’est le principe établi dans l’art. 49 du même décret, et dont plusieurs autres articles sont la conséquence. Cet art 49 porte : « Devront également être déclarés et seront passibles de droits les objets compris au tarif qui seraient fabriqués, préparés ou récoltés dans l’intérieur de la commune. »
Ainsi, messieurs, les objets fabriqués, préparés ou récoltés dans l’intérieur de la commune doivent être taxés toutes les fois que les objets similaires venant de l’extérieur le sont également, et cela sans aucune différence. Pour les vins, par exemple, l’art. 18 porte : « Lorsque les vins, cidres et poirés seront imposés, les fruits servant à la confection de ces boissons seront taxés dans la proportion de ces liquides. »
L’art. 20 fait l’application du même principe aux eaux-de-vie ; en effet, cet article porte : « Les eaux-de-vie et esprits de toute espèce pourront être divisés, pour le paiement des droits, en deux et même en trois classes suivant les degrés.... Les degrés seront constatés d’après l’aréomètre. »
Même mesure donc pour les eaux-de-vie intérieures et pour les eaux-de-vie extérieures.
Quant aux bières, on lit à l’art. 22 : « Dans les pays où la bière est la boisson habituelle et générale, la taxe sur la bière importée, quelle que soit sa qualité, ne pourra être portée, au plus, qu’au quart en sus du droit sut la bière fabriquée dans l’intérieur. »
Ces mots quelle que soit sa qualité indiquent assez que le législateur a moins voulu accorder une protection aux brasseurs de l’intérieur que laisser une certaine latitude à raison de la différence de qualité des bières, ce qui devait alors d’autant plus naturellement le préoccuper que sous le régime français, le droit à la fabrication était perçu non pas sur la contenance de la cuve-matière, mais sur le liquide fabriqué, et atteignait, par conséquent, la bière la plus légère fabriquée dans les villes à l’égal de la plus forte.
Messieurs, je dois encore fixer votre attention sur les articles 32 et 33 du même décret :
« Art. 32. Sont compris dans la 5ème division, les bois, soit en grume, soit équarris, façonnés ou non, propres aux charpentes, constructions, menuiseries, ébénisteries, tour, tonnellerie, vannerie et charbonnage. »
« Art. 33. Les droits seront fixés et perçus par stère, hectolitre, mètre cube ou carré, et d’après les fractions du stère, de l’hectolitre ou du cube, par millier ou par cent. Ils pourront être également perçus, s’il y a lieu par voiture, par charge ou par bateau. »
Ces dispositions, relatives aux droits d’octroi sur les bois, ont conduit à en établir également sur les meubles confectionnés avec cette matière, et ceci n’est nullement hors de raison. Le bois façonné doit payer aussi bien que le bois non façonné, mais aujourd’hui, dans quelques villes, au lieu de les faire payer par mesure, par poids ou par charge, comme le bois non façonné, on les fait payer 10 ou 5 p. c. de leur valeur. Ainsi l’on accorde au fabricant de meublés d’une ville une protection contre le fabricant de meubles d’une autre ville.
Dans toute la législation française, au contraire, il n’y a aucune trace d’un régime protecteur de ville à ville, tout est réglé de manière à ménager le commerce et à empêcher tout ce qui pourrait l’entraver.
Ainsi 1° limitation des objets imposables ; 2° choix d’objets en général d’un volume considérable ; 3° précautions spéciales contre le retour d’anciens abus ; 4° égalité de droits dans les communes limitrophes (art. 36 du décret) ; 5° harmonie constante entre les droits perçus sur la production qui a lieu à l’intérieur.
Voilà, messieurs, quel était le régime de liberté établi avant la formation du royaume des Pays-Bas. Lors de la formation de ce royaume, ces principes ont été non seulement maintenus, mais consacrés par la loi fondamentale. Elle accordait aux administrations municipales et locales la libre direction de leurs intérêts, mais, en posant ce principe, on sentit la nécessité de se précautionner contre le retour du système qui constituait les villes en petits Etats opposés les uns aux autres ; on appréciait d’autant plus cette nécessité, que les inconvénients d’un tel système étaient bien connus en Hollande, où il avait eu autrefois une très grande extension. Aussi l’art. 157 de la loi fondamentale statuait que « les états des provinces, en examinant les projets de tarifs de charges communales, veilleraient à ce que les impôts proposés ne gênassent point le transit et n’établissent pas, sur l’importation des produits du sol ou de l’industrie d’autres provinces, villes ou communes rurales, des droits plus élevés que ceux perçus sur les produits du lieu même où l’impôt est établi. »
Si cette disposition de la loi fondamentale n’a pas été transcrite dans notre constitution, c’est sans doute qu’on a pensé qu’il était suffisamment pourvu à la répression des abus que cet article de la loi fondamentale voulait prévenir, par la disposition de l’art. 108 qui admet « l’intervention du Roi ou du pouvoir législatif pour empêcher que les conseils provinciaux et communaux ne sortent de leurs attributions ou ne blessent l’intérêt général. » Or, messieurs, n’est-ce point une chose qui blesse l’intérêt général, que les villes s’isolent comme elles tendent maintenant à le faire ? Il est évident que si nos différentes villes parvenaient, au moyen de tarifs protecteurs, à fixer chacune dans son sein la plupart des industries qui pourvoient aux besoins des habitants, celles qui fleurissent aujourd’hui dans certaines localités, réduites à ces localités seules tomberaient en décadence, et qu’en supposant même, contre toute apparence, que quelques villes y gagnassent, l’industrie, considérée dans son ensemble, le pays tout entier en souffriraient.
Non seulement la manière dont certaines villes établissent leurs tarifs d’octroi est déjà nuisible et tend à le devenir de plus en plus aux intérêts de l’industrie, et à ceux des villes mêmes, mais ce régime est aussi très nuisible aux intérêts du trésor. On comprend, en effet, messieurs, que, quand un objet frappé d’un droit d’accise est soumis dans les villes à toutes ces entraves, la consommation en diminue, et que, par conséquent le produit de l’accise diminue dans la même proportion. C’est aussi pour cela qu’il avait été établi par un arrête du 4 octobre 1816 (art. 9) que les taxes communales ne devaient point frapper sur des objets soumis aux contributions indirectes de t’Etat, ou du moins « que la quotité de l’impôt communal ne pouvait excéder la moitié de l’impôt public. » C’est encore pour ce motif que la loi du 27 mai 1837 a statué, qu’à partir du janvier 1838, les taxes municipales sur la fabrication des eaux-de-vie ne pourraient en aucun cas excéder la moitié du montant de l’impôt de l’Etat.
Cette dernière mesure, messieurs, était utile, mais pour qu’elle fût entièrement efficace, il aurait fallu en même temps empêcher que les villes ne la rendissent en partie illusoire par des tarifs exagérés de droits d’entrée et par des primes déguisées sous le nom de restitution ; d’ailleurs, messieurs, si cette mesure était nécessaire pour les eaux-de-vie, pourquoi ne l’a-t-on pas étendue à un des objets soumis à l’accise qui sont le plus productifs pour le trésor, je veux parler des bières qui donnent à l’Etat un revenu de 7 millions.
Messieurs, il n’est pas sans intérêt de comparer l’accise de l’Etat avec ce que les villes exigent, sous le rapport de la quotité et du produit. Le droit d’accise sur les bières et vinaigres est de 1f r. 48.40
26 centimes additionnels, 38.58
Timbre collectif ; 18.70
Ensemble, 2 fr. 05 68/100
Maintenant, messieurs, voici les taxes qui étaient perçues dans les principales villes, en 1836, suivant la statistique des octrois publiés par le département de l’intérieur (successivement (a) sur les bières importées ; (b) sur les bières fabriquées à l’intérieur) :
Anvers (a) fr. 2 44 (b) fr. 1 80
Malines (a) fr. 1,19 (b) fr. 1 19
Bruxelles (a) fr. 4 00 (b) fr. 2 05
Louvain (a) fr. 1 30 (b) fr. 1 30
Bruges (a) fr. 1 90 (b) fr. 1 60
Gand (a) fr. 2 38 (b) fr. 1 90
Mons (a) fr. 1 50 (b) fr. 1 17
Tournay (a) fr. 2 50 (b) fr. 2 00
Liége (a) fr. 2 (b) fr. 2 50
Namur (a) fr. 2 (b) fr. 1 85
Vous voyez, messieurs, que, dans quelques-unes de ces villes les droits perçus sur les bières venant du dehors ne sont pas plus élevés que ceux dont on frappe les bières fabriquées à l’intérieur, tandis que dans d’autres la différence est énorme ; si, dans les premières, les brasseurs n’ont besoin d’aucune protection, on ne saurait admettre qu’ils aient besoin d’une protection aussi forte dans les autres.
Les renseignements publiés par le département de l’intérieur ne s’étendent que jusqu’en 1836, par conséquent cet état de choses peut être changé ; je crois qu’il est changé en effet partiellement, mais qu’il l’est de manière à aggraver encore les différences dont je viens de vous entretenir.
Maintenant, messieurs, la moyenne de la taxe à l’entrée pour les dix villes principales est de 2 fr. 60 c., et de la taxe à l’intérieur, de 1 fr. 71 c., ce qui donne pour les deux taxes réunies une moyenne de 2 fr. 7 c., c’est-à-dire de 11 centimes de plus que l’accise de l’Etat.
Eh bien, messieurs, si au lieu d’avoir laissé percevoir, par ces villes, ces 2 fr. 17 c., en moyenne, l’Etat avait perçu, au profit de toutes les communes, seulement la moitié de son accise, l’industrie de toutes les villes, délivrée d’une foule d’entraves et soumise à une taxe moindre, y aurait gagné, et, tandis que le produit total des octrois sur les bières dans le royaume n’a été, en 1836, que de 2,376,967 fr. 12 c., on aurait fait entrer 3 millions et demi ou même 4 millions.
L’accise elle-même aurait été plus productive parce que la fabrication aurait été encouragée par l’absence des entraves auxquelles le commerce est assujetti.
Au moyen d’une semblable perception faite pour le compte de toutes les communes du pays on pourrait, messieurs, payer une foule de dépenses qui accablent les communes ; on pourrait assurer une foule de services dont l’utilité s’étend à un ensemble de communes et auxquels il est maintenant si péniblement pourvu ; on pourrait faire des fonds pour les dépôts de mendicité et pour l’entretien des indigents en général, pour les hospices d’aliénés, pour l’instruction publique en tant qu’elle est à la charge des communes.
Messieurs, dans une pièce qui a été insérée au Moniteur, je vois que M. le ministre de l'intérieur a posé en cette matière des principes qui me paraissent très sages. Je vois par une délibération du conseil communal de Bruxelles que M. le ministre de l’intérieur l’a engagé à faire attention, « que la taxe établie sur les bières étrangères viole le principe en vertu duquel les impositions communales doivent laisser intactes les conditions naturelles de la libre concurrence qui défend d’imposer ces produits similaires fabriqués infra muros ; sinon, que l’oubli de ce principe conduirait à ce résultat, que chaque commune se constituerait, en quelque sorte, en Etat indépendant, qui repousserait par des droits prohibitifs les produits des communes rivales, pendant que le pays se couvrirait ainsi d’une foule de lignes de douanes qui paralyseraient l’essor de l’industrie et que cette guerre de tarif altérerait, à la longue, jusqu’au sentiment de la nationalité. »
Je m’étonne qu’après que de semblables principes ont été posés, nous ayons lu dans le Moniteur des arrêtés, contresignés par le même ministre, qui laissent subsister l’abus, s’ils ne l’augmentent encore.
Messieurs, je respecte le zèle et les lumières du conseil communal de Bruxelles ; je ne prétends pas connaître mieux que l’intérêt des habitants ; mais je pense cependant que, dans la position où nous sommes placés, étant moins immédiatement en contact avec les intérêts individuels, considérant naturellement les choses d’un autre point de vue, et il faut bien le dire, d’un point de vue plus élevé, nous pouvons mieux apprécier non seulement ce que l’intérêt général réclame, mais même ce que conseillerait l’intérêt bien entendu de la ville du Bruxelles et les dangers auxquels elle expose sa propre industrie.
Messieurs, il n’a pas été dans nos intentions de faire de ceci une question de localité. La ville de Bruxelles dans sa réponse, a parlé de certaines circonstances qui, selon elle, avaient concouru à diminuer la consommation de la bière de Louvain. Cela est tout à fait en-dehors du débat, je m’occupe uniquement de l’intérêt commun de toutes les villes et de l’intérêt du pays.
Messieurs, je n’entrerai point dans tous les détails que je me proposais de vous soumettre, parce que, ainsi que je le prévoyais en commençant, l’attention de la chambre n’est pas disposée à me suivre. Si je pouvais analyser les derniers tarifs d’octroi qui ont été approuvés, je ferais voir une tendance à laquelle la ville de Bruxelles contribue par le maintien des droits que je viens d’indiquer, mais dont je crains qu’elle n’ait beaucoup à se plaindre et à se repentir. Déjà, comme je l’ai dit, on protège la fabrication des meubles dans différentes localités. Eh bien, Bruxelles en souffrira. A Liége, à Verviers par exempte, on taxe à 10 p. c. de leur valeur les meubles en acajou venant de l’extérieur ; ces meubles peuvent venir de Bruxelles où fleurit cette branche d’industrie. Qu’est-ce qui empêche d’étendre cette mesure ? Pourquoi ne pourrait-on pas taxer aussi la sellerie et la carrosserie, les papiers à meubler, les objets de mode et de goût ? D’un autre côté, pourquoi Bruxelles ne répondrait-elle pas aux exclusions de Verviers en rétablissant, à titre de droits d’octroi, le denier sur les draps et les étoffes que Verviers fabrique ? Pourquoi les communes rurales, les faubourgs ne s’associeraient-ils point pour ceindre les villes d’un cordon également hostile de douanes locales ?
C’est là un système véritablement rétrograde, un système qui nous conduit à reculons vers les abus du moyen-âge.
Dans la ville de Huy, on y a encore ajouté une aggravation. On fait une différence entre les objets destinés aux commerçants, et ceux qui sont destinés directement aux particuliers ; et ces derniers, on les taxe dans une plus forte proportion. Ainsi, un habitant de Huy qui prendra des meubles de Liége chez un marchand de cette ville même, payera 8 p. c. à l’entrée ; mais s’il les achète à Huy, il ne payera que 4 p. c. Ainsi engagé dans une voie que je dois appeler funeste, on y avance de plus en plus. En peut-il être autrement ? Refuser dans un cas ce qu’on accorde dans un autre, ne point admettre, en un mot, les conséquences logiques des faits que l’on pose, ce serait un autre abus, ce serait de l’arbitraire.
Il faut donc sortir de cette voie, il faut, aux termes de l’art. 108 de la constitution, soit par l’action du gouvernement seul, soit avec le concours du pouvoir législatif, revenir à des principes fixes et d’accord avec l’intérêt général. Tel est du moins pour ma part le conseil que je crois de mon devoir de donner au gouvernement.
(Moniteur belge n°20, du 20 janvier 1844) M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs l’honorable préopinant vient de traiter une question extrêmement grave, et qui est digne de toute notre attention, la question des octrois municipaux. Cette question a aussi frappé le gouvernement. On n’a peut-être pas attaché assez d’importance aux octrois municipaux. C’est pour appeler l’attention publique et des chambres sur cette question que j’ai pris la résolution de faire désormais insérer au Moniteur tous les tarifs d’octrois municipaux qui donneront lieu à de nouvelles décisions de la part du gouvernement.
Il y a en effet une tendance qu’il faut combattre. (C’est vrai). Nous avons 63 villes ou communes où existent des octrois. Ces villes cherchent à s’isoler comme s’étaient isolées autrefois les provinces. Nous avions des douanes de province à province, nous finirons par avoir des douanes de ville à ville. Mais en ceci comme en toute chose, il ne faut rien brusquer.
L’honorable préopinant m’a fait l’honneur de citer une circulaire dont il approuve les principes, et il s’est ensuite étonné de ce que, par une espèce de contradiction avec moi-même, j’ai proposé au Roi d’approuver les octrois municipaux qui n’étaient pas entièrement conformes aux principes de ma circulaire. C’est que, messieurs, du jour au lendemain, on ne peut exiger des communes qu’elles se créent de nouvelles ressources. Les communes ont de grandes charges (c’est très vrai !) et il faut bien qu’elles trouvent les moyens nécessaires pour pourvoir à ces charges.
Je me félicite d’avoir peut-être, par les publications faites au Moniteur, engagé l’honorable préopinant à appeler l’attention des chambres sur cette question. Elle se rattache à la situation financière en général, parce qu’en grevant, outre mesure, certains produits en faveur des villes, nous nous mettons dans l’impossibilité d’atteindre les mêmes produits en faveur du trésor public.
Elle intéresse l’industrie, parce qu’il y a une sorte de tendance dans certaines villes à favoriser l’industrie nationale intra muros au préjudice de l’industrie nationale extra muros.
Enfin, il y a une autre question très grave, un autre intérêt extrêmement important, c’est celui des classes inférieures de la société : tes octrois frappent les objets de première consommation.
Depuis l’ouverture de cette session, on n’a plus que jamais exprimé une grande sympathie en faveur des classes inferieures de la société, sympathie que je partage. Eh bien, dans l’intérieur de nos villes, les octrois, en grevant outre mesure les objets de première consommation frappent, en définitive, les classes inférieures de la société, l’ouvrier. Et il arrivera ceci : c’est que dans telle ville où l’on aura, par des mesures d’octroi, cherché à favoriser l’industrie nationale intra muros, comme je le disais tout à l’heure, on expulsera la classe ouvrière par des octrois exorbitants sur les objets de première consommation. Il se trouve donc que le même tarif renferme quelquefois deux choses contradictoires : d’un côté, pour conserver l’industrie intra muros, on frappe certains produits ; d’un autre côté, on augmente la main-d’œuvre, on rend la position de l’ouvrier difficile, en frappant les objets de première consommation. Mais ce n’est pas tout : on favorise l’ouvrier extra muros au préjudice de l’ouvrier qui a son habitation dans l’intérieur de la ville. L’ouvrier extra muros qui se rend en ville, porte avec lui les vivres nécessaires sans payer d’octroi. On donne donc à un ouvrier un privilège sur l’ouvrier de l’intérieur des villes.
Il s’agit donc ici d’un intérêt très important, et je sais gré, pour ma part, à l’honorable préopinant d’avoir donné quelqu’attention aux actes que j’ai insérés au Moniteur, dans le but précisément de rattacher cette question à nos débats.
M. le président. - La parole est à M. David.
M. David. - Messieurs, il est peu encourageant de prendre la parole dans ce moment, alors qu’on n’a qu’un discours d’affaires à prononcer. Je vois l’agitation manifeste que fait naître la question politique ; je suis loin de vouloir me jeter sur ce terrain, et je le cède à l’habilité de mon honorable ami, M. Devaux.
(Moniteur belge n°21, du 21 janvier 1844) M. Devaux. - Messieurs, la discussion du budget de l’intérieur nous met en présence d’une des administrations les plus importantes sous le rapport politique ; elle nous met en même temps en présence de celui des ministres qui n’a cessé depuis deux ans d’exercer la plus grande influence politique sur le cabinet. Ses collègues d’aujourd’hui ont, à quelques égards, une position peu éclaircie encore, les uns, à cause de leur défaut d’antécédents parlementaires, les autres, par d’autres circonstances. Pour tout le monde, au contraire, la carrière ministérielle de M. le ministre de l’intérieur est appréciable aujourd’hui. Je pense donc qu’à l’occasion de ce budget, il est du devoir de toutes les nuances d’opinion de dire franchement ce qu’elles pensent de l’administration intérieure du pays.
J’ai, en plus d’une occasion, parlé dans cette enceinte des actes de M. le ministre de l’intérieur, je tâcherai de ne pas me répéter. Aussi bien j’avoue que je n’ai plus guère le courage de regarder la politique de M. le ministre de l’intérieur comme une politique de parti. Je ne crois pas qu’elle mérite cet honneur ; Il est une vérité qui commence à être comprise par tout le monde ; c’est que les partis ne sont que des instruments pour certains hommes. L’indifférence entre les partis me paraît être, au fond, la véritable opinion de M. le ministre de l’intérieur. Ce qui domine sa politique, ce n’est pas, en dernière analyse, un intérêt de parti, mais uniquement un intérêt de position personnelle.
Et comme, après tout, le gouvernement représentatif n’est pas fait pour tout soumettre à l’intérêt d’un ministre, une situation aussi anormale doit porter ses fruits, de là tous des expédients sans dignités, cette dissimulation continuelle, cette absence complète de sincérité en toutes choses ; de là toutes ces complaisances pour les intérêts personnels. Partout où il existe une conviction réelle, une conscience quelque peu inflexible, il semble que le pouvoir voie un obstacle ou un ennemi. Partout, au contraire, où un homme est disposé à s’abaisser, où une conscience semble vouloir fléchir, il y a un allié qu’il convoite.
M. le ministre de l’intérieur s’est plaint, tout à l’heure, de la tournure personnelle que semblait prendre la discussion. Est-ce la faute des membres de cette chambre ? Que voyons-nous en lui ? Un homme devant qui passent des systèmes, des partis, des idées qui, indifférent aux systèmes, aux partis, les saisit au passage tantôt l’un, tantôt l’autre, toujours et uniquement suivant le seul intérêt de sa position. Ce qui est personnel, c’est la politique même de M. le ministre. Il est impossible de combattre le ministre sans combattre sa personne, parce que chez lui la personne absorbe le ministre. Pour moi, cette position m’est pénible. Je cherche dans la politique contre laquelle je m’élève une conviction que je puisse tenir pour sérieuse ; je ne trouve qu’un homme, et l’intérêt d’un homme.
J’ai hâte d’arriver aux actes de M. le ministre et de faire voir comment cette influence d’une préoccupation personnelle agit sur toute l’administration et comment en toutes choses elle engendre une complète absence de sincérité.
Je commencerai par les intérêts les plus positifs, les plus matériels que le ministre de l’intérieur ait à gérer, par sa politique commerciale. A peine M. Nothomb entrait-il aux affaires que les journaux, ses confidents, nous apprenaient qu’une nouvelle ère allait s’ouvrit pour l’industrie belge ; il allait nous donner l’union douanière avec la France, et toutes ses merveilleuses conséquences. M. le ministre l’intérieur voulait-il de l’union douanière ? Je n’en sais rien. Je comprendrais qu’en présence d’une question aussi grave, l’homme d’Etat le plus clairvoyant hésitât. Mais ce que je sais, c’est que sur-le-champ, il a envoyé à Paris, avec éclat des députations de négociateurs ; et que cet éclat était précisément ce qui était le plus propre à faire échouer des négociations de ce genre. Peu importait à la politique du ministre de l’intérieur. Son but n’est pas de faire, mais de paraître faire. Vous connaissez les résultats, vous savez quelles humiliations la Belgique a essuyées. Quelles qu’aient été les expressions d’un ministre français, personne n’ignore quel a été, à ce sujet, la pensé du gouvernement français ; personne n’ignore non plus ce qu’ont pensé des ministres belges les autres gouvernements.
Il est vrai qu’après s’être tournés avec grand fracas du côté de la France, nous nous sommes, dans une occasion plus récente, retourner vers la Prusse ; il fallait la seconde face de la politique extérieure. Là, il faut le dire, le gouvernement passant d’une extrémité à l’autre, a tenu, par la bouche d’un de ses ministres, des discours inconsidérés ; en parlant à l’Allemagne, c’était manquer à toutes les convenances, d’oublier qu’il existe une France en Europe, si l’on n’a pas même oublié qu’il existait une Belgique !
On a voulu sans cesse faire craindre au gouvernement français une alliance avec l’Allemagne et à l’Allemagne une alliance avec la France. La politique a été double à l’extérieur, comme elle est double à l’intérieur, au-dehors et au-dedans les résultats sont les mêmes ; à l’intérieur, essayant de tromper deux partis à la fois, on a fini par se déconsidérer aux yeux de l’un et de l’autre ; à l’extérieur, placé entre la France et l’Allemagne, on a fini par attirer sur la Belgique le mépris des gouvernements de ces deux pays.
Quelques membres et une partie du pays semblent croire que le remède aux maux de l’industrie consiste dans un nouveau système commercial fondé sur les droits différentiels. Quelle est, à cet égard, l’attitude du gouvernement ? Toujours la même. Il veut faire croire aux partisans des droits différentiels qu’il est de leur opinion, et quand on lui demande son opinion positive, il recule, il n’ose pas l’exprimer. Je l’attends à la discussion. Je prévois pour les partisans des droits différentiels le dénouement d’une autre comédie.
Il a dans le pays des industriels qui pensent qu’une grande mesure à prendre dans l’intérêt du commerce serait la fondation d’une puissante société pour favoriser l’exportation de nos produits. Quelle est l’opinion du ministre de l’intérieur à ce sujet ? Lisez le discours de la Couronne, vous verrez que le gouvernement trouve que cette mesure est utile. Il la trouve utile et il ne propose rien. Si vous approuvez la mesure, pourquoi ne l’exécutez-vous pas ? Si vous ne l’approuvez pas, pourquoi en faites-vous l’éloge dans un document aussi grave que le discours de la Couronne ? C’est qu’en la louant, vous tâchez de contenter ceux qui la veulent et qu’en ne l’exécutant pas, vous satisfaites ceux qui la repoussent.
Une autre opinion croit voir un moyen de diminuer les souffrances de l’industrie dans la colonisation. Quelle est, à cet égard, la conduite du ministre ? Il accorde quelques secours aux entreprises de colonisation, et, devant cette chambre, il se défend de les avoir accordés, il nie, en quelque sorte, son intervention.
Je passe à un autre acte de l’administration du ministre de l’intérieur. Une grande question s’est présentée La société générale, dont le terme expirait dans quelques années, a demandé le renouvellement, elle a demandé une prolongation au gouvernement. Certes, c’était là un acte important, un acte très grave, de quelque manière qu’on l’envisage. La société générale est un établissement considérable ; la question de sa liquidation ou de sa prolongation était une des plus sérieuses que l’administration ait eu à résoudre. Or, qu’a fait M. le ministre de l’intérieur ? A-t-il prolongé la durée de la société, lui a-t-il imposé de nouvelles conditions ? Après avoir lu et relu l’arrêté qui contient la mesure, il m’est presque impossible de dire si la société générale est prolongée oui ou non. M. le ministre a décidé que la société générale était prolongée, mais que les conditions de cette prolongation seraient réglées plus tard, et que si on ne pouvait pas tomber d’accord, le gouvernement pourrait fixer l’époque de la liquidation.
Je demande si un pareil acte se justifie. En voulez-vous le secret ? Le ministre n’a pas osé refuser la prolongation et il n’a pas osé imposer les conditions auxquelles il voulait l’accorder. Il a voulu de cette manière contenter ceux qui demandaient la prolongation et ceux qui voulaient qu’elle fût accompagnée de conditions nouvelles.
Cet acte a peut être un autre caractère encore. Je ne sais s’il n’est pas dirigé contre la législature elle-même. Je me rappelle que, dans la dernière session l’opinion avait été émise par l’honorable M. Cogels, que les banques devraient être autorisées par une loi, et non par un arrêté. N’a-t-on pas voulu à l’avance empêcher la chambre d’intervenir un jour dans l’acte de prolongation de la société générale, et donner à celle-ci un droit acquis ?
C’est encore à cette politique sans sincérité que nous devons une autre innovation introduite depuis quelque temps dans les budgets. Ce sont les évaluations fictives des recettes. C’est la politique de M. le ministre de l’intérieur qui a pesé sur le ministère des finances quand les évaluations ont été exagérées à tel point qu’elles laissent 4 ou 5 millions de déficit en deux ans.
Je passe à une autre branche de l’administration. On a beaucoup parlé depuis quelque temps des écoles normales, je n’en dirai qu’un mot dans la discussion générale. Le devoir impérieux du gouvernement était de commencer l’organisation de l’instruction primaire, par celle des écoles normales, attendu qu’après un laps de temps elles deviennent d’une absolue nécessité, les communes devant choisir leurs instituteurs parmi les élèves des écoles normales de l’Etat ou des particuliers ; pour faire équilibre aux écoles normales libres qui existent déjà, qui font tous les jours des élèves, le gouvernement aurait dû se hâter d’établir ses propres écoles normales.
Il a fini par où il devait commencer. Et où les a-t-il établies ? De manière à rendre la loi illusoire. La loi avait voulu deux écoles normales de l’Etat pour qu’il y eût au moins une espèce de concurrence entre celles du gouvernement et les autres. Le ministre les a placées toutes les deux dans le même diocèse et la Belgique se trouve partagée de manière que les cinq sixièmes seront abandonnés aux écoles privées et un sixième restera pour les écoles de l’Etat. L’intention de la chambre n’avait-elle pas été de les placer de manière que l’une fût destinée aux populations flamandes, l’autre aux populations wallonnes Il fallait donc les placer non aux extrémités, mais au milieu des populations les plus nombreuses : l’une au milieu des populations flamandes, dans l’une des Flandres, on l’a placée à Lierre ; l’autre, au milieu des populations wallonnes, on l’a placée à Nivelles. Et pourquoi l’organisation est-elle enfin venue ? Parce que le budget que nous discutons allait venir, parce qu’il fallait tâcher de ranimer quelques sympathies qui semblaient faiblir.
Dans toutes les parties de la chambre, nous avons voulu sincèrement, je pense, la loi sur l’instruction primaire. M. le ministre de l’intérieur et M. le rapporteur ont protesté mainte fois dans la discussion que les principes de la loi sur l’enseignement primaire étaient des principes spéciaux qui ne pouvaient s’appliquer à l’enseignement moyen, aux collèges. A peine avait-on voté la loi que M. le ministre de l’intérieur appliquait ces principes au collège d’Ath. Il ne s’est pas arrêté là. Pour faire rentrer les collèges sous ce régime, il a créé des collèges qu’il a nommés écoles primaires avec adjonction de cours d’humanités. C’est ainsi qu’à Virton et à Thuin il a fait rentrer sous le régime de la loi de l’instruction primaire, deux collèges auxquels il a donné le nom d’écoles primaires avec adjonction du cours d’humanités.
Encore un mot sur un point qui concerne l’enseignement. Vous savez ce qui est arrivé récemment dans la faculté de droit de l’université de liégé ; vous savez qu’un de ses professeurs a été engagé à la quitter pour entrer dans un établissement libre : on lui a offert de très grands avantages. Il les a refusés, par attachement pour l’université de l’Etat. Une députation des professeurs de l’université est venue demander une récompense pour ce professeur. Le ministre a promis une augmentation de traitement et une décoration ; eh bien, il a fallu que les journaux rappelassent pendant plusieurs mois au ministre sa promesse. Il n’osait décorer un professeur d’une université de l’Etat qui pour rester attaché à cette université avait refusé une position bien plus avantageuse. Pour le décorer, il a fallu attendre qu’on pût le mettre en compagnie de professeurs d’autres établissements libres. Ainsi, l’on n’ose plus récompenser par une décoration un professeur qui a prouvé son dévouement à l’Etat. Une récompense honorable qui devrait être le prix du mérite et des services n’est plus accordée que par calcul politique.
La même chose s’est passée, pour le concours d’instruction moyenne. Dans ce concours, un athénée, un professeur l’emportent sur tous les autres. Certes le ministre de l’intérieur n’était pas obligé de décorer ce professeur ; celui-ci n’avait pas un droit absolu à cette distinction. Mais puisque le ministre donnait des décorations à l’occasion du concours, il est évident qu’il fallait la donner au professeur qui avait fait preuve de mérite. Point du tout. Que fait le ministre ? Il décore l’ancienneté. Que diriez-vous d’un ministre de la guerre, qui sur le champ de bataille, donnerait la décoration non pas à ceux qui auraient remporte la bataille, mais aux plus anciens militaires ! On n’a pas osé décorer ce professeur à l’occasion du concours ; il avait fait preuve de mérite, comme professeur d’athénée, on le décore plus tard comme professeur d’université, parce qu’on peut accoler des noms d’une autre couleur qui font pardonner le sien.
Elle sera longue, s’il fallut l’épuiser, la liste des intérêts généraux, sacrifies sans cesse aux vues personnelles.
Vous vous rappelez tous l’emprunt de la ville de Bruxelles ; vous vous rappelez avec quelle répugnance la chambre avait obéré les finances de l’Etat pour rétablir l’équilibre dans celles de la ville de Bruxelles N’est-ce pas M. le ministre de l’intérieur qui a forcé l’administration de la capitale à contracter cet emprunt si onéreux ? L’emprunt est contracté à 92, et six mois après, il dépassait le pair ; on force la ville à emprunter à de telles conditions, des fonds qu’elle ne devra verser que dans 8 ou 10 ans ; en attendant, elle les déposera et en en retirera, si ma mémoire ne me trompe, 3 ou 4 pour cent, tandis qu’elle les a empruntés à 5 ou même 5 1/2.
C’est encore à M. le ministre de l’intérieur, que nous devons cette connexité qu’il est parvenu à établir entre le traité d’Utrecht et une autre question qui devait en rester séparée, la question de liquidation des prétentions de l’Etat à charge de la société générale. Il est parvenu à enchevêtrer si bien ces questions, que la question de liquidation avec la société générale est devenue une question de paix et de guerre, une question internationale.
Tandis que M. le ministre de l’intérieur se montrait ainsi si favorable à un grand établissement financier, il est vrai que, d’un autre côte, on sacrifiait les intérêts du trésor à un établissement rival. Ainsi, au lieu de faire tourner la rivalité de ces deux établissements à l’avantage de l’intérêt général et d’être impartial entre les deux, on sacrifie les intérêts de l’Etat successivement à l’un et à l’autre.
Parlerai-je d’un autre résultat de politique suivie ? Dirai-je son influence sur la composition d’un des corps les plus respectés en Belgique, sur la nomination des magistrats ? Vraiment j’y répugne. Interrogez les magistrats des cours de Bruxelles, de la cour de Liége : ils vous diront ce que la politique de M. le ministre de l’intérieur vaut à ces cours. Ils vous diront quelles sont les considérations, quels sont les intérêts qui président aux nominations des magistrats. Il n’y a à cet égard, qu’une opinion dans la magistrature, sauf acception de couleur politique.
Il y a un mot de M. le ministre de l’intérieur qui circule dans le public.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Quel est ce mot ?
M. Devaux. - (Erratum Moniteur belge n°22, du 22 janvier 1844 :) Quand on vous demande pourquoi vous préférez les candidats des conseils provinciaux à ceux de la magistrature, il paraît que vous répondez que les conseils provinciaux sont des corps qui peuvent vous rendre des services, et que la magistrature ne vous en rend pas.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C’est faux.
M. Devaux. - Si vous m’aviez laissé achever, j’aurais ajouté que le mot peut n’être pas exact, mais que malheureusement votre politique l’a rendu vraisemblable.
Messieurs, quand des magistrats faiblement rétribués, ayant à juger des affaires importantes, voient ceux qui sont au-dessus d’eux céder à des considérations personnelles, cet exemple est effrayant. C’est comme si on les conviait eux-mêmes à n’écouter que leurs intérêts dans l’exercice de leurs fonctions.
Ce que je disais de l’influence de la politique de M. le ministre de l’intérieur sur la magistrature, je pourrais le dire également de son influence sur le notariat. Le notariat est encore une des victimes sacrifiées à la politique, à des considérations personnelles ; c’est ce qui fait méconnaître tous les usages, mettre de côté les avis des chambres de notaires, ce qui fait que tout candidat recommandé par un homme puissant, qui peut prêter quelque appui à M. le ministre de l’intérieur, est préféré à celui qui n’a pour lui que la supériorité des antécédents et du mérite.
Il en est ainsi de tout le reste : les décorations, les titres de noblesse même sont devenus en quelque sorte des titres de corruption.
Les fonds que vous votez pour l’encouragement des lettres et des arts, si je dois en croire ce qu’on dit des communications faites à la section centrale, servent au même usage, servent à faire des créatures à M. le ministre de l’intérieur, au lieu de servir à protéger les lettres et les arts. M. le ministre semble faire un signe négatif ; dans ce cas, qu’il fasse connaitre à la chambre l’emploi de ces fonds.
Il existait en Belgique un journal considéré de ses ennemis même, qui avait rendu de grands services au gouvernement, qui avait pour ainsi dire en Belgique le rôle du Journal des Débats ; il n’avait acquis cette influence que par douze années de travaux. Dans ce journal, il y avait un écrivain qui refusait d’approuver la politique de M. le ministre de l’intérieur, qui avait eu le courage de lui dire : « Vous pouvez me briser ; mais vous ne briserez pas mon opinion. » Eh bien, M. le ministre de l’intérieur, comme si tout l’intérêt du gouvernement se résumait à jamais en sa personne, a eu le courage de briser ce journal si utile au gouvernement, d’anéantir une feuille qui avait acquis son influence gouvernementale par douze ou treize années de lutte et de travaux. Il est vrai qu’il a accordé sa confiance et ses confidences à un autre journal…
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je le nie, vous répétez des cancans.
M. Devaux. - A un journal qui a débuté par cette édifiante entreprise de romans que vous connaissez, et qui paraît avoir le rôle d’attaquer les ennemis du cabinet, mais principalement ceux d’un côté de la chambre, tandis que d’autres organes de la pensée ministérielle remplissent le rôle inverse. Puis les uns et les autres se désavouent et s’injurient mutuellement. Image noble et fidèle de la politique de M. le ministre de l’intérieur !
J’ai parlé tout à l’heure des universités ; j’en parlerai peut-être encore quand nous serons parvenus au chapitre spécial qui les concerne. J’ajouterai seulement quelques mots ici pour faire voir comment tous les actes de M. le ministre de l’intérieur ont le même caractère. On sait que le personnel enseignant des universités de l’Etat a des hommes distingués, mais présente des lacunes, en ce sens qu’il sérail à désirer que quelques facultés comptassent un plus grand nombre d’hommes de mérite. Trois occasions se sont présentées à M. le ministre de compléter ces lacunes, et précisément dans les facultés qui en présentaient le plus.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Quelles sont ces occasions ?
M. Devaux. - Je n’aime pas à citer des noms propres ; mais je désignerai les facultés dans lesquelles des chaires se sont trouvées vacantes ; ce sont : une chaire d’histoire dans une faculté des lettres, une des chaires d’une faculté de médecine, et une chaire dans une faculté de droit.
C’était certainement trois occasions successives d’enrichir les deux universités. Mais en faisant telle ou telle nomination, on risquait de mécontenter telle ou telle opinion, peut-être telle on telle personne. Qu’a fait M. le ministre de l’intérieur ? dans chacune de ces trois circonstances, il a supprimé la place à laquelle il avait à nommer. Les facultés qu’il fallait enrichir, il les a appauvries ; il a réparti entre d’autres professeurs le traitement de celui qu’il supprimait. Il a donné le cours d’histoire à un professeur de droits ; il a chargé des deux autres cours des hommes que je ne connais pas, qui peuvent avoir du mérite, mais qui probablement n’étaient pas préparés à faire ces nouveaux cours. Car, quelques semaines après M. le ministre de l’intérieur, a retiré à l’un d’eux le cours qu’il lui avait donné. Quant à l’autre je dois m’abstenir d’en parler.
Des désordres ayant éclaté, je dois me borner à blâmer sévèrement l’indiscipline. Mais ce sera aussi un des souvenirs de l’administration de M. le ministre de l’intérieur, que le commencement d’anarchie a commencé à s’introduire dans les universités en opposition à ses choix. Les choses en sont malheureusement venues à ce point que les élèves s’arrogeant en juges des professeurs déclarent qu’ils quitteront l’université si telle chaire n’est autrement remplie.
Mais, messieurs, n’avons-nous pas vu M. le ministre de l’intérieur sacrifier jusqu’aux hommes de son propre parti, jusqu’à ses collègues, jusqu’aux hommes auxquels il devait le plus de reconnaissance ? Serait-il parvenu au ministère si les hommes qu’il a sacrifies n’avaient consenti, en 1841, à s’associer à lui ? Comment s’est-il conduit envers ses collègues, envers M. Smits et M. Desmaisières ? Comment s’est-il conduit envers le gouverneur de la Flandre orientale qui cependant était en sympathie d’opinion avec lui, qui faisait partie de cette majorité dont il vous a tant parlé dans d’autres occasions ? Il a fallu, messieurs, que, cédant aux combinaisons, aux expédients de M. le ministre de l’intérieur, ce gouverneur, dévoué à la politique du ministère, quittât une des administrations provinciales les plus importantes pour une des moindres.
Enfin, messieurs, une innovation que nous devons encore à M. le ministre de l’intérieur, c’est cette propension pour le secret qui commence à se manifester partout dans l’administration. Partout, à côté de l’administration patente, on commence à voir une espèce d’administration secrète. C’est ainsi que l’on a été jusqu’à refuser à la chambre les noms des bourgmestres nommés, c’est ainsi que souvent nous ne pouvons arracher des mains de l’administration la connaissance des faits que, dans l’exercice de nos devoirs de députés, il nous importe de connaître.
Messieurs, parmi les actes dont je viens de parler, il en est tel qui, isolé, ne serait peut-être pas un bien grand crime, ne devrait pas exciter l’animadversion contre un ministre ; mais ce qui est blâmable, c’est que c’est là toute la politique de M. le ministre de l’intérieur, qu’elle ne contient pas autre chose, que tous ses actes sont de cette nature et doivent être rapportés au même mobile.
Messieurs, cette préoccupation incessante de la position ministérielle, qui domine tout, ce défaut de sincérité qui en est la suite, j’en retrouve l’influence et dans la formation du cabinet et dans la position actuelle.
Qu’avons-nous dans les séances précédentes, entendu à satiété de la bouche de M. le ministre de l’intérieur ? Qu’il voulait conserver une majorité mixte ; que la majorité mixte était son appui, qu’il était l’homme de cette majorité. A peine les chambres sont-elles closes, à peine les députés sont-ils rentrés dans leurs foyers, que cette majorité mixte est oubliée par M. le ministre de l’intérieur. Les ministres qu’elle avait appuyés et ceux même qu’elle semblait avoir appuyés avec le plus de sympathie, sont écartés. Cinq ministres nouveaux sont à nommer. L’homme de la majorité mixte, M. le ministre de l’intérieur, va sans doute prendre ses collègues dans cette majorité ? Non, messieurs ; cette majorité ne peut lui fournir qu’un seul collègue, et il en prend quatre en dehors de ses rangs. Trois même sont pris en dehors de la chambre.
Qu’en faut-il conclure, messieurs ? Ou bien que M. le ministre a rougi de la majorité mixte devant les électeurs, ou bien que c’est cette majorité qui lui a refusé son appui, que dans cette majorité il ne s’est pas trouvé plus d’homme qui ait voulu s’associer à lui dans un ministère.
Pour composer ce ministère, quelles difficultés n’a-t-on pas eues ? Il a fallu prendre jusqu’à trois ministres hors de la chambre, et comment est-on parvenu à engager ces hommes à s’asseoir à côté de M. le ministre de l’intérieur ?
L’un était aide-de-camp du Roi ; et l’on m’assure que, d’après ses propres aveux il est devenu ministre par ordre. Pour faire entrer un autre au ministère, on lui a fait franchir trois ou quatre grades. Il faisait partie de la magistrature, mais non pas des rangs supérieurs de la magistrature de sorte que le ministère lui a valu un avancement rapide et inespéré. Même pour le ministère de la guerre, il semble que M. le ministre de l’intérieur n’a trouvé de nouveau collègue qu’en choisissant un officier auquel il pût offrir en même temps les épaulettes de général.
Enfin, messieurs, un ministre des finances est entré dans le cabinet et en y entrant il a reçu le grade de commandeur de l’ordre Léopold.
Messieurs, chose singulière, le ministre qui est l’homme de la majorité, n’a trouvé dans toute cette majorité qu’un seul homme qui voulût associer sa carrière à la sienne. Un seul de ses collègues est sorti des rangs de cette majorité qui, à l’entendre aujourd’hui encore, semble l’appuyer avec tant de ferveur. Il a fallu, pour composer le cabinet, faire une espèce de presse aux ministres.
Le ministère est composé ; qu’est-il ? Pour les uns, dès le premier jour, il se dit libéral ; pour les autres, il se dit catholique. Pour nous tirer d’embarras, nous avons eu une circulaire de M. le ministre des finances, et là le ministère n’était ni catholique, ni libéral. Car la circulaire prescrivait aux fonctionnaires la neutralité dans les élections. Malheureusement, il paraît que la circulaire a été accompagnée ou suivie, soit par la même main soit par une autre main, d’instructions secrètes.
Aujourd’hui, messieurs, cette circulaire, tout le monde, je crois, est à peu près d’accord pour la démentir. Car si j’écoute les bruits qui circulent, quand on parle aux membres de la droite, on s’y vante, non pas de la neutralité des fonctionnaires, mais d’avoir favorisé, autant qu’on a pu, par leurs efforts, les candidatures catholiques ; quand on se tourne vers l’autre côté de la chambre, on tient un autre langage, on se vante, dit-on, que les fonctionnaires ont été très favorables aux candidats libéraux.
D’après cette version, si M. Demonceau a succombé à Verviers, c’est au ministère qu’il le doit ; si M. Cools a succombé à St.-Nicolas, ce n’est pas la faute des fonctionnaires, bien au contraire ; si, peut-être même, M. Fleussu a été réélu à Liége, les fonctionnaires n’y sont pas étrangers. De ces deux langages, quel que soit le vrai, la neutralité des fonctionnaires, vous le voyez, comme beaucoup d’autres choses, n’était qu’une feinte.
Un seul homme de la majorité mixte a consenti à s’asseoir à côté de M. le ministre de l’intérieur. Eh bien ! pour que rien ne manquât, pour que tout fût en quelque sorte ambigu, la position de cet homme lui-même est douteuse ; car, suivant les uns, il représente très formellement les intérêts de l’opinion catholique, et, suivant les autres, qui se prétendent bien informés, M. le ministre des travaux publics, en entrant dans le cabinet, aurait fait abjuration d’une des principales prétentions de son parti ; il aurait consenti à ce que le jury d’examen des grades universitaires fût nommé par le gouvernement.
Messieurs, la session s’ouvre ; et dès le début de la session éclate la même franchise, et j’ajouterai la même dignité. Dans la discussion de l’adresse au sénat, M. le ministre de l’intérieur décline la qualité de chef du ministère. Ce n’est pas lui qui a formé le cabinet ; d’autres, à ce qu’il paraît, l’ont recruté, et, à l’entendre, c’est presque par hasard qu’on s’est ressouvenu de lui. L’homme si puissant dans la dernière session, l’homme qui dominait le cabinet de si haut, le voilà devenu pour ainsi dire pour ainsi dire l’appoint du ministère. C’est en vérité bien humble, je voudrais pouvoir ajouter, c’est bien sincère.
A la chambre des représentants, nous avons, dès l’ouverture, le même spectacle. Nous voyons le ministre qui s’était tant grandi précédemment, nous le voyons se rapetisser à plaisir. Ici, messieurs, l’artifice consiste à faire lire le programme ministériel par un autre ministre qui ne faisait pas parti de la chambre la dernière session.
Ce ministre nous annonce que nous entrons dans une période nouvelle, que le ministère actuel, c’est du moins le sens de ses paroles, diffère du ministère précédent ; en un mot on répudie toute solidarité avec le ministère précédent ; on répudie les antécédents de ce cabinet dont M. Nothomb était l’âme, car M. le ministre de l’intérieur se borne à écouter passivement ce langage que lui-même a dicté peut-être.
La période est nouvelle, dit-on. Mais si elle est nouvelle, si l’on répudie les antécédents, je demanderai : que fait donc M. le ministre de l’intérieur dans ce cabinet ? que si M. le ministre de l’intérieur ne répudie pas ses antécédents, s’il reste le même, je demanderai : que font ses collègues sur ces bancs, que signifie le programme ? la situation est nouvelle, mais en quoi ?
On vous a dit, messieurs, qu’on ne voulait pas s’appuyer sur un côté de la chambre, ce n’est pas en cela assurément que consiste la nouveauté, car ce thème a été débité souvent par M. le ministre de l’intérieur dans la session précédente ; je dirai plus, ce thème a été celui de tous les ministères passés et sera probablement celui de tous les ministères futurs, car un ministère ne repousse jamais les appuis de quelque part qu’ils lui viennent.
La politique proprement dite a été complètement passée sous silence dans le programme. Il existe dans le pays des partis ; ces partis se sont fait une guerre acharnée, ils continuent cette guerre dans la presse et dans toutes les élections ; n’importe, le programme ministériel nous dit : Supposons tous que cela n’existe pas, et il part de cette base. Mais si ce n’est pas en vue de questions politiques que le ministère s’est formé, c’est la solution d’autres questions qui a été le but de sa formation ; il s’est constitué, dit-il, en vue de question financières, de questions commerciales, de questions militaires.
C’est donc là, messieurs, la base du cabinet, les questions financières, militaires et commerciales. Soit, examinons. Le commerce, messieurs, je vous en ai déjà parlé, d’autres membres de la chambre vous en ont parlé également, quelle est l’opinion du ministère en fait de commerce ? Sur les droits différentiels il refuse de dire son opinion, c’est-à-dire qu’il est encore sans opinion.
Sur les colonies, il est sans opinion ; sur la création d’une société de commerce, il est sans opinion. A la vérité, M. le ministre vient de nous dire que, quand arriverait la discussion des droits différentiels, il prendrait part à cette discussion. Voilà comment le cabinet est formé en vue de la question commerciale. Après dix mois d’existence il n’a d’opinion arrêtée sur aucune grande question commerciale.
Si nous abordons la question des droits différentiels, nous verrons si alors le programme du ministère ne recevra pas un démenti, nous verrons si après avoir dit que c’était là la base du ministère, le ministère, s’il avait essuyé un échec sur cette question, ne dirait pas que c’est là une question accessoire et qu’un échec éprouvé sur une semblable question ne peut pas l’ébranler.
Quant à la question financière, voici 8 mois que le cabinet est formé et qu’a-t-il fait pour cette question ? A force d’insister, la chambre a obtenu enfin une loi financière ; je me trompe, elle en a obtenu deux, car on lui a présenté une loi sur les naturalisations qui rapportera peut-être au trésor 50,000 francs par an. Le ministère avait une autre loi à présenter, il avait annoncé cette loi, c’est celle sur les successions, mais déjà il semble qu’elle n’existe plus ; elle paraît s’être évanouie devant quelques réclamations qui se sont élevées de certains bancs de cette chambre.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Elle sera présentée.
M. Devaux. - M. le ministre dit qu’elle sera présentée. Soit, mais nous verrons si, dans le cas où elle n’est pas adoptée, on présentera toujours la question financière comme la base du cabinet.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - C’est notre affaire.
M. le ministre des finances (M. Mercier) - Je n’ai pas dit cela.
M. Devaux. - M. le ministre des finances me fait l’honneur de m’interrompre pour me dire qu’il n’a pas dit cela. J’ai peut-être eu tort de prendre trop au sérieux le programme du ministère, mais là il était dit que le cabinet était formé en vue de questions militaires, commerciales et financières. Voilà donc ce qui doit être la base du ministère s’il est fidèle à sa parole.
Reste donc la question militaire. Eh bien, messieurs, la question militaire sera considérée par le ministère, non pas comme une question ministérielle pour le cabinet tout entier, mais comme une question administrative qui ne concerne que M. Dupont, de même que l’année dernière elle ne concernait que M. de Liem.
Quoique le ministère soit formé en vue de la question militaire, le rejet de la loi sur l’organisation de l’armée n’atteindra que M. Dupont. Si la chambre modifie ce projet le ministère sanctionnera les modifications. Il y a plus, je m’attends à autre chose, je m’attends à ce que la question militaire ne soit pas résolue, je m’attends à ce que le ministère s’arrange si bien que cette question, en vue de laquelle il s’est formé, soit ajournée, et que nous en soyons réduits à voter un crédit global. Voila, messieurs, la solution que je m’attends à voir donner par le cabinet aux questions militaires.
Telle est, messieurs, la sincérité qui a présidé à la formation du cabinet ; toujours des hommes qui n’avaient point leur opinion, toujours, suivant la méthode introduite par M. le ministre de l’intérieur, toujours des expédients, jamais une conviction, ni politique ni administrative, toujours une seule préoccupation, la préoccupation d’une position personnelle.
De là, messieurs, la déconsidération progressive du pouvoir. Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Il est triste, il est effrayant de le dire, mais il n’est pas dix hommes dans cette enceinte qui voudraient garantir publiquement la moralité de la politique de M. le ministre de l’intérieur ; ce que les uns disent tout haut, les autres le disent plus bas.
Au-dehors, messieurs, comment défend-on encore dans le monde l’existence ministérielle de M. le ministre de l’intérieur ? En représentant, en règle générale, le gouvernement comme quelque chose de nécessairement peu considéré, on représentait les ministres comme des hommes qui doivent avant tout être adroits, avoir en vue leur succès personnel. Un tel exemple, messieurs, est déplorable. On parle beaucoup aujourd’hui de livres immoraux, des ravages que les livres immoraux font dans les consciences, et sans doute, il en est de ce genre, mais il est un autre livre bien dangereux, sur lequel le peuple belge tout entier a constamment les yeux fixés ; ce livre, c’est le gouvernement lui-même. Il en est peu qui exercent plus de ravages.
Au milieu de cette atmosphère qui s’exhale de l’administration supérieure, que veut-on que devienne l’administration inferieure ? Cette idée qu’il faut songer avant tout à sa position, à ses propres intérêts, n’est-elle pas contagieuse de supérieur à inférieur ? Aussi en aucun temps plus de tristes soupçons n’ont circulé autour de l’administration inférieure. Je dirai toute ma pensée. Je crois, messieurs, que ces soupçons, lorsqu’ils remontent jusqu’aux ministres, sont dénues de tout fondement. Je blâme la politique des ministres, loin de moi l’idée de soupçonner leur probité privée, de les accuser de cupidité. Mais, messieurs, cette absence de principes qui n’est qu’improbité politique en haut, a une terrible tendance à se traduire en improbité administrative dans les rangs inférieurs.
Et cependant, c’est le cabinet actuel qui, dans le discours du Trône, a osé parler du perfectionnement moral du pays, du concours des grands pouvoirs de l’Etat au perfectionnement moral de la Belgique. Je ne suis pas, messieurs, d’un rigorisme exagéré, je sais faire la part de la faiblesse des hommes, je connais les écueils, les dangers du pouvoir, et je l’ai prouvé pendant dix ans en soutenant le pouvoir, lorsqu’il était faible, mais ce que je demande, c’est que toute dignité, toute générosité, tout dévouement ne soient pas exclus du gouvernement, ce que je demande, c’est que l’égoïsme et la ruse ne soient pas ses seules idoles, ce que je demande c’est que les hommes du pouvoir ne soient pas sans cesse en butte à des soupçons de trahison, venant tantôt d’un côte de la chambre, tantôt de l’autre. La Belgique est un pays jeune, elle ne peut grandir dans cette atmosphère. Ce n’est pas avec de tels exemples qu’on développera l’esprit public et le sentiment national.
Le patriotisme, le sentiment national d’un peuple a ses sources dans les convictions généreuses, dans les consciences, dans les âmes. Et ce terrain-là on ne le féconde pas à l’aide du fumier, nous avons fait du chemin depuis quelques années. Nous sommes loin de la situation où étaient les esprits il y a dix ans, il y a douze ans. Alors il y avait du dévouement, il y avait de la générosité, alors on avait foi dans l’honnêteté des partis, alors personne n’eût ose songer aux moyens de gouvernement qu’on ne se donne presque plus la peine de cacher aujourd’hui.
Je ne crains pas, messieurs, la durée d’un tel système ; depuis deux ans, je vois marcher les choses, et, à mon avis, elles marchent assez vite. J’ai foi dans l’honnêteté des partis et je sais qu’un tel système doit amener un moment où tous dans cette chambre aspireront à avoir des adversaires ou des chefs dont ils puissent avouer les opinions et les mobiles, où l’on s’apercevra qu’il est des intérêts communs à tons les partis, qui planent au-dessus de toutes les divergences d’opinion, où tous les hommes consciencieux et sages reconnaîtront qu’il est quelque chose de plus important encore que la couleur des hommes du gouvernement ; c’est la loyauté, la moralité de leurs actes et de leur politique.
(Moniteur belge n°20, du 20 janvier 1844) Plusieurs membres. - A demain ; il est plus de quatre heures.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je ne puis consentir, messieurs, à ce que la discussion soit renvoyée à demain. Je prie la chambre de m’entendre ; c’est un acte de justice que je réclame.
Les paroles par lesquelles mon collègue, M. le ministre des affaires étrangères, vous faisait connaître, le 22 novembre dernier, le programme du ministère, ces paroles me serviront de point de départ :
Un ministère qui, par sa composition et sa conduite, serait réduit à ne s’appuyer exclusivement que sur l’un des côtés de cette chambre, serait un ministère fatal au pays. Un tel ministère aurait peut-être une existence possible dans cette enceinte, mais sa présence aux affaires ne pourrait que répandre l’irritation au dehors.
Ce programme, selon l’honorable préopinant, a été le thème de tous les ministres passés et présents ; ce sera le programme de tous les ministres futurs ; ce programme n’est pas le sien. Je le sais, et ces réflexions ironiques je les prends au sérieux ; le fait est historiquement vrai ; ce programme est la loi de tous les ministères présents et passés ; ce sera, je l’espère pour mon pays, celui de tous les ministères futurs ; ce programme n’est pas celui de l’honorable membre ; sous ce rapport, il a une position presque isolée dans cette chambre, il lui faut à lui un ministère s’appuyant exclusivement sur un parti, acceptant une lutte implacable avec l’autre parti ; lutte qui peut avoir des germes dans le pays, j’en conviens, mais qui ne doit pas être transportée dans cette chambre. (Interruption.)
Puisqu’on m’interrompt, je me répète. Ce programme, et dans ces paroles il y avait toute ma justification, toute la condamnation de l’honorable préopinant, ce programme a été le programme de tous les ministres anciens, de vos deux amis qui étaient alors mes amis ; ce programme est celui du ministère actuel, ce programme sera celui de tous les ministères futurs.
Mais il y a eu un jour où l’on a voulu briser ce programme, alors encore officiellement reproduit, on a voulu le briser par des moyens extraparlementaires. Il s’est trouvé un homme qui s’est mis alors sur votre chemin ; cet homme c’est moi. (C’est cela ! c’est cela !)
Vous me reprochez des préoccupations personnelles. Puis-je dire quelles sont vos préoccupations ? c’est que vous avez reçu de moi un démenti. (Interruption.)
J’ai contribué à conserver le gouvernement de mon pays dans ce juste milieu dont vous aviez voulu le faire sortir par une action violente. Voilà mon crime à vos yeux. Il faut qu’on se place dans votre système, il faut qu’on demande avec vous des ministères de parti, des ministères exclusifs ! Hors de là, pour vous il n’y a plus d’honneur, il n’y a plus de probité, il n’y a plus de loyauté, il n’y a plus de dignité, il n’y a plus que de l’hypocrisie ! (Interruption.)
D’après ces prémisses, vous appréciez tous les actes, vous jugez le passé, vous jugerez le présent !
Avec cette préoccupation, vous dénaturez tous les faits ; avec cette préoccupation, vous vous manquez à vous-même, vous manquez, j’ose le dire, à votre caractère autrefois grave, mesuré ; pour apprécier des actes qu’il est très facile d’expliquer, vous acceptez des versions inexactes, vous puisez à toutes les sources ; vous avez recours à des armes dont on ne devrait jamais se servir dans les débats parlementaires.
Si la chambre veut être juste envers moi, en m’écoutant aujourd’hui, malgré l’heure avancée de la séance, je prouverai que cette vaste accusation, sous le poids de laquelle on a voulu m’accabler, se réduit absolument à rien. (Parlez ! parlez !)
J’étais, dit l’honorable préopinant, le chef de l’ancien ministère ; aujourd’hui, je me rapetisse, je ne suis plus qu’un membre ordinaire du cabinet.
Je vous le demande, messieurs, des accusations de ce genre doivent-elles être produites dans cette chambre ? Il n’y a pas de chef de cabinet en Belgique ; il n’y a pas encore de chef de cabinet. Je n’étais pas le chef de l’ancien cabinet, et je n’ai pas été chargé de la formation du cabinet actuel.
Je suis resté aux affaires, parce que j’ai cru que je pouvais honorablement y rester. Mes collègues actuels ont trouvé que ma présence au ministère n’était pas incompatible avec le bien du pays ; que mon maintien au ministère pouvait se concilier avec le programme que je vous ai indiqué tout à l’heure, et dès lors, j’ai pu rester sans déshonneur pour eux ni pour moi. Admettra-t-on que lorsqu’un ministère se dissout, il existe toujours une solidarité tellement étroite entre tous les membres du cabinet, qu’un d’eux ne puisse rester aux affaires ? La réponse, messieurs, dépend des circonstances, dépend des principes qui forment le programme politique, des questions qu’on peut avoir en vue de résoudre dans l’avenir.
Messieurs, en avril 1840, et je demande pardon d’avance de cette indiscrétion ; en avril 1840, lorsque le ministère dont je faisais partie avec l’honorable M. de Theux a été dissous, il m’a été offert de rester aux affaires, et l’honorable préopinant a trouvé, à cette époque, que mon maintien aux affaires ne serait pas pour moi un acte déshonorant. J’ai refusé ; je pourrai dire un jour pourquoi.
Je n’entrerai pas dans d’autres détails ; je ne veux pas aujourd’hui pousser plus loin l’indiscrétion.
Messieurs, je n’ai pas sacrifié mes anciens collègues, ils se sont retirés, comme moi je m’étais retiré, Il n’y a ni déloyauté, ni déception, En faisant de semblables suppositions on ravale le gouvernement, on le réduit à de misérables questions personnelles.
Avec la préoccupation qui domine l’honorable préopinant, il ne voit partout que manque de franchise, qu’hypocrisie.
Ce caractère se rencontre d’abord, selon lui, dans l’attitude du ministère en face du système commercial et industriel.
Le système du ministère sur ces questions ne vous est pas aussi inconnu qu’on le suppose. Le ministère veut favoriser l’industrie nationale, le commerce national, il l’a attesté par des actes nombreux ; il l’a prouvé, entre autres, le jour où, en l’absence même des chambres, il a usé des pouvoirs extraordinaires qu’il a trouvés dans d’anciennes lois, pour prendre des mesures protectrices de quelques branches de l’industrie nationale. Ces principes, le ministère les maintiendra, lorsqu’il s’agira de discuter la question des droits différentiels. Mais ce que le cabinet repousse, c’est une discussion de détail anticipée ; c’est uniquement pour cette raison qu’il se tient dans une certaine réserve aujourd’hui. Rien ne serait plus facile que d’anticiper sur la discussion, mais dans l’intérêt de la question, dans l’intérêt du pays, le ministère ne veut pas anticiper ; mais pour ceux qui voudront consulter les actes du ministère, dont plusieurs vous ont déjà été déférés, l’attitude que prendra le cabinet dans cette question, ne peut pas être douteuse.
Ou dirait que, pour avoir de la franchise, il faut se jeter comme à corps perdu, dans toutes les questions. Nous ne voulons pas courir les aventures, nous ne voulons pas que le pays les coure. Mais quand les questions se présentent, quand elles peuvent être sérieusement et utilement discutées, nous les discutons.
Nous vous attendons, dit l’honorable préopinant, nous vous attendons au jour fixé.
Ah ! vous devriez-vous rappeler que plus d’une fois vous m’avez donné ces sortes de rendez-vous ; ces rendez-vous, je les ai toujours acceptés, mais il m’est arrivé plus d’une fois que j’ai dû attendre votre opinion définitive jusqu’au vingtième jour d’une discussion, et le vingtième jour, après m’avoir combattu à outrance, vous votiez avec moi !.. De quel côté alors la franchise ? de quel côté était l’hypocrisie ? Pardon, messieurs, si je me sers de ce mot on l’a tant prodigué à mon égard. (Interruption.)
Vous nous disiez, il y a deux ans : vous n’avez aucune marche arrêtée ; vous n’oserez aborder aucune question importante.
J’ai répondu : nous aborderons toutes les questions que le temps a amenées. Et nous les avons abordées, et elles ont été résolues, quelquefois avec votre concours, quelquefois malgré vous ; mais enfin elles ont reçu une solution.
Je dois pour un moment, messieurs, ne plus m’occuper de moi pour prendre la défense d’un ministre qui n’est pas un ministre du pays. (Hilarité.) On a accusé le ministre des affaires étrangères de France d’avoir dit en pleine chambre que la Belgique s’était mise aux genoux de la France. J’ai dit que cette expression ne se trouvait pas dans le discours prononcé par le ministre français à la tribune de la chambre des pairs de France. Je demande maintenant la permission de donner lecture à la chambre d’un extrait de ce discours ; je viens de me faire remettre le Moniteur français.
M. le ministre des affaires étrangères de France disait, à la chambre des pairs, dans la séance du 22 mars 1843 :
« A cette occasion je dirai un mot de la question de l’union douanière franco-belge. On nous a représentés comme ayant élevé nous-mêmes cette question, comme l’ayant cherchée, comme n’ayant prévu aucune de ses difficultés intérieures et extérieures ; et puis, sur l’apparition inattendue de ces difficultés, comme ayant abandonné le projet dans lequel nous nous étions imprudemment engagés.
« Rien de semblable. Le gouvernement français n’a pas cherché l’union douanière avec la Belgique. La France n’a pas besoin de l’union douanière avec la Belgique, et nous savons les obstacles attachés à une pareille œuvre. Les difficultés extérieures, permettez-moi de le dire, sont les moindres.
« L’honorable duc d’Harcout s’étonnait tout à l’heure à cette tribune de nos égards pour ce qu’il appelle des intérêts privés dans une pareille question.
« Messieurs, les plus grandes industries de la France, des intérêts privés ! Le travail national, la sécurité, l’activité du travail national, un intérêt privé ! Mais il n’est pas un intérêt public plus grand que ceux-là, plus sacré, et c’est le premier devoir du gouvernement de les ménager. Et lors même qu’il serait contraint un jour de leur demander des concessions, ce serait avec une extrême réserve et les transitions les plus douces.
« Non, non, nous n’ayons pas agi légèrement, nous ne nous sommes pas imprudemment engagés dans cette question, nous ne l’avons pas été chercher, nous n’irons jamais la chercher ; elle se produit d’elle-même à nos portes ; elle nous presse et nous assiège malgré nous.
« Et savez-vous pourquoi ? Parce que, dans sa situation actuelle, la Belgique, dit-elle elle-même, a de la peine à vivre ; parce qu’elle étouffe dans son intérieur entre l’inégalité de sa production et de sa consommation. Tant que cela n’entraîne que des souffrances individuelles, que des difficultés individuelles, le gouvernement français peut y rester, non pas indifférent, mais étranger. Mais si jamais il pouvait en résulter de grandes difficultés politiques, si jamais la sûreté de la Belgique pouvait en être compromise, alors il faudrait bien que le gouvernement du roi y regardât de très près, et cherchât un remède à un pareil mal, car la sûreté de la Belgique, ne l’oubliez pas, c’est la paix de l’Europe. »
Messieurs, voilà le seul passage du discours de ce ministre, où il soit question des négociations commerciales de la Belgique avec la France. Ce langage n’est-il pas convenable ?
Vous voyez que l’expression qu’on a prêtée au ministre des affaires étrangères de France, expression contre laquelle nous aurions dû protester, contre laquelle la chambre des pairs aurait protestée ; vous voyez, dis-je, que cette expression ne se trouve pas dans le discours. Ce qui s’y trouve, je l’avais répété de mémoire.
J’avais dit que M. le ministre des affaires étrangères avait décrit la situation intérieure de la Belgique comme une situation désespérée, et que, s’il l’a décrite avec des couleurs aussi sombres, il fallait s’en prendre non pas à cet homme d’Etat, mais à nous-mêmes ; c’est en Belgique, c’est dans cette chambre même que tous les jours on représente notre détresse comme extrême.
Jamais un langage semblable à celui qu’on a supposé, ne se fera entendre dans les chambres françaises. Le gouvernement et les chambres françaises respectent les nationalités étrangères. Je n’en doute pas, si un rapprochement commercial plus intime s’opérait entre les deux pays, ce serait en laissant subsister notre nationalité intacte et honorable. La France n’oublie pas qu’elle a contribué à fonder la nationalité belge ; elle respecte et honore son œuvre.
J’espère donc que cette fois-ci l’honorable M. Osy voudra bien se rétracter : il s’agit d’un ministre étranger, il ne s’agit pas d’un ministre belge ; cela peut se faire. (On rit.)
Pourquoi, poursuit-on, le gouvernement a-t-il manqué de franchise dans les négociations commerciales ? C’est qu’il s’est adressé tantôt à l’Allemagne, tantôt à la France, il a fait craindre à la France l’alliance avec l’Allemagne, et à l’Allemagne l’alliance avec la France.
Je vous ai annoncé que le gouvernement se proposait de vous donner, non pas publiquement, mais dans un comité général, tous les renseignements sur les tentatives de négociations commerciales. Si le gouvernement demande le secret, ce n’est pas dans son intérêt, c’est plutôt contre son intérêt. Mais quand on est gouvernement, il faut quelquefois consentir à être méconnu. (Interruption.) Vous avez, dit-on, fait craindre à la France l’alliance avec l’Allemagne ; à l’Allemagne l’alliance avec la France. Est-ce nous qui avons créé cette position ? A la suite du traité de paix de 1839, quand nos relations politiques sont devenues régulières avec toutes les puissances étrangères, cette position expectante était indiquée par la force des choses.
Il s’agissait de savoir à quelle puissance la Belgique s’unirait si nous devions nous unir d’une manière étroite à une puissance quelconque, ou quel système on adopterait si la Belgique se créait un système national par ses propres forces, par ses propres efforts. Pour éclaircir cette situation toute nouvelle, n’était-il pas nécessaire de faire certaines tentatives à l’étranger, n’était-il pas indispensable d’épuiser les ressources qu’on pouvait supposer dans des relations présumées possibles avec l’un ou l’autre pays ? C’est là ce qu’on a dû faire. Il vous sera rendu compte de ces tentatives, et vous reconnaîtrez que dans toutes les occasions on n’a jamais perdu de vue l’intérêt et l’honneur du pays. Si le gouvernement avait agi autrement, s’il avait apporté devant vous un système commercial conçu, abstraction faite des relations présumées possibles avec d’autres pays, vous lui auriez opposé une fin de non-recevoir, vous auriez accusé le gouvernement de légèreté, vous lui auriez dit : pourquoi n’avez-vous pas tenté d’étendre nos relations commerciales, par des négociations.
Le même caractère d’hypocrisie….
M. Devaux. - Je ne me suis pas servi de ce mot.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Plusieurs fois ; mais soit, je le supprime, puisque vous le supprimez : disons donc, la même absence de franchise, la même indécision d’esprit et de caractère se retrouve quand il s’agit, par exemple, des essais de colonisation. Je vais, messieurs, parcourir aussi rapidement que possible, car je ne veux pas abuser de l’indulgence que je continue à vous demander comme un acte de justice, les faits qui ont été articulés contre moi. La même indécision se rencontre, dit-on quand il s’agit de colonisation.
Messieurs, il y a quelque temps qu’un besoin nouveau a semblé se révéler. Il s’agit d’ouvrir une voie nouvelle à l’activité belge. Vous savez dans quelles limites le gouvernement a encouragé la tentative. Faut-il que le gouvernement ait une opinion définitive, de prime abord, sur toutes les questions qui peuvent se produire ? (Interruption.)
La question de colonisation est une question neuve, inattendue ; faut-il que le gouvernement ait une opinion du jour au lendemain ? Est-ce là ce qu’il faudrait pour avoir de la franchise ? Ce serait souvent courir les aventures ; ces déterminations soudaines et hardies pourraient jeter de l’éclat sur le ministère, mais quelquefois aux dépens du pays.
Nous avons encouragé, vous savez dans quelles limites, un essai de colonisation. Pouvions-nous faire, devions-nous faire davantage ? Y a-t-il quelque chose de plus à faire ? Si nous trouvons qu’il fait faire davantage, nous le proposerons ; nous étudions la question avec le pays. (Interruption.) Nous avons, dit-on, nié en quelque sorte la participation que nous avons prise dans la formation de la société anonyme de colonisation de Santo-Thomas. La société anonyme a été approuvée par arrêté royal et nous lui avons accordé quelques secours ; jamais nous n’avons nié cette participation. Mais quand on a présenté cette colonie comme directement fondée par le gouvernement belge, nous avons cru, en conscience, devoir déclarer au public que tel n’était pas le caractère de cette entreprise.
Nous avons voulu que les nombreux colons qui se disposent à franchir les mers sussent qu’ils avaient affaire à une compagnie privée, qui avait sans doute toutes les sympathies du gouvernement, mais non au gouvernement lui-même. C’est la réponse toute naturelle que j’ai à faire à l’honorable membre. Si le jour arrivait où le gouvernement fondât une colonie, le ministère ne désavouerait pas son œuvre. Mais le gouvernement ne veut pas qu’on fasse tomber sur lui une responsabilité qui lui est étrangère, tout en faisant des vœux pour le succès de ces efforts.
La conduite du gouvernement.... Je m’arrête un moment ; messieurs, je dois dire que j’éprouve un singulier embarras, pour répondre à l’honorable préopinant, je devrais presque toujours ne parler que de moi ; il a tellement exagéré mon influence dans les affaires, que tout s’est effacé devant moi. Je ne puis me placer sur ce terrain, je ne puis, en répondant à l’honorable préopinant, que parler du gouvernement.
La conduite du gouvernement dans la prorogation de la société générale a été incriminée ; cet acte est pourtant facile à expliquer. La société générale a été prorogée jusqu’en 1855. Le terme doit échoir en 1849. Il est dit dans l’arrêté de prorogation, qu’en 1849 on discutera les conditions de la prorogation, et que si on ne tombe pas d’accord sur ces conditions, la prorogation sera considérée comme non avenue et la liquidation aura lieu dans un délai à fixer. Savez-vous pourquoi le gouvernement a pris une mesure de ce genre ? Parce que d’une part, dit l’honorable préopinant, on n’osait pas refuser la prolongation, et de l’autre on n’osait pas l’accorder, alors on a fait un acte intermédiaire presque indéfinissable. Je lui en demande pardon ; si au lieu de céder aux malheureuses préoccupations qui l’animent contre moi, il s’était enquis des faits, il aurait expliqué la chose de la manière la plus simple, la plus honorable.
Le roi Guillaume Ier, fondateur de la société générale, avait garanti 5 p. c. d’intérêt aux actionnaires. Une question grave s’est présentée, c’est celle de savoir si en cas de prorogation sous des conditions exprimées dès à présent, cette garantie du roi Guillaume subsisterait encore. Si on avait voulu ne consulter, comme on le suppose, que les intérêts de la société générale, on aurait accordé une prorogation pure et simple sans condition, on échappait à cette question. On a examiné si des conditions indiquées dès aujourd’hui n’emportaient pas novation, et partant cessation de la garantie d’intérêt. C’est pour échapper à ces dangers que la société a été prorogée à des conditions à discuter en 1849. Voilà les motifs très avouables qui expliquent l’acte du gouvernement.
Ce serait même, d’après l’honorable préopinant, une hostilité contre la législature, parce qu’un honorable membre a dit qu’il fallait une loi pour fonder des banques. C’est ce que l’honorable M. Cogels n’a pas dit. Mais il a soulevé une question très importante. Ses paroles m’ont frappé. Il s’est demandé s’il ne faudrait pas en Belgique, comme en France, établir qu’on ne pourrait fonder une banque et émettre des billets qu’en vertu d’une loi. La prorogation de la société générale, fût-elle pure et simple, ne porterait aucune atteinte aux attributions de la législature. Car la législature n’a pas cette attribution. C’est le gouvernement qui fonde les banques. La preuve en est qu’il a fondé la banque de Belgique. La prorogation de la société générale n’est pas plus un attentat aux droits de la chambre que ne l’a été la fondation de la Banque de Belgique dont la création a été approuvée par l’honorable membre, que ne l’a été la fondation plus récente de la Banque des Flandres. Mais il fallait chercher à soulever contre moi les susceptibilités parlementaires.
Non seulement je suis omnipotent quand il s’agit des ministres ; mais mon omnipotence s’étend à peu près à tout ce qui m’entoure. C’est ainsi qu’on m’a accusé d’avoir un jour absorbé le conseil communal de Bruxelles. Je lui ai imposé, a dit l’honorable préopinant, un emprunt onéreux. Mais le conseil communal a approuvé l’emprunt, et le collège des bourgmestre et échevins l’a contracté. Est-ce que par hasard vous supposeriez qu’un collège des bourgmestre et échevins, composé de cinq hommes honorables, obéirait passivement à ce que vous appelez mes injonctions ? Mais si vous n’avez plus aucun respect pour mon caractère, respectez au moins le caractère d’hommes qui ne sont pas vos ennemis politiques, à l’égard desquels vous n’avez pas les motifs d’animosité que vous croyez avoir à mon égard.
M. Devaux. - Ils n’étaient pas libres.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Toutes les tentatives avaient été épuisées ; on s’est estimé heureux de pouvoir contracter l’emprunt avec la maison qui a bien voulu le contracter.
Puisqu’on insiste, j’entre dans des détails. Voici comment les faits se sont passés. Ce n’est pas dans les journaux, dans la version de personnes intéressées à dire le contraire, qu’il faut puiser les motifs de ses appréciations. L’emprunt a été contracté, dit-on, à des conditions onéreuses. Mais il est arrivé à la ville de Bruxelles ce qui est arrivé à l’Etat belge, est-ce que chacun de nous ne se rappelle pas que la Belgique a contracté des emprunts onéreux, qui, quelque temps après, dépassaient le taux d’émission ?
Je m’étonne qu’un homme de la portée de l’honorable préopinant puisse apprécier ainsi un acte financier. L’emprunt a été contracté à 92 ; aujourd’hui, il dépasse le pair. A quoi cela tient-il ? A ce que le crédit de la ville de Bruxelles s’est rétabli. Il n’y avait que le premier pas qui dût coûter. Le premier pas fait, l’emprunt contracté, le crédit de la ville de Bruxelles était rétabli, et l’emprunt devait prendre un essor rapide.
Cet emprunt, je l’avais annoncé dans la discussion de la proposition relative à la ville de Bruxelles, proposition que, soit dit par parenthèse, selon les prédictions de M. Devaux, je ne devais jamais faire discuter. Le jour du rendez-vous qu’on m’avait donné est arrivé, la discussion a eu lieu. J’ai dit que, moyennant la rente de 300,000 fr., je contractais l’engagement de faire prendre par la ville de Bruxelles une mesure qui rétablirait complètement sa situation financière. Il ne s’agissait donc pas d’une mesure partielle, d’une mesure qui, au lieu des 14 millions fr. nécessaires, aurait procuré à la ville de Bruxelles 4 ou 6 millions emportant l’hypothèque des 300,000 fr. de rente. Si une mesure semblable avait été prise, et que la ville de Bruxelles eût été mise en possession de la rente de 300,000 fr., quelle eût été ma position devant les chambres ? « Il faut, ai-je dit, que vous preniez une mesure qui vous procure 14 millions ; c’est ce que j’ai promis a la chambre. J’ai promis à la chambre de ne vous mettre en possession de la rente de 300,000 fr. que si vous trouvez moyen de rétablir complètement votre crédit. » J’ai tenu ma promesse envers la chambre
C’est encore, dit-on, le même caractère de ruse, qui se retrouve c’est dans le traité d’Utrecht, on a voulu dire le traité du 5 novembre 1842, contracté à La Haye, traité par lequel, ajoute-t-on, on a rattaché les affaires de la société générale, aux affaires de l’Etat. C’est encore là une erreur ; on n’a rattaché les intérêts de la société générale à ceux du pays, qu’en un point où la connexité était évidente. Quant à l’acquisition de la forêt de Soignes, la chambre était libre de ne pas la ratifier. Qu’il me soit permis de m’étonner qu’un homme d’une aussi grande franchise n’ait pas dénoncé cet acte. Si je ne me trompe, il nous a fait l’honneur de voter pour.
On n’aurait pas dû, dit l’honorable préopinant, favoriser ainsi la société générale, on aurait dû profiter, dans l’intérêt de l’Etat, de la rivalité entre deux établissements financiers. Il paraît qu’ici l’honorable préopinant adopte une espèce de système de bascule. Probablement il fallait faire craindre à la société une alliance avec la banque de Belgique, et faire craindre à la banque de Belgique une alliance avec la société générale.
M. Devaux. - Vous me prêtez vos idées.
M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Nous avons pensé, comme tous les ministères précédents, que nous ne pouvions faire un calcul indigne d’un gouvernement sur la rivalité qui peut exister entre deux établissements. Chaque fois que le gouvernement est intervenu, ça été, non pas pour entretenir cette rivalité, mais pour amener une conciliation, pour chercher à être utile à l’un et à l’autre établissement, en tant que le permettait l’intérêt public. Voilà quelle a été notre conduite.
On vous a entretenus par anticipation, on l’a reconnu, des universités. Je n’en dirai qu’un mot. Il y a eu des vacatures dans trois facultés ; je n’ai pas remplacé les professeurs, parce que je pouvais confier leurs cours à d’autres professeurs et augmenter les traitements de certains professeurs. C’est donc dans l’intérêt du corps professoral que je n’ai pas fait de nouvelles nominations. J’ai pu ainsi employer les fonds disponibles à augmenter les traitements de plusieurs professeurs, qui de professeurs extraordinaires sont devenus professeurs ordinaires. C’est évidemment, je le répète, dans l’intérêt du corps professoral que j’ai agi ainsi. Mais non, si je n’ai pas fait de nouvelles nominations, c’est qu’en les faisant j’aurais, dit-on, déplu à l’un ou l’autre protecteur. C’est une manière d’expliquer les actions par ce que j’appellerai le mauvais côté.
Si l’un ou l’autre professeur de telle ou telle faculté venait à mourir (sur quoi je suis loin de compter), je pourrais m’abstenir de faire de nouvelles nominations. Les traitements seraient répartis sur des professeurs déjà en fonctions. Je ne dis pas que si une grande notabilité se présentait, le cours vacant ne lui serait pas donné. Du reste, les universités nous occuperont plus tard. Mais ce qui m’importe pour le moment, c’est de protester contre cette manière d’interpréter mes actes par le mauvais côte ; ces actes s’interprètent de la manière la plus naturelle.
Lorsqu’une catastrophe, que j’ai vivement déplorée, a enlevé à l’université de Liège le professeur d’anatomie, à l’instant même on m’a fait comprendre qu’on pouvait trouver dans l’université un homme qui pût remplacer le défunt, et repartir ainsi son traitement sur le corps enseignant. (Interruption.)
Peut-être ai-je montré trop de bienveillance pour le corps professoral ? Soit ; mais cela doit-il servir de base à une accusation honteuse ?
Un professeur avait reçu les offres les plus brillantes d’un établissement libre. Une députation du corps professoral s’est rendue près de moi ; j’ai déclaré immédiatement que j’épuiserais tous les moyens en mon pouvoir pour conserver ce professeur à l’université de l’Etat. Mais, fallait-il, le même jour, accorder la décoration et augmenter le traitement ? Le traitement a été augmenté immédiatement, parce que la catastrophe dont je vous ai parlé tout à l’heure m’en fournissait les moyens. Si cette catastrophe n’était pas arrivée, si je n’avais pas trouvé ce moyen, j’aurais commencé par proposer au Roi de donner la décoration, et j’aurais attendu le vote du budget pour proposer l’augmentation du traitement. Mais augmentant le traitement j’ai attendu quelques mois pour proposer au Roi de conférer à ce professeur la décoration.
Je n’ai pas voulu, en un mot, un cumul de faveur le même jour. Voilà une explication naturelle ; elle ne s’est pas présentée à l’esprit de l’honorable préopinant ; il a préféré donner à ma conduite une explication que je ne veux pas qualifier.
L’honorable membre a encore anticipé d’un autre chef, sur la discussion spéciale relative à l’enseignement. Il a parlé des écoles normales. Son grand grief, c’est que les écoles normales sont dans le même diocèse à Lierre et à Nivelles. Je m’attendais à une autre accusation, quant aux écoles normales ; on y viendra ; je ne veux pas non plus anticiper. Le grief dont il est question maintenant, c’est la fixation du siège.
Je répondrai à l’honorable préopinant, que Lierre et Nivelles offraient les locaux convenables, que la ville de Lierre était le siège d’une des anciennes écoles normales, que la ville de Nivelles avait droit à un dédommagement pour bien des pertes qu’elle avait faites ; j’ajouterai qu’à part ces considérations de localités, le gouvernement a pensé qu’il était utile que les deux écoles normales fussent placées non loin de Bruxelles le plus à portée possible du gouvernement central.
Au reste, ces deux écoles normales, si elles sont bien dirigées, produiront d’aussi bons élèves que si elles étaient situées l’une à Verviers et l’autre à Roulers.
Le secret est encore, dit-il, un des caractères de cette politique double. Il vous a rappelé que je n’ai pas voulu dans le temps publier immédiatement les noms des bourgmestres. Pourquoi ? J’ai dit que je voulais publier en même temps les noms de tous les bourgmestres de chaque province, parce que l’absence de certains noms, lorsque les nominations ne seraient pas complètes, donnerait lieu à des réclamations dans la partie rie la province où les nominations n’auraient pas été faites. Car du mois d’octobre au mois de décembre il avait été impossible de faire toutes les nominations. Voilà comment j’avais expliqué cette abstention momentanée. Toutes les nominations se trouvant faites, je les ai publiées avec ensemble, par province. Depuis, j’ai fait ce qu’aucun ministre n’avait fait avant moi : dans les cas de mutations partielles je publie les noms des bourgmestres et échevins, Est-ce là du secret ? Cette accusation surannée et insignifiante, repose donc sur ce fait que pendant 15 jours je n’ai pas voulu insérer des nominations partielles au Moniteur.
Tantôt on m’humilie ; tantôt on exagère mon rôle de la manière la plus absurde. D’après l’honorable préopinant, mon influence aurait tout absorbé depuis deux ans, j’absorberais encore tout aujourd’hui. C’est moi qui fais faire tous les genres de nominations, c’est moi qui ai engagé M. Smits à exagérer, assure-t-on, les évaluations des voies et moyens l’année dernière ; c’est moi qui, cette année, ai engagé M. Mercier à exagérer les siennes.
Je vous demande si avec des insinuations semblables il y a encore des discussions possibles, si avec des insinuations semblables il y a encore un gouvernement possible.
C’est à ne plus croire à l’indépendance et à la probité, c’est à faire soupçonner au centre du gouvernement la présence d’un être malfaisant qui absorbe tout, qui fait tout et qu’on laisse faire.
L’honorable M. Smits a évalué le budget des voies et moyens comme les ministres précédents ; s’il s’est trompe dans ses évaluations, c’est sous sa responsabilité qu’il les a présentées. M. Mercier a présenté ses chiffres pour le budget des voies et moyens de cette année, s’il s’est trompé, c’est sous sa responsabilité.
On a prononcé un mot qui n’avait jamais retenti dans cette enceinte : le mot corruption. On a dit qu’on abusait de tous les moyens de gouvernement, que c’était un gouvernement de corruption : on a parlé des décorations, des titres de noblesse, des places données dans la magistrature, du notariat. Je ne puis entrer, je ne veux entrer dans aucun détail. Je ne ferai qu’une réflexion générale : Est-ce que par hasard l’honorable préopinant qui nous a déclaré ne pas être rigoriste serait arrivé au point de dénier au gouvernement tout moyen légitime d’influence ? Je dis qu’il aurait rétrogradé dans ses doctrines gouvernementales. Telle n’a pas toujours été son opinion ; il a reconnu que le gouvernement devait avoir des moyens légitimes, honorables d’influence et je dis qu’on n’en a point abusé. J’ajoute que personne n’a le droit de flétrir ceux qui ont pu être, de la part du gouvernement, l’objet d’honorables distinctions. Vous croyez ne frapper que sur un ministère, sur moi, sur un homme, vous frappez sur des institutions, songez-y bien.
On s’est permis une autre insinuation, à propos de l’article « lettres, sciences et arts, » on a dit que j’ai refusé de publier la liste des encouragements accordés à ce titre. Cette publication n’a pas été demandée. J’ai envoyé spontanément à la section centrale les originaux même des registres déposés au ministère. J’ai donné ainsi une preuve de franchise qu’on n’avait jamais donnée. Qu’on parle d’une manière plus précise, je répondrai ; je prouverai que j’ai été moins loin que mes prédécesseurs, que du reste je sois loin d’accuser.
Enfin, on a jeté un coup d’œil général sur le pays, et c’est par là que je terminerai, en vous remerciant de votre bienveillante attention.
On vous a représenté le pays comme doutant presque de lui-même, comme profondément découragé. Pourquoi le pays offre-t-il cet aspect à l’honorable préopinant ? C’est encore le résultat de ce démenti que le préopinant a reçu. Pour lui, le pays ne sera plein de santé et de courage que lorsqu’il se débattra dans les convulsions de la fièvre. Pour lui, il faut une lutte toujours incessante dans le pays, lutte qui se reproduise dans cette chambre, lutte qui, selon moi, empêcherait la législature de s’occuper des véritables questions d’intérêt public. Ce que le préopinant appelle torpeur, c’est l’affaiblissement de l’esprit de parti. Il faut s’en féliciter, il faut se féliciter de voir disparaître les préventions de parti dans cette chambre surtout, malgré les alarmes qu’en conçoit le préopinant. Grâce à cette position calme, nous pourrons nous occuper des affaires. (Interruption.) Qu’on se serve de ce mot, ou qu’on dise les questions sociales, les questions positives, le nom n’y fait rien. Il s’agit seulement de savoir quelles questions nous avons d’abord à résoudre. Nous avons devant nous la question financière, la question militaire, la question commerciale. Ces questions, nous les aborderons, sans préoccupation, et en oubliant les distinctions de partis.
Nous continuerons ainsi à donner un démenti aux prévisions de l’honorable préopinant ; la chambre ne se consumera pas dans une lutte stérile, en perdant de vue des intérêts réels.
- La discussion générale est continuée à demain.
La séance est levée à cinq heures.
M. de Foere. - Un arrêté du 1er janvier, émané du département de la justice et inséré dans le Bulletin des Lois, fixe l’orthographe et la traduction qui désormais doivent être employées dans la traduction flamande des lois et arrêtés. L’art. 4 de cet arrêté porte que « l’orthographe et la traduction flamande seront conformes aux huit règles adoptées par la commission instituée le 15 juillet 1837, et le Tael-Congres de Gand, en admettant les trois modifications introduites, pat cette dernière assemblée, à la troisième règle »
D’un autre côté,
« Les inspecteurs provinciaux des écoles primaires ont été assemblées par le ministre de l’intérieur. »
Il est probable que, dans cette réunion, à laquelle l’honorable M. Nothomb a présidé, il s’est agi des livres classiques à introduire dans es écoles primaires et de l’orthographe dans laquelle ces livres seront écrits.
Ces deux actes publics, considérés dans leur objet et dans leur corrélation, comme dans leurs causes et dans leurs effets, méritent un instant l’attention sérieuse de la chambre. Je commencerai par examiner le premier sous le rapport de la philologie linguistique, de la politique, de la nationalité et de la constitutionnalité. J’essayerai de démontrer à la chambre que, sous chacun de ces quatre rapports, l’arrêté du 1er janvier est un acte déplorable, et qu’il a été surpris à la religion de l’honorable ministre de la justice.
Cet arrêté statue que « l’orthographe et la traduction flamande des lois et arrêtés seront conformes aux huit règles adoptées par la commission du 15 juillet 1837 et le Tael-Congrès du 23 octobre 1841. » Je ferai d’abord remarquer que ni la commission ni le Tael-Congres n’ont posé de règles de traduction flamande et que, par conséquent, ils n’ont pas adopté de semblables règles. Seulement ils ont adopté ces règles d’orthographe flamande. L’arrêté du 1er janvier manque donc de base sous le rapport de la traduction flamande.
Je ferai ensuite observer que la commission, nommée par arrêté du 15 juillet 1837, n’a point été instituée, comme le prétend M. le ministre de la justice dans le 4ème considérant de son arrêté du 1er janvier 1844, « pour rechercher les moyens d’obtenir l’uniformité de l’orthographe de la langue flamande. » Elle n’a été instituée, d’après le texte même de l’arrêté du 15 juillet 1837, que « pour juger les mémoires envoyés à un concours ouvert, par arrêté du 6 septembre 1836, ayant pour objet une dissertation critique sur une question concernant la langue flamande. » L’arrêté lu fer janvier est donc sous ce deuxième rapport, fondé sur une fausse base.
Quoique ces deux observations soient de nature à ouvrir la série des déceptions dans lesquelles le ministre de la justice a été entraîné et à administrer une première preuve qu’il a porté son arrêté sans avoir été religieusement éclairé sur son objet, je n’y attache cependant aucune importance. Je m’arrêterai aux règles d’orthographe flamande que la commission et le Tael-Congrès ont posées et que le ministre a adoptées pour fixer l’orthographe qu’il appelle abusivement flamande dans la traduction des lois et arrêtes.
Voyons d’abord comment les principales langues vivantes de l’Europe ont été fixées. L’ont-elles été par des commissions et des Tael-Congres et ensuite par arrêtés? Les faits ne datent pas de très loin.
La première langue qui ait été fixée, a été la langue italienne. Elle ne l’a pas été par des commissions officiellement nommées, ni ensuite par des arrêtés. L’académie Dalla Crusca conçut la première l’idée de réduire l’orthographe de cette langue à des règles uniformes au moyen de son Dictionnaire. Elle produisit ce bel et utile ouvrage qui a l’objet de l’admiration du monde savant et elle le présenta, comme type à la libre adoption de la nation italienne.
Cette heureuse idée fut bientôt suivie par la France. Son académie fixa la langue française par le même moyen. Elle publia son Dictionnaire, auquel la France littéraire ne tarda pas de se conformer progressivement.
La langue anglaise présenta aussi un caractère de difformité; comme les autres langues européennes, il lui manqua une base d’unité orthographique. Le gouvernement anglais qui, afin de ne pas attenter aux libertés publiques et de ne pas susciter gratuitement des réclamations et de l’opposition a eu jusqu’aujourd’hui le bon sens de ne rien réglementer d’office sous des rapports qui n’appartiennent pas aux règles essentiels de l’administration du pays, le gouvernement anglais, dis-je, ne prit, pas plus que les gouvernements d’autres pays, aucun moyen de régulariser la langue. Cette tâche fut accomplie par le célèbre docteur Jonhson dont vous pouvez lire la plus belle biographie qui jamais ait été écrite. Il imita l’exemple de l’académie italienne et française et publia son Dictionnaire de la langue anglaise, qui contribua beaucoup à fixer l’orthographe de cette langue et a servi depuis de modèle aux écritures de son pays.
La langue allemande fut aussi progressivement fixée par les savants de l’Allemagne et par le même moyen.
La langue flamande participa à ce mouvement général auquel l’académie Della Crusca avait imprimé la première impulsion. L’académie de Bruxelles n’y resta pas étrangère. Desroches, un des membres les plus savants et les plus laborieux que cette académie ait jamais possédé, encouragé par ce corps, se chargea de la mission de fixer aussi la langue flamande. Cette langue eut aussi son Dictionnaire qui ramena son orthographe flamande à des règles uniformes.
La fixation de l’orthographe des langues des divers pays, au moyen des dictionnaires, avait été partout précédée de nombreuses dissertations sur la matière et était accompagnée de grammaires dans lesquelles, outre l’orthographe, la manière d’exprimer les diverses modifications de la pensée fut enseignée.
L’orthographe de la langue flamande fut donc aussi fixée. Elle a été généralement adoptée et suivie par toute la Belgique flamande jusqu’à l’époque à laquelle le gouvernement hollandais commença à exercer ses violences aussi impolitiques qu’insensées contre les deux langues maternelles de la Belgique. Tous les livres, tous les actes publics et privés, écrits en langue flamande en font foi. Je défie le ministre de la justice, la commission et le Tael- Congres de constater ce fait. Ils ne pourront pas non plus démentir cet autre fait que le système orthographique de Desroches ne soit encore aujourd’hui celui qui est suivi dans la presque totalité des écritures usuelles, sociales et commerciales du pays.
Ce n’est donc que depuis la domination de la Hollande sur la Belgique que l’uniformité de l’orthographe flamande a été altérée. Le pays tout entier sait que la Hollande a tenté de substituer sa langue à la langue flamande, ou le dialecte hollandais au dialecte flamand. Le gouvernement hollandais ne négligea aucun moyen d’opérer cette transformation et, comme vous le comprendrez facilement, il se trouva en Belgique quelques poètes et romanciers qui, avides de places et d’argent, se constituèrent les apôtres de l’orthographe hollandaise. Ce sont les mêmes hommes qui ont été, depuis 1830, les principaux meneurs de la commission et du Tael-Congres, et qui, depuis l’œuvre que leur coterie a produite, n’ont cessé d’obséder le département de la justice pour faire substituer, dans la traduction flamande des lois et arrêtés, le dialecte hollandais au dialecte flamand. Voilà les hommes et les faits sur lesquels l’honorable ministre de la justice s’est fondé pour frapper son coup d’état du 1er janvier. Ces mêmes hommes se sont constitués juges dans leur propre cause et c’est ce jugement, qu’un ministre de la justice, un jurisconsulte distingué, a suivi! Ce sont ces mêmes hommes qui, en abusant de l’autorité et de la bonne foi du même ministre, sont parvenus à réaliser chez nous la fable du renard qui avait perdu sa queue en s’efforçant d’échapper à l’attrape dans laquelle il l’avait imprudemment engagée.
Depuis la domination hollandaise il existait donc deux orthographes différentes, l’une flamande, l’autre hollandaise. Afin de fixer l’uniformité d’orthographe dans la traduction flamande des lois et arrêtés, et d’établir ainsi, dans leur bulletin un autographe, le ministre avait le choix entre l’une et l’autre. Il a préféré sacrifier l’orthographe flamande à l’orthographe hollandaise. Ce sacrifice est d’autant plus injuste que la langue flamande était en possession de son droit légitime dans la traduction des lois et arrêtés; mais les renards néerlandais ont senti que jamais ils n’auraient réussi à faire couper la queue aux jeunes renards des écoles primaires et à leurs maîtres, s’ils ne parvenaient à persuader le chef-renard du bulletin des lois à lui faire arracher la sienne. C’est à cette duperie que, dans sa bonne foi, le ministre de la justice a cédé. S’il croit devoir se défendre, il vous dira, messieurs, qu’il lui a été prouvé, par les actes du Tael-Congres néerlandais, tenu à Gand, et auquel l’ambassadeur hollandais a assisté, que la majorité s’est prononcée pour l’orthographe hollandaise. Eh bien, messieurs, il n’y avait dans ce Tael-Congres ni majorité, ni minorité véritable ou réelle. Ce prétendu Tael-Congres, toute la Belgique flamande le sait, n’a été autre chose que l’œuvre d’une coterie, une intrigue préparée d’avance pour tromper effrontément le gouvernement. J’en établirai la preuve la plus incontestable.
Tous les efforts antinationaux que les propagateurs de la langue hollandaise avaient tentés pour surprendre au département de la justice une sentence d’ostracisme contre la langue du pays, employé dans le Bulletin des lois, avaient constamment échoué devant l’intelligente et noble résistance de M. Leclercq. Vainement ils invoquèrent leur prétendue autorité de membres de la commission, instituée par arrêté du 15 juillet 1837. L’honorable M. Leclercq savait qu’ils s’étaient fait nommer eux-mêmes, que tous étaient d’avance adversaires décidés de la langue flamande; qu’en posant leurs huit règles d’orthographe ils avaient été juges et parties dans leur propre cause ; que, de plus, l’arrêté du 15 juillet 1837 ne leur avait pas donné la mission de fixer la langue du pays, bien loin de la dénaturer, et même de la transformer en langue hollandaise, mais seulement, d’après le texte de cet arrêté, et comme déjà nous l’avons fait observer, de juger les mémoires renvoyés à un concours ouvert, par arrêté du 6 septembre 1836, ayant pour objet « une dissertation critique sur une question concernant la langue flamande , et que, par conséquent, en voulant imposer au pays leurs huit règles d’orthographe flamande, ils s’arrogeaient un droit qui ne leur compétait pas; qu’enfin, il ne pouvait se rendre compte de leurs prétentions exorbitantes, en prononçant, par un acte d’autorité publique, l’anathème contre l’orthographe de la langue flamande. On peut même supposer avec fondement qu’en présence de l’article 23 de la constitution, dont bientôt je contesterai la conformité avec l’arrêté du 1er janvier, l’honorable M. Leclercq soutint que, pour les actes de l’autorité publique et, par conséquent, pour le Bulletin des lois, l’emploi des langues usitées en Belgique ne peut être réglé que par la loi, et non par simple arrêté.
L’honorable M. de Theux lui-même, auteur des arrêtés du 6 septembre 1836 et du 15 juillet 1837, partageait l’opinion de M. Leclercq. Un auteur de livres classiques, afin d’éviter de grandes pertes, et avant de mettre sous presse un de ses ouvrages, écrit d’après le beau et savant système orthographique de Desroches, crut devoir lui demander s’il se proposait d’adopter, en sa qualité d’autorité publique, le système hollandais d’orthographe de la commission, créée par lui, le 15 juillet 1837, ou le système belge flamand, formulé par le savant Desroches et usité dans le pays? L’honorable M. de Theux, déclinant sagement sa compétence, lui fit adresser, par lettre du 6 décembre 1839, la réponse suivante, signée: « Pour le ministre de l’intérieur et des affaires étrangères. Le secrétaire général du ministère de l’intérieur, DUGNIOLLE :
« Monsieur,
« En réponse à votre lettre du 29 novembre dernier, j’ai l’honneur de vous informer que, si la gouvernement s’attache à facilite l’examen des questions littéraires, il ne se croit pas le droit de les décider. En conséquence, c’est à vous seul à choisir pour la nouvelle édition de votre grammaire flamande le système d’orthographe que vous jugerez le plus convenable.
« Recevez, etc. »
J’ignore la conduite que l’honorable ministre actuel de l’intérieur s’est prescrite, dans cette importante question, pendant les deux interim qu’il a faits au ministère de la justice et pendant la réunion des inspecteurs provinciaux de l’instruction primaire qu’il a convoquée et à laquelle il a présidé. Je ne puis, par conséquent, l’invoquer à l’appui de l’opinion que je défends. Toujours est-il prouvé que, sous ce rapport, l’administration de MM. de Theux et Leclerc a été franchement et loyalement dessinée et que les provocateurs des arrêtés du 6 septembre 1836 et du 15 juillet 1837 n’avaient pu, jusqu’alors, atteindre leur but antinational. L’honorable M. Leclercq fit encore échouer d’autres menées ténébreuses, Il fit exercer une surveillance rigoureuse sur la pureté de la traduction flamande des lois et arrêtés dans laquelle une main invisible parvenait, de temps en temps, à répandre une sève néerlandaise.
Cependant les commissaires du 15 juillet 1837 ne prirent pas la position de vaincus et toutes leurs ressources ne furent point épuisées. Ils inventèrent le Tael-Congres dont j’ai déjà exposé les ignobles effets qu’il était destiné à produire. Assembler, avec fracas, un Congrès linguistique; préparer une majorité factice pour lui faire adopter solennellement leurs huit béatitudes néerlandaises, leur paraissait le plus heureux effort de leur esprit déjà tant de fois découragé, et le moyen le plus sûr de faire triompher, dans le Bulletin des lois, leurs chères voyelles et leurs charmantes consonnes hollandaises; mais, ô douleur? l’honorable M. Van Volxem partageait les convictions politiques de MM. de Theux et Leclercq. Versé, d’ailleurs, dans les connaissances des deux dialectes qui se disputaient le terrain, il était à même d’en juger le mérite comparatif. En outre, il n’avait pas atteint les 50 ans sans savoir comment les majorités se composent dans tous les congrès et comment elles se décomposent en dehors des congrès. Il n’a point été dupe de cette nouvelle manœuvre inventée et exécutée avec tant de bruit contre la langue du pays.
Messieurs, quelques membres de cette assemblée pourraient être disposés à taxer de trop de sévérité le jugement que j’ai porté sur le prétendu Tael-Congres et sur la majorité et la minorité mensongères que ce conciliabule linguistique aurait présentées, et sur lesquelles le ministre de la justice basera la justification de son acte arbitraire et inconstitutionnel du 1er janvier. Eh bien, messieurs, je vous parle de mes propres expériences. Mes amis littéraires et moi nous avons été invités à assister à cette comédie linguistique que les contempteurs de notre belle langue flamande avaient montée pour être jouée, à Gand, le 23 octobre 1841. Parmi ces amis littéraires, je compte le savant grammairien, M. Behaegel, dont la Belgique peut se glorifier à tant de justes titres et que je n’hésite pas un instant de placer, sous le rapport des sciences grammaticales, au-dessus du Tael-Congres de Gand tout entier, et de ranger, sous le même rapport, parmi les savants linguistiques les plus réputés de l’Europe.
Eh bien, mes amis et moi nous avons repoussé, avec dédain, le rôle qu’on voulait nous faire jouer sur cette scène odieuse, qui n’était qu’un vrai guet-apens, dressé, au moyen d’une majorité préparée d’avance, pour assassiner, s’il était possible, la langue du pays et pour faire revivre celle contre laquelle tous les efforts des provinces avaient été dirigés avant la révolution.
On m’objectera : Les huit règles posées par la commission renferment peut-être un progrès; quoique extraites de la langue hollandaise, il est possible qu’elles constatent un perfectionnement de la langue flamande; votre opposition résulte peut-être de votre répugnance contre les produits intellectuels de la Hollande. Messieurs ma réponse sera encore ici franche et puisée dans mon intime conviction. Tous les principes classiques, sur lesquels les savants linguistiques du monde ont basé les belles qualités des langues, sont impitoyablement sacrifiés à la plupart de ces règles.
L’étymologie, la dérivation, l’analogie, les affinités, la régularité, la clarté, la richesse, l’usage, la facilite dans l’enseignement et la distinction dans la langue écrite et parlée sont ouvertement foulés aux pieds. Je n’entrerai point ici dans une dissertation grammaticale pour administrer à la chambre les preuves les plus évidentes de cette assertion; mais je lui en offre la démonstration par écrit. Cette opinion sévère n’est pas la nôtre seule. Ces huit règles ont été puisées dans le travail officiel de Siegenbeek que le gouvernement des Pays-Bas a depuis imposé à la Hollande. Voici le jugement qu’a porté sur le système de Siegenbeek, le savant Bilderdyk, une des plus grandes illustrations littéraires que la Hollande ait jamais possédées.
« Ik maan, a-t-il dit, ieder Belg, zoo wel als onze hollanders, aan zich dar laf en belachelyk juk van Siegenbeek’s spelling, die op onkunde en domheid gegrod is, niet te laten opwerpen. » Voici la traduction littérale de ce jugement flétrissant porté par ces paroles : « j’engage chaque Belge aussi bien que nos Hollandais à ne pas se laisser imposer ce joug lâche et ridicule de l’orthographe de Siegenbeek qui est basée sur l’ignorance et la stupidité. »
Ces mémorables paroles me fournissent une transition heureuse à la question politique et nationale. Je serai court sur ces deux questions comme sur la constitutionnalité de l’arrêté du 1er janvier.
C’est ce même joug que nous avons secoué en 1830, au prix de tant d’efforts et de sacrifices, que l’on prétend nous réimposer aujourd’hui.
Un des griefs les plus odieux contre lequel les provinces flamandes aussi bien que les provinces wallonnes réclamèrent à si juste titre, un grief si bien compris par la diplomatie et par les nations européennes, un grief si justement constate et caractérisé par M. Nothomb, dans son Essai sur la révolution belge, ce grief devrait être effacé dans les pages du manifeste de notre indépendance et de notre nationalité pour le bon plaisir de quelques hommes qui, lors de la lutte, ne s’associaient pas à nos réclamations aussi justes qu’énergiques ! Dans ce cas, qui répondra de cet acte insensé qui doit nécessairement exposer la Belgique à la risée du monde tout entier? Un journal flamand, en parlant en 1840, de cette première lutte et contre le système de la commission, porta à 150,000 le nombre des flamands qui pétitionnèrent pour obtenir l’abolition du hollandais et le libre usage du flamand. Voudrait-on blesser de nouveau et gratuitement toutes les sympathies, les affections les plus intimes du pays pour plaire à une faction dont le principal noyau est à Gand ?
Aussi il n’est pas d’homme d’Etat qui n’attache une immense importance à une langue propre pour maintenir la nationalité et l’indépendance, si souvent menacées et exposées à la ruine.
Il me reste la question constitutionnelle qui, elle seule, provoque le retrait de l’arrêté du 1er janvier. Elle est simple et claire. Voici le texte de l’article 23 de la constitution : Il a été directement rédigé contre la possibilité de renouveler le grief contre lequel la Belgique dominée par la Hollande réclamait. « L’emploi des langues usitées, en Belgique, dit cet article, est facultatif; il ne peut être réglé que par la loi et seulement pour les actes de l’autorité publique et pour les affaires judiciaires. » L’emploi de la langue flamande ou hollandaise est donc facultatif pour l’enseignement, pour la presse, pour toutes les écritures, excepté pour le cas où il s’agirait de régler l’emploi de ces langues usitées pour les actes de l’autorité publique et pour les affaires judiciaires. Or; M. le ministre de la justice ni aucun membre de la chambre ne contestera, je pense, que le bulletin des lois et arrêtés ne soit un acte de l’autorité publique. Si ce fait est incontestable, il en résulte directement, d’après le texte formel de la constitution, que l’emploi des langues usitées en Belgique, s’il est réglé pour le Bulletin des lois et arrêtés, doit l’être par la loi et non par arrêté. C’est même pour garantir le pays contre les abus possibles des arrêtés que la constitution a stipule formellement. D’un autre côté, il résulte évidemment du texte des considérants et des articles de l’arrêté du 1er janvier que le ministre de la justice règle l’emploi d’une des langues usitées en Belgique pour un acte d’autorité publique.
Je ne parlerai pas, messieurs, des intérêts d’un grand nombre d’auteurs, d’imprimeurs et libraires que l’arrêté du 1er janvier a sensiblement froissés. Cette observation doit sauter aux yeux de tout le monde. La langue flamande étant en possession paisible de la rédaction du Bulletin des lois, et rassurés par la lettre de M. de Theux dont j’ai donné lecture, ils se sont livrés à leurs spéculations mercantiles sans arrière-pensée. Leur bonne foi a été trompée.
Je n’entamerai pas non plus, en ce moment, la question de l’enseignement public de la langue flamande dans les écoles du gouvernement. Cet enseignement, comme chacun sait, doit rester libre. Je me réserve de toucher à cette question, soit ultérieurement dans la discussion générale, soit à l’article spécial de l’enseignement primaire et de signaler les abus qui m’ont été rapportés.