(Moniteur du jeudi 14 mars 1839, n°71)
(Présidence de M. Raikem)
M. Lejeune procède à l’appel nominal à 10 heures ½.
M. B. Dubus lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. Lejeune fait connaître l’objet des pièces adressées à la chambre :
« Des habitants notables et industriels de la commune de Niel (Anvers) demandent que la chambre adopte le traité de paix. »
« M. Valerius, docteur en sciences, adresse des observations sur la nomination des membres du jury d’examen. »
- Ces pétitions sont renvoyées à la commission des pétitions.
Il est fait hommage à la chambre, par M. Valerius, de sa traduction du traité de chimie de Mitscherlich.
- Dépôt à la bibliothèque.
M. le président – La parole est à M. Manilius, inscrit contre le projet.
M. Manilius – Si je viens élever la voix dans cette discussion grave et solennelle, ce n’est point pour me lamenter sur le sort futur de nos frères du Limbourg et du Luxembourg, parce que nous devons les conserver.
Mais, messieurs les ministres, c’est à vous que je m’adresse, c’est contre vous que je viens me prononcer sans détour. Comme représentant de la nation, je crois remplir mon devoir en vous faisant le reproche que, dans mon opinion, vous avez mal servi les intérêts de mon pays.
Eh quoi, vous avez négocié avec tout l’appui moral et matériel dont un peuple peut disposer, et après nous avoir bercés par un mystérieux secret, que tout le monde connaissait, vous nous soumettez un odieux projet, accompagné de documents où l’on ne voit nulle part la volonté que vous auriez pu soutenir ! Vous n’en aviez donc pas ? Quelles étaient vos résolutions ? vous n’en aviez donc pas ? Quelles tentatives sérieuses avez-vous faites pour prévenir ou vaincre aucun obstacle ? C'est en vain que l’on cherche un acte d’énergie qui justifie vos mots sublimes de « persévérance et courage ». Il semble que c’est au gré des vents que vous avez abandonné le vaisseau de l’état, et, dans la détresse, vous venez implorer notre appui.
Mais non, criez-vous, c’est l’industrie, c’est le commerce, c’est la finance qui réclament mon projet ; c’est à eux que je cède sous le besoin d’une impérieuse nécessité. Je veux sauver le pays de la ruine qui le menace. Quelle sollicitude inattendue !
Depuis quand pouvez-vous, messieurs les ministres, vous laisser attendrir des souffrances du commerce et de l’industrie ? toujours ils vous ont trouvé durs comme un rocher. Depuis quand pouvez-vous avouer si facilement que le commerce et l’industrie peuvent souffrir ? Quand jadis les souffrances étaient réellement poignantes, vous l’avez nié, vous avez poussé votre aversion jusqu’à mépriser leurs doléances, à étouffer leurs plaintes. Quoi ! l’industrie qui vous a réclamé constamment les marchés les plus étendus, vous viendrez leur dire aujourd’hui que c’est en leur nom, en leur faveur, que vous vous empressez à céder un sixième du territoire avec 400,000 consommateurs ! Vous décimez le marché, vous embarrassez les grands fleuves, vous vous obstinez, je ne sais en faveur de qui, contre l’érection de banques d’escompte, qui ne vous demandent pas des millions, mais qui veulent en importer ; et c’est ainsi que vous venez nous dire sérieusement que toute votre sollicitude est pour le commerce et l’industrie souffrante ! Quelle dérision !
Détrompez-vous, M. le ministre, ce n’est pas ainsi que vous pouvez gagner notre confiance ; le commerce et l’industrie indépendante vous apprécient mieux ; ce n’est pas par des paroles qu’on efface les faits, vos antécédents sont là ; les manufactures, les raffineries se ressentent tous les jours du bien que vous leur voulez ; Anvers, Gand, Liége, Verviers, ont appris à vous connaître à leurs dépens.
Le commerce maritime ne vous apprécie pas moins défavorablement ; la sincérité de votre sollicitude est connue partout.
Certes, messieurs, l’industrie et le commerce auxquels je me rallie sont prêts à faire tous les sacrifices possibles pour la paix, mais quelle paix ! pour une paix honorable et équitable qui ait des chances de durée basées sur des fondements solides.
Nous repoussons aussi une guerre générale, mais nous ne craignons pas celle que vous nous présentez en prophétie, que vous avez conçue de manière à produire une vive impression sur le public, que vous consultez quand vous l’avez alarmé par un cri équivalant au terrible « sauve qui peut » devant une chimère.
Certainement j’ai senti toute la gravité de ma position : peu touché de ce cri d’alarme, j’ai réfléchi, j’ai consulté, j’ai fouillé dans les nombreux documents émanant du commerce et de l’industrie, j’ai trouvé partout dans les enquêtes, dans les avis des chambres de commerce que, dans chaque occasion on s’est plaint de l’exiguïté de notre territoire, du peu d’étendue de notre marché ; et vous voulez que nous consentions à le réduire encore d’un sixième, c’est impossible.
Si l’industrie n’est pas un corps sans âme, les sentiments élevés, le génie qui le pousse à l’amour du travail, le poussent aussi à celui de l’honneur ; aussi sauraient-ils abandonner leurs frères par un froid intérêt ? c’est impossible.
Or donc, messieurs, vous le voyez, ce lambeau de cabinet ou de conseil de ministres se trouve accablé sous un concert unanime de reproches, partis de tous les bancs de cette enceinte ; pas une voix n’a su empêcher de désavouer leur marche ; plus, messieurs, l’autre partie retirée du conseil, qui est égale en nombre, repousse aussi le projet ; ainsi, d’après l’article 38 de la constitution, la chambre rejette la proposition mise en délibération en cas de partage de voix ; partant, les trois ministres cramponnés à leurs bancs ne représentent point à mes yeux la majorité du conseil, ils ne se trouvent pas même en nombre pour délibérer, car il y a six ministères.
Je sais bien, messieurs, que cette maxime ne peut pas être applicable au conseil du cabinet ; mais, dans une question aussi grave, est-il prudent de s’obstiner à ne recourir qu’à son propre avis ? Je sais bien aussi qu’on peut répondre qu’il y a six ministres d’accord quand on considère M. de Theux, ministre de l’intérieur, d’accord avec M. le ministre des affaires étrangères ; M. Nothomb, ministre des travaux publics, d’accord avec M. le ministre de la justice ; M. le général Willmar, ministre de la guerre, d’accord avec les finances.
Mais, messieurs, dans une question de la plus haute importance où il y va du sort de l’état, peut-on mépriser ainsi les lumières d’un conseil convenablement composé ?
Réfléchissez, Messieurs les ministres, recomposez votre ministère s’il vous est possible, ou bien retirez-vous ; malgré tout le mal que vous avez fait, dans mon opinion vous feriez encore un bien en vous retirant.
Messieurs, l’on vous a dit : La révolution est close ; mais elle l’est depuis l’avènement au trône de notre auguste monarque, qui a sanctionné notre constitution. Nous possédons des lois organiques à l’envi de tous les peuples voisins ; nous avons une armée régulière et fière, capable de défendre nos droits et de venger les torts que l’on pourrait nous faire. La révolution a fait place depuis longtemps à un corps social, composé d’éléments le mieux, le plus heureusement conçus et établis.
C’est sur de telles bases que nous pouvons prétendre rester ce que nous sommes. Conservons nos frères ; l’on se gardera de heurter cet édifice compact, qui est destiné à faire un jour l’orgueil de l’Europe entière.
C’est dans cette conviction, messieurs, que je repousse le projet de toutes mes forces, projet d’ailleurs qui n’émane que d’un conseil incomplet de la couronne, qui a résolu sans majorité.
– La parole est à M. Andries, inscrit pour le projet.
M. Andries – Messieurs, j’ai écouté avec une attention religieuse les différents orateurs qui ont parlé en faveur de la résistance aux propositions du 23 janvier, car j’avoue que c’est de ce côté que me portent toutes mes sympathies, et je serais déterminé à me prononcer définitivement pour ce parti, si un système se présentait qui fût réellement acceptable. Je n’ai encore rien trouvé de semblable dans les différents discours que j’ai entendus.
Le député de Tournay qui a parlé dans la séance du 5 de ce mois, où il s’est fortement prononcé pour la résistance, a fini par avouer qu’il n’a pas de plan de résistance. « C’est une affaire toute gouvernementale », dit-il, et c’est pour cela qu’il ne s’est pas occupé de l’affaire. Cependant, comme il sait que le gouvernement ne veut pas de la résistance, il devait savoir que le gouvernement ne s’est pas occupé d’en faire des plans. Il aurait donc dû en faire un lui-même, et s’il eut trouvé les moyens de conserver nos frères, la plus belle ovation qui eût jamais été faite à un citoyen, l’attendait ; la chambre entière l’aurait porté sur le banc des ministres.
J’ai entendu avec beaucoup d’intérêt un autre orateur aussi partisan de la résistance. Chez celui-ci j’ai trouvé un système : « La thèse de la résistance, a dit l’honorable M. Decamps, c’est l’impossibilité d’exécution. » Et d’où vient-elle cette impossibilité d’exécution ? Le brillant orateur l’explique ainsi : « Nous sommes dans la position d’un homme en face d’ennemis nombreux ; il est seul, faible par lui-même, mais il tient une torche allumée à côté d’une mine chargée sous lui. » Messieurs, ces paroles doivent remplir d’effroi ; c’est la résistance du désespoir, du suicide. C’est comme si l’orateur s’écriait, s’adressant aux puissances : « Gare à vous, n’approchez-pas de la Belgique, elle fera sauter la mine et vous sauterez avec elle. » Mais qui ne voit pas que cette attitude menaçante de la Belgique, livrée au désespoir et prête à faire un appel à l’insurrection dans les pays voisins, ne peut être fatale qu’à elle-même ? Elle n’est guère propre à lui concilier le bon vouloir de nos voisins. L’Allemagne nous repousse, dit le député d’Ath ; mais n’a-t-elle pas un peu raison lorsqu’elle voit cette Belgique la torche allumée à la main à côté d’une mine chargée ?
L’orateur, après avoir tenu la langage que nous venons d’entendre, a-t-il bien raison de se plaindre de ce que la Prusse et la confédération germanique nous regardent comme des régions suspectes où règne la contagion, et de ce que ces états veuillent que la Hollande soit placée tout autour de nous comme un cordon sanitaire ? Messieurs, je désire autant que personne que des rapprochements s’établissent entre l’Allemagne et nous, mais je pense que le meilleur moyen pour y parvenir c’est de nous montrer toujours, auprès de ces froids penseurs, amis de l’ordre et du vrai, ennemis des exagérations et des effervescences. Récemment un homme distingué, attaché à l’une de nos universités, a fait un ouvrage remarquable « sur l’état actuel de la Belgique », dans le but de faire revenir l’Allemagne des nombreux préjugés que notre révolution lui a fait concevoir contre nous, et pour démontrer que la Belgique est un pays plein d’ordre et rempli d’avenir. Il est fâcheux que de temps en temps des voix s’élèvent ici comme pour lui en donner un démenti.
Messieurs, je ne veux pas de cette résistance au moyen de la mine, car à coup sûr ce serait la Belgique qui sauterait la première. Il est vrai que l’orateur ne croit pas qu’on doive y recourir, parce qu’il prétend que les puissances auront peur ; mais, s’il advenait qu’elles n’eussent pas peur, alors voyez ce que fera un autre partisan de la résistance, l’honorable M. d’Huart, député de Virton : « Si contre toute attente, dit-il, une puissance quelconque se mettait en mesure d’attenter au statu quo, il serait usé par nous du droit nature de légitime défense, et l’usage de ce droit serai poussé jusqu’aux dernières limites de ce qui est raisonnablement possible. » Dans ce cas donc l’honorable membre ferait sauter la mine, mais il le ferait avec modération et pas plus qu’il ne serait raisonnablement nécessaire. Cependant comme faire sauter la mine serait ici une opération fort dangereuse, je ne puis adopter ce système. Ce serait jouer le tout pour le tout, ce serait jeter le coup de dé pour la Belgique, et je ne veux de cela en aucune manière.
D’ailleurs, je le demande à l’honorable député de Virton, cette résistance, poussée jusqu’aux dernières limites de ce qui est « raisonnablement » possible, est-elle bien définie ? lorsque, lui, il croira qu’on sera arrivé à ces dernières limites, à ce point où la résistance cesse d’être raisonnablement possible, d’autres prétendront qu’il n’en est pas ainsi, et soutiendront que s’arrêter, c’est se montrer plus lâche que si on n’avait jamais commencé. Je le demande : quel est l’homme qui, après avoir soulevé les flots de la résistance, pourra leur dire : « Vous viendrez jusqu’ici et vous n’irez pas plus loin. »
J’en viens au système de l’honorable abbé de Foere, qu’il a développé dans la séance du 11. Les principes de l’éternelle justice qu’il invoque mènent à ceci : « Si vous ne pouvez réussir à sauver un membre, il faut que tout le corps périsse, et après que le cadavre sera mis en pièces, chaque lambeau sera plus digne d’honneur que le corps entier conservé à ce prix. » C’est là, messieurs, la doctrine du suicide, et l’honorable député de Thielt doit la repousser autant que moi.
Pour qu’on ne m’accuse pas d’avoir trouvé dans le discours de l’honorable abbé de Foere ce qui ne s’y trouve pas, je vais citer ses propres paroles : « L’importante question qui nous occupe est dans ce seul principe : Vous ne pouvez pas disposez du bien d’autrui pour acheter votre propre bien-être. Or, c’est que vous nous proposez. Le rapport de la section centrale, les discours des ministres, les discours de tous les acceptants nous disent : Repoussez les populations luxembourgeoises et limbourgeoises, c’est à ce prix que votre nationalité est acquise, à ce prix que vous éviterez la guerre, à ce prix que vous ferez cesser la crise industrielle. C’est vendre évidemment un bien qui ne vous appartient pas pour acheter votre propre bien-être. Ce bien, ce sont vos frères, ce sont les membres d’une longue communauté auxquels vous voulez faire subir une liquidation inique, auxquels vous voulez imposer par la violence de vos votes, tout le passif, et vous réserver l’actif de la communauté… Si, par la résistance de notre inertie, le pays même était partagé, chaque lambeau de la Belgique serait plus honorable qu’une Belgique déshonorée et flétrie par votre propre mutilation. » Vous le voyez, messieurs, dans ces paroles on ne prêche pas seulement le suicide national, on y encourage. Et je pourrais me résoudre à me mettre du côté d’une opinion qui, forcée dans ses derniers retranchements, doit recourir à de pareilles doctrines ? Non, jamais.
Malgré mes sympathies pour la résistance, j’en suis donc réduit à ne trouver aucun système acceptable ; il n’y en a pas un seul qui ne fasse retomber sur le pays plus de maux que ceux auxquels je voudrais le soustraire.
Je dois dire un mot de la pétition de Courtray en faveur de la résistance, déposée depuis peu et couverte de signatures très respectables. Pour nous engager au rejet du traité, les pétitionnaires invoquent la presqu’unanimité des journaux des deux Flandres. Je respecte la presse modérée et consciencieuse, parce que celle-là se respecte elle-même ; mais j’avoue que je ne porte pas si loin le respect pour l’opinion des journaux, que de vouloir en faire une règle de conduite. Si cet argument, tiré de l’unanimité même des journaux, peut être de quelque poids, alors il faut dire que le congrès a fait chose grandement blâmable, lorsqu’il adopta les 18 articles et appela le prince Léopold au trône ; car à cette époque, il n’y eut pas de journal en Belgique qui ne s’y montrât contraire. L’opposition du congrès avait l’opinion des journaux pour elle ; il n’y eut de toute part que prédictions sinistres et exagérations passionnées, comme aujourd’hui, et cependant ce fut alors que le congrès sauva le pays. Certes, les honorables signataires de la pétition ne feront pas un crime au congrès de ne pas avoir écouté alors la voix de la presse ; il en est plusieurs parmi eux qui, en leur qualité d’anciens membres du congrès, seraient les premiers capables.
La pétition dit plus loin : « Nous conserverons les sympathies des peuples, et même nous pourrons au besoin compter sur l’appui de nombreux volontaires de toutes les nations. » Ce sont là, messieurs, de idées qui appartiennent à une époque qui est déjà loin de nous ; et convenons avec l’honorable abbé de Foere (Lettre sur la situation politique du pays, 16 février 1839) que compter sur la sympathie active des peuples, c’est une « dangereuse utopie. »
Messieurs, je le répète, mes sympathies vont pour la résistance ; mais, tant que les systèmes qu’on présente ne seront, en dernière analyse, qu’un remède pire que le mal, la douleur dans l’âme, je croirai devoir me résigner à subir le traité. Je choisis le moindre mal, tout en protestant de toute mon énergie contre ces diplomates morceleurs qui se plaisent à déchirer les entrailles d’une nation royale. Je le subirai avec courage ; car, à l’heure qu’il est, le grand acte que nous allons poser exige un dévouement complet. Les beaux sentiments sont le partage des hommes de la résistance, mais la raison est pour nous, et ce n’est pas avec du sentiment seul qu’on sauve une nation. Quant à moi, je me mettrai au-dessus des invectives de la passion, de quelque part qu’elles viennent ; mon unique ambition, c’est d’être utile à mon pays.
M. Dumortier – Messieurs, ce qui se passe en ce moment dans cette enceinte est sans exemple dans l’histoire des peuples. C’est la première fois que l’on voit une assemblée législative, composée des élus d’une nation, délibérer froidement sur l’abandon d’une partie des siens et le morcellement du territoire, alors qu’elle n’y est nullement forcée, alors qu’elle n’y est pas contrainte par l’invasion étrangère. Après l’engagement pris envers nous dans le discours du trône de maintenir nos justes droits avec persévérance et courage, nous devions nous attendre à voir le gouvernement repousser, comme il le devait, les injustes propositions de la conférence. Mais non, les hommes profondément incapables qui nous gouvernent, après avoir perdu l’état par leur incurie, viennent aujourd’hui proposer à la chambre de sanctionner l’œuvre de leurs iniquités.
Quoique beaucoup de choses aient été dites dans cette discussion, j’espère encore pouvoir vous présenter des considérations nouvelles, et vous démontrer que vous ne pouvez accepter le traité qui vous est présenté, et que ce traité entraînerait la ruine de la Belgique.
Mais je rencontrerai d’abord une objection d’une grande importance qui a été faite dans la séance d’hier.
Un honorable député d’Anvers a invoqué la foi des traités. Suivant lui, nous sommes liés par des engagements antérieurs ; nous ne pouvons, sous aucun prétexte, nous empêcher d’accepter le traité qui nous est proposé.
Messieurs, je suis aussi un de ceux qui ont foi dans les engagements internationaux et qui regardent leur accomplissement comme le premier devoir d’un peuple. Mais aussi les engagements internationaux doivent être et ont toujours été considérés comme des contrats synallagmatiques qui lient tous les contractants, quelle que soit leur puissance, quelle que soit leur grandeur.
Lorsqu’à la suite des malheureux événements de 1831, la Belgique fut appelée à donner son vote au traité des 24 articles, la Belgique se trouvait dans une position critique, position qui pouvait, jusqu’à un certain point, justifier ce vote. Eh bien, malgré la position malheureuse où la Belgique se trouvait, quoiqu’alors nous fussions sous le coup d’une défaite, que la Pologne eût succombé, et que la réaction fût à son comble, la chambre des représentants n’eût jamais donné son assentiment au traité, s’il ne s’était trouvé dans l’acte annexé au traité une clause synallagmatique, un engagement de la part des puissances, celui de l’exécution immédiate du traité qui nous était offert, exécution qui devait avoir pour résultat d’amener la reconnaissance immédiate de la Belgique par le roi Guillaume lui-même.
Les puissances, en déclarant que le traité était final et irrévocable, prenaient en même temps l’engagement vis-à-vis de nous de le faire exécuter immédiatement, quand même, disait la note annexée au traité, la Hollande commencerait par s’y refuser.
C’est, messieurs, principalement sur la foi de cet engagement, pour consolider sans retard le pays, pour obtenir la reconnaissance immédiate du roi Guillaume que nous adhérâmes alors au traité qui consacrait les plus grands sacrifices. S’il eût été possible de prévoir à cette époque que le traité ne serait accepté par le roi Guillaume que huit années plus tard ; s’il eût été possible de prévoir que la chambre serait de nouveau appelée à délibérer en 1839 sur un acte semblable, messieurs, pas un seul d’entre vous n’y eût donné son assentiment.
Le roi Guillaume a laissé passer huit années sans adhérer au traité ; il a spéculé sur le temps, comme on spécule en bourse ; le traité lui a été défavorable, et dès lors la Belgique est en droit de profiter des chances des circonstances.
D’un autre côté le gouvernement belge, après avoir adhéré au traité du 15 novembre, a montré sa haute bonne foi et sa grande probité ; il s’est toujours prêté à l’exécution intégrale du traité ; il a fait plus ; il a été jusqu’à en réclamer lui-même l’exécution de la part des puissances. Et, remarquez le bien, lorsque le traité était signé, la clause de garantie des puissances était insérée dans le traité, elle en formait le vingt-cinquième article.
Le gouvernement belge, d’accord avec les chambres, considéra alors le traité solennel conclu entre les grandes puissances et la Belgique comme devant recevoir son exécution immédiate. Le pays était d’autant plus en droit d’en agir de la sorte que le traité portait une date d’exécution, celle du premier janvier 1832. La chambre demanda elle-même l’exécution de ce traité, et s’opposa à ce qu’il y fût porté atteinte, alors qu’il fut question plus tard de le modifier encore au détriment de la Belgique.
Que firent les puissances dans ces circonstances ? Exécutèrent-elles le traité, comme elles en avaient pris l’engagement vis-à-vis de nous ? Forcèrent-elles le roi Guillaume à adhérer au traité ? Non, messieurs, elles s’y refusèrent, et toute la garantie d’exécution se borna à la prise de la citadelle d’Anvers.
La prise de la citadelle d’Anvers est certainement un grand fait, un fait immense dans le cours de nos négociations. Mais, messieurs, ce n’était pas là l’accomplissement des engagements que les cinq puissances avaient pris envers nous. Les cinq puissances, en effet, ne s’étaient pas engagées à faire exécuter une partie du traité. Mais elles s’étaient engagées envers la Belgique et l’Europe à exécuter le traité dans son entier. Un blocus de la Hollande fut entrepris à cet effet ; mais bientôt les puissances, vaincues par la résistance de la Hollande, abandonnèrent les mesures coercitives et se délièrent ainsi de l’engagement qu’elles avaient contracté envers nous.
Le jour où, se détachant des engagements pris envers la Belgique, les puissances renoncèrent à l’exécution du traité, alors, messieurs, et alors même le traité cessait d’être obligatoire pour nous, et la foi jurée que nous avions toujours respectée, se trouvait alors nécessairement hors de cause. Ce n’est pas nous qui avons refusé d’exécuter le traité du 15 novembre ; nous l’avons considéré jusqu’au jour de la convention du 21 mai comme notre droit, nous l’avons toujours considéré comme le bien qui nous rattachait à l’Europe.
Mais lorsque l’Europe refusa d’exécuter les engagements qu’elle avait pris envers la Belgique, qu’elle se dégagea de ses obligations, par cet acte même elle a dégagé la Belgique des engagements qu’elle avait pris envers elle. Dès lors, le traité du 15 novembre fut un acte qui avait fait son temps, un acte qui avait eu un grand but, un grand résultat en Europe, celui de consolider la Belgique, de donner un gage de paix à l’Europe ; mais encore une fois, cet acte avait fait son temps, et cela non pas par notre faute, mais par celle des puissances.
Voilà, messieurs, comment les faits se sont passés. Est-il juste dès lors de venir dire que nous sommes encore liés par toutes les stipulations du traité du 15 novembre ? Je ne veux pas prétendre que nous devions choisir certaines stipulations du traité, en rejetant toutes les autres ; non, messieurs, je dis que l’ensemble du traité avait cessé de lier la Belgique depuis le jour où les puissances se sont déliées envers elle.
L’honorable préopinant auquel je réponds s’est encore gravement trompé lorsque, dans la même séance, il a déclaré à l’assemblée que pendant 8 ans les chambres et le gouvernement avaient constamment réclamé l’exécution du traité qui nous occupe ; c’est là, messieurs, une grave erreur : les chambres ont réclamé l’exécution du traité jusqu’à la convention du 21 mai.
Mais depuis le jour où la convention du 21 mai a été conclue ; depuis le jour où l’on nous a fait espérer un meilleur avenir, la chambre a pris à tâche de ne jamais parler dans ses traités du traité du 15 novembre 1831. Il y avait dans ce silence solennel quelque chose de très significatif ; c’est que l’assemblée avait décidément reconnu que les puissances n’ayant pas exécuté leurs engagements, la Belgique pouvait trouver dans le bénéfice du temps un moyen d’obtenir pour elles des conditions meilleures. Parcourez tous les discours du trône, toutes les adresses de la chambre des représentants, et vous vous convaincrez que depuis le jour où la convention du 21 mai nous a été signalée, jamais la chambre n’a prononcé les mots de « traité du 15 novembre ». A diverses reprises, ces mots avaient été prononcés dans des discours du trône ; eh bien, la chambre (et ce fait est très significatif) n’y a jamais répondu ; elle s’est toujours bornée à parler du fait de la position dans laquelle la Belgique se trouvait.
Dans la partie du discours du trône relative à la convention du 21 mai, le gouvernement avait déclaré aux chambres que le traité du 15 novembre était resté intact. La chambre répondit-elle aussi que le traité était resté intact ? nullement ; elle déclara qu’en souscrivant la convention du 21 mai avec la Hollande, les puissances exécutrices n’avaient pu se dégager de la garantie d’exécution qu’elles avaient contractée envers la Belgique ; qu’autrement la Belgique resterait entière dans tous ses droits.
C’est dans la séance du 24 juin 1833 et sur ma proposition que la chambre fit cette importante déclaration lors de son adresse en réponse au discours du trône ; permettez-moi d’en rappeler les expressions : « En souscrivant à la convention du 21 mai avec la Hollande, les puissances exécutrices n’ont pu, dit l’adresse, se dégager de la garantie d’exécution qu’elles avaient contractée envers nous. S’il en était autrement, si la Belgique était abandonnée à elle-même, elle resterait entière dans tous ses droits et libre dans ses moyens d’action contre son ennemi. La nation d’ailleurs a fait assez de sacrifices à la paix de l’Europe, ses droits ne peuvent plus longtemps être méconnus. Le gouvernement de S.M. saura les faire valoir, sûr de l’appui de la représentation nationale, toutes les fois qu’il s’agira de défendre notre honneur et notre indépendance ! »
Vous le voyez, messieurs, la chambre déclarait que les puissances n’avaient pas le droit de se dégager de la garantie d’exécution qu’elles avaient contractée envers nous, garantie qui était la cause corrélative à nos engagements, et la chambre ajoutait cette phrase bien remarquable et que vous ne pouvez trop peser : que s’il en était autrement, la Belgique rentrerait dans l’intégrité de ses droits et redeviendrait libre de ses moyens d’action. Ainsi, le jour où la convention du 21 mai nous fut présentée, la chambre n’hésita pas à déclarer que si les puissances se dégageaient par cette convention, le pays rentrait par ce fait seul dans tous ses droits. Or, ces droits quels étaient-ils ? évidemment ils se résumaient dans les questions territoriales et de la dette. Tel a été, messieurs, le système de la chambre, système dont elle ne s’est pas départi un seul instant, car il est digne de remarque que, depuis la convention du 21 mai, toujours elle a écarté toute tentative d’introduire dans les adresses le mot seul de traité du 15 novembre. Lors donc que l’on affirme que la chambre n’a cessé de réclamer ce traité, on dit évidemment l’opposé de la vérité, puisqu’au contraire depuis 1833, tous les actes de la chambre ne peuvent laisser aucun doute sur sa constante et permanente volonté de considérer le traité de 1831 comme un acte qui avait fait son temps.
Mais est-il vrai de dire, comme l’ont prétendu plusieurs honorables membres, que la convention du 21 mai avait été une coercition permanente de la part des puissances, dans le but de contraindre le roi Guillaume ? Messieurs, je conçois que ceux qui veulent trouver de mauvaises raisons contre la Belgique puissent mettre un pareil argument en avant ; mais je l’avoue, je ne puis comprendre qu’un ministre du Roi ait pu prononcer de pareilles paroles.
Comment ! la convention du 21 mai a été une coercition pour obtenir le consentement du roi Guillaume, elle qui n’avait pour but que de faire cesser les mesures de coercition entreprises contre la Hollande.
Pour apprécier la portée de cette assertion, il suffit de se rappeler les causes qui ont amené la convention du 21 mai.
En 1832, la Belgique avait réclamé l’exécution du traité du 15 novembre, non seulement un commencement d’exécution, mais l’exécution intégrale du traité, y compris la reconnaissance à laquelle on attachait alors et avec raison le plus grand prix. Les plénipotentiaires des puissances n’ayant pu tomber d’accord sur les moyens d’une coercition, que cependant on regardait comme un devoir, les plénipotentiaires de Prusse, d’Autriche et de Russie se retirèrent, et la conférence fut dissoute.
La France et l’Angleterre prirent alors des mesures pour assurer à la Belgique l’exécution de leurs engagements. Une convention eut lieu en exécution de laquelle la citadelle d’Anvers fut prise par l’armée française et les ports de la Hollande bloqués par la marine anglaise. La Hollande résista et ce blocus dura plusieurs mois ; mais les réclamations incessantes du commerce anglais et du commerce français forcèrent ces gouvernements à faire cesser ce blocus entrepris pour assurer à la Belgique l’exécution du traité du 15 novembre. C’est dans ces circonstances qu’eut lieu la convention du 21 mai par les cinq cours. Ainsi, cette convention, qui n’est que la cessation de l’exécution de la garantie contractée envers nous, n’a été prise que par le fait de la lassitude des puissances qui avaient eu recours à la coercition contre la Hollande, qui refusait d’adhérer au traité.
Comment donc peut-on prétendre que cette convention, faite uniquement dans le but de cesser l’emploi des mesures coercitives, soit un motif de coercition employé contre la Hollande ? Evidemment, c’est le comble de la dérision. La chambre en a si peu jugé ainsi, que, dans l’adresse qui a suivi la convention, elle a déclaré que si la conférence refusait d’exécuter la garantie donné, la Belgique redeviendrait entière dans ses droits et libre dans ses moyens d’action.
Messieurs, je viens de vous démontrer que le système de notre adresse du 17 novembre n’a pas violé la foi jurée, puisque ce sont les cinq cours, qui, dès 1833, se sont déliées de leurs engagements envers nous.
Mais ce n’est pas la première fois que des traités ont été signés, ratifiés, et n’ont cependant pas reçu d’exécution. Ce n’est pas la première fois que cela arrive dans l’histoire de notre Belgique. On a beaucoup parlé d’un traité qui fut funeste à la Belgique, du traité de la barrière. Ce traité si funeste à la Belgique, ce traité qui présente tant de points de ressemblance avec les 24 articles, fut aussi signé le 15 novembre, rapprochement qui peut nous faire prévoir combien le traité dont on vous demande d’autoriser l’acceptation, doit être funeste à la Belgique.
Le traité de la barrière signé le 15 novembre 1715 avait, comme le traité du 15 novembre 1831, stipulé en faveur de la Hollande le paiement d’un tribut annuel. Comme le traité de 1831, le traité de 1715 avait stipulé un accroissement du territoire hollandais aux dépens du territoire belge ; le traité de la barrière comme les 24 articles sanctionnait la fermeture de l’Escaut et abandonnait notre frontière aux Hollandais.
Eh bien, messieurs, les stipulations relatives au territoire et à la rente furent-elles exécutées ? Cependant, remarquez-le bien, c’était aussi un traité solennel auquel les plus grandes puissances de l’Europe avaient pris part comme à celui des 24 articles, et qui avait également pour but une reconnaissance, la reconnaissance du règne de la branche d’Autriche sur nos provinces. Par l’article 17 de ce traité, 17 communes de la Flandre devaient être cédées à la Hollande, sous prétexte de pouvoir augmenter les inondations et mettre la Flandre zélandaise à l’abri d’une attaque. Le traité fut ratifié et déclaré exécutoire en tous points, et bientôt il fut exécuté, excepté en ce qu’il avait de nuisible à la Belgique. Que firent les états des Flandres ? Ils protestèrent contre le morcellement du territoire flamand, ils déclarèrent qu’ils ne consentiraient jamais, ils adressèrent des réclamations à l’empereur. Il fut sursis à l’exécution du traité, et, par suite de cette protestation et de la protestation des états de Brabant, de nouvelles négociations furent ouvertes, un nouveau traité intervint le 22 décembre 1718 par lequel les limites des Flandres furent étendues, le pays à céder fut diminué. Ce traité du 22 décembre fut, comme le précédent, signé et ratifié par toutes les cours. Eh bien, ce traité reçut-il son exécution ? pas plus que le premier. Il n’accordait plus que quatre villages et le fort de Hazegras. Ce traité solennellement signé et conclu fut encore repoussé par la Belgique. Des séditions nombreuses éclatèrent qui furent réprimées par la force et amenèrent le martyr d’Anneessens. Et enfin ce second traité ne reçut pas non plus son exécution. En sorte qu’après deux traités solennellement conclus et ratifiés, la Belgique conserva l’intégrité de son territoire.
Vous trouvez donc dans notre histoire des pages qui vous démontrent qu’un traité peut être conclu, arrêté, ratifié, sans que la foi jurée en rende l’exécution obligatoire, quand les circonstances qui l’ont amené se modifient.
Je pourrais vous citer beaucoup d’exemples semblables, mais je ne puis m’empêcher de vous rappeler un fait qui offre beaucoup d’analogie avec la question du Luxembourg, celui relatif au comté de Bourgogne sous François Ier. Vous le savez, messieurs, ce comté était l’apanage de la maison de Bourgogne qui régnait sur nos provinces, comme le Luxembourg était l’apanage de la maison d’Orange. Sous la faible Marie, le duché fut pris par Louis XI, envahi en violation de toute espèce de droit. Lorsqu’à la suite de la bataille de Pavie, Charles-Quint eut fait François Ier prisonnier, il fut stipulé dans un traité que le duché de Bourgogne serait rendu à l’Autriche. Mais les états de Blois refusèrent leur assentiment à l’exécution de cette stipulation et déclarèrent qu’on ne pouvait pas les céder sans l’assentiment des Bourguignons eux-mêmes. Ils furent consultés, et comme ils avaient contracté avec la France des liens comme ceux qui nous unissent aux Limbourgeois et aux Luxembourgeois, ils déclarèrent qu’ils voulaient rester Français, et le traité ne reçut pas d’exécution en ce qui les concernait.
C’est qu’alors on avait le sentiment de la dignité de l’homme ; on sentait qu’on ne pouvait pas vendre ses semblables comme un vil troupeau ; on sentait qu’à moins d’y être contraint par la force des armes, il fallait que les habitants d’un pays cédé consentissent à la cession. C’était une maxime de droit public européen. Aujourd’hui on veut arracher les habitants du Limbourg et du Luxembourg de la famille belge, quoiqu’ils protestent de toutes leurs voix contre la séparation de la Belgique à laquelle ils veulent à jamais rester unis.
Messieurs, prenez les exemples que j’ai fait passer sous vos yeux, et vous verrez d’après cela que, dans les circonstances où vous vous trouvez, vous pouvez repousser un acte tellement injuste que l’histoire ne présente rien de semblable.
Mais, dira-t-on, vous avez bien accepté le traité du 15 novembre. Eh quoi ! ne voyez-vous pas la différence immense qui existe entre notre position d’alors et notre position actuelle ? En 1831, la Belgique était dans un état révolutionnaire aux yeux de l’Europe ; elle n’était reconnue par personne. Nous avions reconquis notre antique nationalité, mais elle n’était pas reconnue ; il lui fallait la reconnaissance des puissances. En 1831, nous étions sous le coup d’une défaite.
La Pologne venait de succomber, l’esprit réactionnaire contre la révolution était à son comble. En 1831, il fut déclaré dans le sein de la chambre où nous siégeons, que la Belgique n’était pas en mesure de repousser une agression de l’armée hollandaise si le traité était écarté. Voilà dans quelle position le traité fut accepté ; car, malgré notre situation difficile, si nous avions été en mesure de lutter contre une invasion hollandaise, nul doute que le traité n’eût pas été accepté. Il y allait donc alors de l’existence de la Belgique. Vivre ou ne pas vivre, être ou ne pas être. Je conçois que dans cette circonstance beaucoup de personnes aient pu donner leur assentiment au traité. Je l’ai combattu de toutes mes forces ; mais la majorité qui était sous le coup d’une défaite, menacée d’une restauration, vota pour l’acceptation.
Mais en 1839 la Belgique compte neuf années d’existence, et n’est-ce donc rien que neuf années d’existence ? mais l’empire qui compte de si grandes pages dans l’histoire, n’a eu que dix années d’existence. Le règne de Guillaume sur nous n’a duré que quinze ans. En présence de ces faits, n’est-ce rien que neuf années d’existence ? En 1831 le traité avait ce résultat de nous faire reconnaître au milieu des embarras de l’Europe, alors que la moindre crise pouvait renverser notre nationalité.
En 1839, le temps a fait ce que les meilleurs traités auraient pu faire ; il a consacré la Belgique et son antique nationalité, il a consacré sa dynastie. Depuis lors le Roi par ses alliances de famille, a contracté des liens précieux qui unissent la famille royale de notre choix avec les familles royales les plus puissantes de l’Europe. Et cela ne change-t-il donc pas complètement notre position ! Evidemment les deux positions ne se ressemblent pas le moins du monde. Les motifs qui pouvaient, en 1831, vous engager à accepter le traité du 15 novembre, ces mêmes motifs doivent vous engager aujourd’hui à repousser ce traité. Aujourd’hui notre nationalité est reconnue par toutes les puissances, sauf la Hollande et la confédération germanique. Mais la confédération germanique n’est autre chose que les états-généraux de diverses puissances. Dès que les divers états vous ont reconnus, la confédération germanique vous reconnaîtra également, et déjà les principaux états de la confédération ont reconnu la Belgique.
Quant à la reconnaissance du roi Guillaume, on ne peut contester que du jour où le roi Guillaume a déclaré même conditionnellement qu’il était prêt à donner son adhésion au traité, il a reconnu implicitement le roi des Belges.
Voilà les faits.
Maintenant je vous le demande, n’y a-t-il pas une immense différence entre la position actuelle et la position de 1831 ?
En 1831, le traité nous était imposé ; aujourd’hui il ne nous est que proposé.
En 1831, la force était contre nous, aujourd’hui la force est avec nous. En 1831, notre Roi n’était pas reconnu : dans aucun protocole il n’était fait mention de notre Roi ; la royauté belge était envisagée comme un fait et non comme un droit. Dans les protocoles, jamais on ne disait autrement que le « gouvernement belge » et le « plénipotentiaire belge ». Aujourd’hui la reconnaissance de la Belgique est un fait tellement avéré que, même dans les pièces notifiées au plénipotentiaire hollandais, la conférence n’hésite pas à insérer constamment les mots : « Sa Majesté le roi des Belges », le plénipotentiaire de « Sa Majesté le Roi des Belges », afin que la Hollande ne puisse prétexter l’ignorance de la reconnaissance du Roi des Belges par l’Europe entière.
Vous voyez donc que les positions sont complètement différentes.
C’est surtout dans cet état de choses que nous avions lieu d’espérer que le ministère serait resté fidèle aux engagements qu’il avait pris dans cette enceinte, en disant que nos droits auraient été défendus avec persévérance et courage et en votant avec nous pour l’adresse du mois de novembre ; nous avions lieu d’espérer qu’il se serait conduit « avec persévérance et courage », en un mot qu’il aurait repoussé, comme il le devait, les propositions qui nous étaient faites.
Mais ces propositions, il importe que nous les examinions ; il importe surtout que nous examinions quelle a été la conduite du ministère dans la marche des événements. C’est en envisageant les fautes commises que nous pourrons mieux apprécier ce qui nous reste à faire, et voir quelle marche il convient d’imprimer aux négociations. Ne croyez pas que dans mes paroles il n’y ait rien de personnel contre vous qui êtes au ministère ; vos personnes me sont totalement indifférentes ; mais quand je vois que vous êtes cause du malheur du pays, que, par votre incurie et votre faiblesse, vous avez entraîné la patrie dans une aussi cruelle position, je croirais manquer à mes devoirs si je n’examinais pas franchement les fautes immenses que vous avez commises.
En juillet dernier, l’Europe entière était pour nous : j’entends parler de l’Europe constitutionnelle, celle principalement qui nous a toujours soutenus ; l’Allemagne même, éclairée sur la justice de notre cause, avait reconnu qu’il fallait faire droit à nos justes demandes. En juillet dernier, à la suite de la mission si dignement remplie à Londres par l’honorable prince de Ligne, notre cause avait reçu un nouveau degré de splendeur.
Nous avions pour nous le bon droit, la justice, l’opinion publique à l’étranger, l’unanimité du pays à l’intérieur ; nous avions pour nous la possession, et vous savez que dans toutes les questions de contrats la possession vaut titre ; la Belgique pouvait donc espérer conserver les territoires qu’elle possédait.
Mais ce n’est pas tout, nous avions de plus pour nous le discrédit de notre ennemi ; car du jour où il fut démontré que la Hollande, pour faire triompher sa cause avait eu recours à des moyens frauduleux, que ses plénipotentiaires avaient trompé la conférence, le jour où il fut démontré qu’un agent hollandais à Paris avait cherché à soustraire des pièces au gouvernement français, la cause de la Hollande était devenue impopulaire, la nôtre était devenue populaire dans toute l’Europe.
Est-il possible, grands dieux, ! qu’alors que nous avions pour nous la justice, le bon droit, la possession et le discrédit de notre ennemi, nous avons perdu notre cause ! Ah ! qu’il a fallu commettre de fautes pour avoir ainsi perdu la plus belle, la plus sainte des causes ! J’ai vu, messieurs, j’ai vu plus de trahison, plus de perfidie, mais je n’ai jamais vu plus d’incapacité.
Comment, en effet, les négociations ont-elles été conduites ? ouvrez le rapport du ministère des affaires étrangères. Qu’y verrez-vous ? Vous y verrez l’absence la plus complète de sagacité et de perspicacité. Vous y verrez que le gouvernement a toujours été en arrière d’une pensée d’une journée. La mesure qu’il prenait un jour aurait pu nous sauver la veille, mais jamais il n’a su poser un acte qui puisse nous sauver le lendemain.
Quand il a été question de négocier, le ministre des affaires étrangères a cru devoir se bercer de l’espoir de conserver un statu quo indéfini, espoir chimérique ; car du jour où la Hollande consentait à adhérer au traité du 15 novembre, ce n’était pas pour prolonger le statu quo, c’était pour en finir ; du jour où la conférence reprenait les négociations sur l’affaire hollando-belge, ce n’était pas pour perpétuer le statu quo, c’était pour y apporter une fin.
Les négociations commencent ; on introduit la question de la dette. Nos commissaires à Londres cherchent en vain, c’est le ministre même qui nous l’apprend afin de pouvoir les rectifier, les données qui avaient déterminé la fixation du chiffre de 3 millions de florins réduits par la conférence.
On introduit la question de la dette ; et l’on avait raison ; car la question de la dette était le triomphe de la cause belge, et devait nous mener à la solution des autres difficultés. On introduit la question de la dette ; mais on omet de faire valoir tous les droits de la Belgique. Car, si la Belgique devait payer la moitié de toutes les dettes contractées durant la communauté, elle avait droit aussi à participer aux acquêts pour la moitié. Or, si d’une part des dettes ont été contractées, d’autre part il a été créé une marine nombreuse ; des colonies avaient été acquises en commun ; la Belgique avait prodigué le sang de ses enfants pour augmenter nos possessions dans les anciennes colonies hollandaises. Eh bien, le gouvernement n’établit aucune réclamation ni pour la flotte ni pour les colonies.
La Belgique, d’un autre côté, devait entrer dans le partage pour sa part dans le chantier et dans la flotte laissée à Anvers. La chose est à peine croyable ; mais nous ne voyons pas que le gouvernement ait seulement élevé de ce chef la moindre réclamation. Voilà quelle a été la conduite du gouvernement ! Il a négligé tous les intérêts de la Belgique. Comment pourra-t-il prétendre justifier sa conduite, lorsqu’il a négligé, abandonné les droits du pays qu’il avait la mission de défendre ?
Mais ce n’est pas tout. Il existait dans le traité une foule de stipulations qui auraient pu embarrasser la conférence le jour où il aurait fallu l’exécuter. Eh bien, le gouvernement n’a pas su profiter de cela pour enrayer les négociations le jour où elles nous devenaient hostiles. La question de l’Escaut avait donné lieu à des négociations qui avaient duré deux années, et au bout de deux ans rien n’était terminé. Dans le rapport du ministre des affaires étrangères, il est dit qu’il paraît que les plénipotentiaires belges avaient consenti au droit de tonnage que le nouveau projet de traité établit sur l’Escaut. J’ai parcouru le rapport fait par le général Goblet le 4 octobre 1833, quand les secondes négociations étaient terminées, et je n’y ai rien vu de semblable. Au contraire, j’y ai vu que l’article relatif à l’Escaut n’avait pas même été paraphé. Eh bien, aujourd’hui, on vous propose sur l’Escaut un droit de tonnage qui ne paraît pas même avoir été discuté.
Messieurs, la première chose qu’il fallait faire dans l’intérêt de la Belgique et pour se détourner du traité du 15 novembre, c’était de se placer sur un terrain différent de celui des protocoles, et surtout d’éviter de nous placer dans une position où les négociations avaient été laissées en 1833. A cette époque, vous le savez, les plénipotentiaires belges et hollandais avaient paraphé un grand nombre d’articles du traité.
Ce qui importait avant tout, c’était d’empêcher la conférence de reprendre les négociations au point où elles étaient restées ; car alors la question du territoire restait ; en reprenant au contraire les négociations au point où on les avait laissées en 1831, la question du territoire était perdue pour la Belgique. Que fallait-il donc faire pour empêcher que les négociations ne fussent reprises à ce point ? chacun le sait.
Il fallait rappeler le plénipotentiaire qui était chargé des négociations en 1831, et au besoin, désavouer ses actes. De là dépendait en grande partie l’issue des négociations. C’est ce qu’avait déjà fait le gouvernement, lorsqu’à la suite de l’adresse du mois de mai 1831, un système politique nouveau fut adopté. A cette époque, le gouvernement n’hésita pas à rappeler son plénipotentiaire ; et même à plusieurs reprises, il désavoua ses actes. Ce rappel, ce désaveu n’a rien de déshonorant dans l’ordre de la diplomatie. Mais lorsque le gouvernement change de système, lorsqu’il veut introduire un système nouveau dans les négociations, il ne peut confier au défenseur du système précédent la défense du système nouveau.
Alors, messieurs, il est trop facile de mettre le représentant d’une nation en opposition avec lui-même, et d’ailleurs un plénipotentiaire ne peut pas plaider le pour et le contre, dire aujourd’hui que ce qu’il soutenait être blanc est complètement noir. Une cause confiée à de pareilles mains est nécessairement une cause perdue.
Eh bien, messieurs, ce qu’il fallait faire à cette époque, ne fut point fait ; il fallait rappeler le plénipotentiaire belge qui avait contre-signé avec le plénipotentiaire hollandais les dispositions du traité des 24 articles ; eh bien, on laissa à ce plénipotentiaire seul le soin de conduire les nouvelles négociations. D’un autre côté, nous savons que ce plénipotentiaire était fortement occupé pour lui-même, qu’il avait d’autres intérêts à défendre que les intérêts du pays. (Rires.) Ce que je dis, messieurs, n’est point pour faire rire, c’est seulement pour faire comprendre les fautes que le gouvernement a commises. Lorsque la cause du pays repose tout entière sur les résolutions d’une conférence, évidemment la chose vaut bien que ceux qui sont chargés de la défense de nos droits s’occupent exclusivement de cette défense.
Le gouvernement hollandais ne s’est pas conduit de cette manière, il ne s’est pas contenté d’envoyer à Londres un seul plénipotentiaire ; dans tout le cours des négociations, il a été représenté au moins par deux plénipotentiaires, parce qu’il comprenait que ce n’est pas trop de plusieurs personnes pour défendre des intérêts aussi importants. Eh bien, nous avons, nous, confié la défense de nos droits à un seul plénipotentiaire, et vous savez, messieurs, combien de distractions ce plénipotentiaire devait avoir dans les circonstances particulières où il se trouvait.
Plus tard on a envoyé un autre plénipotentiaire à Londres pour défendre nos droits sur les territoires contestés : eh bien, messieurs, le choix n’a pas été plus heureux que tout ce qui avait été fait précédemment, si nous en jugeons par un écrit qui a été récemment publié par ce plénipotentiaire. Cet homme pour lequel j’ai toujours eu une grande vénération, dont j’ai toujours su apprécier les services, cet homme n’a pas cependant pu défendre convenablement des droits qui, à ses yeux, n’étaient point fondés.
Ainsi, messieurs, quand les ministres viennent nous dire que tout a été tenté, ils disent une chose absolument contraire à la vérité. Le ministère a-t-il réclamé notre part de la flotte hollandaise ? A-t-il réclamé notre part de l’arsenal d’Anvers et de la flotte française ? A-t-il réclamé notre part des colonies ? A-t-il réclamé les droits du pays dans la question de l’Escaut ? A-t-il réclamé, dans leur intégrité, les droits du pays dans la question de la dette ? A-t-il introduit en temps la question des territoires ? Evidemment, rien de tout cela n’a été fait.
Que diriez-vous, messieurs, d’une personne qui, se trouvant en présence d’un tribunal, viendrait réclamer sur la question principale lorsque le procès serait décidé, lorsque le jugement serait prononcé ? Vous diriez évidemment que cette personne est atteinte d’imbécillité et qu’il faut la mettre aux petites-maisons. Eh bien, messieurs, c’est précisément là ce qu’a fait le gouvernement ; lorsqu’il est venu réclamer la conservation du territoire en notre possession après que la question était décidée, après que le protocole était signé par les cinq puissances. Et après cela il viendra dire que tout a été fait ! Non, messieurs, rien n’a été fait de ce qu’il fallait faire et c’est ce qui a perdu la cause de la Belgique.
M. le ministre des travaux publics a déclaré qu’à ses yeux la question du Luxembourg n’a jamais eu de chances d’être résolue en notre faveur, que la solution donnée à cette question par le traité des 24 articles était nécessairement inévitable.
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Si la France ne nous appuyait pas.
M. Dumortier – J’ai vu dans le temps une proclamation adressée aux habitants du Luxembourg par un certain M. Nothomb (ce n’est probablement pas le même qui est en ce moment ministre des travaux publics.) Cette proclamation disait qu’alors même qu’elle serait abandonnée par toutes les puissances y compris la France, la Belgique ne se séparerait jamais de la cause des Luxembourgeois. Aujourd’hui, cependant, on se sépare des Luxembourgeois, on veut les arracher de la Belgique, pour les livrer au roi Guillaume qu’ils nous ont aidé à chasser.
Rappelez-vous, messieurs, ce qui s’est passé en 1831, immédiatement après la révolution : lorsque la révolution fut un fait accompli, les cinq puissances se réunirent à Londres et arrêtèrent un traité en 12 articles, qui devait servir de base aux arrangements territoriaux et autres à intervenir entre la Belgique et la Hollande. D’après ce traité, la Belgique cédait à la Hollande toutes les anciennes enclaves hollandaises qui se trouvaient sur son territoire, mais en même temps elle entrait en possession des enclaves belges et étrangères comprises dans le territoire hollandais, et la compensation devait en être faite ; de sorte que la question du Limbourg se trouvait à peu près hors de cause ; mais en même temps ce traité attribuait au roi Guillaume l’intégralité du grand-duché de Luxembourg. Que fit le congrès national, messieurs, lorsqu’il reçut communication de ce traité ? le congrès national protesta à la face de l’Europe et repoussa avec indignation la proposition qui lui était soumise. Eh bien, messieurs, l’Europe recula devant le congrès national et revint sur son arrêt. Cependant, la France avait, alors comme aujourd’hui, signé avec les quatre autres puissances la cession du Luxembourg ; elle n’avait fait de réserves que sur la question de la dette.
Voilà, messieurs, comment les choses se passaient peu après la révolution ; alors on comprenait la dignité nationale, alors on avait de l’énergie, et les grandes puissances reculaient devant les protestations du congrès. C’est dans ces circonstances que M. Nothomb alors secrétaire général du comité diplomatique déclara aux Luxembourgeois que jamais la Belgique ne consentirait à se séparer d’eux ; et ce même homme devenu ministre profitant aujourd’hui du mandat qu’il a reçu de ses concitoyens pour les défendre, vous propose aujourd’hui de les vendre à l’étranger. J’ai vu des traités incontestables dans l’histoire des peuples, mais je n’en ai jamais vu d’aussi profonde immoralité.
Non, messieurs, la question du Limbourg et du Luxembourg n’est pas irrévocablement décidée ; elle ne l’est pas plus aujourd’hui qu’en 1831, lorsque le congrès protesta contre le morcellement du pays et amena ainsi la conférence à déclarer qu’elle emploierait ses bons offices pour procurer à la Belgique, au moyen d’une négociation avec le roi des Pays-Bas, la possession du grand-duché de Luxembourg moyennant juste compensation et en conservation les rapports de ce pays avec la confédération germanique.
Oui, messieurs, voilà ce que la conférence déclara dans son protocole n°24, après que le congrès national eut protesté qu’il ne consentirait jamais au morcellement de la Belgique. L’expérience est donc là pour nous apprendre ce qui serait advenu de notre cause si elle avait été bien défendue. Et remarquez, messieurs, qu’au mois de mars 1831, la Belgique n’avait point neuf années d’existence ; elle n’avait point de roi, elle était encore en état d’ébullition révolutionnaire, elle n’avait point d’armée, elle n’était représentée nulle part ; aujourd’hui que nous possédons tous ces éléments, si le gouvernement avait dirigé convenablement les négociations, évidemment il est impossible que nous n’eussions pas conservé le Limbourg et le Luxembourg.
On a prétendu qu’il faudrait déclarer la guerre à la confédération germanique, qu’il y a dans la question hollandaise une question allemande que nous ne pouvons pas empiéter sur la souveraineté d’un état voisin : c’est là, messieurs, bien mal exposer la question.
La question du Luxembourg se réduit, à mon avis, à des termes très simples ; elle renferme deux questions distinctes, l’une de souveraineté, l’autre de suzeraineté. La confédération germanique n’a aucun droit de souveraineté sur le Luxembourg, pas plus que sur les autres états dont elle se compose ; le roi de Prusse est souverain en Autriche, le roi de Bavière est souverain en Bavière, le grand-duc de Luxembourg est souverain dans le Luxembourg ; le lien qui réunit les divers états de la confédération germanique n’est pas un lien de souveraineté, c’est un lien de suzeraineté.
Eh bien, la Belgique a-t-elle jamais songé à enlever à la confédération germanique la suzeraineté du Luxembourg ? Evidemment non : lorsqu’elle proclama son indépendance, elle déclara qu’elle respectait les rapports du grand-duché de Luxembourg avec la confédération germanique ; lorsqu’elle fit la constitution, elle déclara de nouveau qu’elle n’entendait rien changer aux relations du Luxembourg avec le confédération germanique.
Il ne s’agit donc que de la souveraineté, et la question se réduit à savoir qui règnera sur le Luxemburg, de Guillaume ou de Léopold. Eh bien, messieurs, nous avons des exemples qui prouvent que la Belgique pouvait acquérir cette souveraineté ; vous savez tout ce qui s’est passé en Brunswick : le duc de Brunswick avait été, comme le roi Guillaume, privé de la souveraineté, parce qu’il avait, comme lui, rompu les liens qui l’attachait à la nation. Eh bien, messieurs, malgré les prétentions du duc de Brunswick à vouloir ressaisir la couronne qu’il avait perdue, la confédération germanique reconnut son successeur. Ce que la confédération germanique a fait pour le successeur du duc de Brunswick, prince allemand, elle l’eût fait aussi pour le Roi Léopold également prince allemand, si nos droits avaient été défendus avec intelligence.
Mais, messieurs, est-ce avoir défendu convenablement nos droits que d’avoir proposé à la conférence la cession des territoires, alors que le traité était signé, alors que tout était fait ?
C’est cependant, messieurs, ce qui nous a amené la position dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, et le ministère, après avoir manqué de capacité dans l’ordre des négociations, a manqué complètement de cœur le jour où il fallait résister, et maintenant, pour se justifier, il vient vous dire que nous n’avons jamais eu de chances de conserve le Limbourg et le Luxembourg ; on a blâmé la conduite de la commission d’adresse ; je tiens à m’en expliquer. Dans le sein de la commission d’adresse dont j’ai eu l’honneur d’être rapporteur, nous avons soumis notre projet à M. le ministre des affaires étrangères, et je dois cette déclaration à l’assemblée, afin qu’elle sache que le gouvernement a pris part à cette position de la représentation nationale. Vous le savez, messieurs, il est contraire à tous les usages que l’on communique jamais à un gouvernement un projet d’adresse, quel qu’il soit, puisque l’adresse est faite pour examiner la conduite des ministres ; mais, messieurs, les circonstances étaient graves, il fallait de l’union, beaucoup d’union, nous avions confiance (confiance qui a été amèrement déçue), nous avions confiance dans les hommes qui nous gouvernaient ; eh bien, la commission d’adresse n’hésita pas un instant à communiquer le projet d’adresse à M. le ministre des affaires étrangères ; elle en discuta les articles en sa présence, et aucun paragraphe ne fut admis sans son adhésion.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Je demande la parole.
M. Dumortier – Voilà comment les faits se sont passés ; nous avons dans cette circonstance fait la preuve de la plus bonne foi, de la plus grande loyauté envers le gouvernement ; il pouvait donc comprendre la portée de l’adresse ; il l’a votée, et si, dès cette époque, il savait réellement que nous n’avions aucune chance de conserver le territoire contesté, et que la question était tranchée sans retour, il a forfait à ses devoirs, en ne nous le déclarant pas, comme il a trahi la patrie en conservant la direction des affaires, alors qu’il n’avait pas foi dans notre cause et qu’il ne votait l’adresse avec nous que pour conserver le portefeuille.
Maintenant, messieurs, la conférence a arrêté un nouveau traité des 24 articles, elle vous donne l’option entre ce traité et le premier traité que vous avez voté en 1831.
Il importe, messieurs, de comparer les deux traités ; il importe de voir si le traité nouveau offre en tout ou en partie les rectifications que nous étions en droit d’attendre et de la marche des négociations, et du temps qui s’était écoulé depuis le premier traité.
Messieurs, vous le savez, trois questions principales sont soulevées par le traité qui nous occupe : la question des territoires, la question de la dette, la question de l’Escaut.
Dans la question des territoires, rien n’est modifié, toutes les choses sont restées dans le même état. Dans la question de la dette, on vous accorde une réduction de 3,400,000 florins, mais aussi on se tait sur le compte du syndicat et de ses possessions en Belgique, sur le compte des los-renten, sur le compte de la banque, les arriérés disparaissent, mais tout à l’heure nous verrons si la Belgique n’y avait pas droit en tout état de cause. Quant à l’Escaut, la stipulation du nouveau traité, je vous le démontrerai tout-à-l’heure, présente un préjudice considérable pour la Belgique.
Je vous ai dit que les stipulations du territoire étaient restée les mêmes. Examinons donc ce qui, dans le nouveau traité, consacre les modifications les plus importantes : je veux parler de la question de la dette.
La dette, qui, par le premier traité, avait été fixé au chiffre de 8,400,000 florins, se trouve maintenant réduite à 5,000,000 florins. Mais, en revanche, il n’est pas tenu compte du syndicat d’amortissement ; il n’est plus tenu compte de ce qui vous revenait de divers chefs. D’abord le gouvernement se prévaut d’avoir obtenu pour la Belgique la suppression des arrérages, arrérages qui s’élevaient à une somme considérable. Mais, messieurs, vous savez tous comme moi que depuis longtemps la question des arrérages était une question tranchée, les protocoles en font foi ; lisez, messieurs, le protocole du 11 juin 1832, n°65, et vous y verrez en toutes lettres cette déclaration de la conférence, que si de nouveaux retards avaient lieu de la part de la Hollande, ils entraîneraient pour elle les suite les plus graves, parmi lesquelles figurait en première ligne le refus que ferait à bon droit la Belgique de payer à partir du 1er janvier 1832 les arrérages de sa quote-part de la dette du Royaume-Uni des Pays-Bas.
Ainsi, dès l’époque du 11 juin 1832, la conférence avait reconnu que la question des arrérages était une question tranchée. Le gouvernement n’a donc rien fait sous ce rapport : la question des arrérages est une question résolue depuis plusieurs années.
Je reviens maintenant à la question de la modification du chiffre. La dette, il est vrai, est réduite au chiffre de 5 millions ; mais d’une autre part, on vous enlève la moitié du boni dans le partage du syndicat ; or, messieurs, remarquez bien que les trois emprunts, dont la moitié forme précisément la réduction qu’on vous oppose, sont ceux qui se trouvaient dans le syndicat, et que, par le premier traité, vous deviez avoir la moitié de leur valeur représentative dans le boni du syndicat. Si donc la question du syndicat a été bien posée, car je mets cette condition comme condition absolue, je ne doute pas que la Belgique ne pût obtenir, du chef du premier traité, une réduction équivalente ou presque équivalente. Ainsi la réduction, à mon avis, n’est qu’illusoire ; car, par suite du traité nouveau qui vous est présenté, la liquidation du syndicat se trouve écartée et rien n’est stipulé dans le traité quant aux immenses possessions du syndicat dans la Belgique.
Vous le savez, messieurs, le syndicat avait des possessions considérables en Belgique, il avait des domaines qui lui avaient été cédés ; il avait une redevance annuelle d’un million de francs que la banque devait lui payer ; il avait les fonds de l’industrie, il avait encore d’autres fonds de divers genres. Eh bien, rien de cela n’est établi dans le traité. A la vérité, le gouvernement nous dit que nous pouvons être dans une parfaite quiétude, que tous ces fonds resteront à la Belgique. J’avoue que si ces fonds pouvaient rester à la Belgique, cela changerait totalement la question.
Mais quand nous nous trouvons en présence d’une puissance aussi chicanière que la Hollande, qui jamais ne se désiste d’une prétention ; quand nous nous trouvons, d’autre part, en présence d’un ministère dont la faiblesse fait toujours bon marché de nos droits, je déclare formellement qu’aussi longtemps que je ne verrai pas dans le traité des stipulations positives portant que la Hollande n’a aucun droit à élever sur ces fonds sur ceux de la Banque, la question sera toujours douteuse pour moi.
Mais ce n’est pas tout ; il existe en Belgique un grand-livre de la dette publique qui est connu sous le nom de By Boek et qui s’élève au capital de 25 millions. Dans le rapport de la section centrale, l’on vous dit que les sommes composant ce By Boek resteront en Belgique, et qu’elles entreront en dégrèvement de la dette. Cela est possible, mais encore une fois, le texte du traité n’est pas favorable à cette supposition. Que portait le premier traité ? Lisez son article 13 :
« A partir du 1er janvier 1832, la Belgique, du chef du partage des dettes publiques du royaume-uni des Pays-Bas, restera chargée d’une somme de 8,400,000 florins des Pays-Bas de rentes annuelles, dont les capitaux seront transférés du débet du grand-livre à Amsterdam, ou du débet du trésor-général du royaume-uni des Pays-Bas, sur le débet du grand-livre de la Belgique. »
Vous le voyez, messieurs, les capitaux de la partie de la dette que l’article 13 nous imposait pouvaient être transférés, soit du débet du grand-livre à Amsterdam, soit du débet du trésor général du royaume-uni des Pays-Bas, sur le débet du grand-livre de la Belgique. Maintenant, par les stipulations du nouveau traité, la Belgique restera chargée d’une somme de 5,000,000 de florins des Pays-Bas de rentes annuelles dont les capitaux seront transférés du débet du grand-livre d’Amsterdam et du débet du trésor général du royaume des Pays-Bas sur le débet du grand-livre de la Belgique.
Il y a ici un très léger changement de rédaction, on a supprimé le mot « ou », et on l’a remplacé par le mot « et », changement plus important qu’on ne pourrait le croire, puisqu’il peut avoir pour résultat de faire mettre à la charge de la Belgique la somme de 25 millions inscrite au By-Boek. Le roi Guillaume a cessé d’y faire face depuis longtemps. Je ne vois pas pour quel motif l’on a fait la modification que j’ai signalée ; pourquoi l’on a remplacé le mot « ou » par le mot « et ». Le mot « et » présente tout au moins un immense doute qu’on pourra résoudre d’une manière défavorable à la Belgique.
Et encore une fois, quand vous aurez affaire à une puissance chicanière comme la Hollande, elle ne manquera pas de s’appuyer sur ce qu’elle appelle son droit ; elle vous dire : Le Bye Boek en 1831 n’était pas reconnu par vous, mais depuis vous l’avez reconnu, vous l’avez chaque année fait figurer dans votre budget ; moi, je l’ai effacé de mes comptes, je ne le porte plus dans mes budgets. Cette dette qui était une dette du Royaume-Uni en 1831, n’est pas en 1839 une dette exclusive du royaume-uni.
M. d’Huart – C’est une erreur !
M. Dumortier – Je le désire, mais, dans mon opinion, ce n’est pas ainsi que les choses auraient dû être traitées. Il fallait de la clarté dans cette affaire, je n’y vois que de l’obscurité.
J’entends dire autour de moi que j’ai tort de faire cette observation. Qu’on ne s’y trompe pas, la Hollande connaît aussi bien ses intérêts que nous. Les plénipotentiaires hollandais ont montré autant de supériorité, d’adresse et de talent que les nôtres ont montré de médiocrité. Ils connaissent parfaitement l’étendue de leurs droits, et quand une modification a été introduite, ils en connaissaient toute la portée. Je dois donc éclairer l’assemblée et lui montrer que nous ne pouvons pas adhérer à un traité qui renferme de pareils doutes. Ce n’est pas tout, je demande au gouvernement comment il n’a pas fait écarter totalement cette dette française s’élevant à 4 millions de rente et que la conférence elle-même avait déclaré que nous ne devions pas. Evidemment, si la question de la dette avait été comprise et mieux défendue, nous aurions obtenu bien d’autres dégrèvements, et maintenant encore nous devons déclarer que nous ne paierons jamais une dette que nous n’avons jamais contractée et qui ne nous avait été imposée que par suite d’erreur.
Je viens à la grande question de l’Escaut.
Le ministre des travaux publics, à la séance d’hier, en se prévalant des grands services que le gouvernement a rendus, services immenses, vous en conviendrez, le ministre, dis-je, a déclaré que le gouvernement avait maintenu quant à l’Escaut les engagements avantageux qui existaient d’abord. Je lui répondrai que c’est absolument l’inverse, et que la question de l’Escaut est par le nouveau traité entièrement perdue pour la Belgique, et que c'est le ministère seul qui en est la cause.
En effet, que portait le traité de 1831 ? D’abord, pour ce qui concerne la navigation des fleuves et rivières navigables qui séparent ou traversent à la fois le territoire belge et le territoire hollandais, le traité appliquait toutes les dispositions des articles 108 à 117 de l’acte général du congrès de Vienne. C’était là, vous le voyez, une règle générale, et cette règle était celle précédemment écrite dans le traité des 18 articles. A la suite de cette disposition générale du traité du 15 novembre venait une disposition spéciale quant à l’Escaut ; que portait-elle ?
« En ce qui concerne spécialement la navigation de l’Escaut, il sera convenu que le pilotage et le balisage, ainsi que la conservation des passes de l’Escaut en aval d’Anvers, seront soumis à une surveillance commune ; que cette surveillance commune sera exercée par des commissaires nommés à cet effet de part et d’autre, que des droits de pilotage modérés seront fixés d’un commun accord, et que ces droits seront les mêmes pour le commerce hollandais et pour le commerce belge. »
Vous le voyez, il n’était aucunement question d’établi aucun droit de péage sur l’Escaut ; un seul droit pouvait y être établi., c’était un droit de pilotage, et encore ce droit devait-il être modéré. Quant au droit de péage, il était formellement écarté par la disposition.
Maintenant, après avoir ainsi stipulé pour ce qui concerne les fleuves et rivières, qui séparent et traversent la Belgique et la Hollande, après avoir établi une disposition spéciale quant à l’Escaut, le traité du 15 novembre rendait communes les eaux intermédiaires entre l’Escaut et le Rhin qui sont exclusivement hollandaises ; cette disposition portait :
« Il est également convenu que la navigation des eaux intermédiaires entre l’Escaut et le Rhin, pour arriver d’Anvers au Rhin et vice versa, restera réciproquement libre, et qu’elle ne sera assujettie qu’à des péages modérés qui seront provisoirement les mêmes pour le commerce des deux pays. »
Ainsi le traité du 15 novembre, après avoir stipulé de simples droits de pilotage sur l’Escaut, établit un droit de péage sur les eaux intérieures qui sont exclusivement hollandaises.
Vous le savez, l’acte général du congrès a établi que la navigation de tous les fleuves et rivières serait libre, sauf des droits de péage, avec cette stipulation formelle, dit ce traité, que dans aucun cas ces droits n’auraient pu être plus élevés que maintenant. Or, c’est un fait qu’on ne peut pas contester, qu’à l’époque du traité de Vienne il n’existait aucun droit sur le Hondt depuis que l’Escaut avait été ouvert en vertu du traité du 27 floréal an III, qui avait déclaré que la navigation de l’Escaut était libre ; la liberté du fleuve une fois proclamée, il n’y avait pas eu de droit possible sur son embouchure principale, d’après le texte de l’acte général du congrès de Vienne ; mais, pour éviter tout doute, toute contestation à ce sujet, une disposition spéciale avait été introduite dans le traité du 15 novembre, disposition qui n’existait pas dans les 18 articles, disposition qui n’admettait sur l’Escaut que des droits de pilotage modérés.
Ce qui prouve que la conférence voulait rendre l’Escaut libre, c’est que, dans le même moment, elle ajoute dans le traité du 15 novembre une disposition spéciale pour établir la co-souveraineté de l’Escaut, et qui ne se trouvait pas dans les 18 articles ; elle établit en même temps à la charge de la Belgique, par le protocole n°48, une rente annuelle de 600,000 florins à payer à la Hollande pour avantages commerciaux, et qui ne se trouvait pas non plus dans les 18 articles. C’était donc le rachat de la co-souveraineté sur l’Escaut. Voilà ce que le ministre n’a pas compris. De deux choses l’une : il faut supprimer les 600 mille florins qui sont le prix de la co-souveraineté de l’Escaut ou le droit de péage qui en est l’équivalent. Evidemment, frapper la navigation de l’Escaut d’un droit de péage et imposer à la Belgique une rente annuelle de 600 mille florins pour avantages commerciaux, c’est lui faire payer deux fois la même chose. Voilà ce que le gouvernement n’a pas compris, et ce qui est cause de la stipulation introduite dans le nouveau traité qui consacre la ruine du port d’Anvers.
Mais revenons au traité du 15 novembre.
L’article 9, après avoir maintenu la libre navigation des fleuves et rivières navigables qui séparent ou traversent à la fois la Belgique et la Hollande, après avoir, par une disposition spéciale, déclaré que la navigation de l’Escaut ne serait soumise qu’à un simple droit de pilotage modéré, et avoir établi des péages sur les eaux intermédiaires, entre le Rhin et Anvers, eaux exclusivement hollandaises, la conférence déclare que des commissaires se réuniront à Anvers pour régler les stipulations relatives à ces péages.
« En attendant et jusqu’à ce que ledit règlement soit arrêté, dit l’article 9, la navigation des fleuves et rivières navigables ci-dessus mentionnés restera libre au commerce des deux pays qui adopterait provisoirement à cet égard les tarifs de la convention signée le 31 mars 1831 à Mayence, pour la libre navigation du Rhin, ainsi que les autres dispositions de cette convention, en autant qu’elles pourront s’appliquer aux fleuves et rivières navigables qui séparent et traversent à la fois le territoire hollandais et le territoire belge. »
Ainsi, en attendant le règlement à faire conformément au paragraphe 4, la conférence appliquait aux fleuves et rivières le tarif de la convention de Mayence ; mais il va de soi qu’une mesure provisoire ne peut s’appliquer que là où une mesure définitive doit intervenir. Or, comme d’après le traité il ne devait pas y avoir de droits de péage sur l’Escaut, on ne devait pas non plus en mettre provisoirement. Le provisoire devait suivre les conséquences de la règle définitive.
J’admettrai même que provisoirement la Belgique ait dû être soumise au tarif de la convention de Mayence sur l’Escaut. Il n’était pas moins écrit que la Belgique devait obtenir en définitive la co-souveraineté de l’Escaut, ce qui était l’absence de tout droit de péage sur l’Escaut, et nous avions en main des moyens de faire cesser bientôt le provisoire et d’établir la disposition définitive.
Comment est-il possible qu’une disposition aussi favorable aux intérêts de la Belgique ait pu être ainsi abandonnée ! je conçois que les plénipotentiaires hollandais aient fait tous leurs efforts pour arriver à ce résultat, car la fermeture de l’Escaut tarit la source de notre commerce.
Ce que je ne puis concevoir, c’est que le gouvernement n’ait pas compris la portée de l’article 9. Il aurait dû déclarer qu’il ne consentirait à aucun changement à cet article, d’autant plus qu’en 1833 l’article 9 n’avait pas été paraphé, et qu’ainsi le gouvernement belge n’était aucunement lié par cette stipulation.
Messieurs, je viens de passer en revue les grandes bases du traité. J’ai démontré que la question territoriale était restée la même et que dans la question de la dette, les améliorations obtenues auraient pu trouver une compensation ou à peu près dans la liquidation du syndicat, si les comptes avaient été posés par des hommes entendus et capables. Et quant à la question de l’Escaut, les intérêts de la Belgique ont été éminemment sacrifiés. On a introduit la souveraineté exclusive de la Hollande, alors que la co-souveraineté était assurée par le traité ; on a laissé introduire sur le fleuve un droit qui en consacre la fermeture au profit de la Hollande.
Eh bien, que résulte-t-il de cette triple démonstration ? Vous le comprenez d’avance, il en résulte que le traité qui nous est proposé maintenant est plus onéreux que celui du 15 novembre, sauf la question des arriérés, qui, ainsi que je l’ai dit, était depuis longtemps résolue à notre avantage.
En outre il ne fait pas disparaître des dispositions à contestations incessantes qui se trouvaient dans l’ancien traité, et qui étaient de nature à amener continuellement de nouvelles négociations.
Maintenant quelle position le nouveau traité fait-il à la Belgique ? quelle position fait-il à la Hollande ?
A la Belgique, il enlève une partie de territoire ; il l’enferme dans les serres de la Hollande, il lui fait payer un tribut annuel, il ferme l’Escaut, ou établir un droit équivalent à la fermeture de l’Escaut.
A la Hollande, le traité accorde la souveraineté absolue de l’Escaut ; il lui accorde une cession de territoire de la dernière importance, surtout avec l’espérance que comme nous le savons, conserve toujours le roi Guillaume de régner un jour de nouveau sur la Belgique entière. Il accorde au roi de Hollande un commencement de restauration que celui-ci ne désespère pas d’étendre à tout le pays.
M. Rogier – Je demande la parole.
M. Dumortier – Vous le voyez, le traité est tout à l’avantage de la Hollande, sauf dans une clause qui ne pouvait manquer d’être admise, la clause relative aux arrérages.
Maintenant, je vous le demande, la reconnaissance équivaut-elle à un si énorme sacrifice ? pour moi, je ne le crois pas, surtout quand je réfléchis que c’est du bout des lèvres que le roi Guillaume nous reconnaîtra. Parcourez les journaux dévoués à la maison déchue, vous verrez avec quelle complaisance ils s’étendent sur le bonheur que vont avoir les parties cédées de se retrouver sous le sceptre de leur bon père, de leur bon maître. Elles vont apprendre, disent-ils, à connaître les douceurs du règne de Guillaume ; et bientôt la Belgique entière tendra les bras au roi Guillaume et demandera une restauration. Et vous voulez que j’aie confiance dans notre reconnaissance par le roi Guillaume ! Non ! vous connaissez trop bien le roi Guillaume pour douter un instant du fond de sa pensée. J’ai souvent entendu des orateurs dire que jamais le roi Guillaume n’aurait consenti à nous reconnaître. Pour moi, je n’ai pas partagé cette pensée, mais j’ai toujours cru que, tout en nous reconnaissant, le roi Guillaume conserverait l’espoir de revenir un jour en Belgique.
C’est ainsi que nous avons vu naguère le roi Guillaume supprimer la mouture, redresser les griefs des catholiques ; mais ces suspensions n’étaient que momentanément, que transitoires ; on ne dissimulait pas la pensée de tourmenter un jour les catholiques, de rétablir la mouture, et on agissait en secret dans ce sens.
Ce qui importe au roi Guillaume, c’est que le principe d’une restauration soit proclamé à la face de l’Europe. La restauration partielle opérée, il espère toujours une restauration générale. Le jour où une révolution transige, elle se suicide. C’est pour suicider la révolution, qu’on exige de vous d’aussi immenses sacrifices.
Ecoutez les orateurs qui parlent en faveur du projet du gouvernement. De toutes parts, vous les entendez s’écrier ;: « Avant tout, il faut que la Belgique se constitue. Il faut qu’elle sorte de l’état provisoire et révolutionnaire où elle se trouve, il faut clore la révolution. Pouvez-vous croire que vous aurez clos la révolution ? Pouvez-vous croire que vous aurez clos la révolution lorsqu’il est évident que le roi Guillaume ne donne qu’une signature mensongère, lorsqu’il est évident qu’il conserve toujours au fond du cœur l’esprit de retour en Belgique ; enfin, lorsqu’il signe un acte qu’il ne considère que comme un commencement de restauration ?
Mais, puisqu’on a prétendu que le traité devait définitivement constituer la Belgique, examinons si les stipulations qu’il renferme sont de nature à constituer la Belgique. Vous savez que pour qu’un pays soit constitué, il faut que sa position soit nettement tracée et qu’elle n’ait rien de précaire. Eh bien, quand j’examine le traité, je trouve à chaque page des stipulations qui établissent à la dernière évidence que le traité ne vous constitue pas. Il me sera facile de le démontrer.
Que stipule le traité relativement au syndicat ? rien, absolument rien. Cependant, le syndicat était en possession des forêts de la Belgique. Ne pourra-t-il pas venir réclamer ces forêts ? il en est de même des canaux et des routes. Que stipule à leur égard le traité ? rien, absolument rien.
Que stipule le traité pour le fonds de l’industrie ? rien, absolument rien. Pour les domaines vendus ? rien, exactement rien. Pour le fonds spécial d’avances à diverses industries ? encore exactement rien. Pour le fonds d’agriculture, pour le solde de la société générale ? encore exactement rien. Vous voyez que ce traité par lequel on prétend constituer définitivement la Belgique, ne constitue rien. La banque, vous le savez, doit payer une somme considérable à la Belgique. En vertu de ses statuts, elle doit payer par année une somme d’un demi-million de florins au syndicat d’amortissement. A qui maintenant paiera-t-elle cette somme ? à la Belgique ou au syndicat ? Vous dites que c’est à la Belgique ; le roi Guillaume dira que c’est au syndicat. Voilà matière à procès. Vous irez donc, votre gouvernement belge, aux tribunaux de la Hollande pour que cette question soit décidée par eux.
Un membre – Non ; le roi Guillaume viendra à Bruxelles.
M. Dumortier – Eh bien, moi, je ne veux pas que le roi Guillaume vienne s’asseoir sur les bancs de la cour, pas plus d’ailleurs à Bruxelles.
Par l’article 13 des statuts de la banque, il est dit qu’en 1849 cette société versera dans la caisse de l’état, pour prix intégral des domaines et pour en tenir lieu, une somme de vingt millions de florins ou 42 millions de francs.
Eh bien ! quel est l’état auquel la banque paiera cette somme ? Sera-ce à la Belgique, sera-ce à la Hollande ? Il n’y a encore rien de stipulé à cet égard. Tout est dans le vague ; vous ne vous constituez pas avec de telles dispositions.
L’article 22 du traité établit une source de nouvelles liquidations à intervenir, sur le fonds des veuves, les « leges », la caisse des retraites civiles et militaires, les cautionnements, les dépôts judiciaires, les consignations et jusqu’aux rentes dites françaises. Voilà donc de nouvelles matières à contestation. Est-ce là constituer l’état ?
Je vous ai exposé combien sont graves les dispositions relatives au By Boek. Il n’y a encore rien de stipulé sur ce point qui est aussi matière à contestation.
Ce n’est pas tout. En Belgique il y a plusieurs domaines qui sont des sujets à contestation. Il y a les palais du prince héréditaire d’Orange à Bruxelles et à Tervueren. J’ai bien vu dans une note que le gouvernement désirait garder les propriétés payées avec les deniers de l’état. Mais c’est là une prétention du gouvernement. Où en est-il question dans le traité ? Nulle part. Je vous le demande, pouvez-vous dire que vous allez faire du définitif lorsque le traité ne contient aucune stipulation sur ces points importants et que tout est encore à discuter ?
En résumé, il n’y a rien de stipulé, tout est dans le doute, tout est dans le vague, et vous dites que ce traité vous constitue.
La question de l’Escaut est-elle résolue ? Evidemment non. Le gouvernement dit qu’il faut un traité nouveau pour l’Escaut. Ainsi, pour l’Escaut, rien de stipulé ; tout est dans le provisoire.
Sur la question des territoires chacun de vous sait qu’il n’y a rien de définitif, puisque le roi Guillaume conserve l’esprit de retour en Belgique. Tous les orateurs qui ont parlé en faveur du projet du gouvernement ont dit qu’ils ne croyaient pas abandonner pour toujours les populations du Limbourg et du Luxembourg ; d’autre part le roi Guillaume ne considérera la mise en possession de ces territoires comme un acheminement vers son trône de Belgique. Ainsi c’est encore du provisoire que de part et d’autre nous entendons faire.
Il y a plus : originairement, dans le traité à signer par la Hollande et la Belgique, il devait être stipulé qu’il y aurait désormais paix et bonne amitié à perpétuité entre le roi Guillaume et le roi Léopold. Vous savez les difficultés que suscitèrent à cet égard les plénipotentiaires hollandais ; et aujourd’hui, dans le traité qu’on vous propose, je cherche en vain les mots « à perpétuité », je ne les retrouve pas. Ainsi la reconnaissance n’a pas lieu à perpétuité. Messieurs, quand ces mots auraient été insérés dans le traité, je n’y attacherais pas grande importance. Je sais que tous les traités sont faits à perpétuité, et qu’ils ne durent que jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de les résoudre ; mais, en faisant effacer les mots « à perpétuité », le roi Guillaume indique clairement l’arrière-pensée de remonter sur le trône de Belgique. Le roi Guillaume fait avec vous un traité dans lequel toutes les dispositions sont corrélatives. Il vous reconnaît ; mais il vous dit : Si vous n’interprétez pas telles et telles dispositions dans tel et tel sens, je ne vous reconnais plus. Vous êtes donc à sa merci sur tous les points. Ce n’est pas ainsi qu’il fallait agir. Que fallait-il faire ? deux traités différents. Un traité des 24 articles et un traité spécial de reconnaissance. Mais comme vous n’avez pas fait ainsi, comme on vous propose un traité dont toutes les dispositions sont corrélatives, encore une fois, à la moindre difficulté, le roi Guillaume déclarera qu’il ne vous connaît plus. Ainsi, vous n’avez rien constitué. Je me trompe : vous avez constitué la faiblesse à l’intérieur, la déconsidération de la Belgique à l’extérieur et la force chez notre ennemi.
Je vous ai exposé, messieurs, que la Belgique ne serait point constituée par le traité qui nous est présenté ; j’en ai fait la démonstration la plus évidente, car pour constituer une nation à la suite d’une révolution, pour la constituer vis-à-vis du maître qu’elle a expulsé, blessé, qui ne perd point l’espoir de remonter sur son trône, il faut des stipulations qui aient toute la clarté possible, auxquelles rien ne puisse être objecté dans la suite. Ce n’est pas, messieurs, avec un traité comme celui qu’on nous propose, que la Hollande s’est constituée : lorsque la Hollande consolida définitivement la séparation de nos provinces, elle exigea, avant de signer aucun traité elle exigea comme base de tout arrangement sa reconnaissance en état indépendant ; j’aurais voulu, messieurs, qu’avant de rien faite pour traiter, on eût également exigé de la Hollande la reconnaissance de notre indépendance et de notre roi. Après cette reconnaissance la Belgique pouvait traiter avec la Hollande de puissance à puissance, et si alors nos droits avaient été convenablement défendus, nous serions arrivés à un résultat absolument inverse de celui que nous avons maintenant obtenu.
Nous avons trop méconnu les enseignements de l’histoire ; cependant, sans sortir de nos annales, nous avions de grandes pages à consulter, mais on n’y a point fait attention.
Maintenant, messieurs, quelles seront les conséquences du traité qu’on nous propose ? la première de ces conséquences sera évidemment la décadence de l’état, car lorsqu’une nation quelconque laisse morceler son territoire, elle prépare nécessairement sa chute ; le jour où le premier démembrement de la Pologne a eu lieu, le second démembrement est devenu imminent, et le jour où le second démembrement a été accompli, l’anéantissement de la Pologne est devenu inévitable. Deux fois la Pologne a subi le partage ; elle l’a subi, mais du moins elle n’a pas eu la honte de le voter. Vous allez, messieurs, prononcer le premier démembrement de la Belgique, craignez que ce ne soit sa destruction que vous allez décider : on ne transige pas avec de pareilles questions, il faut conserver la patrie tout entière, si l’on ne veut pas la perdre tout entière.
Lorsque vous isolez la Belgique, que tant d’intérêts rattachent à l’Allemagne, lorsque vous l’isolez complètement de ce pays, lorsque vous l’entourez d’une ceinture orange, alors vous préparez inévitablement les voies à une restauration ; car il faudra de deux choses l’une, ou bien que le Limbourg et le Luxembourg redeviennent belges, ou bien que la Belgique entière redevienne hollandaise. Et craignez-le bien, messieurs, ce sera cette dernière hypothèse qui se réalisera, car à l’intérieur et à l’extérieur la Belgique sera déconsidérée pour avoir accepté, sans y être forcée, un traité que chacun reconnaît être inique ; elle n’aura pas assez de vitalité pour résister, à l’intérieur, aux crises qui ne tarderont pas à fondre sur elle. D’abord, vous serez forcés de recourir à une dissolution des chambres ; car sans cela les députés des parties cédées continueraient à y siéger ; or, une dissolution, qu’amènera-t-elle ? Elle amènera une représentation nationale tout à faite différente de celle qui siège aujourd’hui dans l’enceinte législative, car il est certain, quoi qu’on en dise, que le pays veut tout autre chose que ce que veulent un grand nombre de ceux qui veulent aujourd’hui la cession. Alors commencera nécessairement le déchaînement des partis et l’anarchie.
Déjà vous avez entendu les orateurs qui défendent le morcellement, préconiser le pouvoir fort dont nous avons déjà éprouvé les douceurs ; le pouvoir fort traînant à sa suite les destitutions et les pillages ; eh bien, ce pouvoir on cherchera à le rétablir malgré les répugnances du pays, et dès lors l’anarchie sera inévitable. Vous aurez donc l’affaiblissement à l’étranger, l’anarchie à l’intérieur ; vous aurez en outre établi la division entre les diverses provinces de la Belgique.
J’avais toujours pensé, messieurs, qu’il existait chez nous un lien sacré entre tous les citoyens, j’avais toujours pensé que ce n’était point en vain qu’on avait inscrit dans la constitution cette devise : « L’union fait la force », mais lorsque je vois aujourd’hui des députés de toutes les provinces consentir à la cession des malheureux habitants du Limbourg et du Luxembourg, alors que dans mon opinion il n’y aurait pas assez de voix pour flétrir un traité qui nous enlevât ne fût-ce que quelques villages d’une partie quelconque du pays ; lorsque l’union n’existe plus parmi nous, lorsque nous ne défendons plus la Belgique pour la Belgique, mais que chacun ne songe qu’à sa propre localité, alors je vois la dissolution de l’état, alors je prévois qu’il y aura encore des Flandres, un Brabant, une province d’Anvers, mais qu’il n’y aura plus de Belgique.
Partisan sincère et désintéressé de la monarchie, dans laquelle je vois l’avenir du pays, je ne puis voir sans une profonde douleur la conduite du ministère alors qu’une bouche auguste a prononcé dans cette enceinte des paroles qui ont eu un retentissement si magique dans tous les cœurs. Un honorable député de Bruges a eu soin de nous rappeler à plusieurs reprises que les paroles du discours du trône sont des paroles ministérielles et rien de plus, nous sommes tous convaincus de cette vérité, messieurs, mais pour le peuple ce n’est pas la même chose ; le peuple voit dans les paroles du discours du trône un engagement pris envers lui, et aujourd’hui le ministère vient nous proposer de rompre cet engagement ! Je le dis avec une profonde douleur, messieurs, vous sacrifiez l’élément monarchique qui devait sauver l’état dans toutes les circonstances pénibles où il peut se trouver. Vous qui préconisez le traité, et qui vous dites en même temps les défenseurs du principe monarchique, voulez-vous qu’on vienne dire plus tard : La Belgique quasi-républicaine, dans les circonstances les plus fâcheuses, a su faire revenir la conférence de Londres d’une décision qui lui enlevait une de ces provinces, et la Belgique monarchique, dans des circonstances beaucoup plus favorables, a accepté, sur une simple menace même indirecte de cette même conférence, un traité qui lui enlève 400,000 de ses citoyens ?
Voilà, messieurs, ce que je ne veux pas qu’on puisse dire : je veux que la monarchie reste pure d’une pareille tache ; je veux conserver la monarchie, je veux la constituer sur des bases solides parce que, je le répète, elle doit nous sauver de tous les périls auxquels nous pourrions nous trouver exposés, parce qu’en elle est l’avenir du pays.
Vous avez vu, messieurs, quels ont été, dans ces graves circonstances, les efforts tentés par l’industrie pour faire accepter le traité qui nous est proposé. Industriel moi-même, je blâme hautement l’industrie de cette intervention dans les affaires du pays ; l’industrie doit rester passive, elle ne doit pas prendre part à la solution des questions d’intérêt national ; l’industrie et la bourse doivent subir les nécessités politiques et non pas les créer (Marques d’approbation.) Le jour où l’industrie et la bourse pourront venir siéger dans les conseils de la nation et chercher à renverser l’état pour ¼ pour cent d’agio, ce jour-là la patrie sera à la merci de tous ses ennemis, puisque ceux-ci pourront toujours, lorsqu’ils le voudront, exciter des crises financières, dans lesquelles on trouvera des motifs pour céder à toutes les exigences de l’étranger.
Une autre chose qui m’afflige extrêmement, c’est le système qui doit découler du principe posé par les partisans du projet, que nous devons nous-mêmes sacrifier la Belgique à ce qu’ils appellent « l’intérêt européen » ; ce système de faiblesse doit amener les plus grands revers sur la patrie, et le jour où nous aurons admis nous-mêmes que nous devons nous sacrifier aux exigences de l’intérêt européen, l’existence de la Belgique sera devenue impossible ; aujourd’hui, c’est le Limbourg et le Luxembourg qu’on veut nous enlever, demain ce sera l’illustre Skrzinecky qu’on voudra nous faire expulser ; puis ce sera notre constitution, qui gène si fort nos voisins, qu’on voudra nous faire modifier. Alors aussi on sera fort, alors aussi on fera valoir l’intérêt européen ; on vous dira : Votre constitution est subversive du repos de l’Europe. Il faut la modifier. Si quelques hommes venaient s’établir sur le sol libre de la Belgique pour y prêcher une propagande, que , pour mon compte, je désavouerais complètement, on dira à la Belgique : Votre constitution menace l’Europe de bouleversements, il faut la modifier ; et on vous enlèvera la liberté de la presse, que vous chérissez tant et qui est le palladium de toutes vos autres libertés.
Vous avez, messieurs, dans votre constitution une liberté qui excite au plus haut degré l’attention de l’Europe, je veux parler de la liberté religieuse.
En 1830, la question belge était une question bien minime ; aujourd’hui elle est immense ; en 1830 la Belgique avait fait une révolution et expulsé l’étranger de son territoire ; eh bien, la France avait fait une révolution beaucoup plus grande ; la Pologne avait fait une révolution beaucoup plus brillante encore ; nous n’étions donc que pour une part dans le mouvement de l’Europe ; mais, depuis lors, un grand principe s’est élevé, c’est la lutte entre le protestantisme et le catholicisme : cette lutté s’élève de tous côtés ; elle soulève les provinces rhénanes et la Silésie, parce que le monarque qui les avait jusque-là gouvernées avec une profonde sagesse, a commis la faute d’attenter à la liberté religieuse ; c’est elle qui soulève l’Irlande victime depuis 3 siècles d’un intolérant fanatisme, et cette grande lutte se présente, ayant ensuite le protestantisme décrépit et le catholicisme uni à la liberté. Aussi, messieurs, l’Allemagne toute entière s’émeut du principe de la liberté religieuse que la Belgique représente. Eh bien, ce principe vous allez aussi le sacrifier, car du jour où il sera démontré que ce principe n’a pas assez de force pour sauver la Belgique du plus grand de tous les maux, d’un déshonneur national et volontairement accepté, dès ce jour, ce principe cessera d’être regardé comme un principe civilisateur, et les puissances qu’il gêne chercheront à le renverser chez vous.
On vous a dit : Hâtez-vous, la France va nous envahir ; il existe en France un parti qui tend à se porter vers le Rhin, qui engloutira bientôt la Belgique. Messieurs, s’il fallait ajouter foi aux paroles de ces orateurs, ne semblerait-il pas que la France soit transformée en une horde de barbares qui va se ruer sur l’Europe entière ? Moi, messieurs, je n’attribue pas de pareils sentiments à la France, à cette France qui nous a rendu tant de services et qui aujourd’hui encore, malgré son gouvernement, défend si généreusement nos intérêts. En France il existe sans doute des personnes qui désirent les limites impériales, ces personnes sont les traînards de l’arrière-garde de Napoléon ; mais il y a aussi en France des hommes généreux qui veulent le maintien de l’étendue actuelle de la France, afin de faire prospérer à l’intérieur l’industrie et la liberté. Ces personnes qui composent l’immense majorité du peuple français, désirent la conservation de l’alliance anglaise, dans l’intérêt bien entendu de la France.
Comme vous avez pu le voir, messieurs, deux systèmes contraires sont révélés à la tribune française, lors de la discussion de la dernière adresse. L’un de ces systèmes, voulait absolument s’écarter de la politique anglaise, pour se rattacher à la politique russe ; l’autre voulait le maintien de l’alliance anglaise. Eh bien, qu’est-il arrivé ? Un appel a été fait au peuple français, et quel a été le résultat de cet appel ? c’est que le système politique russe a été écarté. Ainsi la France l’a proclamer hautement. Ce qu’elle veut, c’est le respect pour les individualités nationales. C’est le maintien de la paix et de la liberté à l’intérieur, c’est le maintien de sa dignité dans ses relations extérieures.
L’on vous a dit : Constituez-vous, car la France va vous envahir. Sans doute, je désire aussi beaucoup que la Belgique se constitue, mais je ne veux pas qu’elle se constitue au prix de son déshonneur. Sans doute, je désire que la Belgique se constitue, mais est-il possible qu’elle se constitue avec un traité qui, comme je l’ai démontré, ne crée que du provisoire et ne tend qu’à vous affaiblir à l’intérieur et à fortifier votre ennemi ?
Eh ! mon Dieu, Napoléon a été reconnu par toute l’Europe, et l’Europe ensuite l’a renversé. Vraiment, n’est-ce pas le comble de la déraison que de venir, pour une reconnaissance chimérique, nous proposer d’affaiblir notre nationalité, vous qui prétendez que dans quelques années nous aurons besoin d’une nationalité forte pour résister au choix de l’étranger. Vous parlez d’étourderie, mais est-il possible d’imaginer d’étourderie comparable à un pareil système qui tend à dire à la Belgique : Affaiblissez-vous maintenant, pour être en mesure plus tard de résister avec avantage à vos ennemis ? Quant à nous, provisoire pour provisoire, nous préférons l’état actuel avec sa force morale et physique, avec la faiblesse chez notre ennemi.
Vous le savez tous, messieurs, la seule force que possèdent les petits états est la force morale. Ce n’est pas par le nombre d’hommes qu’ils peuvent mettre sous les drapeaux que les petits états peuvent lutter contre les grands ; ils n’ont d’appui que dans leur force morale, dans leur position et leurs alliances. Or, le traité qu’on vous propose, après avoir tué votre force morale, a pour résultat de vous dessaisir à jamais de l’Allemagne ; pour mon compte, je regarde ce résultat comme calamiteux pour la Belgique. Car vous savez que si d’une part l’alliance française nous est grandement utile, d’autre part on ne peut méconnaître que l’alliance allemande nous a rendu aussi et peut encore nous rendre d’immenses services. Eh bien, adoptez le traité, et dès ce jour toute relation de la Belgique avec l’Allemagne aura cessé d’exister.
Beaucoup de personnes ont cru que c’était une charge pour la Belgique que la stipulation qui rattachait le Luxembourg à la confédération germanique ; je n’ai jamais partagé cette pensée : la stipulation qui rattache le Luxembourg à la confédération germanique, loin d’être une charge pour la Belgique, est au contraire une grande garantie de son existence nationale. Vous le savez, messieurs, avec Charles-Quint, l’Allemagne avait la suzeraineté d’une partie de la Belgique : le Luxembourg, le Limbourg, le marquisat d’Anvers, la Flandre impériale et d’autres contrées de la Belgique relevaient de l’Allemagne. Lorsque Charles-Quint eut réuni l’Allemagne et la Belgique entière sous sa domination, il voulut modifier le système qui existait alors, il voulut constituer la Belgique en un état seul et unique, afin que cette Belgique pût soutenir beaucoup mieux le choc de l’étranger (ce sont les expressions dont il se sert.) Que fit-il alors ? Il proposa à l’Allemagne, qui y consentit, de changer le droit de suzeraineté qu’elle avait sur certaines provinces en un droit de tuition sur l’ensemble du cercle de Bourgogne. Messieurs, la Belgique ne s’est pas crue affaiblie par ce système ; elle y trouvait, au contraire, une grande garantie d’avenir.
Je le répète, messieurs, j’apprécie avec un sentiment d’une haute reconnaissance l’alliance française, les services qu’elle nous a rendus ne doivent jamais sortir de notre mémoire ; mais j’apprécie aussi, comme ils le méritent, les grands services que l’Allemagne nous a rendus et qu’elle peut encore nous rendre. Dans la position où je trouve la Belgique, notre politique ne doit être ni française, ni anglaise, ni allemande, notre politique doit être belge. Je conçois que la Belgique doive s’appuyer sur la France, aussi longtemps que la France nous prêtera son appui ; mais du moment que la France nous abandonne, l’Allemagne peut nous être d’un immense secours. Sous ce point de vue l’accession du Luxembourg à la confédération germanique pouvait nous être utile. Eh bien, messieurs, faites-y attention, le traité qu’on vous propose de sanctionner, vous prive à jamais de ces relations si importantes avec l’Allemagne, et cela dans un moment où l’Allemagne a les yeux fixés sur nous, où l’Allemagne s’inquiète vivement de nos affaires, où elle proclame hautement que l’existence de la Belgique est nécessaire à sa propre existence.
Ainsi le traité, s’il est adopté, aura pour conséquence de faire disparaître à toujours pour nous cette grande chance d’existence nationale, d’affaiblir notre nationalité, de compromettre notre constitution et notre royauté. 1830, a-t-on dit, 1830 a donné à la Belgique une nationalité, une constitution, une royauté. Eh bien, je dis que si le traité est adopté, 1839 enlève à la Belgique et à sa nationalité, et sa constitution, et sa royauté. (Mouvement.)
Voilà quels doivent être, dans mon opinion, les résultats de ce système qui aura préparé les voies à la restauration de la domination de la maison d’Orange-Nassau sur nos provinces. Du jour où vous aurez donné à la Hollande les provinces du Limbourg et du Luxembourg, du jour où vous aurez ébréché vous-mêmes votre principe révolutionnaire, du jour où vous aurez consenti à détruire les sources de votre prospérité commerciale, du jour où vous paierez tribut à la Hollande, de ce jour-là, il n’y aura plus de Belgique ; car le peuple qui paie tribut à son voisin, subit le vasselage de ce voisin ; du jour où vous paierez tribut à la Hollande, la Belgique deviendra la vassale de la Hollande ; du jour où la Belgique consentira à subir la suzeraineté de la Hollande, elle peut être sûre qu’elle retournera sous sa domination.
Mais, n’avons-nous donc pas de chances pour conserver la position que nous avions acquises ? ne pouvons-nous donc pas écarter le traité qu’on nous a présenté ? Je ne saurais le croire, messieurs, j’ai déjà eu l’honneur de vous en dire les motifs. Les traités sont certainement des actes sacrés ; mais lorsque les engagements n’ont pas été remplis de part et d’autre, ces traités ont toujours subi des modifications. N’avons-nous pas pour exemple les traités relatifs à notre histoire, et qui prouvent que notre politique mieux comprise aurait pu amener des résultats infiniment meilleurs ? Or, si maintenant vous repoussez le traité, vous arriverez à ce résultat : que la conférence devra faire des concessions à la Belgique. Examinez l’histoire des négociations depuis l’époque de la révolution belge, quatre traités vous ont été proposés ; toujours la conférence a donné gain de cause à la puissance qui résistait ; toujours la conférence a frappé à bras raccourcis sur la puissance qui mollissait. Un traité en douze articles fut d’abord soumis au congrès national, il était signé par les plénipotentiaires des cinq cours ; le congrès protesta contre l’exécution du traité. Le roi Guillaume y adhéra. Qu’arriva-t-il ? La conférence, peu de temps après, donna raison à la Belgique, lui garantit l’intégrité de son territoire et stipula qu’elle ne paiera que la part qui lui incombait légitimement dans la dette contractée par la communauté. C’est là, messieurs, ce qui compose le thème des 18 articles. Ainsi, la Belgique, pour avoir protesté contre les 12 articles, obtint de meilleurs conditions. Le traité des 18 articles fut soumis au congrès, le congrès y adhéra, et le roi Guillaume le rejeta. Qu’arriva-t-il alors ? Le roi Guillaume attaqua la Belgique à l’improviste et sans avoir préalablement dénoncé l’armistice qu’il avait lui-même sollicité ; et malgré un acte aussi déloyal, il obtint les 24 articles, traité épouvantable, décision à jamais déplorable pour la Belgique, et qui ne nous fut imposée dans ces graves circonstances que dans l’espoir d’amener en peu de temps une restauration. Mais le roi Guillaume entend conserver ses droits sur le pays, il refuse d’adhérer au traité. La conférence avait cependant pris des engagements formels, elle avait déclaré à la face de l’Europe qu’elle ferait exécuter le traité, quand même le roi refuserait d’y adhérer. Le roi Guillaume persiste, il refuse son adhésion ; la conférence se retire, si dissout, elle mollit ; le roi Guillaume reste dans tous ses droits.
Voilà, messieurs, les faits dans leur vérité native. Vous le voyez, messieurs, celui qui a résisté à la diplomatie a toujours triomphé de la conférence, celui qui s’est montré ferme et inébranlable a toujours vu mollir devant lui la diplomatie.
Et cela devait être ainsi, car la conférence n’est qu’un moyen d’abattre un faible au profit des forts ; la conférence n’est qu’un moyen d’éviter la guerre que tout le monde redoute, et celui qui dit : La guerre plutôt que de succomber, est toujours sûr de triompher
Nous avons donc de grandes chances pour obtenir des conditions meilleures, en cas de rejet du traité. Et ici permettez-moi, messieurs, de vous faire une remarque qui aura frappé vos esprits. Lorsqu’au mois de janvier dernier, le gouvernement belge envoya à Londres un plénipotentiaire pour faire des propositions nouvelles, propositions, qui, comme vous le savez, n’étaient que la réalisation de votre adresse, que déclara la conférence ? La conférence écarta-t-elle purement et simplement ces propositions ? Non, messieurs, elle déclara uniquement que ces propositions étaient relatives à la question germanique, elle n’était pas appelée à statuer sur ces propositions. C’était là une fin de non recevoir, mais on ne déclarait pas que les conditions proposées étaient inadmissibles ; il résulte au contraire de l’évidence des faits que la conférence ne méconnaissait pas que ces conditions fussent acceptables ; mais comme on avait vu la Belgique constamment mollir devant la conférence, comme on lui avait fait subir l’humiliation du traité du 15 novembre, l’humiliation des conférences de Zonhoven, l’humiliation des arrestations de nos concitoyens Thorn et Hanno, toutes les humiliations enfin, on voulait lui faire subir une humiliation nouvelle d’un traité nouveau, bien sûr que vous auriez tout accepté.
Si vous vous étiez montrés fermes, si vous aviez montré la virilité qui sied à un état jeune et nouveau, un état qui veut maintenir son indépendance, la conférence aurait obtenu l’assentiment de l’Autriche et de la Prusse, et nous aurions eu l’accession de la confédération germanique. Si, au lieu de cet empressement immodéré d’en finir, vous aviez laissé marcher les événements en protestant de votre résolution de maintenir votre intégrité par la force des armes, si vous aviez fait, en un mot, acte de nation, vous auriez vu la conférence à vos propositions, comme elle l’a toujours fait quand vous avez résisté à ses volontés.
Mais comment ! c’est dans ce moment où en France un retour immense s’est fait dans le sens de nos intérêts, c’est quand une chambre nouvelle vient de sortir de l’urne électorale, et est prête à apporter un vote favorable à la Belgique ; quand un ministère nouveau se forme sous les auspices d’un homme distingué qui a prêté sa parole éloquente à la défense de la cause belge à la tribune française ; c’est dans le moment où une minorité de deux voix est devenue une imposante majorité, c’est alors que vous venez dire à la France : Vos orateurs ont eu tort de défendre la cause belge, la Belgique elle-même n’y croyait pas. Vous avez montré un généreux élan pour soutenir son indépendance, elle l’a sacrifiée elle-même à l’étranger ; vous avez voulu lui conserver son territoire et ses frères, elle veut lâchement les abandonner ; vous avez parlé d’honneur, de dignité nationale, ces sentiments elle les rentre aujourd’hui ; vous avez voulu conserver les grands principes de la révolution de septembre. Et c’est quand des hommes nouveaux arrivent au pouvoir en France que nous voyons le gouvernement lâcher pied et venir proposer la cession du Luxembourg et du Limbourg. J’avais eu l’espérance qu’on aurait au moins attendu jusqu’au jour où une résolution favorable aurait pu être prise encore en France où les mots honneur et révolution trouvent en ce moment de nombreux échos, qui vous promettent un appui pour défendre les principes qu’on y invoque. Mais nos adversaires se montrent si pressés d’en finir, qu’on dirait qu’ils sont impatients d’expulser de cette enceinte nos collègues du Limbourg et du Luxembourg.
Ne semble-t-il pas que ce sont les affaires de la France que nous faisons ? Si c’étaient les affaires de la Belgique, nous aurions maintenu avec fermeté notre première résolution, nous aurions déclaré à la France que nous ne voulions pas consentir au morcellement, et comme les sentiments généreux des Français les portent à secourir ceux qui savent se défendre, la France entière se serait levée comme un seul homme et aurait protesté contre le morcellement du territoire de son plus fidèle allié.
Il est temps encore, messieurs, rejetons le projet qui nous est présenté, rentrons dans la voie des négociations, déclarons formellement que nous ne voulons pas adhérer aux propositions nouvelles, puisqu’elles sont plus onéreuses, ainsi que je l’ai démontré, que les premières. Ayons confiance dans la marche des événements. C’est ici une question de temps, de capacité et d’argent. Sans doute, avec les hommes qui ont si mal conduit nos affaires jusqu’ici, c’est se perdre. Mais nos droits pour avoir été mal défendus ne sont pas moins incontestables ; il est encore possible de les sauver.
Mais, dit-on, il faut maintenir notre armée sur un pied suffisant pour résister à l’Europe. Est-ce bien sérieusement qu’on vient dire que l’Europe va fondre sur nous ? Nous savons que pas un seul ennemi, pas une baïonnette ne menace nos frontières, et on veut que nous proclamions que nous sommes exposés à un envahissement. Nous savons que l’armée hollandaise a reculé devant notre armée, dont la présence a suffi pour lui faire peur, et nous irions nous déclarer vaincus à la face de l’Europe.
Sans doute notre position est grave et mérite d’être profondément méditée ; mais il n’y a pas lieu d’en désespérer, et avec du cœur il est encore facile de faire sortir la patrie triomphante du milieu de ces événements.
Remarquez que ce qui vous est proposé n’est pas un traité signé. J’ai entendu dire par plusieurs orateurs : Pensez-vous que la France songe jamais à retirer sa signature du traité ? je demanderai à mes honorables adversaires s’ils ont lu les pièces qui nous ont été distribuées ; ils ont dû voir que ce n’est pas un traité, mais une simple proposition.
Et ne savons-nous pas ce que c’est qu’un protocole ? nous en avons eu 85 qui tous contenaient des dispositions finales et irrévocables. Tous sont successivement passés. Celui-ci n’est pas, non plus que les autres, une disposition finale et irrévocable. Dès que vous résisterez, un nouveau protocole interviendra qui sera favorable à la Belgique.
Je ne viens pas vous dire : Levez la propagande en Europe. Je désapprouve tout système de propagande. Pour ma part, j’ai toujours blâmé les écrits tendant à présenter la Belgique comme un foyer de propagande, parce que rien n’est plus nuisible à nos relations avec nos voisins. Je ne viens donc pas vous parler de la propagande, mais seulement de rejeter le traité et de maintenir vos armées dans la proposition de celles de vos ennemis.
L’honorable député de Diekirck vous a exposé la position réelle des choses. Il n’y a, vous a-t-il dit, dans les provinces rhénanes que 14 mille hommes de troupes réunies ;et c'est précisément ce qu’il faut pour comprimer les populations dans ces localités.
Vous savez que la Prusse ne serait pas en mesure de nous attaquer. Son organisation est un système admirable pour la guerre défensive et quand un peuple est d’accord avec le souverain. Mais c’est un système détestable quand il y a désaccord entre le souverain et l’esprit public. Une guerre d’invasion lui serait impossible. En Prusse, tout citoyen est de la milice nationale ; le peuple est armé, mais ces armes tournent contre le gouvernement s’il est en désaccord avec le peuple. Vous n’avez donc pas à craindre d’invasion de la part de la Prusse.
Quant à la confédération, je ne méconnais pas son importance, mais jusqu’à ce que je voie ses corps organisés marchand sur nos frontières, je la regarderai comme un épouvantail dont on veut nous effrayer. Vous n’avez donc en définitive devant vous que la Hollande ; et vous vous retireriez ! Vous voudriez qu’on pût dire que sans combat l’armée hollandaise a fait retirer l’armée belge ; la cocarde tricolore reculerait devant la cocarde orange ! ce serait un affront sanglant. Y pensez-vous bien ? se retirer quand l’armée hollandaise est seule pour nous contraindre !
Mais l’esprit fanfaron des Hollandais ne trouverait pas assez de sarcasmes pour nous conspuer ! Le Hollandais proclamerait : Je les ai vaincus deux fois : la première, dans les plaines de Louvain, en 1831, et la seconde en 1839 !
Messieurs, je ne puis consentir à ce que le drapeau tricolore se retire devant le drapeau orange, alors surtout que je suis sûr que si un engagement avait lieu, notre armée marcherait victorieuse jusqu’au cœur de la Hollande.
J’ai dit que la question de résistance se réduisait à une question de temps et d’argent. Or, les moyens ne nous manquent pas, car il n’est pas de pays qui offre autant de ressources que la Belgique.
La Belgique est en possession de capitaux jusqu’à la valeur de cent millions qu’elle doit toucher avant dix années. Je ne veux pas prétendre qu’elle pourrait employer tous ces capitaux, c'est une grave erreur ; mais vous reconnaîtrez qu’un gouvernement intelligent et habile trouverait une immense ressource pour maintenir notre armée sur un pied convenable.
En 1833 nous avions sous les drapeaux une armée de 101 mile hommes ; avec 66 ½ millions nous avions fait face à cette dépense. C’était sous le ministère de l’honorable général Evain. Je ne suppose pas moins d’intelligence à M. le général Willmar qu’à son prédécesseur ; je pense qu’il n’oserait pas prétendre qu’on ne pourrait faire en 1839 ce qui a été fait en 1833 ? Vous avez voté cette année au budget 54 millions, vous aurez de quoi maintenir sous les armes 101 mille hommes pendant toute l’année. Remarquez que le matériel est fait et que nous n’avons pas besoin de 101 mille hommes sous les armes, mais seulement d’une armée qui soit en proportion avec l’armée ennemie. Aussi longtemps que l’armée hollandaise n’est forte que de 40 mille hommes, il n’y a pas nécessité de conserver la nôtre de 80 mille hommes. Aussi longtemps que les troupes de la confédération ne viennent pas pour nous contraindre, il n’y a pas nécessité d’opposer des troupes à des troupes qui n’existent pas.
Nous ne sommes pas tenus en 1839 à avoir des armements plus considérables qu’en 1833, car alors c’était avant la convention du 21 mai, à une époque où on redoutait à chaque instant un engagement entre la Belgique et la Hollande.
Je dis donc que la Belgique possède un actif de 100 millions qui pourront être versés dans l’intervalle de 10 ans. Il n’est pas douteux qu’un gouvernement éclairé trouvera là de quoi faire face aux besoins. Les circonstances sont graves, et si ces fonds étaient insuffisants, dans votre adresse vous avez déclaré que le pays ne reculerait devant aucun sacrifice. Le jour de les faire arrive, personne ne se refusera à les voter, personne ne se refusera à les payer. Voyez l’esprit national. Les paiement par anticipation des impôts s’effectue dans toute la Belgique avec une rapidité admirable. Le tribut de la résistance est versé avec empressement dans les caisses de l’état. On a parlé de pétitions. Mais cet empressement à payer les impôts par anticipation n’est-il pas la pétition la plus prononcée pour la résistance, la protestation la plus éclatante contre la proposition du gouvernement ? Ainsi les moyens financiers ne manquent pas.
Mais, dit-on, à l’intérieur vous avez la crise industrielle, qui menace d’envahir l’état, et avec laquelle il importe d’en finir. Pour moi, messieurs, je regrette que des questions d’industrie viennent se mêler à des questions de ce genre. Si vous aviez consulté la bourse en 1830, pensez-vous que vous auriez fait la révolution ? Si vous aviez provoqué en 1830 une réunion des grands industriels de la Belgique et que vous leur eussiez dit : « Nous allons faire une révolution au nom des intérêts moraux, qu’en pensez-vous ? », croyez-vous qu’il vous y auraient encouragés ? Non, assurément. On le sait, messieurs, jamais une révolution ne se fait sans léser l’industrie ; mais aussi elle ne lui cause jamais qu’un mal passager.
Quant à présent je vois bien une crise dans certaines opérations d’agiotage, dans certaines opérations de bourse ; mais je ne vois pas de crise industrielle. Je vois une crise dans des sociétés qui ont porté leur apport à des valeurs démesurées, à des valeurs absurdes, qui ont par cette exagération spéculé sur la crédulité publique ; mais une crise pour des sociétés de ce genre ne pouvait manquer d’arriver, parce qu’il ne peut se faire que ce qui vaut 30,000 francs vaille jamais un million. Quant au surplus, la crise n’est que chimérique, elle n’existe pas. S’il y avait crise en Belgique, vous verriez tous les ateliers fermés, les tribunaux de commerce assaillis de faillites, le commerce entièrement suspendu. Voilà ce qui constitue une crise, voilà ce que nous avons vu en 1830. mais où donc sont les faillites, les protêts qui prouveraient la crise actuelle ? je me suis fait présenter le relevé des faillites et de protêts dans les plus grandes villes de la Belgique. Je dois déclarer qu’il ne dépasse que fort peu le relevé des années précédentes. Qu’il y ait cinq ou six faillites en Belgique, évidemment ce n’est pas là une crise, c’est de la gêne et rien de plus.
Je conviens que la chute de la banque de Belgique a été un événement funeste pour le pays, en ce que cet événement a empêché les opérations de change de s’effectuer. La banque de Belgique, vous le savez, était le plus grand banquier de la Belgique. C’est cet établissement qui escomptait le plus grand nombre d’effets de commerce. Le jour où elle a suspendu ses paiements, évidemment, il devait y avoir une crise. Que devait faire le gouvernement pour empêcher cette crise de se développer ? Le gros bon sens l’indiquait. Il fallait immédiatement créer de nouveaux moyens d’escompte. Je ne veux pas dire d’une manière absolue que le gouvernement devait investir telle ou telle société de la mission d’escompter les effets de commerce ; mais je dis qu’il devait augmenter les moyens d’escompte. Il devait faire ce qu’a fait le gouvernement français en 1830, lorsqu’il créa une caisse d’escompte, et y appela les hommes les plus généreux et les plus désintéressés, les plus hautes capacités commerciales, etc. Je suis convaincu que si nos hautes capacités commerciales avaient été investies d’un tel mandat de confiance, aucune d’elles ne l’eût répudié. Voilà ce que le gouvernement aurait dû faire.
Eh bien, le gouvernement n’a rien fait. Ne suis-je pas en droit de supposer que par cette inaction, alors que la conduite à tenir était si simple, le gouvernement a entretenu la crise et n’a eu d’autre but que d’amener la nécessité des concessions que l’on voulait arracher au pays.
On a parlé de résistance désespérée ; on a dit qu’il ne fallait pas se battre au premier sang, qu’il fallait se faire écraser ou ne pas se battre. En vérité, je ne comprends rien à tout cela. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ceux qui nous parlent ainsi ne veulent pas de résistance, comme le ministre de la guerre. S’il entend par la résistance désespérée que, dans le cas où l’Europe envahirait le Limbourg et le Luxembourg, nous devrions faire la guerre pendant dix années, soutenir une guerre continuelle contre l’Europe , évidemment, c’est une chose déraisonnable.
Pour nous, quand nous disons qu’il faut résister, nous demandons une résistance sérieuse et efficace ; mais ces mots de résistance désespérée, de demi-résistance, de quasi-résistance, ne signifient rien.
D’ailleurs, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, nous ne sommes attaqués, contraints par personne. Aucune armée ne menace notre frontière ; pourquoi parler de résistance désespérée lorsqu’il n’y a personne contre qui nous puissions nous battre ?
Ecoutez les partisans du traité. Les uns disent : Nous aurons la guerre ; les autres disent : Nous n’aurons pas la guerre ; les uns disent : On nous contraindra par les armes ; les autres disent : On nous contraindra par une force d’inertie.
Je voudrais au mois qu’on se mît d’accord, car c’est une position trop commode que de supposer à la fois le blanc et le noir dans une assemblée comme celle-ci. Pour moi, je pense que nous n’avons pas d’exécution militaire à craindre. Nous n’avons rien à craindre de la Russie ; il est impossible que la Prusse intervienne ; quant à l’Allemagne, son histoire n’a jamais rien offert de semblable. Serait-ce un blocus que l’on voudrait nous faire craindre ? Mais cette idée n’est pas non plus admissible, car quelle serait la première puissance punie par un blocus ? L’Angleterre, car elle nous apprendrait à nous passer d’elle. C’est un fait que vous ne devez pas ignorer : que cette petite Belgique, que l’on considère si peu aujourd’hui en Angleterre, consomme annuellement plus du double de produits anglais que la grande France tout entière. Pouvez-vous donc penser que l’Angleterre consente à s’interdire un tel débouché. Non, messieurs, l’Angleterre connaît trop bien ses intérêts pour penser à un blocus. Quant à votre nationalité, elle n’est plus en question.
Vous avez entendu lord Palmerston le déclarer lui-même. Qu’avez-vous à craindre, qui vous force d’accepter ce traité, lorsque rien ne vous y force, lorsque votre nationalité n’est plus en question, que votre Roi est reconnu et nominativement désigné dans les pièces mêmes signifiées au roi de Hollande ; et c’est alors que vous voulez acheter une reconnaissance équivoque au prix d’énormes sacrifices ! C’est un vertige inexplicable qui ne pourra jamais se justifier.
Je repousserai donc le traité qui nous est proposé ; il ne contient que du provisoire ; il blesse trop profondément l’honneur national pour que je puisse jamais y donner mon assentiment.
Un honorable membre qui a parlé hier a soutenu que l’honneur de la Belgique n’était pas blessé par le traité. Il a été plus loin ; il a été jusqu’à dire que nous, qui parlions du déshonneur du pays, nous n’y croyions pas nous-mêmes. Pour moi, je crois avoir toujours montré trop de sincérité pour pouvoir encourir jamais un pareil reproche. Je conçois que ceux qui ont autrefois combattu le traité du 15 novembre, et qui viennent aujourd’hui y souscrire, puissent ne pas se croire eux-mêmes. Mais pour nous qui sommes toujours restés fidèles aux mêmes principes, dire que nous ne nous croyons pas nous-mêmes, oh ! c’est trop fort !
Evidemment le traité est déshonorant pour la Belgique. Eh quoi ! la Belgique serait mutilée en pleine paix et de ses propres mains, et l’on viendrait dire que la Belgique n’est pas déshonorée !
Mais qu’on cite un seul peuple qui ait jamais rien fait de semblable, et je passe condamnation !
Comment ! si l’on vous contraignait à aller dans la rue avec un pan de moins à votre habit, vous vous croiriez déshonorés, et vous voudriez que la Belgique ne fût pas déshonorée, alors qu’on morcelle son territoire et que nous-mêmes nous sommes réduits à être les exécuteurs des hautes œuvres de la conférence.
Vous n’avez pas d’ailleurs le droit de vendre vos frères pour faire vos propres affaires, pour faire les affaires de votre industrie. Vous n’avez pas le droit de faire la traite des blancs, car c’est une traite qu’on vous propose, pour sauver vos intérêts matériels, lorsqu’on vous dit : Vendons quatre cent mille Belges pour faire hausser les fonds publics.
Je vous dénie un droit semblable alors que la force n’est point là pour nous contraindre, et si j’avais été député du Limbourg ou du Luxembourg, j’aurais protesté de toutes mes forces contre toute discussion relative à la cession d’une partie de la Belgique ; jamais une nation n’a eu le droit de vendre une partie de ceux qui la composent. Sera-ce la représentation nationale du peuple le plus libre de l’Europe qui donnera l’exemple d’un si odieux traité ? En vérité, messieurs, lorsque nous sommes ici froidement à délibérer sur une semblable question, à peser les avantages qui, selon certains membres, résulteraient de la vente de nos frères, ne dirait-on pas une assemblée de cannibales se préparant à tuer quelques-uns d’entre eux pour se repaître de leur chair ? je le répète, si j’avais l’honneur d’être député du Limbourg ou du Luxembourg, je protesterais de toutes mes forces contre le droit barbare que vous voulez vous arroger de vendre à l’étranger une partie de vos concitoyens.
Messieurs, nous sommes occupés à remplir une des plus grandes pages de notre histoire ; faisons en sorte qu’elle ne soit pas souillée ; je vous ai dit ce qui s’est passé sous François Ier, ce qui s’est passé en Flandre à l’époque du traité des barrières ; alors on reconnaissait que, sans y être contrainte par la force des armes, une nation n’a pas le droit d’arracher un seul homme à sa patrie.
Serons-nous moins justes que nos ancêtres ? commettrons-nous une iniquité, une infamie, qu’ils ont repoussée avec l’indignation qu’elle méritait ? Pour mon compte, messieurs, j’emploierai tous les efforts dont je suis capable pour faire rejeter le traité.
Messieurs, je regarde ce traité comme profondément immoral et malhonnête, comme un acte auquel nous n’avons pas le droit de souscrire, comme un acte destructif de notre indépendance, de notre nationalité, qui aura pour effet de nous faire passer sous les fourches caudines à chaque nouvelle exigence de l’étranger, comme un acte qui mettra à la merci de nos voisins notre territoire, notre liberté et jusqu’a notre industrie et notre commerce.
Ah ! messieurs, lorsque dans quelques années les fausses terreurs qui vous oppriment auront fait place au calme et à la raison, lorsque vous verrez que vous n’étiez pas en face de la nécessité, alors vous rougirez de vote déshonorant que vous aurez émis, alors ce vote sera un remords cuisant que vous porterez dans votre cœur jusqu’au tombeau.
Pour moi, je veux aussi constituer l’état, mais je veux le constituer sur l’honneur et la dignité nationale ; je veux conserver le nom belge pur et intact ; je ne veux pas le flétrir par une semblable iniquité ; je ne veux point que, lorsque je me promènerai sur la terre étrangère, on puisse dire de moi : « C’est un Belge, il a vendu le Limbourg et le Luxembourg ; c’est un Belge, il a livré ses frères à leur oppresseur, pour conserver son industrie et sa propre liberté. Il est libre, mais il a trahi l’honneur. Il est libre, mais il est malheureux de sa liberté même, car que sert la liberté avec l’ignominie. » (Nombreux applaudissements.)
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – La sortie que l’honorable préopinant s’est permise contre moi, ne m’a point étonné je sais depuis longtemps que, pour produire quelque effet oratoire, il consent volontiers à être injuste. Je lui en sais gré, néanmoins : non qu’il m’accorde par là le droit de lui répondre par des personnalités ; je me vengerai de lui à ma manière, en vous prouvant qu’il n’a pas compris le premier mot de la question de l’Escaut ; je prendrai une seconde fois la parole soit aujourd’hui soit demain ; je traiterai la question de l’Escaut, non pas avec mon imagination, mais avec des pièces. Si je lui sais gré de sa sortie, c’est qu’elle m’accorde le droit de vous parler de moi, de vous demander quelques instants d’attention ; les explications que je vous donnerai, se rattachent d’ailleurs à la discussion générale.
Ma position peut être pénible, mais elle n’est point fausse. Elle n’est point fausse parce que je me suis toujours montré vrai et conséquent.
Je me suis associé au mouvement du Luxembourg ; je l’ai expliqué et non produit. M’attribuer l’insurrection luxembourgeoise, c’est méconnaître ce qui fait le caractère de ce mouvement, ce qui le rend légitime : la spontanéité. Resté réuni à la Belgique depuis 1815 comme l’une des provinces méridionales, le Luxembourg a été entraîné avec la Belgique, et moi avec le Luxembourg ; j’ai dit pour quoi les Luxembourgeois s’étaient conduits comme Belges et non comme Allemands, j’ai soutenu et je soutiendrai toujours que l’Europe, en séparant les Luxembourgeois des Belges, commet une grande injustice ; mais là n’est pas la question : il s’agit de savoir s’il est possible aux Belges et aux Luxembourgeois de se soustraire à cette injustice ; ce n’est pas en face de la question de droit national intérieur, c’est en face de la question de possibilité que je vous place.
Tout en m’associant à la révolution et en Belgique et dans le Luxembourg, j’ai dit que la Belgique ne pouvait se constituer comme nation par sa seule volonté, qu’elle ne le pouvait qu’avec le concours des puissances, qu’elle ne s’assurerait ce concours que par le système pacifique des négociations : cette pensée résume toute ma vie politique ; cette pensée, c’est moi.
Comme rapporteur de la commission chargée de présenter le projet de protestation contre le protocole du 20 janvier 1831, je disais déjà dans mon rapport le 30 janvier : « Sans doute nous ne pouvons prétendre résoudre seuls nos contestations territoriales, mais on ne peut les décider sans nous ; elles peuvent faire l’objet de traités, dans lesquels nous serons parties, qui ne seront obligatoires que par notre concours. »
Je suis, depuis 1830, député d’Arlon ; depuis que je suis ministre, j’ai été réélu deux fois. L’on ne m’a pas donné de mandat spécial, local ; si l’on m’avait offert un mandat spécial, local, exclusivement luxembourgeois, je l’aurais refusé comme incompatible avec mes idées d’homme politique, ave ma mission de ministre belge, j’ajouterai même avec ma qualité de Belge.
Vous connaissez mes discours : vous m’avez souvent encouragé par votre assentiment, dans nos grands débats diplomatiques, alors que je n’étais qu’un simple député ; pouvait-on supposer que, devenu ministre de Belgique, j’abjurerais le système politique sans lequel, selon moi, je l’ai dit tant de fois, il ne peut y avoir de Belgique ? Comment ! lorsque je n’étais point, devant cette chambre, le représentant du gouvernement de la Belgique, je soutenais ce système ; devenu l’un des représentants du gouvernement, je le renierais !
J’en appelle à vos souvenirs, j’en appelle, si je puis parler ainsi, aux méfiances de l’honorable préopinant. Si on lui avait dit que mon intention était de proposer de faire la guerre à l’Allemagne, à la Hollande, malgré les cinq grandes puissances, l’aurait-il cru ? Non. Dès lors pourquoi dire que ma conduite a été fausse, contradictoire, équivoque ? J’achève comme ministre ce que j’ai commencé n’étant point ministre, personne n’a pu se tromper à cet égard ; voyant au-dessous de tout la Belgique, je m’associe à ceux qui vous propose ce qui rend la Belgique possible.
Permettez-moi encore deux citations très courtes pour établir ce que j’appellerai la moralité de ma position parlementaire.
Dans la préface de la première édition de l’ « essai sur la révolution belge », je disais (mars 1833) : « Citoyen d’une province dont l’existence était contestée, sa position individuelle était difficile ; il pense avoir accordé aux affections locales tout ce qu’elles pouvaient exiger de lui : homme, Belge, Luxembourgeois, il n’a pas osé croire qu’on pût sacrifier la Belgique à une partie de province, ni l’Europe à la Belgique ; et s’il s’est trompé, c’est de bonne foi. Il avoue que ses amis et lui n’ont pas fait dériver leurs devoirs politiques d’un sentiment étroit qui se renferme dans une localité, mais d’un ordre supérieur d’idées auquel se rattachent l’indépendance de la Belgique et la paix du monde. » (Page 4 de la 3e édition.)
Deux mois avant de devenir ministre, le 12 novembre 1836, dans la dernière de nos discussions diplomatiques, je disais dans cette chambre :
« Je voudrais, messieurs, pouvoir aller plus loin ; je voudrais pouvoir dire que le traité du 15 novembre 1831 n’existe plus, ou qu’il nous est libre de le révoquer. Pourquoi s’obstiner, m’objectera-t-on, à regarder comme valable un acte que la Hollande n’a point accepté ? l’une des parties est-elle engagée quand l’autre ne l’est pas ? Il y a ici une erreur qui vous a été souvent signalée. La Hollande n’est point engagée, mais les cinq puissances le sont ; la Belgique a contracté avec chacune d’elles ; ces cinq traités subsistent ; ils lient les puissances comme représentants des intérêts européens qui se rattachent à la révolution de 1830 et comme médiatrices dans l’arrangement à intervenir entre la Belgique et la Hollande. Ils forment le titre de la Belgique aux yeux de l’Europe. Il nous reste un traité à conclure avec la Hollande ; c’est ce sixième traité dont la conclusion est ajournée aux conditions énoncées dans la convention du 21 mai. »
Personne n’a donné à ses opinions une plus grande publicité ; à l’étranger comme en Belgique, on en a pris acte ; je tiens à le constater ; car le seul reproche que je redouterais serait d’avoir manqué de bonne foi envers mes concitoyens.
Ces antécédents étant connus d’eux, faut-il conclure qu’en me réélisant, ils m’avaient autorisés à abandonner légèrement la cause particulière du Luxembourg ?
Non, sans doute ; mais ils étaient prévenus que je serais avant tout Belge, que, forcé d’opter dans une alternative fatale entre la nationalité belge et la conservation intégrale du Luxembourg, je n’accorderais pas à ce dernier intérêt une importance prépondérante, absolue. Il y a des limites dans mes engagements, tacitement contractés ; ces limites résultaient de mes antécédents, antécédents qui n’étaient ignorés de personne, que personne ne m’a demandé de renier, que je n’aurais point reniés si on me l’eût demandé.
J’avais applaudi à la convention du 21 mai, qui est venue non pas détruire, mais suspendre le traité du 15 novembre ; les électeurs savaient que je ferais tout ce qui serait possible pour maintenir le statu quo ; c’est ce que j’ai fait.
En mars dernier, le roi Guillaume a adhéré aux arrangements territoriaux ; me suis-je empressé de déclarer qu’il fallait se hâter de les exécuter sans se ménager aucune chance du maintien du statu quo ? Sincèrement, quoiqu’avec peu d’espoir, je me suis associé à toutes les tentatives qui ont été faites : si je m’y étais refusé, si je m’étais séparé du cabinet il y a un an, les Luxembourgeois auraient pu me faire des reproches ; ils m’avaient dit : « Essayer au moins » ; et j’ai essayé avec mes collègues.
Je m’arrête, car la guerre contre l’Allemagne, sans la France et malgré les grandes puissances, c’est l’impossible.
Je m’arrêté, car la prolongation du statu quo, au milieu de la crise qui dévore la Belgique, c’est l’impossible.
Ce n’est pas, messieurs, qu’en conseillant la paix je croie dans cette extrémité, placé entre deux maux, méconnaître, dans le choix que je fais, les intérêts bien entendus du Luxembourg allemand.
Je vous l’ai déjà dit.
La cession était inévitable, la faut-il pacifique ou violente ? la faut-il administrativement ou la faut-il pas une exécution militaire ?
Telle est l’alternative.
Il ne s’agit pas de savoir si le traité du 15 novembre sera exécuté, mais comment il le sera.
Si j’avais pu croire que la présence dans cette chambre d’un partisan de plus du système belliqueux pût mettre la Belgique à même d’empêcher l’exécution de ce traité, je me serais empressé de lui faire place par une démission volontaire. Mais il ne s’agit plus de rien empêcher ; il s’agit de réparer ce qui peut être réparé. Je puis encore être utile pour concourir à des mesures réparatrices ; c’est pour cela que je suis resté : c’est le seul rôle encore possible.
Vous avez, me dit-on, pris part à l’insurrection, donc vous ne devez point en abandonner la cause ; c’est-à-dire, messieurs, qu’en s’associant au mouvement de 1830, j’ai contracté l’engagement de précipiter mes compatriotes dans tous les maux. En 1830 j’espérais, en 1839 je n’espère plus. En 1830 la Belgique nous promettait de ne nous abandonner jamais, c’est qu’elle-même n’était pas abandonnée par la France. En 1830, la Belgique, sortie victorieuse des barricades de septembre, se croyait invincible ; depuis elle a été vaincue par surprise, mais les effets de la défaite subsistent ; effets irréparables, car ils ont produit les stipulations territoriales du traité du 15 novembre ; c’est ce que M. Dumortier oublie. Et vous voulez qu’en 1839 je dise en votre nom au Luxembourg ce que l’on pouvait dire en 1830 ?
La proclamation du 9 janvier 1831 s’explique par sa date ; il ne fut pas l’isoler. La révolution était faite, consommée dans le Luxembourg depuis le mois d’octobre 1830, ce n’est donc point cette proclamation qui a opéré le mouvement. La Belgique ne s’était point encore constituée. Elle n’avait point encore contracté d’engagement envers l’Europe ni subi de défaite militaire, événement qu’il ne faut jamais perdre de vue pour juger les résultats diplomatiques. Cette proclamation du 9 janvier 1831 est donc postérieure à la révolution de septembre 1830, qu’elle n’a point faite, et antérieure à la campagne du mois d’août 1831, qu’elle ne pouvait prévoir. Comment soutenir que cette proclamation détermine à tout jamais ma position ; que tous les engagements qu’elle renferme ont survécu à tous les faits, à tous les actes ? la campagne du mois d’août 1831 et le traité du 15 novembre 1831, intervenu à la suite de cette campagne, ont changé la situation de la Belgique ; si, postérieurement à ce traité, j’avais renouvelé aux Luxembourgeois les assurances données en janvier 1831, j’aurais été coupable, et seulement alors. C’est ce que je n’ai point fait : je ne l’ai caché à personne, j’ai toujours regardé l’exécution du traité du 15 novembre 1831 comme possible, j’ai même supposé que, dans certains cas, cette exécution pouvait être nécessaire, inévitable.
La loi provinciale, au lieu d’exiger le serment ordinaire, a prescrit une explication dont elle n’a point dispensé les habitants des territoires cédés ; ce fait, messieurs, m’offre une nouvelle occasion de vous prouver combien je suis toujours resté conséquent dans des détails même ; seul dans cette chambre, je me suis opposé à cette proposition qui vous était faite par un membre de la minorité, M. Dumortier ; la majorité a suivi ses inspirations plutôt que les miennes. Ceci se passait dans la séance du 13 mai 1834.
Je ne désavoue personne ; je comprends, tout se fait par sentiment, tout ce qui se fait d’entraînement et d’enthousiasme ; les discours des députés du Limbourg et du Luxembourg m’ont profondément ému ; je n’en ai que senti davantage la grandeur de ma tâche. J’ose le dire, il y a dans le Luxembourg deux opinions également belges, également loyales, également patriotiques, également honorables. L’une de ces opinions veut une dernière tentative, tentative extrême, désespérée ; une de ces tentatives qui changent quelquefois les destinées des nations, tentative, pour laquelle il ne faut reculer devant aucun moyen, ni devant l’appel aux sympathies étrangères, ni devant les périls de l’anarchie ; tentative qu’il faut accepter quand elle serait le prélude d’un grand bouleversement. L’autre opinion, messieurs, moins aventureuse, se rend compte des moyens, calcule ce qui est possible, balance les chances, elle accepte la lutte, pourvu qu’elle offre des probabilités de succès ; elle sait qu’elle ne peut entraîner la Belgique malgré elle et la France avec la Belgique ; elle demande à la Belgique : Pouvez-vous en ma faveur organiser une résistance générale, durable, avec des chances véritables de succès ; ou bien une résistance de ce genre est-elle au-dessus de vos forces ? Nous ne voulons pas être doublement victimes : victimes de la cession ; victime des maux qui précéderaient la cession. S’il faut abandonner une portion du Luxembourg , qu’au moins elle ne soit point saccagée et saccagée inutilement.
C’est de cette deuxième opinion que je me fais l’organe ; l’organe que, dans des temps plus calmes, tout le monde avouera. Sauvez notre territoire du démembrement ; si vous le pouvez, dites-le, sauvez-nous de maux inutiles. Si vous ne pouvez nous conserver la nationalité belge, épargnez nos personnes, nos familles, nos propriétés. Mais, en nous abandonnant, vous avez contracté une dette envers nous ; vous nous devez des mesures réparatrices et pour nous-mêmes et pour nos intérêts ; nous les attendons, nous ne serons jamais des étrangers pour vous, mais des compatriotes exilés.
Je puis donc dire qu’en conseillant la paix, je donne dans cette triste occurrence l’avis le moins désavantageux aux intérêts bien entendus, aux intérêts matériels, si l’on veut, du Luxembourg allemand ; je ne veux pas appeler la guerre et l’anarchie sur notre province ; l’exposer à une occupation militaire. J’ai vu les désastres de 1814, et l’on m’a conté ceux de 1795 ; à cette dernière époque, l’on nous a conseillé au nom de l’Autriche de résister à l’invasion française ; ces conseils ont été suivis ; nos villages ont été saccagés, nos populations décimées : Dudlange, Esch-sur-l’Alzette ont été livrés aux flammes. De distance en distance dans nos montagnes de la frontières se rencontrent des croix qui rappellent des victimes ; je n’oserais reparaître dans le Luxembourg, si j’étais exposé à me dire : « Ici a péri un homme pour une cause que je savais désespérée. » C’est ainsi que j’entends ma responsabilité.
Cette opinion dont je n’hésite point à me faire le représentant et qui me semble avoir aussi le droit d’être représentée, n’a point anticipé sur les événements ; elle s’est tue aussi longtemps qu’elle a pu espérer ; elle a applaudi à toutes vos tentatives, elle vous en gardera une éternelle reconnaissance, elle n’en a affaibli aucune en se produisant prématurément ; mais aujourd’hui que, par la défection de la France, l’adhésion du roi Guillaume, l’arrêt est devenu définitif, elle vous demande, si vous ne pouvez en empêcher l’exécution, que l’exécution s’en fasse avec le moins de maux. Des citoyens, des fonctionnaires du quartier allemand se sont adressés à moi, les citoyens pour être préservés de désastres inutiles, les fonctionnaires pour que leur sort soit assuré en Belgique ; ils m’ont dit : Réparez si vous ne pouvez empêcher ; faites que nous ne soyons point doublement abandonnés. Il m’eût personnellement mieux convenu de me rendre par une double démission à la vie privée, en échappant à beaucoup d’accusations ; mais mes antécédents d’homme politique et les intérêts du Luxembourg, comme je les entend, me le défendaient.
Je serai, je le sais, méconnu aujourd’hui, je le serai par ceux-là même à qui je pourrais imputer l’extrémité à laquelle nous sommes arrivés. Vous n’avez peut-être pas oublié ce que j’ai dit l’été dernier, dans le comité secret du 28 avril ; ces paroles, je n’ai cessé de les répéter. La Belgique, disais-je, doit se mettre à même de prolonger indéfiniment le statu quo, malgré les puissances ; pour braver la conférence, il faut que la Belgique puisse braver le temps ; pour que le statu quo puise se prolonger, il faut qu’il n’y ait pas de crise ; sinon, le pays sera vaincu par lui-même.
Mes conseils n’ont point été écoutés ; la réaction intérieure qui réduit la Belgique à l’impuissance n’est point mon ouvrage, je n’accuse les intentions de personne, mais je ne veux pas qu’on accuse les miennes ; j’aurais désiré que le gouvernement qui a fondé le statu quo du 21 mai restât seul, à partir du mois d’avril 1838, juge des moyens de le conserver, de le perpétuer.
Je vous ai dit, messieurs, de quelle manière j’entendais, dans cette extrémité, mes devoirs de député luxembourgeois ; ces devoirs, au fond, ne sont pas en désaccord avec ceux de belge et de ministre. La constitution n’a pas permis que la question de paix ou de guerre vous fut posée : on a dû vous demander directement votre adhésion au projet de traité ; néanmoins, je dois le reconnaître, j’aurais voulu, comme député, que la question pût m’être posée en d’autres termes.
Je me résume, messieurs. Je ne suis point l’exécuteur des hautes œuvres de la conférence de Londres ; je veux seulement que cette exécution, puisqu’elle est inévitable, ne soit pas désastreuse et sanglante. Cette opinion ne m’est pas commandée par ma position de député ou de ministre ; je la soutiendrais comme simple particulier ayant dans la provinces des affections et des intérêts.
M. de Puydt – L’honorable M. Nothomb vient de se défendre de l’imputation qui a été faite contre lui qu’il se trouverait dans une fausse position ; M. Nothomb ne se trouve point dans une fausse position, il se trouve uniquement dans une position étrange. Les opinions ont constamment été connues, il les a professées depuis le commencement de la révolution jusqu’à ce jour, il n’est pas inconséquent avec lui-même, mais il ne faut pas non plus accuser le Luxembourg d’être inconséquent : deux fois de suite M. Nothomb a été réélu par le district d’Arlon ; deux fois de suite les électeurs d’Arlon ont rendu hommage au talent distingué de leur compatriote ; mais alors ils ne songeaient pas le moins du monde à l’exécution du traité des 24 articles, qui, comme chacun le sait, avait été complètement perdu de vue par suite du refus d’acceptation du roi Guillaume ; lorsque les électeurs d’Arlon ont élu M. Nothomb, ils ne croyaient pas qu’on pût encore en venir jamais au morcellement de la Belgique.
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Je me borne à répéter que l’opinion d’après laquelle il ne faut pas exposer inutilement le Luxembourg allemand aux calamités d’une résistance imparfaite et d’une occupation militaire, est une opinion vraie, qui existe dans le Luxembourg ; je m’en fais l’organe.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Le député de Tournay, en déclarant qu’appelé au sein de la commission d’adresse, j’ai donné mon plein assentiment au projet de la commission, m’a mis dans la nécessité de prendre la parole. Cette assertion, messieurs, est inexacte, voici les faits tels qu’ils se sont passés : Appelé dans la commission, j’y trouvai deux projets très étendus émanant de deux membres de l’opinion de la résistance ; la délibération s’étant établie sur ces projets, j’ai fait tous mes efforts pour faire supprimer les passages que je trouvais trop compromettants, et je dois dire que j’ai été assez heureux pour réussir souvent ; toutefois, il est resté dans le projet de la commission plusieurs expressions, et notamment en ce qui concerne la question territoriale, auxquelles je n’ai point donné mon assentiment ; ces expressions ont été acceptées malgré l’opposition que j’ai faite contre leur maintien. Voilà, messieurs, les faits dans toute leur exactitude, et je déclare ici que je n’eusse pas hésité à combattre les expressions dont il ‘agit, en séance publique, si je n’eusse pas craint de faire tomber par là les espérances que la chambre fondait sur un appel à la tribune des nations voisines, la France et le Grande-Bretagne.
Une voix – Mais vous avez voté pour le projet.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – J’ai voté pour le projet afin de ne pas détruire l’effet que la chambre voulait produire, et en cela j’étais d’accord avec un grand nombre de membres de cette assemblée, qui n’ont voté que dans la même pensée comme ils me l’ont affirmé dans de nombreuses conversations que j’ai eues avec eux à cet égard.
Maintenant, je toucherais quelques-uns des points qui ont été traités par le même orateur.
Il aurait fallu, dit-il, dès l’ouverture des négociations rappeler le plénipotentiaire de la Belgique à Londres ; mais, messieurs, j’ai toujours considéré un semblable rappel comme aussi injuste qu’impolitique ; injuste parce que notre plénipotentiaire avait servi les intérêts de la Belgique avec zèle, avec talent ; impolitique parce qu’il jouissait à Londres de la confiance qui peut seule contribuer aux succès des négociations diplomatiques. Si le succès n’a pas répondu à notre attente en ce qui concerne les questions territoriales, ce n’est certes pas à notre plénipotentiaire qu’il faut l’imputer.
On est revenu, messieurs, sur la nomination de l’envoyé extraordinaire qui a été chargé de porter à Londres la note du 14 janvier ; mais, comme je l’ai dit dans une séance précédente, il s’agissait uniquement de développer à Londres des considérations de haute politique qui devait déterminer la conférence à accepter la proposition de laisser à la Belgique sa délimitation territoriale actuelle moyennant des compensations pécuniaires. D’ailleurs, si cet envoyé n’a pas réussi dans sa mission, le comte de Mérode, qui a été envoyé à Paris, n’a pas été plus heureux ; les opinions de celui-ci étaient cependant bien prononcées, dans le sens de la résistance.
On a dit que la note présentée à Londres le 14 janvier est arrivée trop tard, que tout était consommé, que le protocole du 6 décembre était signé ; c’est là une grave erreur : indépendamment que le protocole du 6 décembre n’était pas revêtu de la signature du plénipotentiaire français, il faut remarquer que ce protocole n’empêchait nullement la conférence d’accepter notre proposition, puisque nous offrions une immense compensation pour le territoire que nous cherchions à conserver. Et pense-t-on, messieurs, que si la proposition avait été faite plus tôt, elle eût été accueillie ? Non, elle ne l’eût pas été ; les motifs qui ont déterminé la conférence à ne point l’accueillir le 14 janvier, l’eussent déterminée à ne point l’accueillir plus tôt. Mais, messieurs, pour mieux réussir dans la proposition que nous comptions soumettre à la conférence, nous avions à faire des tentatives à La Haye, pour rendre le cabinet hollandais favorable à notre proposition ; nous avions, en outre, à attendre le changement de ministère en France, qui, à cette époque, paraissait imminent et qui a failli se réaliser par la démission donne par le cabinet qui vient de se retirer définitivement. Si l’orateur qui a le plus vivement soutenu nos intérêts à la tribune française était parvenu alors au ministère, il eût peut-être pu nous prêter un appui plus efficace. Quoi qu’il en soit, messieurs, ce sont là les motifs qui nous ont déterminés en ce qui concernait l’opportunité de la remise de la note dont il s’agit.
Je ne traiterai pas en ce moment la question de la dette, Messieurs. Fallon et Dujardin, qui ont été membres de la commission des finances, qui ont ensuite été chargés par le gouvernement de la négociation de cette importante question à Londres, sont décidés à prendre la parole dans ce débat et à exposer toutes les considérations propres à renverser tout ce que le député de Tournay a allégué contre la négociation.
Toutefois je dois réfuter une assertion de cet honorable membre, en ce qui concerne les arrérages. La question des arrérages, a-t-il dit, n’est pas un succès de la négociation de 1838, cette question a été résolue par le protocole n°65 du 11 juin 1832.
Mais déjà, messieurs, j’ai eu l’honneur de vous faire observer que le protocole du 11 juin 1832, qui ne portait d’ailleurs pas de décision sur l’article des arrérages, et qui énonçait seulement une espérance en faveur de la Belgique ; que ce protocole, dis-je, avait été modifié, par suite des résolutions de la France et de la Grande-Bretagne, lorsqu’elles exerçaient des mesures coercitives contre la Hollande. Telle était l’opinion de la conférence, cela est constaté par toute la correspondance de 1833.
Mais cela est encore constaté par les propositions mêmes émanées du gouvernement belge. Au mois de septembre 1832, le gouvernement belge a consenti à l’abandon de la liquidation du syndicat pour la remise d’une partie des arrérages ; il en a été de même en 1833, nos plénipotentiaires ont proposé de nouveau l’abandon de la liquidation du syndicat, moyennant la remise des arrérages ; ils étaient même autorisés à se contenter d’une remise partielle de ces arrérages.
Ainsi donc, de l’aveu unanime des membres de la conférence, et de l’aveu du gouvernement belge lui-même, au mois de septembre 1832 et au mois d’août 1833, le protocole du 11 juin 1832 n’établissait pas la remise des arrérages en faveur de la Belgique.
Messieurs, ce qu’on a dit du péage sur l’Escaut n’est pas plus fondé que ce qu’on a avancé sur les arrérages de la dette. J’ai dit dans mon rapport que la conférence n’avait jamais posé en doute qu’un péage dût être établi sur l’Escaut, aux termes de l’article 9 du traité du 15 novembre. Cette opinion est constatée par plusieurs actes, d’ailleurs elle est incontestable ; les termes de l’article 9 ne peuvent laisser le moindre doute, lorsqu’on le lit avec attention et avec un esprit dégagé de toute prévention.
Le paragraphe 1er est ainsi conçu :
« Les dispositions des articles 108 à 117 inclusivement de l’acte général du congrès de Vienne, relatives à la libre navigation des fleuves et rivières navigables, seront appliquées aux fleuves et rivières navigables qui séparent ou traversent à la fois le territoire belge et le territoire hollandais. »
Le dernier paragraphe du même article porte :
« En attendant, et jusqu’à ce que ledit règlement soit arrêté, la navigation des fleuves et rivières ci-dessus mentionnés restera libre au commerce des deux pays, qui adopteront provisoirement, à cet égard, les tarifs de la convention signée, le 31 mars 1831, à Mayence, pour la libre navigation du Rhin, ainsi que les autres dispositions de cette convention, en autant qu’elle pourront s’appliquer aux fleuves et rivières navigables, qui séparent et traversent à la fois le territoire hollandais et le territoire belge. »
Eh bien,quel est le fleuve qui traverse à la fois le territoire belge et le territoire hollandais ? c’est l’Escaut occidental, il est impossible d’en indiquer un autre, il n’y a que celui-là ; quelle est la rivière qui traverse à la fois le territoire belge et le territoire hollandais, c’est la Meuse ; il n’y en a pas d’autre.
Et en effet, messieurs, par suite de la modification apportée au traité du 15 novembre, et qui supprime l’application provisoire du tarif de Mayence pour y substituer le péage fixé d’un florin 50 cents, l’on a eu soin de retrancher du 1er paragraphe de l’article 9 le mot « fleuve », et l’on s’est borné à y conserver le mot « Meuse », rivière à laquelle le tarif de Mayence restait applicable.
Cet article ne pouvait donc laisser de doute sérieux ; le gouvernement belge, après avoir inutilement contesté l’interprétation que la conférence avait donnée à cet article, fut lui-même amené à consentir en 1832 l’application du droit d’un florin, et de celui d’un florin 50 cents en 1833, comme péage définitif sur l’Escaut, destiné à remplacer le péage provisoire que la conférence avait établi, et qui, par suite de l’application des tarifs, pouvait s’élever à 4 florins 50 cents.
Si le droit d’un florin 50 cents a pu être substitué au droit beaucoup plus élevé du tarif de Mayence, c’est que ce dernier droit ne devait être appliqué que provisoirement, en attendant qu’un droit convenable pût être déterminé, de commun accord entre les parties. Eh bien, messieurs, ce droit convenable a été reconnu par la conférence être celui d’un florin 50 cents.
L’on a dit que la question était restée entière en 1833 ; c’est là une erreur. Le gouvernement avait fait connaître au ministre britannique le consentement qu’il donnait à l’application du page d’un florin 50 cents ; le ministre britannique avait lui-même communiqué cette proposition aux plénipotentiaires de Hollande et, dans la dernière négociation, la conférence a considéré ce point comme irrévocablement décidé par suite de l’adhésion que le cabinet néerlandais a donné à ce droit en 1838.
C’est en vain qu’en présence de ces actes que l’on prétendait que la somme de 600,000 florins, pour avantages commerciaux, compris primitivement dans la somme de 8,400,000 florins, et aujourd’hui dans celle de 5,000,000 florins, est représentative du péage sur l’Escaut. Non, messieurs, cette somme était uniquement représentative des avantages que le gouvernement néerlandais accordait à la Belgique, tant pour la navigation des eaux intérieures de la Hollande que pour la facilité qui nous était laissée d’ouvrir une route nouvelle dans le Limbourg, et pour le libre transit de cette province sur la route existante.
Revenant à la question territoriale, le même orateur auquel je réponds, vous dit : « Ne pressez pas vos délibérations, attendez la composition d’un nouveau cabinet à Paris. » Eh bien, messieurs, je vous dirai : Ne vous faites pas illusion, les hommes qui peuvent être appelés à composer ce cabinet, ont leur opinion tout arrêtée, leur ligne de conduite toute tracée. Leur ligne de conduite résulte des engagements qui ont été pris par le ministre précédent, engagements qui, quoi qu’on en ait dit, sont irrévocables. Indépendamment de ces engagements, les hommes qui vont arriver au pouvoir, sont encore liés par ceux qu’ils ont pris envers la France, dans leurs proclamations aux électeurs. Il se trouveraient d’ailleurs liés par le sentiment de paix qui domine la nation française, que la dernière chambre a exprimé dans son adresse et que la chambre nouvelle reproduira. D’ailleurs, messieurs, si, aujourd’hui que les engagements du cabinet français sont irrévocables, ce cabinet se décidait à dévier de ces engagements, ce ne pourrait être certainement que dans la pensée d’une guerre, et, s’il réalisait ce nouveau système, nous avons lieu de croire que ce ne serait pas pour nous conserver une partie du Limbourg et du Luxembourg.
Messieurs, si les maximes émises à cette tribune par quelques orateurs devaient prévaloir, c’est serait fait désormais de la civilisation ; aucun traité ne serait plus possible, l’on ne vivrait plus que dans un état de possession, les questions territoriales ne pourraient jamais être tranchées par un traité, parce que celui qui se croirait opprimé ne pourrait jamais consentir à une injustice ; l’on rentrerait dès lors tout droit dans l’état de barbarie.
L’on a dit, messieurs : La Belgique monarchique n’obtiendra-elle pas ce que la Belgique révolutionnaire, la Belgique du congrès a obtenu ? Mais, messieurs, je l’ai déjà dit, le congrès n’a pas pu maintenir intacte sa protestation du 1er février ; si de grandes espérances lui ont été données par le protocole des 18 articles, espérances que nous-mêmes avons partagées, ce n’étaient cependant que des espérances, les faits postérieures sont venus les détruire : les événements malheureux du mois d’août 1831, la chute de la Pologne, voilà la cause des 24 articles. Est-ce à la royauté belge qu’il faut imputer ce résultat ? Non, messieurs, sans la royauté belge, il y a longtemps qu’il n’existerait plus d’état belge.
M. Dumortier (pour un fait personnel) – Messieurs, je dois répondre une déclaration que M. le ministre des affaires étrangères vient de faire : le ministre a déclaré qu’il ne serait pas exact que, dans le sein d’une commission d’adresse, nous lui ayons communiqué le projet, et que tous les articles aient été discutés de commun accord avec lui. Messieurs, je réitère ma déclaration, et comme on pourrait inférer des paroles du ministre que, comme ancien rapporteur du projet d’adresse, j’aurais, de ce chef, induit la chambre en erreur sur un point aussi grave, je dois repousser de tous mes moyens une semblable supposition.
Nous avons communiqué notre projet à M. le ministre, ce qui ne s’était pas fait jusque-là. Deux autres avaient été présentés. M. le ministre a assisté à plusieurs discussions, dans lesquelles il a fait écarter plusieurs phrases très fortes ; mais j’en appelle à tous les membres de la commission, ils vous diront qu’aucune phrase n’a été admise sans l’assentiment du ministre des affaires étrangères. D’ailleurs, le vote du ministre dans cette enceinte est là. (Interruption. Silence. Parlez ! parlez !)
Il vient de vous dire qu’il a voté l’adresse pour ne pas rompre l’unanimité de la chambre et du pays.
De deux choses l’une : ou il avait foi dans l’attitude que prenait la chambre, ou il n’y avait pas foi. S’il avait foi, il a tort de dire maintenant que la chambre n’a jamais eu aucune chance de réussir dans la question de territoire, il ne nous en a rien dit alors, s’il n’avait pas foi, il a violé son devoir en restant au ministère, étant en désaccord avec la chambre ; un ministre constitutionnel doit suivre le vote de la chambre ; mais le plaisir de rester dans son double portefeuille lui a fait sacrifier son devoir. Il est évident que dans l’un et l’autre cas, il a trahi son mandat.
M. F. de Mérode – J’étais membre de la commission, je dois dire, pour rendre hommage à la vérité, que le ministre des affaires étrangères a toujours cherché à modérer toutes les phrases insérées dans l’adresse, à leur ôter ce qu’elles pouvaient avoir de trop énergique. (Interruption.)
Messieurs, j’ai soutenu la résistance, et je la soutiens encore, mais non en voulant des choses impossibles. Je dois reconnaître un fait vrai, c’est que le ministre a toujours cherché à diminuer l’excès d’énergie qui pouvait se trouver dans telle ou telle phrase.
C’est à tort qu’on vient dire que les choses étaient alors dans la même position qu’aujourd’hui. Il n’en est rien. Alors, les chambres françaises n’étaient pas réunies, il n’y avait pas d’adresse votée par elles. Guillaume n’avait pas accepté. J’étais au ministère : les choses n’étaient donc pas les mêmes.
Je le répète, les accusations qu’on adresse aux ministres sont déplacées, injustes, et entr’autres celles qu’on adresse au ministre des affaires étrangères, car il s’est opposé, dans la commission, à toutes les phrases énergiques qu’on voulait insérer dans l’adresse.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Je déclare formellement que je n’ai pas donné mon adhésion au projet d’adresse de la commission, quand je me suis rendu dans son sein. J’ai combattu plusieurs expressions qui y ont été maintenues.
M. Dumortier – C’est inexact.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – C’est de la dernière exactitude. Maintenant, on me dit : vous avez voté pour l’adresse, et cependant vous n’y aviez pas foi. Il y a une nuance ; sans doute, je n’avais pas une foi absolue, cependant je n’étais pas sans espérance ; il me suffisait d’une espérance pour ne pas me séparer de l’unanimité de la chambre, afin de ne pas détruire l’effet que la chambre se promettait. Quand l’adresse n’aurait pas été votée, la question territoriale n’en aurait pas pour cela été résolue autrement. Si j’avais pensé que le vote de l’adresse pût compromettre la question territoriale, rien au monde ne m’aurait fait garder le silence. Mais puisque vous regardiez votre adresse comme un moyen d’exercer de l’influence à l’extérieur, je n’ai pas voulu vous ôter un moyen dans lequel vous aviez confiance.
Je regarde comme au-dessous de moi la personnalité que m’a adressée le préopinant ; je me serais associé à l’adresse de la chambre dans un but indigne d’un homme d’honneur, indigne d’un homme qui se respecte, en vue de garder un portefeuille ! Quels sont donc les si grands avantages du ministère ? sacrifier sa santé et son existence, être exposé à des propos injurieux !
Je n’ai jamais fait de la question qui nous occupe une question de portefeuille, mais une question de devoir. J’avais le portefeuille des affaires étrangères et de l’intérieur quand, au mois de mars de l’an dernier, le roi Guillaume a adhéré au traité ; je savais toute la responsabilité qui pesait sur moi, je savais qu’aucun homme politique soucieux de son avenir n’aurait voulu accepter le pouvoir pour consommer cette pénible et périlleuse négociation. Je n’ai pas reculé devant les difficultés et les dangers de ma position, j’en ai assumé la responsabilité, trop heureux si je puis assurer à mon pays la paix et l’indépendance ; si je suis méconnu par quelques adversaires, l’unanimité du pays me rendra justice, j’en ai la conviction.
M. Dechamps – Je ne veux pas rendre la position de M. le ministre des affaires étrangères plus désagréable qu’elle n’est, mais comme membre de la commission de l’adresse, je crois devoir dire, pour rendre les faits tels que ma mémoire me les rappelle, que M. le ministre des affaires étrangères, dans la discussion des projets soumis à la délibération des membres de la commission, s’est opposé à certaines expressions qu’il trouvait trop fortes et qu’on a supprimées pour la plupart. Je ne me rappelle pas que des phrases aient été adoptées contre l’assentiment du ministre. Je n’oserais pas affirmer qu’il a formellement appuyé et voté le projet, mais je ne me souviens pas qu’il se soit formellement opposé à une des expressions qui ont été maintenues.
Je crois me souvenir, et j’ai consulté mes collègues qui sont d’accord avec moi, que M. le ministre, répondant à quelques objections, à certains reproches qu’on lui adressait, à cause de certaines suppressions qu’il demandait, a dit : la preuve que ce n’est pas par faiblesse que j’en agis ainsi et que je veux de l’énergie jusqu’à un certain point, c’est que je suis parvenu dans la commission du sénat à faire renforcer l’adresse.
Je n’aurais pas cité ce fait si le ministre n’avait pas voulu prendre ici position contre les membres de la commission de l’adresse. Il s’est conduit avec beaucoup de loyauté dans la commission, il s’est efforcé de faire supprimer tout ce qui pouvait compromettre le gouvernement. Mais je ne veux pas qu’il prenne ici une position à part en faisant entendre qu’il se serait opposé, dans la commission, au projet d’adresse qui vous a été présenté et qui a été adopté par la chambre à l’unanimité.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Il n’est jamais entré dans ma pensée de décliner une responsabilité : c’est à tel point vrai que jamais je n’ai dit que j’avais fait une opposition quelconque à la rédaction de l’adresse. Je ne vous aurais pas entretenu de ces faits si le député de Tournay ne m’avait forcé à m’expliquer. Après avoir combattu les expressions que je trouvais trop fortes, lorsque j’ai vu la majorité prête à adopter le projet, toute protestation devenait inutile ; je devais me réserver d’examiner si le ministère voterait ou combattrait l’adresse lors de la discussion.
Maintenant on dit que je suis convenu, dans le sein de la commission que j’avais fait renforcer le projet d’adresse de la commission du sénat.
Voici ce qui s’est passé : un projet avait été présenté par un membre de la commission du sénat. Dans le sein de la commission on y a proposé des modifications, mais ce n’est pas moi, ce sont des membres de la commission. Je n’ai pas proposé une seule phrase. Seulement il y a des propositions qui ont été accueillies parce que je ne m’y suis pas opposé.
M. Dujardin, commissaire du Roi – J’avais demandé la parole immédiatement pour répondre à diverses allégations de M. Dumortier, relativement à la dette, mais sachant que M. Fallon doit traiter cette question dans son discours, je renonce à la parole pour le moment, me réservant d’y revenir.
M. Gendebien – Lorsqu’avant la discussion qui nous occupe, j’ai demandé le dépôt sur le bureau de la chambre de toutes les pièces diplomatiques relatives à ce fatal traité, on s’est prévalu de je ne sais quels scrupules diplomatiques ; on a dit qu’il y avait des secrets qui ne concernaient pas la Belgique seule, et la chambre, admettant les futiles motifs du ministre, s’est prononcée contre ma motion.
Il est un point sur lequel le même scrupule ne peut pas arrêter le gouvernement, ce sont les négociations relatives à la dette ; je demande donc le dépôt de tous les documents qui ont amené le règlement du chiffre de notre dette. C’est une question de chiffre. On veut que nous puissions apprécier, à la simple audition, je ne sais quel nombre de chiffres. A moins que le gouvernement ne veuille nous tromper sur la dette, comme il n’a cessé de le faire depuis 8 ans sur toutes les questions diplomatiques, il est de son devoir de nous communiquer toutes les pièces qui y sont relatives.
Il est de la loyauté des deux membres qu’on vient de désigner, s’ils veulent éviter le reproche de nous avoir surpris, de nous remettre toutes les pièces avant d’établir leurs raisonnements sur des chiffres que nous ne pourrions suivre.
Je fais cette observation quoique je sois persuadé qu’elle n’aura pas de suite ; je la fais comme une protestation qui servira de jalon pour arriver un jour à la grande accusation nationale au sujet de ce qui se fait depuis 8 ans, et particulièrement depuis 5 mois.
- M. Fallon, vice-président, replace M. Raikem au fauteuil.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Tous les documents relatifs à la question de la dette ont été examinés par la commission des finances, présidée par mon ancien collègue. Je crois qu’il n’y a pas lieu de fournir de nouveaux documents sur cette question. il convient, ce me semble, pour se former une opinion, d’entendre les discours de Messieurs Fallon et Dujardin. Je ne connais pas ces discours ; mais je suis convaincu que ces messieurs qui ont traité la question à Londres, sont à même d’établir les chiffres d’une manière satisfaisante.
M. Gendebien – Je ne doute en aucune façon que l’honorable membre de la chambre et le commissaire du Roi, dont on vient de parler ne jettent par leurs discours de grandes lumières sur la question de la dette ; mais il me semble qu’en soumettant tous les éléments de la question à 102 membres, on est plus sûr d’éclairer la chambre et d’arriver à la vérité qu’en les soumettant à un seul membre, auquel viendra se joindre M. le commissaire du Roi. Nous en demandons pas autre chose que d’être éclairés des mêmes lumières et par les mêmes moyens qui ont amené la conviction de ces deux messieurs. Je ne sais pas pourquoi on refuse d’accéder à cette demande. Nous n’avons pas la prétention d’avoir la science infuse. Nous demandons à nous éclairer. Si ces messieurs, qui doivent nous donner des lumières sur la question de la dette, étaient appelés à juger sur nos simples aperçus, je crois qu’ils sont trop prudents pour s’engager à rendre consciencieusement un jugement sans connaître les pièces du procès.
Au reste que la chambre fasse ce qu’elle trouvera bon ; je n’ai, quant à moi, d’autre intention que celle de protester contre toute surprise et contre tout reproche qu’on ne manquera pas de nous adresser plus tard.
M. Desmet – Que demande l’honorable M. Gendebien ? La communication des notes échangées concernant la dette. Il est constant que cette question a été mal comprise en 1831 ; le protocole n°38 en fait foi. Qui nous garantit que la question est mieux comprise aujourd’hui ? Nous devons nous en assurer ; nous ne pouvons le faire autrement que par l’examen des pièces. Pourquoi les refusez-vous !
M. Pirson – Ce n’est pas là une question européenne.
M. Gendebien – Mes voisins de gauche désirent que je fasse une proposition formelle. Eh bien, je vais les satisfaire : Je fais la proposition formelle que le gouvernement remette tous les documents relatifs aux négociations sur la dette.
Un membre – On les a communiqués à la commission.
M. Gendebien – Eh bien, nous avons les mêmes droits que la commission. Je fais la proposition formelle que l’on dépose sur le bureau toutes les pièces communiquées à la commission, et toutes celles qui peuvent nous éclairer.
M. A. Rodenbach – Je désire savoir si toutes les pièces qu’on réclame ont été communiquées à la commission.
M. Dolez, rapporteur – S’il s’agit de la section centrale, je répondrai. S’il s’agit au contraire de la commission des finances, je n’ai rien à dire.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Je me suis borné à communiquer verbalement à la section centrale les explications qu’elle a désirées ; et je crois que la section centrale a été d’avis qu’elle devait être sobre de renseignements sur cette question dans son rapport.
M. Devaux – On a annoncé qu’un membre de la chambre et M. le commissaire du Roi traiteraient la question de la dette. Lorsqu’ils auront parlé, la chambre pourra juger si de nouveaux renseignements sont nécessaires pour prononcer sur cette question. Je ne connais pas les pièces ; je ne sais combien il faudra de temps pour les imprimer ; car après la demande de dépôt des pièces viendra la demande d’impression ; et je ne veux pas qu’on fonde là-dessus un ajournement de je ne sais combien de jours. Je demande donc l’ordre du jour sur la proposition.
M. Gendebien – C’est une étrange manière de chercher la lumière que de demander l’ajournement des renseignements jusqu’à ce que les personnes chargées d’un travail spécial aient fait un rapport. Quand sera fait ce rapport ? Je n’en sais rien. Mais quand le rapport sera fait, on dira sans doute qu’on n’a plus le temps de donner des renseignements. On dira : Vous voulez prolonger la discussion, alors qu’une solution est urgente. On veut éluder ma proposition ; on fera enfin ce qu’on a fait en 1831.
En 1831, je l’ai déjà dit, la discussion a été étouffée de mille manières : d’abord elle a eu lieu à huis clos ; et l’on a dit, et l’on a affirmé qu’il n’y avait pas un centime à rabattre, que les calculs étaient rigoureusement justes ; on a dit même, en montrant un portefeuille : Toutes les pièces sont là. Il serait dangereux de les montrer maintenant ; mais elles seront remises au greffe de la chambre dans un paquet cacheté ; et après l’acceptation du traité, chacun pourra se convaincre par l’examen des pièces qu’il n’y a pas un centime à retrancher sur le chiffre de 8,400,000 florins. Eh bien, malgré toutes les assertions, toutes les convictions, tous les documents authentiques, qu’est-il arrivé ?
La conférence, la plus cruelle ennemie de la Belgique, a été obligée de reconnaître que son jugement avait été de la dernière iniquité ; elle a reconnu elle-même la nécessité de diminuer la dette de 3,400,000 florins. Petite différence de près de moitié. Cependant on avait repoussé alors les mêmes faux-fuyants par les mêmes fins de non-recevoir qu’aujourd’hui, la même proposition que je renouvelle aujourd’hui.
Si on s’est trompé en 1834 de près de moitié, pourquoi ne se tromperait-on pas encore de moitié aujourd’hui ? Quelle garantie nous donnez-vous de votre infaillibilité en 1839 ?
Est-il un homme en Belgique qui doute que les onze millions de francs qu’on nous impose ne soient au moins trois fois plus que nous ne devons ? Est-il un homme en Belgique qui doute que si l’on établissait un partage équitable du passif et de l’actif de notre ancienne communauté, nous ne devrions rien ou très peu de chose à la Hollande ?
C’est dans cet état de choses, c’est après une espérance de huit ans de déceptions, c’est en présence d’une conférence qui n’a jamais rendu justice à la Belgique, sous aucun rapport, que vous prétendez nous arracher un vote de confiance.
Cette confiance qui en 1831 a récompensé la déloyauté du roi Guillaume, cette confiance qui nous a imposé un traité infâme, pour récompenser le roi Guillaume, au mépris du droit des gens, d’avoir surpris la Belgique désarmée ; c’est sur l’œuvre de cette conférence qu’on vient vous demander un vote de confiance. Qui a été une fois inique, l’est toujours à mes yeux !
J’insiste sur ma proposition. La chambre fera ce qu’elle trouvera bon de faire ; pour moi, je ne veux pas être solidaire d’une confiance aveugle qui n’est que de l’imprudence et de la duperie. J’insiste pour que ma proposition soit mise aux voix, parce que je tiens à ce que ma protestation reste dans nos archives.
M. le président – Je vais mettre aux voix la proposition de M. Gendebien.
M. Devaux – J’ai proposé l’ordre du jour. Je demande qu’il soit mis aux voix. J’ai une raison pour proposer l’ordre du jour ; c’est que je désire que l’on connaisse d’abord les renseignements annoncés par le ministre. Après avoir voté l’ordre du jour, on pourra renouveler la proposition si on le croit utile, par exemple dans le cas où les renseignements fournis ne paraîtraient pas suffisants.
M. Gendebien – C’est là un faux-fuyant. On recule devant un vote tendant à éclaircir l’assemblée et on n’ose l’avouer. Voilà tout.
M. Devaux – Ce n’est pas un faux-fuyant. Le faux-fuyant serait d’ajourner la discussion par un moyen indirect.
M. Gendebien – Je ne veux pas ajourner la discussion. Je travaillerais, s’il le faut, toute la nuit ; pendant trois nuits, s’il est nécessaire.
M. Devaux – Je suis dans mon droit quand je propose l’ordre du jour.
M. Gendebien – Je suis dans mon droit quand je qualifie votre proposition de faux-fuyant.
M. Devaux – Je qualifie la vôtre de la même manière.
- L’ordre du jour est mis aux voix par appel nominal ; en voici le résultat :
89 membres prennent part au vote.
50 adoptent.
39 rejettent.
En conséquence l’ordre du jour est adopté.
Ont voté l’adoption : MM. Bekaert-Baeckelandt, Coghen, Coppieters, David, de Behr, de Florisone, de Langhe, F. de Mérode, W. de Mérode, de Muelenaere, de Nef, de Perceval, Dequesne, de Roo, de Sécus, de Terbecq, de Theux, Devaux, Dolez, Donny, Dubois, Duvivier, Eloy de Burdinne, Hye-Hoys, Keppenne, Kervyn, Lardinois, Lebeau, Liedts, Mast de Vries, Meeus, Mercier, Milcamps, Morel-Danheel, Nothomb, Pirmez, Polfvliet, Raikem, Rogier, Smits, Troye, Ullens, Vandenhove, Vanderbelen, Van Volxem, Verhaegen, H. Vilain XIIII, Wallaert, Willmar et Fallon.
Ont voté le rejet : Beerenbroeck, Berger, Brabant, Corneli, Dechamps, de Foere, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, Demonceau, de Puydt, de Renesse, Desmaisières, Desmanet de Biesme, Desmet, d’Hoffschmidt, d’Huart, Doignon, Dubus (aîné), B. Dubus, Dumortier, Ernst, Gendebien, Heptia, Lejeune, Manilius, Metz, Pirson, Pollénus, A Rodenbach, C. Rodenbach, Scheyven, Seron, Simons, Stas de Volder, Thienpont, Vandenbossche, Van Hoobrouck, Vergauwen et Zoude.
M. C. Rodenbach – Messieurs, j’aurais désiré pour ma part que la discussion qui nous occupe n’eût pas eu lieu ; j’aurais voulu que la question préalable écartât dès le premier jour le projet honteux qui nous est soumis. Mais puisqu’il a fallu descendre dans l’arène, la circonstance est trop solennelle pour ne pas dire toute notre pensée. Le pays a le droit de réclamer une entière franchise de ses représentants.
On a dit que M. de Talleyrand avait déclaré qu’il n’y avait pas de Belgique possible, qu’il n’y en aurait jamais. Si je rapproche ces paroles d’un homme initié à tous les mystères de la diplomatie et qui connaissait le sort qu’on nous réservait, des paroles tant de fois citées, qui furent prononcées dans cette enceinte, lors de l’émission du Roi, j’y trouve une identité complète : « sans le Luxembourg, le Roi ne règnerait pas six mois en Belgique. » Ainsi celui qui devait avoir une connaissance de la situation du pays, et le diplomate célèbre qui pénétrait toutes les arrière-pensées des puissances, se sont trouvées d’accord pour proclamer cette vérité : « Avec le morcellement, point de Belgique possible. » Je le crois comme M. de Talleyrand, comme M. Lebeau. C’est une question de vie ou de mort, et qu’il convient de poser en ces termes : « Y aura-t-il une Belgique ? »
Je n’examinerai pas, messieurs, les questions de compétence, de constitutionnalité, la question de commerce, celle de la dette, si bien mises au jour par plusieurs orateurs ; j’insisterai seulement sur deux points : le morcellement du territoire nous conduit à la restauration ou à la réunion à la France.
Dans la vie des peuples, comme dans celle des individus, il n’y a que deux phases, la croissance et le dépérissement ; ainsi l’a voulu la nature, ainsi nous l’apprend l’inexorable histoire. Il faut marcher, il faut grandir, il faut graviter ou déchoir, il n’y a pas de milieu. Depuis la révolution notre pays a gagné en prospérité et en bien-être une force qui ne peut être niée. Sommes-nous déjà las de grandir, d’exister ? Faut-il déjà commencer la phase de dépérissement, cesser d’être en quelque sorte avant d’avoir été ?
Où donc est cette touchante unanimité qui, lors de la discussion de l’adresse, s’empressait d’offrir au ministère tous les moyens possible de résistance ? Que s’est-il donc passé depuis ? Quelle est cette opinion flottante au gré du gouvernement, si on peut appeler opinion ce qui n’est que de la faiblesse. Quand le ministère avait l’air de vouloir résister, on ne trouvait rien d’impossible, rien de ridicule à la résistance ; on allait au-devant de ses vœux ; on lui offrait hommes, argent, crédit ; on était prêt à tous les sacrifices. Qu’est-il arrivé depuis ? Le ministère a changé de pensée (du moins de pensée officielle), et voilà que tout ce courage d’emprunt se fond en un clin d’œil. Nous, qui étions les modérés d’alors, nous devenons des brouillons, des fanatiques, nous voulons à tout prix la guerre, nous méconnaissons nos devoirs et nos droits. Qui le croirait ? dans ce débordement de civisme improvisé, un homme, un seul parmi nos adversaires, a eu le courage de la franchise ; il a eu le courage de résister à l’entraînement général. Il était dans le vrai. Je n’approuve pas son opinion, je n’approuve pas ses actes, mais je dis qu’il fut le seul à lutter contre cet acte de ministérialisme, qu’il eut seul le courage de son opinion, et je le loue de sa franchise. Peut-être était-il initié à la pensée secrète du gouvernement. Il était indigne sans doute de la grande mystification qu’on faisait subir à la nation ce drame joué à nos dépens nous a convaincus que l’énergie est une chose rare, et que le courage civil est bien moins commun que la valeur militaire.
Suivant nous, messieurs, il ne s’agit nullement de guerre ici. Nous prétendons, au contraire, qu’on l’éloigne, qu’on l’évite par un vigoureux élan de nationalité. On a dit qu’un petit pays comme le nôtre ne pouvait se mettre en opposition avec les puissances. Je poserai ce dilemme : ou les puissances sont d’accord, et dans ce cas rien ne leur est plus facile que de nous réduire par la force, ou elles ne s’entendent pas. Alors, c’est nous, au contraire, qui sommes forts pour la résistance. Mais si la guerre générale a lieu, nous ne saurions en être cause. C’est qu’elle est dans les principes mis en présence, c’est qu’elle est dans la force des choses ; elle est dans l’air que l’on respire. Nommez-moi la puissance qui est en état de venir nous attaquer sans danger pour elle-même, et je me rends. Le danger des ennemis forme notre sécurité, constitue notre force morale.
On a dit qu’il valait mieux céder sans secousses ce qui nous serait également enlevé par les armes. Par les armes ! je le nie. Mais cela fût-il ainsi ce que la force arrache, la force peut le reprendre ; mais ce que l’on cède par des traités, jamais. En diplomatie la conquête ne fait pas le droit. Les traités seuls ont de la valeur. C’est un motif, messieurs, pour ne les admettre que lorsqu’ils ne sont pas nuisibles, onéreux au pays. N’avons-nous pas assez d’exemples, n’avons-nous pas été témoins des conquêtes de vingt ans arrachées en un jour ? mais ce que les traités ont enlevé à la nation la plus valeureuse du monde, le reprendra-t-elle ? Hélas !!!
Vous figurez-vous, messieurs, l’effet que produirait sur nos populations la présence d’un prince de la famille d’Orange-Nassau dans les parties cédées ? le Limbourg et le Luxembourg ! deux provinces qui nous étaient attachées par tant de liens et qui, après s’être séparés de nous avec le ressentiment du mal fait à leur cause, attendront peut-être le jour de l’abandon pour se jeter avec désespoir dans de sanglantes réactions. Pensez-vous que ces deux provinces, constituées en état indépendant, sous le titre de duché de Limbourg et de Luxembourg, ne seront pas les jalons de notre ruine ? La Belgique des 24 articles, comprimée, étranglée, sans limites naturelles, accablée d’une dette énorme et de plusieurs millions de revenus de moins, aura-t-elle les conditions de viabilité ? Sortira-t-elle avec honneur du chaos inextricable des négociations directes avec le roi Guillaume ? le commerce gêné dans ses communications tournera les yeux vers l’Allemagne et verra un sauveur dans le grand-duc qui peut lui ouvrir les portes. Anvers, accablé par d’horribles entraves, implorera celui qui peut affranchir l’Escaut. L’industrie sans débouché se souviendra des colonies et redemandera Batavia. Ne voyez-vous pas, messieurs, que la politique de la Hollande est de nous isoler, de nous cerner par un envahissement progressif, afin de ressaisir sa proie ? Elle avancera doucement, vague par vague, comme la mer enserre peu à peu de sa ceinture perfide le terrain qu’elle envahit. Nous voilà cheminant vers la restauration, y arrivant par la misère et la ruine, avec la honte en croupe. Ou bien, si le système de paix à tout prix venait à changer en France, les partisans de la réunion trouveraient un obstacle de moins dans les prétentions assouvies de la confédération germanique. La Belgique plus petite, plus faible, la Belgique dénationalisée, sera plus facile à prendre. Si l’on disait que l’honneur empêcherait les populations d’implorer la Hollande, si l’on disait que l’esprit national empêcherait la réunion à la France, je répondrais : Ne parlez pas d’honneur, vous qui nous déshonorez ; ne parlez pas de nationalité, vous l’avez tuée… Est-ce à dire qu’il faille toujours refuser toutes concessions, quelles qu’elles soient ? Lorsque les alliés occupaient Paris, lorsque la France vaincue dut accomplir d’affreux sacrifices, le duc de Richelieu, tenant à la main le traité qui dépouillait et humiliait la France, vint, le visage pâle et les armes dans la voix, en donner lecture à la chambre des pairs. Un silence solennel accueillit cette communication si pénible, et sans qu’un mot fût prononcé, le sacrifice se consomma. On peut encore conserver de la dignité dans le malheur. Ici que voyons-nous ? ce sont les Belges qui se font les avocats de la conférence, qui découvrent eux-mêmes nos plaies, nos parties faibles, qui présentent les meilleurs arguments pour nos déshonorer. Oui, ils ont été jusqu’à fouiller dans les cartons de la conférence pour exhumer des notes envoyées contre nous par la Hollande. N’est-ce pas un spectacle affligeant que de voir nos concitoyens s’efforcer eux-mêmes de perdre notre cause, de fournir des sophismes, des armes à nos ennemis ? En diplomatie, messieurs, on ne doit jamais s’avouer vaincu. Les sacrifices qu’accepta la France sous le canon des alliés, étaient nécessaires. Il peut se rencontrer aussi des sacrifices honorables. La concession que vient de faire le roi de Hollande était nécessaire et honorable. Il a fait à son peuple le sacrifice de son amour-propre, le plus grand sacrifice que puisse faire un souverain. Mais autant il était nécessaire pour lui de céder à l’opinion, de consentir à la séparation des provinces qui se sont insurgées, autant il est inique, honteux de repousser des frères qui nous tendent les bras, et cela sans nécessité, sans danger immédiat, malgré la réprobation universelle ! Nous demanderons aux catholiques sincères s’ils ne trouvent pas dangereux pour la foi le retour des Limbourgeois et des Luxembourgeois sous le joug de Guillaume, et dans ce cas comment ils peuvent justifier la part qu’ils ont prise à la révolution. Où sont alors les griefs des catholiques contre le gouvernement hollandais ? A la vue de tant de défections on se demande si c’est bien la même foi qui fait agir l’archevêque de Cologne et les catholiques belges. J’ai bien lu qu’en Afrique il se fait quelque part un trafic de chair humaine. Des hommes ignorants et barbares se vendent pour un peu d’or ; encore ont-ils leur misère pour excuse. Mais nous qui prétendons être un peuple instruit, religieux et loyal, dans le siècle des lumières, nous nous ferons marchands de chair humaine pour acheter quelques jours d’une paix trompeuse. Y a-t-il une excuse dans la misère ici ? Non ! malgré ces banqueroutes qui n’attendaient qu’un jour de trouble pour éclater, il n’y a pas de misère ; mais il y a beaucoup d’égoïsme, beaucoup d’intrigues. Ce sont les hommes qui manquent aux moyens, comme l’a fort bien dit l’honorable M. Dumortier.
Oh ! je ne puis m’appesantir là-dessus. Non ! je ne puis croire que le mal soit consommé. Il a fallu s’entourer d’une armée pour proposer à la chambre l’infâme traité ; l’armée éprouve pour nos frères la sympathie la plus vive, et l’on a osé la ranger en bataille à la frontière, et l’on a osé faire un appel à son courage ; d’une main on lui présente le vainqueur d’Ostrolenka, de l’autre le traité de la honte. Mais votre plus cruel ennemi ne pouvait vous conseiller davantage, et maintenant vous croyez, imprudents que vous êtes, pouvoir retourner sur vos pas ! Quoi ! vous avez pris le calme de la nation pour de l’indifférence ; vous avez pris sa patience pour de la peur.
Après avoir soulevé dans le pays les passions les plus énergiques, celles qui se rattachent à l’amour de la patrie et du sol ; après avoir partagé la Belgique en deux camps, vous croyez, par un mot, pouvoir apaiser la tempête que vous avez soulevée. A qui devons-nous imputer nos divisions, ces germes de discorde que l’on a si imprudemment semés ? C’est en nous irritant, en nous déshonorant qu’on prétend ramener le calme dans les esprits et niveler les opinions nous ne sommes pas encore un peuple ; nous avons retrouvé nos titres ; mais, pour les conserver, il faut montrer que nous savons les défendre. Il faut faire acte de nation, acte de virilité. Nous avons reconquis notre drapeau ; mais, comme symbole d’une nation indépendante, il n’a pas reçu le baptême de sang. Il n’y a que du malheur à être opprimé par la force ; il y a de la honte à se montrer servile.
Oh ! messieurs, ne reculez-vous pas devant les malédictions des peuples que vous asservissez à jamais ? Vous craignez le sang et les larmes . Ah ! que de larmes, que de sang, vous allez faire couler dans l’avenir, le sang de la résistance, les larmes du désespoir ! Vous avez été jusqu’ici une bannière de probité et de bonne foi, n’assumez pas sur vous une horrible responsabilité, ne méprisez pas les enseignements de l’histoire ; aucun peuple, à aucune époque, ne vota son propre suicide. Voulez-vous prendre cette initiative ? Donnerez-vous ce spectacle au monde qui vous contemple ? Compatriotes de Charles-Quint, des Artevelde, déchirerez-vous les nobles parchemins de vos ancêtres ? Oh ! laissez-vous toucher à la voix de la patrie. Cédez à l’élan populaire, à cette voix infaillible d’honneur qui ne retentit jamais en vain. Pendant qu’il en est temps encore, hâtez-vous de retirer le fatal projet qui fait de la Belgique un vaste champ de discorde. La paix à l’intérieur nous nous la devrons ; la paix à l’extérieur sera le prix de notre énergie.
Si cependant l’iniquité se consomme, si contre mon attente on rivait à jamais les chaînes des peuples, en donnant gain de cause à l’absolutisme, je vous ajourne, messieurs ! Vous viendrez ici déplorer la faiblesse qui vous fait sacrifier l’avenir du pays à l’intérêt du moment.
Dans cette chambre, messieurs, nous avons fait une constitution, nous avons fait un Roi ; vous êtes, sans le vouloir, occupés à les défaire !
- La séance est levée à quatre heures et demie.