(Moniteur belge du mercredi 13 mars 1839, n°72)
(Présidence de M. Raikem)
M. Lejeune procède à l’appel nominal à 10 heures ½.
M. B. Dubus lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. Lejeune fait connaître l’objet des pièces adressées à la chambre :
« Des habitants de la commune de Heerlen (Limbourg) demandent que la chambre rejette le traité des 24 articles. »
- Cette pétition sera insérée au Moniteur.
« Le sieur J.-J. Gérard, père, ci-devant concierge au local des Augustins, demande le paiement du salaire qui lui revient du chef de ces fonctions, à raison d’un franc par jour. »
- Renvoyé à la commission des pétitions.
M. Dumortier – Messieurs, je viens déposer sur le bureau une pétition qui m’est parvenue il n’y a qu’un instant ; elle est signée par les personnes les plus influentes de la commune de Waereghem, qui réclament contre la cession du Limbourg et du Luxembourg ; je demande que cette pétition soit insérée au Moniteur, conformément à la décision de la chambre.
A ce propos, je ferai remarquer qu’en ce qui concerne les pétitions, il règne une singulière prédilection pour celles qui sont favorables au morcellement. Protestant contre le démembrement de la patrie, une pétition de la ville de Courtray nous a été remise la semaine dernière par l’honorable M. Bekaert ; la chambre en a ordonné l’insertion au Moniteur ; jusqu’ici cette insertion n’avait pas eu lieu. Enfin, dans le Moniteur de ce jour, je viens de trouver la pétition dont il s’agit ; mais je remarque en même temps qu’on a omis les signatures, quoique la chambre eût décidé qu’elles seraient insérées. Cette pétition est signée par plusieurs membres du congrès national et par tout ce que Courtray renferme de plus respectable. Est-ce que par hasard on n’aurait pas voulu que le public vît ces hommes honorables protester contre le morcellement du pays ? je n’aime pas à le croire ; cependant, je ne puis m’empêcher de voir dans ce qui se passe une singulière partialité. Des pétitions ont également été remises à l’assemblée de la part des universités de Louvain et de Liège ; je n’ai pas vu non plus qu’elles aient été insérées au Moniteur. Cependant on y insère avec empressement toutes celles qui demandent le morcellement. Le bureau, qui a été au devant de ses devoirs en faisant insérer les pétitions qui n’avaient pas encore été remises à la chambre, paraît maintenant rester en arrière de ses devoirs en ne faisant pas insérer des pétitions dont la chambre a ordonné l’insertion.
M. le président – Chaque fois que le bureau reçoit des pétitions qui demandent soit l’adoption soit le rejet du traité, il les envoie immédiatement au Moniteur pour qu’elles soient insérées.
M. Dumortier – Alors je demanderai à messieurs les questeurs qui d’après la loi sont chargés de soigner le compte-rendu de nos séances, si c’est par leur fait qu’on n’insère pas les pétitions dont la chambre a ordonné l’insertion. (Non ! non !) Si ce n’est pas le fait des questeurs, alors il faut croire que c’est le gouvernement qui s’oppose à l’impression de certaines pétitions ; ce qui est certain, c’est que ce n’est pas par l’effet du pur hasard que les pétitions qui demandent le morcellement sont insérées avec amour, tandis qu’on écarte celles qui y sont opposées.
M. Liedts – Je ne sais pas pourquoi M. Dumortier veut trouver de la tactique dans un fait qui s’explique tout simplement. On envoie au Moniteur toutes les pétitions à mesure qu’elles sont déposées sur le bureau ; celle de Courtray s’est trouvée égarée ; il y avait discussion entre le messager de la chambre qui disait l’avoir remise au Moniteur, et l’employé du Moniteur qui prétendait ne pas l’avoir reçue ; comme la pétition avait été insérée dans un journal de cette ville, je l’ai fait copier ; mais comme ce journal ne donnait pas les signatures, il était impossible de les insérer. Maintenant que la pétition vient d’être retrouvée, les signataires seront également insérés au Moniteur. Voilà, messieurs, les faits dans toute leur simplicité, et je trouve fort étrange qu’on ait voulu y donner une explication malveillante ; en vérité il n’y a que ceux qui sont capables de recourir à une tactique semblable, qui peuvent la supposer chez les autres.
M. Dumortier – La sortie de l’honorable M. Liedts a quelque chose de fort étrange, et je ne puis que la lui renvoyer. Je lui dirai que si les fonctions de questeur lui donnent des droits, elles lui imposent aussi des devoirs, et le premier de ces devoirs, c’est de faire exécuter les résolutions de la chambre. Dès lors je crois avoir le droit de lui demander comment il se fait qu’on insère avec soin toutes les pétitions favorables au morcellement, tandis qu’on écarte celles qui demandent le maintien de l’intégrité du territoire. Comment se fait-il qu’on n’ait pas encore inséré la pétition des élèves de l’université de Louvain ni celle des élèves de l’université de Liège ? on ne dira pas probablement que celles-là aussi ont été égarées.
Ce qu’on a dit relativement à la pétition de Courtray ne m’a nullement satisfait ; j’ignore si, comme on l’a dit, cette pétition a été égarée, mais l’eût-elle été, lorsqu’on l’insérait, d’après un autre journal, on pourrait également insérer les signatures, car si le journal d’après lequel on l’a donnée ne contenait pas ces signatures, d’autres journaux les publiaient, car je les ai trouvées dans un journal de Gand. Vous voyez donc bien, messieurs, qu’il y a ici deux poids et deux mesures, et c’est ce que la chambre ne doit pas souffrir.
M. Liedts – Je trouve réellement étrange que l’honorable député vienne ici me donner un démenti. J’affirme sur l’honneur que la pétition de Courtray a été égarée et qu’elle n’a été retrouvée que ce matin. Que l’honorable M. Dumortier aille lui-même au Moniteur, et il se convaincra de la vérité de ce que j’avance.
L’honorable membre vient de donner lui-même une nouvelle preuve qu’il ne lit pas seulement le Moniteur ; il dit que la pétition des élèves de l’université de Louvain n’y a pas été insérée ; eh bien, qu’il consulte les derniers numéros, il verra qu’elle s’y trouve.
Je déclare à la chambre que toutes les pétitions relatives à la question qui nous occupe sont envoyées au Moniteur à mesure qu’elles parviennent au bureau, et qu’elles sont textuellement insérées.
Comme je ne suis pas, par mes foncions de questeur, chargé de lire tous les journaux, je n’ai pas su qu’un journal de Gand avait publié la pétition de Courtray ; je l’ai trouvé dans l’Indépendant, et je l’ai fait copier d’après ce journal, mais comme il ne donnait pas les signatures, il m’a été impossible de les faire insérer.
M. Bekaert – Aussitôt que j’eus rendu compte de la pétition de Courtray contre le morcellement, je l’ai immédiatement fait remettre au bureau ; ce qui a pu arriver ensuite m’est tout-à-fait inconnu.
M. le président – On me fait remarquer que les pétitions favorables à l’acceptation du traité, qui ont été analysées dans la séance d’hier, n’ont pas été insérées dans le Moniteur d’aujourd’hui ; cela prouve bien qu’il n’y a pas de partialité.
M. de Nef – Après les discours que vous avez entendus dans cette enceinte, et après tout ce que la presse a produit soit pour, soit contre l’acceptation du projet en discussion, je croirais abuser des moments de la chambre si je ne me bornais pas à motiver simplement mon vote.
Personne plus que moi ne déplore la séparation qui va résulter des limites telles qu’elles sont tracées dans le projet de traité qui nous a été communiqué ; et certes je souscrirais volontiers à tous les sacrifices, si je pouvais croire seulement qu’ils auraient l’effet de détourner ce malheur et de ne pas en attirer de plus grands.
Mais, messieurs, en nous voyant seuls et abandonnés de nos alliés, je ne saurais partager la confiance de ceux qui nous conseillent de prendre une attitude hostile envers les grandes puissances de l’Europe ; les hostilités une fois commencées sera-t-il encore en notre pouvoir de les arrêter au moment précis où nous sentirions que le courage doit céder enfin à des forces numériquement et hors de toute proportion supérieures aux nôtres ? les choses seront-elles alors encore entières et telles qu’elles sont aujourd’hui ? n’avons-nous pas éprouvé, en 1831, que le sort des armes est souvent un juge inique, et qui récompense jusqu’à la déloyauté ? Telles sont les principales objections que je me suis faites, et qui m’empêchent d’entrer dans une voie qui pourrait éventuellement nous exposer à subir des conditions plus dures encore, et même à voir périr notre nationalité à peine naissante.
D’un autre côté, je reconnais bien volontiers que les conditions sont fâcheuses pour la Belgique, mais il ne faut pas perdre de vue qu’il ne s’agit pas d’un acte ayant pour objet de régler ses droits exclusivement ; il s’agit d’un traité qui fixe et règle en même temps les droits et prétentions diamétralement contraires de la Hollande. Eh bien, celle-ci ne trouve-t-elle pas les clauses du traité également dures pour elle, et n’avons-nous pas vu que la presse hollandaise, quoiqu’elle ne soit pas aussi libre ou aussi répandue qu’ici, a fait cependant au gouvernement les reproches les plus amers sur les désavantages que le traité actuel offre à la Hollande, en comparaison de celui de 1831, et sur la faute que ce même gouvernement a commise en ne signant pas un traité beaucoup plus favorable pour lui qu’il est enfin forcé d’accepter aujourd’hui ?
En calculant donc d’une part toutes les chances désastreuses auxquelles le parti de la résistance pourraient éventuellement exposer le pays, et d’autre part en m’éclairant par l’expérience, tant des pertes que nous avons éprouvées après la malheureuse campagne de 1831, que des pertes que la Hollande éprouve aujourd’hui par suite de sa résistance, mal entendue, c’est avec une conviction pleine et entière que, malgré mes vives sympathies pour les parties cédées du Limbourg et du Luxembourg, je donnerai mon vote en faveur du projet de loi qui nous est soumis.
M. le président – La parole est à M. Metz.
M. Metz – Une indisposition contre laquelle je lutte en vain depuis plusieurs jours ne m’a laissé jusqu’ici assez de liberté d’esprit, ni assez de force pour prendre part à la grande discussion qui nous occupe ; cette discussion n’étant pas encore près de se terminer, je renoncerai pour le moment à la parole, me réservant de parler plus tard, si mes forces me le permettent ; toutefois je tiens à déclarer dès ce moment qu’au nom de mon malheureux pays, qui ne reconnaît ni à la conférence, ni au Roi, ni au gouvernement, ni aux chambres, le droit de disposer de lui, je proteste hautement contre le traité sacrilège qui ravit la patrie de leur choix à 400,000 citoyens belges et qui réserve à la Belgique un éternel opprobre.
M. Rogier – Messieurs, la révolution de 1830 qui est tout entière en cause dans nos débats (ce qui doit suffire pour en justifier l’étendue), la révolution de 1830, qu’un succès si miraculeux couronna à son origine, eut aussi dès lors deux grands périls à courir. Elle pouvait périr, parce que, renversant une dynastie et l’équilibre de l’Europe, les dynasties européennes se seraient refusées à la reconnaître, à la défendre ; elle pouvait aussi périr, parce qu’entreprise surtout au nom d’intérêts politiques et moraux dans un pays dont les intérêts matériels ont fait dès longtemps la force et la gloire, ceux-ci à leur tour pouvaient se refuser à reconnaître, à soutenir un ordre de choses qui les eût blessés dans le présent, inquiétés dans leur avenir, et qui, eux hostiles, ne pouvait aspirer à vivre.
Le gouvernement provisoire, le congrès et les chambres qui suivirent, firent deux choses qui honoreraient des hommes politiques plus avancés que nous ne l’étions alors pour la plupart : ils firent accepter la révolution belge par l’Europe, à la condition qu’elle ne troublerait pas la paix générale, ni l’équilibre européen ; ils la firent accepter par les intérêts matériels du pays, à la condition qu’elle ne les troublerait ni par une guerre extérieure ni par des désordres prolongés à l’intérieur, et qu’elle leur promettrait, avec cette satisfaction toute négative pour le présent, des avantages réels et des compensations pour l’avenir.
C’est cette double et belle transaction avec l’extérieur et l’intérieur qui caractérisa, qui enchaîna et qui sauva dès le principe la révolution belge. Et quand les gouvernements de l’Europe demandent la paix à la Belgique, et quand les intérêts matériels lui crient d’une voix unanime de ne pas faire la guerre, les uns et les autres ne demandent à la Belgique que d’accomplir ses promesses, que de rester fidèle à ses serments.
Cette politique qui a sauvé la révolution au-dehors et au-dedans c’est sa déviation complète que nos adversaires vous proposent aujourd’hui ; c’est, au contraire, le maintien de cette politique salutaire, conservatrice, et toute belge, en un mot, que nous défendons.
Nos engagements vis-à-vis de l’Europe, ils sont écrits à chaque page de notre histoire diplomatique, depuis passés huit ans ; ils sont écrits de plus dans un traité accepté par nous, signé de nous, que vous avez proclamé, invoqué, en maintes occasions, solennelles comme votre droit, et dont vous n’avez cessé de demander l’exécution que du jour où vous vous êtes provisoirement trouvés en possession de presque tous les avantages qu’il vous donne.
Vos engagements vis-à-vis des intérêts matériels du pays, ils ne sont pas consignés, il est vrai, dans un contrat passé avec eux, mais ils sont dans tous les actes qui, dès le premier jour, ont été posés, à leur intention, dans les institutions créées à leur profit, dans la constante sollicitude que vous leur avez montrée, dans ces lois protectrices à l’abri desquelles vous les avez excités à s’élever, à se développer peut-être outre mesure ; ils résident enfin dans la marche pacifique et rassurante suivie depuis huit ans, et dont l’interruption momentanée a suffi pour jeter la plus grande perturbation au sein de ces intérêts si ébranlés déjà par la chute déplorable et pour longtemps retentissante de l’un de nos deux grands établissements de crédit.
Je n’ai pas concourir à faire le traité des 24 articles ; je ne l’ai point voté, je n’ai pas ici à le défendre ; je crois que, comparés aux 18 articles, pour lesquels je m’étais prononcé, ils ont été de la part de la conférence une chose injuste et impolitique. Et, en disant cela, je n’entends pas d’ailleurs condamner de tout chef et sans appel, du haut de mon banc, ce tribunal dont les efforts constants à préserver l’Europe de la guerre, dont la modération et la prudence dans le cours de ce long et difficile procès, seront sans doute appréciés par l’histoire.
Je n’ai point, dis-je, voté les 24 articles. Comme toutes les transactions de ce monde, il renferme pour les deux parties de bonnes dispositions. Il en renferme de mauvaises. Ces dernières sont jusqu’ici restées toute à la charge exclusive de la Hollande, et elle n’en est pas morte, bien qu’elle en ait souffert. Il s’agit aujourd’hui d’en prendre une partie à la charge de la Belgique, et je ne crois pas non plus que la Belgique en meure.
S’il y avait pour elle danger de mort, si telle était sa destinée inévitable, je lui dirais : Allez, vous n’avez rien à ménager, rien à perdre, brisez les traités ; nul n’est tenu d’exécuter son arrêt de mort. Rentrez en révolution, renouvelez, si vous le pouvez, contre l’Europe, cette périlleuse épreuve qui vous a si bien réussi contre la Hollande. Mais je ne vois pas sous un jour aussi désespérant les conséquences du traité ; s’il ne donne pas à la Belgique tout ce qui lui revient, il ne lui fait pas non plus une position honteuse, misérable, intolérable. S’il en était ainsi, comment se fait-il que le roi de Hollande, que vous dites si fin politique, au lieu de protester huit ans contre le traité, ne se soit pas empressé d’accepter cet acte monstrueux qui, selon vous, porte en son sein une restauration ? Quoi ! ce traité renferme notre honte, notre ruine, la restauration, et vous l’avez signé, vous l’avez invoqué vous-mêmes comme sauvegarde, comme votre droit.
Vous étiez donc bien aveugles alors ; ou vous l’êtes bien aujourd’hui ! Serait-ce que les stipulations du 15 novembre 1831 auraient été aggravée par celles du 23 janvier 1839 ? Osez redemander le texte du 15 novembre, et prenez garde que la conférence, que le roi de Hollande ne vous prennent au mot. Est-ce 8 millions 400 florins par an et l’arriéré de la dette qu’il vous faut ? Vous témoignez pour l’Escaut des sympathies dont je vous sais gré et dont je prends acte : est-ce le tarif de Mayence que vous demandez pour lui, sans aucune garantie pour cette libre pratique du fleuve, qui en constitue la vraie liberté ? Le traité du 15 novembre vous propose tout cela. Rejetez donc le traité du 23 janvier et vous aurez tout cela, car votre refus vous reporte de droit au 15 novembre ; à moins que vous ne prétendiez vous affranchir par le même vote et de l’un et de l’autre traité, faire table rase de tous les traités et commencer en Europe la vie de peuple sauvage.
Reste la question territoriale ; celle-là qui va droit au cœur du pays, ne s’est aggravée ni améliorée. Elle est restée la même. Et, à vrai dire, elle n’a jamais été remise officiellement en doute par qui que ce soit, avant l’année 1838. Si l’adjonction du Luxembourg à la Belgique de 1830 était praticable, si cette combinaison n’était pas aussi radicalement impossible que l’a démontré M. le ministre des travaux publics, c’était sans doute une œuvre bien belle, toute nationale que la conservation de cette province. Mais plus l’œuvre est difficile, délicate, réputée impossible, plus elle demande à être préparée de longue main. Il était trop tard pour l’introduire à la conférence, du jour où le roi Guillaume, envoyant au traité une adhésion inespérée, liait à son tour les puissances pressées de sortir de cet interminable embarras de la question hollando-belge. A plus forte raison, est-il trop tard pour l’introduire aujourd’hui, et surtout pour la faire entrer dans les têtes à grands coups d’injures et de menaces.
En 1831 (car la question n’est pas d’aujourd’hui) tout ce qu’il est possible de dire en faveur de la question territoriale fut dit par des voix éloquentes et puissantes. Ces voix, dont nous retrouvons ici tant d’échos, ne purent alors prévaloir. Bien que le pays se trouvât dans des circonstances à douter de lui-même, à douter de son avenir, qu’il eût encore toute vivante au cœur l’impression d’une défaite, que les puissances de l’Europe, encore peu sûres d’elles-mêmes, en dussent à la première année de cet essai de paix qui leur a si merveilleusement réussi depuis, malgré, dis-je, toutes ces circonstances d’un état précaire pour le pays et pour tout le monde, la Belgique ne voulut pas mettre en balance cette existence toute incertaine avec les chances d’une guerre et les dangers éventuels d’un refus. Le sacrifice des territoires fut consommé, et le traité des 24 articles accepté. Les 24 articles entrèrent dès lors dans le code européen pour nous et contre nous ; et tout imposés, tout durs qu’ils nous étaient, nous ne songeâmes plus désormais à en contester la force obligatoire.
Loin de là : le cabinet qui l’avait fait accepter par les chambres comme une dure nécessité, poussé ces mêmes chambres, ne tarda pas à en provoquer l’exécution, et, chose digne de remarque, à en provoquer l’exécution par la partie qui nous semble aujourd’hui, à bon droit, la plus onéreuse, c’est-à-dire par l’évacuation des territoires. « Plus de négociations avant l’évacuation des territoires », telle était la politique suivie par le premier ministère du Roi et sanctionnée par l’unanimité des chambres ; politique qui, après une déviation devenue nécessaire, vint, sous le ministère suivant, aboutir à la prise de la citadelle d’Anvers, qui fut pour la Belgique un commencement d’exécution du traité, et à la convention du 21 mai 1833 qui n’en fut, à l’égard du roi Guillaume, que l’exécution forcée, onéreuse et permanente.
Et lorsque le ministère vint déposer cette trop belle convention du 21 mai, trophée de sa politique, ce que l’opposition d’alors reprocha à son système, ce ne fut pas l’exécution du traité, mais l’insuffisance, l’ajournement de l’exécution. Il eut beau répéter, par l’organe de l’honorable et habile général qui dirigeait alors notre politique extérieure : « ce traité est notre droit public, c’est la loi de la politique extérieure du gouvernement », l’opposition persistait à l’accuser d’avoir renoncé (ce qui n’était pas), pour un avantage éphémère, à ce traité des 24 articles, qui était, disait l’un, « le seul lien qui nous rattachât à l’Europe » et « qu’on ne pouvait rompre, disait un autre, sans nous plonger dans une situation dont il était impossible de prévoir les conséquences. »
La convention du 21 mai, dans laquelle on voudrait se retrancher aujourd’hui qu’elle va tomber, comme dans une citadelle imprenable, ne créait pour nous aucun droit nouveau. Continuation, sous forme plus douce que l’embargo, des mesures coercitives contre la Hollande, elle nous maintenait jusque-là dans la possession, mais dans la possession provisoire seulement (ce sont ces termes) des districts du Limbourg et du Luxembourg. Rejeter le traité du 15 novembre, pour se renfermer dans la convention du 21 mai, ce n’est donc pas sauver les territoires, ce serait tout au plus en ajourner l’abandon.
Le 7 juin 1833, la convention fut annoncée de la manière suivante par le discours du trône :
« une convention conclue par la France et l’Angleterre procure à la Belgique la plupart des avantages matériels au traité du 15 novembre, sans lui enlever la partie des territoires dont la séparation sera toujours pour nous le plus dur des sacrifices. »
Oui, sans doute, alors comme aujourd’hui comme dans l’avenir, cette séparation sera toujours pour nous le plus dur des sacrifices. Oui, sans doute, on aimait à se croire pour toujours réunis ; on avait, pour ainsi dire, oublié qu’un mot, un seul mot pouvait mettre un terme à cette union, ce mot auquel on ne croyait pas, ce mot « j’accepte », qui a tant coûté à notre ancien maître, vaincu, lui aussi, par la nécessité, est venu nous réveiller d’un doux rêve, nous arracher à de douces illusions. N’était-il pas naturel, et doit-on s’étonner que notre premier cri à tous, gouvernement, chambre, pays, ait été : Non, plus de séparation ! non, plutôt les grands sacrifices ! A cette manifestation énergique et unanime de nos sympathies pour elles, les populations menacées ont dû se sentir satisfaites, et si ce cri ne fut pas écouté par l’Europe, si la force irrésistible de sa volonté, si notre parole donnée, qui doit être aussi pour nous une force majeure, refoulèrent au cœur du pays les sentiments qui avaient si généreusement éclaté, cette manifestation, impuissante aujourd’hui, n’en restera pas moins comme une protestation qui aura du retentissement, et portera peut-être ses fruits dans un avenir meilleur.
Sans doute huit années d’inexécution de la part du roi de Hollande, bien que non lié à notre égard ni à l’égard de la conférence, n’avaient pas laissé les choses entières, et la fin l’a prouvé ; sans doute ce refus obstiné, que l’on comprend du reste, aurait pu modifier les dispositions des puissances à son égard, sui la question territoriale eût été, comme la dette, une pure question d’intérêt hollando-belge ; sans doute, il n’y avait rien de forcé ni de déloyal à invoquer ce long retard pour tâcher d’obtenir des modifications sur le territoire comme on en a obtenu pour la dette ; mais du moment que la conférence, dont le parti pris était, comme on l’a remarqué, de ne point revenir sur la question territoriale, opposait, avec un inflexible refus, à nos réclamations d’aujourd’hui, notre signature d’autrefois, on aura beau dire que les circonstances n’étaient plus les mêmes, il devenait impossible de résister, sans renier la foi promise, sans laisser mettre en doute notre loyauté, sans poser un antécédent qui, peu honorable et mauvais pour le présent, pouvait nous devenir fatal dans l’avenir.
Prenons-y garde, messieurs ; nous ne faisons, pour ainsi dire, que naître comme nation indépendante. Qu’on dise ce qu’on voudra de la diplomatie, notre séparation violente d’avec la Hollande est bien notre ouvrage, mais notre existence politique en Europe est et sera le sien. Si, dès nos premiers pas dans ce monde, nous mettions nous-mêmes en doute nos titres d’origine ; si nous venions à méconnaître légèrement la force obligatoire des traités, cet apparent manque de foi, sans profit pour nous aujourd’hui, nous servirait mal, je le crains, dans nos alliances futures : et les négociations que nous aurons sans doute bientôt à ouvrir pour consolider et étendre nos relations de politique, de commerce, de crédit pourraient s’en ressentir. Quand on saura que nous sommes fidèles aux traités, alors même qu’ils nous sont onéreux, on sera mieux disposé, croyez-moi, à convenir avec nous de stipulations avantageuses, et les sacrifices que fait aujourd’hui notre loyauté, l’avenir nous en tiendra compte. Raison d’honneur, raison d’intérêt ; il y a là, messieurs, quoiqu’en disent des orateurs un peu lestes, suivant moi, à trancher cette question, un grave motif de méditation et de détermination.
Quoi ? Vous niez la force obligatoire d’un traité signé de vous, et vous en revendiquez en même temps les dispositions qui sont à votre profit ! Vous faites deux parts du traité, celle qui vous convient, elle lie les puissances, celle qui vous porte préjudice, elle ne vous lie pas. En conscience, cela est-il logique et bien loyal ? cela est-il digne d’un peuple dont on vante à bon droit l’honneur privé et la foi religieuse ? Tout récemment, dans un pays voisin, il y eut un mémorable débat sur la foi due aux traités. Ecoutez à ce propos le langage triste et sévère d’un homme d’expérience et de conscience, parlant, non pas à un pays de 4 millions d’habitants, mais à un peuple qui a vaincu l’Europe :
« Voilà que notre foi est décriée devant l’Europe, qui pourra nous demander des otages comme à un peuple barbare, quand nous aurons à traiter avec elle… »
Dites, et nous répèterons avec vous, que l’abandon des territoires est une extrémité douloureuse ; ajoutez que c’est là une stipulation inique, inutilement vexatoire ; mais ne donnez pas le nom de politique déshonorante à celle qui veut être fidèle aux engagements, craignez plutôt cette qualification pour ce système qui subordonne aux circonstances et modifie avec elle la parole donnée.
Oui, nous le reconnaissons tous, cette séparation est une nécessité douloureuse, fatale. Que l’on nous indique un moyen honorable et praticable, je dis un seul, d’y échapper, nous l’adopterons avec ardeur. Qu’on demande au pays des sacrifices efficaces, qu’on les demande à chacun de nous personnellement, et nul ne s’y refusera. Les sentiments de regret qu’inspire cette cause si digne d’intérêt, je ne les réfute pas, je les partage, je m’y associe. Je ne saurais toutefois applaudir pour mon compte aux orateurs qui appellent au secours de cette belle cause, toutes les ressources de leur imagination, pour démontrer à l’Europe que la Belgique est à jamais déshonorée, flétrie, une terre ingrate et maudite. Déshonorée pour exécuter en 1839 ses engagements de 1831 et 1833 ! Maudite, pour avoir poussé jusqu’aux dernières limites ses démonstrations, et ses efforts pour des populations qui, si je suis bien informé, n’ont donné mission à personne de maudire, en leur nom, la patrie, et de la frappe au visage, en désespoir de ne pouvoir l’entraîner avec soi. (Très bien ! très-bien !)
Vraiment, à voir la manière dont les adversaires du système de paix prodiguent à ce système les épithètes les plus dures ; à voir avec quel laisser-aller d’intrépides monopoleurs d’honneur et de courage délivrent au gouvernement, à la chambre, au pays, des brevets d’infamie, de lâcheté et de trahison, on croirait que ces mots formidables n’ont plus aucune valeur, aucune signification dans ce monde. Sans doute, la chambre fait la part, et M. le président aussi, de la situation difficile, irritante, de quelques-uns d’entre vous ; mais, au nom de la Belgique, au nom de vous-mêmes, ne répétez pas que la patrie est à jamais flétrie, déshonorée. Le pays ne vous croit pas, l’étranger ne vous croit pas, et, permettez-moi de le dire, vous ne vous croyez pas vous-mêmes (Oh !oh ! murmures.)
Vous ne vous croyez pas, car encore quelques mois, quelques semaines, peut-être, et ce pays, que vous dites flétri, cette patrie que vous maudissez, vous vous tiendrez pour heureux, pour honorés de continuer à la servir, à la représenter, je ne dis pas pour conserver les positions brillantes que la révolution vous à faites, je n’incrimine pas votre caractère, j’en appelle à votre patriotisme, à votre sang-froid, à votre raison. (Très-bien ! très-bien !)
A mon avis donc, il faut avoir le courage de le dire et de le répéter comme il faut bien se résigner à l’entendre, la Belgique se trouve politiquement liée à l’Europe par les traités, et le rôle déshonorant pour un pays, ce n’est pas de respecter les traités, même onéreux.
Viennent maintenant d’autres engagements pris par la révolution vis-à-vis de l’Europe et vis-à-vis du pays lui-même. Ces engagements, je l’ai dit, étaient de deux sortes : à l’Europe, la révolution avait promis de ne pas troubler la paix générale, au pays de respecter ses intérêts matériels ; et nous allons voir comme la révolution a tenu parole.
Le 4 novembre 1830, cinq semaines après les journées de Bruxelles, deux délégués des cinq grandes puissances se présentent au gouvernement provisoire. Quelle est leur mission, d’arrêter l’effusion du sang, d’obtenir une entière cessation d’hostilités. Que fait le gouvernement provisoire encore dans la chaleur du combat, dans l’orgueil de la victoire ? repousse-t-il de pareilles avances ? non, messieurs ; il accueille cette démarche comme la démarche amicale de médiateurs animés d’un esprit de concorde et de paix, et il remercie, aux applaudissements du congrès, les puissances de l’initiative qu’elles ont prise pour arrêter l’effusion du sang.
Fortes de l’adhésion du parti vainqueur, les puissances, marchant droit à leur œuvre, ne tardent pas à exprimer leur détermination immuable de maintenir la paix, cette paix qui est leur propre cause et celle de la civilisation européenne.
C’est au nom de la paix générale que l’union entre la Belgique et la Hollande est rompue ; c’est pour éviter l’incalculable malheur d’une guerre générale que le traité des vingt-quatre articles nous est imposé par l’Europe ; et s’il est accepté par nous, c’est aussi, comme le dit l’adresse de la chambre du 14 mai 1832 « que la paix générale est d’une valeur inestimable, et que la nation belge, en reprenant son rang dans la grande famille, n’a pas voulu que ce fût à ce prix. »
C’enfin pour couronner l’œuvre de paix, qu’après huit années d’efforts et de discussions minutieuses, la conférence présente le nouveau traité, croyant, dit-elle, être arrivée à un arrangement définitif acceptable par les deux parties. Et la chambre de 1839 serait-elle moins disposée que celle de 1832 à rendre, comme disait encore celle-ci, l’éminent service de la paix aux nations, en faisant même abnégation de ses plus chers intérêts ?
Je sais qu’il est reçu de par un certain monde que la diplomatie n’a fait que nous tromper ou se tromper depuis huit ans ; qu’elle n’entend rien au droit pas plus qu’aux intérêts européens ; qu’elle n’a rien voulu de ce qu’elle voulait, rien fait de ce qu’elle faisait, que proclamant la dissolution du royaume des Pays-Bas, c’est la restauration qu’elle a eue en vue, que voulant la paix c’est la guerre qui couve sous sa combinaison. Oui, messieurs, il est des personnes qui pensent sérieusement que depuis huit années les cinq puissances ne se sont réunies à Londres que pour donner au monde le spectacle de cette vaine et ridicule parade. Je ne suis pas de cet avis. Je ne discute pas les moyens ; mais, je le proclame à haute voix, le but apparaît grand, et les intentions libérales. Voir les grandes puissances de l’Europe prendre à cœur à ce point la paix générale et la cause de la civilisation européenne, et faire à cette cause, chacune, de notables sacrifices, n’est-ce pas là un intéressant et nouveau spectacle ? n’est-ce pas là un grand pas de fait, sinon pour éteindre les guerres, au moins pour les rendre plus difficiles ? n’est-ce pas là enfin peut-être le commencement d’une ère nouvelle, le germe imparfait d’une institution appelée à régler, d’après des principes nouveaux, les différends, les rapports, les intérêts internationaux, à fonder un ordre, un droit public européen ?
Sans insister sur une hypothèse que je n’entends pas défendre contre le reproche d’être hasardée, je me résume, et je dis qu’être parvenu à remanier l’Europe, à constituer une nation, partager un trône, et consacrer une révolution, et avoir fait tout cela sans guerre, ce n’est pas seulement un essai merveilleux, un germe fécond pour l’avenir, c’est un grand service rendu à l’humanité. J’ajoute que ce ne sera pas une faible gloire pour la Belgique que d’avoir eu la sagesse de s’associer dès son début à cette haute mission tout en sauvant sa nationalité ; et qu’à ce point de vue élevé remettre aujourd’hui par notre fait la paix de l’Europe en question, ce ne serait pas seulement l’oubli manifeste de nos intérêts, ce serait une haute inconséquence, une haute immoralité.
Quand j’exalte cet esprit de paix que les rois de l’Europe ont poussé jusqu’à l’abandon d’un de leurs frères, que la Belgique a poussé jusqu’à l’abandon d’une partie de ses enfants, je n’ai pas la naïveté d’attribuer à un pur désintéressement de leur part ce désir persévérant de maintenir la paix générale. J’admets bien volontiers que vieilles et nouvelles dynasties ont pu avoir des craintes pour leur conservation, comme la Belgique en a pour sa jeune nationalité ; comme surtout elle a craint pour son commerce, son agriculture, son industrie, intérêts essentiellement nationaux, qui, je le répète, n’avaient accepté et respecté la révolution qu’à la condition d’être acceptés et respectés par elle.
L’influence des intérêts matériels sur la marche de notre révolution, le rôle prédominant qu’ils y ont pris, nul ne songe à le nier. C’est là même un des traits caractéristiques de cette révolution morale et toute locale. Elle voulait surtout une chose ; expulser l’étranger, renvoyer les Hollandais en Hollande, être libre chez elle ; et ce fut l’ouvrage de quelques jours ; puis on la vit rentrer au logis, se remettre au travail, inoffensive pour tous, prompte à rassurer le commerce alarmé, comme elle avait rassuré l’Europe. Le caractère du Belge se montre ici dans toute son originalité ; participant du type germain et gaulois, tempéré comme son climat, l’esprit aventureux et guerroyant est mitigé chez lui par l’esprit de conservation et de travail. Ainsi s’expliquent, messieurs, ces marques de sympathie sincère, ces soins empressés que, dans l’ivresse de ses premiers succès, dans son effervescence la plus vive, la révolution donna aux intérêts matériels comme pour s’excuser de n’être faite qu’au nom d’intérêts politiques et religieux.
Quels sont en effet les premiers actes du gouvernement provisoire ? Nomination d’une commission supérieure d’industrie, de commerce et d’agriculture. Distribution de secours, en dépit du dénuement de la caisse publique, à nos villes industrielles. Qu’est-ce que le préoccupe exclusivement en signant l’armistice ? la liberté de l’Escaut,, sans autre droit de péage et visite que ceux établis en 1814. Quand menace-t-on de reprendre les hostilités ? Une seule fois, je pense ; c’est quand, abusant de sa position géographique, la Hollande porte atteinte à la liberté du fleuve nourricier du pays.
Que fait le congrès dans le même temps qu’il se met en quête du futur chef de l’état ? il demande si le comité diplomatique a ouvert ou va ouvrir des négociations pur un traité de commerce qui facilite les échanges de produits réciproques. Et les ouvertures faites dès le mois de mai 1831 à l’Allemagne, même à la Hollande, par le second ministère du régent, en vue de relations commerciales, et les millions votés pour les routes et les lois protectrices, qu’avec une tendresse irréfléchie parfois, vus avez prodiguées à l’industrie, ne sont-ce pas là aussi des témoignages des sympathies de la révolution pour elle.
En même temps que la Belgique aidait l’Europe à maintenir la paix générale, celle-ci travaillait de son côté à rassurer la Belgique sur son avenir industriel. « Il importe, disait la conférence dans son protocole du 17 janvier, que la Belgique, florissante et prospère, trouve dans son nouveau mode d’existence politique des ressources dont elle aura besoin pour se soutenir. » C’est ainsi qu’en nous enlevant le territoire du Limbourg, dans un intérêt militaire et germanique, elle nous y réservera un transit libre et des communications commerciales, c’est ainsi qu’elle fera du port d’Anvers uniquement un port de commerce, et de toute la Belgique un pays neutre, c’est-à-dire un pays où l’industrie puisse se développer en sécurité, un lieu de refuge et de passage pour le commerce étranger en cas de guerre, tandis que notre pavillon pacifique et protecteur le couvrira sur mer.
Et après toutes ces démonstrations en leur faveur, quand les intérêts matériels demandent qu’on leur en tienne compte aujourd’hui, quand ils en appellent à ces antécédents, quand l’industrie vous crie qu’elle aussi depuis huit ans s’est identifiée avec vous, qu’elle aussi réclame un état de possession non interrompu, quand elle ne demande ni la guerre générale, ni l’infraction aux traités, ni aucune des impossibilités de tous vos systèmes contradictoires, mais une chose très nette, très simple, un seul mot, un seul que vous pouvez prononcer demain, aujourd’hui ; de quelle manière répond-on à ses prières, à ses angoisses ? - Ce n’est pas pour vous que la révolution a été faite, souffrez donc et résignez-vous. Cette crise que nous prolongeons comme à plaisir, nous ne savons quand ni comment elle finira. A l’appui de notre opinion fantastique, nous n’avons ni vues arrêtées, ni ombre d’espérance, ni ombre de consolation à vous offrir ; vous demandez l’exécution du traité ; ignorants que vous êtes, ce traité est votre ruine ; vous demandez la paix à l’ombre de laquelle vous avez fleuri, et qui est le souffle de votre vie ; vous êtes des égoïstes, vous trouvez que l’épreuve a déjà été longue, vous vous dites à l’agonie, vous vous abusez, boutiquiers que vous êtes. C’est l’Europe qui n’en peut plus ; encore un peu de patience, et elle viendra, on vous l’a dit, vous offrir la paix à genoux. En attendant, nous n’avons pas de soulagement à vous apporter, pas de temps à assigner à vos inquiétudes, à vos souffrances. Vous vous traînez humblement dans le sentier prosaïque des réalités ; nous voguons, nous, à pleines voiles dans les espaces imaginaires, l’ « inconnu », l’ « imprévu », l’ « impossible », voilà notre système, tâchez de le comprendre et de le faire comprendre aux deux millions de Belges, travailleurs que vous représentez ; et le reste… à la garde de Dieu.
A la manière dont nous avons entendu traiter ici par quelques-uns les intérêts matériels du pays, on croirait vraiment que l’on vit sur quelque terre promise ou maudite, qui produirait tout sans travail ou refuserait tout au travail. A voir le cas qu’on semble faire des gens de négoce et de travail, on se demande par quelle étrange métamorphose la laborieuse et bourgeoise Belgique se serait tout à coup transformée en un pays exclusivement peuplé de gentilshommes et de lazzaroni. On ne paraît pas se rappeler que si la Belgique a un relief à l’étranger, un renom dans l’histoire, c’est à son industrie, c’est à son commerce qu’elle le doit, tout autant qu’à ses arts qui ne fleurissent volontiers, j’en appelle à Bruges, à Anvers, à Venise, à Florence, que sous ces auspices fécondants. Quoi donc ? faudra-t-il que nos provinces et tant de nos communes renoncent à ce qui fait leur richesse et leur réputation. Serait-ce en vain que la Providence, comme pour nous marquer la voie, nous aura prodigué les éléments vitaux de toute industrie, le fer et la houille ; la Flandre n’est-elle plus le pays des toiles et de la belle culture, Liége n’a-t-elle plus ses armes à produire, Gand ses cotons, Verviers ses draps, Bruxelles ses voitures, Tournay ses tapis, Malines ses dentelles ? Charleroy doit-il cesser d’être un des premiers districts industriels du monde ? Anvers a-t-il cessé d’être connu parmi les nations comme l’un des ports les plus commodes, l’une des places de commerce les plus solides et les plus loyales ? Et sera-ce enfin pour la distraction du promeneur oisif que vous aurez donné, en créant votre chemin de fer, à la Belgique industrielle et commerciale sa constitution matérielle, comme la Belgique politique a reçu la sienne : double et brillant fleuron de la nationalité belge, qui la distingue et la résume tout entière ? Et parce qu’une catastrophe est venue frapper cet admirable établissement de Seraing que le gouvernement, j’espère, ne laissera point périr, vos dédains empêcheront-ils cet établissement d’être un des premiers ornements de votre pays ?
Si donc les intérêts industriels et commerciaux ne sont rien en Belgique, si tout cela n’est que vile matière, démontez vos routes, desséchez vos canaux, fermez vos ports, rayez de votre carte et Gand et Liége et tant d’autres, déchirez les plus belles pages de votre histoire.
A quelques-uns, en effet, cette gloire toute matérielle ne suffit pas. Cette carrière industrielle est trop étroite. Il leur faudrait toutes les carrières, toutes les gloires à courir à la fois. Je ne sais quel vertige pousse certains esprits ; mais qu’à eux ne tienne, et nous verrions le peuple belge transfiguré en je ne sais quelle armée d’apôtres, d’illuminés, de martyrs. Messieurs, ne forçons point notre caractère, n’exagérons pas notre puissance ; ne présumons pas trop de notre prédestination, et avant de songer à faire les affaires des autres, tâchons de faire les nôtres et de vivre en paix chez nous.
Je fais une large part et très large aux intérêts moraux du pays. J’applaudis à tout ce qu’il peut déployer d’intelligence et de génie dans les lettres, dans les sciences, dans les arts. Mais si nous l’estimons bien haut à ces divers titres, nous devons être fiers aussi de sa puissance matérielle, soigneux de son bien-être, de son honneur commercial et industriel. Si l’occasion était plus propice, s’il n’y avait cruauté à mettre à nu des plaies saignantes, je dirai ce que je pense de la fausse direction et des fâcheuses extensions données dans ces dernières années à certaines affaires ; je ne serais surtout pas le dernier à flétrir l’agiotage. Mais la bonne, la vraie, la grande, la loyale industrie n’est point responsable des excès de l’agiotage ; c’est celle-là qui fait véritablement la force, la richesse, l’ornement du pays ; et c’est pour celle-là aussi que nous demandons merci.
On s’est plaint de l’influence exercée par les intérêts matériels dans cette discussion à l’issue de laquelle l’Europe est attentive, et qui tient comme en suspens la vie du pays. Loin de nier cette influence, loin de m’en plaindre, je dirai que si même, en ne songeant qu’à se sauver eux seuls, ils sauvent en même temps de la guerre et la Belgique et l’Europe, ils méritent à ce titre seul que grâces leur soient rendues et par l’Europe et par la Belgique tout entière.
Fort bien, me dira-t-on, vous glorifiez, vous défendez l’industrie, vous voulez que la révolution soit fidèle à ses engagements envers elle ; mais l’honneur du pays, l’honneur de la chambre, l’honneur de l’armée, n’est-ce rien que cela ? Et cet honneur, votre système de paix ne le compromet-il pas ?
L’honneur d’un pays ne consiste pas à vider ses engagements, à combattre sans espoir, à se ruiner sans nécessité ; l’honneur de la chambre ne consiste pas à jeter au vent la fortune du pays, à la mettre en pièces plutôt que de céder, comme un honorable membre en exprimait hier le vœu charitable, parce que dans un moment d’entraînement, excusable à plus d’un titre, elle aura manifesté des intentions belliqueuses, contraires à tous les antécédents, à tous les engagements, je dirai presque à tous les vœux du pays.
L’honneur de l’armée ! Quoi ! parce que l’armée éprouverait l’impatience bien naturelle de combattre, force serait de lui donner satisfaction, sous peine de la déshonorer ? mais l’armée a-t-elle été mise en présence de l’ennemi, mais comme quelques-uns le demandent, dans leur singulière manière d’entendre l’honneur militaire, a-t-elle été menacée d’une agression, sans être appelée à se défendre ? mais l’armée n’est-elle pas membre du corps social, et peut-elle avoir des intérêts, une volonté autres que lui ? L’armée a le sort de toutes les armées de l’Europe (je ne lui souhaite pas et elle n’ambitionne pas, sans doute, celui des armées de l’Espagne) ; toutes sont condamnées à attendre, l’arme au bras, ce que l’avenir leur réserve de faire. Notre armée est brave, pleine d’ardeur, mais disciplinée et intelligente. C’est dire qu’elle saura à tout événement faire son devoir, prête à la guerre, résignée à la paix.
Mais cette guerre que vous repoussez avec autant de force aujourd’hui, vous l’avez voulue, hommes de septembre, en 1830.
Oui, dans doute, j’au voulu la guerre, et je l’ai voulue sérieuse, décisive, quand la révolution était devenue inévitable, il a bien fallu l’armer pour la défendre, quand la guerre était opportune, logique, indispensable. Et je l’ai voulue alors contre des velléités et des tentatives de transaction qui l’eussent étouffée au berceau. Oui, c’est parce que j’ai, pour ma part, contribué de toutes mes forces à créer par la guerre une Belgique indépendante, que je veux la conserver, la consolider par la paix, et que je repousse, avec non moins d’énergie, ce remède extrême de la guerre, qui lui serait fatal.
Mes engagements envers le système pacifique ne sont pas d’hier ; ils remontent à l’armistice conclu par le gouvernement provisoire ; la langage que je tiens en ce moment n’est pas nouveau ; je le tenais au congrès de 1831, dans des circonstances à peu près les mêmes car, je le vois avec tristesse, nous voici reportés de huit ans en arrière.
« Rien n’est curieux, disais-je dans la séance du 7 juillet 1831, comme la manière de raisonner de quelques-uns ; parce qu’ils aiment la patrie belge de tout leur cœur, ils voudraient la doter de tous les avantages, la combler de tout bien, en faire à l’heure même un pays parfait, accompli en tout point. Mais des droits d’autrui, mais des convenances du voisin, mais des nécessités de circonstances, il n’en est pas question.
« Je sens, messieurs, comme un autre tout ce qu’il y a d’entraînant dans ce vague désir de combats et de victoires, je comprends très bien l’impatience de ceux qui aimeraient trancher d’un bon coup d’épée le nœud gordien de notre situation, dont la patience et la prudence peuvent espérer de venir plus facilement à bout. Si je voyais dans la guerre immédiate une solution prompte, définitive, assurée de notre révolution, je l’embrasserais d’une ardeur non moins vive ; mais je ne veux pas la guerre pour la guerre, et de bonne foi et sérieusement ce n’est pas la gloire des armes que la Belgique doit avant tout ambitionner. Sa mission est plus belle et son chemin tout tracé.
« La mission de la Belgique, disais-je encore, est de continuer à fleurir par le commerce, par l’industrie, de recommencer à fleurir par les arts…. Sans aventurer son sort en des entreprises téméraires, sans issue, sans résultat. Oui, c’est ainsi que notre révolution poursuivra sa marche glorieuse, si peut être dit, qu’après avoir été le second peuple de l’Europe en énergie et encourage pour briser le joug, le peuple belge a été le premier en prévoyance et en sagesse pour se constituer. »
En 1839, comme en 1831, je rends hommage à l’énergie du peuple belge, aussi bien qu’à sa prudence ; mais en 1839 moins encore qu’en 1831, je ne veux pas qu’il aventure la belle position que huit années de tranquillité lui ont faite, « en des entreprises sans issue, sans résultat. » pas plus qu’en 1831, je ne veux la guerre pour la guerre, et je me hâte d’ajouter, pour finir que, si je soutiens le système pacifique, ce n’est pas non plus que je veuille « la paix pour la paix. »
La paix, selon moi, ce n’est pas le repos, ce n’est pas l’immobilité, l’inertie, le sommeil. Une part plus belle, un rôle plus utile lui revient. La paix, c’est la source féconde de toute activité intellectuelle, de toute activité matérielle. La paix, c’est le perfectionnement successif de nos institutions, le développement de notre nationalité, de notre force industrielle sous une direction énergique, habile, prévoyante.
La paix a ses travaux, ses luttes, ses crises, même ses dangers ; il ne suffit donc pas de la vouloir pour elle-même, de l’abandonner à elle-même ; il faut vouloir et savoir la gouverner, comme on gouvernerait la guerre. Faire la guerre, c’est une mission difficile, parfois extravagante, rarement glorieuse, plus civilisatrice, plus humaine. Faire la guerre, c’est enlever au peuple jusqu’au dernier homme, jusqu’au dernier écu. Faire la paix, c’est descendre à lui pour lui apporter du bien-être, de l’instruction, de la moralité, du travail. Faire la paix, c’est donner impulsion et direction à tout ce qui est bon, à tout ce qui est beau, à tout ce qui est utile. C’est encourager l’instruction publique, à tous ses degrés, encourager dignement les arts, doter le commerce de lois libérales, l’industrie, l’agriculture , de bonnes voies de communication, de bonnes institutions de crédit, ces autres voies de circulation qui leur manquent presque partout.
Oui, messieurs, telles sont, à l’intérieur, quelques-uns des devoirs et des avantages de la paix. Ses effets au-dehors ne sont pas moins heureux.
Tandis que l’état de guerre réveille les antipathies, excite les défiances, avive les haines nationales, démoralise les populations, sème autour d’elles toutes sortes de ruines, la paix, suivant l’expression du poète, sème sur la terre l’or, les fleurs, les épis ; par elle les peuples forment une sainte alliance et se donnent la main.
La paix propage et attire. La guerre éloigne et repousse.
La Belgique pacifique, avec ses libertés civiles et religieuses, son amour de l’ordre, ses grands travaux publics et privés, sa prospérité, sa fécondité, n’offre-t-elle pas en effet à l’Europe une attitude plus respectable, un centre plus attrayant, un exemple plus séduisant que la Belgique haineuse, jalouse, insultante, anarchique comme quelques-uns la représentant, comme quelques autres la voudraient faire. Par la paix, vous étendez, vous multipliez, vous renouez vos relations au Nord, au midi, à l’est, dans toutes les directions, vous éclairez, vous facilitez à l’étranger les opérations du commerce, les entreprises de la science, vous préparez, vous fondez d’utiles alliances.
Avec la paix, messieurs, vous relevez le crédit public et privé, vous rappelez au jour les capitaux qui se cachent, vous remplissez largement le trésor, et vous ne craignez pas d’y puiser, pour réparer généreusement les blessures faites aux uns par la révolution qui a fondé la nationalité belge, les blessures faites aux autres par le traité qui la consacre et l’installe en Europe.
C’est ainsi, messieurs, que, fidèle à l’Europe et fidèle à elle-même, la Belgique pacifique ouvrira cette seconde période de sa révolution. Et croyez-moi, cette seconde époque peut être digne de la première. Plus la brèche faite au pays est large et douloureuse, plus il faut qu’il serre ses rangs pour la cacher et faire bonne contenance. Oui, désormais comme par le passé, l’union des bons citoyens continuera de faire sa force. Au-dessous de l’ancienne devise, la patrie inscrira, non vos prédilections de malheur, mais ces trois mots-ci : Ordre, liberté, travail, et sous cette bannière viendront bientôt se ranger, avec ceux qui ont toujours eu foi en la Belgique, ceux qui n’ ont pas cru, et ceux qui, à tort, en désespèrent aujourd’hui.
M. Lejeune – En succédant à un orateur aux talents et à la franchise habituelle duquel je me plais à rendre hommage, je n’ai pas la prétention de le réfuter ; mais j’ai la prétention d’apporter dans cette délibération une conviction sincèrement et consciencieusement formée. Je n’accepte donc pas pour moi, messieurs, le reproche que l’honorable préopinant à fait à ceux qui parlent contre le traité, lorsqu’il leur a dit qu’ils ne se croient pas eux-mêmes.
Messieurs, dès le premier moment qu’il s’est agi de nouveau de l’exécution du traité des 24 articles, tous les yeux se sont tournés vers le Limbourg et le Luxembourg ; toute l’attention des chambres, du gouvernement, de la presse, du pays entier, a été absorbée par l’intérêt qui s’attache à ces deux provinces, dans leur rapport avec l’exécution du traité. Cette sollicitude exclusive, cette vive sympathie ne m’étonnent pas ; je comptais sur ces sentiments généreux, je le partage, l’importance de la cause les justifie.
Malgré cette préoccupation générale, je vous demande la permission d’attirer votre attention pour un instant seulement, sur un autre point du pays pour lequel le traité aurait aussi une conséquence fâcheuse, conséquence bien minime, il est vrai, en comparaison de celle qui frapperait le Limbourg et le Luxembourg, car il n’est question là que d’une faible portion de territoire que nous occupons, et il ne s’agit pas de l’existence d’une partie du peuple belge.
Nous aussi, messieurs, nous avons dans la Flandre orientale à céder quelque chose à la Hollande, si nous adoptons le traité. Aujourd’hui nous sommes encore en possession d’une seule écluse de mer, l’écluse Isabelle, bâtie par nous, à nos frais, pour l’assèchement du territoire. Cette dernière ressource nous la perdons, le traité l’assigne à la Hollande, afin que celle-ci redeviennent maîtresse souveraine de tous nos débouchés.
Le traité consacre, pour la Flandre orientale, la limite la plus malencontreuse qu’il soit possible de tracer. La ligne frontière que la république des Provinces-Unies a établie à son profit, avec des prévisions hostiles, lorsqu’elle était à l’apogée de sa prospérité et de sa force, cette même ligne doit, d’après le traité, peser encore sur la Belgique.
Qu’a-t-on fait pour échapper à ce malheur ? interrogeons nos souvenirs : En 1830, le drapeau belge a flotté sur les clochers du Sas de Gand, de Philippine, de l’Ecluse et sur toutes la ligne qui sépare ces communes. Ces places importantes ont été abandonnées ; nous n’avons conservé alors que les écluses de mer du Capitalendam et d’Isabelle. En 1831, les Hollandais ont repris le Capitalendam ; et sans être inquiétés, ils en sont restés en possession malgré les stipulations des traités, en vertu desquelles ils auraient dû se retirer derrière la ligne qu’ils occupaient avant leur attaque déloyale.
Ils avaient besoin de cette écluse pour nous menacer et nous ruiner, ils en ont usé largement.
En 1830, le comité diplomatique du gouvernement provisoire a réclamé vainement la rive gauche de l’Escaut ; la conférence a posé en principe que la Hollande devait conserver son ancien territoire. Mais en se résignant à ce principe, la Belgique n’avait-elle plus rien à faire ? ne pouvait-elle pas réclamer, avec beaucoup de raison, une rectification de limites, qui nous eût laissé en possession de nos écluses d’évacuation et des digues de mer qui couvrent notre pays ?
Ne serait-il pas entrée dans les vues de la conférence, dont le but avoué était de négocier la paix entre la Belgique et la Hollande d’écarter cette pomme de discorde, en retranchant de la Hollande une portion de territoire très insignifiante et presqu’inhabitée ?
Pour autant que je sache, la diplomatie n’a fait, pour obtenir ce dernier résultat, aucune tentative, ni en 1831, ni en 1833, ni en 1838 ; et le traité soumis à vos délibérations nous enlève notre dernière écluse, pour la défense de laquelle l’on vient d’achever à peine des travaux de fortification assez considérables, et on laisse définitivement entre les mains de la Hollande les digues qui garantissent notre pays contre les eaux de la mer.
On me dira, sans doute, que ce n’est pas sans garantie, pour l’écoulement des eaux, que nous livrons nos débouchés. Oui, messieurs, la Hollande est obligée de recevoir les eaux des Flandres ; mais les réserves qui entourent cette obligation sont de nature, sinon à détruire complètement notre droit, du moins à nous livrer entièrement à la merci du bon plaisir de la Hollande.
Indépendamment des réserves qu’elle tient entre les mains comme une menace continuelle, et sans parler des péages qu’elle nous imposera, comme la Hollande exécutera-t-elle les stipulations du traité ? Sera-ce de bonne foi ? Pour répondre à cette question, je n’ai pas besoin de me livrer à des suppositions gratuites, à des jugements téméraires ; mes appréhensions pour l’avenir, je les puise dans le passé. On nous replace sous le régime des anciens traités, et l’histoire des deux derniers siècles nous atteste que l’exécution de ces traités, n’a été qu’une série, à peine interrompue, de déceptions, de vexations, d’exactions abominables, d’inondations ruineuses.
Il est possible que je me trompe, il est possible que des démarches auprès de la conférence eussent été faites en pure perte, comme tant d’autres ; mais après voir tenté des efforts infructueux, il eût été toujours temps de se résigner. J’aurais loué ces efforts, tout en déplorant la non-réussite ; car je ne juge pas la conduite des hommes par les résultats qu’ils ont obtenus et qui ne sont pas leur fait, mais par les moyens qu’ils ont employés et dont ils sont responsables.
Faisons une dernière hypothèse ; supposons, ou bien que des négociations entamées eussent été infructueuses, ou bien que le gouvernement ait trouvé que toute négociation eût été inutile, impossible ou même défavorable. Eh bien, messieurs, je dis que dans ce cas, et dans la prévision de l’acceptation du traité, prévision que, de l’aveu du gouvernement, des espérances contraires n’ont jamais exclue, je dis que, dans ce cas, il y avait encore quelque chose à faire pour notre frontière.
On aurait dû démolir l’écluse Isabelle, plutôt que de la livrer entre les mains de notre ennemi. On aurait dû la démolir, la placer à 700 mètres de distance vers l’intérieur, et rouvrir l’ancien havre de Bouchaute. Remarquez-le bien, messieurs, déplacée à 700 mètres vers l’intérieur, l’écluse se trouvait sur notre territoire et sous le canon du fort Laurent qu’on vient de reconstruire en toute hâte.
Je dois le déclarer, je ne viens pas préconiser une mesure comme un moyen permanent de salut, mais comme un parti utile, que des circonstances données commandaient impérieusement de prendre.
On n’a pas pris ce parti, et pourquoi pas ? est-ce à cause des dépenses ? Non, messieurs, les dépenses auraient été trop peu considérables pour s’y arrêter un moment. Je dirai plus ; elles n’auraient pas dépassé de beaucoup les portions de subsides accordées par intervalle, sans garantie, sans intelligence et presque sans fruit. Pourquoi donc n’a-t-on rien fait pour nous ? messieurs, il n’y a que deux motifs possibles : ou bien le défaut de connaissance de cette frontière, l’oubli, cet éternel oubli dans lequel tous les gouvernements nous ont laissés, ou bien la crainte de blesser éventuellement quelques susceptibilités diplomatiques, en construisant un ouvrage qui nous mît dans la nécessité de remuer un peu de terre que la conférence avait assignée au roi Guillaume, mais dont nous étions restés en possession.
Nous sommes donc victimes ou de l’oubli, ou de la peur.
Il me suffit, messieurs, d’avoir indiqué les stipulations du traité spécialement défavorables à la Flandre je ne m’y arrêterai pas davantage. Je ne puis distraire plus longtemps l’attention de la chambre des grandes questions qui l’occupent et qui impliquent l’existence même de la Belgique.
Je ne développerai pas non plus, afin de vous épargner des répétitions fastidieuses, les considérations générales qui me déterminent à voter contre la loi. Je me bornerai à une seule observation.
Comme Belge, entièrement dévoué au Roi et à la patrie, je ne puis donner mon assentiment au traité, à cause des stipulations qu’il contient et des conséquences que je redoute pour l’avenir du pays.
Quant aux stipulations du traité, je ne puis coopérer par mon assentiment à livrer une partie du peuple belge à la restauration, sous un joug que nous avons tous déclaré intolérable et que, pour nous-mêmes, nous avons désavoué sous serment.
Pour ce qui concerne les conséquences que je redoute, elles découlent de ce principe inique qui domine dans le traité : que les puissances ont le droit sous prétexte de maintenir la paix du monde, de disposer à leur gré d’un peuple ou de partie d’un peuple, quelles que soient les réclamations de la partie intéressée, et d’imposer à une nation le sacrifice de ce qu’elle a de plus cher.
Si, comme on nous le demande, nous adoptons aujourd’hui librement ce principe, qui est contraire à notre origine, qui détruit la base de notre existence et de nos institutions, demain on nous en fera subir les conséquences.
Adoptez ce principe, nous disent aujourd’hui les puissances, et nous vous reconnaîtrons, vous serez admis dans la famille européenne. Demain, elles diront à la Belgique : Souvenez-vous que vous n’existez pas pour vous seule, mais pour l’Europe, dont vous ne pouvez compromettre le repos ; vous le savez, c’est à ce prix que nous vous avons reconnue.
Votre liberté religieuse est trop illimitée, elle jette le trouble dans nos états ; apportez-y quelque correctif, et nous continuerons à vous reconnaître.
Votre liberté d’enseignement st un exemple dangereux pour nos populations jalouses ; mettez-y des bornes, et vous aurez acquis un nouveau titre à notre reconnaissance.
Votre liberté de la presse fait craquer chaque jour l’échafaudage de notre pouvoir absolu. Faites-nous encore ce dernier sacrifice ; supprimez cet abus, et votre existence dans la famille européenne est aussi sûre que la nôtre.
Le principe admis, messieurs, où s’arrêteront les conséquences ?
Le traité me paraît une faute grave, irréparable pour l’Europe constitutionnelle et libérale.
On nous fait craindre jusqu’à l’extinction du nom belge, si nous refusons notre adhésion au traité. Je le déclare, messieurs, je ne partage pas cette inquiétude ; si le moment d’une existence permanente pour la Belgique n’est pas encore venu, je crains bien que l’acceptation du traité ne soit le premier acte d’une réaction pacifique, un acheminement vers notre chute.
Toutefois, je ne nie pas la gêne et les difficultés que pourrait entraîner le rejet du traité ; ces maux, exagérés peut-être, sont inséparables de toute crise politique ; mais je ne veux pas pour moi, je ne veux pas pour le présent une tranquillité, peut-être même une prospérité précaire, hypothéquée sur l’avenir de mon pays.
Si, malgré nous, nous devons subir le traité, Dieu veuille que mes tristes prévisions ne se réalisent pas ! Dieu veuille épargner notre patrie, et faire retomber sur l’absolutisme machiavélique le châtiment de l’injustice commise au nom de l’Europe ! (Approbation.)
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Messieurs, voilà huit jours que nous discutons, et cependant la question qui dès le premier jour s’est placée sur le seuil de la discussion, est restée devant nous, toujours la même, toujours inexorable si je puis parler ainsi ; au milieu des émotions que nous avons tous éprouvées, il a pu nous arriver de la perdre du vue, mais elle n’a disparu que momentanément.
L’Europe nous a notifié à quelles conditions elles admet la Belgique parmi les états indépendants ; ces conditions, nous est-il possible de nous y soustraire ?
Ce n’est pas une question de sentiment, mais de raison ; ce n’est pas une question de volonté, mais d’intelligence.
Le gouvernement vous a demandé d’être autorisé à adhérer au traité du 23 janvier ; il n’a pu faire la proposition dans d’autres termes, et il faut le regretter. Si, au lieu d’une loi il avait pu vous demander la déclaration que la Belgique est dans l’impossibilité de se soustraire aux conditions qu’on lui impose, ce vote eût à la fois soulevé moins de doutes et rencontré moins de répugnance ; c’était la reconnaissance d’un fait dont la conséquence est évidente, et cependant la discussion tout entière se réduit à constater ce fait que le pays a déjà proclamé.
C’est à l’Europe que nous devons une réponse, à l’Europe actuelle, car il n’y en a pas d’autre. Pour nous, hommes politiques de 1839, il n’y a pas dans l’Europe deux Europes : l’Europe du passé n’existe plus : elle est du domaine de l’histoire, et peut-être l’a-t-on un trop maltraitée ; l’Europe de n’avenir n’existe pas encore ; elle est du domaine de l’imagination, et peut-être l’a-t-on un peu trop flattée. L’Europe avec laquelle nous avons à traiter, c’est malheureusement l’Europe actuelle : Europe positive, prosaïque, matérialiste, inhumaine ; l’on peut épuiser toutes les épithètes ; je n’en récuse aucune ; je reconnais volontiers l’élégant orateur que vous avez entendu dans votre séance de samedi comme l’organe de l’Europe de l’avenir ; mais en attendant l’avènement de cette Europe, il nous permettra de considérer la conférence de Londres comme le représentant de l’Europe actuelle : c’est dans cette Europe actuelle qu’il s’agit pour la Belgique de prendre place.
Devant ces réflexions bien simples tombe, et à mon grand regret, tout le prestige des paroles de l’honorable député d’Ath ; je me crois donc dispensé de discuté la possibilité de constituer une Belgique européenne malgré l’Europe : audacieuse antithèse que je n’oserais aborder.
La plupart des orateurs qui ont parlé contre la proposition du gouvernement, ont très-bien compris qu’à cette proposition, il fallait, en cas de rejet, en substituer une autre.
Ce que nous ferons, s’est écrié l’honorable député d’Ath ? Rien ; l’exécution forcée du traité est impossible ; cette impossibilité, c’est notre hypothèse ; c’est pour nous l’hypothèse de l’homme d’état. J’ai entendu dire qu’il suffit que l’homme regarde le lion d’un œil assuré, et le lion recule ; nous pourrions donc jeter le même regard fascinateur sur la conférence de Londres. Elle reculerait quoique nous lui ayons annoncé que le terrain lui manquerait bientôt derrière elle.
Ce n’est pas la première fois que nous entendons mettre en doute la possibilité d’action, l’efficacité de volonté de la conférence ; je croyais qu’elle n’était pas en demeure de faire ses preuves.
Si je voulais vous reporter à vos plus anciens souvenirs diplomatiques, je vous rappellerais qu’elle a enjoint la Hollande d’ouvrir l’Escaut pour le 20 janvier 1831, et le roi Guillaume a cédé à des menaces qui étaient sur le point de se réaliser ; je pourrais même soutenir que c’est au nom de la conférence qu’en 1831 l’armée française s’est précipitée en Belgique pour rétablir l’armistice, mais je ne veux pas affaiblir le caractère français de cette expédition, dont le résultat doit nous inspirer une éternelle reconnaissance ; mais rappelez-vous avec quel sentiment d’incrédulité on a accueilli en 1832 l’annonce des moyens coercitifs. Deux puissances seulement, il est vrai, y ont activement concouru ; mais les autres l’ont laissé faire ; pourquoi n’en serait-il pas de même en 1839, les rôles n’étant qu’intervertis ? Sans doute, ces mesures sont extrêmes et fâcheuses pour tout le monde, mais n’y a-t-il pas un précédent d’une haute gravité ? les difficultés morales des mesures coercitives n’ont-elles pas été en 1832 surmontées au grand désappointement de ceux qui avaient déclaré un conflit général inévitable ? les difficultés physiques ne sont-elles pas moindres en 1839 ; l’occupation de la rive droite de la Meuse et du Luxembourg allemand n’est-elle pas infiniment plus facile que le siège de la citadelle d’Anvers et le blocus maritime de la Hollande ?
Mais je veux aller aussi loin que possible dans cette discussion des probabilités d’exécution.
On exécutera ou l’on exécutera pas.
Je vous accorde les deux hypothèses ; car, pour me servir des expressions de l’honorable M. Dechamps, il n’y en a aucune pour l’homme d’état.
« On n’exécutera pas » ; et que devient la Belgique ? la non-exécution arrêtera-t-elle la crise intérieure ? Autre moyen coercitif connu des puissances, et qui a réussi contre le roi Guillaume. La non-exécution, est-ce l’abrogation du traité ? Ne restez-vous pas en face de la conférence ? Elle cédera, dites-vous ; elle ne veut que nous mettre à l’épreuve ; elle veut constater de quoi la Belgique est capable. Mais la conférence n’a-t-elle pas à montrer avant tout de quoi elle est capable, elle-même ? Nous invoquons nos précédents ; mais la conférence n’a-t-elle pas aussi ses précédents ? Nous ne pouvons pas rétracter notre adresse du 17 novembre, disent ceux qui la supposent non conditionnelle ; et vous voulez que la conférence rétracte non pas une résolution prise dans un jour d’entraînement, mais l’acte dans lequel sont venues se résumer laborieusement neuf années de négociations ; vous voulez qu’en rétracte cet acte et que le roi Guillaume qui vient de le faire sien, le rétracte aussi. Vous serez déshonorés, dites-vous (ce que je ne pense pas) ; mais comment l’Europe étonnée qualifierait-elle la rétractation de la conférence de Londres et celle du roi Guillaume ?
Passons à l’autre hypothèse.
« On exécutera », et que deviennent les deux provinces, soit que vous les défendiez momentanément, soit que vous ne les défendiez point ? Rentrés par une sorte de droit de conquête en la possession de leur ancien maître, quel sera leur sort dans l’avenir ? La restitution n’étant pas volontaire, il demeurera, dites-vous, au fond de tous les cœurs des regrets et comme une tacite protestation. Des regrets ? mais entre vous et ces provinces viendrait se placer le souvenir d’une occupation militaire que l’on imputerait à la Belgique, qui aurait dû la prévoir, et l’empêcher d’une manière quelconque. Une protestation ? Oui, contre la Belgique qui n’aurait su ni prévoir ni empêcher.
Et que devient, dans l’hypothèse de l’exécution militaire, l’effet moral de l’expédition de 1832, effet moral tout à l’avantage de la France de juillet. Vous voulez que l’Allemagne prenne sa revanche d’Anvers ; vous voulez que la Prusse puisse dire à la France : « En 1832, vous avez expulsé les Hollandais de la citadelle d’Anvers ; vous vous êtes prévalus des décisions de la conférence de Londres ; vous aviez le droit pour vous, et, bien malgré moi, je vous ai laissé faire ; en 1839, nous allons à notre tour expulser les Belges du Luxembourg allemand ; nous nous prévalons des décisions de la conférence de Londres, décisions que vous venez de confirmer solennellement ; j’ai le droit pour moi, j’en userai malgré vous peut-être, mais vous me laisserez faire ; la question de guerre générale sera de nouveau posée ; vous la résoudrez par votre inaction en 1839 comme je l’ai résolue par la mienne en 1832. Et vous voulez que l’Allemagne, que la Prusse, au nom de l’Allemagne, puisse prendre sa revanche contre la France.
Une voix – La France l’a voulu.
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – La France l’a voulu ; c’est-à-dire que, comme vous, elle a cédé à la nécessité ; je vous l’ai prouvé : elle avait un plus grand intérêt que nous à ce que le Luxembourg et la rive droite de la Meuse ne fussent pas à l’Allemagne ; elle l’a voulu, mais, bien que la France nous ait abandonnés, n’aurons-nous plus jamais besoin d’elle ; et faut-il ternir le souvenir glorieux d’Anvers par le triste souvenir de l’occupation militaire du Luxembourg ?
Mais, a-t-on objecté, il y a un milieu entre l’exécution par l’occupation militaire et la non-exécution avec la prolongation de la crise intérieure ; c’est l’inaction des puissances avec le maintien de la convention du 21 mai. Cette position intermédiaire, messieurs, n’est plus possible ; M. le ministre des affaires étrangères vous l’a prouvé hier, et je vais donner à sa démonstration le dernier degré de l’évidence. Je ne m’étonne pas du reste que ceux qui ont méconnu la convention du 21 mai lorsqu’elle nous fut offerte, la méconnaissent également lorsqu’elle nous échappe.
La convention du 21 mai n’a été qu’un moyen ; c’était une coercition permanente, quoique indirecte contre la Hollande : tel est le véritable caractère de cet acte. Cette convention a été conclue comme vous l’a dit, il y a un instant, M. Rogier, non avec la Belgique, mais avec la Hollande, par la France et la Grande-Bretagne ; la Belgique a été invitée à consentir, moyennant cette convention à la levée du blocus maritime, et c’est ce qu’elle a fait par une note du 10 juin 1833. Huit jours après, le roi Guillaume aurait pu faire tomber cette convention en adhérant aux 24 articles ; il a attendu cinq ans pour adhérer ; il a commencé par adhérer sans modifications ; on a exigé des modifications et il les a acceptées. La convention du 21 mai a été imposée au roi Guillaume parce qu’il ne voulait pas adhérer au traité du 15 novembre ; pourrait-on continuer à lui imposer aujourd’hui qu’il adhère à ce traité modifié à son désavantage ? Ne serait-ce pas rompre tout l’ordre des négociations ? Et serait-ce juste ? La convention du 21 mai, bien que la Belgique n’y fût point partie, nous était garantie par la France et la Grande-Bretagne ; cette double garantie était le droit de la Belgique, mais cette double garantie n’était que conditionnelle. La convention du 21 mai a été la suite du blocus maritime provoqué par la Belgique, qui avait dit à la France et à la Grande-Bretagne : Vous êtes tenus de me procurer l’adhésion du roi Guillaume au traité du 15 novembre ; que peut-elle répondre aujourd’hui à ces deux puissances qui lui disent : Voici plus que vous n’aviez demandé ; c’est l’adhésion du roi Guillaume au traité modifié à votre avantage. Il est évident qu’à moins de se mettre en contradiction avec elles-mêmes, les deux puissances ne peuvent, en cas de rejet de notre part du traité du 23 janvier, continuer à nous garantir la convention du 21 mai ; et si elles retirent leur garantie, ce qui fait tomber la convention, quel moyen emploierez-vous pour soutenir qu’elles restent liées ; comment les forcerez-vous à prêter leur garantie qu’elles retirent ?
Il est donc incontestable d’une part que la convention du 21 mai a eu pour but d’obtenir l’adhésion du roi Guillaume au traité du 15 novembre, et que d’autre part son adhésion à ce traité modifié à son désavantage, laisse cette convention désormais sans objet. Et qu’on ne se prévale pas des assurances données par la France et la Grande-Bretagne en novembre dernier, le traité du 23 janvier et l’adhésion du roi Guillaume ont changé la situation.
Quelques orateurs ont déclaré qu’ils adhéraient au traité « quoique » les négociations eussent été mal dirigées ; d’autres ont refusé leur adhésion « parce que », selon eux, les négociations ont été mal dirigées. De ce nombre est l’honorable député qui a parlé le dernier dans la séance d’hier. A ses yeux, il n’y a pas de véritable résultat, car il n’y a pas eu de véritable négociation ; le ministère a ignoré les éléments essentiels de la négociation ; il n’existe pas d’intérêts politiques ; l’équilibre européen est un mot ; il n’y a que des intérêts matériels, et c’est par là qu’il aurait fallu agir sur la Grande-Bretagne principalement.
Vous allez croire que l’honorable orateur conseille, à cet effet, de séduire le gouvernement anglais par quelques concessions de douane et de navigation. Non, ce n’est pas ainsi qu’il procède. Il aurait fallu augmenter tous les chiffres du tarif, établir des droits différentiels exorbitants ; et l’Angleterre épouvantée serait venue nous dire : Si vous réduisez tels et tels chiffres de votre tarif, je vous procure le Luxembourg et le Limbourg. Tel est le fond du discours de l’honorable membre. Idée grande et neuve, s’est-on écrié, et que la diplomatie belge n’a pas même entrevue. L’idée peut être grande, mais elle n’est pas neuve : amener l’Angleterre par des mesures commerciales à des concessions politiques, cette pensée avait frappé l’homme qui, dans le sentiment de sa force et de son génie, s’était de nos jours constitué l’antagoniste de la puissance britannique ; il fit plus que d’augmenter des tarifs de douane ; il décréta le blocus continental. En écoutant certaines parties du discours de l’honorable député de Thielt, je croyais assister à la lecture de l’exposé des motifs du fameux décret de Berlin. Car c’est à Berlin que l’empereur a signé ce décret : il y a des dates qui expliquent les choses. Malgré le blocus continental, l’Angleterre a cru devoir rester fidèle à certains principes d’équilibre politique. Nous avons pensé que Napoléon ayant échoué dans ses mesures de coercition commerciale et douanière contre l’Angleterre, nous pouvions nous dispenser de renouveler ces tentatives sur une petite échelle.
Mon intention n’est pas de suivre l’honorable orateur dans tous les détails historiques de son discours ; vous venez de voir qu’il m’a suffi de rappeler un fait, d’ailleurs bien connu, pour ébranler son système si péniblement élaboré. Voilà huit ans, selon lui, que nous sommes dans le faux, que nous sommes en dehors des réalités ; et aucun succès n’était possible. Il pense aussi que l’alliance de la France et de la Grande-Bretagne nous a été funeste ; il nous fallait être moins exclusif et faire d’autres choix, comme si la Belgique non constituée, sortie d’hier d’une révolution, pouvait à son gré choisir ses alliés, se donner par exemple pour amis les gouvernements de l’Allemagne.
J’avais dit que la Belgique indépendance ne pouvait se constituer par elle-même, qu’elle ne le pouvait que dans un système pacifique de négociations ; c’est aussi l’opinion de l’honorable député ; il reconnaît qu’il fallait négocier, mais chaque fois que la conférence voulait être injuste, c’est-à-dire ne pas nous accorder tout ce que nous demandions, nous aurions dû rompre : système singulier sans doute qui rend l’une des parties maîtresse de la négociation.
Nous persistions à soutenir que le gouvernement a connu les véritables éléments de la négociation, qu’il les a connus depuis 1830 ; que tout a été essayé, que tout a échoué ; que tout étant épuisé, il ne nous reste qu’à nous soumettre à la nécessité.
A ce mot, l’honorable M. de Foere s’est arrêté ; il vous a dit que la nécessité n’absout jamais ; que la nécessité est immorale.
S’il en est ainsi, messieurs, il n’y a plus de traité possible ; car au fond de tout traité, il y a au moins pour l’une des parties une question de nécessité. Tous les traités sont forcés au moins pour l’un des contractants ; et à cet égard, messieurs, vous partagez le sort commun. Les deux parties subissent même ici la contrainte. Niez la moralité qui résulte de l’empire de la nécessité, vous laissez les querelles des peuples sans issue, et vous rétablissez sur la terre la guerre de tous contre tous.
Le ministère, il pouvait le prévoir, se trouve entre deux extrêmes, position qu’il a acceptée très sérieusement et qui sera mieux comprise, à mesure qu’on s’éloignera des événements. D’après les uns le moment de céder n’est point encore venu, d’après les autres il y a longtemps qu’il aurait fallu céder. Je savais, messieurs, qu’ici les attaques se croiseraient ; et je l’aurais d’autant plus désiré qu’il y a une satisfaction que je ne donne pas volontiers à mes adversaires, c’est le spectacle d’un débat avec ceux qui sont mes amis politiques depuis 1830. Mais, impliqué par un honorable député d’Alost dans un complot contre mon honorable collègue, le ministre des affaires étrangères, le silence ne m’est pas permis ; je me trouve entre le danger d’une rupture et l’accusation de connivence. Je chercherai par une grande réserve à ne pas sortit des bornes de la légitime défense.
Je veux même agrandir l’accusation en me servant de termes généraux.
Le ministère actuel a trouvé le traité du 15 novembre 1831 conclu.
Il était exposé à le voir exécuter.
Au lieu d’une exécution pure et simple, il en a obtenu la révision dans les parties non européennes.
C’est ainsi que les faits apparaîtrons dans l’avenir, dégagés des détails qui les encombrent et des préventions qui les obscurcissent.
Le ministère a trouvé le traité du 15 novembre conclu ; sans qu’on en eût jamais officiellement nié la force obligatoire, il était néanmoins entendu depuis 1833 que le nouveau traité à conclure directement entre la Belgique et la Hollande serait sujet à un nouvel assentiment législatif ; restriction mise aux pouvoirs du gouvernement et agréée par celui-ci ; restriction acceptée dans des sens divers, par les uns comme un dernier moyen de salut dans la question territoriale, par les autres comme un moyen d’obtenir la libération des arrérages et peut-être des améliorations dans les questions matérielles.
Le 18 de ce mois il y aura un an que l’adhésion subitement donnée par le roi Guillaume le 14 mars, nous a été communiquée.
Cette adhésion devait avoir le même effet que si elle avait été donnée le 15 octobre 1831 ; elle devait être non avenue si on ne lui attribuait pas cet effet.
Evidemment il y avait de part du gouvernement obligation contractée envers les intérêts moraux et matériels, compromis ou lésés par le traité, de tenter une révision partielle, mais générale.
Il n’y avait d’ailleurs de chance pour une révision partielle que dans une tentative de révision générale ; il fallait demander tout pour obtenir quelque chose.
Sans doute lorsque l’on pose en fait :
Que, dans tous les cas, la conférence aurait accepté des modifications ;
Que, dans tous les cas, le roi Guillaume aurait accepté ces modifications ;
Que, dans tous les cas, la Belgique aurait accepté un arrangement définitif ;
Qu’il n’existait aucune chance de rupture, ce qui eût laissé la question territoriale intacte ;
Quand on suppose :
La conférence, dans tous les cas, bien disposée ;
Le roi Guillaume, dans tous les cas, sincère ;
La Belgique, dans tous les cas, docile ;
La marche suivie depuis un an devient inexplicable, parce qu’elle manque d’objet.
Mais tous ces faits sont démentis par les actes, par les dispositions et les précédents de la conférence, de la Hollande et de la Belgique.
La marche suivie depuis un an était seule capable, tout en nous ménageant au profit de la question territoriale les chances de rupture, d’amener :
1° De la part de la conférence, des modifications aux stipulations matérielles ;
2° De la part du roi Guillaume, une adhésion à ces modifications ;
3° De la part de la Belgique, une adhésion à l’ensemble du traité.
Des trois questions que renferme le traité, la question territoriale, la question fluviale et la question financière, il y en avait une à laquelle la conférence attachait une immense importance : la question territoriale ; d’abord elle y attachait de l’importance à cause de la question, en elle-même, en second lieu parce qu’elle désirait, ne pouvant en modifier la solution, être dispensée de recourir à des mesures coercitives : mesures extrêmes et toujours fâcheuses comme je le disais tout à l’heure.
Fallait-il, de prime abord, dire à la conférence : Il y a une question qui vous embarrasse, la question territoriale ; je commence par vous mettre à votre aise ; je fais de cette question mon affaire aux yeux du pays ?
Le fallait-il et le pouvait-on, après les engagements formellement ou implicitement pris depuis 1833 ?
Cherchons, messieurs, à nous rendre compte de la position de la conférence : Il me faut, s’est-elle dit, une nouvelle adhésion des chambres belges aux arrangements territoriaux que je ne puis changer, car je suis liée envers l’Allemagne ; adhésion qui, seule, peut me dispenser de mesures coercitives ; comment me la procurer ? il y a deux autres questions où je ne suis plus en face de l’Allemagne ; je n’ai devant moi que la Hollande ; malgré la déclaration du roi Guillaume du 14 mars, je vais offrir aux Belges plus qu’il n’espéraient, plus qu’ils ne demandaient en 1833 sur ces questions ; et peut-être échapperai-je à la nécessité de mesures extrêmes.
Dire à la conférence : J’adhère ou je suis disposé à adhérer aux arrangements territoriaux, c’était se désarmer ; ce n’est pas par un pur sentiment de justice que la conférence a accordé la remise des arrérages, réduit la quote-part de la dette, maintenu quant à l’Escaut tout ce qu’il y a d’avantageux, atténué ce qu’il y a d’onéreux dans l’article 9 de l’ancien traité ; c’est par intérêt, messieurs ; et cet intérêt, c’est l’espoir qu’elle avait d’être par votre adhésion dispensée de mesures extrêmes.
Je suis fâché de devoir ainsi mettre à nu les choses ; mais on m’y a forcé.
Mais, dit-on, si vous vous étiez montrés disposés à adhérer, la conférence vous aurait encore accordé moins. Non, messieurs, rassurée par nos bonnes dispositions, elle se serait dit : le gouvernement est engagé, et je suis maintenant sans intérêt.
Je suis obligé, messieurs, de pénétrer dans les mystères d’une autre position.
Pourquoi le roi Guillaume qui, le 14 mars 1838, avait adhéré, en repoussant, à l’avance, toutes modifications, a-t-il, le 4 févier 1838, accepté toutes les modifications ? Pourquoi ? Vous l’avez deviné comme moi : c’est qu’il croyait la Belgique irrévocablement engagée dans une résistance absolue contre la conférence. Et si le roi Guillaume n’avait point adhéré à l’acte du 23 janvier, en rétractant sa première adhésion, qu’aurions-nous fait ? Aurions-nous adhérer ? question bien délicate, situation bien grave à laquelle nous n’avons échappé que par la marche suivie, je ne dirai pas par nous, mais par tout le monde. Là était le dernier terme du système ; le roi Guillaume adhérant, le système avait fait son temps. Ceci est tellement vrai, que lorsque, le 1er février, il vous a été présenté un rapport qui n’était qu’un récit, nous nous accordions tous à dire entre nous : Il n’y a rien à faire pour ni contre, il faut attendre que le roi Guillaume se soit prononcé. La marche suivie en Belgique était donc seule propre, en nous ménageant toutes les chances de la négociation, à amener de la part de la conférence des modifications, de la part du roi Guillaume l’adhésion à ces modifications.
Elle était aussi seule propre à amener et à justifier l’adhésion de la Belgique à l’ensemble du traité.
La question territoriale tient trop intimement aux entrailles du pays, si je puis m’exprimer ainsi, pour qu’elle pût se résoudre par la simple raison d’état ; la nation voulait pouvoir se rendre ce témoignage qu’elle avait fait tout ce qui était humainement possible, et la nation n’est pas une réunion de diplomates. Ce qui est compris aujourd’hui, ne l’eût pas été il y a quelques mois. Il fallait pourtant, s’écrie-t-on, le lui dire, c’est pour cela que vous êtes gouvernement : vous avez manqué de courage et d’intelligence. Un gouvernement, messieurs, fait avait tout ce qui est possible ; son courage ne consiste pas à tenter l’impossible ; ce serait un courage sans intelligence. Un gouvernement absolu, réglant les affaires publiques avec un conseil d’état, et dans le silence de la presse, aurait pu agir autrement ; mais prescrire cette conduite à un gouvernement représentatif, dans la question la plus intimement nationale qui puisse exister, c’est méconnaître et les nécessités de ce gouvernement et les mouvements les plus irrésistibles du cœur humain. Il faut bien en convenir, messieurs, dans les gouvernements représentatifs il y a des solutions qui ne s’imposent pas de haut ; elles sont acceptées ou plutôt elle se produisent d’elles-mêmes quand la question est comprise ; je ne veux pas cependant qu’on exagère mes paroles jusqu’à réduire le gouvernement au rôle de spectateur ; ce sont des questions d’exception. Le pays et les chambres auraient compris la question a priori ; mais c’est oublier nos grands orages parlementaires. Jamais la nécessité a-t-elle pesé plus lourdement sur la Belgique qu’à l’époque de la présentation des 24 articles ; et cependant 28 voix à l’époque ont encore douté de la nécessité. Et le plus grand acte de la diplomatie belge, l’intervention anglo-française de 1832, n’a-t-il pas soulevé les plus vives réclamations parce qu’on croyait que par la note du 2 novembre on avait inconsidérément abandonné les populations du Limbourg et du Luxembourg ? le ministère n’a-t-il pas été réduit à solliciter un ajournement : déni de justice qu’il a été assez heureux d’obtenir à la majorité de 2 voix ?
Le pays qui vous comprend aujourd’hui ne vous aurait pas compris ; je ne sais quelles incertitudes aurait toujours placés sur cette grande époque de notre existence sociale ; il serait resté au pays comme un éternel remords. Vous auriez cédé en septembre, et deux mois après on vous aurait gratifiés, à la chambre de France, d’un de ces paragraphes stéréotypés, dont on honore la Pologne et auxquels on vient d’ajouter une variante en faveur des populations de la Romagne. Ce que nous avons voulu surtout, c’est que les chambres françaises ne fussent pas devant un fait consommé ; nous voulions être non pas regrettés, mais repoussés.
Mais, objecte-t-on, c’est vous qui avez exalté les esprits ; c’est de vous qu’est parti le signal de la résistance ; c’est là une erreur, messieurs ; le pétitionnement belliqueux a été aussi libre, aussi spontané que l’est aujourd’hui le pétitionnement pacifique. Soutenir le contraire, c’est attribuer au gouvernement des moyens d’action qu’il n’a pas, qu’il a toujours déclaré ne pas avoir ; que les uns lui refusent, que les autres l’accusent de ne savoir prendre. Le gouvernement aurait voulu renfermer la résistance dans son sein ; il vous l’a déclaré dans le comité secret du 28 avril ; mais les chambres ont voulu s’associer à lui, et en s’associant à lui, elles ont donné le signal au pays. Mais, dira-t-on, il fallait imposer silence aux chambres et au pays ; c’est-à-dire, encore une fois, il fallait tenter l’impossible, et par cette tentative affaiblir la position prise à Londres. Des deux choses l’une, il fallait à la suite de l’adhésion du roi Guillaume, du 14 mars, adhérer également, et clore précipitamment la négociation, ou bien refuser d’adhérer, en tenant la négociation entière en suspens : le pays ne pouvait rester étranger à cette résistance, et ce qui est arrivé était inévitable.
Après avoir donné ces explications, avec toute la modération dont je suis capable, à ceux qui, tout en acceptant la proposition du gouvernement, blâment la marche qu’il a suivie, il me reste à ajouter quelques mots de réponse aux adversaires du projet.
La révolution s’est faite au nom des intérêts moraux ; vous voulez la clore, dit-on, au nom des intérêts matériels. Ce n’est là ni un mal, ni une faute. S’il y avait eu, par la révolution de 1830, impossibilité de réconcilier les intérêts moraux avec les intérêts matériels, frappée d’impuissance, la révolution aurait péri ; c’est au contraire cette réconciliation commencée il y a cinq ans qui l’a sauvée. Le remarquable discours que vient de prononcer mon honorable ami M. Rogier me dispense d’entrer dans d’autres développements ; il vous a développé cette belle idée que la révolution doit son salut à une double transaction : transaction au dehors de la Belgique avec l’Europe, transaction à l’intérieur entre les intérêts moraux et les intérêts matériels.
Ce que vous proposent ceux qui vont au fond de la question, c’est de faire une deuxième insurrection contre l’Europe. (Signes d’incrédulité.)
C’est toujours une deuxième insurrection contre l’Europe, que ce soit par des hostilités effectives, que ce soit par une résistance passive.
En 1830, vous vous êtes insurgés contre l’Europe qui, en 1815, vous avait méconnus ; pourquoi vous êtes-vous insurgés en 1830 ? C’est que vous comptiez sur la France, et, en effet, la France vous a appuyés.
Vous êtes parvenus à faire modifier les traités de 1815 en ce qui concerne le royaume des Pays-Bas et une partie du grand-duché de Luxembourg.
Vous avez obtenu, toujours aidés par la France et malgré vos revers d’août 1831, une dérogation aux traités de 1815 par le traité du 15 novembre 1831 qui constitue un nouveau royaume de Belgique, mais en lui donnant une portion seulement du grand-duché de Luxembourg.
Vous demandez une nouvelle dérogation ; vous demandez la destruction entière du grand-duché de Luxembourg ; mais cette fois vous n’avez pas l’appui de la France.
Pour obtenir cet appui, il faudrait amener en France une sorte de révolution nouvelle, en la forçant également à reprendre une attitude anti-européenne, attitude qui, en réveillant l’ancien esprit de conquête, pourrait devenir fatale à notre nationalité.
Ce qui vous a encouragés dans votre insurrection de 1830 était la certitude de l’appui de la France.
Dites-moi ce qui peut vous encourager dans votre deuxième insurrection anti-européenne de 1839 ?
Vous comptez sur l’esprit libéral en France, mais cet esprit libéral dégénérera en un esprit belliqueux qui s’exercera à nos dépens.
Il n’y a pour le gouvernement français, quels que soient les noms des ministres, que deux politiques : marcher avec l’Europe ou marcher sans l’Europe. Marcher avec l’Europe, c’est rester uni avec l’Angleterre, et par elle avec les autres puissances, et dès lors maintenir les arrangements territoriaux de 1831 ; marcher sans l’Europe, c’est rompre avec l’Angleterre et par là avec les autres puissances, rupture dont le simple indice produirait en France une crise intérieure. Telle est l’alternative où se trouve la France ; et tous les hommes qui arriveront successivement au pouvoir le reconnaîtront : si hors des affaires ils nient cette alternative, c’est qu’ils ne se rendent pas compte ou qu’il ne se rendent plus compte de certaines nécessités.
Vous comptez sur les embarras qui existent en Allemagne ; mais, en 1830 et 1831, ces embarras étaient bien plus grands. En septembre et octobre 1830, vous avez vaincu la Hollande, mais vous n’avez jamais vaincu l’Allemagne ; vous ne vous êtes jamais battus contre elle. Votre victoire sur la Hollande a amené un résultat important : la déclaration par les grandes puissances de la dissolution du royaume des Pays-Bas proprement dit : résultat qui nous est resté acquis malgré notre défaite d’août 1831. pour détruire entièrement le grand-duché de Luxembourg, il vous faut vaincre l’Allemagne comme vous avez vaincu la Hollande en septembre et octobre 1830 ; pouvez-vous l’espérer, oserez-vous l’entreprendre ?
Il ne suffit donc point de vous constituer de nouveau en insurrection contre l’Europe ; il faut vaincre l’Allemagne, il faut la vaincre de manière à faire reconnaître par les puissances qu’il est impossible de rétablir même une partie du grand-duché de Luxembourg.
Cet effort, messieurs, quand il présenterait des chances de succès, vous le demanderiez en vain à la Belgique, si voisine des événements de 1830 et qui n’en veut pas le retour ; la même génération ne fait pas deux révolutions ; une révolution suffit pour l’épuiser.
Nous vous proposons de clore la révolution : ce que l’on propose à la Belgique, c’est de tenir la révolution indéfiniment ouverte ; et c’est ce que le pays ne veut pas.
Je terminerai, messieurs, par une réflexion qu’ont fait naître quelques paroles prononcées hier par l’honorable M. Pirson. Vous avez fait un faux calcul, a-t-il dit en s’adressant aux trois hommes restés au banc ministériel ; vous avez proposé le traité pour conserver vos portefeuilles ; vous avez fait le traité, et vos portefeuilles vous échapperont ; vous serez ébranlés dans votre position ministérielle, et par les adversaires et par les partisans même de la paix. Non, dirai-je à l’honorable député de Dinant, nous n’avons pas fait de faux calculs, car nous n’avons pas fait de calcul ; par la force des chose s’il nous est échu une grande tâche, nous l’avons acceptée comme un devoir et non comme une spéculation. Vous et moi nous sommes, dans cette assemblée, aux deux extrémités opposées de l’échelle de la vie ; sans avoir votre âge, j’ai déjà assez vécu pour connaître la plupart des infirmités du cœur humain. L’histoire contemporaine, l’histoire de ces neuf années, peut d’ailleurs me suffire ; je n’avais pas besoin de votre témoignage pour savoir qu’on accepte le bienfait en répudiant le bienfaiteur. N’ai-je pas vu les ministres qui ont proposé les 18 articles, l’élection du Roi, la convention du 21 mai, méconnus, bien que défendus dans cette chambre avec plus de générosité peut-être qu’on n’en montre envers nous ? n’ai-je pas vu les deux principaux membres du cabinet frappés de l’ostracisme électoral dans leur ville natale, le jour même où ils obtenaient cette convention du 21 mai, objet de tant de regrets ? ne les ai-je pas vu condamnés au scrutin de ballottage dans la capitale même de la Belgique nouvelle ? Et vous avez cru nous surprendre en nous annonçant que, nous qui acceptons la mission de clore la révolution de 1830, nous serons méconnus ? Nous le savions, et c’est parce que nous le savions que nous l’avons acceptée : si cette tâche emportait avec elle sa récompense extérieure, elle ne serait plus grande et belle. (Mouvements d’assentiment.)
M. de Puydt – Messieurs, en prenant la parole dans cette discussion et surtout en la prenant après tant d’orateurs des deux fractions de la chambre aujourd’hui en présence, je suis pénétré d’une vérité ; c’est qu’ici toutes les opinions sont formées. La question est trop grave, il y a trop longtemps qu’elle préoccupe les esprits pour que chacun n’ait pas pesé et mûrement pesé le parti auquel il veut s’arrêter. Il n’y a donc plus de convictions à former, aucune conversion à faire.
Mais plus la question est grave, plus il importe néanmoins que chacun motive son vote, explique sa pensée et justifie des raisons qui l’ont porté à accepter ou rejeter le traité.
Je dirai mon opinion aussi clairement et franchement que je pourrai. Je désire qu’on ne se méprenne ni sur mes intentions ni sur l’interprétation que je donne à certains faits.
Mes intentions, elles sont droites ; je cherche la vérité comme seul fondement de mes convictions.
Les faits, je les interprète conformément à ma manière d’entendre les intérêts du pays ; si je me trompe, c’est de bonne foi.
Ici, messieurs, je ne suis point colonel de l’armée ; je suis représentant de cette Belgique que, comme homme de la révolution, j’ai contribué à rendre libre et indépendante ; je suis de plus mandataire d’un district menacé d’abandon, et que, par affection plus que par devoir, j’aurais voulu garantir de ce triste sort.
La révolution a été conçue et faite pour consacrer des principes qui, selon moi, selon les hommes de mon opinion, doivent être la pensée immuable du gouvernement : quand je blâme des actes politiques, c’est qu’à mon sens ils contrarient cette pensée. Indulgent pour les mesures législatives ou d’administration intérieure qui peuvent ne pas se trouver conformes à mes vues particulières, je ne puis l’être de même quand il s’agit de questions qui touchent au maintien des principes fondamentaux, aux conditions de vitalité nationale.
Il m’est permis de me taire dans le premier cas, je ne le puis sans manquer à mon mandat dans le second.
Je parlerai d’abord et en peu de mots des négociations relatives aux traités qui nous ont été proposés.
La marche des négociations avec les puissances ne m’a jamais inspiré une confiance bien entière, surtout depuis la clôture de la conférence de Londres, quelques mois après la convention du 21 mai 1833.
Notre diplomatie ne me paraît pas avoir été assez agissante, soit par le peu d’habitude et l’inexpérience des agents, soit par un défaut de direction de la part de notre département des affaires étrangères.
Mes observations ne porteront pas sur les négociations closes à Londres : sur ce terrain, le gouvernement vient encore de se défendre par la bouche du ministre des travaux publics contre le reproche qui lui a été fait par divers orateurs ; mais il y avait une autre ligne à suivre, et c’est là où je trouve le ministère de 1834 en défaut.
La convention du 21 mai 1833 est, à mon avis, l’acte diplomatique qui nous assure le plus d’avantages du moment, et qui nous ouvre la route la plus favorable à des négociations fructueuses pour l’avenir.
Cet acte a établi en fait l’impuissance de la conférence à faire exécuter ses décrets en présence de la force d’inertie de la Hollande. Il consacre la liberté complète de l’Escaut telle que la veut l’intérêt du commerce européen. Les négociations qui l’ont suivi, jusqu’à leur rupture au 15 novembre 1833, ont porté un coup funeste à l’irrévocabilité du traité des 24 articles, et la position morale de la Belgique vis-à-vis de la conférence a dû gagner, dès cette époque, tout ce que le mauvais vouloir de la Hollande lui avait nécessairement faire perdre sous ce rapport.
Les avantages du moment, les pays les a accueillis par sa prospérité matérielle, sans que le gouvernement y fût pour rien, et je dirai même malgré certaines mesures du gouvernement peu favorables au développement de l’industrie.
Mais, il faut le dire aussi, les chances pour continuer ou recommencer les négociations d’après l’attitude nouvelle que ces derniers actes et les faits postérieurs lui permettaient de prendre, n’ont pas eu le même succès.
Nous sommes autorisés à croire que la marche des événements que la position acquise à la question politique n’a pas été appréciée, et c’est ici que mes doutes exprimés l n’y a qu’un instant sont malheureusement justifiés par les événements postérieurs.
Il était démontré par la conduite de la conférence et par les obligations imposées au roi Guillaume, au moment de la rupture des négociations en 1833, que la question des territoires n’était pas considérée comme une question hollando-belge (remarquez bien que je parle dans le sens diplomatique, car pour moi je ne fais pas ces distinctions : j’établis la nationalité belge sur le fait de la révolution, et je ne fractionne pas un principe pour l’appliquer à une portion du territoire plutôt qu’à une autre. Je n’ai jamais compris qu’on pût avec raison reconnaître la nationalité pour les uns et pas pour tous.) Or, dès l’instant que la conférence déclinait ses pouvoirs pour traiter ce point de vue de la question, il était du devoir du gouvernement de reporter devant la diète de Francfort les réclamations repoussées par la conférence. Il devait, là, employer les mêmes moyens qu’ailleurs, recourir à la médiation de ses alliés, et, par des efforts égaux et soutenus, débattre la question allemande à Francfort comme il avait débattu à Londres la question hollando-belge.
La conférence reconnaît à la diète germanique le droit de traiter de l’échange et de l’abandon des territoires, elle n’a pas voulu blesser ce droit. Notre ligne de négociation s’est trouvée toute tracée. C’est sur le terrain allemand qu’il fallait aller émouvoir les intérêts allemands, c’est du moins en ce sens que j’ai compris la politique du pays.
Remarquez bien, messieurs, que je ne fais pas ici de supposition hasardée : les procès-verbaux des négociations de 1833 sont là qui prouvent le fait. Le roi Guillaume fut à cette époque renvoyé devant la diète germanique pour la partie des négociations concernant l’échange des territoires du Limbourg et du Luxembourg. C’est faute par lui de n’avoir pas même commencé alors les démarches prescrites à cet égard, que la conférence de Londres à clos ses travaux le 15 novembre 1833.
L’honorable M. de Theux, dans la séance de mercredi 6 courant, est venu donner à ce fait l’importance que je signale. Selon lui les 18 articles séparaient le Luxembourg de la Belgique, laissaient à notre gouvernement la chance d’ouvrir à Francfort une négociation spéciale pour cette question ; et dans la séance de lundi dernier, il a encore affirmé que la diète pouvait traiter des territoires sans la conférence.
Or, ce que M. de Theux paraît avoir si bien compris depuis 1831, il devait le comprendre mieux encore après 1834, quand, par l’héritage de ses prédécesseurs, la voie semblait si bien tracée.
S’il est vrai que nous ayons pu avoir des chances de rattacher le Luxembourg à la Belgique par un traité avec la diète, un an après la révolution et malgré la défaveur de notre position de révoltés, combien ces chances ne devaient-elles pas paraître plus assurées dans les circonstances si heureuses où nous nous sommes trouvés il y a deux ou trois ans !
En effet, on ne contestera pas que l’établissement d’une route en fer d’Ostende au Rhin n’ait valu à la Belgique les sympathies de l’Allemagne. On nous méconnaissait auparavant, on a appris à nous apprécier depuis. Les préventions se sont dissipées ; la Belgique a été visitée par des hommes de tous les pays et de toutes les opinions ; elle a pu être jugée chez elle sur des faits qui témoignent de sa civilisation. Ces faits ont agi sur l’esprit positif et réfléchi des Allemands.
C’est dans ces circonstances que le gouvernement a pu reprendre les négociations et les diriger d’après un nouvel ordre d’idées. C’est dans cette position qu’il a pu offrir à la diète de Francfort des gages qui nous auraient valu la conservation du Luxembourg.
Eh bien, nous ne voyons pas la moindre trace d’une semblable négociation dans les rapports du ministre des affaires étrangères. Nous ne voyons pas qu’on ait même songé à mettre à profit l’opportunité d’une tentative.
A quoi faut-il attribuer cette espèce d’incurie ? est-ce au système du cabinet, est-ce à des influences d’opinions personnelles ?
Il y a eu depuis 1834, comme il y a encore aujourd’hui dans le ministère belge, deux principes, tous deux voulant la consolidation de l’œuvre révolutionnaire, tous deux voulant le progrès. Considérés sous ce point de vue, on conçoit leur union pour des temps ordinaires seulement ; mais, dans les temps critiques, deux principes semblables ne peuvent être en parfaite harmonie, du moment qu’il s’agit d’un emploi de moyens destinés à dominer les événements. Chacun émanant d’une source opposée tend au but par des moyens différents : un système uniforme était donc impossible.
Aussi qu’est-il arrivé ?
C’est que, durant la trêve consacrée par la convention du 21 mai, le cabinet belge s’est bien gardé d’avoir un système ; les ministres ne gouvernaient pas, ils administraient.
Chacun a dirigé les affaires de son département avec plus ou moins d’habilité : on a agi comme en pleine paix, comme si toute question extérieure était vidée entièrement et qu’on n’eût plus qu’à vivre et jouir. On a abandonné le côté politique des devoirs ministériels parce que là se trouvaient les germes de discordes du cabinet tel qu’il était composé.
On a fait plus, on a constamment ajourné ces questions intérieures dont le débat aurait pu réveiller des susceptibilités que d’un commun accord on tenant à assoupir. La chambre en plus d’une occasion a reculé devant la crainte d’un dissentiment qui n’aurait pas manqué de la diviser en deux camps.
On disait alors qu’il était d’une bonne tactique de laisser dans l’oubli nos prétentions, quant à l’arrangement territorial, afin de recueillir plus tard le bénéfice du temps, en réclamant le droit de la possession ; c’est cette prétendue tactique, commode pour les hommes, qui a été funeste au pays.
Quatre années perdues dans le sommeil du ministre des affaires extérieures ne sont pas seulement un temps d’arrêt dans la marche de nos affaires ; si ce n’était que cela, il y aurait remède, mais la conduite que je signale a ruiné nos espérances. Si l’industrie a prospéré dans cet intervalle, rien n’a profité politiquement à la nation ; rien n’a agi sur la solution de la question territoriale, si ce n’est pour la perdre.
Quand, durant cette lacune, le gouvernement belge méconnaît l’opportunité des événements et se laisse prendre aux séductions du progrès industriel, on voit des antipathies nouvelles succéder bientôt aux dispositions bienveillantes dont nous avions été l’objet.
Les discordes intestines dont les provinces rhénanes sont devenues le théâtre, se trouvaient trop bien d’accord par leur principe avec les doctrines prêchées en Belgique pour qu’on ne nous accusât pas de les avoir fomentées. Une seconde fois l’Allemagne nous est devenue hostile.
Le gouvernement belge est étranger à ces menées, j’en suis convaincu. Mais osera-t-on dire que s’il n’a pas desservi notre cause à l’étranger par une action directe qui nous aurait attiré la désaffection de l’Allemagne, l’action négative qui a rendu nulle et sans résultats l’époque de rapprochement entre ce pays et nous ne puisse être due à des idées systématiques de l’un ou l’autre membre influent du cabinet ?
L’Allemagne nous ouvrait les bras, on l’a repoussée parce que l’Allemagne est protestante. Voilà une opinion répandue et qu’accréditent les événements ; je la rapporte sans affirmer qu’elle soit fondée ; mais il ne suffit pas d’être irréprochable. Il faut être à l’abri du soupçon.
Pour le passé, je ferai donc au ministère un reproche. C’est que, pris dans son ensemble, il n’a pas eu de système années quoique plusieurs de ses membres fussent dirigés par des idées systématiques ; et quand le moment critique est venu, quand il s’est agi de prendre un parti, d’arrêter une ligne de conduite, on s’est trouvé dominé par les fautes commises sous l’influence occulte de ces systèmes personnels.
La question des territoires, loin d’avoir fait un pas pendant quatre ans, a reculé. Cette imprudente propagande religieuse qu’à tort ou à raison on accuse la Belgique d’avoir favorisée, a opéré une réaction dans l’opinion de l’Allemagne, et tandis que nous avons laissé échapper l’occasion de contracter une alliance avec la diète germanique, la France, à laquelle on semblait d’un autre côté vouloir sacrifier cette alliance, nous abandonne et nous menace.
Tels sont les fruits de cette torpeur où le ministère est resté plongé.
Mais, messieurs, si le ministère est blâmable par son inaction passée, il l’est autant à mes yeux pour avoir trop agi dans le temps présent.
Je me garderai bien de rien ajouter à ce sujet aux paroles sévères par lesquelles M. Devaux a jugé la conduite du cabinet ; elles caractérisent trop bien sa contradiction entre ses actes et les opinions des ministres, et, malgré les explications données, il reste prouvé pour tout le monde que le cabinet s’est laissé aller à un mouvement irréfléchi et contre ses convictions, contre la connaissance qu’il avait de faits dont la chambre n’était pas informée.
En vain voudrait-on rejeter la responsabilité de ce mouvement sur la chambre, elle ne peut pas l’accepter.
J’ai entendu dire à un ministre que l’adresse était conditionnelle, quand rien dans l’adresse, ni dans les discussions qui l’ont suivie, ne le prouve, quand le gouvernement a tout accepté, tout proposé, tout exécuté dans le sens de cette adresse, sans réserve aucune.
J’ai entendu dire à un ministre que les démonstrations du pays n’étaient qu’une apparente déviation d’un système auquel on était résolu d’adhérer, et je vois dans les rapports diplomatiques que le gouvernement n’avait, à l’époque de l’adresse, aucun espoir de produire un effet réel avec ces démonstrations qui coûtent tant de millions et compromettent tant la dignité du caractère national.
De tout cela je conclus que le cabinet se débat contre la conviction de ses torts, car il se défend mal sur ce point.
Sans exagérer en rien les sentiments d’honneur national dont chacun a en dépôt une part dans son cœur, je puis dire que la tournure donnée à nos affaires me met mal à l’aise ; et vous tous, de quelqu’opinion que vous soyez, vous sentez au-dedans de vous une voix qui vous crie que la Belgique aurait du sortir de là avec plus de dignité, en faisant trois mois plus tôt ce qu’on fait maintenant, ou en faisant aujourd’hui plus qu’on ne propose.
Je suis du nombre de ceux qui ont pris au sérieux l’adresse du 17 novembre dernier et le vote du ministère.
J’ai pris au sérieux l’interprétation que le gouvernement et les chambres ont donnée aux paroles parties du trône ; adresse sans conditions, interprétation explicite et constituant un engagement formel. J’ai pris au sérieux la réunion de l’armée sur nos frontières, l’unanimité des chambres à voter, à offrir même tous les subsides nécessaires pour effectuer une résistance vraie, réelle, désespérée, sans compter le nombre des ennemis, sans compter même le nombre des alliés.
J’ajouterai aussi, et cette fois, avec un sentiment pénible, partagé, je n’en doute pas, par tous les hommes délicats, que j’ai pris au sérieux la nomination d’un général polonais, au nom duquel s’attache un prestige d’actualité qui a vivement frappé les esprits.
J’ai cru la résistance dans la pensée du gouvernement, non seulement comme moyen de négociation, mais encore comme dénouement de nos débats avec la Hollande et au besoin avec ses protecteurs.
Le 19 février, et le 19 février seulement, mon erreur s’est dissipée, quand le traité nous a été soumis, avec la proposition de l’accepter.
Pour moi qui suis naturellement enclin à douter de beaucoup de choses, tant d’illusions dissipées me mettent en défiance de mon propre jugement. Encore quelqu’événément du genre de ceux-ci, et je n’oserai plus prononcer entre la vérité et l’erreur.
Ce traité a été l’objet de longues apologies dont j’admire, comme chacun , l’éloquente diction et cette abondance de raisonnements qui captivent l’attention ; mais, en définitive, je n’ai pas été convaincu. Les considérations qu’on fait valoir ne m’ont pas paru détruire victorieusement les objections que d’autre part on a développées contre le traité depuis plus de six mois. J’y opposerai quelques réflexions, mais uniquement pour établir que je ne partage ni ces doctrines ni ces opinions. Les systèmes politiques ne se détruisent pas par des raisonnements.
Je me défie toujours des doctrines qui expliquent après coup les événements les plus imprévus, et qui les arrangent logiquement comme conséquences de principes quand il est démontré par les événements mêmes qu’ils sont arrivés malgré ces principes auxquels on les rattache.
Je me défie d’autant plus des doctrines politiques qu’elles sont plus ingénieuses ou mieux combinées, car il n’est pas dans la nature des choses que les intérêts moraux et matériels des peuples, si différents et si contradictoires, soumis d’ailleurs à l’influence d’une civilisation progressive, puissent être réglés d’une manière fixe, invariable.
Il ne peut donc pas y avoir de politique générale, dominante, éternelle.
Le temps modifie tout en dépit des règles et des lois humaines.
Je ne connais de vrai et d’invariable que la morale et les mathématiques. C’est-à-dire que dans cela seul les choses n’ont qu’une manière d’être vraies.
Enfin, en politique, je serai disposé à croire que tout est empirique ; car il me semble que c’est sur ce principe qu’est fondé le gouvernement des majorités : c’est l’empirisme qui les dirige.
Porté que je suis à avoir dans ces matières des idées quelque peu sceptiques, il m’est difficile d’avoir foi dans l’infaillibilité de la diplomatie, au point de lui livrer sans regrets le règlement de nos intérêts.
L’équilibre européen c’est l’équilibre des forces et des intérêts. C’est là ce qui garantit l’Europe contre le retour de l’état sauvage dont on parlé un orateur et non les traités seuls, ceux-ci en dérivent et se modifient suivant les variations des forces et des intérêts. C’est là ce qui garantit l’Europe contre le retour de l’état sauvage dont a parlé un orateur et non les traités seuls, ceux-ci en dérivent et se modifient suivant les variations des forces et des intérêts.
Le grand défaut de la diplomatie c’est de dogmatiser ; c’est de se poser comme instrument d’une science positive, c’est de donner ses actes comme des décrets absolus décidant des événements a priori, de là vient qu’elle se trompe et se réforme si souvent elle-même.
« Un traité n’est abrogé que par un autre traité », a dit M. Nothomb.
Il ne manque à cet axiome qu’un point pour être juste, c’est qu’entre les deux traités, il y a toujours au moins un fait accompli, que le premier n’a pu ni prévoir, ni empêcher et que le second est forcé de consacrer.
Les traités comme tous les actes diplomatiques sont les procès-verbaux de l’histoire où s’enregistre le résumé des événements.
La diplomatie a bien peu d’action directe, elle prépare quelquefois, mais elle est presque toujours dominée par les faits. S’il en était autrement, il n’y aurait dans ses annales qu’un petit nombre d’actes, tandis que le droit politique européen le compte par centaines en quelques siècles.
Pour prévenir les perturbations ou les arrêter tout à fait, il faudrait que la diplomatie ne s’écartât pas de son véritable rôle.
Ainsi, par exemple, les traités de 1814 et 1815 avaient consacré des anomalies ; les révolutions de juillet et de septembre en ont amené la réforme, parce que la diplomatie a accepté le principe : sans cela, si elle était agissante de sa nature, elle aurait replacé les choses dans leur état primitif.
En acceptant le principe, elle ne l’a néanmoins fait qu’à demi. Elle a reconnu le droit de l’un et contesté celui de l’autre. De là confusion.
Ou les traités sont tout par eux-mêmes ; et dès lors ils doivent faire seuls la règle, ou les faits qui les modifient doivent les réformer dans la plus complète application des principes nouveaux qu’ils consacrent.
La diplomatie dans la question présente a été inconséquente. Elle cède sur un point, laisser annuler un traité ; elle se dresse d’un autre côté et s’oppose au fait, sans avoir d’autre argument, d’autre moyen que cette même force obligatoire du traité qu’elle avait reconnu impuissant auparavant.
Pour que la diplomatie puisse être victorieusement arbitre dans de pareils débats, il faut qu’elle renonce aux protocoles et devienne force agissante ; il faut que des armées soulevées et mises en mouvement par elle remplacent les arguties de la discussion écrite ou parlée, et cette fois encore la diplomatie s’efface pour reconnaître la puissance du fait, puisqu’elle est réduite à le créer elle-même.
J’ai souvent regretté de voir rattacher la cause belge à des souvenirs historiques. Un instinct secret me disait que par là on se livrait aux filets de la diplomatie.
Nous avons voulu l’indépendance du pays en 1830, parce que l’intérêt national, dans l’acception la plus étendue du mot, l’exigeait, parce que cet intérêt, froissé par un mariage mal assorti avec la Hollande, comprimait les sources de notre prospérité matérielle, parce que les intérêts moraux étaient méconnus. Nous avons eu recours à la force pour obtenir ce qu’on aurait toujours refusé à de justes mais inutiles remontrances. Nous nous sommes trouvés dans une de ces positions exceptionnelles où il est de toute nécessité de se faire justice soi-même. Par la révolte nous avons accompli un fait dans lequel est notre droit, droit imprescriptible, et mille fois plus assuré que l’interprétation d’actes diplomatiques des temps écoulés, dont l’autorité n’est pas toujours invoquée sans dangers ; les droits acquis par les traités, on les conteste, les autres on les reconnaît et on s’y soumet.
Ne fouillons pas dans l’arsenal des traités passés et présents ; il y a là des armes pour tout le monde, pour nos adversaires comme pour nous ; soyons franchement ce que nous devons être. Reposons-nous sur le principe qui nous a faits, c’est le moyen d’être forts.
Je n’aime pas ces fictions politiques qui font remonter notre nationalité, tantôt à une époque, tantôt à une autre : dans ces études historiques, l’amour-propre belge peut trouver quelque satisfaction, mais je n’y trouve pas de valeur actuelle, je n’en espère aucun effet utile. Notre nationalité commence à nous ; elle date de 1830. Son origine est toute révolutionnaire dans l’acception la plus noble du mot.
Semblable à ces mondes nouveaux, créé incessamment dans l’espace, par un concours continu de combinaisons physiques, le royaume belge, comme corps politique, a improvisé son existence par la combinaison des intérêts matériels et moraux de ses diverses provinces. La manifestation spontanée de son principe vital a dû se faire par un cri de révolte contre l’oppression. Ne renions pas cette origine, si nous ne voulons pas qu’on nous combatte avec des armes diplomatiques.
Ce n’est pas à dire pour cela que je veuille retourner aux mouvements populaires et remettre en question ce qui existe, tant s’en faut. De semblables conseils sont loin de ma pensée.
Dans le temps de tourmentes et de fièvres politiques, le peuple s’émeut, s’arme et brise ce qui n’était plus en harmonie avec les besoins sociaux. Il exprime sa volonté souveraine, une nouvelle base fondamentale s’établit, de nouvelles institutions s’élèvent et le peuple abdique et rentre dans la soumission à l’ordre qu’il a créé. Mais le principe doit survivre, les chambres, le gouvernement en sont les gardiens.
La révolution nous a placés au rang des puissances constitutionnelles en opposition avec les puissances absolutistes. Notre révolution est dans le sens de la liberté ; en maintenant son œuvre complète, en résistant, nous continuons à servir la cause des peuples.
En cédant, nous renions notre origine, nous servons l’absolutisme, nous portons un coup par avance à la cause de la liberté.
La révolution belge sera close, a-t-on dit, parce qu’elle aura su transiger, et que les seules révolutions qui amènent des résultats sont celles qui savent transiger.
Oui, si c’est avec les faits et non avec les principes.
Quand une révolution comme celle de juillet, par exemple, fondée sur le principe de la souveraineté du peuple, s’arrête avant d’avoir posé les garanties d’application du principe, avant d’avoir assuré les libertés qui en émanent ; quand elle vient ensuite à reculer devant l’influence extérieure des puissances absolutistes, croyez-vous qu’elle soit près de finir ou qu’on puisse à son gré la clore par un acte législatif. Il n’est malheureusement que trop à craindre de la voir recommencer plus active peut-être et plus dangereuse pour les états voisins.
Quand une révolution comme celle de septembre, partie du même point, vient à arborer un drapeau d’union pour des provinces dont les destinées passées ont été si changeantes et si diverses, quand elle crée pour elle une nationalité sous la garantie des libertés et du progrès, pensez-vous qu’elle puisse se consolider par un manque de foi envers ses partisans et qu’il suffise de dire pour vivre en paix à ceux qui ont combattu pour elle, toi tu seras belge, et toi tu deviendras Allemand ou Hollandais.
Non, il restera au fond des cœurs généreux un sentiment de malaise, et au fond des cœurs blessés par tant d’ingratitude, un levain de haine qui peut se perpétuer de génération en génération, et rendra ennemie ceux qu’un même drapeau devait unir à jamais.
Que l’on subisse la loi du plus fort, je le conçois. Le corps plie, mais les principes restent debout. D’autres temps arrivent, on avance et l’on regarde le terrain perdu, sans commotion nouvelle, sans bouleversement. Que l’on transige avec les principes, au contraire, on démoralise la nation, on tue la foi dans les engagements ; on fait éclore le germe des mauvaises passions dont l’avenir fait alors son profit.
Non, je n’admets pas cette règle que les hommes du lendemain soient seuls propres à clore les révolutions, je crois plutôt et l’histoire nous enseigne, que les révolutions ne se consolident que par ceux qui en respectent les principes.
Pourquoi tant d’états, aujourd’hui définitivement constitués, ont-ils passé par des révolutions successives avant d’atteindre le but. C’est qu’ils avaient prématurément prétendu clore la première avant d’avoir achevé l’ouvrage. C’est qu’ils avaient fait ce qu’on vous conseille aujourd’hui.
Ainsi de la France, ainsi de divers états de l’Italie, ainsi de l’Angleterre même si vieille dans la série des peuples régénérés.
Oui, c’est pour prévenir des révolutions à naître que la Belgique doit être ferme aujourd’hui dans ses principes : sa conduite est tracée par celle qu’elle a tenue quand, une première fois, elle s’est posée en face de ses adversaires.
On a dit aussi : « La question du Luxembourg est une question allemande. »
Dans ce cas c’est aussi une question française, car il n’y a, sous le rapport politique, de question allemande au-delà du Rhin qu’en vue d’hostilités contre la France. Pourquoi donc ce haut intérêt n’a-t-il pas pesé dans la balance des négociations ? c’est que le gouvernement français ne sait pas s’occuper de son avenir politique : pour lui tout consiste à vivre au jour le jour.
La France pourrait bien payer cher plus tard la conduite que son gouvernement lui fait tenir envers nous. La Belgique n’est pas seulement son alliée par conformité de principe constitutif, par conformité d’esprit d’opposition à l’absolutisme ; elle est encore terrain militaire, pays de position stratégique, où dans la prévision d’une guerre possible, il serait prudent à la France de se ménager des lignes d’opération, des gages de succès.
Luxembourg, isolé au milieu d’une population toute belge, ou Luxembourg entouré d’un territoire administré par la Prusse et s’étendant jusqu’à Longwy, ce sont là deux positions bien différentes, quant à la question militaire qui seule ici intéresse la France.
Luxembourg sentinelle de la sainte-alliance, ou Luxembourg place de dépôt, ouvrant une trouée dans la ligne des forteresses de la frontière française, voilà la question qui donne à l’une des deux puissances belligérantes l’avantage de l’offensive : qui place les armées prussiennes à dix journées de Paris, ou les armées françaises à six journées du Rhin.
Mais la France n’a pas voulu prendre tant de soucis de l’avenir parce que la politique de son gouvernement est aujourd’hui ce qu’elle a toujours été, oublieuse et imprévoyante. Elle rêve la paix et croit la consolider en cédant, elle ne fait qu’affaiblir son influence. Ses adversaires rêvent la guerre, tout en prolongeant la paix ; car ce qu’ils font, ce qu’ils créent, ce qu’ils établissent et améliorent, tout chez eux tend à la guerre, dont ils s’étudient à préparer les avantages dès aujourd’hui pour l’avenir.
Je suis loin de voir dans le traité qu’on nous impose les garanties tant vantées. C’est une trêve nouvelle dont l’essai, je le crains bien, ne pourra satisfaire, ni la Belgique, ni la Hollande, ni la France, dès que l’expérience en aura fait ressortir les anomalies.
La Belgique avec le Luxembourg devenait un gage de paix bien autrement durable ; elle maintenait la balance entre la France et la Prusse ; la Belgique sans le Luxembourg doit s’attendre à voir éclater tôt ou tard un dissentiment qu’elle aurait pu conjurer, et dans la lutte qui s’ensuivra, qui osera prévoir dans quelle sphère d’activité elle se trouvera entraînée.
A tout cela on dit : Mais l’esprit militaire s’en va ; il cède le terrain à l’esprit d’industrie ; c’est là une belle utopie que la doctrine prend comme tant d’autres pour une réalité.
Mais cela n’est ni vrai, ni possible. L’esprit militaire et la guerre dureront aussi longtemps que les hommes seront classés en nations différentes par les mœurs, par la langue, par la religion, par les intérêts matériels et par les gouvernements. Aussi longtemps que les variétés de climats et de sols continueront à diversifier les races et les besoins des hommes.
Etablir des systèmes politiques sur des utopies c’est bâtir sans fondements un édifice qui doit s’écrouler de lui-même.
L’esprit militaire est naturalisé à toujours en Europe : Il est inhérent au caractère individuel des Français ; il forme une des nuances de leur esprit national.
L’esprit militaire est d’institution publique en Allemagne où tout revêt les formes militaires, en adopte les règles hiérarchiques : c’est un des moyens d’action de l’absolutisme.
La guerre est souvent pour les Français une affaire d’amour-propre, un stimulant de la vanité nationale, en attendant que ce soit un moyen politique d’éteindre les partis par le prestige des conquêtes. Car l’agrandissement de la France est considéré par elle comme une nécessité morale pour satisfaire des idées systématiques, comme une nécessité physique, une réaction obligée de l’état de compression dans lequel on l’a resserrée par ses limites de 1815.
La propagande libérale étant de l’essence de l’esprit d’indépendance, la guerre devient pour l’absolutisme un moyen de conservation. Les armées sont les soutiens de la sainte alliance, elles les garantissent les uns contre les autres, elles les garantissent contre les propagandes libérales.
Entre l’absolutisme et la liberté, il y a cause incessante de guerre : ni l’un ni l’autre de ces principes n’est destiné à périr même après la lutte la plus prolongée. Cette cause de guerre est donc éternelle.
Craignons la guerre, prémunissons-nous contre elle et ne la nions pas comme chose possible ou réalisable. Le jour où nous parviendrons à n’y pas croire sera peut-être celui où elle éclatera, car chacun y est préparé, non par des dispositions du moment mais par des travaux continus depuis plusieurs années ; les causes de guerre, les moyens de guerre, les symptômes de guerre sont partout : les hommes d’expérience les voient et les avouent, il n’y a que les hommes de théories qui les nient.
Je repousse donc ces doctrines qui supposent une civilisation nouvelle, inverse des institutions enracinées dans le caractère des peuples. Je prends les hommes et les sociétés comme ils sont, et quel que soit le développement progressif des connaissances humaines, la diffusion de l’instruction, je crois que l’on n’empêchera pas l’Europe d’obéir à ses souvenir historiques, de conserver l’empreinte de ses mœurs antiques, de suivre même l’impulsion de ses préjugés, de transmettre d’âge en âge ses antipathies, ses jalousies nationales, de perpétuer ses germes de guerre. L’Europe sera toujours la vieille Europe.
Un orateur a vu, dans la possibilité d’une guerre générale, une nécessité de constituer la Belgique immédiatement./
A cela il a été répondu que si la guerre est imminente et doit bientôt nous entraîner dans le conflit, il importe peu d’avoir ou non un brevet de nation, alors que tous ces actes se déchirent.
Mais ce qui importeraient, à mon avis, ce serait d’entrer dans ce conflit avec la réputation d’un peuple qui a su défendre ses droits : la seule chose respectable en temps de guerre, c’est la force, ce sont les armées ; on foulera sans pitié le sol de la Belgique, abaissée par des concessions volontaires, et qui n’aurait d’autre droit que le traité des 24 articles ; on traitera d’égal à égal avec la Belgique représentée par 80,000 baïonnettes, parce que là sera la nation.
Je dirai comme l’honorable M. Angillis, si nous devons avoir la guerre générale, que le débat actuel la motive ou que d’autres causes l’amènent, j’aime mieux voir éclater cette guerre aujourd’hui que demain ; j’aime mieux qu’elle nous surprenne dans notre force, dans notre intégrité, qu’après une mutilation matérielle qui aurait porté un funeste coup au caractère moral de notre nationalité.
Nos débats soulèvent une question militaire ; elle a été agitée par quelques orateurs pour ou contre le projet. Il me semble qu’à cet égard, il faut s’imposer la plus grande réserve.
S’il y a lieu de faire la guerre et c’est au gouvernement et aux chambres à décider, la détermination n’aurait pas été prise sans que les moyens n’auraient été scrupuleusement pesés par ceux sur qui en retombe la responsabilité.
Les mesures de défense ou d’attaque, la partie matérielle, la partie d’action de la résistance, les projets d’opérations militaires, rien de tout cela ne doit faire l’objet de discussions publiques et c’est à tort que l’on vient dire aux adversaires du traité : développez les moyens de résistance.
Ce n’est donc pas moi qui commettrai la faute de venir livrer à la critique parlementaire, à la critique de la presse les données et les chances probables de telles ou telles mesures militaires. Ou nous aurons la guerre ou nous ne l’aurons pas ; dans le premier cas, il serait par trop indulgent de mettre l’ennemi dans la confidence qu’on peut tenter contre lui ; dans le second cas, toute discussion de ce genre me paraîtrait une jactance indigne d’une aussi belle cause.
Cependant sans entrer dans la statistique de l’armée belge, ni dans la spécialité des manœuvres d’une campagne, soit contre la Hollande soit contre la confédération, il doit m’être permis d’émettre quelques idées générales sur la statistique de cette guerre, qui répondront peut-être à des objections déjà faites, à des opinions déjà développées.
Je suis entièrement de l’avis du ministre de la guerre. Il n’y a qu’une seule résistance possible, c’est la résistance absolue, c’est sa lutte à outrance. Les conséquences de cette lutte, je les vois néanmoins tout autres, parce que les combinaisons de la guerre étant nombreuses, peuvent être appréciées différemment par les individus différents alors surtout qu’elles se trouvent liées à des combinaisons politiques.
La résistance nous place en présence de la Hollande seule ou en présence de la Hollande et de la confédération.
Une guerre avec la Hollande, ou une attitude armée vis-à-vis d’elle, c’est là un état de choses auquel nous sommes accoutumés depuis huit ans et que nous savons supporter. L’objection est détruite par les faits passés.
Une guerre avec l’Allemagne est plus probable, dira-t-on, et dans cette hypothèse nous ne pouvons tenter la lutte, elle serait inégale. Ici je diffère d’opinion.
Je ne crois pas plus qu’il ne faut au principe absolu que « la victoire est pour les gros bataillons. »
Les armées manœuvrières et mobiles, promptes dans leurs mouvements, animées d’un bon esprit militaire, obéissantes et disciplinées, confiantes dans les talents de leurs chefs, sont celles qui ont toujours le plus d’avantages à la guerre.
Or, les petites armées remplissent le mieux ces conditions : aussi est-ce avec de petites armées que les généraux habiles ont fait les plus brillants exploits, et c’est de ces armées marcheuses et ardentes, engagées dans des luttes en apparence inégales que sont sortis les officiers les plus distingués.
Avec des armées bien mobiles, on double ses forces, surtout quand on est maître de communications faciles et qu’on a ses approvisionnements, ses parcs et ses dépôts près de soi, et ici on peut vous faire avec plus de vérité l’application de cet autre adage, que « le secret de la guerre est dans les jambes des soldats. »
Les guerres de principes et les guerres de religion sont les plus dangereuses pour l’ennemi. Une guerre faite à la Belgique libre pour l’exécution d’un traité qu’elle trouve injuste, serait une guerre de principes. Elle serait aussi, à certains égards, une guerre de religion.
La Belgique est dans cette position heureuse de pouvoir militairement user de la plus grande somme de ces avantages.
Je ne vois pas, d’un autre côté, que le colosse armé dont quelques orateurs nous menacent existe réellement ; or, l’inégalité de cette lutte est loin de me frapper.
Et d’abord, qu’a dit la diplomatie ? Elle nous a imposé le traité ; si nous le refusons, la conférence avisera aux mesures d’exécution.
Evidemment l’imagination a devancé les faits : on a supposé la décision d’exécution prise, on a supposé les mesures arrêtées. On a dit : c’est la confédération qui se charge de nous arracher les territoires contestés ; on a désigné le dixième corps comme destiné à agir contre la Belgique. D’autres ont parlé d’une armée prussienne également appelée à nous contraindre.
Or, qu’y a-t-il de réel, de vraisemblable, de possible dans ces dispositions ? Je ne sais si je me trompe, mais à considérer froidement l’attitude des puissances voisines, je crois y voir plus d’hésitation, plus de bruit et de menace que d’effet, plus d’obstacles que de possibilité d’agir.
Le dixième corps de la confédération germanique est composé de huit contingents appartenant à des états différents, et son effectif est de 24,298 hommes. Le Hanovre fournit la moitié de cet effectif ; et le Hanovre a, me semble-t-il, bien autre chose à faire que de venir châtier la Belgique.
Les autres contingents sont ceux du Holstein, de Brunswick, Mecklenbourg, Strelitz, Oldenbourg, Lubeck, Brême et Hambourg. Ont-ils reçu l’ordre de mobilisation ? Où se réuniront-ils ? Quand se mettront-ils en marche ? Où sont les approvisionnements, les attelages ? Voilà toutes questions qu’il est permis de faire et que le gouvernement serait peut-être aussi en peine de résoudre avec certitude que moi-même.
Et la Prusse ? A quel titre la fait-on entrer en campagne ? Est-ce aussi par arrêt de la conférence ou de la diète ? est-ce d’accord avec la France et sans arrière-pensée de part ni d’autre ?
Les corps prussiens dont disposent nos adversaires font les 7e et 8e, tous placés partie au-delà du Rhin, partie par les provinces par deçà le Rhin.
Nous connaissons tous assez l’organisation militaire prussienne pour savoir que les corps d’armée sont susceptibles, suivant les circonstances, de se trouver dans trois situations.
Sur pied de paix, il n’y a sous les armes que les régiments de ligne, moins la réserve de guerre, ce qui répond à peu près aux permissionnaires de nos régiments.
Sur le pied intermédiaire de la paix à la guerre, la réserve de guerre est versée dans l’activité : c’est environ un quart en sus. Dans ce cas, la landwehr du 1er ban devient réserve de guerre, mais sans être mobilisée.
Enfin, sur pied de guerre, les régiments de landwehr du 1er ban correspondant aux régiments de ligne sont appelés sous les armes, et les corps sont complets.
Le maximum d’effectifs d’un corps prussien entrant en campagne est de 30,000 hommes.
Il y a moitié de cet effectif, dans l’état intermédiaire, et environ un cinquième de moins que moitié sur pied de paix.
Les 7e et 8e corps dont il s’agit ici étaient, il y a quelques mois, sur pied de paix ; ils ont reçu depuis leur réserve de guerre, mais la landwehr n’est pas mobilisée. Ces deux corps présentent donc un effectif total de 30,000 hommes environ.
L’armée hollandaise, dont j’aurais peut-être dû parler d’abord, puisque c’est la plus rapprochée de nos frontières, est-elle plus redoutable sous le rapport du nombre qu’elle n’était en 1831. Il s’en faut de beaucoup. Je doute que son chef puisse entrer en campagne avec plus de 30 à 35,000 hommes, car lors de l’invasion du mois d’août 1831, les quatre divisions commandées par le prince d’Orange ne présentaient pas, d’après ses propres rapports, une force numérique supérieure à ce chiffre.
Il résulterait de ce calcul que la Hollande, la Prusse et la confédération, avec les corps dont il a été question, n’opposeraient à la Belgique qu’une force totale de 90,000 hommes, en supposant toutes ces troupes réunies à leurs points de concentration respectifs. Est-ce là l’Europe en armes qui menace nos frontières ?
Messieurs, voyons les choses comme elles sont, et rendons-nous plus de justice à nous-mêmes, sans être téméraires ni même imprudents. Nous pouvons dire qu’il n’y a rien, pour le moment, dans cette attitude militaire qui doive mettre en doute le succès de nos armes et nous faire craindre le choc.
L’armée belge est aujourd’hui, abstraction faite de la force numérique, l’armée la plus belle, la mieux exercée, la mieux équipée et fournie en matériel de tout genre qu’il y ait en Europe ; elle est animée d’un excellent esprit, obéissante et disciplinée ; elle est prête à la guerre et rassemblée à quelques lieues des frontières menacées, et son effectif peut, sans épuiser nos moyens personnels et matériels, être facilement portée à 100,000 hommes.
Agile et pleine d’une ardeur inspirée par une juste cause, elle sera partout où se présenteront les têtes de colonne des corps ennemis, quelques lignes d’opérations qu’ils choisissent ; et si ces colonnes, aujourd’hui peu nombreuses, doivent être jamais suivies par d’autres ; si l’Allemagne s’émeut au bruit de cette résistance inattendue, elle apprendra peut-être, au prix de quelques revers, à respecter, dans son état actuel d’ordre et d’organisation, un peuple qu’elle a bien dû respecter en 1830 dans son état de désordre révolutionnaire.
Présager des succès dans cette position, c’est exprimer votre opinion à tous ; car vous n’oseriez pas penser ni dire que l’armée belge, combattant pour ses foyers, succomberaient sous les coups d’une armée inférieure en nombre ou même à forces égales.
Voilà, messieurs, la situation militaire telle que je la vois d’après les faits dont l’appréciation est à notre portée ; s’il en est d’autres qui doivent modifier ces calculs et renverser ces résultats, nous devons désirer les connaître ; jusque-là mon opinion reste ce qu’elle est quand aux premières opérations de la guerre.
Reste la question de savoir si la guerre se prolongerait ; mais là aussi sont les chances d’avenir et les éventualités d’un changement de politique.
Jusqu’ici la résistance n’aura été que relative ; c’est à ce degré que plusieurs honorables membres voudraient la borner. Mais si au-delà de cette limite, il y a de plus grands dangers, il y a aussi des chances nouvelles.
Pour amener de plus grandes forces contre le pays, il faut changer le caractère de la guerre : elle devient alors menaçante pour la France elle-même. Est-il besoin de dire quelles conséquences il en peut résulter, et quel appui nous avons alors droit d’espérer ?
Je n’entrerai point dans ces éventualités. Ceux qui raisonnent dans le sens de la diplomatie, y verront la conquête ou le démembrement de la Belgique ; mais pourquoi raisonneraient-ils plus juste à cet égard qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici ! tant de leurs combinaisons ont été déjouées par les éventualités sur lesquelles elles reposent. Les partisans du traité oseraient-ils dire, par exemple, qu’ils n’ont pas considéré le ministère Molé comme devant triompher de la coalition ? Leurs prévisions sont trompées : le ministère Molé succombe sous une majorité plus puissante que le nombre réel, car à ce nombre, il faut ajouter la somme de ceux que les moyens de corruption dont a usé le ministère ont rattaché à sa cause. Voilà donc encore une éventualité qui corrobore notre opinion à nous.
Mais on dira que le système du ministère lui survivra. Où est la garantie que l’on aura raison cette fois plutôt que la précédente ?
Croyons, messieurs, que la politique de la France doit changer au contraire, parce qu’elle est sans dignité, parce qu’elle n’est qu’une politique de transition.
En définitive, l’Europe armée n’est pas encore à notre porte, et plus on a mis au dehors d’affectation à vouloir nous effrayer par des mouvements de troupe, qui n’ont rien de sérieux, plus il en faut conclure que rien ne se fera, parce que rien n’est résolu.
Dans le cas contraire, la Belgique peut à mon avis, soutenir la guerre telle qu’elle se présenterait, parce que cette guerre a nécessairement deux phases.
Premièrement, l’occupation par les corps qu’on désigne, et, dans ce cas, pourquoi nous hâter d’éviter une lutte que nous pouvons vigoureusement soutenir ?
Secondement, un effort plus général, un mouvement de plusieurs peuples ; dans ce cas, nous avons en aide les éventualités ; elles seront pour nous, par cela seul que des faits nouveaux se seront placés dans la question.
Pour beaucoup d’orateurs le débat se réduit à une question de nécessité.
La nécessité, on l’établit sur les souffrances du commerce et sur les funestes conséquences d’une guerre.
Mais, sans rien prouver, on résout la question par la question.
J’ai dit ce que je pensais de la guerre et de ses conséquences, et ce que j’ai dit semble pour le moins aussi fondé que toutes les hypothèses établies par l’opinion adverse.
Quant aux souffrances du commerce, il y a contestation sur les causes d’abord et sur l’étendue du mal.
Ici encore rien n’a été prouvé par un enchaînement logique de fait. On affirme et l’on déduit des conséquences sans rendre le raisonnement palpable.
Mais en admettant ces souffrances telles qu’on les représente, n’y a-t-il pas des devoirs politiques et moraux devant lesquels ces considérations doivent fléchir momentanément ? est-ce d’ailleurs un état insupportable ? Le désordre et la ruine du pays en sont-ils la suite inévitable ? On le dit bien, mais on ne le prouve pas. On rembrunit le tableau ? on cherche à effrayer les imaginations, sans parler à la raison, par ces froids calculs qui pourraient seuls la frapper.
Rien ne me prouve à moi que la situation du commerce mette la Belgique en péril au point d’autoriser l’abandon des droits politiques et le manque de foi promise.
Le commerce était souffrant aussi en Hollande en 1831 et pendant les années suivantes ; la Hollande a obtenu pourtant par sa persistance les 24 articles au lieu des 18, et elle a dignement supporté son sort sans se ruiner dans l’espoir d’un meilleur avenir ; et cependant la Hollande a plus besoin de commerce que nous.
Le commerce et l’industrie souffraient aussi en France en 92 et 93, quand avec ses 14 armées elle faisait réellement tête à l’Europe. La France s’est montrée grande en ne cédant ni devant la force, ni devant les souffrances du dedans.
Le commerce souffrait aussi en Allemagne en 1813 et 1814, et cela n’a pas empêché la population entière de se porter où l’honneur et l’intérêt du pays l’exigeaient ; aussi l’Allemagne a triomphé.
Nous-mêmes, de 1830 à 1834, n’avons-nous pas vu en Belgique une stagnation complète des affaires ? la Belgique a-t-elle péri pour cela ? Non ; elle est sortie de là, en quelques années, plus laborieuse et plus prospère que jamais.
Que lui demande-t-on aujourd’hui ? de supporter avec patience des souffrances évidemment moindres pour être digne d’un avenir plus heureux.
Ce qui manque à la Belgique pour résister, combattre et triompher, ce n’est pas le crédit. Ce qui s’y oppose, ce ne sont pas les souffrances du commerce ; c’est la fausse interprétation donnée aux embarras du moment par des pétitions d’industrie, qui sont loin d’être l’expression de l’opinion publique.
Le cœur a failli à ces industriels, à la seule idée d’une interruption d’affaires : ils jettent les hauts cris pour étouffer l’expression du courage national.
Ne devrait-on pas plutôt penser que la Belgique est trop riche pour conserver longtemps son énergie qu’elle craint de perdre ? Quand un peuple calcule par livres, sous et deniers, ce que doit coûter la défense de ses droits et de sa nationalité, il ne lui reste qu’à céder toujours jusqu’à ce qu’il devienne la proie du premier conquérant.
En résumé, messieurs, quoique les intérêts de la Belgique aient été compromis depuis quatre ans par la direction donnée aux affaires extérieures, la position actuelle n’est pas désespérée et notre salut est dans nos mains. Nous pouvons, par des efforts qui n’ont rien de surhumain et par des sacrifices supportables, nous dégager des écueils où nous avons été près de nous perdre.
Mais la résistance est la nécessité dominante. Nous pouvons soutenir seuls, avec succès, la guerre d’exécution dont on nous menace : nous pouvons la soutenir dans plusieurs de ses périodes.
Ira-t-elle jusqu’à la guerre générale ? c’est qu’alors cette solution était dans la force des choses.
Ce ne sera pas la Belgique qui l’aura occasionnée, et dans ce cas les concessions de la Belgique ne parviendraient pas à la conjurer : mais la Belgique, alors aussi, ne restera pas sans alliés dans cette lutte. Que ces alliés la trouvent entière, fidèle à ses antécédents et maintenant fièrement ses droits, ils la respecteront. Qu’ils la trouvent abaissée et soumise, ils la fouleront aux pieds.
Un orateur qui soutient le traité a éloquemment décrit les avantages de la paix et les calamités de la guerre. Le tableau est vivement tracé, plein de vérité, et je m’associe à ses paroles ; elles sont l’expression de mes propres sentiments.
Mais je me demande si cela prouve qu’il faille céder à d’injustes prétentions et morceler la Belgique.
Oui, messieurs, tout le monde comprend les avantages de la paix et les désire ; mais il est une limite où la guerre devient une nécessité qui ne permet plus de se préoccuper de ce que l’on peut perdre par elle, qui nous fait au contraire une loi de n’envisager que ce qu’elle est appelée à donner.
Telle était l’époque où la révolution a éclaté : nous avions la paix alors avec tous les bienfaits qui l’accompagnent ; nous nous sommes jetés dans la guerre : il fallait le faire, vous n’oseriez le nier, vous, hommes de la révolution.
L’époque actuelle amène la même nécessité ; nous devons, encore une fois, risquer la guerre et suspendre un moment les jouissances de l’état de paix ; voilà pourquoi moi aussi, homme de la révolution, je vous imite et je conseille la guerre.
En terminant ces observations, je vous dirai à vous qui voulez l’abandon du Limbourg et du Luxembourg : Avez-vous bien songé aux justes reproches que leurs populations sont en droit de vous faire ?
Rapprochez les époques et jugez.
Quand il y a neuf ans, les provinces belges soulevées avaient à repousser l’armée hollandaise encore maîtresse des places fortes et des positions militaires qui mettaient sa révolution en péril, vous avez fait un appel à nos populations : nous sommes venus, vous avez voulu de nous.
Quand il s’est agi de créer le pacte fondamental, de poser les actes constitutifs d’une dynastie nouvelle et ceux d’exclusion d’une dynastie abrogée, vous nous avez convoqués, nous sommes venus. Vous avez voulu de nous, vous aviez besoin de nous compromettre.
Quand notre territoire a été envahi, votre capitale menacée, à la voix du Roi et de la patrie éplorée, le Luxembourg tout entier s’est porté vers la Meuse pour vous secourir. Vous vouliez encore de nous dans ces jours de dangers.
Quand il s’est agi d’organiser une armée et de créer des boulevards pour défendre votre frontière du Nord, vous avez encore voulu de nous et de nos richesses.
Aujourd’hui l’étranger vous reconnaît et vous donne son appui, vous allez jouir de cet avenir si heureux dont plusieurs orateurs se sont plu à embellir le tableau avec une affectation peu généreuse. Vous n’avez plus besoin de nous, vous nous rejetez de votre sein, sans vouloir nous associer au partage de votre prospérité.
Est-ce là votre reconnaissance, est-ce là votre justice ?
Je n’ai pas l’honneur d’être Luxembourgeois ; mais, investi de leur confiance, j’étais fier d’avoir un double titre pour défendre la cause d’une province menacée : ici, à la chambre, comme représentant, sur le champ de bataille comme soldat. Si, ce qu’à Dieu ne plaise, cette cause doit succomber, si nos efforts sont impuissants pour amener la Belgique à une résolution digne d’elle et glorieuse, quelle qu’en soit la suite ; s’il faut céder sans combat et déposer des armes inutiles, j’essaierai alors de faire une dernier fois entendre ma voix à mes anciens commettants, et je leur dirai :
On vous offre, à vous compromis par votre dévouement à notre révolution, des dédommagements pécuniaires, un asile et des naturalisations ; n’acceptez pas ces offres. Restez chez vous on est toujours mal assis au foyer de l’étranger ; mieux vaut vivre pauvre et ignoré sous son toit héréditaire que de recevoir de riches aumônes dans l’exil. Heureux celui qui, même au sein des orages politiques, a toujours respiré l’air que respiraient ses aïeux !
Je leur dirai :
Votre conduite si dévouée, si méconnue, sera appréciée par le gouvernement sous lequel vous retournez : vous êtes de cette espèce de vaincus que les hommes d’un esprit élevé savent honorer après la victoire. Ils vous fourniront l’occasion de servir utilement votre patrie. Séparez-vous de nous sans haine et sans esprit de retour, car ceux qui ont été ingrats une fois on doit les plaindre et ne plus les solliciter. Oubliez cette Belgique qui n’a pas su vous apprécier ni vous mériter. (Applaudissements prolongés dans la chambre et dans les tribunes.)
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Plusieurs fois dans cette discussion on a examiné si le gouvernement avait fait tout ce qui dépendait de lui pour obtenir en Allemagne un appui, des alliances. La politique du gouvernement a été celle-ci : conserver l’alliance politique avec la France, étendre avec elle ses relations de commerce, faire un appel aux intérêts commerciaux de l’Allemagne pour y obtenir des alliances politiques.
Je ne parlerai point ici des intérêts religieux. Tandis que les uns ont pensé que le gouvernement aurait dû faire un appel aux intérêts catholiques en Allemagne, le dernier orateur a signalé le danger d’une telle conduite en présence des intérêts opposés du protestantisme ; le gouvernement a parfaitement compris ces intérêts opposés ; il a compris que son rôle n’était pas religieux, mais politique. Aussi s’est-il toujours soigneusement abstenu de prendre part directement ou indirectement à des questions intérieures de l’Allemagne.
Les intérêts commerciaux de l’Allemagne, voilà quel était l’appui premier, l’appui principal, auquel le gouvernement devait faire appel ; il n’a pas manqué à cette mission ; c’est dans ce but que dès le principe de la révolution, il a projeté un chemin de fer se dirigeant vers l’Allemagne. La pensée du gouvernement a été comprise en Allemagne ; la révolution belge a été accueillie sous le rapport commercial.
En effet, qu’on lise les feuilles publiques de l’Allemagne, on verra que ce pays a considéré notre révolution comme un bienfait pour ses intérêts commerciaux. Mais précisément parce que ces intérêts sont vitaux, parce qu’ils pouvaient exercer en Allemagne une influence salutaire pour la Belgique, les cabinets allemands ont compris qu’ils devaient ralentir le mouvement qui se faisait vers la Belgique.
C’est par ce motif que le cabinet de Berlin s’est jusqu’à présent refusé à conclure un traité de commerce et de navigation. La pensée politique de ce cabinet était que, tant que la Belgique resterait sous l’empire du statu quo, il fallait lui laisser quelque chose à désirer pour le moment de la paix. Contre cette pensée politique sont venus échouer les efforts des publicistes et des écrivains qui ont prête à la Belgique l’appui de leur plume, de leur talent.
Parlerai-je d’alliances politiques ? mais vous savez que des relations politiques avec les états de second ordre, avec tous les états de la confédération, étaient impossibles, aussi longtemps que la question luxembourgeoise n’était pas terminée.
Mais, a dit le dernier orateur, dès la convention du 21 mai, il fallait agiter à la diète, au moins indirectement, la question de transaction pour le Luxembourg, dont le principe avait été posé dans les 18 articles. Mais, indépendamment de ce que ces états firent connaître aux cabinets de Berlin et de Vienne que la concession qu’ils semblaient avoir promise la Belgique dans la conférence de Londres ne leur convenait point, il y aurait eu un immense danger à agiter cette question. En effet, je vous ai annoncé, dans mon rapport du 1er février, qu’en 1836 la pensée politique de l’Allemagne était d’amoindrir encore la Belgique ; c’était, notamment, de s’opposer à ce que la Belgique élevât des forteresses dans la partie wallonne du Luxembourg. En 1836 la diète a repoussé les ouvertures du roi Guillaume, membre lui-même de la diète, pour l’incorporation du Limbourg à la Hollande. Ainsi les esprits étaient très mal disposés en Allemagne pour une concession territoriale.
Cet état de choses, le gouvernement vous l’a fait connaître en 1836 à l’ouverture de la session ; et, à cette occasion, vous avez proclamé solennellement dans votre adresse le principe qu’on devait s’en tenir strictement à la convention du 21 mai, au statu quo. Votre inquiétude à tous était que cette convention, ce statu quo ne fussent imprudemment mis en question ; votre pensée à tous était que le cabinet de La Haye ferait, par son obstination, durer le statu quo assez longtemps pour qu’il finit par être impossible de le rompre.
Voilà la réalité. De ce que je viens de dire, il résulte clairement que le gouvernement n’a rien omis de ce qu’il devait faire, n’a rien fait de ce qu’il ne dût pas faire.
M. Vandenbossche – Messieurs, depuis que la diplomatie s’est emparée de nos gouvernants, on serait presque forcé de croire que la raison ne les a plus voulu soutenir de sa lumière.
En 1830, le général Mellinet assiégeant Maestricht, la ville était sur le point d’ouvrir ses portes pour s’associer à nous. La raison ordonnait de la prendre ; la politique en a fait lever le siège.
Le 2 février 1831, Ernest Grégoire, qui avait accepté un commandement de troupes belges, entrait à Gand dans l’intention de proclamer le prince d’Orange et d’exécuter ainsi une contre-révolution. Son arrivée et ses intentions étaient connues ; la ville avait une garnison dix fois trop forte pour le repousser, il ne rencontra personne pour arrêter sa marche. Les soldats étaient consignés dans les casernes, les officiers étaient au café. Le gouverneur, M. Lambert de Cortenbach, dans son domicile, était le premier pour lui opposer résistance, et le brave corps des pompiers a seul arrêté sa criminelle entreprise. Il fut fait prisonnier. La raison et la loi lui demandaient sa mort ; la politique l’a fait rendre à la liberté.
La raison demandait une enquête sévère sur la conduite des officiers de la garnison, la politique y a fait passer l’éponge.
Il fallait armer nos soldats citoyens ; la raison leur eût fourni de bons fusils, la politique les a armés de lances.
Nous fûmes ainsi attaqués et battus en 1831. On supposait encore de la trahison ; une enquête parlementaire fut proposée, et par convenance accueillie. La politique, en dépit de la raison, a refusé à la commission nommée à cet effet les moyens de l’effectuer.
Les cinq puissances qui s’arrogent le titre d’arbitres de l’Europe, et qui nous avaient promis leur médiation, au lieu de punir l’attaque déloyale de la Hollande, ont puni la politique de nos gouvernants, en nous proposant un traité infâme pour la Belgique.
La panique qui avait obsédé les Hollandais en 1830, après les désastres d’août 1831, avait subitement gagné nos ministres ; ceux-ci l’avaient communiquée à la majorité de la chambre et du sénat, et les 24 articles furent acceptés sous l’influence de la peur ou du ministère, ce qui constitue pour plusieurs l’équivalent de la force majeure ; et comme cette force majeure n’admet ni la réflexion ni le raisonnement, les 24 articles ont été acceptés, sans même s’inquiéter si une législature ordinaire était en droit, oui ou non, de conclure un pareil traité.
Dieu nous sauva peut-être pour la dixième fois, Guillaume rejeta le traité.
Un armistice fut conclu entre la Belgique et la Hollande, par les soins des cinq puissances. Nous nous crûmes en pleine paix ; on ne s’inquiéta plus de l’avenir, on mettait à profit le présent. La Belgique se couvrit de sociétés anonymes, et l’industrie prit un essor inconnu jusqu’alors.
Le gouvernement oublia les affaires de Gand et de Louvain ; des officiers étaient réputés avoir des sentiments républicains, on les mit en disponibilité ou en non-activité ; d’autres officiers que le public soupçonna d’orangisme, et même d’infidélité, furent conservés en fonction. Sans vouloir en rien critiquer la conduite du gouvernement, toujours me semble-t-il, aussi longtemps qu’on n’avait pas une paix définitive avec Guillaume, que la raison aurait commencé par éloigner de leurs fonctions d’activité ceux des officiers réputés orangistes. La politique, qui avait de nouveau pris le dessus, sans prendre aucun enseignement du passé, a agi dans un sens contraire.
On a signalé des dilapidations, des fraudes, des vols même au ministère de la guerre ; une enquête a même été provoquée à la chambre des représentants ; la raison devait l’admettre, la politique l’a repoussée.
La politique a ainsi continué à régner en dépit de la raison.
Le traité des 24 articles était une lettre morte et qui ne pouvait plus revivre aux yeux du peuple belge ainsi que de son gouvernement. Ce n’est que dans cette pensée que la loi communale a pu être rendue applicable aux provinces que le traité des 24 articles enlevait à la Belgique. L’article 64 de la loi communale porte :
« Avant d’entrer en fonctions les échevins et conseillers communaux prêtent entre les mains du bourgmestre ou de celui qui le remplace, et en séance publique, le serment suivant :
« Je juge fidélité au Roi, obéissance à la constitution et aux lois du peuple belge.
« Avant la prestation du serment, le président rappellera que le décret d’exclusion à perpétuité des membres de la famille d’Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique fait partie de la constitution.
« Les bourgmestres, avant d’entrer en fonctions, prêtent le même serment entre les mains du gouverneur ou de son délégué. »
Or, rendre applicable une pareille disposition aux provinces qu’on pouvait croire pouvoir être enlevées à la Belgique en vertu d’un traité précédent, eût été une tromperie indigne d’un honnête homme, une barbarie à laquelle je ne connais point d’épithète pour la stigmatiser.
Le roi Guillaume déclare enfin adhérer au traité des 24 articles ; le gouvernement belge paraît les repousser, mais tout le peuple les repousse. Du haut du trône, on annonça, au 13 novembre dernier : « Les droits et intérêts du pays sont la règle unique de ma politique ; ils seront défendus avec persévérance et courage. »
On sait avec quel enthousiasme ces paroles furent accueillies ; tout le pays y applaudit :; la chambre et le sénat votèrent des adresses, où l’intégrité du territoire fut demandée sans restriction ou condition ; les états provinciaux, les conseils communaux votèrent tes adresses analogues.
Les chambres ont voté toutes les contributions qu’on leur a demandées pour mettre la Belgique en état de soutenir ses droits par les armes. On a fait des armements considérables, et on a continué à négocier : mais sur quoi ? – Sur la question territoriale ? Il paraît que notre ministère n’y a pas même songé, car d’après le discours de notre ministre des travaux publics cette question lui paraissait depuis longtemps définitivement résolue. – « Considérer comme irrévocables, dit-il, et les arrangements territoriaux et les arrangements financiers, telle est la position que le gouvernement anglais lui-même a prise à la fin d’avril 1838 ; telle est la position que la conférence entière avait prise dans les négociations de 1833, et que le gouvernement belge avait à cette époque acceptée. »
On a fait remettre, il est vrai, à la conférence une note où le gouvernement a déclaré être prêt à faire les plus grands sacrifices pécuniaires pour régler la question territoriale à l’amiable et à la satisfaction commune ; notez qu’on terminait en déclarant « que la Belgique ne saurait se soumettre au chiffre de cinq millions de florins, en l’envisageant sous le rapport du droit et isolément ; mais il s’empresse d’ajouter qu’en rattachant cette question à celle du territoire, le gouvernement du Roi, si l’on reconnaît son état de possession actuelle, n’hésiterait pas à accepter la dette ainsi fixée, et que, dans ses vues de paix et de conciliation, il ajouterait à la rente de 5 millions de florins une somme capitale de 60 millions de francs à payer immédiatement. » Or, il ne fallait qu’examiner ce que la confédération germanique pouvait raisonnablement exiger dans son intérêt proprement dit et avoué, et le résultat que devait produire la combinaison de la diplomatie en nous prescrivant le morcellement de deux provinces, du Limbourg et du Luxembourg, pour s’assurer que ce n’était pas au moyen d’une somme d’argent que la Belgique pouvait jamais espérer de conserver ses frères. On aurait pu accepter la dette, on aurait pu offrir 200 millions, et l’offre encore eût été rejetée par la conférence. Il n’y avait qu’un Non !, nous ne morcellerons jamais notre territoire, nous ne consentirons jamais à abandonner nos enfants et nos frères. Il n’y avait qu’un « non » sérieusement prononcé, et maintenu avec « persévérance et courage », qui seul pouvait nous conserver nos frères et l’intégrité de notre territoire.
En effet, quel est l’intérêt proprement dit, l’intérêt avoué, de la confédération germanique et de toute l’Allemagne ? de ne rien abandonner, de ne rien perdre de ses forces contre la France. Or, que fallait-il faire pour les conserver ? Admettre dans la confédération le roi des Belges au même titre de grand-duc de Luxembourg, auquel le roi Guillaume en faisait partie ; ou bien ériger le Luxembourg en un état fédéral indépendant. Et si l’on voulait lui donner un protecteur autre que le roi des Belges, le mettre sous la protection de l’empereur d’Autriche ou du roi de Bavière, deux souverains catholiques romains comme les peuples du Luxembourg. Dans l’un et l’autre cas, les habitants luxembourgeois auraient pu être contents et attachés à leur gouvernement et à leur protecteur, et la confédération germanique y aurait pu trouver un peuple ami et un accroissement de force contre la France.
Mais qu’a-t-on fait ? On a morcelé le Luxembourg, on a morcelé le Limbourg, et on veut que la Belgique cède ces deux demi-provinces à leur ancien maître qu’ils détestent et qu’ils détesteront toujours. La confédération ne peut donc y trouver qu’un peuple malheureux, qu’un peuple mécontent, qu’un peuple ennemi, et elle s’affaiblirait ainsi au lieu de se fortifier contre la France.
L’intérêt proprement dit, l’intérêt avoué de la confédération n’a point été le but de cette combinaison.
Quel en a donc été le motif déterminant ? nul autre que celui de semer la discorde entre les peuples, d’anéantir la confiance qu’un peuple pourrait encore avoir en un peuple voisin, la confiance que les citoyens d’un même peuple pourraient avoir entre eux, la confiance qu’un voisin pourrait avoir en son voisin.
Or, que la Belgique trahisse la foi donnée, la foi jurée de mutuellement se conserver et se défendre, qu’elle livre elle-même ses frères à leur bourreau, et les rois croiront avoir vaincu et enchaîné les peuples ; ils ne verront plus d’obstacles à mener leurs sujets d’après leurs souverains caprices.
La conférence ayant tenté une première fois d’atteindre ce but, a vu la peur envahir la législature belge au point de sacrifier ses frères, son honneur et sa conscience à d’aussi infâmes exigences ; dès lors la conférence ne pouvait en devenir que plus altière et plus impérieuse, et il ne fallait pas avoir une grande perspicacité, pour s’assurer que ce n’était point au moyen d’une somme d’argent qu’elle se serait laissé arracher un pareil triomphe.
Si les puissances n’avaient en vue que la paix de l’Europe, au lieu de restreindre les limites de la Belgique, elles nous auraient au contraire, spontanément proposé de les étendre. Qu’elles nous donnent pour barrière le Rhin et l’Escaut ; qu’elles adjoignent à la Belgique les provinces rhénanes, et le Brabant septentrional et la Flandre hollandaise, elles réuniront des peuples unis par leurs croyances religieuses et par un même intérêt matériel. Elles en formeraient ainsi une nation heureuse, contente et qui servirait à jamais aux puissances du Nord de barrière contre la France, et à la France de barrière contre les premières, sans jamais vouloir se coaliser soit avec l’une soit avec l’autre. Mais leur but n’est point la paix du monde, comme le ministre des travaux publics ; leur but final n’est autre chose que l’asservissement des peuples, et du peuple belge en premier lieu.
La politique parviendra-t-elle en 1839 à faire méconnaître ces vérités ? Si la raison peut enfin se faire jour et écarter la politique qui voudrait l’étouffer, nous verrons tous que le traité de paix que la conférence nous propose n’est qu’un tissu d’iniquités, pour nous faire repentir d’avoir fait notre révolution, et pour effrayer leurs propres sujets de se révolter à leur tour ; nous verrons, si c’est d’un côté la haine, que c’est d’un autre côté la peur qui a dicté le traité.
Oui, messieurs, les puissances ont peur que le bien-être, dont nous avons joui depuis notre révolution, n’engage leurs populations à imiter notre exemple ; et persuadées qu’elles ne peuvent nous enlever notre nationalité et notre indépendance par la force des armes, sans exposer leurs propres couronnes à une chute probable, sinon certaine, elles ont pris le parti de nous déshonorer, de nous avilir, de nous anéantir par la diplomatie. Que la Belgique accepte le traité, et elles auront triomphé.
Mais, dit-on, l’indépendance de la Belgique sera reconnue à ce prix par toutes les puissances de l’Europe et par Guillaume lui-même qui reste jusque là en droit de nous la contester. On a souvent voulu nous partager, la France n’a pas encore abandonné l’idée de nous réunir à son vaste empire ; empressons-nous de légitimer notre nationalité pour prévenir notre partage, ou pour prévenir de devenir un jour des provinces françaises. Ce langage peut être un langage de la diplomatie, mais ce n’est point un langage de la raison. Si nous adoptons le traité, la légitimité de notre nationalité et de notre indépendance reste subordonnée à l’observance des conditions qu’elle nous impose.
Or, notre indépendance, que serait-elle autre chose qu’une amère dérision ? Le traité rend maître le roi Guillaume, l’ennemi mortel de père en fils, des Belges, de tous nos fleuves : maître de la Moselle, maître de la Meuse, maître de l’Escaut ; et partout nous aurions même souscrit à être ses tributaires. Mieux vaut une indépendance non reconnue et illégitime, pour la Belgique, qu’une pareille servitude. Et notre nationalité, que serait-elle ? Entravés par la Hollande dans toutes nos relations mercantiles et industrielles, la nationalité belge à ce prix serait bientôt un fardeau pour le peuple qui finirait par la détruire, s’il ne peut point l’asseoir sur des bases moins déraisonnables ; et la légitimité de notre gouvernement reconnue par les puissances pourrait ne pas tarder à être mise en question par le peuple lui-même. Voilà la paix que nous prépare ce célèbre traité.
Mais, dit-on, la Belgique a accepté le traité en 1831, et les questions territoriales y ont été définitivement arrêtées et résolues. Si la chose était vraie, il serait absolument inconvenant de soumettre cette disposition une seconde fois à notre acceptation. Il devrait suffire au gouvernement d’avoir engagé une seule fois la représentation nationale à souscrire à son déshonneur et à sa perte ; il ne devrait pas lui proposer une seconde fois de répéter le même scandale. Mais cela n’est pas. Si la législature ordinaire avait pu validement démembrer le royaume belge, encore sa première acceptation serait devenue caduque par la non-acceptation, en temps utile, de la part de Guillaume. Cela a été démontré à suffisance, je ne dois pas m’y arrêter. Que le traité déchire notre pacte fondamental, que la législature n’ait pu l’adopter sans l’enfreindre, qu’en l’adoptant elle ait commis un excès de pouvoir, et, par conséquent, posé un acte nul par sa base, cela a déjà été suffisamment développé ; d’autres cependant prétendent, avec non moins d’éloquence, lui attribuer une acception différente. Je n’entrerai pas ici dans le mérite de l’une ou de l’autre opinion. Il me suffit d’y voir que la constitution se trouve différemment entendue, et qu’il s’agit par conséquent de l’interpréter, et je me demande si une législature ordinaire est bien en droit d’interpréter la constitution ? Cette question mérite au plus haut degré, je pense, l’attention de tout ami de son pays. Personne n’ignore jusqu’où l’interprétation peut réduire une loi ; l’ignorance ou la mauvaise foi ne la rendent que trop souvent méconnaissable, de sorte que l’on peut dire que celui qui est en droit d’interpréter une loi peut, de même, la détruire. Or, d’après ces principes, reconnaître à une législature ordinaire le droit d’interpréter la constitution, serait reconnaître à une législature ordinaire le droit de la détruire. La constitution est inviolable, personne ne peut y porter atteinte. Un acte quelconque, émanât-il du corps législatif, le premier, le plus grand pouvoir du royaume, est nul de plein droit, s’il enfreint, s’il viole la constitution : tel est le principe généralement reconnu, et publiquement avoué par tous. En face d’un pareil principe, une législature pourrait-elle mettre un acte à l’abri de toute attaque d’inconstitutionnalité, en interprétant au préalable la disposition constitutionnelle, qu’on prétendrait y être contraire, et proclamant par suite que l’acte y est conforme, ou que la constitution ne l’a point interdit ? Une pareille prétention paraîtrait, je pense, absurde.
Dira-t-on que ces principes sont applicables à une interprétation que s’arrogerait un pouvoir législatif par voie d’autorité, mais qu’ils ne le sont point là où une législature n’entendrait l’expliquer que par voie d’application ; que la législature, appelée à poser un acte, à prononcer sur un projet de loi qui lui est soumis, doit pour le cas présent être en droit de se former une opinion de la constitution et d’en fixer le sens, sinon qu’elle ne pourrait jamais avec une liberté d’action ? Quand la constitutionnalité n’est point contestée, alors la législature respecte la constitution, quand même elle y porterait en réalité atteinte, et l’acte qu’elle poserait devrait être respecté, jusqu’à ce que, s’étant aperçue de l’inconstitutionnalité, elle ne l’eût elle-même révoquée.
Est-ce bien à l’occasion d’un projet de loi dont dépend l’avenir du pays, en présence d’une opposition aussi formidable (car dans les sections 25 membres y ont trouvé une infraction à la constitution, et provoqué un pouvoir constituant pour y prononcer, contre 37 qui ont cru que l’adoption ou le rejet était dans les attributions de la législature ordinaire) ; est-ce dans une telle circonstance qu’il serait convenable ou même permis de décider et de trancher cette question par nous, corps législatif ordinaire ? Si dans de telles circonstances le corps législatif peut interpréter les dispositions de la constitution, et décider de la constitutionnalité ou de l’inconstitutionnalité du projet de loi qui nous est soumis, alors on est en droit de dire que la législature est omnipotente, et que la constitution n’est plus qu’une lettre morte pour le peuple qui l’a faite. Indépendamment de cela, la gravité des circonstances sur lesquelles on a à prononcer exige, par elle-même, un appel au peuple, la dissolution des chambres actuelles et la convocation de chambres nouvelles. Ce n’est pas que cette dissolution, fût-elle même arrêtée, doive suspendre la discussion ; la discussion peut s’épuiser ; le peuple peut la lire, il peut y former ses convictions ; il y connaîtra l’opinion des députés, et il pourra, d’après sa conviction leur confier ou leur retirer son mandat. Les partisans du morcellement n’ont rien à craindre si, comme le dit l’honorable M. Devaux, le parti de la soumission, et de l’acceptation du traité, a pour lui les 8 ou 9/10 de la population. L’acceptation du traité presse, dit-on ; on ne peut plus la retarder.
L’honorable M. Devaux voit déjà sur l’horizon l’orage qui doit nous engloutir si notre nationalité et notre indépendance ne sont définitivement et généralement reconnues lorsqu’il éclatera. La France veut le Rhin pour frontières, et tôt ou tard, bientôt peut-être, elle réalisera ses projets. Hâtons-nous de nous constituer aux yeux de tous. « Ce qui a nourri et rendu si naturelle en France, dit-il, l’idée de la limite du Rhin, c’est qu’entre la France et le Rhin on n’a vu jusqu’ici qu’un territoire sans nationalité, une espèce de terrain vague sans dénomination propre, sans propriétaire fixe, appartenant à qui peut le prendre, passant depuis des siècles d’un conquérant à un autre. » C’est donc de la France que l’orage doit surgir, c’est par la France que nous serons un jour engloutis.
Depuis des siècles la France a pu convoiter la limite du Rhin, la république et l’empire lui ont montré qu’elle pouvait y prétendre.
Mais pourquoi la France a-t-elle toujours convoité cette limite. Non pas parce qu’on ne voyait entre la France et le Rhin qu’un territoire vague, sans propriétaire fixe et appartenant à qui pouvait le prendre, mais parce que ces provinces ont constamment appartenu à des puissances rivales ou ennemies de la France ; parce qu’en de pareilles mains ces provinces étaient inquiétantes pour la France, et que leur possession eût formé sa sécurité. Les puissances de l’Allemagne, au contraire, craignent la puissance de la France, ont toujours, et par tous les moyens, tâché d’empêcher la France d’étendre ses limites de ce côté. Elles ont toujours travaillé à faire servir ces provinces de barrière contre la France, en les confiant à des souverains ennemis-nés de la France. Voilà le sujet de la persévérante convoitise de la France pour obtenir ces limites.
Pour faire abandonner au peuple français le projet de s’emparer un jour de ces limites, et de garantir en même temps les peuples allemands contre toute attaque de la France, on arrivera un jour à réunir toutes ces provinces sous une puissance indépendante et neutre, qui puisse procurer et à l’Allemagne et à la France une entière sécurité. Telle destinée est réservée à la Belgique et à la seule Belgique ; mais les circonstances n’ont pas encore permis aux puissances de l’Allemagne d’apprécier la Belgique, et le gouvernement a tout fait pour la perdre dans leur esprit.
La révolution de septembre a été proclamée la fille aînée de celle de juillet. La Belgique était regardée comme étant l’alliée naturelle de la France ; la Belgique a porté ainsi, dès son principe, ombrage à l’Allemagne, et le gouvernement, en suivant dans toute sa marche, les inspirations de la France, a singulièrement accru toutes ces préoccupations. La Belgique a été mal jugée.
La révolution de juillet peut avoir été l’occasion que la révolution belge ait éclaté immédiatement après, mais elle n’en était point la mère.
Sa révolution était dans le cœur des Belges ; une masse de griefs qu’ils enduraient l’avait provoquée ; la vie commune avec la Hollande sous le sceptre d’un Nassau, était devenue insupportable. Cette révolution devait éclater tôt ou tard ; la révolution française n’a fait que donner le signal de son explosion.
La révolution belge avait, du reste, des motifs et des principes tout à fait autres que la révolution de France.
Le peuple belge a une égale aversion pour le libéralisme français que pour le protestantisme hollandais ou prussien ; il est aussi peu français qu’il n’est prussien ou hollandais ; il est belge, et voilà tout.
Le peuple belge n’est aucunement propagandiste, il a toujours été content de la constitution qu’il s’est faite et du gouvernement qu’il s’est choisi ; mais il ne s’occupe pas des autres états ; qu’on y maintienne le gouvernement absolu, ou qu’on y introduise une monarchie constitutionnelle ou une république, tout cela lui est absolument indifférent ; c’est le gouvernement et ses diplomates qui ont constamment défiguré le caractère du peuple belge aux yeux de l’Allemagne et de toute l’Europe.
Le gouvernement s’est jeté dans les bras de la France contre les vœux du peuple belge, et il a alarmé l’Allemagne.
Le Luxembourg restait uni à la Belgique, sauf les relations avec la confédération germanique, pose le premier article de notre loi fondamentale.
Le gouvernement n’a jamais tenté de renouer ces relations avec la confédération ; par là il a trompé l’attente du peuple, il l’a trahi.
Au lieu de montrer à l’Europe que la Belgique était un peuple libre et indépendant, il l’a continuellement représenté comme un vassal de la France.
Avec de pareils hommes, quelles conditions de paix pouvions-nous espérer autre que ceux que voudrait nous imposer la conférence ?
La condition d’existence pour la Belgique est de se montrer libre et indépendante, de faire voir à l’Allemagne qu’elle n’a aucune prédilection pour la France, et qu’elle n’en reçoit ni ordre ni impulsion, de faire voir par contre à la France qu’elle n’a aucune prédilection pour l’Allemagne, et qu’elle n’en recevra d’autre impulsion que celui que lui impose son acte de constitution du chef du grand-duché de Luxembourg.
Renouons avec la confédération, du chemin de fer du Luxembourg, les relations qui existaient entre elles et le roi Guillaume ; soyons vrais, soyons francs, montrons-nous sincères et religieux observateurs de nos engagements et la conférence accueillera nos propositions en ce qu’elles seront infiniment plus profitables à la confédération germanique que celles que voudrait nous imposer la conférence par son traité appelé des 24 articles.
Dira-t-on que la France s’oppose à ce que nous renouions ces relations avec la confédération, attendu qu’elles blesseraient le système de neutralité qui nous est imposé ?
Si nos affaires sont suffisamment gâtées pour ne plus pouvoir y réussir, proposons alors de rendre toute la province du Luxembourg un état indépendant, que le roi des Belges prendra sous sa protection ; à ce prix la Belgique pourra conserver sa neutralité, et son Roi se soumettre, en sa qualité de grand-duc, à toutes les conditions que le congrès de vienne pourrait y avoir attachées. Et la Belgique ne sera pas déshonorée.
De la manière que le traité des 24 articles voudrait nous constituer, notre neutralité et notre indépendance sont impossibles. Tributaires de la Hollande sur la Moselle, la Meuse et l’Escaut, séparés d’ailleurs de l’Allemagne par une douane hollandaise, nous nous trouverons impérieusement contraints de notre remettre à la merci de la France ; or, notez bien que notre neutralité et notre indépendance forment, d’après le traité, la condition de notre reconnaissance.
Qu’arriverait-il de l’acceptation inconsidérée d’un pareil traité ? Que la Belgique pourrait traîner sa chétive existence pendant deux ou trois années, au milieu du malaise et des troubles intérieures qui en seront nécessairement la suite.
Supposons le contraire supposons que la Belgique récupère la prospérité dont elle a joui pendant les années 1835, 1836 et 1837 avec tout le brillant cortège, la Belgique essentiellement subordonnée à la France sera pour l’Allemagne un objet d’éternelle inquiétude, et, par conséquent, d’éternelle convoitise ; de même qu’actuellement les provinces rhénanes le sont pour la France. Et c’est dans cette situation que nous céderions à la confédération, ou, ce qui est pire encore, que nous céderions, que nous livrerions 400 mille Belges, 400 mille frères au roi Guillaume qu’ils détestent, leur tyran et leur bourreau ? que nous éloignerions de nous 400 mille frères, qui tous, s’ils ne nous poursuivent pas de leur haine, au moins ne pourront plus jamais nous accorder leur amitié ou leur sympathie ? C’est dans cette situation que nous céderions, que nous livrerions encore nos principales forteresses ? Dans cette situation, quelle est l’armée que nous devrions tenir sur pied pour vivre en sécurité ? celle que nous avons, celle que nous disons ne pouvoir maintenir à présent, pourrait devenir insuffisante ? Dira-t-on que notre nationalité sera reconnue par toutes les puissances et par Guillaume lui-même ?
Notre nationalité et notre indépendance ont été reconnue par le traité des 18 articles. Mais réfléchissez bien que par l’adoption des 24 articles nous renonçons à cette première reconnaissance. Le traité des 24 articles, crie-t-on de toutes parts, est le berceau de notre nationalité ; nous échangerions de la reconnaissance pure et simple que les puissances ont faite de notre nationalité et de notre indépendance contre une reconnaissance contractuelle et conditionnelle ; car le traité des 24 articles subordonne notre reconnaissance aux conditions qui y sont stipulées.
Nous devons, en premier lieu, être neutres et indépendants, deux conditions que nous ne remplirons jamais. Guillaume et l’Allemagne pourront donc toujours nous attaquer et rétracter leur reconnaissance.
Par l’adoption du traité nous aurions un double orage à craindre. Le premier que je vous signale, c’est que l’Allemagne éternellement convoitera notre position, et épiera le moment pour nous engloutir. Le second, c’est celui que prévoit M. Devaux, que la France voudra conquérir les limites du Rhin. Contre le premier orage, nous sommes placés dans une situation qui n’est pas tenable ; Contre le second, vaudrait-il mieux que nous soyons reconnus d’après les 24 articles, avec la reconnaissance du roi Guillaume, ou vaudrait-il mieux être reconnus d’après les 18 articles, sans avoir la reconnaissance du roi Guillaume ? Ceci, au moins, forme une question, et pour moi je ne balancerai pas en faveur de la reconnaissance par les 18 articles, car la France, en tout cas, nous aurait reconnus, et ce ne serait que contre tous les principes qu’elle se permettrait de nous enlever notre nationalité, pour nous incorporer dans son empire ; après son invasion il faudrait finalement une paix ; la confédération ne lui reconnaîtrait qu’à la dernière extrémité ces limites ; mais la Belgique s’étant montrée pendant tout le cours de son existence réellement neutre et indépendante, la confédération ne trouverait pas une si forte répugnance à les abandonner à la Belgique, et nous les obtiendrions. Si au contraire, nous étions reconnus d’après les 24 articles, nous ne pourrions y prétendre et les conserver qu’en déchirant l’acte synallagmatique de la reconnaissance de notre nationalité et de notre indépendance. Admettant donc l’imminence de l’orage que prévoit M. Devaux, ce que je prévois avec lui, je ne dirais pas hâtons-nous d’accepter le traité, mais je dirais au contraire hâtons-nous de rejeter un traité aussi scandaleux, afin que, lorsque l’orage éclatera il ne rencontre pas au moins un peuple déshonoré.
Pour céder une partie de sa population, tous conviennent qu’il faut un nécessité absolue. Or, cette impérieuse nécessité existe-t-elle ? je ne la trouve que dans la tête d’une dizaine de personnes y compris les trois ministres ; d’où la déduit-on ? de ce que la conférence a rejeté toutes les propositions de nos diplomates, de ce que la conférence n’a plus voulu les écouter, de ce qu’elle a arrêté son protocole et dit que si la Belgique ne l’acceptait pas, qu’elle ne serait pas opposée à ce qu’on l’exécutât par la force des armes : de bonne foi, messieurs, peut-on trouve là une force majeure ?
« La conférence n’a pas voulu accueillir les propositions de nos diplomates », par la raison bien simple, qu’ils ne lui ont jamais fait une seule proposition acceptable.
« La conférence n’a finalement plus voulu les écouter. » Mais cette conduite est toute naturelle ; le ministre de l’intérieur et des affaires étrangères nous en a déjà dévoilé la cause ; le ministère a fait descendre du trône les paroles honteusement célèbres de « défendre les droits du peuple belge avec persévérance et courage » ; les chambres, dans leurs adresses, les états provinciaux, tout le peuple enfin,, ont accueilli ces paroles avec enthousiasme et y ont répondu qu’il étaient prêts à tous les sacrifices pour les appuyer ; des contributions extraordinaires ont été votées, notre armée a été complétée, la Belgique est mise en état de résister aux éventualités ; mais tout cela, le ministère en a fait l’aveu, n’était dans son cœur qu’une vaine parade. C’était pour en imposer à la conférence, c’était pour en obtenir des conditions meilleures, c’était enfin pour tromper la conférence : nous autres, qui ne sommes ni politiques ni diplomates, nous croyions à la sincérité de ces paroles mémorables, mais la conférence n’a pas tardé à en apprécier toute la vanité. Nos diplomates, à qui le ministère avait dicté leur thème, se sont donc présentés à la conférence la fourberie dans le cœur, le mensonge dans la bouche, que pouvait-elle faire, la conférence de plus rationnel que de mettre nos diplomates à la porte ?
« La conférence a arrêté son protocole et l’a déclaré définitif. » Il fallait bien en finir avec un gouvernement qui ne pouvait ou ne voulait point comprendre sa mission, et qui leur cachait le caractère du peuple belge ; avec un gouvernement qui ne voulait, in internu, que négocier, mais qui n’avait aucune proposition acceptable à faire, aucune explication rationnelle à donner de ses prétentions à la conservation de l’intégrité du territoire, aucun compte à présenter sur la dette, aucun argument plausible à opposer aux prétentions de la Hollande relativement à la dette et à sa souveraineté sur l’Escaut ; sa décision est donc encore toute naturelle. Mais cette décision est-elle aussi définitive que la conférence a bien voulu la déclarer ?
Je pense que non. Que le gouvernement se mette à la hauteur de sa mission, qu’il se débarrasse des langes dont le gouvernement français l’a jusqu’ici tenu enveloppé, qu’il se montre libre de toute influence étrangère, neutre et indépendant de tous, comme le veut le peuple belge, et comme le veut la mission qu’il est destiné de remplir en Europe ; et les puissances de l’Allemagne soutiendront la Belgique, elles lui conserveront les forces nécessaires pour soutenir sa neutralité et son indépendance ; ce serait leur intérêt. Qu’on rejette le traité proposé, qu’on rappelle nos diplomates et nos politiques de Londres, qu’on y envoie des hommes qui savent tenir à la conférence le langage de la raison, de la conviction et de la vérité ; des hommes qui savent lui dépeindre le caractère du peuple belge dans sa réalité, des hommes qui savent la persuader que le peuple belge a toujours compris sa mission d’être neutre et indépendante, et qu’il saura la remplir ; que les ministères qui se sont succédé et qui se sont si imprudemment jetés dans les bras français, ont constamment travaillé contre les vœux du peuple, et qu’ils ne reparaîtront plus sur la scène politique ; des hommes qui connaissent nos droits et nos différends financiers avec la Hollande, et qui savent les présenter, et la conférence, j’en ai la conviction, renouera les négociations et admettra nos justes prétentions.
Les partisans de l’acceptation du traité ne voient que la guerre si nous le rejetons. Pour moi, messieurs, je vois la guerre imminente et inévitable pour la Belgique si nous l’acceptons.
Je ne parlerai pas de l’honneur, de l’humanité de nos devoirs, comme chrétiens et catholiques, qui concourent à nous ordonner de repousser le traité, d’autres ont tout dit à ce sujet. Je ne pourrais plus que les répéter ; mais dépouillez-vous de tous ces sentiments, et la conscience seule de votre conservation vous le fera regarder avec horreur et rejeter avec indignation.
On dira que mes prévisions, que la conférence reprendra les négociations, ne sont aucunement prouvées, et pour le cas contraire, où la conférence réaliserait ses menaces, d’exécuter malgré nous le traité, on demande comment la Belgique pourrait s’y opposer ?
Pour exécuter le traité malgré la Belgique, on met en avant deux hypothèses.
La première qu’on envahira le territoire contesté par la force des armes ; et alors, dit-on, nous aurons toute l’Europe contre nous ; la Belgique peut-elle sainement s’opposer à toute l’Europe ?
La seconde hypothèse, c’est que nous n’aurons pas à combattre, mais que les puissances nous isoleront, qu’elles bloqueront nos ports, qu’elles nous fermeront tous nos débouchés, et toute communication avec nos voisins, et qu’ainsi elles nous feront périr par marasme.
Quant à la première hypothèse, l’exécution à force armée, nous ne l’avons aucunement à craindre, le roi Guillaume seul pourrait vouloir la tenter. La confédération reculerait devant un acte aussi inique, et notamment en tant qu’elle ne pourrait le commettre que dans l’intérêt d’un tiers ; je dis d’un tiers, car j’entends que notre gouvernement se montre ce que le peuple belge veut être, libre, neutre et indépendant de tout, et que, par suite, la confédération puisse avoir foi en notre neutralité dans les conflagrations qui pourraient surgir en Europe. Voilà donc notre ennemi réduit à la seule Hollande. Nous n’avons pas à craindre la Hollande, disent les uns, mais parmi les trembleurs, il y en a qui pensent que nous ne pourrions pas même lutter contre elle. Quelle doit être ici notre conduite ? nous devons commencer par envahir le Brabant septentrional, non pas pour le rendre, mais pour l’unir à ses anciens frères, pour le rendre belge comme nous et avec nous ; nous pouvons compter sur la sympathie, sur l’assistance même de leurs habitants, si nous leur démontrons qu’ils peuvent compter sur nos promesses, sur notre honneur, sur notre bonne foi. A ce prix, nous obtiendrons le Brabant septentrional et ses forteresses ; à ce prix, nous obtiendrons aussi la rive gauche de l’Escaut et la liberté de ce fleuve. Les puissances du Nord et de l’Allemagne applaudiront à ces conquêtes ; ce serait leurs intérêts sous la condition toutefois que la Belgique soit neutre et indépendante, et que le gouvernement s’affranchisse de toute influence de la France et de l’Allemagne. Je dois le répéter, la Belgique doit se montrer libre, neutre et indépendante : c’est là la condition de son existence. C’est là ce que veut le peuple belge.
La Hollande bloquera nos ports ! Sait-on bien que la Hollande, l’Angleterre et même la France ne reçoivent de nos produits que ceux qui leur sont absolument nécessaires, et voudraient-elles toutes se punir elles-mêmes et ne plus nous envoyer leurs produits dont nous pourrions nous passer au besoin, pour nous anéantir ? La chose n’est pas probable, elle n’est pas même à prévoir.
M. Desmet – Je désire que la chambre revienne sur sa décision d’hier et que les séances commencent à midi. Il est impossible d’ouvrir la séance à 10 heures. Aujourd’hui, je n’ai reçu mon Moniteur qu’à 11 heures.
Que les séances durent 4 heures soit. Mais davantage, ce n’est pas tenable. Après 4 heures de séance, non seulement on n’est plus capable d’attention, mais la salle n’est pas tenable. Je ne vois pas d’ailleurs pourquoi on irait si vite dans une affaire aussi délicate.
Il y a plus : l’auteur même de la proposition n’a pas pu y tenir ; il vient de s’absenter pendant trois quarts d’heure (M. Lebeau fait un signe négatif.), et les ministres également. (Dénégations au banc des ministres.)
Je demande que la chambre décide que les séances commenceront à midi.
M. Lebeau – Je viens d’être désigné nominativement par M. Desmet, il m’a signalé comme étant inconséquent ; il m’a accusé d’être inexact après avoir présenté ma motion. Eh bien, je suis arrivé le premier à la chambre. Voilà ce que M. Desmet saurait s’il avait été aussi exact que moi.
J’entends parler de patriotisme surtout par le préopinant. Je fais donc un appel à son patriotisme, je lui demande, eu égard à l’état des esprits, et à la situation du pays, de siéger chaque jour pendant 5 heures. Si son patriotisme ne va pas jusque-là, je laisse à ses commettants le soit de l’apprécier.
M. Desmet – Je ne répondrai pas à cette dernière allégation.
Il est vrai que je ne suis venu à la chambre qu’à 11 heures ; mais c’est parce que je n’avais pas reçu plus tôt le Moniteur, et je demande comment on peut répondre aux orateurs, quand on n’a rien lu, quand on n’a pas examiné leurs discours.
M. F. de Mérode – Qu’on fixe les séances à 11 heures.
M. Desmet – Non ! à 10 heures.
M. Dumortier – Je ne m’oppose pas à ce que les séances durent 4 heures ou 4 heures et demie ; mais je demande que les séances, en conformité du règlement, ne commencent qu’à midi. L’article 12 du règlement porte :
« …Sauf les cas d’urgence, le commencement des séances est fixé à midi. »
Vous voyez que les séances doivent commencer à midi, à moins qu’il n’y ait urgence. Or l’urgence ne s’invoque pas, elle se démontre.
Plusieurs membres – L’urgence a été démontrée hier.
M. Dumortier – Pas du tout. Jusqu’à présent cette démonstration n’a pas été faite, et je ne crois pas qu’on pût démontrer qu’il y a urgence de se réunir à 10 ou 11heures.
Nous sommes si peu pressés, que si d’ici à quelques jours le projet était adopté, cela n’avancerait à rien, car le sénat n’est pas convoqué. L’urgence n’existant pas, nous devons rester dans les termes du règlement. L’expérience de ce qui s’est passé aujourd’hui prouve que c’est un faut système de fixer la séance à 10 heures. La plupart d’entre nous travaillent jusqu’à minuit, et on veut que nous venions à 10 heures assister à la séance publique. Je suis d’accord avec ceux qui pensent que nos séances pourraient durer davantage, mais ils conviendront aussi avec moi que dès que nos séances commencent exactement à l’heure prescrite par le règlement, nous faisons tout ce que nous devons.
Je demande donc qu’on veuille bien, à partir de demain, fixer la séance à midi.
- Après une épreuve douteuse, la chambre décide qu’elle maintient sa décision d’hier.
Plusieurs voix – A demain ! à demain !
M. Lardinois – Messieurs, dans la prévision que la loi qui vous occupe sera adoptée, le gouvernement a, dans la séance du 8 mars, proposé un projet de loi tendant à apporter des modifications au tarif des douanes à l’égard de la partie cédée du Luxembourg. Ce projet est très important ; il conviendrait de l’envoyer à l’examen des chambres de commerce.
Je conçois le sentiment qui a guidé le gouvernement quand il nous a proposé ce projet de loi et privilège et de faveur ; je m’y associerai ; cependant il ne faut pas que l’intérêt général soit trop froissé. Nous avons tous les mêmes sympathies pour le Luxembourg et le Limbourg ; et pourtant on ne fait aucune mention de la partie cédée du Limbourg. Je demande qu’on consulte les chambres de commerce de Venloo et de Ruremonde, qui sont très éclairées et nous ont souvent donné de bons avis, je demande qu’on consulte également toutes les chambres de commerce du royaume ; il n’y a rien qui presse.
M. le ministre de l'ntérieur et des affaires étrangères (M. de Theux) – Je viens m’opposer à la motion de l’honorable préopinant. Si la commission, après avoir examiné le projet y trouve des difficultés sérieuses, elle pourra proposer le renvoi aux chambres de commerce. Mais je ne pense pas que le projet dont il s’agit présente ces difficultés. D’ailleurs, la voie de pétition est ouverte ; si le projet lèse des intérêts, chacun peut adresser ses réclamations à la chambre.
M. Lardinois – M. le ministre vient de vous dire que le projet ne présente pas de difficultés sérieuses. Il se trompe. D’abord je ne puis avoir confiance dans ce qu’il avance ; vous savez avec quelle légèreté sont instruites dans ses bureaux les affaires qui touchent au commerce et à l’industrie. Il y a telle commune du Limbourg qui produit à elle seule plus d’articles que toute la partie cédée du Luxembourg. C’est une loi d’entraînement qu’on veut faire et nous savons ce que c’est que céder à l’entraînement. Si nous sommes aujourd’hui obligés de céder aux exigences de la conférence, il restera quelque chose à la Belgique de s’être laissé aller à l’entraînement, il lui restera du ridicule.
La partie wallonne du Luxembourg pourrait aussi souffrir un préjudice de la loi proposée ; il faut agir avec prudence et consulter les autorités à même d’éclairer la chambre.
M. Dubus (aîné) – L’honorable membre vient de dire que rien ne presse. Si rien ne presse, je trouve une haute raison pour ne pas faire droit à sa motion, c’est que ce serait préjuger l’acceptation. Or, vous ne devez et vous ne pouvez pas préjuger cela ; en conséquence je demande l’ajournement de la motion jusqu’après le vote de la chambre.
M. Demonceau – Je fais partie de la commission chargée d’examiner le projet de loi dont il s’agit. Je crois de mon devoir de dire ce qui s’est passé jusqu’à présent dans son sein.
La commission a pensé que dans la position pénible où se trouve la chambre, elle ne devait pas songer à délibérer sur ce projet.
Si le traité est accepté, je ferai tous mes efforts pour que tous les avantages proposés en faveur des Luxembourgeois soient également accordés aux Limbourgeois. Nous examinerons la question sous toutes ses faces, et je promets tant en mon nom qu’en celui de mes collègues, d’apporter le plus grand soin à cet examen, afin de faire non une loi d’entraînement, mais une loi de justice.
M. Lardinois – Je consens à retirer ma motion, en faisant observer cependant que c’est la présentation du projet et non ma motion qui préjugeait la décision de la question qui occupe la chambre.
- La chambre reprend la discussion à l’ordre du jour.
M. Pirmez (Moniteur belge du 14 mars 1839) – Messieurs, je n’ai que quelques mots à dire pour motiver mon vote.
Les orateurs du parti de la résistance nous ont exposé tous les inconvénients du traité. Certes, tous les Belges pensent comme ces orateurs sur ce point. L’abandon d’une partie des populations du pays est une de ces nécessités qu’on ne peut assez déplorer.
Quant à la situation de la Belgique après cette séparation, je ne me la figure ni très belle ni très facile ; mais, je dois le dire, les adversaires du projet ont singulièrement rembruni le tableau. Il est de notre nature de se laisser aller facilement à l’exagération , et ici l’exagération a été poussée jusque dans ses dernières limites.
La prospérité de la Belgique dépendra bien plus de notre conduite après le traité que du traité lui-même. Si nous sommes sages et unis, la Belgique vivra avec le traité, si nous sommes divisés, si nous ne nous rendons plus un compte exact de notre position, la Belgique doit craindre pour son indépendance.
Quoi qu’il en soit des prévisions qui ont été faites, nous dirons aux partisans de la résistance : Si vous prétendez nous convertir à vos idées, ce n’est pas les inconvénients du traité que vous devez nous présenter, nous les connaissons aussi bien que vous-mêmes. Ce sont les moyens de résister à la volonté de l’Europe, qu’il faudrait indiquer. Le traité nous impose des conditions dures, cruelles, nous le sentions avant que le premier orateur eût parlé. Mais comment résister à ce traité ?
Nul n’a sur ce point une idée appréciable. Ceux qui veulent nous entraîner dans la résistance devraient bien nous indiquer sur quoi nous pouvons compter.
Depuis la scission du cabinet, scission qui, soit dit en passant, aurait jeté en de pareilles circonstances tout autre pays que la Belgique dans la confusion et l’anarchie, nous attendions avec impatience, avec anxiété même, les moyens que présenteraient à la nation les anciens ministres, ceux qui dans le cabinet avaient opiné pour le système d’opposition à la volonté de l’Europe.
Et dans l’intérêt de la cause, nous nous félicitions qu’au nombre des deux ministres guerriers se trouvât le ministre des finances, parce que ce fonctionnaire était mieux à même que qui que ce soit de juger et de nous montrer les ressources de la nation, pour nous entraîner dans le parti énergique qu’il veut nous faire prendre. Vous le savez, messieurs, dans notre temps, les questions de guerre, de résistance armée, sont principalement et avant tout des questions financières. L’accession du roi Guillaume a été amenée par l’état de ses finances ; il résisterait encore, si l’argent ne lui avait pas manqué.
Nous avons été trompés dans notre attente. Le discours de l’honorable représentant, naguère ministre des finances, nous a montré que la fraction guerrière du cabinet avait peu envisagé la question sous ce point de vue. C’est-à-dire que, dans le ministère comme ailleurs, un parti voulait résister sans s’expliquer comment il résisterait.
L’honorable député de Virton nous a dit qu’il ne voulait faire la guerre à qui que ce soit ; toute sa politique consistait à attendre les bras croisés.
Selon lui, notre armée ne devrait jamais être portée au-delà d’une proportion convenable avec notre population et nos ressources financières, et cependant il voudrait qu’elle fût numériquement aussi forte que les troupes ennemies disposés contre nous. Quand on considère que l’Europe entière est contre nous, il me semble que ces deux propositions se contredisent l’une l’autre.
Dans cette attitude qui me paraît très vague et fort difficile à comprendre et à arranger, l’honorable membre espérerait, tout en repoussant le traité des 24 articles, voir renaître l’état de choses créé par la convention du 21 mai 1833. mais la convention du 21 mai 1833 n’est que la conséquence du traité des 24 articles, et pour avoir l’accessoire il faut bien adopter le principal. Il serait par trop facile de prendre ce qui nous convient et de rejeter ce qui nous gêne.
Messieurs, il nous est impossible de nous livrer ainsi à une politique de fatalité qui ne sait où elle va, qui ne s’embarrasse pas de nos ressources, qui, sous prétexte que les intérêts moraux sont exposés, et sans indiquer comment on peut leur porter secours, sacrifie avec un laisser-aller incroyable les intérêts les plus vivaces du pays, ceux de l’industrie.
Ce qui résulterait de cette politique, ce serait la destruction des intérêts matériels ; tout le monde le comprend bien mais ce que l’on ne sent pas aussi bien, c’est l’avantage qui en résulterait pour les intérêts moraux, à moins de penser que la ruine des uns amènerait le triomphe des autres.
En résumé, le parti de la résistance dans le ministère ne concevait aucun système de résistance.
J’espérais que les discours suivants seraient plus explicites, mais on y trouve la même absence de tout système. L’honorable député d’Ath, dans un discours très bien écrit, nous a fait une peinture très éloquente, mais empreinte de cette exagération dont je parlais en commençant, des maux qui atteindraient la Belgique, après l’adoption du traité. Quant aux moyens de résistance, je suis encore à les chercher.
Selon cet honorable représentant, il s’agirait de combattre, non avec des armes, mais avec des idées, et sous ce rapport, il nous en présente de fort agréables. Il a déroulé devant nous le tableau de l’avenir et nous a fait parcourir les champs de la politique sociale. Certes, je désire très fort que ses prédictions se réalisent, car elles reposent sur de très beaux et de très généreux sentiments.
Mais nous ne pouvons baser notre décision sur des prévisions aussi éloignées, en présence des cinq grandes puissances unanimes pour nous faire la loi, en présence des armées qui nous entourent et qui nous menacent d’exécution ; il faudrait pour leur résister autre chose que des idées, il faudrait beaucoup d’hommes et beaucoup d’argent. Et, en nous lançant si loin dans l’avenir, nous pourrions bien perdre et immoler le présent. (Sensation.)
Il nous a semblé que, dans son discours, l’honorable représentant s’est beaucoup occupé de ce qui devrait être, et peu de ce qui existe réellement. Nous vivons en Europe ; l’Europe a son droit public. Ce droit repose sur le principe d’équilibre. Cette base est fausse, immorale, je veux bien l’admettre ; mais cette base n’en existe pas moins, et je crains fort qu’il faille encore longtemps avant que les plus beaux discours parviennent à la changer. (Hilarité, approbation.)
Nous désirons aussi qu’une sympathie existe entre tous les peuples ; mais tous les peuples ont des gouvernements.
Tant que les choses seront dans cette situation (et je crois qu’elles y demeureront encore longtemps), des théories qui attaqueraient les gouvernements, feront tourner contre nous les forces des peuples dont ils disposent.
Ainsi, il est une idée fort juste, émise par l’honorable député : c’est que nous devons, autant que possible, nous ménager l’appui de l’Allemagne. Mais, pour trouver de l’appui dans ce pays, il ne faut pas commencer par nous y rendre odieux ; il ne faut pas le menacer, ainsi que cela est malheureusement arrivé, d’une guerre de propagande révolutionnaire et religieuse. L’Allemagne sait bien que ceux qui professent de pareilles menaces n’ont pas la puissances de les exécuter ; mais il suffit qu’elles soient proférées parmi nous, pour nous attirer sa répulsion et sa haine. (Plusieurs voix : C’est vrai ! c’est vrai !). un honorable député de Thielt a, je le reconnais, proposé un moyen de résistance ; il consisterait dans le régime prohibitif commercial, c’est-à-dire un petit système continental appliqué à la Belgique. Je ne me rendrai pas, certes, à un pareil moyen.
Un moyen de résistance semble aussi être présenté par un député militaire. Mais cet honorable représentant a été forcé de supposer que l’Europe consentirait d’abord à nous combattre avec 90,000 hommes, et que, par suite de ce conflit, elle se laisserait entraîner dans la guerre. Mais tous les actes de l’Europe prouvent que nous ne saurions mettre ce moyen à exécution.
Messieurs, aucun système sérieux de résistance n’a été produit. La partie du ministère qui a abdiqué le pouvoir n’en avait pas. Jusqu’ici aucun orateur n’a présenté de moyen pour la résistance. Je n’en vois pas moi-même. Je voterai pour le projet. (Longue approbation.)
M. Peeters (Moniteur belge du 13 mars 1839) – Messieurs, aussi longtemps que j’ai gardé quelque espoir de voir conserver les deux demi-provinces, je n’ai pas voulu parler de l’amendement que je viens de déposer et que je méditais depuis longtemps. Je tenais trop à la nationalité de ces populations (qu’après huit ans d’existence commune, je croyais définitivement réunies à la Belgique), pour vouloir compromettre leur sort par un amendement.
Maintenant je ne me fais plus illusion : au point où en sont arrivées les affaires du pays, je prévois que les Limbourgeois et Luxembourgeois seront abandonnés. Cette Belgique naguère si florissante, délaissée aujourd’hui par tous ses alliés, paraît malheureuse, abattue et destinée à se courber sous le joug, en admettant le malheureux traité qui nous occupe, traité qui, ainsi que l’a fort bien expliqué, selon moi, l’honorable M. Simons, tout en nous ôtant notre force morale, paraît conçu dans l’intention de compromettre notre commerce et notre industrie.
Mais, comme par un empressement inexplicable, l’industrie pétitionne pour l’acceptation du traité, et que la ville la plus commerçante du pays nous fait dire par ses représentants qu’il faut l’adopter, je ne ferai plus de difficultés à cet égard ; je ne veux pas être plus éclairé que les industriels et les commerçants eux-mêmes ; s’ils se trompent aujourd’hui, nous ne devrons pas les plaindre plus tard.
Mais arrive le point moral du traité, et ici ma conscience ne me permet pas de transiger. Quelque critique qu’on veuille nous faire paraître la position du pays, je ne peux pas acheter la paix en sacrifiant les libertés civiles et religieuses de 350 mille Belges qui ont fait la révolution avec nous, je ne veux pas fonder notre jeune royauté sur une si criante injustice.
Je vous le demande, messieurs, pouvons-nous, ainsi que l’a fort bien dit notre honorable collègue, M. Scheyven, sans nier notre propre existence et les bases de notre pacte social, abandonner les habitants du Limbourg et du Luxembourg à l’arbitraire contre lequel ils se sont insurgés avec nous ?
J’ose espérer qu’il n’en sera pas ainsi ; les antécédents du roi Guillaume nous obligent à prendre des assurances en nous soumettant à l’abandon de nos compatriotes, si toutefois ce malheureux abandon doit être prononcé.
Avant de continuer, j’aurai l’honneur de vous citer quelques promesses et conditions sous la foi desquelles le roi Guillaume est venu régner en Belgique ; vous connaissez tous sa conduite postérieure, et, par suite, la nécessité d’en prévenir, autant que possible, le retour.
Voici ce que nous lisons dans la mémorable proclamation faite par le roi Guillaume, lors de son entrée à Bruxelles, comme prince souverain de la Belgique, le 1er août 1814. J’aurai l’honneur de vous la lire tout entière ; elle mérite votre attention.
« Aux habitants de la Belgique, salut.
« L’Europe doit sa délivrance à la magnanimité des souverains alliés ; bientôt elle devra à leur sagesse un système politique qui assure aux nations agitées de longues années de calme et de prospérité.
« Les nouvelles destinées de vos belles provinces sont un élément nécessaire de ce système, et les négociations qui vont s’ouvrir auront pour but de les faire reconnaître et de consolider l’agrandissement de la Belgique dans votre intérêt et dans l’intérêt de vos voisins, dans celui de l’Europe entière.
« Appelé au gouvernement de votre pays pendant le court intervalle qui nous sépare encore d’un avenir si longtemps désiré, j’apporte au milieu de vous la volonté de vous être utile et tous les sentiments d’un ami, d’un père. C’est des plus éclairés, de plus considérés d’entre vous que je veux être environné dans l’honorable tâche que m’impose la confiance des monarques alliés, et dont je m’empresse de venir m’acquitter en personne.
« Faire cesser les maux qui pèsent encore sur les Belges, malgré la conduite ferme, sage et loyale, tenue par le baron de Vincent, dans les temps difficiles où il a rempli les fonctions de gouverneur-général ; honorer et protéger votre religion, entourer la noblesse de l’éclat dû à son ancienneté et à son mérite, encourager l’agriculture, le commerce et tous les genres d’industrie, tels sont mes devoirs les plus doux, et les soins qui m’occupent sans cesse : heureux si, en multipliant mes titres à votre estime, je parviens à préparer et à faciliter l’union qui doit fixer notre sort et qui me permettra de vous confondre dans un même amour avec ces peuples que la nature elle-même semble avoir destinés à former avec ceux de la Belgique un état puissant et prospère.
« Bruxelles, le 1er août 1814.
« Signé, Guillaume,
« Par son Altesse royale,
« Signé, Falck. »
Malgré la proclamation de ce prince dont la sincérité ne pouvait alors être mise en doute, le congrès de Vienne qui avait des sentiments plus généreux que la conférence de Londres (et remarquez que le gouvernement de juillet n’y était pas représenté) a eu soin de stipuler dans une annexe au traité du 31 mai 1815 les conditions suivantes que j’aurai l’honneur de vous lire également, m’étant convaincu par la discussion que plusieurs honorables membres ne les avaient pas bien comprises.
« Traité du 31 mai 1815, article 8
« S.M. le roi des Pays-Bas ayant reconnu et sanctionné, sous la date du 21 juillet 1814, comme base de la réunion des provinces belges avec les Provinces-Unies, les 8 articles renfermés dans la pièce annexée au présent traité, lesdits articles auront la même force et valeur comme s’ils étaient insérés mot à mot dans la transaction actuelle.
« Art. 1er (de cette annexe). Cette réunion devra être entière et complète, de façon que les deux pays ne forment qu’un seul et même état, régi par la constitution déjà établie en Hollande, et qui sera modifiée, d’un commun accord, d’après les nouvelles circonstances.
« Art. 2. Il ne sera rien innové aux articles de cette constitution qui assurent à tous les cultes une protection et une faveur égales, et garantissent l’admission de tous les citoyens, quelle que soit leur croyance religieuse, aux emplois et offices publics.
« Art. 3. Les provinces belgiques seront convenablement représentées à l’assemblée des états-généraux, dont les sessions ordinaires se tiendront, en temps de paix, alternativement dans une ville hollandaise et dans une ville de la Belgique.
« Art. 4. Tous les habitants des Pays-Bas se trouvent ainsi constitutionnellement assimilés entre eux ; les différentes provinces jouiront également de tous les avantages commerciaux et autres que comporte leur situation respective, sans qu’aucune entrave ou restriction puisse être imposée à l’une au profit de l’autre.
« Art. 5. Immédiatement après la réunion, les provinces et les villes de la Belgique seront admises au commerce et à la navigation des colonies sur le même pied que les provinces et les villes hollandaises.
« Art. 6. Les charges devant être communes ainsi que les bénéfices, les dettes contractées jusqu’à l’époque de la réunion par les provinces hollandaises d’un côté et de l’autre par les provinces belgiques seront à la charge du trésor général des Pays-Bas.
« Art. 7. Conformément aux mêmes principes, les dépenses requises pour l’établissement et la conservation des fortifications sur la frontière du nouvel état seront supportées par le trésor général, comme résultant d’un objet qui intéresse la sûreté et l’indépendance de toutes les provinces et de la nation entière.
« Art. 8. Les frais d’installation et d’entretien des digues resteront pour le compte des districts qui sont le plus directement intéressés à cette partie du service public, sauf l’obligation de l’état en général à fournir des secours en cas de désastre extraordinaire ; le tout ainsi que cela s’est pratiqué jusqu’à présent en Hollande. »
Vous savez tous, messieurs, comment le roi Guillaume a tenu compte de ces stipulations. Il nous a imposé une constitution que nous avions rejetée, en donnant à 4 millions de Belges, y compris le grand-duché de Luxembourg, seulement autant de représentants qu’à deux millions de Hollandais.
Malgré cette grande injustice nous nous serions encore résignés si le roi de Hollande avait fidèlement exécuté la constitution qu’il nous avait lui-même imposée.
Nous y lisons, chapitre VI, du culte :
« Art. 190. La liberté des opinions religieuses est garantie à tous.
« Art. 191. Protection égale est accordée à toutes les communautés religieuses qui existent dans le royaume.
« Art. 192. Tous les sujets du roi, sans distinction de croyance religieuse, jouissent des mêmes droits civils et politiques et sont habiles à toute dignité et emploi quelconques.
« Art . 193. L’exercice public d’aucun culte ne peut être empêché, si ce n’est dans le cas où il pourrait troubler l’ordre et la tranquillité publique. »
Vous avez entendu la lecture de ces articles ; vous savez, messieurs, comment ils ont été interprétés. Et maintenant, après tous les actes dont nous avons souffert de la part du roi Guillaume, la conférence de Londres ne s’inquiète pas de nous imposer un traité où vous ne trouvez aucune garantie pour les droits de 350,000 Belges qu’on veut de nouveau remettre sous un sceptre qu’ils craignent à si juste titre.
Il faut le dire avec franchise, la conférence de 1839 (où la France de juillet et le gouvernement whig d’Angleterre se trouvent représentés) se montre plus hostile et moins généreuse envers la Belgique que le congrès de Vienne de 1815.
Cette conférence, qui a dû dissoudre l’union des deux peuples formée par le congrès de Vienne, nous prive de tous les avantages matériels que ledit congrès nous avait assurés ; elle met à notre charge une dette que nous n’avons pas contractée, sans même stipuler aucune garantie réelle pour le sort des malheureuses populations qu’elle arrache à la Belgique après une existence commune de plusieurs siècles, et qu’elle veut nous sacrifier à la honte de tous les gouvernements constitutionnels.
(Il est bon d’observer ici que l’équilibre européen, qu’on paraît mettre en jeu pour la cession du territoire, ne peut être invoqué pour priver les habitants de leurs libertés.)
Oui, messieurs, on veut nous faire abandonner nos frères sans aucune garantie. Car remarquez que la constitution hollandaise même n’existe plus pour eux.
Le roi Guillaume, en renvoyant des états généraux les députés du Luxembourg, a exclu ce pays de la famille hollandaise.
D’ailleurs, la confédération germanique désire que ce duché reçoive une organisation particulière, et vous savez quelle serait cette organisation, si elle était livrée au bon plaisir sans limites.
Je pense en avoir dit assez, messieurs, pour vous prouver que nous ne pouvons pas mettre nos frères à la merci du roi Guillaume ; le passé nous obligé à exiger des conditions plus précises pour leurs libertés.
On m’objectera peut-être que le roi de Hollande d’aujourd’hui n’est plus le roi Guillaume de 1829 et 1830, qu’il a reçu une grande leçon dont certainement il aura profiter. Je répondrai à mon tour que l’histoire nous prouve qu’ordinairement les princes obstinés agissent dans un sens contraire à l’expérience, et qu’ils ne veulent rien apprendre que lorsqu’ils sont forcés de suivre d’autres voies.
Supposons un instant que le roi de Hollande soit disposé à profiter des précédents : pouvons-nous, dans cette supposition même, sans violer notre constitution et sans nier notre propre existence, céder les habitants de deux demi-provinces, sans leur garantir les libertés civiles et religieuses dont ils sont paisiblement en jouissance et en possession ?
Non, messieurs, certainement non, nous ne le pouvons pas : pour pouvoir céder, il faut posséder ; or, nous ne possédons que des provinces constitutionnellement régies, nous n’avons d’autres droits sur leurs habitants que ceux que nous accorde la constitution. C’est aussi dans ce sens que doit être expliqué l’article 68.
Le congrès constituant qui, suivant l’article 25, fait émaner les pouvoirs de la nation, ne peut avoir eu l’intention de donner à la législature le droit de priver 350 mille Belges de leurs libertés civiles et religieuses. Le droit naturel ne permet pas un tel abus de puissance.
Il y a là un principe que les gouvernements constitutionnels de France et d’Angleterre comprendront ; ils y sont intéressés tout autant que nous. En plaçant la question sur ce terrain, elle devient tout aussi française et anglaise que belge.
Remarquez que nous ne demandons plus rien pour nous, nous exigeons seulement que les libertés civiles et religieuses soient conservées pour des frères que la diplomatie européenne veut nous arracher.
En agir autrement serait reconnaître aux puissances le droit de disposer absolument par un protocole de 350 mille individus. Ce principe une fois admis, je ne répondrais plus de notre constitution ; les mêmes puissances pourraient nous dire plus tard ; ainsi que l’a fort bien fait observer l’honorable M. Beerenbroeck : Votre constitution nous gêne, vous libertés nuisent au repos de l’Europe. En voici une autre que vous devez adopter. Que deviendrait alors le fondement de notre révolution qui forme aussi la base des gouvernement anglais et français ?
Mais, dira-t-on, toutes vos observations viennent trop tard, les garanties du traité qui vous est présenté sont les mêmes pour les Limbourgeois et Luxembourgeois que celles qui sont insérées dans le traité des 24 articles que vous avez adopté en 1831.
Ceci n’est malheureusement que trop vrai, mais si les chambres belges de 1831, entourées d’embarras et d’inquiétudes ont excédé leurs pouvoirs en adoptant un traité qui leur était imposé comme irrévocable et devant être prochainement exécuté, faut-il qu’après huit ans d’un délai qui ne peut être imputé au gouvernement belge, après que les habitants du Limbourg et du Luxembourg ont contracté l’habitude de vivre heureux sous les auspices de notre constitution libérale sans troubler l’ordre d’un seul de leurs voisins ; faut-il pour cela, dis-je, que les chambres belges de 1839 commettent la même faute et s’abandonnent au même oubli ? Non, messieurs ; s’il devait en être ainsi le gouvernement aurait eu tort de soumettre à vos délibérations le traité qui nous occupe actuellement, en soutenant que les conditions sur la dette sont plus favorables que dans le traité de 1831 ; il aurait pu l’accepter sans nous.
La conférence de Londres y a-t-elle bien sérieusement pensé ? n’est-ce pas assez humiliant pour la Belgique, et pour tous les gouvernements constitutionnels, et même n’est-ce pas un fait inouï dans l’histoire, que de voir des membres des chambres législatives, existantes paisiblement depuis huit ans, obligés d’exclure plusieurs de leurs plus chers collègues ?
Faudrait-il encore forcer les mêmes chambres à consentir à un acte dépravé de politique, en privant de toute garantie constitutionnelle, les 350 mille commettants de ces collègues ?
Non, messieurs ; certes, si les habitants de ces deux demi-provinces doivent être arrachés à notre jeune royaume, dans l’intérêt de la paix de l’Europe, qu’ils emportent au moins les libertés civiles et religieuses qu’ils ont su conquérir avec nous et dont ils ont contracté les habitudes.
D’ailleurs, n’est-ce pas assez vexatoire pour la Belgique que, tout en perdant tous les avantages de notre union, notre commerce avec les colonies, notre part dans la flotte hollandaise, dans les arsenaux et dans le syndicat, de devoir, pour une dette que nous n’avons pas contractée, et des pensions et des traitements d’attente à des belges dénaturés, qui sont la cause de notre révolution et qui n’ont pas cessé de travailler contre nous ?
La conférence peut-elle dire convenablement au roi Louis-Philippe : Vous déchirerez, par votre signature, les libertés civiles et religieuses de 350 mille Belges que la révolution qui vous a porté sur le trône a compromis, et vous minerez ainsi votre trône, assis sur le principe de l’inviolabilité des droits que ces Belges ont conservés depuis huit ans.
Et cette jeune reine d’Angleterre, que le peuple constitutionnel anglais est si fier de citer pour modèle, voudra-t-elle attacher son nom si populaire à une telle iniquité ?
Et l’empereur d’Autriche lui-même, qui certes a conservé encore des sentiments religieux, tiendra-t-il à soumettre à un joug protestant, et sans garanties même pour la foi de leurs pères, les descendants de ceux que gouverna glorieusement son aïeule Marie-Thérèse ?
Non, messieurs, je le répète, il n’en sera pas ainsi ; si les représentants des cours d’Angleterre, de France et d’Autriche, après huit ans de paix, confirmaient sans réserve un traité trop odieux, les princes dont ils sont délégués auraient soin de ne les ratifier que sous les conditions que nous demandons avec tant de justice et de fondement. Les cours du Nord nous ont appris que les ratifications ont aussi quelque importance.
Si le contraire avait lieu, alors, messieurs, les gouvernements constitutionnels d’Angleterre et de France, et celui d’Autriche même, seraient entachés d’un déshonneur ineffaçable, et la vengeance du ciel tomberait sur le trône de leurs princes.
Je pense en avoir dit assez pour faire accepter un amendement si juste que modéré ; si nous ne pouvons pas maintenir nos compatriotes dans la possession de leur nationalité légitime, prouvons au moins que nous avons soigneusement stipulé la conservation de leurs autres droits essentiels.
Quant à moi j’abandonnerai difficilement ces malheureusement populations, et sans les garanties stipulées par mon amendement, je n’adopterai jamais le projet de loi.
Amendement (de M. Peeters)
« Le Roi est autorisé à accepter et à signer le traité qui règle la séparation entre la Belgique et la Hollande, sous la condition expresse que l’on conservera aux populations les libertés civiles et religieuses, dont elles sont en possession et en jouissance, et sous telles autres réserves qu’il jugera utiles. »
- La discussion est renvoyée à demain 10 heures.
La séance est levée à 4 heures et un quart.