(Moniteur belge n°300, du 27 octobre 1837)
(Présidence de M. Raikem.)
M. B. Dubus fait l’appel nominal à 1 heure.
M. Lejeune donne lecture du procès-verbal ; la rédaction en est adoptée.
M. B. Dubus présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur Jean Luison Hodé, ayant d’affaires à Dinant, né en France, habitant la Belgique depuis 11 ans, demande la naturalisation. »
- Renvoyé au ministre de la justice pour information.
M. Verhaegen, organe de cette commission est appelé à la tribune. - Messieurs, dit l’honorable rapporteur, une requête adressée à la chambre des représentants par un nommé François Malafosse, négociant à Toulouse, a été renvoyée à la commission des pétitions qui en a fait examen, et elle m’a chargé d’en faire le rapport.
F. Malafosse se plaint d’avoir été arrêté arbitrairement sur le sol de la Belgique. Il a dirigé une plainte contre le sieur François, administrateur de la sûreté publique ; ses plaintes sont restées sans résultat ; il se plaint en un mot de n’avoir pas obtenu justice ; il demande à la chambre d’ordonner son élargissement et des poursuites contre ceux qui l’avaient arrêté.
La commission n’a pu examiner ce qu’était Malafosse. Au premier coup d’œil il semble assez que cet homme, poursuivi comme banqueroutier frauduleux, a laissé en France des dettes considérables ; et il paraîtrait aussi qu’il aurait emporté avec lui une partie de son avoir. La commission n’ayant pas à examiner la moralité de cette affaire, mais bien à examiner si la constitution a été violée, ou si des lois concernant la liberté des individus ont été méconnues, ne s’est occupée que de ces questions.
F. Malafosse est arrêté en Belgique, à Anvers, le cinq août dernier ; il était porteur d’un passeport parfaitement en règle ; il avait tout ce qu’il fallait pour pouvoir séjourner en Belgique,
Il fût arrêté ; il fit des réclamations, on ne lui répondit pas ; il fut transporté à la maison d’arrêt de Bruxelles ; il demanda des conseils, et ces conseils firent signifier une protestation au geôlier : elle est du 7 du mois d’août. Cette réclamation n’eut aucun résultat.
Le 8 du mois d’août, on fit déclarer exécutoire par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles, l’ordonnance qui avait été rendue par le juge d’instruction de France. Ce fut alors, et pour la première fois, que Malafosse eut connaissance qu’il était arrêté pour des faits qui lui étaient imputés en France. Une plainte fut dressée par lui et envoyée à M. le procureur-général près la cour d’appel de Bruxelles ; Malafosse soutint qu’on ne l’avait pas arrêté légalement ; on n’a pas fait droit à cette plainte.
Malafosse s’est ensuite adressé à la chambre des mises en accusation ; l’on ne voit pas, par les pièces produites, ce qui en est advenu. Enfin, Malafosse s’est adressé à la chambre des représentants, et je pense qu’il est de mon devoir de vous faire connaître sa demande.
A l’appui de sa requête sont d’autres pièces ; je ne sais pas si j’en dois donner lecture : je ne veux, à cet égard, m’attirer aucune responsabilité. Il en est une qui contient tous les moyens du sieur Malafosse pour prouver que son arrestation était illégale ; la chambre veut-elle que j’en fasse lecture ?
Plusieurs membres. - Non ! Présentez-en le résumé !
M. Verhaegen. - Le sieur Malafosse qui convient avoir fait de mauvaises affaires en France, prétend qu’il a été poursuivi par plusieurs créanciers qui ne voulaient pas lui donner du temps ; qu’il avait été malheureux, et que pour se soustraire momentanément à leurs poursuites, il crut devoir venir sur le sol de la Belgique qui donnait protection aux étrangers comme aux régnicoles ; il vit qu’il s’était trompé.
En droit, il soutient que son arrestation est illégale ; c’est le seul point sur lequel la commission a porté son attention ; elle se soucie fort peu de ce qu’est Malafosse.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je me charge de dire ce qu’il est.
M. Verhaegen. - Le seul point que vous avez à examiner, c’est de savoir si l’on a fait à l’égard du sieur Malafosse ce que les lois et la constitution défendent de faire.
Il a été arrêté le 5 août ; il était porteur d’un passeport en règle ; celui qui l’a arrêté n’avait aucun mandat d’arrêt, n’avait aucune pièce quelconque qui pût autoriser une arrestation.
L’article 7 de la constitution a fixé l’attention de votre commission ; elle l’a combiné avec l’article 128, et elle a pensé que, quelles que fussent les circonstances, force devait rester à la loi, force devait rester aux principes.
L’article 7 de la constitution est ainsi conçu :
« La liberté individuelle est garantie.
« Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit ; hors le cas de flagrant délit, nul ne peut être arrêté qu’en vertu de l’ordonnance motivée du juge, qui doit être signifiée au moment de l’arrestation, ou au plus tard dans les 24 heures.
Malafosse a été arrêté à Anvers le 5 août ; et c’est le 8 seulement qu’une ordonnance de la chambre du conseil de Bruxelles a rendu exécutoire un mandat d’arrêt rendu à Toulouse. Ce n’était pas au tribunal de Bruxelles, mais bien à celui d’Anvers qu’il fallait demander l’exequatur pour arrêter légalement Malafosse. Ainsi, Malafosse avait tout droit d’invoquer l’article 7 de la constitution ; il peut dire : J’ai été arrêté sans ordonnance ; mon arrestation est donc illégale, et j’ai resté trois jours au moins illégalement en prison.
On parle ensuite dans la pièce de la loi de 1833. On rappelle longuement dans le mémoire les discussions qui ont surgi au sujet de cette loi, les difficultés mêmes que l’on a rencontrées lors de sa présentation, les mesures que l’on a prises pour qu’avec les dispositions admises, la liberté individuelle fût cependant garantie.
Les auteurs du mémoire entrent dans des considérations étendues sur ces objets ; mais tout cela se réduit à dire que si l’on a apporté un tempérament à l’état de choses préexistant, il faut s’en tenir à ce qui a été fait par la législature en 1833. Or, les articles de la constitution, étant combinés avec les articles 2 et 3 de la loi d’extradition, prouvent que l’arrestation est illégale.
La commission a cru qu’il serait difficile de se soustraire aux conséquences de cette argumentation, et que l’arrestation méritait le titre d’illégale.
Voici les articles 2 et 3 :
« Art. 2. L’extradition ne sera accordée que sur la production du jugement ou de l’arrêt de condamnation ou de l’arrêt de la chambre des mises en accusation, en original ou en expédition authentique délivrés par l’autorité compétente, et après avoir pris l’avis de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel dans le ressort de laquelle l’étranger aura été arrêté.
« Le ministère public et l’étranger seront entendus en chambre du conseil, dans la quinzaine, à dater de la réception des pièces, elles seront renvoyées avec l’avis motivé au ministre de la justice. »
Voilà, disent les auteurs du mémoire, une disposition qui a apporté un certain changement à ce qui existait auparavant. Cette disposition a subi elle-même une exception dans l’article 3 où on donne quelque latitude de plus.
« Art. 3. L’étranger pourra être arrêté provisoirement en Belgique sur l’exhibition d’un mandat d’arrêt décerné par l’autorité étrangère compétente, pour l’un des faits mentionnés à l’article 1er, et rendu exécutoire par la chambre du conseil du tribunal de première instance du lieu de sa résidence ou du lieu où il pourra être trouvé. »
Il s’agit dans l’article 2 d’une arrestation en vertu d’un jugement ou d’un arrêt de mise en accusation ; il s’agit dans l’article 3 d’un individu qui s’est enfui avant jugement ou d’une arrestation provisoire.
C’est cette arrestation provisoire dont le législateur s’est occupé, et il a permis en certains cas de l’opérer ; mais le législateur a pris des précautions dans l’intérêt de l’individu qui pourrait être l’objet d’une semblable arrestation, et voici ce qu’il a prescrit à cet égard dans l’article 3 :
« L’étranger pourra être arrêté provisoirement en Belgique sur l’exhibition d’un mandat d’arrêt décerné par l’autorité étrangère compétente, pour l’un des faits mentionnés à l’article 1er, et rendu exécutoire par la chambre du conseil du tribunal de première instance du lieu de sa résidence ou du lieu où il pourra être trouvé. »
Maintenant, messieurs, voici comment s’expliquent les auteurs du mémoire (car je ne fais que résumer leur opinion) ; voici, dis-je, comment ils s’expliquent : « D’après la qualification du délit imputé au sieur Malafosse, il se trouverait dans le cas de banqueroute frauduleuse ; mais, pour l’arrêter provisoirement, il aurait fallu exhiber un mandat d’arrêt décerné par l’autorité compétente, rendu exécutoire par la chambre du conseil du tribunal du lieu où s’opérait l’arrestation. Cependant, dit-on, lorsque le sieur Malafosse a été arrêté le 5 août, loin qu’il y eût un mandat d’arrêt rendu exécutoire selon le vœu de la loi, il n’y avait pas même de mandat d’arrêt délivré par une autorité quelconque ; et si ce mandat pouvait exister à l’époque de l’arrestation, au moins n’avait-il pas été rendu exécutoire par la chambre du conseil. En effet, il est constant que le mandat d’arrêt arrivé depuis l’arrestation n’a été rendu exécutoire que le 8 ; ainsi, du 5 au 8, Malafosse est resté en prison, sans qu’il y eût un mandat d’arrêt rendu exécutoire par un tribunat quelconque. Il y a plus : le mandat d’arrêt n’a été, à aucune époque, rendu exécutoire par l’autorité compétente, car l’article 3 de la loi veut que le mandat d’arrêt soit rendu exécutoire par la chambre du conseil du lieu où l’arrestation s’opère ; c’était donc le tribunal d’Anvers et non celui de Bruxelles qui était compétent, puisque c’est à Anvers que l’arrestation a été opérée. Du reste, le législateur a eu une bonne raison pour exiger que ce fût le tribunal du lieu où l’arrestation se fait, qui rendît le mandat d’arrêt exécutoire : c’est que ce tribunal est le mieux à même de prendre des renseignements sur l’individu qui est l’objet de l’arrestation, et de recevoir les réclamations qu’il pourrait avoir à faire. »
Voilà, messieurs, le résumé de ce que disent les auteurs du mémoire dont il s’agit.
La commission a pensé, messieurs, que quelles que fussent les circonstances, quel que fût l’individu, il fallait avant tout examiner la question de légalité, parce qu’avant tout, force doit rester à la loi et surtout à la constitution.
La commission a pensé que l’arrestation du sieur Malafosse est au moins irrégulière, et elle s’est dit que des actes de cette nature doivent être strictement réprimés, même lorsqu’il s’agit d’un banqueroutier frauduleux, puisque, si dans une semblable circonstance le principe de la légalité pouvait être sacrifié, rien n’empêcherait plus de le sacrifier dans d’autres circonstances, lorsqu’il s’agirait, par exemple, de faits politiques.
La commission a pensé aussi qu’il est impossible d’admettre que l’arrestation irrégulière d’abord ait pu être régularisée ensuite par la production de la pièce qu’on n’avait pu produire au moment même de l’arrestation, car si ce principe était admis, il pourrait donner lieu aux abus les plus graves.
Enfin, messieurs, la commission a pensé en dernière analyse, non pas que la chambre doive déclarer l’arrestation illégale, comme le demande le sieur Malafosse, car la chambre n’a aucune mission pour faire une semblable déclaration, mais qu’il faut renvoyer l’affaire à M. le ministre de la justice avec demande d’explications. Il sera loisible, après cela, au sieur Malafosse, s’il a été l’objet d’une arrestation arbitraire, d’attaquer devant les tribunaux, soit ordinairement, soit extraordinairement, ceux qui sont la cause de cette arrestation.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Messieurs, le nommé Malafosse est un banqueroutier français qui, après s’être soustrait à la poursuite de ses créanciers et à la vindicte des lois, est venu se sauver en Belgique. Heureusement, messieurs, la justice ne s’arrête plus aux frontières grâce à la loi d’extradition, nous ne sommes plus obligés de voir le scandale d’un brigand qui, à la face du public, vient consommer en Belgique ce qu’il vient d’enlever à ses victimes. Le 4 du mois d’août le gouvernement français demanda l’extradition de Malafosse, et nous adressa le mandat d’arrêt décerné contre celui-ci par le juge d’instruction du tribunal de Toulouse, Cette demande d’extradition avec le mandat d’arrêt nous parvinrent, ainsi que j’ai eu l’honneur de le dire, le 4 du mois d’août ; il nous fut annoncé en même temps que Malafosse était à Bruxelles, porteur de valeurs considérables, et qu’il paraissait se diriger vers l’Angleterre. Vous allez bientôt voir, messieurs, que cette présomption était très fondée. Je m’empressai de transmettre immédiatement les pièces au procureur-général de la cour de Bruxelles ; ce magistrat mit le même empressement à la poursuite de cette affaire, et le même jour les pièces furent remises au procureur du Roi ; mais celui-ci n’eut plus le temps, ce jour-là, de faire déclarer le mandat exécutoire par le tribunal de première instance, formalité prescrite par la loi d’extradition. Cependant, dans la crainte que Malafosse ne s’évadât et ne partît pour l’Angleterre, il transmit immédiatement les pièces à l’administrateur de la sûreté publique ; Malafosse qui apprend qu’on est à sa poursuite, part aussitôt pour Anvers ; l’administrateur de la sûreté publique est vigilant, le suit, et le 5 août, Malafosse est arrêté à Anvers par un commissaire de police ; on lui demande s’il a un portefeuille, il est obligé de répondre oui et l’on trouve sur lui 24,000 fr., la plupart en billets qui étaient presque tous en livres sterling, ce qui prouve bien qu’il voulait aller consommer en Angleterre la fortuite de ses créanciers, On n’exhiba point de mandat d’arrêt décerné par le tribunal de Toulouse, et Malafosse ne s’en informa pas, sachant bien pourquoi il était arrêté. On lui demanda s’il voulait être transporté à Bruxelles, ou s’il préférait être mis en sûreté à Anvers, car il s’agissait de le mettre en sûreté jusqu’à ce qu’on eût rempli les formalités prescrites par la loi d’extradition, il s’agissait de prendre une mesure pour conserver un voleur qui se sauvait en emportant l’objet qu’il avait volé. On eut le bonheur de sauver 24 mille francs qu’il avait enlevés à ses créanciers français : car, messieurs, il ne s’agit pas ici d’un intérêt politique, il s’agissait de savoir si Malafosse pouvait voler, et s’il fallait le laisser consommer paisiblement l’objet de son vol. Malafosse fut écroué à Bruxelles dans la journée du 6 ; le 7 il porte plainte entre les mains du procureur-général de la cour de Bruxelles ; le 8 on régularise son incarcération ; le mandat décerné par le juge d’instruction du tribunal de Toulouse est rendu exécutoire par le tribunal de Bruxelles et signifié à Malafosse ; Malafosse se débat dans sa prison, et l’on comprend bien pourquoi : il craint la décision de ses juges ; il intente une action au directeur de la prison des Petits-Carmes, incident du reste dont l’honorable rapporteur de votre commission vous a parlé et dont je crois inutile de vous entretenir plus au long ; toutefois, endéans le délai déterminé par la loi, la cour royale de Toulouse prononça un arrêt de mise en accusation contre le sieur Malafosse, prévenu du fait de banqueroute frauduleuse avec les circonstances les plus graves ; il avait non seulement tenu les registres d’une manière frauduleuse, mais encore enlevé des sommes considérables, ce qui est d’autant plus évident que nous avons mis la main sur 24 mille francs dont il était porteur, comme je l’ai déjà dit tout à l’heure.
L’arrêt de mise en accusation fut immédiatement adressé à la chambre des mises en accusation, conformément à la loi, le sieur Malafosse comparut devant la chambre des mises en accusation de la cour de Bruxelles ; là il fut entendu, il y produisit tous ses moyens de défense.
Eh bien, messieurs, la chambre des mises en accusation déclara que toutes les formalités avaient été remplies et qu’il y avait lieu à faire l’extradition du sieur Malafosse. Déjà, messieurs, cette extradition aurait eu lieu si la chambre n’avait pas été saisie de cette affaire par la pétition du sieur Malafosse ; le respect que j’ai pour la chambre m’a seul déterminé à retarder l’accomplissement de l’acte de justice internationale qui nous est demandé par la France. C’est avec confiance, messieurs, que j’attends votre décision.
M. Gendebien. – Je n’entends en aucune façon défendre le sieur Malafosse, ni le justifier d’aucune des circonstances qui ont été invoquées contre lui ; il se défendra devant les tribunaux français ou ailleurs, peu m’importe ; ce n’est pas un banqueroutier frauduleux que je défends : je n’ai jamais défendu un criminel coupable d’un pareil fait ni d’aucun autre de cette espèce ; je n’ai jamais défendu que des accusés politiques ; j’ai horreur des crimes contre la propriété et contre les personnes, autant que qui que ce soit ; mais j’ai toujours voulu, et je le veux encore, avant tout il faut se conformer à la loi à l’égard de l’homme le plus légitimement suspect comme à l’égard du citoyen qui ne l’est point ; sans cela il n’y a plus de sécurité pour personne.
Messieurs, vous avez fait une loi en 1833 qui détermine les motifs de l’extradition ; au nombre de ces motifs se trouve la banqueroute frauduleuse : ainsi, messieurs, la loi que vous avez faite, comprenant les banqueroutiers frauduleux, est applicable dans toutes ses parties au sieur Malafosse, banqueroutier, en supposant qu’il le soit, comme à tous les autres criminels que cette loi concerne ; les garanties de cette loi sont donc en faveur du sieur Malafosse, comme en faveur de tous les autres.
Eh bien, messieurs, quelles conditions la loi a-t-elle requises pour qu’un banqueroutier frauduleux, comme un des autres criminels qu’elle concerne, puisse être extraduit, pour qu’il puisse être saisi provisoirement ? L’article 2 prescrit les formalités d’extradition ; l’article 3 prescrit les formalités de l’arrestation provisoire. L’article 2, l’article 3 et tous les articles de la loi s’appliquent aux banqueroutiers frauduleux comme à tous les autres criminels qui peuvent être extraduits, au sieur Malafosse comme à tous les autres ; il faut donc mettre de côté la circonstance que le sieur Malafosse est soupçonné de banqueroute frauduleuse ; la circonstance qu’il a été surpris nanti de fonds, de billets de banque ou de guinées, ne change rien à sa position ni à l’application de la loi des extraditions. Cette conséquence pourra déterminer sa condamnation comme banqueroutier frauduleux, car elle est un des caractères de la banqueroute frauduleuse, ainsi qualifiée lorsque le banqueroutier a soustrait tout ou partie de son avoir à ses créanciers.
Il faut mettre également de côte la circonstance que Malafosse voulait se rendre en Angleterre, ce qui d’ailleurs n’est pas prouvé. Toutes ces choses ne font rien à la question, qui est uniquement celle de savoir si la loi a été ou non observée.
Eh bien, messieurs, l’article 3 de la loi du 1er octobre 1833 a été méconnu, a été ouvertement violé ; et il est vraiment étonnant que ce soit M. Ernst, ministre de la justice, qui ait violé ou permis de violer cette loi, alors que c’est lui qui en a été le rapporteur et que, par conséquent, il doit en connaître le sens aussi bien et mieux que qui que ce soit...
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je n’ai pas violé ni permis de violer la loi.
M. Gendebien. - Je vous prie de ne pas m’interrompre ; vous vous défendrez si vous pouvez ; je dis que vous avez violé ou que vous avez permis de violer la loi…
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je n’ai pas violé ni permis de violer la loi.
M. Gendebien. - Je le répète, et j’en ai le droit, le ministre de la justice a violée la loi ou il a permis de la violer ; je le répéterai aussi longtemps que le ministre m’interrompra. Maintenant j’espère que M. le président imposera silence à M. le ministre de la justice s’il m’interrompt encore.
Messieurs, l’article 3 de la loi sur les extraditions est ainsi conçu :
« Art. 3. L’étranger pourra être arrêté provisoirement en Belgique sur l’exhibition d’un mandat d’arrêt décerné par l’autorité étrangère compétente, pour l’un des faits mentionnés à l’article 1er, et rendu exécutoire par la chambre du conseil du tribunal de première instance du lieu de sa résidence ou du lieu où il pourra être trouvé. »
« Après l’ordonnance de l’arrestation, le juge d’instruction est autorisé à procéder suivant les règles prescrites par les articles 87 et 90 du code d’instruction criminelle.
« L’étranger pourra réclamer la liberté provisoire dans les cas où un Belge jouit de cette faculté et sous les mêmes conditions. La demande sera soumise à la chambre du conseil.
« La chambre du conseil décidera également, après avoir entendu l’étranger, s’il y a lieu ou non de transmettre en tout ou en partie les papiers et autres objets saisis, au gouvernement étranger qui demande l’extradition. Elle ordonnera la restitution des papiers et autres objets qui ne se rattachent pas directement au fait imputé au prévenu. »
Vous voyez donc, messieurs, que cet article 3 qui rappelle les dispositions de l’article premier, s’applique aussi bien au paragraphe 7 de cet article premier (banqueroutiers frauduleux) qu’à tous les autres. Là se trouvait la règle tracée pour le ministre, comme pour les agents dans l’exécution de la loi.
Eh bien, messieurs, rien de tout cela n’a été fait. Je le répète, c’est M. Ernst rapporteur de cette loi…
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je m’en fais honneur.
M. Gendebien. - Vous vous en faites honneur, soit ; je ne vous contesterai point le triste honneur qui peut vous en revenir ; pour moi, je me fais honneur de défendre les lois et d’en maintenir la stricte exécution envers et contre tous.
L’article 3 de la loi a été violé, et je le répète, c’est M. le ministre de la justice qui est, directement ou indirectement, coupable de cette violation, lui rapporteur de la loi, lui qui en devait connaître l’esprit mieux que tout autre ; car c’est lui qui y a fait introduire cet article 3 ; dans le projet du gouvernement, il ne s’agissait pas d’arrestation provisoire ; c’est M. Ernst, alors siégeant à la montagne, qui a proposé l’article 3.
Que vous disait M. Ernst, rapporteur de la loi, pour la faire adopter ? Il vous disait que les étrangers contre lesquels la loi était dirigée auraient la même garantie que les indigènes ; qu’ils ne pourraient être poursuivis, arrêtés provisoirement que de la même manière que les Belges pourront l’être, c’est-à-dire par autorité de justice et avec toutes ses garanties.
Je demandai alors, messieurs, qu’on introduisît dans la loi une disposition du code hollandais, qui prescrit que les arrestations provisoires ne peuvent être autorisées que par trois juges. Je demandai que l’on introduisît cette heureuse innovation dans la loi.
M. de Theux me répondit : « Pourquoi traiter l’étranger mieux que l’indigène ? Du moment que l’étranger se trouve arrêté de la même manière que l’indigène, il n’a pas le droit de se plaindre. »
M. Ernst aussi soutenait qu’il suffisait que le mandat d’arrêt fût rendu exécutoire par le juge d’instruction. On était alors plus scrupuleux qu’aujourd’hui ; car on a agité longtemps la question de savoir si ce serait même la cour de cassation qui interviendrait, ou si ce serait la chambre des mises en accusation ; en définitive, l’on a admis que ce serait la chambre du conseil du tribunal de première instance.
On a donc voulu donner à l’étranger encore plus de garanties qu’à l’indigène, et cela se conçoit, puisque l’on ne peut connaître le degré de confiance que mérite le mandat d’arrêt décerné par des juges étrangers. Et c’est lorsque la loi entoure l’étrange de plus de garanties que le régnicole, que le ministre de la justice se croit autorisé à violer toutes les lois, et à se passer même du mandat d’arrêt décerné par le juge de Toulouse, qu’il ne connaît pas à coup sûr.
Messieurs, lorsqu’il s’est agi de l’arrestation du sieur Laverge, je soutins, comme aujourd’hui, que l’article 7 de la constitution avait été violé, de même que la commission a reconnu aujourd’hui qu’il a été violé à l’égard du sieur Malafosse.
Eh bien, que disait M. Ernst, député alors, au sujet de Laverge, banqueroutier frauduleux présumé comme le sieur Malafosse ? M. Ernst disait qu’il ne s’occupait pas de la question de savoir jusqu’à quel point le sieur Laverge pouvait être coupable, qu’il ne voyait là que le principe, qu’ii n’avait pour règle que l’article de la constitution.
Voici, messieurs, les paroles de M. Ernst, telles que je vais vous les lire dans le Moniteur :
« Je déclare que si un acte d’accusation était demandé contre lui (le ministre de la justice d’alors), le serment que j’ai fait de maintenir la constitution m’obligerait à y souscrire. Non, nous n’avons pas confiance dans le ministère, et c’est par ce motif que la section centrale avait agi avec toutes les précautions possibles. »
Ainsi, voilà M. Ernst qui, au sujet de l’arrestation de l’arrestation de Laverge, qui avait alors, suivant lui et moi, violé l’article 7 de la constitution, déclare qu’il se joindra à ceux qui demanderont la mise en accusation du ministre. Je demande maintenant si, en 1833, M. Ernst n’a pas prononcé sa propre condamnation . Car le même article qu’il invoquait en 1833 en faveur du sieur Laverge est le même que celui qu’on invoque aujourd’hui en faveur du sieur Malafosse ; et Laverge était, comme Malafosse. Prévenu de banqueroute frauduleuse.
M. Ernst vient vous dire qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; qu’il fallait arrêter Malafosse, sans même se donner la peine ou le temps de faire intervenir la chambre du conseil, bien que la loi l’y obligeait expressément. Et pourquoi M. Ernst en a-t-il agi ainsi ? Parce que, vous a-t-il dit, l’individu pouvait quitter le pays. Eh bien, M. Ernst, simple député, ne pensait pas comme cela en 1833. Je vais le prouver.
Lors de la discussion de la loi, des députés craignaient que cette formalité de l’autorisation de la chambre du conseil ne donnât le temps aux banqueroutiers frauduleux et autres criminels de quitter le pays, de soustraire ainsi des valeurs considérables à leurs créanciers et de se dérober à l’action de la justice. Et bien, messieurs, savez-vous ce que M. Ernst répondait alors à ces députés ? Le voici : (Moniteur du 19 août 1833, n° 231.)
« Les étrangers auront aussi tout le temps de se mettre à l’abri de l’extradition ; car il vaut mieux encore que l’étranger quitte volontairement la Belgique que d’en être réduit à la nécessité de se livrer. »
M. Ernst trouvait alors tout simple qu’un étranger s’évadât ; on évitait par là, disait-il, de se trouver réduit à la nécessité de l’expulser. Et, je ne puis assez le répéter, c’est M. Ernst, rapporteur de la loi, qui devait en connaître l’esprit, ce me semble, c’est M. Ernst aujourd’hui ministre de la justice, qui a prononcé les paroles que je viens de citer textuellement ; c’est vraiment déplorable.
Messieurs, il résulte du rapport lumineux de M. Verhaegen qui a exprimé l’opinion de la commission des pétitions ; il résulte de ce que je viens d’avoir l’honneur de dire que l’article 7 de la constitution, ainsi que l’article 3 de la loi du 1er octobre 1833, ont été violés, cela est de toute évidence.
Je soutiens qu’il n’y a pas un seul tribunal, pas un jurisconsulte qui osât élever des doutes à cet égard et qui ne se saisît des propres paroles de M. Ernst, pour déclarer que la loi a été violée.
Maintenant, messieurs, si la chambre accepte les explications que M. le ministre de la justice vient de lui donner, elle le peut ; mais alors il faut qu’elle déchire l’article 3 de la loi du 1er septembre 1833 ; je le répète, messieurs, ne vous laissez pas aller à cette circonstance que l’individu qui a été arrêté se trouve sous le coup d’une grave présomption de banqueroute frauduleuse ; car la loi a prévu le cas, la loi a pris toutes les précautions tant en faveur des banqueroutiers frauduleux, que pour tous les autres criminels dont l’énumération est indiquée à l’article 1er de la loi. Parmi eux, il en est qui font horreur et qui ne sont pas moins mis sous l’égide des garanties.
Quant à moi, messieurs, quelle que soit la décision de la chambre, je proteste, ainsi que j’en ai le droit, contre cet acte arbitraire, illégal, contre cette violation de l’article 7 de la constitution et de l’article 3 de la loi du 1er octobre 1833. En agissant ainsi, je m’acquitte de mon devoir ; je désire que chacun accomplisse le sien.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Messieurs, j’ai en effet, comme l’honorable préopinant l’a rappelé, défendu de tous mes efforts, la loi sur les extraditions ; je l’ai défendue contre ses attaques. J’ai toujours été persuadé que cette loi serait un moyen de débarrasser le pays de brigands, de voleurs, et de prêter main-forte à la justice. L’honorable préopinant avait d’autres craintes ; l’exécution de la loi prouve, messieurs, de quel côté on a vu ce qui était vrai.
J’ai violé, j’ai permis de violer la loi, a dit l’honorable préopinant. Quant à moi, messieurs, il ne m’est jamais arrivé d’adresser un semblable reproche à un adversaire, sans que cette grave accusation eût au moins un fondement. Or, je vous le demande, sur quoi l’honorable préopinant fonde-il son assertion ? J’ai violé la loi, j’ai permis de violer la loi : mais l’honorable rapporteur de la commission n’en a pas dit un mot, et l’exposé que j’ai fait établit que ce qu’on me reproche n’a nullement eu lieu.
Si j’ai interrompu l’honorable préopinant, j’en avais le droit, puisqu’il venait m’imputer de violer la loi, alors que le contraire est vrai ; je vais le prouver.
J’ai ordonné l’arrestation de Malafosse en vertu du mandat d’arrêt du juge d’instruction de Toulouse. C’est ce mandat d’arrêt que j’ai adressé au parquet pour faire exécuter la loi d’extradition : je n’ai eu connaissance de l’arrestation de Malafosse que quand le mandat d’arrêt avait été rendu exécutoire par le visa du tribunal de première instance et lorsque ce mandat avait été signifié au sieur Malafosse. Je n’ai pas violé la loi ni permis qu’on la violât. Cela n’est pas exact.
J’ai expliqué la manière dont les agents du pouvoir sont parvenus à saisir un brigand et à l’empêcher de consommer son brigandage. Il est loin de ma pensée d’abandonner ces agents quand ils ont rendu un véritable service au pays et à la morale publique.
Il n’est pas permis de dire que j’ai violé la loi.
M. Gendebien. - C’est une permission que je prendrai chaque fois que cela me conviendra.
M. de Brouckere. - L’honorable M. Gendebien a reproché au ministre de la justice, à l’occasion de la pétition du sieur Malafosse, d’avoir violé la loi sur l’extradition ou permis qu’on la violât. Le ministre de la justice vient de répondre et d’expliquer comme quoi il n’a ni violé la loi, ni permis de la violer. Il reste une chose certaine, c’est que la loi a été violée ; c’est là un fait constant ; il y a eu violation de la loi au préjudice de Malafosse.
Maintenant, ce Malafosse peut être un banqueroutier ou un brigand pour me servir des expressions de M. le ministre de la justice (expressions peu parlementaires du reste), c’est tout ce que vous voudrez ; mais on a, à son égard, violé la loi. Quelle mesure va-t-on prendre contre les coupables ? Le ministre lui-même en convient.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Du tout ; j’ai dit le contraire.
M. de Brouckere. - Le sieur Malafosse a été arrêté le 4 ; de l’aveu du ministre les formalités prescrites par la loi n’ont été exécutées que le 8. Ce n’est que le 8 que l’arrêt rendu contre lui en France a été muni du visa nécessaire pour que Malafosse pût être arrêté. Il est donc constant que du 4 au 8 son arrestation a été arbitraire ou illégale. M. le ministre de la justice nous dit : Je ne suis pas coupable, je n’ai connu l’arrestation du sieur Malafosse qu’après que le mandat eut été revêtu du visa. J’en reviens à ma question : quelle mesure a-t-on prise ou se propose-t-on de prendre contre les auteurs de cette arrestation arbitraire ?
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Aucune.
Je viens de répondre en deux mots : aucune mesure ne sera prise. J’ai dit que le 4 août on n’avait pas le temps nécessaire pour munir le mandat d’arrêt de l’exécutoire du tribunal de première instance. Qu’on s’était empressé d’empêcher un banqueroutier de s’approprier les valeurs qu’il avait volées et d’aller les consommer en Angleterre. Voilà le fait que j’ai signalé. Qui pourrait blâmer ceux qui ont empêché ce brigandage !
M. de Brouckere. - La chambre n’a pas à décider si des mesures peuvent être prises contre les auteurs de l’arrestation arbitraire. M. le ministre a mal posé la question ; si des mesures devaient être prises par la chambre, ce ne pourrait être que contre le ministre ; mais le ministre s’est mis hors de cause.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je me suis mis au contraire en cause.
M. de Brouckere. - Ne m’interrompez pas.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Vous me faites dire le contraire de ce que j’ai dit. Je me suis mis en cause puisque j’ai dit que je ne prendrais aucune mesure.
M. de Brouckere. - Je demande s’il est permis à M. le ministre de m’interrompre comme il le fait. Voilà six fois au moins qu’il m’interrompt ; je crois que personne ne lui donne cet exemple : ce n’est pas moi du moins.
M. le président. - Je fais la recommandation de ne pas interrompre.
M. de Brouckere. - Oui ; mais on n’écoute pas votre recommandation, (Mouvement.)
M. le président. - Je crois que toujours je fais ce que prescrit le règlement, je ne comprends pas cette rumeur ; si on a quelque chose à articuler, qu’on le fasse. (Non ! non !) Je pourrai répondre.
M. de Brouckere. - Je dis que M. le ministre a mal posé la question quand il a dit que c’était à la chambre à voir s’il fallait qu’on prît des mesures, oui ou non, contre les auteurs de la violation de la loi. J’ai posé la question sur son véritable terrain en demandant à M. le ministre s’il prendrait les mesures ; il a répondu non.
Voilà cependant ce qui est constant, c’est que la loi a été violée, c’est qu’on a arrêté un étranger sans que les formalités prescrites par la loi aient été remplies. On répond à cela : On a agi dans de bonnes intentions, on a rendu service à la société ; je ne nie pas cela ; je n’ai pas dit un mot sur les circonstances qui ont accompagné le fait ; j’ai voulu seulement que la chambre connût le fait ; je l’ai exposé et il est resté constant.
M. le ministre de l’intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Je crois qu’il n’y a eu aucune espèce de violation de la loi. C’est le 3 du mois d’août que le sieur Malafosse se trouvant encore à Bruxelles, eut connaissance qu’il s’agissait de l’arrêter. Son passeport était déposé à l’administration de la sûreté publique. Il écrivit à M. l’administrateur pour le prier de le lui envoyer à Anvers, attendu que Mme Malafosse ne devait pas venir en Belgique et qu’il voulait aller la rejoindre en Angleterre.
Le 4, l’administrateur de la sûreté publique reçoit avis du procureur du Roi qu’il y a un mandat d’arrêt contre le sieur Malafosse ; il reçoit ce mandat d’arrêt, et à l’instant il transmet au commissaire de police à Anvers l’ordre d’arrêter le sieur Malafosse.
L’arrestation a lieu, et le commissaire de police, à qui on avait envoyé le passeport, opère la confrontation et voit que c’est le même individu. On l’interroge, on visite ses effets, et on trouve qu’il est nanti des objets volés. Il est immédiatement écroué et mis à la disposition de l’administrateur de la sûreté publique, qui le fait amener à Bruxelles, où il est définitivement écroué. Je crois qu’il n’y a ici absolument rien d’irrégulier. On n’admettra pas qu’un homme qui se sauve au moment où la justice veut mettre la main sur lui ne puisse pas être arrêté. Toutes les notions du droit et de la raison sont d’accord pour justifier la conduite de l’administration, et il n’y a aucun blâme à déverser sur elle.
M. Verhaegen. - J’ai eu occasion de dire en peu de mots l’opinion de la commission, je vais maintenant exprimer la mienne. Nous sommes tout à fait d’accord, M. de Brouckere et moi, sur ce point, que le ministre, en répondant qu’il n’a pas fait opérer l’arrestation, qu’il est tout à fait étranger cette arrestation, se soustrait à la responsabilité. Mais il est d’autres agents qui peuvent être responsables, et je ne pense pas me tromper en disant que d’autres agents peuvent être appelés à la barre de la chambre tout aussi bien que les ministres. (Interruption.)
Chacun à cet égard peut avoir son opinion ; moi, telle est la mienne.
L’article 139 de la constitution porte :
« Le congrès national déclare qu’il est nécessaire de pourvoir par des lois séparées et dans le plus court délai possible aux objets suivants :
« 1° La presse ;
« 2° L’organisation du jury ;
« 3° Les finances ;
« 4° L’organisation provinciale et communale ;
« 5° La responsabilité des ministres et autres agents du pouvoirs. »
Je pense qu’aussi longtemps qu’il n’aura pas été pourvu par une loi spéciale à la responsabilité des ministres et autres agents du pouvoir, la chambre pourra s’enquérir des faits posés par l’un ou l’autre de ces agents du pouvoir.
Nous serions bien malheureux si dans notre pays constitutionnel, quand des agents commettent des actes contraires à la constitution, ou contraires à la loi, nous n’avions pas le moyen d’en obtenir la répression. Les ministres viendraient dire : Nous sommes étrangers à ces actes, nous n’en sommes pas responsables. Ils auraient raison de s’en expliquer ainsi, et les agents subalternes ne pourraient pas être poursuivis par la chambre !
Il y aurait impossibilité d’atteindre les coupables, si pareille chose pouvait exister dans notre système constitutionnel. Aussi longtemps qu’il n’y aura pas de loi qui règle la responsabilité des ministres et autres agents du pouvoir, nous avons le droit de nous enquérir de tous les actes qu’ils peuvent poser, l’administrateur de la sûreté publique ou même des agents plus subalternes.
Ont-ils eu raison de faire ce qu’ils ont fait ? Je vais vous exprimer mes doutes ; je vais y mettre toute la franchise imaginable, pour prouver que je n’épouse pas une opinion plutôt qu’une autre ; je vais vous soumettre une objection qu’aurait pu faire M. le ministre de la justice. La voici :
« Hors le cas de flagrant délit, nul ne peut être arrêté qu’en vertu de l’ordonnance motivée du juge, qui doit être signifiée au moment de l’arrestation ou, au plus tard, dans les 24 heures. »
En combinant cet article avec la loi d’extradition qui se rattache à un droit international, le doute qui s’est élevé dans mon esprit est celui-ci : en vertu de la convention passée avec les gouvernements étrangers, des articles 2 et 3 de la loi sur l’extradition, si on trouve l’étranger nanti des objets volés, le fragrant va-t-il jusque-là ? Ce serait peut-être là la question à décider. Un individu qui a volé en France se réfugie en Belgique, ou n’a pas le temps de remplir les formalités prescrites, les circonstances sont urgentes : mais il est muni des objets volés. Si c’était un régnicole qu’on trouvât ainsi nanti des objets volés, on pourrait l’arrêter immédiatement, c’est le cas du flagrant. Cette disposition applicable aux régnicoles se trouve-t-elle par la loi de 1833 étendue aux étrangers ? En d’autres termes, les étrangers coupables du vol sont-ils dans une position plus favorable que ne sont les Belges ? Voilà la seule réponse que le ministre aurait pu donner pour démontrer que la mesure n’était pas illégale.
J’ai exprimé mes doutes avec toute la franchise possible. Je ne fais pas de cet objet une question de personne, mais une question de principe. En soumettant mes doutes à l’assemblée, je dois rendre compte de quelques circonstances qui sont de nature à fixer votre attention ; elles sont ignorées, j’en suis certain, de M. le ministre de la justice ; et les explications que je vais avoir l’honneur de vous donner seront de nature à éveiller toute son attention.
Si on appliquait d’une manière générale ces mesures que l’urgence peut quelquefois réclamer, il y aurait beaucoup moins à dire que lorsqu’il est constant qu’il y a des exceptions et des exceptions de faveur.
Il y a à Paris un bureau d’agence où l’on traite de toutes les affaires de cette nature, et où, moyennant une somme de 600 fr., 800 fr., 1,000 fr. ou 1,200 fr. (c’est là le tarif), on se charge de faire reconduire en France des individus qui s’échappent, étant prévenus de l’un des crimes prévus par la loi d’extradition. Ces agents ont des correspondants en Belgique ; ils ont des agents correspondants à Bruxelles.
Tout récemment (ce que je vais dire s’est passé chez moi), j’ai vu un avocat de Paris à la poursuite d’un banqueroutier frauduleux, muni de valeurs considérables. On était arrivé assez à temps pour l’indiquer à la police ; il fut mis en prison, mais le mandat d’arrêt n’arrivant pas, il fut mis en liberté au bout de 24 heures.
Le lendemain, l’avocat de Paris vint me dire qu’il avait manqué son affaire, parce qu’il ne s’était pas adressé aux agents correspondant à Bruxelles avec les agents de Paris.
Ce sont là des faits d’agents subalternes qui sont tous sous l’investigation de la chambre. C’est sous ce point de vue que j’ai cru devoir signaler ce fait. En même temps j’ai cru de mon devoir de démontrer que les agents subalternes ne peuvent échapper à la responsabilité de leurs actes devant les chambres, en vertu de l’article 139 de la constitution.
En me résumant, je crois que les chambres peuvent s’occuper non seulement des actes des ministres, mais encore des actes des agents subalternes de l’administration, d’après le sens de l’article 139 de la constitution. Mais y a-t-il eu violation de la constitution ? J’ai cet égard exposé mes doutes. Je viens d’indiquer ce que l’on aurait pu répondre aux objections qui ont été faites. Je me réserve, à cet égard, d’exprimer tout à fait ma pensée, lorsque j’aurai entendu ceux qui ont fait l’objection première.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Une chose à laquelle je tiens beaucoup, c’est que la chambre ne s’imagine pas que je récuse la responsabilité d’un acte, pour rejeter cette responsabilité sur un agent quelconque de l’administration.
Je viens de répondre à l’honorable député de Mons, que je n’ai ni violé ni permis de violer la loi. Je n’ai pas permis de violer la loi, puisque j’avais transmis au parquet un document judiciaire afin de procéder à l’arrestation conformément à la loi sur l’extradition. Mais si, avant qu’il fût possible de remplir les formes légales, on était venu me dire Malafosse va se sauver, j’aurais dit sous ma responsabilité : « arrêtez-le. »
J’ai expliqué la conduite des agents du gouvernement ; je crois l’avoir justifiée. il est heureux qu’on ait pu arrêter Malafosse, et empêcher de consommer un brigandage. J’appelle chaque chose par son nom !
Un honorable préopinant a parlé d’agents français et d’agents correspondant ensemble. Il a dit que par suite des menées de ces agents, les uns sont livrés tandis que d’autres s’échappent. Je dirai au préopinant qu’on lui a donné des renseignements inexacts ; on l’a trompé ; il est impossible qu’il se passe rien de pareil. Je vais le prouver. Assurément, il n’y a pas de tripotage pareil à celui dont a parlé l’honorable préopinant dans notre pays, quoiqu’on puisse dire, tout est probité dans l’administration.
Nous ne pouvons arrêter un Français en vertu de la loi sur l’extradition que sur la demande du gouvernement français. Lorsque cette demande est faite, de deux choses l’une : ou il y a un arrêt de la chambre des mises en accusation, ou il y a un mandat d’arrêt pour opérer l’arrestation provisoire.
S’il existe un arrêt d’une chambre des mises en accusation de France, l’affaire est envoyée à la chambre des mises en accusation dans le ressort de laquelle se trouve l’étranger ; après son avis, l’extradition a lieu. Si, au contraire, il n’y a qu’un mandat d’arrêt provisoire, l’individu est emprisonné ; mais il ne peut rester en prison que trois mois. Si pendant ces trois mois arrive l’arrêt de la chambre des mises en accusation, on suit les mêmes formes que je viens d’indiquer ; mais si l’arrêt d’une chambre des mises en accusation de France n’arrive pas dans les trois mois, on est obligé de laisser sortir l’individu emprisonné, car alors on n’a plus le droit de le retenir.
Ce ne peut être que dans une hypothèse pareille que l’avocat français aura dit qu’il était arrivé trop tard. Il sera arrivé quand les trois mois étaient écoulés sans que l’on eût reçu l’avis d’une chambre des mises en accusation, il y avait impossibilité de conserver l’individu détenu.
Je porte au préopinant le défi de contredire ce que je viens d’avancer.
M. Maertens. - Il me semble qu’il n’appartient nullement à la chambre d’ordonner des poursuites dans cette affaire. Ce n’est pas une chambre législative, ce sont les tribunaux qui doivent prononcer sur la plainte du sieur Malafosse. Si j’avais à examiner devant un tribunal la question de savoir si l’arrestation du sieur Malafosse a été, oui ou non, illégale, ma conscience me ferait un devoir de déclarer que la première arrestation a été illégale, et il me serait, je crois, facile de le prouver. Mais ce n’est pas ici ce qu’il s’agit de prouver ; c’est devant les tribunaux que doit se présenter le sieur Malafosse, et il en a les moyens ; c’est là qu’il doit attraire ceux qu’il regarde comme coupables d’arrestation illégale. D’après ces motifs, je propose l’ordre du jour. Les conclusions de la commission tendaient à ce que le ministre de la justice fournît des explications ; ces explications ont été fournies ; le ministre a refusé de donner suite à la plainte de Malafosse ; c’est à Malafosse à prendre les mesures qu’il jugera convenables pour obtenir justice.
M. Verhaegen. - Je répondrai à l’interpellation de M. le ministre de la justice que les renseignements que j’ai donnés sont exacts. Il s’agissait d’un négociant de Paris qui venait de quitter son pays et qui était porteur de valeurs considérables. Il arrive à Bruxelles, il est emprisonné, je ne sais à quel titre ; mais il est emprisonné. On fait des démarches à l’effet de le tenir en prison ; on l’y tient 24 heures ; mais, au bout de ce terme, on répond que la loi est là, et qu’on est obligé de le mettre en liberté. Je répondis au confrère de Paris qu’en effet l’on avait eu raison, que l’on ne pouvait tenir cet individu en prison, et qu’on avait dû le mettre en liberté. Eh bien, messieurs, on a fait là ce qu’on devait faire dans l’occurrence. Voilà le fait sur lequel le ministre m’a interpellé ; je le tiens pour exact.
M. de Brouckere. - Je dois commencer par déclarer que je ne partage pas l’opinion de l’honorable M. Verhaegen quand il pense que, dans l’état actuel de la législation, on peut considérer d’autres agents que les ministres comme responsables vis-à-vis des chambres. Quand le temps viendra de discuter cette question, nous le ferons ; mais je n’ai pas voulu que l’on me crût solidaire de l’opinion exprimée à cet égard par l’honorable membre qui sous d’autres rapports a défendu mon opinion.
Je ne partage pas non plus son opinion quand il dit qu’un étranger peut être considéré ici comme pris en flagrant délit, quoique le crime pour lequel il aurait été poursuivi ou condamné ait été commis à l’étranger. C’est encore là une question que je suis prêt à débattre à l’occasion ; mais il ne s’agit pas de cela aujourd’hui.
L’honorable M. Maertens a eu raison quand il vous a dit que la chambre ne pouvait ordonner des poursuites contre les fonctionnaires de l’administration ; mais s’il a pensé que mon intention a été d’en provoquer, il m’a mal compris. Je n’ai pas dit un mot qui puisse justifier cette opinion ; mais M. Maertens reconnaîtra qu’un membre de la chambre peut demander au ministre s’il a l’intention d’exercer les poursuites. C’est ce que je me suis borné à faire.
M. le ministre ayant donné des explications, dès lors il ne nous reste rien à faire, a dit M. Maertens, qu’à passer à l’ordre du jour ; je le crois ; mais il importait, avant de passer à l’ordre du jour, que tous les faits fussent connus et appréciés.
La discussion nous a suffisamment éclairés ; nous savons comment les choses se sont passées. Il nous reste la conviction que Malafosse a été arrêté illégalement pendant quatre jours. Le ministre a déclaré qu’il ne poursuivrait pas les auteurs de cette arrestation illégale ; mais Malafosse sait à quoi s’en tenir ; il peut intenter une action civile contre ceux qu’il regarde comme coupables de cette arrestation illégale.
Je crois, après ces explications, que nous n’avons rien à faire qu’à passer à l’ordre du jour, car les conclusions de la commission sont sans objet, le ministre ayant donné toutes les explications.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Il m’avait paru si évident que les agents subalternes du gouvernement ne peuvent être responsables devant la chambre que j’avais cru inutile de traiter cette question. Je crois encore que cela ne fait pas question ; je me suis donc borné à répondre que je prends complétement sur moi la responsabilité, et que je ne la rejette sur personne.
Maintenant je crois que l’honorable M. Verhaegen n’a pas répondu au défi que je lui ai adressé. j’ai dit et je maintiens qu’en matière d’extradition il était impossible que tout ne se passât pas d’une manière régulière et semblable pour tous.
Dans l’hypothèse indiquée par l’honorable membre, le mandat d’arrêt n’était pas venu ; probablement l’arrestation aura eu lieu du chef d’irrégularité de passeport ; lorsqu’à cet égard l’individu aura été en règle, on aura dû le mettre en liberté, car il n’y avait pas demande d’extradition, il n’y avait pas de mandat d’arrêt. Ainsi à l’égard des Français, comme à l’égard de tous étrangers, il n’y a qu’un même poids et qu’une même mesure : c’est ce que je tenais à honneur de constater.
M. Gendebien. - Quelle est la date du mandat d’arrêt ?
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Le 4 août, il nous est arrivé.
M. Gendebien. - Quel jour le juge de Toulouse a-t-il décerné le mandat ?
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Il est arrivé le 4.
M. Dumortier. - On doit passer à l’ordre du jour, mais par des motifs qui ne sont pas ceux exposés par M. de Brouckere. Malafosse a été arrêté en flagrant délit, parce qu’il était porteur des objet volés. De ce qu’on est en Belgique, il ne s’ensuit pas qu’il n’y ait pas flagrant délit : qu’un homme vienne de commettre un assassinat sur la frontière de France, et qu’il soit arrêté immédiatement après sur le territoire belge, il n’y aura pas moins flagrant délit.
Quant à ce que dit M. de Brouckere que les agents des ministres ne sont pas responsables devant la chambre, c’est une erreur. Un ministre ne peut être responsable de ce qu’il n’a pas fait ; mais l’agent qui a commis la faute est responsable, et nous avons le droit de nous en enquérir.
M. le ministre de la justice (M. Ernst). - On a demandé la date du mandat d’arrêt décerné par le juge de Toulouse ; je viens d’en faire la recherche ; il est du 21 juillet de cette année. Il a été légalisé à Paris par le ministre des affaire étrangères, le 1er août, et à la légation française, à Bruxelles, le 3 août. C’est probablement alors que Malafosse a su que le mandat d’arrêt allait parvenir au ministre de la justice, et c’est alors aussi qu’il a demandé son passeport, sous le prétexte que Mme Malafosse ne viendrait pas en Belgique. C’est le 4 août que le mandat a été envoyé au ministre de la justice ; c’est le 4 août qu’il a été envoyé au parquet ; c’est le 4 août qu’il a passé à l’administration de la police ; Malafosse s’était déjà sauvé, il a fallu le suivre à Anvers, où il a été arrêté le 5. (La clôture ! la clôture !)
M. Gendebien. - Je reconnais avec MM. Maertens et de Brouckere que la conclusion du sieur Malafosse ne peut être admise par la chambre et qu’on doit passer à l’ordre du jour, en le fondant sur les motifs qu’ils ont exposés.
Je ne reviendrai plus sur cette question, mais je dois un mot de réponse à M. Dumortier. Il considère comme flagrant délit la circonstance que le sieur Malafosse était nanti d’une assez forte somme d’argent et d’effets de commerce. Cette circonstance peut servir à prouver la banqueroute frauduleuse ; elle constitue un de ses caractères, comme je l’ai déjà dit, mais elle ne constitue pas le flagrant délit ; elle ne peut en rien changer la position du sieur Malafosse en Belgique. Le crime a été commis en France ; là seulement peut exister le flagrant délit, à moins qu’il ne s’agisse d’un crime par continuité, et il ne s’en agit pas ici.
Suivez dans la loi d’extradition la nomenclature des crimes pour lesquels l’extradition et l’arrestation provisoire sont autorisées, et vous verrez que, pour aucun, le cas de flagrant délit ne peut avoir lieu en Belgique : l’assassinat, le vol, l’empoisonnement, le faux en effets de commerce, le viol, l’incendie, la contrefaçon de billets de banque, la fausse monnaie, le faux témoignage, le vol, l’escroquerie, la concussion, la banqueroute frauduleuse. Tous ces crimes sont commis par un seul acte, et le flagrant délit ne peut exister qu’en France. S’ils étaient perpétrés en Belgique, il ne s’agirait pas d’extradition, l’auteur devrait être poursuivi et puni en Belgique.
Le voleur peut être saisi en Belgique, nanti des objets volés, le faux-monnayeur de pièces fausses, le faussaire de billets contrefaits en France ; il ne sera pas pour cela pris en flagrant délit puisque le délit aura été commis avant son entrée en Belgique, il sera soumis à la loi d’extradition ni plus ni moins. Il en est de même du banqueroutier frauduleux ; qu’il soit ou non porteur de valeurs escroquées, ou soustraites à ses créanciers, il n’en sera ni plus ni moins passible de l’application de la loi du 21 octobre 1833, et les garanties de cette loi ne pourront lui être contestées, parce que, indépendamment des principes généraux, cette loi n’a pas admis de distinction et ne pouvait en admettre. Encore une fois, s’il était saisi en flagrant délit en Belgique, c’est en Belgique qu’il devrait être jugé, et non pas en France.
Je n’insisterai pas davantage sur ce point. Je partage l’avis de MM. Maertens et de Brouckere.
Il y aurait bien un moyen de saisir la chambre de la plainte du sieur Malafosse : ce serait de mettre le ministre de la justice en accusation ; c’était son avis en 1833, lorsqu’il était député. Mais ce moyen est passé de mode ; une expérience a constaté qu’il ne peut avoir de résultats et que la responsabilité ministérielle est un leurre. Mais il en résulte aussi une grande leçon : c’est que le gouvernement représentatif, et la responsabilité ministérielle qui en est la base fondamentale, ne sont qu’un mensonge, et que le bon peuple belge a été indignement trompé, lorsqu’il a accepté le joug du gouvernement représentatif, comptant sur la sincérité de ceux qui ont présenté la responsabilité ministérielle comme le palladium de toutes les libertés et comme une garantie contre tous les caprices da pouvoir. (La clôture ! la clôture !)
- La chambre ferme la discussion.
M. le président. - Les conclusions de la commission étant sans objet, puisque le ministre de la justice a donné des explications, il ne reste à délibéré sur l’ordre du jour.
- L’ordre du jour mis aux voix est adopté.
M. le président. - Vous avez chargé hier le bureau de désigner la commission qui procédera aux vérifications concernant le mode de perception au poids sur les tricots ; il a désigné MM. Dubus ainé, Rogier, Desmaisières, Smits, Dechamps et de Langhe.
M. Dechamps. - Je serai forcé, d’ici à lundi, de m’absenter ; et je prierai le bureau de choisir un autre membre pour compléter la commission.
M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb). - Je me suis réservé de donner à la chambre les développements du budget du chemin de fer ; les voici ; je les dépose sur le bureau.
M. le président. - Ils seront imprimés et distribués.
M. Verdussen. - Dans une des séances de la précédente session, celle du 28 avril, il a été fait à la chambre rapport sur une pétition d’un habitant de Bruxelles, qui demandait que le gouvernement eût égard aux porteurs d’obligations à charge de l’entrepôt d’Anvers. Cette pétition a été renvoyée pour la seconde fois aux ministres des finances et de l’intérieur, avec invitation de donner des renseignements. Comme je crois que le pétitionnaire était fondé dans sa réclamation, je demandera aux ministres s’ils seront en en état de donner des explications sur cette pétition.
M. le ministre des finances (M. d’Huart). - Avant la discussion du budget de l’intérieur, nous donnerons les explications demandées par le préopinant.
M. le président. - D’après la décision prise hier, la bonneterie a été ajournée.
- L’article « bois », adopté dans la session dernière, est mis en délibération ; personne ne demandant la parole, il est de nouveau adopté.
Il en est de même de l’article « boissons ».
- L’article « chicorée » est mis en délibération.
M. de Langhe. - Il me semble qu’il serait utile d’établir un droit de sortie pour constater ce qui est exporté, un droit de 5 centimes par exemple.
M. Dubus (aîné). - A combien revient le droit sur la chicorée, tant sur la racine brûlée et préparée que sur les autres parties ? Je voudrais des renseignements sur ce point.
M. Smits. - Le droit à la sortie est établi dans le tarif général. J’ai cru devoir faire cette réponse à M. de Langhe.
M. Verdussen. - Pour répondre à la demande qui a été faite tout à l’heure par l’honorable M. Dubus. je dirai que, d’après les calculs que j’avais faits dans le temps, le droit sur les racines de chicorée doit revenir à 9 p. c. le la valeur, et celui sur la chicorée moulue à 11 p. c. de la valeur.
- L’article chicorée est mis aux voix et définitivement adopté.
- On passe à l’article « draps. »
M. le président. - La proposition du gouvernement était ainsi conçue :
« Draps.
« Draps et casimirs, sans distinction de provenance, savoir :
« De la valeur de 8 fr. et au-dessous, 85 fr. par 100 kil. à l’entrée.
« De la valeur de 8 à 16 fr., 150 fr. par 100 kil. à l’entrée.
« De la valeur de 16 à 25 fr., 215 fr. par kil. à l’entrée.
« De la valeur de 25 à 33 fr., 255 kil. à l’entrée.
« De la valeur de 33 fr. et au-dessus, 320 fr. par 100 kil. à l’entrée.
« Droit de sortie : 10 c. par 100 kil.
« La valeur des draps et casimirs se rapporte au mètre de longueur de l’étoffe supposée à la largeur ordinaire de 100 à 150 centimètres ; lorsque les draps ou casimirs seront d’une largeur inférieure au mètre, leur valeur, prise la moitié de la proportion déterminée ci-contre, servira à régler l’application du droit auquel ils doivent être assujettis. Ces valeurs restent soumises au droit de préemption. »
Cette proposition a été adoptée au premier vote avec les amendements suivants :
« A partir du 1er janvier 1839, la prohibition sera levée.
« Les droits d’entrée ci-contre seront doublés à l’égard des pays où il se paie des primes d’exportation. »
Il y a un nouvel amendement proposé par M. Dechamps, il est conçu comme suit :
« J’ai l’honneur de proposer à la chambre d’adopter l’amendement suivant pour la tarification des draps :
« Draps, casimirs, péruviennes, circassiennes, castorines et tous autres tissus similaires : 250 fr. par 100 kilog. »
M. Dechamps est appelé à développer cet amendement ; il s’exprime dans les termes suivants. - Messieurs, je pense que l’amendement que j’ai eu l’honneur de vous proposer donnera une entière satisfaction aux exigences, bien légitimes d’ailleurs, des industriels de Verviers : je pense que le tarif proposé protégera aussi efficacement leur industrie que les dispositions actuelles. D’un autre côté, messieurs le système que je propose donnera aussi satisfaction aux réclamations de la France, qui demande, avec une certaine légitimité d’ailleurs, d’être admise dans notre droit commun commercial.
Vous connaissez, messieurs, toute l’importance de l’industrie drapière : elle a été suffisamment démontrée dans la dernière discussion et dans le mémoire si remarquable que nous avons entre les mains ; nous savons assez quel est le nombre des capitaux que cette industrie emploie, quel est le nombre d’ouvriers qu’elle salarie, quelle est la place importante qu’elle occupe parmi les intérêts nationaux.
Vous savez aussi, messieurs, que l’industrie drapière n’est protégée actuellement que par un droit de 6 ou 7 pour cent tout au plus, tandis que la plupart des autres industries du pays jouissent d’une protection beaucoup plus efficace.
D’un autre côté, messieurs . je ne vois pas que la levée de la prohibitive puisse porter aucun préjudice à l’industrie drapière : les avis des chambres de commerce et les aveux qui résultent de la dernière discussion nous font voir que la seule concurrence qui soit réellement à craindre pour cette industrie est celle de l’Allemagne.
Quant aux draps de mode et de fantaisie qui nous viennent de la France, que nous levions ou que nous maintenions la prohibition, ils entreront toujours dans le pays ; s’ils ne peuvent pas entrer ouvertement en payant le droit, ils entreront en fraude ; seulement, en levant la prohibition, nous obtiendrons ce résultat utile que nous leur ferons acquitter des droits.
Je ne veux pas, messieurs, que pour une industrie aussi importante, nous adoptions des mesures de protection moindres que pour une foule d’autres industries beaucoup moins intéressantes ; le droit de 250 fr. par 100 kilog. équivaut à un droit de 10 p. c., c’est le tarif qui est en vigueur en France à l’égard de nos draps, et je pense que personne ne soutiendra que ce droit est exagéré ; je pense qu’en l’adoptant nous nous montrerons partisans des principes les plus libéraux en fait de commerce, car je ne pense pas qu’il y ait en Europe un tarif moins protecteur que celui que j’ai l’honneur de vous proposer.
L’amendement que j’ai déposé sur le bureau est conforme au principe qui sert de base au projet du gouvernement, en ce qu’il admettrait la France dans notre droit commun, lui donnerait la satisfaction qu’elle demande et la mettrait ainsi en demeure de relâcher à notre égard les rigueurs de son tarif. D’un autre côté, cet amendement ne nuira pas à l’industrie drapière, puisqu’il établit un droit moyen de 10 p. c. qui me paraît suffisant.
En proposant ce droit moyen de 10 p. c., j’abaisse d’une part un peu le tarif français, et d’autre part j’élève un peu le tarif prussien et à cet égard, je suis fidèle au système que j’ai développé dans la première discussion générale, en répondant à l’honorable M. Rogier qui ne voulait pas, lui, que pour avantager la France on abaissât le tarif de son côté, tout en s’élevant du côté de l’Allemagne.
Cet honorable membre soutenait que ce serait là tout bonnement déplacer l’hostilité ; mais je pense, messieurs, qu’il n’y aura pas ici d’hostilité et cela pour deux raisons : d’abord, quand un peuple adopte un tarif général, quand il établit un droit uniforme pour toutes ses frontières, il ne commet en aucune manière un acte d’hostilité envers qui que ce soit ; les raisonnements qu’on a fait valoir plusieurs fois dans la première discussion prouvaient que la France, tout en établissant des droits prohibitifs, n’avait pas été particulièrement hostile à la Belgique. Eh bien, messieurs, si nous établissons en faveur de notre industrie un tarif uniforme, aucune nation ne pourra voir en cela un acte d’hostilité, parce que nous aurons établi ce tarif non pas contre telle ou telle nation, mais en faveur de notre industrie.
Une autre raison toute spéciale, messieurs, qui empêche de donner à ma proposition un caractère d’hostilité contre la Prusse, c’est que je propose précisément le droit dont le gouvernement prussien frappe les produits de notre industrie drapière. La Prusse n’aura donc aucune objection à nous faire, car nous pourrions toujours lui répondre d’abord que le droit est uniforme pour toutes les nations, et en second lieu que le droit que nous avons établi sur les draps prussiens, est précisément le même que celui dont nos draps sont frappés à leur entrée en Prusse.
Je bornerai là mes observations, me réservant de revenir sur la question si cela devient nécessaire.
- L’amendement de M. Deschamps est appuyé.
M. le ministre des finances (M. d’Huart). - Messieurs, j’ai eu l’honneur de déposer sur le bureau un amendement relatif aux marchandises de laine, en ce qui concerne les primes d’exportation que des pays étrangers accordent ou pourraient accorder sur ces marchandises. Je demanderai à l’honorable M. Dechamps s’il entend que cet amendement soit appliqué au droit qu’il propose, en d’autres termes si ce droit sera augmenté du montant de la prime d’exportation.
M. Dechamps. - C’est là mon intention.
M. David. - Messieurs, dans ma conviction il m’est impossible d’admettre l’amendement de M. Dechamps ; vous allez voir, messieurs, quels sont les motifs que j’apporte pour défendre le maintien de la prohibition, et de rejeter toute espèce de droit.
Vous avez été à même d’apprécier les renseignements consciencieux, les vues sages et la modération d’un mémoire que le commerce de Verviers a fait distribuer à la chambre. Il est à désirer qu’on ait parcouru tout ce long travail : il est réellement digne d’intérêt. On y voit établis, d’une manière tout à fait incontestable des faits souvent altérés lorsqu’il s’est s’agit de prouver, par exemple, qui était en reste, de la France ou de la Belgique, en fait de concessions. Vous y voyez clairement à quoi se réduisent ces concessions de la France prônées si haut, dans cette enceinte, par nos adversaires. Je n’entreprends ici ni l’éloge ni l’analyse de ce mémoire que, dans une de nos séances précédentes, l’honorable M. Verhaegen a déjà disséqué avec autant de logique que de talent.
Certes, après avoir entendu une argumentation aussi serrée que concluante contre la levée de la prohibition des draps français, on se demande s’il sera possible de voir confirmer par la portion renouvelée de la législature, un premier vote obtenu à l’insignifiante majorité d’une ou deux voix. On se demande si le gouvernement serait assez hardi pour promulguer une loi qui, sans donner à nos contrées la plus légère compensation, viendrait les déshériter sans pitié ! En Angleterre, tenez-le pour certain, messieurs, on reculerait devant les dangers d’une pareille loi. En effet, combien n’est pas significative la pâleur du triomphe ministériel, et à quel avenir de misère n’exposons-nous pas une de nos plus vieilles industries ! Non, messieurs, pour la consoler du coup rigoureux que vous lui portez, vous ne donnez et vous ne pourriez donner, je vous en défie, aucune compensation à l’industrie drapière. C’est sur elle donc qu’il est écrit que doit tomber le coup de massue ! Vous l’offrez en holocauste à d’autres branches, à d’autres industries, et c’est ce qu’a si bien démontré l’orateur que j’ai déjà cité, quand il a signalé le genre de gaspillage auquel donne lieu un bout de loi comme celui que nous faisons.
Dans ce bouleversement, dans ce chaos des intérêts, Verviers seule a tout à perdre, aucun dédommagement à espérer ; Verviers ne peut revendiquer sa part du butin. Sa dépouille est jetée à la France et destinée à améliorer la position de quelques-unes de nos provinces, dont la crainte de voir repousser les productions et par trop puérile.
Loin de là, le plus mauvais tour que nous pourrions jouer à la France, serait, par exemple, d’empêcher l’exportation de nos houilles. Mais il n’est pas question d’irriter la France ; le premier, j’ai signalé d’autres moyens de la favoriser et de la disposer en notre faveur. Je m’aperçois avec une vive satisfaction que plusieurs de mes honorables collègues partagent ce désir et cette pensée. Réduisons les droits élevés qui pèsent maintenant sur les vins, les eaux-de-vie, les balistes et les soieries. Voilà un vaste champ aux concessions dans lequel nous pouvons tailler tout à notre aise, en nous réservant toutefois la ressource de proportionner à de nouvelles concessions de la part de la France, d’autres réductions sur les mêmes articles. Qu’on ne m’oppose pas que la réduction sur les droits d’accises diminuera nos recettes. Une pareille assertion ne mérite aucune réfutation. Le résultat immédiat de ces réductions est l’augmentation de la consommation. Cette augmentation comblera et bien au-delà le déficit ; et la fraude ne diminue-t-elle pas en raison de l’abaissement des droits ?
Ainsi donc, au lieu de jeter le découragement et l’alarme dans la draperie, proposez une réduction beaucoup plus large sur les vins. Les droits actuels, en pièces par hectolitre, sont, accises additionnels et douane compris, de 36 fr. 88 c., et vous ne proposez qu’une réduction d’un fr. 20 c.
Sur les vins en bouteilles, vous réduisez d’un franc par hectolitre seulement. Il y a réellement de quoi être beaucoup plus généreux sur l’article des vins, sans nuire à qui que ce puisse être.
La France, du reste, doit être satisfaite et amplement satisfaite du droit de 8 fr. 48 c. le kil., plus 13 p. c. additionnels sur les batistes, nous descendons à 5 fr. le kilog., et surtout si, sur les soieries qui paient le même droit que les balistes, nous admettons la même réduction. Les eaux-de-vie en futaille payaient, tous droits compris, 61 fr. 15 c. l’hectolitre, et en bouteille, 48 fr. 34 c. Si le projet passe, les eaux-de-vie en futaille paieront 56 fr. 39 c. ; en bouteilles, 58 fr. 58 c. Voilà au moins trois concessions qui marquent cet à la faveur desquelles vous pouvez hardiment écarter la question de la draperie.
Nos adversaires, peu généreux, ne cessent de reproduire, avec une maligne satisfaction, un avis de la chambre de commerce de Verviers qui vous donne des armes contre elle ; mais veuillez donc, messieurs, vous reporter aux temps et aux circonstances bien différentes où cet avis a été donné. Il était alors question d’une prohibition nouvelle qui allait aliéner à la Belgique plusieurs de ses débouchés à titre de représailles, et notamment la Suisse, seul pays dont l’accès ne soit pas encore fermé à Verviers. Dans les conditions de cette prohibition nouvelle on voulait, comme sanction, le cortège des vexations, de la recherche à l’intérieur, de la visite domiciliaire et de l’estampille. Songez donc, messieurs, que notre prohibition ne porte aucun de ces caractères, qui la rendraient intolérable dans notre heureux pays. D’ailleurs, il est une fait incontestable dont il vaut mieux convenir, c’est que l’on s’est prononcé trop légèrement sur l’inutilité de la prohibition. La chambre de commerce n’a pas la prétention d’être infaillible, messieurs ; elle n’avait pas alors assez mûrement réfléchi sur les conséquences de la levée possible de la prohibition, et je pense que si on lui avait représenté tous les dangers auxquels cette mesure expose aujourd’hui Verviers, elle se serait montrée moins exclusive. Si elle avait réfléchi, par exemple, à l’effet moral que produit cette prohibition, elle en eût compris la puissance. Elle eût senti que c’était elle qui, jusqu’à présent, avait retenu le commerce français de venir se poser, à côté de nous, nos concurrents avoués. Dès qu’il sera permis aux fabricants français d’écouler légalement en Belgique, le magasin français s’ouvrira à côté du magasin belge, et sa prime d’exportation lui fournira peut-être moyen de vendre à meilleur compte sur les marchés belges que les Belges eux-mêmes.
Faisons ensuite la part de l’engouement des hommes pour tout qui est étranger. Songeons que l’acheteur sera frappé de cette idée, que l’on ne rencontrera les modes que dans les magasins français ; qu’en fait d’étoffes de bon ton, il est impossible que Verviers puisse rivaliser avec les primeurs de France, et vous comprendrez, messieurs, le rôle que nous allons être appelés à jouer, si on lève la prohibition. Trop heureux alors si les magasins français veulent bien de temps en temps prendre nos draps sous leur patronage ! Espérons, du reste, que l’étendue du service qu’ils nous devront, leur imposera le devoir de nous remorquer.
Non, messieurs, n’espérez pas que nous conservions un jour la fabrication de la draperie de fantaisie en Belgique, si on lève la prohibition. Ces établissements nouveaux, qui ont coûté tant de labeur et de recherches à leurs auteurs, sont coulés en Belgique par les raisons que je viens de donner.
L’ancienne draperie, la draperie classique, si je puis m’exprimer ainsi, ne sera guère moins maltraitée. Là aussi le préjugé est en faveur du drap français. Hélas, messieurs, naguère ce préjugé existait en France en notre faveur ! Mais peu importe, tout cela n’est plus que de l’histoire. Nous n’avons à nous occuper que de cet arrêt irrévocable : les Français entreront chez nous avec leurs draps, et ils n’entrerons jamais avec les nôtres en France. Je vous avoue que je m’incline, que je m’humilie devant la hauteur de cette combinaison, tout autant que devant les soins désintéressés que nous nous donnons pour récompenser la France du plus choquant des égoïsmes ; mais encore une fois, messieurs, puisque nous avons d’autres cadeaux à faire sans nous ruiner, pourquoi donc nous obstiner dans le choix de la victime ? Faut-il donc absolument que ce soit la draperie qui soit le plastron de la France ?
Messieurs, ne nous donnons pas tant de mal pour démolir l’industrie de Verviers. Sa position est déjà assez fâcheuse. La stagnation, la mévente sont devenues l’état normal de ses fabriques. Son industrie souffre tant, qu’elle ne donne plus que 3 à 4 jours de travail plein par semaine à ses ouvriers. Aurez-vous la dureté de confisquer encore la dernière ressource de ces malheureux, au profit de la main-d’œuvre française ? Ne serait-ce pas là le comble de la faiblesse envers la France, et le comble de l’inhumanité envers nos concitoyens ? Non, messieurs, vous ne voterez pas leur expatriation, vous ne voterez pas leur exil ; vous sentirez que les environs de Verviers ne présentent aucune ressource agricole, et vous devez protection à ses nombreuses fabriques. J’aurais désiré que dans ces derniers temps, MM. les ministres fussent venus les visiter ; ils auraient alors quelque idée de la profondeur de plaies et de la misère des ouvriers drapiers dans les temps de chômage.
Après tout, nous n’avons à peu près plus qu’un débouché, et c’est le nôtre. Nous n’avons pas même l’espoir d’en conquérir d’autres. Qu’on veuille bien indiquer un coin du globe que Verviers n’ait pas visité, et je renais à l’espérance.
Aujourd’hui, grâce aux droits et aux prohibitions, la fabrique s’est implantée partout. On ouvrirait aujourd’hui toutes les barrières qui nous entourent, que notre industrie drapière ne recevrait plus sa splendeur passée. Songez donc, messieurs, à nous conserver notre marché intérieur. Ne nous enlevez pas le plus légitime de tous nos droits.
M. le président donne lecture de l’amendement suivant qui vient d’être déposé par M. Verhaegen. (Cet amendement ne nous ayant pas été communiqué, nous le donnerons dans le numéro de demain.)
M. Verhaegen est appelé à développer son amendement ; il s’exprime en ces termes. - Messieurs, vous vous apercevez déjà que l’amendement que j’ai l’honneur de vous proposer n’est, en dernière analyse, que le résumé de ce que j’ai eu l’honneur de vous dire sur l’ensemble de la loi. Je ne suis pas fâché d’avoir trouvé ici une occasion de replacer la question sur son véritable terrain. Etranger à toutes les localités, n’ayant eu en vue que l’intérêt général, je me suis demandé quel était le meilleur moyen d’arriver au but que je me proposais, de ne froisser aucun intérêt et de laisser les choses dans l’état où elles se trouvaient.
J’y ai songé longtemps depuis notre dernière discussion, et le moyen que j’ai trouvé était de proposer l’amendement dont il vient d’être donné lecture.
M. le ministre des finances (M. d’Huart). - C’est faire un projet nouveau.
M. Verhaegen. - On me dit que c’est faire un projet nouveau, que c’est faire une loi nouvelle. Je réponds que c’est, à l’égard de l’article des draps, replacer la question là où elle doit être. Dans les séances précédentes, j’avais exprimé mes craintes sur ce que serait le résultat de tous ces intérêts qui viennent s’entrechoquer ; j’avais redouté que certaine localité obtenant gain de cause pour ce qui la concernait, les intérêts des autres localités ne fussent sacrifiés. En proposant mon amendement, je crois prévenir cet inconvénient ; je sauverai les intérêts des localités qui auraient pu être sacrifiées. Que chacun se mette dans cette position, et les intérêts de tous seront saufs.
Quel est objet de mon amendement ? Il tend à décider d’abord que tous les pays qui lèveront la prohibition, dont l’entrée de nos draps a été frappée jusqu’ici dans ces pays, pourront à leur tour introduire les leurs en Belgique.
Ensuite, que les draps des pays étrangers seront frappés à l’entrée en Belgique des mêmes droits que ceux qui pèsent sur les nôtres dans ces pays étrangers, les primes d’exportation y comprises.
Ainsi la querelle se simplifie singulièrement, et tous les arguments qui ont été proposés de part et d’autre vont se resserrer dans un cercle extrêmement étroit.
On vous a parlé des sacrifices à faire par la Belgique, pour en obtenir en retour de la France ; on s’est placé là dans une question qui était tout à fait économique. On l’a déplacée ensuite sous le rapport politique, et nous en dirons aussi deux mots.
Envisageons d’abord la question sous le premier rapport, nous allons suivre les adversaires de notre opinion sur le terrain où ils se sont placés.
Quelles concessions nous fera la France pour les concessions que le gouvernement nous propose de lui faire ? Voilà bien, selon moi, la question ; il y a dans tout cela un contrat synallagmatique. S’il y a eu des concessions de la part de la France, elles ne sont pas telles qu’on l’avait espéré primitivement ; mais enfin il y a eu des concessions. Mais pour ces concessions que la France aurait faites dans l’intérêt de certaines localités, d’autres localités, Verviers, par exemple, doivent-elles faire une concession qui occasionnerait leur ruine ? Si l’on consulte son intérêt, il sera bien permis à l’autre de défendre le sien ; et comme tous les intérêts réunis forment les intérêts de la généralité, il est de notre devoir de faire en sorte que l’intérêt de l’un ne soit pas sacrifié à l’intérêt de l’autre.
Abordant maintenant la loi point par point, puisque nous en sommes maintenant à l’examen de tous les articles qui la composent. je dirai : s’il s’agit de concessions à faire par Verviers à la France, que la France fasse à son tour des concessions à Verviers. Rien n’est plus simple, rien n’est plus juste. Peut-on faire le moindre reproche à une industrie indigène de dire à une industrie étrangère : Ouvrez-nous vos portes, et nous vous ouvrirons les nôtres ; que vos draps soient introduits en Belgique, mais que les nôtres puissent entrer en France ?
Ainsi, messieurs, tous les intérêts se rencontrent dans cette question ; je dirai même que l’honneur national vient se joindre à ces intérêts, et tout se réunit, messieurs, pour que mon amendement attire sérieusement votre attention.
Notre pays, dit-on, ne doit pas craindre l’industrie française ; je le désire et j’aime à le croire ; mais que l’industrie française ne craigne donc pas non plus l’industrie belge. Et pourquoi faut-il donner à la France ce que la France nous refuse ? Pourquoi vouloir permettre que les draps français entrent en Belgique, alors que les draps belges sont prohibés en France.
Ne nous le dissimulons pas, messieurs, quel que soit le degré où soit arrivée l’industrie indigène, il existe toujours, comme l’a dit un orateur, un engouement pour ce qui est étranger ; les fashionables du jour préfèrent les draps français, parce qu’ils pensent qu’il n’y a de bon que ce qui se fait en France, et notamment à Paris. Quelle que soit la prépondérance des produits de notre industrie drapière, il y aura toujours des gens qui donneront la préférence aux draps français, parce que, dans leur manière de voir, ces draps sont plus à la mode que les draps belges.
Mais enfin, mettant de côté cette considération, il reste toujours que, pour arriver au point où nous devons être, nous avons à mettre dans la balance les sacrifices qu’on nous demande avec les sacrifices qu’on nous offre ; et ce contrat synallagmatique se présente pour tous les articles que nous discuterons.
Mon amendement tient donc à dire à nos voisins : Faites pour nous ce que nous voulons faire pour vous ; accordez-nous ce que vous demandez que nous vous accordions. Alors, messieurs, la question qu’on a voulu nous soumettre dans la discussion précédente sera bientôt résolue.
On avait envisagé la question sous un rapport général, sous celui de toutes les concessions ; on l’avait envisagée comme se rattachant à une espèce de convention qui avait été conclue et qui devait recevoir son exécution . J’ai déjà eu l’honneur de dire à cette honorable assemblée que les concessions que la France nous avaient promises et qui devaient équivaloir à celles qui nous sont demandées aujourd’hui ; que ces concessions, dis-je, n’ont pas été faites. Car nous ne saurions pas assez le répéter, ce ne sont pas les lois des 2 et 5 juillet 1836 qui renferment les concessions que la France devait nous faire ; mais ces concessions se trouvaient dans l’ordonnance du mois d’octobre 1835 et dans le projet de loi présenté à la chambre française le 2 avril 1836 ; ces deux projets seuls devaient nous donner l’équivalent des concessions qui nous étaient demandées.
On m’objectait tout à l’heure que je m’attachais aux spécialités, tandis que je devais considérer l’ensemble des concessions ; mais, messieurs, c’est précisément moi qui désirais dans le principe m’occuper de l’ensemble ; et alors on me disait que je perdais de vue les spécialités. Maintenant que je m’occupe des spécialités, on me dit de considérer l’ensemble.
Envisageant, moi, la question sous l’un et l’autre rapport, je dis que les concessions que nous ferons à la France doivent être en harmonie avec celles que la France devait nous faire ; ces concessions étaient écrites dans l’ordonnance du mois d’octobre 1835, et dans le projet de loi du 2 avril 1836. Or, nous n’avons obtenu ces concessions qu’à moitié, et cela tout au plus.
M. le ministre de l’intérieur, en rencontrant les observations que j’ai présentées précédemment, a avoué qu’en effet plusieurs des dispositions contenues dans les deux projets dont il s’agit n’avaient pas été accueillies par les chambres françaises ; mais le ministre a oublié plusieurs points essentiels : l’entrée de nos rails, par exemple, n’a pas été admise. (Dénégations.) Oh ! messieurs, le fait est vrai ; le mémoire des industriels de Verviers ne laisse aucun doute à cet égard, et, si on le désire, nous fournirons des renseignements plus positifs encore.
D’autres articles contenus dans les mêmes projets ont été ajournés, L’article toiles a été très maltraité, et les détails dans lesquels nous sommes entrés dans une séance précédente, ont donné la preuve que toutes les dispositions relatives à l’article des toiles dans l’ordonnance de 1835, étaient beaucoup plus favorables que celles qui ont été admises ultérieurement par les chambres françaises.
Je ne puis pas, messieurs, laisser inaperçu ce que nous disaient les ministres qui vous ont présenté le projet que nous discutons. Je sais bien qu’on dira qu’on se trouvait à cette époque dans d’autres circonstances. Oui, on se trouvait alors dans d’autres circonstances, parce qu’on énonçait l’espoir qu’on avait que la France aurait accordé ce que nous désirions obtenir à cette époque ; on énonçait cet espoir pour obtenir de nous des concessions. Mais depuis l’on a pu se convaincre que l’on avait eu tort d’espérer. Or, ceux qui ont présenté la loi ne s’appuyaient que sur cet espoir, à savoir que la France entrerait en arrangement avec nous, et que les concessions qu’elle nous ferait seraient l’équivalent de celles qu’elle nous demandait.
Messieurs, la manière dont on s’est expliqué à cet égard mérite toute votre attention, et les ministres qui ont saisi la chambre du projet de loi que nous discutons, déclarèrent que les concessions qu’ils vous proposaient n’étaient que l’équivalent de celles que les chambres françaises allaient bientôt sanctionner.
Eh bien, la France ne nous a pas donné ce qu’on nous avait promis ; nous n’avons pas non plus à donner à la France ce qui devait être l’équivalent de ces promesses. L’espoir qu’on énonçait à cet égard est aujourd’hui tout à fait déçu.
Des orateurs très distingués à la chambre française nous ont appris ce que nous devons penser des concessions à faire par la France. N’avons-nous pas entendu M. Odilon-Barrot demander un jour à M. Thiers pourquoi l’on ne faisait pas de concessions à la Belgique ; que le temps était venu de faire des concessions à la Belgique. M. Thiers répondit à M. Odilon-Barrot, qu’il s’était entretenu à diverses reprises avec les commissaires belges ; qu’on avait minutieusement cherché quelles faveurs on pouvait accorder à la Belgique, et qu’il avait été reconnu (ce sont les expressions de M. Thiers), que la France était dans l’impossibilité de rien faire pour la Belgique.
Et pour ce qui concerne l’article des draps en particulier, n’avons-nous pas vu ce qui s’est passé en France, lorsqu’on y a proposé de remplacer par des droits extrêmement élevés la prohibition qui pèse sur les draps belges ? Comme j’ai déjà eu l’honneur de le dire, il n’y a eu qu’un cri de réprobation dans toute la France contre cette proposition, et le ministère, esclave de l’opinion publique, et avec raison, retira son projet, et il n’en fut plus question.
Ceci nous fournit la preuve qu’à cette époque il ne s’agissait pas seulement des concessions qui étaient renfermées dans l’ordonnance du mois d’octobre 1835 et dans le projet de loi du 2 avril 1836 ; mais qu’il était même question de lever la prohibition des draps belges. Or, cela n’a pas eu lieu ; les ministres ont tenté de l’obtenir ; mais ils ont échoué, parce qu’ils ont dû céder à l’opinion publique. Et ce serait dans un pareil moment que nous, Belges, qui avons à favoriser notre industrie, nous irions lever la prohibition des draps française, tandis que la France maintiendrait celle des draps belges. Non, messieurs, la Belgique ne fera des concessions qu’en retour de celles que la France lui accordera.
Eh bien, messieurs, mon amendement a pour but de dire à la France : je vous annonce par cette loi que la prohibition des draps français sera levée aussitôt que vous aurez levé celle des draps belges ; je vous annonce que je frapperai les draps français des mêmes droits que vous frapperez les miens, en y comprenant la prime d’exportation.
En d’autres termes, je leur dis : voilà une convention synallagmatique que je vous propose, il vous sera libre de la rencontrer. Personne n’aura aucun reproche à se faire, les industries seront satisfaites, et l’honneur national sera sauf également.
Je vais ici contre les observations faites relativement à l’importance de l’industrie drapière ; elle est de la plus haute importance, les chiffres sont là pour le démontrer : 50 mille ouvriers seraient mis sur le pavé, si vous portiez atteinte à cette industrie. Je mets tout cela de côté, arrive ce qui voudra, concurrence entière, liberté entière. Ainsi nous rentrons dans les principes libéraux, il n’y a plus de reproche à nous faire ; que ceux qui prêchent ces principes les mettent en pratique, nous suivrons leur exemple ; que la France se montre libérale dans son tarif, la Belgique ne restera pas en arrière. Mon amendement demande qu’on lui accorde des réductions de droit pourvu que la France nous accorde des réductions semblables.
Je rétorquerai ici, contre les partisans de l’opinion contraire à la mienne, les arguments qu’ils ont fait valoir contre moi, en fait de liberté de commerce, de barrières qui existent entre les deux pays et dont ils demandent le renversement. Que ces barrières tombent, qu’elles tombent toutes, que les barrières de la France et des autres pays tombent en même temps que nous ferons tomber les nôtres. Mais renoncer à nos barrières sans que la France renonce aux siennes, ce serait une duperie dont la Belgique serait victime, ce serait anéantir notre industrie au profit de l’industrie voisine et assumer sur nous une responsabilité qui serait énorme. Voilà de quelle manière les choses peuvent s’arranger : nous sommes prêts à lever nos barrières de douane non seulement vis-à-vis de la France, si elle veut lever les siennes, mais encore vis-à-vis de tous les pays qui se mettront dans la même position à notre égard. Voilà tout ce qu’on peut dire.
Je pensais que la question ne pouvait être placée que sur ce terrain, je pensais d’abord qu’il ne pouvait être question que des intérêts réciproques qu’il fallait combiner. Mais j’ai cru ensuite que je m’étais trompé, quand j’ai entendu dire que nous, petit pays, nous devions, à l’égard d’une puissance colossale, faire des concessions, que nous ne devons pas oublier tous les services que cette puissance nous avait rendus. On a mis à prix notre indépendance, notre nationalité. Je ne vais pas jusque-là. J’en appelle à quiconque m’entend, si nous devions nous mettre dans cette position, il n’y a plus de Belgique, il n’y a plus de nationalité, il n’y a plus d’indépendance, il n’y a plus d’honneur. C’est dans la loi des douanes qu’une nation pose le principe de son indépendance.
Je n’attribue pas aux ministres d’avoir placé la question sur le terrain politique.
De deux choses l’une, vous placez la question sur le terrain de l’économie ou sur le terrain politique. Sous le rapport de l’économie, j’ai démontré que le système de mes adversaires est impossible ; sur le terrain politique, nous n’avons rien à craindre, je dis franchement mon opinion, elle trouvera de l’écho dans cette enceinte.
Croyez-vous que l’on fait ce qu’on croit être la cause de notre indépendance, que les ménagements qui tiennent à cet ordre de choses en Europe et qu’on dit être dans l’intérêt de la Belgique, soient réellement dans son intérêt ? Croyez-vous que les 42 millions que nous payons pour notre armée, soient dépensés pour la Belgique ? Non ; mais il faut bien une avant-garde à la France. Croyez-vous que nous payons notre police dans l’intérêt de la Belgique ? Non ; nous payons les services qu’elle rend à la police française.
Ce qu’on dit être dans notre intérêt est dans l’intérêt d’une autre puissance, il faut lâcher le mot ; on m’a conduit sur ce terrain. Comme ma pensée est toujours publique, je ne prends de ménagements que ceux que me dicte ma conscience. Telle sera toujours ma ligne de conduite ; je dirai toujours ce que ma conscience me dicte ; je le répète, on m’a conduit sur ce terrain, j’ai dû expliquer ma pensée tout entière.
Si la Belgique était seule en jeu, elle serait bientôt sacrifiée. Les craintes qu’on énonce ne doivent donc pas vous embarrasser. La France est intéressée à notre conservation.
Ainsi, sous le rapport économique comme sous le rapport politique, je crois que mon amendement doit satisfaire toutes les exigences.
(Moniteur belge n°301, du 28 octobre 1837) M. Lebeau. - Messieurs, il est heureux qu’on ne puisse pas prendre acte des paroles de l’honorable préopinant ; il est heureux qu’on ne puisse pas se prévaloir de la concession renfermée dans les développements d’un amendement dont la portée est incalculable, car si l’on prenait acte des principes de réciprocité que vient de poser le préopinant, je voudrais bien savoir de quel droit nous maintiendrions une tarification quelconque contre la Suisse ; car la Suisse (je prends cet exemple comme je pourrais en prendre d’autres) est précisément dans la position où l’honorable préopinant voudrait que se missent la France et les autres pays avec lesquels nous avons des relations de commerce. La Suisse n’a pas de douanes ; elle admet nos produits naturels et nos produits fabriqués, similaires ou différents. Si donc la Suisse était représentée à Bruxelles, et que, se prévalant de l’opinion de l’honorable préopinant, elle vînt demander immédiatement l’abolition des droits qui frappent les cotons qu’on voulait naguère prohiber, qu’aurait-il à lui répondre ? Si, il y a deux ans, la Saxe, qui depuis 1814 avait, si je ne me trompe, aboli les droits de douanes, qu’elle n’a rétablis que depuis qu’elle est entrée dans l’union allemande, avait tenu le même langage, qu’aurait eu à lui répondre le préopinant ? Il aurait donc fallu faire des dispositions exceptionnelles pour ces deux pays et laisser entrer chez nous, libres de droit, tous leurs produits, par la raison que tous les nôtres entreraient librement chez eux.
Vous voyez où conduirait un pareil système. Il suffit, ce me semble, d’avoir présenté l’aperçu, d’en avoir exposé quelques conséquences, pour qu’on n’ait pas besoin de s’attacher sérieusement à le réfuter.
Je me prononcerai, dans la question spéciale qui nous occupe, pour le maintien de l’abolition de la prohibition. Si, pour justifier mon opinion, je suis conduit à entrer dans des considérations générales, à toucher quelques points généraux déjà traités, la chambre comprendra que je suis justifié par l’importance de la disposition qu’il s’agit de prendre et la différence de ce qui a été proposé pour la bonneterie ; il s’agit dans la question actuelle de maintenir à l’égard de la France une exception qui lui est directement hostile, et une exception unique dans notre tarif. Je comprends que la France pourrait avoir à se plaindre, sous le rapport économique, des dispositions relatives à la bonneterie qui ont été soutenues notamment par les honorables députés de Tournay ; mais politiquement elle ne serait pas frappée seule par les dispositions qu’ont proposées ces honorables membres ; elle rentrerait, à cet égard, dans le droit commun de notre tarif. Ici, au contraire, des considérations politiques viennent se placer à côte des considérations économiques et l’emportent de beaucoup, puisqu’il s’agit du maintien d’une disposition exceptionnelle directement hostile contre la France.
S’il est vrai que l’indépendance politique ne soit jamais absolue, il est vrai que les plus francs soutiens de l’indépendance savent qu’en tout pays, petit ou grand, les cabinets étrangers ont droit à des déférences ; il est plus vrai encore que l’indépendance commerciale est toute relative. Elle est toute relative en ce sens, que si vous êtes maîtres de régler votre tarif comme vous l’entendez, vous n’êtes pas maîtres d’empêcher que les conséquences de vos mesures ne se fassent sentir au-dehors et ne viennent réagir chez vous ; vous n’êtes pas maîtres d’empêcher des représailles qui seraient la suite naturelle de vos résolutions en matière de douanes ; en un mot, de l’usage que vous feriez de votre indépendance commerciale, il résultera des mesures de réciprocité dont vous aurez à vous applaudir ou à vous plaindre.
Vous avez donné la preuve que vous saviez régler les dispositions de votre tarif avec une complète indépendance lorsque vous avez voté la loi sur les céréales, lorsque vous avez voté une loi qui changeait le mode de tarification à l’importation des toiles. Les réclamations de l’étranger n’ont pas manqué ; elles ont été même assez vives. Ont-elles empêché les chambres de voter les lois, et le gouvernement de les promulguer ? La chambre et le gouvernement ont fait acte d’indépendance dans cette circonstance, comme elles peuvent le faire dans toute autre ; mais est-on bien sûr qu’on puisse agir ainsi impunément ? Lorsque, quelque temps après le vote de la loi des céréales, et de la loi des toiles, une modification très défavorable à la Belgique a été introduire dans le tarif allemand, je veux parler de l’élévation des nouveaux droits à l’importation en Allemagne de nos sucres raffinés, est-on bien sûr que cette dernière mesure ne soit pas la conséquence de celles que nous avons prises sans égard aux réclamations de nos voisins ? Tout au moins, si aujourd’hui le gouvernement belge faisait réclamer à Berlin sur la question des sucres, s’il y faisait plaider la cause de nos raffineurs, je ne sais comment il serait écoulé lorsqu’on y est encore sous l’influence si irritante de mesures dont l’une surtout est évidemment hostile à l’Allemagne puisqu’elle établit des droits de 25 et de 37 p. c., je veux parler de la loi sur les toiles.
Certes, si vous voulez que des relations s’établissent et prennent de l’extension avec les puissances qui vous avoisinent, vous ne devez pas seulement consulter les exigences de quelques industriels belges, lorsque vous faites une loi de douanes ; vous devez aussi voir dans l’avenir, examiner l’importance de vos relations avec les autres pays.
Vous êtes parfaitement libres, politiquement parlant, de maintenir la prohibition des draps français ; je ne crois pas qu’il puisse vous advenir autre chose que des représailles ; car enfin aujourd’hui, grâce aux progrès du commerce et de l’industrie, ce ne sera plus à coups de canon, mais à coups de tarifs qu’on se fera généralement la guerre. Maintenez donc, si vous le croyez indispensable pour cette industrie, la prohibition des draps français, mais prenez garde cependant aux représailles, et songez qu’il s’agit des représailles de la France, pays vers lequel vos exportations ont une grande importance. Il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler que cette exportation a suivi depuis 1831 une progression considérable et continuelle ; il suffit de remarquer que le progression de 1835 à 1836 a été de la somme de 16 millions de fr. Il y a donc de la marge pour des représailles.
Voyons d’abord la comparaison de l’exportation de Belgique en France en 1834 et 1836. Le ministère nous a présenté le chiffre de l’exportation totale, mais il n’a pas donné de détails. J’ai trouvé quelques renseignements sur ce point dans un journal qui les a puisés dans des renseignements officiels où je les ai vérifiés.
« Importation de Belgique en France :
« Chevaux entiers, têtes : en 1834 : 387 ; en 1836 : 1,044.
« Hongres, têtes : en 1834 : 1,546 ; en 1836 : 5,003.
« Juments, têtes : en 1834 : 378 ; en 1836 : 1,585.
« Poulains, têtes : en 1834 : 3,136 ; en 1836 : 3,605.
« Marbres, kilog. : en 1834 : 3,017,831 ; en 1836 : 3,354,389.
« Matériel à bâtir, kilog. : en 1834 : 3,038,739 ; en 1836 : 17,476,000.
« Ardoises, en nombre : en 1834 : 618,339 ; en 1836 : 1,300,000
« Fonte brune, kilog. : en 1834 : 3,845,691 ; en 1836 : 9,303,000
« Graines oléagin., kilog. : en 1834 : 213,786 ; en 1836 : 12,014,000. »
(Je passe quelques articles de peu d’importance, où cependant le résultat est favorable à l’opinion que je défends. Je passe aux toiles.)
« Toile écrue, kilog. : en 1834 : 3,447,676 ; en 1836 : 4,246,184. »
C’est-à-dire près d’un quart en sus, c’est-à-dire en francs une valeur d’au-delà de 5 millions.
J’omets quelques articles de moindre importance.
Mais on peut, dira-t-on, attribuer à la progression naturelle du commerce cette majoration de l’exercice 1836 sur celui de 1834 ; et pour avoir une idée de l’influence que peuvent avoir exercée sur nos exportations les ordonnances de 1835, converties en lois, sauf quelques modifications, en juillet 1836, il faudrait établir la comparaison entre les exercices 1835 et 1836.
Je suis en mesure de présenter à la chambre cette comparaison ; je ferai remarquer qu’elle porte sur les objets compris dans les ordonnances de 1835 et dans la loi de juillet 1836.
« Exportation,
« Toiles, linge de table, coutils, etc., kilog. : en 1835 : 3,509,086 ; en 1836 : 4,289,573. »
Près d’un quart de majoration !
Il va sans dire que c’est surtout la toile écrue que ces chiffres représentent,
J’appelle toute l’attention de la chambre sur ce résultat, car on a cherché à déprécier, notamment en ce qui concerne les toiles, les modifications que la France a apportées à son tarif par les ordonnances de 1835, et la loi de juillet 1836. On a surtout appuyé sur cette considération que les modifications à la législation des toiles, loin d’être favorables à cette industrie, lui sont préjudiciables. S’il en était ainsi, il est évident que le chiffre des exportations serait en sens inverse de celui que je mets sous les yeux de la chambre. S’il était vrai que la nouvelle législation des toiles est tellement préjudiciable à cette industrie qu’il vaudrait mieux pour elle revenir au système antérieur aux ordonnances de 1835 et à la loi de juillet 1836, le chiffre devrait être en sens contraire de celui du tableau que je mets sous vos yeux.
Ainsi, c’est sous une législation que l’on a qualifiée de désastreuse que l’exportation de nos toiles s’est accrue de près d’un quart ; si je pouvais à l’instant évaluer cette différence en francs, vous verriez quelle est extrêmement importante.
« Exportation,
« Houilles, kilog. : en 1835 : 614,978,000 ; en 1836 : 715,655,000. »
« Fonte brute, etc., kilog. : en 1835 : 5,665,000 ; en 1836 : 9,303,000. »
« Pierres et matériaux à bâtir, kilog. : en 1835 : 5,629,000 ; en 1836 : 17,476,000. »
Cet objet est plus que triplé.
M. Lardinois. - Il faudrait citer les valeurs.
M. Lebeau. - L’honorable M. Lardinois aura l’occasion de s’expliquer. Mais je le prie de me laisser parler. J’ai besoin qu’on ne m’interrompe pas. Il est facile de perdre ses idées lorsqu’on se livre à des opérations de chiffres.
Je ne veux pas induire la chambre en erreur. Il s’agit du poids les objets exportés, Je l’ai dit. Il est d’ailleurs facile de voir, par le chiffre que j’ai indiqué pour les houilles, qu’il s’agit de kil. Je ferai encore remarquer que ces exportations s’appliquent aux objets compris dans les modifications douanières de la France.
M. Lardinois. - Je demande cependant à M. Lebeau la permission de l’interrompre un moment.
M. Lebeau. - Volontiers, pour qu’on en finisse avec ces interruptions.
M. Lardinois. - Comme demain il s’agira de répondre aux chiffres de M. Lebeau, et que je crains que son discours ne paraisse pas dans le Moniteur de demain, je demande que l’on fasse imprimer le tableau pour que la chambre puisse apprécier les chiffres.
M. Rogier. - Je demande la parole pour continuer l’interruption. (Adhésion de la part de M. Lebeau.)
Je pense que les chiffres de mon honorable ami sont exacts ; mais je crois qu’ils acquerraient un caractère plus utile et plus officiel s’ils étaient présentés par le gouvernement. Je demande donc que le gouvernement fournisse pour la discussion le tableau des exportations de Belgique en France en 1834, 1835 et 1836, en ce qui concerne les objets contenus dans les ordonnances de 1835 et la loi de juillet 1836. Il résultera de ce tableau une leçon très utile pour la chambre, car il fera connaître ce qu’ont produit les concessions faites par la chambre.
M. le ministre de l’intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Nous sommes prêts à fournir ce tableau.
M. David. - Je demande que l’on fasse connaître aussi le chiffre des importations de France en Belgique.
M. le ministre des finances (M. d’Huart). - Pour quels objets ?
M. David. - Pour tous les objets d’importation.
M. le ministre des finances (M. d’Huart). - Ces tableaux sont très volumineux ; nous les avons envoyés au président de la commission d’industrie. Il serait impossible de les imprimer tous. Indiquez les articles qui vous seront nécessaires, on vous les donnera ; au reste, ces tableaux sont à la disposition de la chambre puisqu’ils sont déposés à sa commission d’industrie, et tous les membres peuvent les consulter.
M. Demonceau. - Si l’on voulait procéder de cette manière, ce n’était pas à aujourd’hui qu’il fallait attendre pour demander des tableaux. Que l’on ne vienne donc pas faire des extraits de journaux ; extraits qui sont peut-être exacts, mais qui peuvent aussi ne pas l’être relativement aux tableaux authentiques ; ce n’est pas là une voie à suivre pour un article aussi important que les draps. Je demanderai que l’on produise le tableau de toutes les importations et exportations ; on verra la balance et l’on jugera.
M. Lebeau. - Je n’ai aucune raison pour m’opposer à la production des documents que l’on demande ; mais je ne sais trop quel sens attacher aux observations du préopinant. Il ne faut pas, a-t-il dit, se présenter avec des extraits de journaux : mais chacun est libre de se préparer comme il le croit convenable pour une discussion importante ; on peut se donner la peine de rechercher les documents propres à éclairer la matière ; on peut à cette peine en ajouter une autre, dictée par la probité, celle de vérifier les documents sur les pièces authentiques ; et c’est ce que j’ai fait. Je suis parfaitement le maître de me préparer à un débat comme il me convient, et d’appuyer mes opinions comme il me convient, en restant toutefois dans les bornes parlementaires dont je ne m’écarterai qu’à mon insu. Je crois donc que, dans ces circonstances, personne n’a le droit de me faire la leçon.
M. Demonceau. - Il est libre à M. Lebeau de suivre telle marche qu’il croit convenable dans la discussion ; mais ce n’était pas à lui que je répondais, c’était à M. Rogier qui demandait des documents incomplets ; ce sont des documents complets qu’il nous faut.
M. le ministre de l’intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - Lors de la discussion qui a eu lieu au mois de mai dernier, j’ai déjà donné connaissance des majorations d’importations auxquelles les tarifs français avaient donné naissance ; ces chiffres d’importations n’ont pas été contestés. On prétend que les modifications du tarif français n’ont rien produit ; M. Lebeau prouve, par des chiffres, les résultats qu’ils ont amenés. Rien de plus logique que la discussion à laquelle il se livre.
M. Rogier. - Si je me suis mêlé dans cet incident, assez irrégulier, c’était pour compléter la pensée de M. Lardinois. Cet honorable membre demandait l’impression des chiffres cités par M. Lebeau dans le Moniteur, ou séparément ; j’ai demandé que le gouvernement se chargeât de faire la publication de ces chiffres et d’autres encore. Mais ma demande en a provoqué d’autres qui n’ont avec elle aucune analogie : j’ai demandé qu’on mît dans un tableau la liste des produits qui ont été l’objet des négociations avec le gouvernement français, afin qu’il résultât, de ce tableau, la preuve palpable que les mesures prises avec la France avaient exercé une influence favorable sur nos relations avec ce pays. J’ai réclamé l’impression d’un tel tableau, afin d’en faire une réponse à ceux qui soutiennent que ces mesures n’ont produit aucun effet.
L’honorable M. Demonceau demande d’autres chiffres ; j’y consens, car, dans cette discussion, les chiffres sont tout.
- La suite de la discussion est renvoyée à demain.
La séance est levée à quatre heures.