(Moniteur belge n°64, du 4 mars 1832)
(Présidence de M. de Gerlache.)
La séance est ouverte à midi et demi.
Après l’appel nominal, le procès-verbal est lu et approuvé.
M. Lebègue analyse quelques pétitions, qui sont renvoyées à la commission.
M. le président. - L’ordre du jour est la suite de la discussion de la proposition de M. Jullien, relative au marché Hambrouk.
(Moniteur belge, n°63, du 3 mars 1832) M. de Haerne. - Je ne puis laisser sans réponse une assertion qui a été avancée dans la séance d’hier relativement aux catholiques, d’autant plus que le bruit a été répandu que les catholiques travaillaient contre le ministre de la guerre, que le marché Hambrouk n’était qu’un prétexte dont ils se servaient pour masquer leur attaque, et que les honorables membres qui ont abordé les premiers et avec le plus de force cette question étaient les instruments aveugles de certains catholiques qui intriguaient à l’ombre. Les paroles prononcées par l’honorable M. Van Meenen pourraient, messieurs, si elles n’était relevées, accréditer ce bruit, quelque absurde qu’il soit, chez des personnes qui ont intérêt à croire certaines choses, et qui pour cette raison croiraient volontiers tout ce qui est incroyable : des personnes à qui l’on parviendrait aisément à persuader que le marché Hambrouk est l’œuvre des jésuites et que M. le ministre de la guerre n’y est pour rien.
La présence de M. Ch. de Brouckere au ministre aurait donc pu choquer des susceptibilités catholiques. D’abord, messieurs, je vous avoue que je ne comprends pas trop la valeur que peut avoir ici le mot "susceptibilités". Si l’on entend par là une volonté ferme et inébranlable, de la part des catholiques, d’exiger pour eux comme pour tout le monde la liberté entière, telle qu’elle est garantie par la constitution, on a raison de leur attribuer des susceptibilités ; mais on a tort, si l’on veut donner à ce mot la signification de prétentions inconstitutionnelles. Et pour répondre, messieurs, à une imputation que j’attribue moins à M. Van Meenen qu’à ceux dont il est venu rendre, sans le savoir peut-être, toute la pensée, je n’aurais qu’à citer l’exemple des catholiques et des ecclésiastiques du congrès, lesquels, dans la description de la loi fondamentale, n’ont demandé pour eux que la liberté, et ont demandé aussi la liberté entière pour tous les autres. Si, après cela, messieurs, ils se sont divisés entre eux dans certaines questions purement politiques, eh bien ! ils ressemblaient à tous les partis qu’on a vus successivement se fractionner et se dissoudre, d’après la nature des diverses questions politiques qui s’offraient à nos délibérations.
Mais on dit que les catholiques veulent s’emparer du pouvoir, et que si, à l’occasion du marché Hambrouk, M. le ministre de la guerre laisse tomber son portefeuille, ils seront tout prêts à le ramasser. Telle ne peut être notre pensée, messieurs ; nous comprenons trop bien que le catholicisme doit être indépendant, que son contact avec le pouvoir lui serait mortel, et que les catholiques qui entrent au ministère n’y sont que comme citoyens, et non comme catholiques. Et, quoique les catholiques ne veuillent pas d’opposition systématique, et qu’ils appuient le gouvernement quand il marche dans les voies constitutionnelles, j’ai l’intime conviction que le catholicisme doit se trouver dans le parti de l’opposition, si par opposition on entend une entière indépendance du gouvernement. Dans l’état actuel de la société, on ne demande pas la liberté ; on la prend, on l’arrache au pouvoir. Ainsi, messieurs, s’il y a des hommes au ministère dont nous ne partageons pas les principes religieux, loin que cela dût éveiller notre susceptibilité, je crois, au contraire, que nous devrions nous en réjouir, pour autant qu’il n’y eût pas de graves abus à craindre de leur part. Voilà mon opinion, messieurs, et je crois que c’est celle de la masse des catholiques belges. Nous ne pouvons vivre que de liberté, et malheur à nous si nous voulions appuyer l’autel sur le trône !
Si en parlant de susceptibilité catholiques, on a voulu dire que les catholiques ont le sentiment de la justice plus vif que les autres, qu’ils reconnaissent des principes d’équité avec lesquels ils ne peuvent jamais transiger, on a raison ; et c’est parce que je suis convaincu que ces principes ont été scandaleusement violés dans l’acte du marché Hambrouk, que je me vois obligé, en conscience, à m’élever contre ce contrat qui est si onéreux au peuple. Si l’on appelle cela susceptibilité, on en est bien le maître ; mais pour moi, j’appelle cela de la justice. Aussi n’est-ce pas à M. Ch. de Brouckere que j’en veux pour la passation de ce marché, mais au ministre de la guerre.
Il est vrai, messieurs, que je suis loin d’être d’accord avec M. Ch. de Brouckere sur les questions de liberté religieuse ; mais M. Van Meenen doit se rappeler que, chaque fois qu’en cette matière j’ai été d’une opinion contraire à celle de M. de Brouckere, M. Van Meenen partageait la mienne. Ainsi donc nous pourrions supposer à M. Van Menen la susceptibilité qu’il suppose, lui, aux catholiques, à moins qu’en matière de libertés religieuses ses convictions n’aient pas été aussi fortes qu’en certaines autres matières, ce que je n’ai aucune raison de croire. Du reste, messieurs, s’il existe, à vos yeux, quelque dissension entre les catholiques et M. Ch. de Brouckere, vous jugerez vous-même qui a pu y donner naissance, vous jugerez de quel côté est le tort.
M. le ministre de la guerre, qui avait compris sans doute que M. Van Meenen avait voulu lui attribuer la cause de cette mésintelligence, a cru devoir se laver de ce reproche en faisant une espèce de profession de foi. Il a dit qu’il veut la liberté « pour tous. » Puisqu’il s’est exprimé ainsi, j’en dirai autant de mon côté, et j’ajouterai que je veux aussi la liberté « en tout, » sans entendre toutefois justifier par là des actes injustes ou des marchés onéreux au peuple tels que le marché Hambrouk. Enfin, messieurs, j’entends la maxime « liberté en tout et pour tous » comme on l’entendait avant la révolution et comme les unionistes l’entendent encore. C’est une maxime expansive des libertés publiques, une maxime antérieure à la révolution ; et il est bon de se la rappeler, afin qu’elle puisse servir de règle dans l’interprétation de la constitution. Il serait absurde, messieurs, après avoir fait une révolution, d’interpréter la constitution qu’elle a fait naître dans le sens du pouvoir, au lieu de l’interpréter dans le sens de la liberté. Ce n’est pas ainsi que j’entends le mouvement, ce n’est pas ainsi que j’entends l’esprit du siècle. Le mouvement tend à affranchir de plus en plus les hommes.
Déjà nous avons conquis l’indépendance entière de l’intelligence, et ce qu’il y a de matériel dans l’homme se dégagera de plus en plus d’entraves, à mesure que les progrès mêmes de l’intelligence rendront ces entraves moins nécessaires pour le maintien de l’ordre public. Il s’ensuit donc, messieurs, que la maxime de « liberté en tout et pour tous, » au lieu d’être anarchique, comme elle a paru aux yeux de quelques personnes, est, au contraire, éminemment sociale, puisqu’elle exprime l’état de progrès qui est la première condition de la société actuelle. Je me suis permis, messieurs, de vous donner ces explications parce que, comme M. le ministre vous a fait une sorte de profession de foi, j’ai cru pouvoir lui exposer la mienne.
Puisque maintenant j’ai pris la parole, je vous dirai encore quelques mots sur le fonds de la question.
On nous dit sans cesse : Voulez-vous conservez le ministre de la guerre ? Il faut lui faire grâce de son marché. Si vous nommez la commission, le ministre se retire. Messieurs, je vous avoue que cette retraite aurait pour moi quelque chose de sinistre : Non pas que je croie que nous n’ayons que M. de Brouckere qui soit capable de remplir ce poste ; non, messieurs, je crois qu’il y a encore des hommes dans l’armée et même hors de l’armée qui seraient capables d’occuper cette place, sans dédaigner les conseils des généraux français dont M. de Brouckere a avoué avoir beaucoup profité. Mais, si M. de Brouckere quitte le ministère, voici ce que je me suis dit : Si j’avais été plus tôt au ministère, j’aurais mieux organiser l’armée, j’aurais mobilisé toute la garde civique, j’aurais fait un appel aux volontaires, etc. L’ancien ministre dira : Si j’avais été encore au ministère, j’aurais battu les Hollandais. De cette manière, les deux ministres se renverront la balle, et il n’y aura point de responsabilité. Si la responsabilité des ministres était quelques chose de plus qu’un mot, cette considération me ferait voter pour l’ajournement indéfini de la proposition ; mais l’enquête sur les désastres d’août nous a appris à quoi nous pouvons nous attendre, dans de tels cas, du chef de la responsabilité ministérielle.
Je ne critique pas le ministre de la guerre pour les services qu’il a rendus à l’armée, quoique je pense qu’il aurait bien pu faire plus qu’il n’a fait, surtout pour relever le moral de l’armée, pour animer son patriotisme et exciter son enthousiasme. Je crois qu’à cette fin, M. le ministre aurait dû, entre autres choses, activer, comme il l’avait promis, les travaux de la commission d’enquête qu’il a lui-même nommée, afin de laver ainsi plusieurs chefs militaires du blâme qui pourrait peser injustement sur eux, et de faire naître ou d’accroître cette confiance qui est le nerf d’une armée. Il aurait rendu ainsi inutiles les travaux de la commission nommée par la chambre, travaux qui paraissent suspendus à présent comme ceux de la commission ministérielle. Il serait à désirer aussi que M. le ministre traitât mieux les volontaires qui ont fait la révolution.
Serait-il vrai, comme on a voulu me l’assurer, que le ministre aurait étendu ses sévices jusque sur les Polonais, et que ceux d’entre eux qui auraient demandé du service auraient été écartés par les conseils d’un ambassadeur ? Il paraît que la diplomatie, qui s’insinue partout et gâte tout ce qu’elle touche, a même rouillé le sabre du ministre de la guerre. Que n’admet-on les héros de la Pologne dans la légion étrangère qui n’est composée, à ce que le Moniteur nous a dit, que de 500 hommes, moins le chef qui en a été séparé on ne sait comment ni pourquoi ? J’aurais bien des choses à dire encore sur le compte du ministre de la guerre, mais je me bornerai à cette réflexion : savez-vous à quoi nous servira notre légion étrangère ? A faire dire à l’étranger, comme on l’a déjà dit à la tribune d’Angleterre, qu’il y a des milliers d’étrangers et surtout de Français qui se sont enrôlés sous nos drapeaux, et que nous n’avons sous ce rapport rien à envier aux Hollandais. Voilà, messieurs, tout le résultat que produira la création de la légion étrangère.
Ce n’est pas que les observations que je viens de vous faire influent sur l’opinion que je me suis formée relativement au marché Hambrouk. J’ai jugé le marché Hambrouk en lui-même ; je l’ai trouvé onéreux comme tout le monde l’a trouvé onéreux.
Que vous a-t-on dit pour vous faire fermer les yeux sur ce contrat onéreux ? Catilina ou le prince d’Orange est à vos portes, et vous délibérez ! Je ne me dissimule pas le danger qui nous menace ; mais d’abord je pense que le marché Hambrouk ne fera à cela ni bien ni mal, comme vous l’ont déjà dit plusieurs honorables préopinants, et comme je l’ai donné à entendre aussi tantôt. Ensuite, je crois que le danger est encore assez éloigné, et que nous ne serons pas attaqués avant d’avoir essuyé un combat diplomatique.
Et à ce sujet, messieurs, j’ai une réflexion toute particulière à vous faire, c’est que si vous jetez un voile sur le marché Hambrouk, à cause de la position où vous vous trouvez, il n’est plus rien sur quoi vous ne deviez fermer les yeux à l’égard du ministère, dès que celui-ci voudra se retirer ; il n’est plus aucun abus que vous ne deviez tolérer, plus aucun acte ministériel que vous ne deviez sanctionner, plus aucun protocole que vous ne deviez accepter, dès que le ministère fera de votre approbation une question d’existence pour lui. Songez, messieurs, au pouvoir immense que vous lui conférez par là. Réfléchissez bien que, le pouvoir une fois accordé, on ne le retire plus quand on veut ; et, si tantôt on vient encore se plainte d’actes illégaux ou inconstitutionnels, notre ministère se placera, comme il a fait à Gand, dans un juste milieu entre les protocoles et les orangistes, et s’attirer ainsi les coups des uns et des autres. Eh bien ! messieurs, alors vous aurez beau vous plaindre, on vous dira que M. de Brouckere est l’homme indispensable, et que, puisque vous lui avez fait grâce sur le marché Hambrouk, vous pourriez bien lui pardonner aussi des actes de moindre importance. Telle sera la réponse qu’on vous donnera chaque fois que vous voudrez contrôler la conduite du ministère. Je mets en fait que, si vous rejetez la proposition de M. Jullien, vous donnez au ministère un pouvoir discrétionnaire et absolu.
Je ne dirai qu’un mot de l’ordre du jour dont on vous a parlé hier, un moment avant qu’on proposât la clôture, c’est que, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, le sens et la valeur qu’on a voulu attacher à cette décision suffiraient pour ne pas l’adopter. Comment, messieurs, en votant l’ordre du jour, vous vous interdiriez de revenir plus tard sur cette affaire ? Il ne vous serait pas même permis d’en parler lors de la discussion du budget de la guerre, et vous devriez voter respectueusement la liste civile du sieur Hambrouk, comme vous avez voté celle du Roi ? Quand même vous en agiriez ainsi, je pense que le sénat n’imiterait pas votre exemple. Songez donc encore une fois, messieurs, à la décision que vous avez prise à l’unanimité dans vos sections et dans votre section centrale ; songez que, si vous rejetez à présent ce que vous avez adopté alors, vous allez vous déconsidérer pour faire grâce au ministre, vous allez dépopulariser la révolution en tolérant un abus aussi grave, vous allez décider contre vous-mêmes.
(Moniteur belge, n°63, du 3 mars 1832) M. Fallon. - Messieurs, en ma qualité de membre de la section centrale, j’ai partagé l’opinion unanime qui a dicté la proposition sur laquelle nous délibérons.
Si je prends la parole, ce n’est pas avec la prétention d’apporter de nouvelles lumières dans la discussion, mais simplement pour faire connaître les motifs qui me déterminent à persister dans ma première opinion.
Un acte du pouvoir exécutif, le marché Hambrouk, est signalé de toute part comme excessivement onéreux au pays.
S’il était dans le pouvoir de la chambre de vérifier le fait, il était nécessairement de son devoir de procéder à cette vérification et de chercher à faire débarrasser la nation de ce marché, s’il était effectivement préjudiciable au trésor de l’Etat.
Or, ce pouvoir de la chambre est dans l’article 40 de la constitution. Le droit d’examen y est absolu ; personne ne peut en tracer les limites.
Aussi on est généralement d’accord que la mesure proposée par la section centrale est constitutionnelle.
Reste, à la vérité, la question d’opportunité dans l’application de la mesure.
Sur ce point, j’ai entendu professer des doctrines qu’il m’est impossible d’adopter.
On a dit qu’au cas actuel l’usage du droit d’enquête serait une perturbation des pouvoirs, et que la chambre voulait gouverner et administrer.
On se trompe, me semble-t-il, en croyant apercevoir d’aussi graves inconvénients.
Il n’y a pas trouble dans l’exercice du pouvoir exécutif lorsqu’il s’agit seulement d’user du droit que l’on a d’examiner l’un de ses actes. Et remarquez bien, messieurs, que c’est parce que l’on va au-delà de ce que la section centrale a demandé, que l’on s’effraie d’une perturbation de pouvoirs.
Votre section centrale a pris soin de ne rien préjuger. Elle demande simplement à ce que, dans le calme, une commission examine et fasse ensuite à l’assemblée telle proposition qu’elle jugera convenir.
Attendez donc le rapport de cette commission, et ne supposez pas à l’avance qu’elle va vous proposer des mesures de nature à ébranler notre régime constitutionnel.
En nommant cette commission, la chambre, dit-on, veut gouverner, veut administrer.
Mais on ne gouverne pas, on n’administre pas, alors qu’on se borne à examiner le mérite d’un acte du gouvernement ou d’une administration quelconque, et c’est notamment ce que requiert de la chambre le droit de pétition.
Mais on ne gouverne pas encore, lorsque après avoir examiné un acte administratif, on propose et on discute des mesures.
N’arrive-t-il pas tous les jours que le pouvoir législatif règle le mode d’exercice du pouvoir exécutif, dans les différentes branches de l’administration de l’Etat ?
Où en serions-nous si l’exercice du pouvoir exécutif ne pouvait être circonscrit par le pouvoir législatif ?
Où en serions-nous surtout si l’article 40 de la constitution n’était venu donner à la chambre le moyen modérateur de faire redresser les écarts du pouvoir exécutif, sans devoir recourir au moyen extrême d’un refus de subsides ?
Car, ne nous y trompons pas, le conseil qui nous a été donné d’attendre le budget de la guerre pour paralyser le marché, en refusant le budget même, n’est qu’un moyen d’étouffer la proposition. On ne met pas le feu à la maison pour éviter les voleurs.
Mais, dit-on encore, la commission dans tous les cas est inutile ; et l’on se demande ce que fera cette commission, aujourd’hui surtout que la proposition de M. Jullien a été examinée et discutée par la commission elle-même.
Nous savons maintenant si le marché est onéreux, en quoi et pourquoi ; ainsi la commission ne nous apprendra rien de nouveau sur ce point.
Le marché, ajoute-t-on, est inattaquable judiciairement ; ainsi inutile de demander à la commission s’il y a des moyens de le faire résilier.
Il me semble d’abord qu’il était au moins inutile, pour ne pas dire imprudent, de proclamer ici que le marché était judiciairement hors d’atteinte. A coup sûr, ce n’est pas le moyen d’amener Hambrouk à une transaction.
Quant à moi, je m’abstiens de m’expliquer sur ce point, et je déclare que, pour ce faire, j’aurais besoin d’un examen plus approfondi.
Du reste, en supposant l’absence de moyens judiciaires, n’en existe-t-il point d’autres propres à nous débarrasser du marché ? Il vaut bien la peine, sans doute, de laisser à une commission le soin de faire quelques recherches.
D’ailleurs, en supposant encore qu’il faille subir le marché, ne convient-il pas d’examiner s’il n’est pas à propos d’éviter pour l’avenir semblables préjudices, semblables conflits et pareilles discussions ? Rien n’empêche de profiter de la circonstance pour régler, par des mesures législatives, le mode des marchés de subsistances, tant pour les cas ordinaires que pour les cas d’urgence : et qui mieux qu’une commission peut nous proposer à cet égard des mesures sages et convenables ? Enfin, si une commission n’est pas nommée, que restera-t-il de tous nos débats ?
On dira avec raison à la chambre : On a accusé le ministre d’imprévoyance, et c’est contre vous que le reproche de légèreté est rétorqué. Si la proposition de M. Jullien était de nature à produire une perturbation des pouvoirs, si elle était intempestive, si la nomination d’une commission était un acte d’ingratitude pour des services rendus, pourquoi avez-vous unanimement demandé en sections la nomination de cette commission ? Si les pénibles débats qui ont suivi le rapport de la section centrale vous ont donné des apaisements suffisants sur l’acte aussi violemment attaqué, pourquoi reculez-vous au moment du jugement ? Pourquoi ne donnez-vous pour réhabilitation qu’un simple ordre du jour ?
On dira au ministre : Si, comme vous le dites, les circonstances et vos chiffres sont une preuve irrécusable que, si le marché Hambrouk est onéreux au pays, ce n’est ni par votre faute ni par votre imprévoyance, pourquoi avez-vous dédaigné de mettre cette preuve sous nos yeux alors qu’il fut question de savoir si la proposition serait prise en considération, et pourquoi, lorsque, dans votre silence et sans rien préjuger, la chambre demanda un simple acte d’instruction, venez-vous aussi tardivement, et alors qu’on proclame de toute part qu’il ne s’agit de compromettre ni votre honneur ni votre probité, vous opposer à soumettre vos preuves et vos moyens à l’investigation d’une commission ? Ne craignez-vous pas les inductions que l’on pourra tirer de cette obstination ?
Telle est la position fâcheuse de la chambre et du ministre. Quant à moi, où les choses en sont venues, je ne vois d’autre moyen d’en sortir l’une et l’autre avec dignité, et d’empêcher une nouvelle perte de temps lors de la discussion du budget de la guerre, qu’en laissant à une commission le soin de rassembler tous les éléments de la discussion, de faire la part des circonstances et de nous faire ensuite telles propositions qu’elle jugera convenir ; qu’en adoptant enfin les conclusions de la section centrale.
(Moniteur belge n°64, du 4 mars 1832) M. Mary croit rectifier les bases erronées de quelques calculs de M. Gendebien pour fixer le bénéfice que ferait Hambrouk. Il se bornera à examiner le prix de deux des six articles dont se compose la ration, parce que ces erreurs suffiraient pour faire apprécier quelle foi il faut ajouter à ce qui a été avancé sur le reste, et pour appuyer son opinion non sur des prix faits à plaisir, mais au contraire sur des prix dont les éléments ont été puisés à des sources irrécusables.
M. Gendebien établit ses calculs pour le prix de la ration de paix, en supposant que l’hectolitre de froment ne coûtait, en septembre, que 11 florins, ce qui est inexact, puisque le journal d’agriculture, qui paraît mensuellement à Bruxelles, et qui présente, à la fin de chaque livraison, la mercuriale du prix des grains dans huit des principales villes de la Belgique, donne pour prix moyen 11 fl. 60 c. M. Gendebien en déduit alors le prix de 3/4 de kil. de pain de farine non blutée (ce qui forme la ration militaire) à environ 9 cents, tandis que la ville de Bruxelles avait, dans sa mercuriale imprimée et publiée du prix du pain pendant le mois de septembre, porté le prix, pour la même qualité de pain, à 10 1/2 cents. Ainsi, Hambrouk, pour fournir du pain en temps de guerre et dans les camps, ne demandait que 9 à 10 p. c. de plus que pour l’habitant de Bruxelles, somme modique si l’on considère ses risques et ses frais de transports ou d’administration. L’entrepreneur devait fournir du riz de la Caroline, que M. Gendebien évalue à 21 florins les 100 kil., tandis que le prix courant imprimé de la place d’Anvers, du 24 septembre dernier, le porte de 26 à 29 florins.
M. Goethals. - Messieurs, je viens ajouter quelques mots à tout ce qui a déjà été dit sur le marché Hambrouk. Ce n’est pas assurément que je veuille en entreprendre la défense : comme beaucoup d’entre vous, messieurs, je flétris ce contrat, parce que je ne puis m’empêcher de le regarder comme onéreux au pays.
Mais, sans examiner ici la possibilité ou l’impossibilité de résilier le marché, dans les circonstances graves où nous nous trouvons, il ne s’agit plus, me semble-t-il, de considérer le marché isolément ; et nous devons regretter qu’on ait conduit la question qui nous occupe sur un autre terrain que celui où l’avait placée l’honorable auteur de la proposition.
C’est aujourd’hui, messieurs, en présence de l’ennemi et devant les dangers d’une perturbation réelle dans l’armée, que nous devons, je pense, peser notre vote. C’est le cas de se dire : De deux maux il faut choisir le moindre ; et le véritable profit du peuple, c’est, à mon avis, le salut de la nation tout entière.
Condamner le marché Hambrouk, mais absoudre le ministre, voilà, je pense, messieurs, l’offrande que nous devons porter sur l’autel de la patrie dans ce moment critique, et c’est par cette seule considération que j’appuierai l’ordre du jour.
M. Jamme. - Messieurs, au point où en est la discussion, je ne dois vous occuper que peu d’instants.
Ce qui a été dit sur le marché Hambrouk est plus que suffisant pour le flétrir ; mais malheureusement c’est plus que suffisant aussi pour livrer à une publicité nuisible et peu flatteuse les erreurs, les vices, les misères de certaines parties de notre administration et les fâcheux et longs débats auxquels nous sommes entraînés.
Je ne dirai que deux mots du marché, il est assez connu ; ses vices sont la clandestinité, le manque d’adjudication, son prix onéreux et la longueur de son existence.
Ces faits sont si clairement démontrés que je ne crains pas de l’affirmer ; il n’est aucun de nous qui, ayant à traiter l’opération pour son propre compte, en temps ordinaire, l’eût fait avec un oubli aussi complet de ses véritables intérêts ; mais M. le ministre ne l’eût pas fait non plus, je pense, en temps ordinaire.
Au reste, à en juger par l’état de la discussion, les moyens de faire résilier le marché me semblent très douteux et présenteraient de graves inconvénients dans leur exécution.
Déjà, pour un tiers de leur durée, les conséquences de l’onéreux marché ont été supportées, et je suis persuadé, si le marché doit être maintenu, que le ministre avisera à tous les moyens possibles d’en rendre la charge moins onéreuse à l’Etat.
Que je cherche maintenant à faire concorder les vices du marché Hambrouk avec les vertus civiques si connues du ministre, avec ses connaissances en administration, je le dis à regret, je ne le tente même pas ; la chose m’est impossible ; mais, messieurs, une autre chose m’est impossible aussi, c’est d’arriver en face du ministre chargé des nombreuses et justes préventions qu’inspire le marché Hambrouk, et de ne plus voir dans le ministre celui qui, au moment de nos désastres, a eu le courage de se charger du portefeuille de la guerre ; celui qui, au risque de ses jours, de sa tranquillité, de sa réputation, celui qui, à l’aide d’un travail forcé et sans relâche, et d’une volonté de fer, est parvenu en moins de six mois à créer une armée sur laquelle la Belgique fonde aujourd’hui toute son espérance.
Eh bien ! messieurs, c’est dans l’origine, c’est à l’époque la plus rude de ce ministère orageux, et que personne peut-être n’eût voulu accepter, que la faute du marché Hambrouk a été faite.
A cette époque il fallait tout improviser, car le temps manquait sans cesse pour la réflexion, et sans doute il ne fallait faire aucune faute ; mais demandez-le aux critiques les plus sévères, n’en eussent-ils faite aucune eux-mêmes ?
Je suis donc décidé à voter pour l’ordre du jour.
Je continue néanmoins à improuver hautement le marché Hambrouk, mais j’explique son origine, et je regretterai longtemps que le ministère ait pris à tâche de le défendre. Le marché Hambrouk est un acte dont le blâme universel doit surmonter toutes les opinions.
M. Lebeau. - Messieurs, en faisant précéder mon vote de quelques observations, je n’ai pas la prétention d’examiner la question de chiffres ; car je me mettrais en contradiction avec moi-même, puisque j’ai déclaré précédemment qu’elle était prématurée et inopportune. Toutefois, messieurs, cette discussion, bien que prématurée, n’aura pas été perdue. Sa véritable place se trouvait dans la délibération du budget : elle a eu lieu aujourd’hui ; elle n’en aura pas moins atteint le but, car il est évident que, si nous passons à l’ordre du jour sur la question, sans renoncer à y revenir de nouveau lors du budget, il est évident, dis-je, que les débats qui viennent d’avoir lieu serviront à en abréger singulièrement l’examen.
Je crois que la chambre, malgré sa décision précédente et le rapport de la section centrale, peut, sans inconséquence aucune, passer à l’ordre du jour.
Lorsque le 25 mars dernier, M. de Brouckere, qui avait été autorisé, le 5 du même mois, à contracter un emprunt de 12 millions, vint déclarer au congrès qu’il n’avait pas cru devoir accepter les propositions qui étaient faites, et demander que l’on nommât une commission chargée d’examiner avec lui les négociations sur lesquelles il n’avait pas voulu statuer, je concevais alors que l’on procédât de cette manière. Et dernièrement encore, quant à la proposition faite par un membre de nommer une commission pour examiner le marché Hambrouk, M. le ministre de la guerre n’a rien répondu, on pouvait croire, d’après son acquiescement tacite, qu’il eût alors la même opinion que la chambre sur le marché, qu’il pensât à des moyens de transaction, et qu’il attendît que la chambre décidât ce qu’il avait à faire. Il n’existait alors aucun conflit entre lui et la chambre. Mais aujourd’hui la question change de nature. Quand le ministre vous dit : « Ma conviction est que le marché n’est pas onéreux, eu égard aux circonstances et aux risques qui courait l’entrepreneur ; » quand il voit dans la nomination d’une commission une question d’honneur pour lui, alors la position est complètement changée : la proposition devient agressive contre le ministre, c’est une véritable commission d’enquête que vous nommeriez ; et remarquez que, pour déterminer le sens agressif de la proposition, nul n’est plus compétent que le ministre lui-même.
Eh quoi ! on prétend lui faire, en agissant ainsi, une politesse, on prétend adopter une mesure salutaire à sa réputation, et lui répond que c’est un soufflet honteux que l’on veut lui donner. Il déclare que c’est de l’absinthe qu’on veut lui faire boire jusqu’à la lie : non, dit-on, c’est du miel, avalez-le jusqu’à la dernière goutte et tout sera fini. En vérité, messieurs, c’est la position et le langage de don Carlos s’adressant à ses bourreaux, qui lui disaient : « Monseigneur, laissez-vous faire, c’est pour votre bien. »
On dit que la nomination d’une commission ne doit rien faire à M. le ministre de la guerre. Messieurs, lorsqu’en Angleterre on propose une enquête générale, c’est un moyen de parvenir au renvoi d’un ministre ; si cette proposition est accueillie, le ministre n’a plus qu’une chose à faire, c’est de se retirer. Il en est de même pour le cas qui nous occupe.
Mais, en supposant que vous nommiez une commission, quelles conclusions prendrez-vous après qu’elle vous aura fait son rapport ? Si la commission vient vous dire : « Oui, le marché est onéreux ; mais la bonne foi, le besoin de pourvoir au salut du pays, les circonstances ne laissent pas le moindre doute sur la probité et l’honneur du ministre ; » eh bien ! quelle résolution prendrez-vous alors ? Vous n’en pourrez prendre aucune, et tout cet examen, toute cette perte de temps aura été sans aucun fruit pour le pays.
Je me trompe, messieurs, si le ministre persiste à nier que le marché soit onéreux et que la chambre soit d’un avis contraire, vous avez un moyen de parvenir à votre but : vous avez un vote systématiquement négatif à émettre sur ses propositions ; vous pouvez ainsi que je l’ai dit, refuser les subsides. On a prétendu que ce raisonnement était une absurdité, et on a ajouté : « Iriez-vous, en refusant les subsides nécessaires, interrompre le service et affamer l’armée ? » Non, messieurs, ce n’est pas une absurdité. Lisez tous les historiens politiques, et vous verrez que, quand on refuse ce droit à la législature, il n’y a plus de gouvernement représentatif ; il est là tout entier. Ce que M. Gendebien a qualifié d’absurde est le seul système légal, selon moi, le seul système constitutionnel, et je ne pense pas qu’on ait le droit de lui attacher cette dédaigneuse qualification. M. Gendebien croit que l’on ne peut refuser le budget, et, quand il s’agit de crédit provisoires, messieurs, que fait-il ? Il vote contre. Il ne craint donc pas alors de désorganiser l’armée. Ou il compte son vote pour rien, ou bien il donne par la pratique un démenti formel à la théorie qu’il a avancée.
Quant à moi, je soutiens que l’on peut refuser le budget au ministre de la guerre, si l’on croit qu’il a outrepassé ses devoirs. Un autre le remplace, qui partage l’opinion de la chambre, et il peut rompre l’engagement de son prédécesseur, si celui-ci n’est point resté dans les limites qui lui étaient tracées.
Vous voyez donc bien, messieurs, que la doctrine que j’ai avancée est sage, qu’elle est seule juste et raisonnable.
D’ailleurs, il ne serait pas nécessaire de refuser le budget de la guerre tout entier ; l’action de la chambre pourrait ne frapper que le chapitre des subsistances, et ne le frapper même que d’une réduction analogue à l’excès du taux reproché au marché Hambrouk : de plus, quand on refuse un budget, on accorde des crédits provisoires, et le ministre a le temps de céder son poste. Son successeur n’est pas alors lié par les engagements du ministre sortant, si celui-ci a dépassé ses crédits et ses pouvoirs.
C’est là, messieurs, que tout doit aboutir : s’il en était autrement, que pourrait vous proposer une commission d’enquête ? Rien ; car la résiliation fût-elle demandée unanimement par la chambre, dès que le ministre, qui seul paraît la provoquer, résiste, vous ne saure détruire l’obstacle qu’en le forçant à la retraite. Or, est-ce cela qu’on veut ? Tout le monde dit non. Est-ce l’accusation ? Pas davantage. A quoi bon donc nommer une commission ?
Messieurs, dans cette discussion nous avons entendu se renouveler contre des hommes qui remplissent consciencieusement leurs devoirs de député, je ne sais quelle espèce de menace au nom du pays dont ils trahissent, dit-on, les plus précieux intérêts. Ce genre de reproche n’est pas neuf. Je ne sais s’il s’est élevé au congrès, comme dans cette chambre, une seule discussion grave où de telles accusations n’aient été dirigées contre la majorité. Assurément, on ne s’en est pas fait faute lors d’une délibération mémorable, que je m’abstiens de rappeler. La majorité, assurait-on, consommait la honte et la misère de la nation. Qu’est-il arrivé ? Ces mêmes hommes, que les foudres de l’indignation populaire devaient frappés, ont comparu devant le pays. Le pays, exprimant son opinion par les élections les plus libres qu’on ait jamais vues, a renvoyé presque tous ces hommes sur leurs bancs. Plusieurs de leurs collègues opposants y ont été renvoyés de même. Qu’est-ce que cela prouve ? La juste appréciation que fait le pays de semblables accusations. Il sait qu’on peut voter différemment, et voter des deux parts avec une égale bonne foi. Imitons, messieurs, un pareil exemple, et, par une mutuelle déférence, honorons-nous aux yeux de la nation et de l’étranger. Adoptons une bonne fois les véritables usages parlementaires ; que chacun garde son opinion, que chaque émette un vote libre contre ou pour le ministère, mais que personne ne s’arroge le droit d’accuser son contradicteur de violer ses devoirs, de trahir les intérêts nationaux.
M. Gendebien. - Je demande la parole… (Murmures.) Messieurs, mon nom a été prononcé, j’ai le droit de répondre. On a prétendu que je qualifiais d’absurdité le système consistant à dire que nous pouvons refuser les subsides, système que j’admets au contraire ; et, pour établir cela, on a eu recours à des paroles que l’on m’a prêtées. Mais qu’ai-je dit, messieurs ? M. Lebeau avait avancé que la discussion était prématurée, et qu’elle ne devait venir que lors de la délibération du budget ; alors j’ai répondu avec une exclamation : « Admirable remède ! Et qu’adviendra-t-il si vous attendez le budget ? Lorsque vous conserverez encore l’espoir de voir examiner et trancher la question, on vous dira : Prenez garde ! l’ennemi est à vos portes, il y va de l’existence de l’armée ; et on vous arrachera un vote pour l’infâme marché Hambrouk. » Voilà mes paroles ; mais je n’ai jamais prétendu que c’était une absurdité de refuser les subsides. Il n’était pas nécessaire de nous citer des auteurs anglais, nous les connaissons aussi bien que M. Lebeau ; mais la question est si simple que tout le monde peut la résoudre.
M. Delehaye insiste pour la nomination d’une commission.
(Moniteur belge n°63, du 3 mars 1832) M. Osy. - Messieurs, je réclamerai encore pour quelques instants votre complaisance et votre indulgence ; mais, au point où en est la discussion, nous sommes obligés de répondre à ce que nous a dit M. le ministre ; mais je vous répèterai que je regrette qu’ayant voulu constituer la chambre en commission, au lieu d’adopter la proposition de la section centrale, nous ayons été obligé d’approfondir devant vous toute la question. Maintenant le ministre verra la fausse route qu’elle parcourt ; il regrettera, mais trop tard, de ne pas avoir écouté l’opposition, au lieu de quelques amis qui lui ont donné un bien mauvais conseil. Notre honneur est également engagé à soutenir ce que nous avons avancé, et même de venir avec de nouveaux faits que j’aurai voulu cacher, si l’obstination de M. le ministre ne me forçait à les révéler.
Si j’avais été consulté, j’aurais dit : demandez un bill d’indemnité ; et, après avoir fait examiner l’affaire par une commission, vous m’auriez trouvé très disposé à l’accorder. Mais, aujourd’hui qu’on prétend que nous avons tort, que le marché n’est pas onéreux, qu’il a été fait avec toute l’attention possible, il n’y a plus à reculer. Il se peut, comme je le crains, que vous ne nommiez pas de commission ; ce sera alors à la nation à juger si effectivement les débats l’ont assez éclairée pour former un jugement juste. Personne plus que moi ne rend justice aux talents administratifs de M. de Brouckere ; mais, pour faire des affaires, il ne faut pas seulement du talent, mais de la réflexion, et ne pas trop se presser de prendre des décisions, pas agir à la légère ; car une conception vive ne suffit pas, il faut mûrir ses idées ; j’aime mieux ceux qui disent : hâte-toi lentement ; on fait alors plus de besogne et moins de fautes.
M. le ministre trouve peu parlementaire de ma part d’avoir révélé ce qu’il m’avait dit, il y a eu huit jours, de sa démission et de ce que S. M. l’avait acceptée. L’ayant appris de lui devant plusieurs de nos collègues, sur une demande que je lui fis à ce sujet, à la fin de la séance, tous les journaux en parlaient depuis trois jours ; je pouvais penser que sa retraite était officielle, qu’on pouvait en parler à la tribune ; j’ai été obligé de le faire et d’en prendre acte, pour qu’on ne puisse pas nous dire après tout que cette discussion était la cause de sa retraite. Jugez maintenant de quel côté est l’inconséquence et s’il y a eu manque de délicatesse de ma part.
M. le ministre, ne trouvant pas de bonnes raisons pour vous dire pourquoi il avait résilié les marchés faits avec l’entrepreneur d’Anvers, pour les provinces d’Anvers et du Brabant, au prix de 24 1/4, et ce jusqu’au 1er janvier 1832, ainsi plus de trois mois après l’adjudication faite à Hambrouk, est venu vous dire hier qu’il y avait des procès-verbaux à sa charge, et notamment les 25 août, 2 et 4 octobre. Ces raisons sont tout à fait puériles : je vais les combattre avec les propres paroles du ministre et les actes en main.
Lisez le rapport général de M. le ministre, du 22 février ; vous y verrez :
« Je croyais rencontrer les qualités exigées dans l’ancien entrepreneur, n’ayant pas encore à cette époque reçu aucune plainte à sa charge. »
Ainsi, jusqu’au 26 septembre, il ne peut pas y avoir des procès-verbaux. Je tiens ici ceux du 2 et 4 octobre.
Voici ce que dit le premier :
« Nous leur avons ensuite soumis divers pains également pris au hasard ; après les avoir découpés et examinées, ils nous ont affirmé que le pain était bon, de pur froment et sans mélange.
« Après cette opération, nous nous sommes transportés au local où se trouvent les genièvres, riz et sel ; tous ces objets ont été reconnus bons et tels que le prescrit le cahier des charges. »
Voilà donc un procès-verbal (du 2 octobre) qui, au lieu d’être à sa charge, lui est entièrement favorable.
Celui du 4 : « Nous avons exhibé à ces derniers (les experts) un quart de sac de farine pris à la boulangerie : après avoir donné lecture de l’article 4 du cahier des charges, lesdits experts ont déclaré que ladite farine n’était pas de la meilleure qualité.
« Après cette opération nous avons pris au hasard quelques pains ; après les avoir découpés et examinés, les experts ont déclaré que le pain n’était pas de première qualité.
« En conséquence, et attendu que si la farine et le pain ne sont pas de première qualité, le froment employé à sa fabrication n’a pu l’être également, nous avons confisqué la quantité de 6,430 pains, et nous avons déclaré ledit de Visser à l’amende de deux cents florins.
« Après avoir pris l’avis de M. le général commandant, la commission a décidé qu’attendu que le pain saisi ne peut être nuisible à la santé du soldat, il sera donné à la troupe comme don gratuit, etc. »
Ainsi, messieurs, la seule plainte réelle que l’intendance a eue pendant un service de plus de six mois, c’est d’avoir trouvé un jour du pain qui n’était pas de la première qualité, mais pas nuisible à la santé du soldat ; ce qui le prouvait, c’est qu’on le leur a distribué.
Je sais qu’on cherchait par tous les moyens de trouver l’entrepreneur en défaut depuis que son marché avantageux pour le trésor était résilié, afin de pouvoir dire plus tard qu’on avait verbalisé contre son service. Vous voyez comment on y est parvenu.
D’après tout ce que j’ai entendu, je suis plus que jamais convaincu qu’il n’y avait aucune raison de résilier le marché, qui était favorable pour le prix et la garantie de sa bonne exécution.
Pourquoi donc, ayant trouvé un nouveau concurrent, ne le met-on pas en présence de l’ancien et même du troisième qui s’est présenté (et que je vous ai nommé), en leur donnant connaissance des nouvelles conditions éminemment avantageuse pour les fournisseurs ?
Je sais que M. l’intendant en chef a dit, le 26, hors de la présence du ministre, à de Visser van Hove, de faire une soumission pour tout le pays ; qu’il avait une heure pour se décider ; en ajoutant qu’à cause de la généralité du service le ministre accorderait quelque chose de plus. Il remit donc une soumission à 28 cents, réduite ensuite, comme vous l’a dit hier, M. de Brouckere, à 27 cents. Deux heures après, l’entrepreneur se présenta chez M. le ministre, et apprit qu’il était parti pour le camp. Il ne pouvait avoir aucune réponse sur sa soumission. L’entrepreneur le suit à Diest, mais ne put le voir que le 27, à la revue, et la veille au soir, le marché Hambrouk avait été conclu.
On dit : nous avions peu de crédit, et cela devait influer sur les prix ; cependant, au mois de mars 1831, je crois que le pays était bien moins constitué que deux mois après l’arrivée de notre souverain ; cependant il s’est présenté le 25 mars, à l’adjudication publique, soixante concurrents, et M. le général d’Hane adjugea à 24 1/4 sans aucune avance ; et ainsi, en mettant les trois concurrents en présence (si le temps manquait de faire une adjudication publique), vous n’auriez pas à vous entretenir de cette malheureuse affaire, car tout se serait fait régulièrement.
M. le ministre n’a pas pu réfuter mes chiffres ; mais il a dit que je calculais mal le bénéfice, qu’il fallait le prendre sur ce que payait le gouvernement ; quelques réflexions prouveront, et vous le savez tous, que les bénéfices se calculent sur la mise dehors, car c’est le capital que vous exploitez.
Il nous dit aussi que, s’il y avait eu guerre, il y aurait eu hausse ; mais on avait cherché à l’éviter en ordonnant partout des magasins avec les écus du gouvernement, et il pouvait faire ses livraisons journalières hors de ces magasins ; voir ce que dit l’article 49 :
« Si on les distribue à la troupe, ils seront alors payés à l’entrepreneur aux prix stipulés, sous déduction proportionnelle de la somme avancée par le gouvernement pour leur achat. »
On vous a donné lecture de l’article 3 du traité du 8 août, fait presque sous le canon des Hollandais, et on a voulu prouver qu’on faisait une grande faveur à l’entrepreneur, en lui donnant des chariots pour le transport des vivres dans les cantonnements ruraux, à partir des bourgs ou villes les plus voisins. Dans un moment aussi critique, c’était la moindre chose qu’on pouvait faire pour assurer le service, et je sais que plus tard, sans qu’il y eût stipulation, le fournisseur actuel a toujours eu à sa disposition les parcs militaires ; et cependant, depuis le 8 octobre que son service a commencé, il n’y a pas eu d’hostilités.
Je ne crois pas avoir prouvé contre moi qu’il conviendrait mieux de faire délivrer des vivres de campagnes aux avant-postes dans la Campine que dans deux villes que je vous ai désignées. Je sais fort bien que dans deux de ces villes il y a des octrois et droits de mouture ; mais c’est largement compensé par l’avantage qu’à l’entrepreneur de livrer là où sont ses magasins, et où les vivres sont à meilleur compte ; tandis que, s’il avait à nourrir les troupes dans le plat pays, il y aurait à la vérité plus de charges, mais on en éviterait beaucoup aux habitants, et je crois que c’est à ceux-là qu’il faut penser les premiers.
Le ministre ne nous dit pas pourquoi il fait délivrer des vivres de campagne aux troupes dans ces garnisons ; en mettant sur le pied de paix celles qui sont dans les casernes, il éviterait de grandes dépenses, ces troupes ne recevant que le pain, et devant se procurer elles-mêmes leurs vivres avec leur solde.
Si la troupe est sur le pied de paix, les officiers ne reçoivent pas de rations, et ce serait une économie, n’ayant pas alors de supplément de traitement, car les vivres sont un véritable supplément ; mais cela ne ferait pas le compte du fournisseur. Le ministre ne m’a pas répondu sur ce qui regarde le rachat à 18 cents des bons de vivres pour les officiers, et je dois donc supposer qu’il en est instruit. La dernière fois je n’ai pas voulu aller plus loin, mais maintenant je dois vous donner connaissance de l’article 37 et du dernier paragraphe de l’article 43… N’ayant pas été contredit en ce que j’ai avancé, j’espère que ces articles seront exactement exécutés ; ce serait au moins un adoucissement pour le trésor, s’il y a des raisons de continuer la distribution des vivres de campagne.
En finissant, je vous dirai, messieurs, que je n’ai pas voulu répondre dernièrement à une allusion perfide ; mais, d’après ce qu’on nous a dit aujourd’hui, je ne puis me taire. On a assez fait entendre que je manque de franchise et que je dis Charles quand je veux parler de Guillaume. Je méprise de pareilles suppositions, et personne n’a le droit de supposer qu’il n’y avait pas de conviction véritable quand on vous a prédit, lors de la discussion des 18 articles, que vous auriez le Luxembourg et pas la dette. Voyez le budget et la carte, et attendez la décision de la confédération pour voir si vous conserverez un village du Luxembourg. Je veux croire qu’on l’a dit avec la meilleure bonne foi du monde ; mais pourquoi vouloir jeter un blâme perfide sur moi, et faire croire que je ne suis pas sincère dans la discussion qui vous occupe depuis tant de jours ? Libre à vous de croire ce que vous voulez ; mais je vous l’ai dit, la nation jugera comme je l’ai prouvé avant et depuis la révolution, sans la moindre ambition, et ne suis venu m’asseoir sur ces bancs et n’ai quitté ma vie paisible que pour essayer, par mes faibles moyens, de conserver à la Belgique le plus de prospérité possible ; mais, d’après la marche de nos affaires intérieures et extérieures, nous allons tous les jours à reculons. Dieu veuille que finalement le gouvernement ouvre les yeux ! Et, en écoutant un peu plus les gens tout à fait indépendants et moins le même parti, je pense que notre souverain et le pays ne pourraient que s’en trouver mieux.
(Moniteur belge n°64, du 4 mars 1832) M. Jullien prononce un discours dans lequel il insiste de nouveau sur la nécessité de nommer une commission : il fait remarquer que tout le monde est d’accord pour trouver le marché onéreux ; que cependant, d’une part, on présente des chiffres et des faits, et que, d’autre part, ces chiffres et ces faits sont contredits ; que, dans cet état de choses, on ne peut savoir qui a raison ; qu’une commission seule peut le dire, et qu’il est étonnant, quand tout le monde semble d’accord pour croire que le marché Hambrouk est onéreux au trésor, de voir la chambre reculer devant les mesures qui, en rendant cette vérité incontestable, fourniraient le moyen de résilier le contrat.
M. Leclercq. - Il y a huit jours, avant d’avoir entendu les explications de M. le ministre de la guerre, j’aurai voté pour la nomination d’une commission. Je l’aurais fait, parce que je crois qu’il entre dans les attributions de la chambre d’examiner un acte qui intéresse les finances de l’Etat et sur lequel il est nécessaire de prendre une détermination pour fixer le chiffre du budget ; je l’aurait fait, parce qu’il valait mieux, selon moi, examiner cet acte dans le calme de la méditation qu’au milieu des passions d’une assemblée générale. Mais les motifs de l’opinion que j’aurais manifestée n’existent plus aujourd’hui. L’examen que vous auriez soumis à la commission, vous vous y êtes livrés depuis huit jours et notamment depuis trois jours que sont ouverts les débats ; depuis trois jours, divers orateurs vous ont présenté tous les détails nécessaires pour vous éclairer : ainsi donc ce serait une perte de temps inutile que de faire examiner de nouveau la question par une commission. Mais, dit-on, plusieurs membres sont opposés à l’égard de certains faits. Eh bien ! d’après la discussion qui a eu lieu, chacun de nous peut apprécier ces faits, et ce n’est pas là une raison pour nommer une commission.
Messieurs, vous n’avez que trois moyens de résoudre la question : résilier le contrat, mettre le ministre en accusation ou refuser les subsides.
Résilier le contrat : cela n’est pas dans vos attributions ; c’est de la compétence des tribunaux et la chambre sent trop bien sa mission pour vouloir confondre les pouvoirs.
Mettre le ministre en accusation: personne, je crois n’en a eu la pensée ; tous ont reconnu que c’était un homme d’honneur, et qu’aucun soupçon ne s’élevait sur sa probité.
Le troisième moyen consiste à refuser les subsides. Eh bien ! aujourd’hui que vous avez examiné la question, vous serez à même d’introduire des amendements au budget, relativement au marché, si vous le croyez nécessaire.
On a dit qu’il y avait un quatrième moyen, c’est de nommer une commission à l’effet de prendre ensuite une mesure pour que de pareils abus n’eussent plus lieu à l’avenir. Mais je ferai remarquer que si vous nommiez une commission, elle ne pourrait s’occuper que de ce qui a trait au marché Hambrouk et de rien autre chose.
Tels sont les motifs qui m’engageront à voter contre une commission et j’aurais évité d’en entretenir la chambre, parce qu’ils ont été développés par des bouches plus éloquentes que la mienne, si je n’avais pas entendu un orateur dire que, tout en convenant que le marché était onéreux et même scandaleux, nous reculions (remarquez bien ce mot) devant la nomination d’une commission. Evidemment il n’a pas réfléchi à la première partie de sa phrase, car c’est la réfutation de la seconde. En effet, il dit que nous convenons que le marché est onéreux ; eh bien ! alors à quoi sert de nommer une commission pour examiner s’il est onéreux ? Il vient de prouver lui-même que cela était inutile.
On a demandé plusieurs fois : « A quoi bon nommer une commission ? » Et l’honorable membre a répondu : « C’est comme si l’on disait : A quoi bon porter le marché devant des juges ? » Mais, quand on l’a examiné pendant 3 jours consécutifs, il serait absurde, il serait ridicule aux yeux du pays, de nommer une commission pour l’examiner encore.
J’ai démontré qu’il n’y a plus qu’un moyen de revenir sur le marché, c’est de présenter un amendement lorsque nous voterons le budget. On vous a dit qu’une commission servirait à faire mettre en accusation les agents qui sont les seuls coupables ; mais je ferai remarquer que la loi fondamentale ne laisse dans nos attributions que l’accusation des ministres et non celle d’autres personnes.
Ainsi, sous tous les rapports, la commission serait inutile. J’ai cru nécessaire, après ce qui avait été dit, d’entrer dans ces explications pour montrer que mon vote serait fondé sur des motifs honorables.
M. Jullien. - Si dans la discussion j’avais prononcé une pareille inconvenance, j’en demanderais pardon à la chambre : ceux qui ont l’habitude de la parole savent que l’expression propre ne vient pas toujours sur les lèvres ; mais je crois que je n’ai dit rien d’inconvenant contre la chambre. Maintenant, je ne prendrai pas acte de ce que M. Leclercq a déclaré que tout le monde convenait que le marché était onéreux ; mais je lui ferai remarquer que les avis sont partagés sur ce point : des orateurs prétendent même qu’il est avantageux. (On rit.) Il est juste qu’une commission décide entre ces deux opinions.
M. Gendebien revient sur la plupart des arguments qu’il avait fait valoir dans la séance d’hier, pour prouver la nécessité de nommer une commission. Il s’attache principalement à réfuter le discours prononcé par M. le ministre de la guerre, touchant les magasins de réserve, le prix du genièvre, et le marché de subsistances conclu à Namur. Il soutient, en réfutant les chiffres présentés par M. Mary, que, même avec les calculs de l’honorable membre, Hambrouk gagnerait encore 40 p. c., et il termine ainsi : Je me proposais de répondre à ce qu’a dit M. Lebeau, qui se croit en droit de donner des leçons à la chambre ; mais M. Osy l’a fait si pertinemment que je crois pouvoir m’en dispenser. Mais, revenant à la question, je déclare, quoi qu’on dise ou qu’on fasse de la proposition de la section centrale, que je suis convaincu en mon âme et conscience que le marché est non seulement onéreux, mais honteux. Dans ces termes, je le demande encore, que faut-il faire ? Il n’y a qu’un seul moyen à prendre, c’est de faire une enquête au moins administrative. S’il fallait aller jusqu’à l’accusation du ministre pour atteindre les vrais coupables (car il y en a, messieurs, il y a des hommes qui ont circonvenu le ministre, qui l’ont trompé, et ce sont ceux-là qu’il faut atteindre, ce sont ces turpitudes qu’il faut dévoiler), faisons-le afin que le coupable soit chassé de l’administration.
J’adjure donc le ministre de s’unir à nous ; car, messieurs, malgré ses torts, malgré sa légèreté, sa brusquerie, malgré la partialité de sa conduite à l’égard des volontaires, je suis forcé de le dire, j’éprouve pour lui, malgré moi, un penchant irrésistible. Je l’adjure donc, au nom du sentiment, que j’éprouve, de demander lui-même cette enquête. Mais, après tout, qu’est-ce donc qu’une enquête ? Qu’a ce mot de si redoutable ? Pour moi, messieurs, je consentirais volontiers à ce qu’on fît une enquête sur ma vie politique. Prouvez que vous voyez les choses en hommes d’Etat, consentez à une enquête dont vous sortirez pur, nous en sommes certains, mais qui, en atteignant les vrais coupables, allégera le fardeau de l’Etat. Que, si vous persistez, je déclare en mon âme et conscience que vous êtes un homme perdu.
M. Devaux. - Je demande la permission à la chambre de comparer quelques chiffres à ceux qui lui ont été présentés.
- Une voix. - La discussion va recommencer alors.
M. Devaux. - Je ne recommencerai pas la discussion ; mais, quand ceux qui accusent un ministre ont parlé quatre ou cinq fois, il est bien permis de prononcer quelques paroles pour le défendre.
M. Gendebien. - Je n’ai parlé que deux fois ; et, du reste, ce ne serait pas à M. Devaux à me faire des observations, mais à M. le président.
M. Devaux. - Je n’attaque personne ; mais quand on m’attaque et qu’on veut m’interdire la parole, je me défends. J’ai peu de mots à dire, et je les dirai, car j’en ai le droit.
Permettez-moi, messieurs, d’envisager le marché Hambrouk sous un autre aspect que celui où il a été considéré. Au moment où le marché a été passé, une entreprise générale était indispensable. Les circonstances et les mouvements probables de l’armée en démontraient la nécessité. Eh bien ! je dis que, dans cette position, une adjudication publique était impossible. Et, quand le nom du ministre et les qualités qui réunissait l’entrepreneur entraient pour tant dans la confiance que cette mesure devait inspirer au pays, parler d’adjudication publique, c’est comme si l’on demandait de mettre une administration ou un ministère au rabais. Je dis que, quand on réfléchit aux mouvements que l’on prévoyait alors devoir être faits par l’armée, si l’on pense, d’un autre côté, que la surveillance était plus coûteuse et plus difficile, parce qu’elle était générale, alors l’entreprise ne paraît plus coûteuse.
Maintenant j’arrive au fond, et je démontrerai combien l’on a tort de s’en rapporter aux calculs et aux renseignements évidemment fournis par des entrepreneurs écartés. Le discours prononcé hier par M. Osy est très précis, et certes il aurait été concluant, s’il avait été exact en tous points. Mais il ne me sera pas difficile de prouver le contraire.
M. Osy, d’après les renseignements qui lui ont été donnés, à soutenu que le sieur Hambrouk avait sous-traité pour la ration de pain de 6 1/2 à 9 cents. Si je ne me trompe pas, M. Gendebien a évalué à 7 cents 1/2 le prix de la ration de pain.
M. Gendebien. - A 8 cents 1/2.
M. Devaux. - Eh bien ! moi j’ai en ma possession le contrat de la sous-entreprise des vivres pour toute la campagne des Flandres faite avec Hambrouk ; et à quel prix croyez-vous qu’il ait sous-traité ? Ce n’est pas à 6, 7, 8 et 9 cents, mais à 10 cents 1/2. J’avoue que c’est encore un bénéfice de 9 p. c., mais de 9 à 35 il y a loin, et cependant c’est le chiffre 35 qu’a posé M. Osy. Or, comment supposer maintenant que le sieur Hambrouk, s’il eût pu faire un bénéfice si considérable, aurait été assez bon, assez absurde pour l’abandonner aux sous-entrepreneurs ?
Pour la viande, M. Osy et M. Gendebien également, je crois, portent le sous-traité dans les Flandres à 7 cents 1/2 la ration, c’est-à-dire 2 cents par ration ou 26 p. c. de bénéfice. Eh bien ! j’ai le contrat en main, et il atteste que le sous-traité a été fait à 8 cents 1/2. Ainsi voilà encore une erreur de moitié, et cependant M. Osy affirme, en toutes lettres, ce qu’il avance si bénévolement. Je puis prolonger encore cette comparaison, et la chambre verra se elle doit se fier aux calculs qu’on lui a présentés.
M. Gendebien a prétendu que l’entrepreneur gagnait 178 p. c. sur le sel ; mais la ration est de 70/100 de cents ; ainsi quand il ferait une bénéfice de 178 p. c. cela ne ferait que 2 p. c. sur la ration. Savez-vous à quel taux il a sous-traité dans les Flandres ? A 50/100, au lieu de 70, 100 qu’on lui paie. Et vous croyez que Hambrouk aurait la bonhomie de laisser la plus grande partie de son bénéfice aux sous-entrepreneurs ? Mais ce serait donc un imbécile alors !
Pour le genièvre, a-t-on dit, il gagne 81 p. c. De combien est la ration ? De 3 cents. On a ajouté que c’était sur les calculs de M. Teuwens, ancien membre du congrès, qu’on avait reconnu que le bénéfice était de 81 p. c. Eh bien ! j’ai la preuve que M. Teuwens lui-même, quand il s’est agi de la fourniture des vivres du Limbourg, a offert de soumissionner la ration au même prix qu’Hambrouk, c’est-à-dire à 3 cents ; et certes, M. Teuwens était trop honnête homme pour vouloir faire un bénéfice usuraire de 81 p. c.
Mais, dira-t-on, le grain est meilleur marché aujourd’hui qu’il n’était alors : mais il peut revenir à son premier taux. Messieurs, si l’on s’arrête aux prix actuels, il est certain qu’on trouvera le marché onéreux ; mais l’est-il outre-mesure ? Personne ne pourrait le dire. Comme l’a fait observer fort judicieusement M. Barthélemy, il s’agit ici d’un contrat aléatoire, et il faut attendre que toutes les chances soient épuisées pour en apprécier le résultat. A cette occasion, M. Barthélemy vous a cité un fait qui m’a paru frappant, c’est celui d’un colonel qui avait traité avec des entrepreneurs, et qui a été condamné aux galères. La première année d’un marché qui, 3 ans après, réduisit les entrepreneurs à la banqueroute. Cela vous prouve qu’il faut attendre la fin pour calculer les bénéfices. M. le ministre a cru à la guerre, et il en a calculé les chances ; il a agi dans cette prévision, et chaque jour on nous menace encore de la guerre : souvenez-vous de ce qu’un honorable membre vous a dit hier, qu’avant la guerre d’Espagne l’avoine était à 1 fl. 50, qu’au seul bruit de cette guerre elle s’était élevée à 3 fl. 60, et que, la guerre finie, on ne trouva plus à la vendre à aucun prix. Il faut tenir compte de toutes ces chances. On a eu raison de dire que le ministre de la guerre avait traité en homme d’Etat. Il était essentiel, avant tout, de régulariser la fourniture des vivres de l’armée ; car c’était la condition de son existence, la condition de la victoire, et, quand il aurait vu un bénéfice de 2 cents de trop par ration, certes on ne peut pas dire qu’il ait fait un marché scandaleux.
M. le président. - Messieurs, on a dit que j’avais accordé la parole trois ou quatre fois à des orateurs dans cette discussion. Personne n’a parlé trois fois, si j’en excepte l’auteur de la proposition. Une autre fois, si l’on veut, je consulterai la chambre pour savoir si elle consent à entendre un orateur pour la troisième fois ; car, dans le fait, le règlement interdit de parler deux fois dans la même discussion.
M. Devaux. - Ce n’est pas pour en faire un reproche que j’ai fait l’observation, mais pour faire sentir que ceux qui avaient parlé plusieurs fois avaient tort de se plaindre de ce qu’on m’accordait la parole, à moi, qui n’avais pas parlé de tout.
- La clôture est réclamée de toute part.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux) demande la parole. - Messieurs, dit-il, je demande à dire seulement quelques mots pour motiver mon vote. Après avoir entendu le calcul de M. Osy, on pourrait croire que le sieur Hambrouk fait des bénéfices énormes. L’honorable membre a calculé que, pour fournir les vivres de campagne à 10,000 hommes, l’entrepreneur gagnait au moins 680 fl. par jour. Ce chiffre est effrayant, en effet ; mais il n’est pas exact. Il faut le réduire de toute la différence qui existerait entre le prix payé à Hambrouk et le prix payé précédemment à d’autres entrepreneurs. Or, combien payait-on à M. de Visser van Hove ? D’après l’honorable M. Osy lui-même, le prix de la ration s’élevait à 24 cents 1/4, différence avec celle d’Hambrouk 1 cents 3/4 par ration. Mais 1 cents 3/4 multiplié par 10,000 ne donne un total que de 175 fl. par jour. Vous voyez, messieurs, que de 680 à 175 la différence est grande. Une circonstance qui aura frappé tout le monde, c’est que le sieur Hambrouk a toujours fait son service de manière à contenter l’armée, ce qui n’avait pas lieu avant lui, et c’est là un immense avantage. Je borne là mes observations sur les faits. Quant à la nomination d’une commission, elle n’aboutirait à rien ; car il n’existe pas de loi et on n’a pu en citer aucune qui puisse autoriser le marché. Je voterai donc pour l’ordre du jour.
M. le ministre de la guerre (M. Ch. de Brouckere). - Messieurs, pour ne pas abuser de vos moments, je me bornerai à réfuter quelques observations émises aujourd’hui par deux honorables membres. M. Osy a voulu me faire tomber en contradiction avec moi-même, relativement aux plaintes que j’ai reçues et que j’ai produites à la chambre sur la manière dont le sieur de Visser van Hove exécutait son contrat. J’avais cependant pris la précaution, en lisant des pièces portant la date du 15 septembre, de dire que je n’en avait eu connaissance que postérieurement au 26. Pour atténuer ces plaintes, l’honorable membre vous a lu deux procès-verbaux insignifiants, j’en conviens, ou signifiant peu, tandis que j’avais produit les lettres de cinq généraux et d’un intendant militaire, qui tous se plaignaient de la mauvaise qualité des vivres. Il a ajouté que, dès le 26 septembre on avait mis tout en œuvre pour tracasser l’ancien entrepreneur. Pour prouver la justice de ce reproche, je vais citer une lettre que j’ai écrite à un général qui se plaignait de la mauvaise qualité du pain. (L’orateur lit ici une lettre, de laquelle il résulte qu’il écrivait à un général que les renseignements qu’il lui donnait étaient en contradiction avec ceux qu’il recevait de l’intendant militaire ; qu’au surplus, il paraissait que, si l’abus avait momentanément existé, il avait cessé et qu’il n’en fallait plus parler. Cette lettre est d’une date postérieur au 26 septembre.)
Le ministre poursuit ainsi : Quant au second procès-verbal concernant le pain donné gratuitement à la troupe, demandez au sieur Visser, qui s’est opposé au don gratuit, si ce n’est moi, et je l’ai fait parce que ce don gratuit est défendu et que, dans ces cas, la confiscation du pain doit être faite au profit des pauvres. J’ai donc fait payer l’entrepreneur sans même qu’il l’eût demandé.
Tout ceci vous prouve, messieurs, la nécessité d’avoir pour fournisseur un honnête homme ; il est, en effet, presque toujours impossible à l’administration de constater légalement le mauvais état des vivres, attendu qu’on appelle presque toujours, pour faire l’expertise, deux boulangers pris sur les lieux.
M. Osy vous a dit que la charge du transport des vivres, qui incombait au gouvernement par le contrat de de Visser van Hove, était légère ; mais hier j’ai eu l’honneur de déclaré à la chambre que 300 voitures avaient été insuffisantes pour assurer ce transport, et qu’indépendamment du parc, l’on avait dû mettre en réquisition les voitures qui arrivaient à Louvain avec des munitions. Il a ensuite insinué que Hambrouk disposait également des voitures du parc, tandis qu’il doit établir des magasins au centre des cantonnements, et que c’est tout au plus pour éviter aux détachements placés aux avant-postes des corvées, que parfois on a envoyé des voitures de transport.
L’honorable membre est revenu également sur les quatre bureaux de distributions placés dans des villes, et il a demandé quels en étaient les motifs. Je lui ai déjà répondu que j’étais étranger à la répartition des vivres ; mais j’ajouterai qu’indépendamment de ces bureaux, il y en a douze dans les communes rurales, ce qui complique suffisamment l’administration du fournisseur. Enfin, il s’est appesanti sur la charge des logements militaires ; mais, dans cette charge, ce qui pèse à l’habitant n’est pas tant la nourriture que le gîte qu’il fournit. La comparaison de ce qu’il en coûte à ceux qui ne louent pas les soldats chez eux, lorsque les billets de logement sont délivrés avec ou sans nourriture, le prouve évidemment ; et, quant au logement, il est inévitable en hiver : que les troupes reçoivent ou ne reçoivent pas les vivres de campagne, fore est bien de leur donner un abri et un lit, car c’est en été seulement qu’on peut les faire camper.
Quant au marché de Namur, cité par l’honorable M. Gendebien, nous ne nous sommes pas entendus. J’ai fait allusion au marché de Dutilleux, étendu momentanément à la province de Namur, lors du séjour des troupes françaises, et lui, à un marché qui n’a pas reçu d’exécution. Le même orateur, revenant sur le prix de la paille, prétend que de ce que j’ai dit il résulte simplement que le gouvernement a été trompé deux fois, et que, d’ailleurs, Hambrouk pouvait fournir au même prix que le paysan. Les soumissions faites en septembre portent le kilo de paille à 5 cents, et ce n’est que par l’influence des autorités locales que le gouvernement est parvenu à se procurer les quantités nécessaires à l’établissement du camp, à raison de 3 1/2 cents. Il y a cette différence entre le fournisseur général et les particuliers que ceux-ci avaient un débit assuré, tandis que l’autre courait les risques d’avoir des approvisionnements qui n’entreraient pas en consommation, ce que le fait a confirmé.
C’est de la même manière qu’on a apprécié tous les bénéfices de l’entreprise ; on n’a fait aucune différence entre le bénéfice net et le bénéfice brut. On n’a compté pour rien l’enregistrement, les avances de fonds, les risques, les transports, les frais d’administration ; ou, si on a bien voulu tenir quelque compte de toutes ces chances et de ces dépenses, au lieu de les imputer sur le prix de la ration on les a calculés sur les bénéfices.
C’est ainsi que, pour établir le prix du riz, on vous a dit que le riz des Indes coûtait beaucoup moins que le riz de la Caroline, d’où on a tiré une moyenne entre les deux prix, tandis que, aux termes du contrat, l’entrepreneur ne peut livrer que du riz de la Caroline.
Il y a une raison bien simple pour justifier la hauteur comparative du riz et du sel au pain et à la viande ; cette différence existe dans tous les marchés sans exception, parce que la distribution des vivres se fait régulièrement dans deux magasins, l’un pour les gros vivres, l’autre pour les petits ; qu’il faut le même nombre d’employés et par conséquent les mêmes dépenses pour la conservation et la distribution des uns et des autres, pendant que les premiers emportent plus des 4/5 du prix de la ration, et les autres environ 1/6/
On a, enfin, prétendu que les magasins de réserve, selon moi, étaient des approvisionnements de siège, et l’on a cherché à démontrer que je m’étais trompé : d’abord, parce qu’il fallait 35 articles dans une ration de siège, et qu’il n’y en a que 8 au contrat ; puis, parce que le prix que j’avais donné sur le cours des approvisionnements de siège était inexact. Il est vrai que, dans un des contrats, au lieu de genièvre, il y a de l’eau-de-vie. Mais l’eau-de-vie du pays ne coûte guère plus que le genièvre, et, dans l’appréciation des rations, j’ai eu soin de porter les mêmes qualités que celles fixées pour la ration de campagne. Messieurs, les magasins de réserve sont de deux espèces ; les uns servent d’approvisionnements de siège, les autres sont destinés à suppléer, en cas de besoin, au service de l’entrepreneur. Je vous ai cité plusieurs places de guerre, où des approvisionnements sont formés. Je ne puis vous dire à cet égard toute ma pensée, parce qu’elle tient à la manière dont j’entends nos opérations militaires ; mais j’ai jugé utile d’entasser dans les magasins des pruneaux, des pipes et du tabac et quant aux objets indispensables, il sont à trouver sur les lieux.
La seconde espèce d’approvisionnements de réserve est destinée, ai-je dit, à suppléer au service de l’entrepreneur : ces magasins sont établis dans les localités qui pourraient devenir centre d’opérations ; ils sont à la disposition du gouvernement, de telle manière que, si l’entrepreneur était en faute de remplir ses engagements, le gouvernement ne serait pas réduit à l’impuissance de lui imposer des amendes qui ne donnent pas de pain au soldat quand il en a besoin. Et ici M. Osy a de nouveau mal interprété le contrat : si, dans l’article 49 l’écoulement de ces magasins a été prévu, c’est pour le cas seulement où, toute apparence de guerre cessant, le gouvernement autoriserait la distribution des réserves. Mais jusque-là l’entrepreneur ne peut toucher à des vivres pour lesquels il a perçu un nantissement en écus. Il est au contraire assujetti à tenir, à ses risques et périls, des vivres pour huit jours dans tous les magasins de distribution qui, se trouvant au milieu des cantonnements, sont sujets à être pillés et incendiés en cas d’événement.
Je crois en avoir dit assez, messieurs, pour vous prouver que c’est à tort que le marché est incriminé. Je persiste à soutenir qu’il est ce qu’il devait être, et je crois avoir fait mon devoir en le souscrivant.
M. Gendebien. - Je désire faire une simple demande à M. Devaux. Il a cité le contrat de sous-entreprises pour les Flandres. Je désirerais savoir sa date, celle de l’enregistrement et les noms des parties.
M. Devaux. - La date du contrat est du 1er octobre. Quant à celle de l’enregistrement, je ne me la rappelle pas ; mais j’ai les pièces chez moi et je les montrerai à M. Gendebien demain matin, s’il le désire.
- On procède à l’appel nominal sur la question de savoir si l’on nommera une commission.
Sur 78 membres, 17 répondent oui et 61 non.
M. le ministre de la guerre et M. H. de Brouckere se sont abstenus.
En conséquence, la commission ne sera pas nommée.
Ont voté pour : MM. Corbisier, de Haerne, Delehaye, de Robaulx, E. Desmet, Domis, Fallon, Gendebien, Jullien, Lebègue, Osy, A. Rodenbach, Seron, Verdussen, Vergauwen, Watlet, d’Hoffschmidt.
Ont voté contre : MM. Barthélemy, B. de Villeraie, Bourgeois, Brabant, Cols, Coppens, Coppieters, Dams, Davignon, d’Elhoungne, de Meer de Moorsel, F. de Mérode, W. de Mérode, de Muelenaere, de Roo, de Sécus, Desmanet de Biesme, Destouvelles, de Terbecq, de Theux, Devaux, Dewitte, de Woelmont, Dubus, Dumortier, Duvivier, Fleussu, Goblet, Goethals, Hye-Hoys, Jaminé, Jamme, Lardinois, Lebeau, Leclercq, Lefèvre, Liedts, Mary, Milcamps, Morel-Danheel, Nothomb, Olislagers, Pirmez, Polfvliet, Poschet, Raikem, Raymaeckers, C. Rodenbach, Rouppe, Serruys, Tiecken de Terhove, Ullens, Vanderbelen, Van Innis, Van Meenen, Ch. Vilain XIIII, H. Vilain XIIII, Vuylsteke, Zoude, de Gerlache et Coghen.
La séance est levée à 4 heures.