(Moniteur belge n°22, du 22 janvier 1832)
(Présidence de M. de Gerlache.)
La séance est ouverte à midi et demi.
M. Lebègue fait l’appel nominal.
M. Dellafaille lit le procès-verbal ; il est adopté.
M. Lebègue analyse les pétitions, qui sont renvoyées à la commission.
MM. Tiecken de Terhove, Jaminé, d’Elhoungne et Domis informent M. le président qu’ils ne peuvent assister aux séances de la chambre par suite d’indisposition.
M. Ch. Rogier, gouverneur d’Anvers, retenu par ses fonctions, demande un congé, qui lui est accordé.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux) adresse au bureau le procès-verbal des élections du district de Hasselt.
- Les membres de la commission de vérification se retirent pour examiner ce procès-verbal.
M. de Robaulx. – Je n’ai pas vu sur le bulletin de l’ordre du jour que le projet de loi proposé par mon honorable ami M. Seron et moi fût porté pour aujourd’hui. Cependant il y a un mois que les développements en ont été renvoyés à ce jour, par décision de la chambre.
M. A. Rodenbach. – M. le ministre de l'intérieur s’est rendu aujourd’hui dans la cinquième section, dont je fais partie : je lui ai demandé si son projet sur l’instruction publique était prêt ; il m’a répondu négativement, et a ajouté que ce projet de loi exigeait de mûres méditations, mais qu’il en parlerait à la séance de ce jour.
M. de Robaulx et M. Seron insistent pour que la chambre entende immédiatement les développements de leur proposition.
M. Lebègue, l’un des secrétaires, lit le procès-verbal de la séance du 24 décembre, dans laquelle la proposition a été lue et les développement ont été renvoyés au 20 janvier.
M. Leclercq. – Je ne vois pas d’inconvénient à ce que ces développements soient retardés jusqu’à demain. La question de prise en considération est très importante, et, comme la plupart des membres avaient oublié qu’elle dût être discutée aujourd’hui, ils ne s’y sont pas préparés. D’un autre côté, la séance de vendredi doit être consacrée aux pétitions, quand la discussion d’aucun autre objet n’a été entamée aux séances précédentes.
M. H. de Brouckere. – Je pense, comme M. Leclercq, que la discussion sur la prise en considération pourrait être ajournée à demain. Mais, comme les développements ont été fixés à cette séance, nous pourrions toujours les entendre.
M. de Robaulx. - Je ne m’oppose pas à ce que la discussion n’ait lieu que demain.
M. Lebeau. – Si les auteurs de la proposition y consentent, je demanderai que la discussion de la prise en considération soit séparée de quelques jours de développements, parce que la question est extrêmement délicate. Je désirerais même que ces développements fussent imprimés, afin que chacun des membres fût suffisamment éclairé. En conséquence, je propose de remettre la discussion sur la prise en considération à lundi prochain. (Appuyé ! appuyé !)
M. Leclercq lit les articles 36 et 37 du règlement qui portent que la discussion de prise en considération aura lieu immédiatement après les développements. Voilà, ajoute-t-il, ce qui a motivé mon observation. Cependant, si la chambre en décide autrement, je n’ai plus rien à dire.
- La chambre, consultée, remet à lundi prochain la discussion sur la prise en considération, et décide que les développements seront entendus immédiatement.
(Moniteur belge n°23, du 23 janvier 1832) M. Seron. - Messieurs, si nous voulions faire voir à quel point l’ignorance peut abrutir l’espèce humaine, nous n’aurions pas besoin de chercher des exemples dans les temps anciens ni dans les contrées lointaines, nous les puiserions dans les temps modernes et dans l’histoire de notre propre pays. Il nous suffirait de citer les événements de la révolution qu’un intervalle, à peine de quarante-deux années, sépare de notre époque, bien que, par son caractère, elle semble appartenir aux siècles du roi Robert et de Grégoire VII. En 1789, le peuple, excité par les moines et par les nobles, s’insurgea non pour recouvrer ses droits dont il n’avait aucune idée, mais pour maintenir les privilèges et les abus. Aveuglé par le fanatisme et la superstition, il vit dans les soldats autrichiens non des satellites du despotisme, mais des hérétiques, des impies et des sacrilèges, et ce fut pour mériter le ciel qu’il marcha contre eux, commandé par des capucins. Alors, dans un mandement de carême, l’archevêque de Malines condamna comme contraire à la religion le principe de la souveraineté du peuple, et les anciens états provinciaux, s’emparant du pouvoir suprême, osèrent déclarer qu’il leur appartenait exclusivement. Alors, un avocat inepte et fourbe, incapable de conduire ses propres affaires, prit le titre de plénipotentiaire du peuple, et fut par les imbéciles comparé à Franklin et porté en triomphe. Alors, chaque jour fut marqué par des sottises, par des injustices et par des crimes. Et tandis que ces farces dégoûtantes et ces atrocités excitaient le mépris et l’indignation de l’Europe, les patriotes brabançons disaient aux étrangers, étonnés de leur abjection, de leur soumission et de leur esclavage : « Nous ne voulons pas être libres. »
Les temps sans doute sont changés. Aujourd’hui il serait difficile, je ne dis pas de faire piller quelques maisons, mais de faire lever en masse, au nom de la foi, les honnêtes cultivateurs de la Flandre, du Brabant et du Tournaisis, pour renouveler la croisade du 22 septembre 1790 ; aujourd’hui on ne verrait plus, à l’occasion de certaine procession, une population effrénée et féroce scier la tête, sur la grande place au malheureux Vankrieken, et la promener sanglante dans les rues. Mais il ne faut pas se le dissimuler, les Vandernoot, les Van Eupen, les Defeller, les Duvivier, ont laissé de nombreux disciples, et ceux-ci se disant les hommes du mouvement rétrograde, paraissent avoir pris à tâche de faire renaître le treizième siècle, temps heureux où nos pères étaient encore attachés à la règle, où les gens d’église seuls savaient lire et écrire. Leurs intrigues n’embrassent pas uniquement les élections populaires, où, pour obtenir des suffrages en faveur de leurs adhérents, on les a vus manœuvrer comme s’il eût été question de nommer les pères d’un concile ; s’imaginant que la révolution a été faite par eux et pour eux, ils veulent se mêler de tout et régler tout. Leur maligne influence, comme un poison subtil, cherche à pénétrer toutes les institutions sociales. Déjà elle a désorganisé, particulièrement dans les communes rurales, l’enseignement primaire, qu’on avait vu, il faut en convenir, y prospérer par les soins de l’ancien gouvernement et le zèle aujourd’hui méconnu de citoyens éclairés et estimables. Ici, sous le prétexte de diminuer les charges du budget, on a considérablement réduit le traitement de l’instituteur. Là il a paru plus simple et plus économique de l’en priver entièrement. Ailleurs, on l’a congédié ou destitué comme indigne, pour ses principes hétérodoxes. Il est tel village où le desservant, sortant du séminaire, s’est emparé du logement et des fonctions du maître d’école dont il convoite le traitement.
Pour former la jeunesse, il ne trouve rien de mieux que de lui faire apprendre par cœur des litanies et des cantiques. Il parle sans cesse de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau, qu’il n’a pas lus, à des villageois qui, jamais, ne les avaient entendu nommer. Il damne les philosophes, dit qu’ils sont la cause de tous les maux et de toutes les calamités qui affligent l’espèce humaine, et conclut qu’il est dangereux de savoir lire. Dans telle autre commune, des concours sont ouverts pour la place de maître d’école ; les candidats se présentent, et l’examen qu’ils subissent, c’est une série de questions rédigées à l’avance par M. le curé. On leur fait réciter l’histoire du déluge universel ; on leur demande ce que c’est que l’église, combien il y a de sacrements, qui les a institués et quel est leur objet matériel et formel. Savez-vous qui répond le mieux à toutes ces demandes, et qui par conséquent est jugé le plus savant, le plus capable et le plus digne d’être élu ? C’est le chantre de la paroisse. Il est même un village assez populeux, où le chantre est non seulement instituteur, mais encore bourgmestre, et le digne homme, qui ne veut que le bien de ses administrés, reçoit annuellement pour ses triples fonctions une indemnité de 500 florins, au moins. Si, dans une commune plus populeuse encore, le bon sens de l’administration locale a laissé à l’ancien instituteur sa place et l’indemnité allouée par le bureau de bienfaisance pour l’instruction des indigents, au lieu de donner, l’une et l’autre à l’ignare magistrat protégé de M. le curé, celui-ci, abusant du privilège qu’il a de parler sans pouvoir être interrompu ni contredit, monte en chaire, et, au lieu de prêcher les préceptes de l’évangile, il se permet les attaques et les personnalités les plus indécentes contre les magistrats qui ont osé résister à ses volontés. Enfin, partout on rejette comme dangereux les livres propres à donner aux écoliers des notions sur les sciences naturelles, toujours redoutées de l’obscurantisme, parce qu’elles ôtent aux masses les préjugés au moyen desquels on les conduit comme on veut, et surtout ce préjugé si contraire à la raison, à leur bien-être et à leur perfectionnement, que nos pères avaient plus d’expérience, de connaissances et d’esprit que nous, et que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de les imiter en toutes choses.
A la vue d’un mal qui fait des progrès si effrayants et si rapides, nous avons senti la nécessité d’organiser et de mettre en vigueur la seconde partie de l’article 17 de la constitution, en ce qui concerne l’instruction primaire, et tel est l’objet de l’article premier du projet que nous soumettons à votre examen. Persuadés que les riches trouveront toujours les moyens de s’instruire, parce qu’avec de l’argent, on peut avoir partout d’habiles instituteurs dans tous les genres, nous ne nous sommes occupés que de cette classe nombreuse de la société qui, condamné dès l’enfance au travail des mains, doit pourvoir à sa subsistance et ne peut ni se livrer à de longues études, ni chercher l’instruction dans les établissements situés hors du domicile des élèves. Notre unique désir, c’est que les individus qui la composent, et c’est pour ainsi dire la nation entière, sachent lire, écrire et chiffrer, qu’ils apprennent les principes du droit civil et le dessin linéaire ; qu’ils acquièrent des notions élémentaires sur la géographie, l’histoire, l’économie domestique et la physique, et surtout qu’ils connaissent les devoirs qu’ils ont à remplir comme hommes et comme citoyens.
Vous-mêmes, messieurs, vous sentirez la nécessité d’adopter cette première partie de notre proposition, si, indépendamment des motifs que nous venons d’exposer, vous considérez que l’instruction est une dette de la société envers tous ses membres, que le but nécessaire de toute association politique est le perfectionnement des individus, et qu’il ne suffit pas d’avoir donné une institution aux Belges, qu’il faut encore les mettre à portée d’en jouir. Ils sont déclarés égaux devant la loi ; mais cette égalité serait peu sentie et peu réelle au milieu de tant d’inégalités de fait, si l’instruction ne s’efforçait sans cesse de rétablir le niveau et d’affaiblir du moins les funestes disparités qu’elle ne peut détruire. Un homme célèbre à plus d’un titre l’a dit : sous la constitution la plus libérale, l’ignorant est à la merci du charlatan, et beaucoup trop dépendant de l’homme éclairé ; une instruction générale bien dirigée peut seule empêcher non pas la supériorité des esprits qui est nécessaire, et qui même concourt au bien de tous, mais le trop grand empire que cette supériorité donnerait sur des masses condamnées à l’abrutissement. Celui qui ne sait ni lire ni compter dépend de tout ce qui l’environne. Celui qui connaît les premiers éléments du calcul ne dépendrait pas du génie de Newton, et pourrait même profiter de ses découvertes. Combien de gens, malgré leur bon sens naturel, ont été la dupe des avocats et ont entrepris des procès ruineux, pour n’avoir pas su lire eux-mêmes dans la loi tel article, qui leur aurait dit : « Votre cause est mauvaise, vous avez tort, ne plaidez pas, » tandis que la chicane leur disait : « Vous avez raison, plaidez ! »
Messieurs, il est des hommes encroûtés d’erreurs et de préjugés que l’âge a rendus intraitables et incorrigibles, et pour l’amélioration de qui les lois ne peuvent rien. Mais il dépend de vous que la génération qui s’élève soit dirigée vers le bien : prenez-la sous votre protection ; faites qu’elle croisse pour l’ornement, la prospérité et le bonheur de la patrie ; faites qu’elle ne soit pas aveuglée par un sot égoïsme, qu’elle sache que chacun se doit à tous et que tous se doivent à chacun. Faites qu’elle soit instruite. Alors les lois seront simples, peu nombreuses, les bons en grande majorité, les crimes rares et les peines atroces inutiles.
On a dit que notre proposition est contraire à la liberté en tout et pour tous. Il faut en convenir, nous regardons cette liberté comme une pure chimère ; nous la croyons incompatible avec l’état social (le seul qui convienne à la constitution physique de l’homme), car il est impossible d’allier l’état social avec la liberté illimitée. Nous demanderons volontiers aux partisans de celle-ci comment ils la concilieront avec la loi, que pourtant ils approuvent, par laquelle chaque année, une partie de la jeunesse est appelée sous les drapeaux de la patrie ; nous leur demanderons s’ils regardent comme libre en tout, celui qu’au nom de la loi on force de tourner à droite quand il lui conviendrait à lui de prendre à gauche. Mais, au reste, on se trompe grandement sur nos intentions, si l’on suppose que nous avons voulu faire de l’instruction publique une instruction forcée, et rendre illusoire la liberté de l’enseignement. Loin de nous l’idée de toucher à l’arche-sainte, de porter atteinte à l’article 17 de notre constitution ! Nous voulons que chacun puisse consigner ce qu’il sait et même ce qu’il ne sait pas ; nous voulons qu’il soit permis à chacun de prendre tel instituteur qui lui conviendrait, et même de demeurer dans l’ignorance s’il le trouve bon. Nous désirons seulement qu’on offre à tous les moyens d’en sortir, et l’on verra s’ils en profiteront, comme nous n’en doutons point, quand on laissera agir librement leur bon sens et leur instinct naturel.
De bonnes gens, se disant les disciples de M. de Montalembert et compagnie, nous ont fait cette objection remarquable : « N’est-il pas évident que les pauvres, qui n’ont pas une obole à eux, seront forcés d’aller à l’école gratuite du pouvoir, et que, par conséquent, ils ne seront pas libres ? » Nous sommes trop polis pour dire à nos adversaires qu’ils raisonnent comme des pauvres d’esprit. Mais, en vérité, nous ne savons ce que c’est que l’école du pouvoir, et nous demanderons à quelle école les pauvres, qui n’ont pas une obole à eux, seront libres d’aller, si la nation n’en ouvre par de gratuites pour les recevoir. Et, après tout, pourquoi supposer aux indigents cette répugnance à fréquenter les écoles publiques ? Doit-on y enseigner rien de contraire à la morale, à l’ordre et aux lois ?
On a demandé également s’il est juste que le trésor paie, des deniers de certains contribuables, un maître d’école dont ils ne veulent pas. Pourquoi non ? L’Etat ne paie-t-il pas aussi avec les deniers du contribuable qui ne va ni à la messe, ni au sermon, ni au prêche, les traitements de MM. les ministres des cultes ? Et nos questionneurs trouvent-ils cette mesure contraire à la justice ?
Mais le grand argument qu’on nous oppose, c’est l’énormité de la dépense qu’entraînerait l’établissement, aux frais du public, d’un aussi grand nombre d’instituteurs, et l’impossibilité d’y pourvoir. Voyons à combien, en effet, elle pourra s’élever : il y a dans tout le royaume 2,510 communes. En supposant une école par commune et 200 florins par école, l’une portant l’autre, on trouvera la somme totale de 502,000 florins. Est-ce là une dépense pour se récrier quand il s’agit d’institutions non moins nécessaires au peuple que la paix même ? Nous le demandons aux cumulards, aux sinécuristes, aux hommes à gros appointements, à grosses pensions, si légèrement votées. Et cette dépense, serait-il possible, même en augmentant les contributions, de la couvrir au moyen d’économies que tant de fois nous avons si justement et si inutilement réclamées ? Mais le nombre des écoles n’ira pas à 2,510, car souvent les localités permettent de n’établir qu’une seule école pour deux communes. De plus, il en est qui possède des biens considérables, dont le revenu, sous le gouvernement impérial, était grevé de prélèvements au profit du trésor public. Sans doute ces prélèvements étaient excessifs, et nous ne voulons pas les faire revivre. Mais ne pourrait-on en établir d’autres plus modérés et appeler ainsi les communes possessionnées au secours du trésor ? Quelle injustice y aurait-il à ce que des biens de mainmorte, dont la propriété ne repose sur aucune tête, qui n’entrent jamais dans le commerce, ni jamais ne donnent lieu à aucun droit de mutation, fussent par une juste compensation assujettis à des contributions destinées à procurer l’avantage du tout, et dont, par conséquence, ces communes elles-mêmes profiteraient ?
Enfin, messieurs, bien des gens ne conçoivent pas pourquoi nous voulons rendre l’enseignement primaire entièrement gratuit, et désireraient que, de même qu’en France, il ne le fût que pour les seuls indigents. A cet égard, nous avons considéré qu’il est dans la Belgique et particulièrement dans les provinces de Liége, de Namur et de Luxembourg, beaucoup de communes où il ne se trouve aucune famille aisée, que nulle part les enfants des riches ne fréquentent les petites écoles, et que partout les pauvres sont nombreux et forment la masse de la population. Nous savons en outre que, dans la plupart des villages, exiger une rétribution des élèves, c’est ôter aux parents le désir de les faire instruire, qui déjà n’est pas très vif en eux, et que le plus sûr moyen d’assurer la prospérité de l’enseignement, c’est de n’en plus faire une charge pour ceux qui doivent le recevoir.
Telles sont, en peu de mots, les considérations que nous avions à faire valoir en faveur de l’article premier de notre projet. Nous disons peu de chose sur l’article 2, dont les dispositions s’expliquent d’elles-mêmes. Il est naturel que la loi règle les bases, les branches et le mode d’enseignement donné aux frais de la nation. Il est nécessaire qu’elle règle également le mode d’examen des instituteurs et les conditions de leur admission ; car la société doit trouver dans leurs mœurs et leur capacité la garantie qu’ils rempliront leurs devoirs, et ne donneront pas de mauvais exemple à la jeunesse confiée à leurs soins.
Une chose singulière, c’est qu’à l’occasion de notre proposition on nous ait accusés d’intolérance et de ministérialisme. Nous avons beau la relire, nous n’y trouvons rien qui puisse servir de fondements à de pareils reproches. Dieu veuille que ceux qui nous les adressaient ne soient jamais plus intolérants que nous, qui ne damnons personne, qui respectons tous les religions, et qui jugeons les gens, non sur leur opinion, mais sur leurs actions ! Dieu veuille que notre ministérialisme ait beaucoup d’imitateurs ! car nous ne flattons, nous n’encensons jamais le pouvoir ; nous ne lui demandons aucune place, aucune faveur pour nous ni pour les nôtres, et nous sommes toujours prêts à le combattre quand il sort des voies constitutionnelles.
Nous espérons, messieurs, que vous prendrez notre demande en considération.
M. de Robaulx. - Messieurs, au point où la civilisation est arrivée, ce serait faire injure à l’époque que de mettre en question si le peuple doit être instruit. Longtemps la philosophie a fait d’impuissants efforts en faveur de l’instruction : tous les genres de despotisme se réunissent pour arrêter les élans de l’intelligence humaine ; mais, grâce à la persévérance de quelques courageux philanthropes, grâce aussi à la progression naturelle de l’homme vers le perfectionnement, les lumières ont triomphé, et les sciences, tant de fois accaparées par des compagnies de jongleurs qui en faisaient leur profit, sont devenues une propriété publique de laquelle chacun veut prendre sa part ; de là le besoin de l’enseignement si universellement senti.
Il est inutile, dès lors, d’exposer à la chambre les hautes considérations morales qui parlent en faveur de l’instruction, mise à la portée de toutes les classes, et surtout de celles inférieures, qu’il faut éclairer pour les rendre meilleures ; c’est aujourd’hui un point si bien jugé, que ceux qui voudraient encore voir renaître l’obscurantisme du bon vieux temps n’oseraient le dire hautement : la pudeur publique leur impose silence.
La constitution belge n’est pas demeurée en arrière du mouvement général ; non seulement elle a proclamé la liberté d’enseignement, mais, le mettant au rang des plus impérieux devoirs, elle en a fait une charge de l’Etat. « L’instruction publique, dit l’article 17, donnée aux frais de l’Etat, est également réglée par la loi. »
Dire d’après cela, comme je l’ai entendu, que la liberté d’instruction ne veut ni protection ni loi pour se développer, c’est, en reconnaissant le texte formel de la constitution, vouloir l’abandonner à dessein ; c’est la livrer sans force à ceux qui veulent la tuer, ou au moins l’exploiter exclusivement.
Si le projet que nous soumettons à la législature est constitutionnel, comme on ne saurait le nier de bonne foi, il échappe avec le même succès à la censure de ceux qui prétendent que nous voulons organiser un enseignement ministériel à la disposition du gouvernement. La constitution ne dit-elle pas que cet enseignement, et tout ce qui y a rapport, seront réglés par une loi ?
Ce ne sera donc point au caprice du gouvernement que cette branche importante de la prospérité générale sera laissée, mais à la sagesse des dispositions législatives que nous provoquerons nous-mêmes, si le ministère persiste dans son inconcevable incurie pour l’instruction.
Après cela, que ce soit au gouvernement à donner ses soins, à faire exécuter la loi, je n’y vois rien d’étrange ; n’est-ce pas lui qui a le pouvoir exécutif en cette matière comme dans toutes les autres ? Il y a des lois qui concernent toutes les libertés ; le pouvoir exécutif les fait observer : direz-vous que les libertés sont dans la main du ministère ?
Ce sont des lois qui règlent et fixent les impôts ; le gouvernement les exécute : direz-vous que la bourse des contribuables est à la merci du gouvernement ?
Le dépit que le projet a causé chez ceux qui rêvent le monopole de l’instruction de la jeunesse a poussé plus loin le déraisonnement : ils ont été jusqu’à soutenir que permettre au gouvernement d’ouvrir des écoles gratuites pour les indigents, ce n’est pas protéger, mais c’est détruire la liberté d’enseignement et la libre concurrence.
Singulière liberté que celle qui permet à tout le monde d’établir des écoles, tout le monde, c’est-à-dire depuis le savant jusqu’au plus ignorant, depuis le vertueux philanthrope jusqu’à l’homme perfide, hypocrite et immoral ; que dis-je ? le forçat libéré, le condamnés pour escroquerie et attentats à la pudeur, seront admis à enseigner leur morale à la jeunesse des deux sexes, et tout cela sans aucune garantie ! Singulière liberté, dis-je, qu’une disposition aussi large, portant cependant une exclusion entre le gouvernement seul, et cela sans doute parce que, chargé du soin de pourvoir à l’exécution des lois et au bien-être général, il est mieux à même d’apprécier les besoins du pays et d’y apporter remède ! Si, par exemple, nos finances permettaient au gouvernement d’ouvrir des banques qui prêtassent aux pauvres à raison de 2 p. c., trouveriez-vous qu’une pareille loi fût contraire à la liberté du commerce ?
Si nos finances permettaient au gouvernement d’ouvrir des maisons de bienfaisance où les ouvriers nécessiteux fussent hébergés et logés gratuitement et y trouvassent de l’ouvrage bien rétribué, croyez-vous que ce serait là porter atteinte à la liberté qu’a chacun d’ouvrir de pareilles maisons ? Croiriez-vous que les aubergistes et les fabricants auraient droit de se plaindre ?
Il en est de même de l’instruction. Ceux qui ne veulent pas l’accaparer applaudiront au projet, parce qu’il porte un bienfait. Celui qui veut le bien sans arrière-pensée voit avec plaisir qu’un autre le fasse, fût-ce même le gouvernement.
Ceux qui veut absorber l’exercice du bien et en faire un monopole n’est pas un véritable philanthrope ; il est à craindre qu’il n’agisse dans un intérêt caché ; c’est un hypocrite dont il faut se défier.
Je vais plus loin, messieurs, non seulement il faut favoriser l’instruction comme nous le demandons, mais encore il faut la protéger par une loi de répression.
Vous avez voulu la liberté de la presse dans le sens le plus large, et déjà une loi est portée pour en punir les abus.
Vous avez voulu la liberté de l’enseignement, mais la constitution a ajouté : « La répression des délits n’est réglée que par la loi ; » donc il faut une loi répressive. Ce n’est pas moi qui la demande, c’est la constitution, article 17 : il le faut pour arrêter les écarts qui ne se manifestent que trop, il le faut pour mettre un frein aux instituteurs immoraux et dangereux, comme il le faut pour apprendre aux ministres de toutes les religions anciennes et nouvelles qu’il ne suffit pas d’ouvrir un temps pour être inviolable dans ses enseignements, et pouvoir impunément, oubliant leur véritable mission, attaquer les personnes, prêcher l’obscurantisme, la désobéissance aux lois et des principes subversifs de tout ordre social. Et notez-le bien, je ne veux pas de loi préventive, mais répressive pour ceux qui commettent pareil abus ; sans cela, je le crains, l’anarchie nous menace.
L’émission de notre projet, et le délai que nous avons mis pour les développements, ont donné lieu à peu d’objections et à beaucoup d’injures ; l’affabilité des unes nous compense largement de l’injustice des autres, et nous confirme dans l’opinion qu’il est éminemment nécessaire de l’adopter.
Voyez jusqu’où va le délire des maladroits organes d’une classe d’hommes qui sans doute les désavouera ! Faute de moyens contre la proposition, on attaque les auteurs, on les affuble du manteau aujourd’hui si usé et si ridicule du ministérialisme. Nous ministériels ! Ah ! messieurs, d’autres de votre bord nous accusent de courtisanerie auprès du peuple. Soyez au moins conséquents et d’accord entre vous : vous savez qu’on ne peut être à la fois l’un et l’autre ; inutilement vous voudriez nous travestir, la livrée ne nous irait pas.
Comparez nos paroles à nos actions, et vous verrez qu’à la différence de beaucoup d’autres nous avons conservé la même conscience comme les mêmes habits.
Il est vrai que nous ne sous sommes pas enrichis ; mais, tout bien calculé, être honnête homme est un assez bon lot ; nous avons la simplicité de le croire ainsi.
On objectera peut-être à notre projet qu’il occasionnera une dépense assez forte à l’Etat, et par suite l’augmentation d’impôts. Si vous portez au budget des sommes considérables pour encouragements, secours, arts, sciences, industrie, vous le faites pour l’intérêt et le bien-être général, et qui oserait dire que l’instruction n’est pas à ce titre l’objet plus digne de votre sollicitude ? Non seulement l’instruction des classes inférieures tend au développement du bien-être moral, mais encore à leur procurer les moyens de conjurer la misère et de gagner du pain. Dès lors, l’instruction dût-elle coûter un million à l’Etat, n’est pas moins une obligation à laquelle vous ne pourriez vous soustraire sans encourir le blâme de vos contemporains et sans donner à vos ennemis une arme de plus contre vous ; car, il faut le dire, si le système de l’enseignement sous le roi Guillaume était entaché de l’absolutisme qui dominait toutes les branches de l’administration, au moins, il faut l’avouer, il favorisait à beaucoup d’égard l’instruction primaire, pour laquelle il faisait des sacrifices d’argent. Nous montrerons-nous moins éclairés que lui ? Nous montrerons-nous plus avares que lui pour une pareille institution, quand nous sommes si prodigues en grosses pensions imméritées, en frais exorbitants d’ambassades inutiles et souvent nuisibles, en appointements disproportionnés aux grades, et aux fonctions trop multipliées dans les administrations des finances ; quand nous sommes si prodigues, que la seule signature d’un emprunt (aujourd’hui déprécié à dessein et pour cause), que la seule signature vaut tant de millions à Rothschild ? Quand, enfin, nous sommes si prodigues en dépenses désavouées par la nécessité, pourquoi serions-nous si parcimonieux pour la première véritable amélioration que l’on propose, et qui profitera cette fois au peuple ?
Ceux qui veulent tourner la question, pour ne pas être obligés de l’aborder de front et de se prononcer, nous opposer qu’il faut attendre le projet que doit présenter la commission qui en est chargée par le gouvernement ; d’autres disent qu’ils veulent bien du principe, mais qu’il faut régler les trois parties de l’enseignement par une seule et même loi, par un code : purs faux-fuyants que tout cela, pour faire rejeter le fond par des moyens dilatoires ou de forme ! C’est une ruse déjà employée dans d’autres circonstances, où les projets ont été ainsi écartés sans retour.
D’ailleurs, s’il est vrai que le principe du projet convienne, pourquoi ne le proclamerait-on pas ? il faut toujours en venir là, même lors de la codification : au moins, en adoptant le projet, on trouvera que l’on tient à introduire des améliorations et qu’on veut les réaliser. Songez-y bien, messieurs, l’instruction dans les campagnes est dans un état complet de désorganisation ; depuis la révolution, le mal a considérablement empiré ; beaucoup de communes n’ont aucun instituteur ; d’autres, et c’est le plus grand nombre, suivant l’ancienne routine, ne reçoivent d’autres instruction que celle du chantre de la paroisse ; et l’on sait combien, à quelques exceptions près, ils sont ignorants et paresseux, et par cela même ennemis des méthodes nouvelles. Voyez et prononcez.
Le projet est constitutionnel, puisqu’il est la mise en action de l’article 17 de la loi fondamentale belge.
Il est nécessaire pour former de bonnes écoles qui, dirigées selon des lois sages, seront des motifs d’émulation pour ceux qui se destinent à cette honorable profession, et elles rivaliseront avantageusement avec les mauvaises institutions que la libre concurrence pourra faire naître.
Ce projet n’est hostile à aucune opinion, il ne fait que reconnaître une vérité ; c’est que l’instruction primaire est une dette de l’Etat envers la jeunesse indigène ; la loi et la loi seule en déterminera les bases et les conditions.
Tels sont, messieurs, les motifs qui nous ont dirigés dans la présentation du projet qui vous est soumis. Nous espérons que vous saisirez cette circonstance pour, à l’exemple de la France, faire un peu de bien au pays. S’il en était autrement, les auteurs auraient au moins la consolation d’avoir rempli leur devoir.
(Moniteur belge n°22, du 22 janvier 1832) M. le président. - Ainsi que la chambre l’a décidé, la discussion sur la prise en considération est renvoyée à lundi prochain.
- Plusieurs voix. - Mais on a demandé l’impression des développements.
M. de Robaulx. - Je pense qu’il suffira de l’insertion dans les journaux. Je vais remettre mon discours aux journalistes. (Oui ! oui !)
M. Boucqueau de Villeraie. - M. Seron a-t-il aussi l’intention de donner son discours aux journaux ?
M. Seron, avec vivacité. - Oui, pardieu ! (Hilarité générale.)
Sur la demande de M. Poschet, la chambre revient sur sa première décision, et remet la discussion sur la prise en considération à mercredi prochain.
M. Legrelle, rapporteur de la vérification des pouvoirs, informe la chambre que les opérations électorales du district de Hasselt sont régulières. En conséquence, la commission propose à l’unanimité l’admission de M. de Theux.
- Adopté.
- M. de Theux prête serment.
M. le président. - L’ordre du jour appelle les développements de la proposition de M. Jullien sur le marché Hambrouk.
M. Jullien. - Messieurs, vous n’attendez pas sans doute de moi que je fasse de bien grands efforts pour développer ma proposition, puisque, d’après le règlement, ils ne doivent aboutir qu’à une simple prise en considération, c’est-à-dire à une décision qui ne signifie rien autre chose, sinon que la proposition vaut la peine qu’on l’examine, ou, en d’autres termes, qu’il y a lieu à en délibérer.
Ici, messieurs, la prise en considération est en quelque sorte forcée ; car vous avez demandé le dépôt sur le bureau du marché Hambrouk, pour l’examiner et, si vous décidiez maintenant qu’il n’y a pas lieu à examiner ma proposition, qui elle-même ne tend qu’à l’examen du marché Hambrouk, ce serait une de ces inconséquences qui ne sont pas à redouter de la part de la chambre.
Au surplus, messieurs, ma proposition a été, depuis longtemps, développée ; elle l’a été par la tribune, par la presse, et, j’ose même le dire, par la voix publique ; car le marché Hambrouk n’était pas plus tôt connu, qu’un cri s’est élevé de toutes parts contre la scandaleuse exagération des prix accordés à l’entrepreneur.
Un de nos honorables collègues, qui siège de ce côté de la chambre, et qu’on trouve toujours sur la brèche lorsqu’il s’agit de combattre un abus, a établi des calculs qui n’ont pas été contredits, du moins dans cette chambre, et je les suivrai.
Il vous a dit, si ma mémoire est fidèle, que le sel, qu’on peut se procurer dans tout le royaume à raison de 13 fl. 50 cents les 100 kilo., avait été adjugé, que dis-je ?, adjugé, avait été donné à l’entrepreneur à 37 fl. 50 cents.
Que la paille de couchage, qu’on peut avoir pour six cents les cinq livres, lui était payée à raison de vingt cents ;
Que le genièvre qui coûte de 38 à 40 cents le livre, était fourni par l’entrepreneur, à 60 cents ;
Que le riz l’était à 38 50 cents, au lieu de 22 à 23, qui est le prix de la première qualité ;
Enfin, le prix à 11 1/2 cents la ration, lorsque partout les sous-entrepreneurs le fournissent à 9 cents et même à 8 !
D’après ces données, on a calculé que l’entrepreneur pouvait gagner trois à quatre mille florins par jour.
A tout cela, messieurs, je n’ai entendu répondre rien de bien positif, si ce n’est qu’un entrepreneur-général pouvait gagner décemment deux à trois mille florins par jour ; de sorte que, si c’est là la moyenne des bénéfices que peut faire par jour un entrepreneur-général, vous conviendrez avec moi que ces messieurs ne doivent pas avoir d’inquiétude sur leur pain quotidien.
J’examine maintenant la proposition en elle-même. Vous remarquerez, messieurs, que, malgré tout ce qui a été dit contre le marché Hambrouk, je n’affirme pas qu’il soit onéreux au pays ; je demande seulement que la commission soit chargée d’examiner s’il en est ainsi ; car les prix pourraient être encore plus exagérés qu’ils ne le sont par comparaison avec les prix courants, sans que pour cela le marché dût être considéré comme onéreux. Il aurait pu être passé, par exemple, dans des circonstances telles qu’aucun autre entrepreneur n’en eût voulu, c’est-à-dire dans des temps, dans des lieux où les approvisionnements auraient été difficiles, et lorsque le pays n’offrait ni ressources ni crédit. Il est certain que, dans de telles circonstances, il y a nécessité de faire des sacrifices proportionnés aux chances de pertes que l’entrepreneur doit courir.
Sous ce rapport, ce sera à la commission à examiner si la Belgique doit subir son marché Hambrouk, comme la France a subi son marché Ouvrad ; mais, pour la guider dans cet examen, je lui signale d’avance cette différence remarquable que l’armée française était prête à franchir la Bidassoa pour porter dans la Péninsule cette guerre impie que a été depuis si funeste à la cause des peuples, lorsqu’on prétendit que tous les services allaient manquer à la fois, et compromettre l’expédition et le salut de l’armée si on ne jetait des millions à Ouvrad.
Tandis que c’est ici, dans la capitale du royaume, et en présence de toutes les ressources du pays, le 26 septembre, quand l’ennemi s’était depuis longtemps retiré devant les troupes françaises, que le marché Hambrouk a été conclu et signé en double avec le ministre de la guerre.
Si vous voulez, messieurs, dès à présent connaître les risques de l’entrepreneur, jetez avec moi les yeux sur les articles 48 et 49 du cahier des charges.
La condition ordinaire de paiement pour ces sortes de fournitures est conçue ainsi dans l’article 48 :
« Le paiement des fournitures aura lieu immédiatement après la remise et la vérification des pièces ci-dessus, par l’intendant militaire, en un mandat payable au comptant chez l’administrateur du trésor dans la province. »
Voici maintenant ce qui a été ajouté à cette clause :
« En attendant, l’intendant délivrera à l’entrepreneur, par forme d’avance, le 5, 10, 15, 20, 25 et le dernier jour de chaque mois, un mandat payable comptant du montant du sixième de la fourniture présumée du mois entier, afin de le mettre à même d’assurer convenablement son service. »
De sorte que, si je comprends bien cette stipulation, et si le 31 de ce mois, par exemple, la fourniture du mois prochain est présumée être de soixante mille florins, l’entrepreneur recevra un mandat payable comptant de 10,000 fl., pour les fournitures du 1er février au 5, et ainsi de suite de cinq en cinq jours.
Ce n’est pas tout. Dans les conditions ordinaires imprimées, il y avait, dans l’article 49, la réserve expresse au département de la guerre « de résilier le présent marché avant l’époque fixée pour son expiration, soit pour cause de départ ou de déplacement de l’armée, soit en introduisant un nouveau mode de pourvoir à sa subsistance. »
Le même article disposait que l’entrepreneur « ne pouvait avoir droit à aucune indemnité de ce chef, mais qu’il serait prévenu assez à temps pour consommer l’approvisionnement qui pourrait encore se trouver dans les magasins établis par ordre de l’intendant. »
A ces conditions toutes de prévoyance, et qui ont été biffées, voici la clause qui a été substituée, et sur laquelle j’appelle votre attention:
« Afin de pouvoir établir des magasins d’approvisionnements de réserve à l’époque et dans les places qui lui seront indiquées, il sera avancé à l’entrepreneur une somme égale au montant des achats qu’il devra faire à cet effet. Les approvisionnements susdits serviront en garantie de l’avance dont il s’agit ; et, si on les distribue à la troupe, ils seront payés à l’entrepreneur au prix stipulé ci-après pour chaque ration, sous déduction proportionnelle de la somme avancée par le gouvernement pour leur achat. L’entrepreneur se rend responsable de la bonne conservation desdits approvisionnements de réserve et, pour en assurer l’écoulement, il fournira au prix stipulé ci-après le pain nécessaire aux troupes en garnison sur pied de paix ou de guerre, dans toutes les places du royaume, pendant l’année 1832. »
Ainsi, d’après ces conditions, l’entrepreneur est payé d’avance pour fournitures courantes, de cinq jours en cinq jours, et, s’il s’agit d’approvisionnements de réserve, c’est l’Etat qui fournit encore tous les fonds nécessaires pour faire les achats. C’est avec ses fonds qu’on remplit les magasins ; mais c’est l’entrepreneur qui les vide et qui écoule les approvisionnements aux prix que vous connaissez, et ce en temps de paix comme en temps de guerre, et pendant tout le cours de l’année 1832 !
En vérité, messieurs, avec de semblables conditions, il n’est personne que ne se sentît du goût pour les entreprises ; et, si un pareil cahier des charges avait été publié chez nous et à l’étranger, je suis convaincu que, sous une aussi heureuse étoile, les entrepreneurs seraient accourus en foule de l’orient et de l’occident pour adorer nos fournitures.
Je viens à la deuxième partie de la proposition. Le marché Hambrouk est-il susceptible de résiliation ? Ici la question devient grave.
S’il était vrai qu’il fût régulièrement et légalement passé, quelque dur, quelque onéreux qu’il fût, il faudrait l’exécuter ; car la loi du contrat est aussi une loi sacrée, et c’est pour les gouvernements un devoir, qu’ils ne remplissent pas toujours, de donner l’exemple de l’exactitude et de la bonne foi dans l’exécution de leurs engagements envers les citoyens.
Mais ici, messieurs, et je n’hésite pas à le déclarer, le marché est, à mon avis, irrégulier, illégal, et, par conséquent, ne peut obliger l’Etat.
Le principe général, posé par l’article 68 de la constitution, est qu’on ne peut grever l’Etat, si ce n’est avec l’assentiment des chambres ou en vertu de lois positives. C’est d’après ce principe qu’on vous a demandé, tout récemment encore, votre assentiment pour l’emprunt de 48 millions, à défaut de lois positives qui autorisent le gouvernement à contracter.
Or, je le demande maintenant à M. le ministre de la guerre, où est la loi qui lui permette de grever l’Etat, de sa pleine puissance et par un simple acte de cabinet, de marchés à longs termes, dont lui seul dicte et accepte les conditions, sans publicité, sans concurrence ?
Toute notre législation, messieurs, repousse au contraire une telle prétention ; car, si on veut se donner la peine de combiner toutes nos lois administratives, civiles et criminelles, depuis la loi du 17 avril 1791, qui détermine les attributions des ministres, jusqu’à ce jour, vous y reconnaîtrez ce principe incontestable : qu’on ne peut disposer des biens de l’Etat, des communes et des établissements publics, si ce n’est au moyen d’adjudications publiques.
Mais qu’ai-je besoin, messieurs, de recourir à la législation spéciale, si le marché lui-même proteste de son illégalité ?
Or voici son titre : « Cahier des charges, et des conditions auxquelles le ministre de la guerre fera adjuger la fourniture des vivres, paille de couchage et bois de chauffage, aux différents corps de l’armée, dans toute l’étendue du royaume, etc. »
Ainsi, vous le voyez, jusque-là le ministre s’est conformé aux lois et règlements ; mais qu’est-ce qu’adjuger ? Le mot le dit, messieurs : adjugé, c’est faire un acte de justice par lequel on attribue à quelqu’un la propriété d’une chose, la propriété d’un droit.
Quand une adjudication ne se fait pas en justice, elle est toujours dirigée par un officier public. C’est ainsi que, d’après les lois les plus formelles, on vend et on adjuge les biens, les baux de l’Etat, des communes et des établissements publics, et jusqu’aux plus minces fournitures à faire aux hôpitaux et hospices.
En un mot, toute adjudication suppose nécessairement publicité, concours et enchères.
Eh bien ! messieurs, il n’y a rien de tout cela dans la marché Hambrouk ; et, à la suite du cahier des charges et conditions, au lieu d’un procès-verbal d’adjudication, vous y trouvez le complément d’un acte sous seing privé fait en double, et signé de Brouckere et Hambrouk.
Ainsi, le ministre n’a rien fait adjuger et il n’a rien adjugé lui-même ; et, puisque c’est un principe de droit qu’on doit connaître la personne avec laquelle on contracte, il est évident que, si M. Hambrouk a pu croire qu’il contractait avec M. de Brouckere ministre, tout au moins il n’a pas pu croire qu’il contractait si ce n’est en vertu de l’adjudication qui était annoncée et qui n’a pas été faite.
En voilà, messieurs, beaucoup plus qu’il n’en fait pour motiver la prise en considération. Je ne terminerai cependant pas sans vous faire une observation sur les craintes qu’on pourrait concevoir de la résiliation du marché dont il s’agit.
D’après les renseignements que j’ai pris, et notamment dans les Flandres, c’est une justice à rendre au sieur Hambrouk que, si on le paie cher, tout au moins son service est bien fait ; mais, si le marché venait à être résilié, je pense, messieurs, que tous les sous-traitants ne demanderaient pas mieux que de continuer leurs marchés particuliers avec le gouvernement, de sorte que le service n’en souffrirait pas, et, de cette manière, les énormes bénéfices de l’entrepreneur principal reviendraient au trésor. D’après toutes ces considérations, je demande et j’appuierai la prise en considération.
- On met aux voix la question de prise en considération.
La proposition est prise en considération à une forte majorité et renvoyée dans les sections, à chacune desquelles il sera donné une copie du cahier des charges.
M. Gendebien. - Je demande la parole pour faire M. le ministre de la guerre une interpellation de la plus haute importance.
M. le président. - M. le ministre de la guerre sort à l’instant ; huissier, allez le prier de rentrer.
- Un huissier court après M. le ministre, qui rentre aussitôt.
M. Gendebien. - Messieurs, le général Niellon, commandant supérieur des forces militaires qui se trouvent dans les Flandres, a rendu un arrêté qui me paraît subversif de toutes nos lois constitutionnelles.
Voici comment cette pièce est conçue :
L’orateur lit l’arrêté du général Niellon, en date du 17 janvier, par lequel il interdit à tout journal de paraître sans son autorisation (nous avons donné il y a trois jours le texte de cet arrêté), et continue ainsi. - Je demande que M. le ministre de la guerre nous donne quelques explications sur un acte aussi extraordinaire.
M. le ministre de la guerre (M. Ch. de Brouckere). - Messieurs, je ne connais que l’arrêté pris par le général Niellon, et j’ignore quelles sont les causes qui l’ont pu déterminer à le prendre. J’ai reçu cet arrêté, quand il a été rendu, par une simple lettre qui en accompagnait l’envoi, j’ai demandé de plus amples renseignements à cet égard, et je les attends. Si la chambre veut fixer un jour pour entende les explications que je pourrai donner ultérieurement, je ne demande pas mieux que de satisfaire à la demande de l’honorable préopinant ; mais il me serait impossible de le faire aujourd’hui, étant, comme je viens de le dire, dépourvu de renseignements.
M. Gendebien. - Il me semble que quelques explications sont indispensables en ce moment, car il s’agit d’un acte qui viole la constitution ; car il est tout à fait contraire aux articles 18 et 138, dont l’un garantir la liberté de la presse et interdit le rétablissement de la censure, et dont l’autre abroge les lois contraires au texte du pacte fondamental. En présence de textes aussi formels, comment a-t-on pu se permettre d’interdire aux journaux de paraître sans l’autorisation d’un chef militaire. Comment a-t-on pu incarcérer l’éditeur d’un journal ? Voilà des questions auxquelles on n’a pas besoin d’un délai pour répondre. J’estime le général Niellon, je suis plein d’admiration pour sa belle conduite pendant la révolution et à la tête de l’armée ; mais, en présence d’une violation manifeste de la constitution, toute considération doit se taire. Si, sous prétexte qu’une ville est en état de siège, on peut se permettre d’interdire la publication d’un journal, c’est faire plus que rétablir la censure. Demain, avec de pareils prétextes, on pourra mettre la presse en interdit dans toute la Belgique ; car le gouvernement pourrait mettre toutes les villes, aussi bien que Gand, en état de siège. Les textes sont là, je ne crois pas qu’on puisse les concilier avec la mesure étrange que je dénonce ; je demande donc qu’on réponde catégoriquement et à l’instant.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je demande l’exécution du règlement (rumeur) ; nous avons un règlement pour qu’il soit exécuté. Les interpellations de M. Gendebien ne sont pas à l’ordre du jour ; on ne peut pas en faire l’objet de la discussion. M. le ministre de la guerre a donné une excellente raison pour prouver qu’il ne pouvait s’expliquer aujourd’hui au fond ; c’est le défaut de renseignements. Quant à la question constitutionnelle, on la débattra quand elle sera à l’ordre du jour.
M. de Robaulx. - Ce n’est pas ainsi qu’on escamote une constitution. Ce n’est pas pour un article du règlement que l’on peut se dispenser de donner des explications sur un abus de pouvoir monstrueux. Messieurs, une ville de 60 ou de 80 mille âmes est mise en état de siège ; l’autorité militaire s’y arroge des droits qu’elle n’a pas, en y établissant une mesure exceptionnelle qui paralyse la presse, et en faisant incarcérer un journaliste sans l’avoir jugé. Voilà des actes patents d’une inconstitutionnalité évidente, et qu’on ne peut trop se hâter d’expliquer. Si le ministre hésite un seul instant à désavouer les actes du général Niellon, il en assume sur lui toute la responsabilité. Si vous avez des plaintes à former contre l’éditeur du Messager de Gand, vous avez des tribunaux ; il fallait le traduire devant eux. N’y a-t-il pas des lois pour les orangistes comme pour les autres ? Prenez-y garde, messieurs, le système suivi à Gand nous mène tout droit au régime de la terreur. Si aujourd'hui, vous approuviez les mesures prises contre les orangistes, s’il est vrai que ce soient des orangistes, demain on pourra l’appliquer aux royalistes, ensuite aux républicains, et ainsi nous serons traqués tour à tour. La loi sur le presse est là, elle défend l’incarcération préalable d’un journaliste ; il ne peut être mis en prison qu’après un jugement, il n’y en a pas eu dans l’espèce. Ce n’est pas ainsi que l’on doit se permettre d’agir sous une constitution faite pour protéger tous les citoyens. Je veux liberté pour tous, orangistes ou autres, et que personne ne soit soumis qu’aux vœux de la loi et à ce qu’elle prescrit. Je demande donc que le ministre s’explique séance tenante et à l’instant même.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - A tout ce que vient de dire le préopinant, on peut répondre par un seul mot. Lorsque la ville de Gand fut mise en état de siège, M. Mesdach voulut faire des observations semblables à celles que vient de faire l’honorable M. Gendebien ; je n’étais pas ministre à cette époque, mais je demandai, comme je le fais aujourd’hui, que le règlement fût exécuté. Le règlement veut qu’une proposition soit déposée sur le bureau, et c’est, en effet, ce que fit M. Mesdach. Il ne donna aucune suite à sa proposition, et il la retira bientôt après, sans que personne élevât la moindre réclamation. Gand a été mis en état de siège au vu et su de tout le monde. Maintenant quels sont les actes qui donnent lieu aux interpellations de M. Gendebien ? C’est ce qu’il importe peu d’examiner pour le moment : que l’on dépose une proposition sur le bureau, et on la discutera quand le temps sera venu.
M. Osy. - M. le ministre de l'intérieur vient de dire que personne n’avait réclamé quand les villes de Gand et d’Anvers ont été mises en état de siège ; c’est une erreur ; nous avons tous réclamé au contraire. On nous a dit alors que l’état de siège n’était mis que pour la défense de ces villes, et on abuse aujourd’hui de cet état pour opprimer les citoyens. J’appuie la proposition de M. Gendebien.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Messieurs, l’arrêté pris par M. le général Niellon soulève d’importantes questions. Cet arrêté se trouve en rapport avec la constitution, mais il se trouve aussi en rapport avec des décrets qui règlent les droits et les pouvoirs du gouvernement dans les villes mises en état de siège. Les questions à traiter sont très graves ; il s’agit de savoir si les décrets sur la mise en état de siège subsistent encore, et si le gouvernement, depuis la promulgation de la constitution, n’a pas le droit de mettre une ville en état de siège, quand l’ennemi est à trois lieues de cette ville. Jusqu’à présent je ne me constitue pas le défenseur de la mesure prise par le général Niellon ; mais je demande que, conformément au vœu exprimé par M. le ministre de la guerre, la chambre renvoie les explications à un autre jour, pour qu’elle puisse juger, non pas légèrement, non pas par un mot tranchant et jeté en avant sans examen, mais pour qu’elle puisse juger et prononcer mûrement et en connaissance de cause.
- Voix nombreuses. - Appuyé ! appuyé !
M. de Robaulx. - On abuse de tout, même des mots, et c’est ce qu’on fait en ce moment-ci. Il ne s’agit pas d’examiner en ce moment-ci si le gouvernement a le droit de mettre une ville en état de siège, mais s’il est permis à l’autorité militaire d’abuser de ce droit pour opprimer les citoyens et pour paralyser la constitution. Que sous Napoléon, dans une ville en état de siège, on fît peu de cas des droits des citoyens, je le conçois : Napoléon n’était pas le prince le plus constitutionnel du monde ; mais ce n’est pas là que le gouvernement doit aller chercher ses modèles. Vous venez de dire que la question était grave, parce qu’il s’agissait de savoir si les décrets sur la mise en état de siège ont été abolis par la constitution : ce n’est pas de tout cela qu’il s’agit ; on ne vous conteste pas le droit de mettre une ville en état de siège, si cela est nécessaire pour la défendre. Prenez pour cela les mesures que vous voudrez. Si vous n’avez pas assez de 6,000 hommes à Gand, mettez-y-en 20,000 ; mais restez dans les limites de votre autorité militaire, n’empiétez pas sur les droits des autres autorités, ne foulez pas aux pieds le droit des citoyens. Je réclame ici contre vos mesures dans l’intérêt de la constitution et du pays, et j’insiste pour que les explications aient lieu immédiatement.
M. Lebeau. - Je ne suis pas de l’avis de M. de Robaulx, et je ne pense pas que les explications demandées puissent avoir lieu immédiatement. Ce n’est pas seulement une question de droit que vous avez à examiner, mais encore des questions de fait. Vous avez à décider en droit, non seulement si le décret de 1811, qui autorise le gouvernement à mettre une ville en état de siège, est abrogé, mais encore si la loi de juillet 1791, rendue par l’assemblée constituante et dans laquelle les termes du décret de 1811 ont été puisés, a aussi été frappée d’interdit par la promulgation de la constitution. Il faudra voir, dans cet examen, si l’article de la constitution qui donne au Roi le droit de paix et de guerre n’a pas virtuellement maintenu l’effet des décrets, dans lesquels seuls le gouvernement peut puiser les moyens de faire la guerre avec fruit et de défendre nos villes contre les entreprises de l’ennemi. Vous aurez à examiner, en outre, si ce sont de simples articles de journaux que le général Niellon a voulu atteindre, et s’il n’y a pas eu, à côté de ces articles de journaux, des distributions de placards répandus dans les estaminets et dans les casernes, placards dans lesquels on provoquait les soldats à la désertion.
M. A. Rodenbach. - Ces placards étaient signés Cicéron ; on les a distribués à profusion.
M. Lebeau. - Je le répète, ce n’est pas seulement une question de droit qu’il s’agit d’examiner, mais encore des questions de fait. Si, après cet examen, on voyait qu’il y eût illégalité dans la mesure, il faudrait voir encore s’il n’existe pas des circonstances qui puissent l’excuser, et faire accorder un bill d’indemnité au général Niellon. Ceux mêmes qui s’élèvent ici contre lui ont maintenu Gand en état de siège, même après la promulgation de la constitution ; la municipalité de Gand a été mise par eux en état d’interdiction. Je ne leur en fais pas un reproche ; au contraire, moi-même j’ai maintenu leur mesure, parce que je sais que les principes exécutés avec trop de puritanisme peuvent entraîner la perte des Etats. Je ne fais cette remarque que pour faire voir qu’on n’a pas toujours cru illégale la mise en état de siège de Gand. Il faut, en tout cas, que le ministre de la guerre ait quelques jours pour donner les explications qu’on lui demande. Si, après examen, la mesure est trouvée illégale, nous en demanderons la révocation ; mais il est de toute justice, il est de la dignité de la chambre de donner au ministre le temps de prendre les renseignements nécessaires.
- Voix nombreuses. - Appuyé ! appuyé ! Aux voix ! aux voix !
M. Gendebien. - Je demande la parole. (L’honorable membre est empêché pendant quelques secondes de parler, à cause de l’agitation de l’assemblée qui demande à aller aux voix.)
Messieurs, je n’ai accusé personne, ni par conséquent le général Niellon qui est mon ami et auquel je saisis cette occasion de rendre l’hommage public de mon estime ; et je ne pense pas que ce soit à moi que puissent s’adresser le reproches de mon voisin de gauche.
M. de Robaulx. - Il est du centre.
M. Gendebien. - Je demande seulement que M. le ministre de la guerre nous dise s’il pense que la mesure prise par le général Niellon est légale, parce que s’il le pensait, je serais obligé de lui prouver à l’instant le contraire. Les articles 18 et 138 de la constitution sont formels. (L’orateur lit ces articles). Eh bien ! messieurs, en présence de textes aussi clairs, en vain me citerait-on le décret de 1811 et la loi de 1791 ; je dis que la constitution a aboli ces lois, et toutes les dispositions du bon plaisir que l’on semble vouloir faire revivre. Maintenant, quant à l’état de siège de la ville de Gand, je l’ai autorisé, cela est vrai, avant la constitution. Je n’aurais pas hésité à l’autoriser après. Mais la mise en état de siège donne-t-elle le droit de suspendre la constitution en tout ou en partie ? Non. Je n’aurais aucune raison de m’opposer à l’état de siège de la ville de Gand ; je sais que cette mesure est nécessaire dans cette ville, comme l’une des plus considérables du pays, avec les éléments qu’elle renferme dans son sein.
Dans le temps, si l’on m’avait écouté, on l’aurait mise en état de siège cinq jours plus tôt ; on aurait évité par là les événements malheureux du mois de février, et Grégoire n’aurait pas, sans doute, osé s’y présenter. Je le répète, j’estime le général Niellon, je me fais un vrai plaisir de le proclamer ici mon ami, fût-il mon frère, fût-il même mon père, je n’hésiterais pas à m’élever de toutes mes forces contre une mesure que je regarde comme une grave atteinte à nos libertés, et je persiste à demander que le ministère s’explique sans délai sur mes interpellations.
M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Il n’y a qu’une seule question à examiner en ce moment, c’est celle de savoir si l’on fixera un jour pour discuter la proposition qui pourrait être faite, ou pour donner des renseignements sur ce qui a donné lieu à la mesure prise par le général Niellon. Or, non seulement le ministre a besoin d’examiner soigneusement la question de droit, mais il doit encore prendre des renseignements sur les faits, sur les faits qui, en toute matière, et par conséquent dans celle-ci, peuvent avoir une si grande influence sur le point de droit. N’ayant donc des renseignements ni en droit ni en fait, le ministère est fondé à espérer que la chambre fixera un jour pour donner ses explications. (Appuyé ! appuyé !)
- La chambre fixe les explications à lundi prochain.
La suite de l’ordre du jour est le rapport des pétitions.
M. Vandenhove, rapporteur. - Par une pétition qui a été ajournée vendredi dernier, les membres du comité de Virton, établi pour surveiller les travaux de la route en construction entre Arlon et Virton, demandent l’allocation d’un subside de 5,000 florins, pour l’achèvement de cette route.
La commission propose le renvoi au ministre de l’intérieur.
(Moniteur belge n°23, du 23 janvier 1832) M. d’Huart. - Messieurs, la route en construction, et pour l’achèvement de laquelle on demande un subside de 5,000 florins, servira de communication directe, sur la distance de cinq lieues et quart, entre Virton et Arlon, deux des villes les plus populeuses de la province de Luxembourg.
Convaincus des avantages immenses qui résulteraient de l’établissement d’une chaussée entre ces points, les administrateurs des communes du canton qui devait la recevoir et en retirer les premiers fruits se réunirent, afin d’aviser aux moyens de l’obtenir. Ils déléguèrent un comité composé de plusieurs notables, pour s’occuper activement de l’objet.
Ce comité fut légalement constitué en juillet 1830, et se mit en correspondance avec l’administration provinciale ; enfin les communes se cotisèrent entre elles jusqu’à concurrence d’une somme de 30,000 florins. Elles n’ignoraient pas que cette somme serait insuffisante, mais elles étaient persuadées que le gouvernement viendrait à leur secours pour compléter les fonds nécessaires à l’achèvement des travaux.
Il était alors de règle près l’administration du waterstaat que, lorsqu’une province ou une commune faisait au moins la moitié des frais d’une route reconnue d’une utilité provinciale, l’Etat fournissait le reste. Ç’a été en quelque sorte sur la foi de ces errements, qui ont plusieurs fois reçu leur application dans le Luxembourg, que 10 communes des districts de Virton et d’Arlon ont constitué le fonds de 30,000 florins, qui se trouve actuellement absorbé en travaux exécutés à la fin de 1830 et en 1831 à la route dont il est question. Il y a donc une espèce d’engagement de la part du gouvernement à venir au secours de ces communes, qui d’ailleurs ne pourraient de longtemps opérer par elles-mêmes l’achèvement de la route, vu l’état d’épuisement de leurs ressources, et qui auraient ainsi supporté de grandes dépenses en pure perte.
S’il est vrai que l’administration du gouvernement déchu ait été généralement déplorable et entachée d’abus, il est cependant un point sur lequel il faut être d’accord pour lui rendre justice de ses bonnes intentions et de l’efficacité de ses actes. J’entends parler des travaux publics, qui certes ont reçu toute l’extension et tous les encouragements possibles ; les nombreuses routes et les superbes canaux créés depuis 1815 en Belgique sont là pour l’attester.
Vous ne le céderez sous aucun rapport à ceux qui vous ont précédés, et vous ne voudriez pas, messieurs, que le seul bien que nous avons éprouvé durant notre réunion à la Hollande cessât de se faire sentir : vous mettrez donc, autant que la situation financière de l’Etat le permettra, le gouvernement à même de compléter les communications que réclament encore le commerce et l’industrie ; vous encouragerez par des subsides les provinces et les communes qui montreront de la bonne volonté, ou feront des sacrifices pour l’ouverture de communications d’un intérêt général.
C’est dans cette persuasion que je viens appuyer la pétition qui nous occupe. Je sais que la situation du trésor ne permet pas de grandes libéralités, et j’apprécie aussi bien que qui que ce soit l’obligation où nous sommes d’user des deniers de l’Etat avec parcimonie ; mais faites bien attention à la modicité de la somme qu’on demande, non sans quelque droit, et pensez qu’en l’accordant vous améliorez considérablement le sort d’une intéressante contrée qui se trouve sans débouchés, et qui, à cause de son isolement, est restée, jusqu’aujourd’hui, étrangère à toute espèce de faveur des gouvernements qui l’ont régie.
Je me bornerai, messieurs, à demander le renvoi de la pétition au ministre de l’intérieur, pour qu’il en prenne connaissance, me réservant de soumettre à la chambre, lors de la discussion publique du budget de ce département, un amendement que je recommande dès à présent à votre bienveillance, tendant à majorer le chiffre du chapitre 3 de ce budget d’une somme de 5,000 florins pour l’achèvement de la route de Virton à Arlon.
(Moniteur belge n°22, du 22 janvier 1832) - Le renvoi au ministre de l’intérieur est ordonné.
M. Dumortier, autre rapporteur de la commission des pétitions. - « Le sieur Vandernoot, à Tubise, appelle l’attention de la chambre sur les dispositions exceptionnelles qui frappent les entreprises des transports réguliers par terre et par eau. »
La commission propose le dépôt au bureau des renseignements et le renvoi au ministre de l’intérieur.
M. Legrelle demande le renvoi au ministre des finances avec invitation de s’expliquer.
- Cette proposition est adoptée.
M. Dumortier, rapporteur. - « Dix-neuf fabricants de tabac et négociants de denrées coloniales, à Liége, demandent qu’il soit établi une deuxième ligne de douanes autour de Maestricht. »
La commission propose le renvoi à la commission d’industrie.
M. Jamme. - Comme c’est une question de douanes, elle rentre dans les attributions du ministère des finances, et je demande qu’elle lui soit renvoyée.
M. Destouvelles. - Je ne m’oppose pas au renvoi, mais je ferai remarquer que nous ne pouvons établir une ligne de douanes autour de Maestricht avant que les 24 articles ne soient mis à exécution.
M. Osy et M. le ministre de la guerre (M. Ch. de Brouckere) combattent cette opinion.
- Après une légère discussion la pétition est renvoyée à la commission d’industrie et aux ministre des finances.
M. Dumortier, rapporteur. - « Cinq particuliers de Liége et Chenée soumettent des observations relatives à la loi sur les sels. »
La commission propose le renvoi à la commission d’industrie.
- Ces conclusions sont adoptées, et sur la demande de M. Jamme, la pétition est en outre renvoyée au ministre des finances.
M. Dumortier, rapporteur annonce ensuite que la commission a été d’avis de ne faire qu’un seul rapport de plusieurs pétitions des conseils de fabriques de diverses églises de Tournay, des conseils de fabriques, des églises de Liège, qui se plaignent des vexations qu’ils éprouvent de la part de l’administration des domaines.
Il conclut au dépôt au bureau des renseignements.
M. Poschet. - Je prie M. le rapporteur de vouloir bien lire les pièces qui ont été déposées à l’appui de la pétition.
M. Lebeau. - On a conclu au dépôt au bureau des renseignements. Chacun de nous pourra y prendre communication des pièces, s’il le désire.
M. Poschet. - Les pièces dont je demande la lecture constatent des vexations horribles, de la part de l’administration des domaines. Je suis étonné qu’on s’oppose à une demande aussi naturelle.
M. Osy. - Je trouve très inconvenant qu’un membre critique la demande faite par un autre membre, d’obtenir lecture de pièces qui inculpent d’une manière grave l’administration des domaines et d’où résulte la preuve de vexations scandaleuses. Quant à moi, je demande que toutes ces pièces soient renvoyées à M. le ministre des finances.
M. Lebeau. - Je ferai observer à la chambre que je ne me suis pas opposé à la lecture des pièces au fond ; j’ai seulement voulu dire que ce serait procéder d’une manière insolite que d’obliger le rapporteur, qui n’a pas jugé à propos de le faire, de donner lecture de plusieurs pièces, et cela parce qu’un membre le demande ; s’il en était ainsi, il en résulterait qu’il suffirait de la volonté d’un seul représentant pour nous faire perdre un temps considérable. Je pense que c’est à la chambre tout entière qu’il appartient de décider une pareille question. Quant à l’expression qui vient d’échapper à M. Osy, je le trouve antiparlementaire, et il me semble qu’on ne peut rien voir d’inconvenant dans mon observation.
M. Dumortier déclare que les pièces dont il s’agit renferment la preuve des vexations les plus fortes.
M. Jullien. - Nous perdons, en discutant, un temps précieux. Que M. Poschet veuille bien désigner les pièces dont il demande la lecture.
M. Poschet. - Je demande la lecture de trois lettres, écrites par le receveur de l’enregistrement d’Antoing, à la fabrique de l’église de Laplaigne.
M. le rapporteur lit ces trois lettres en date du 22 août, 9 et 28 novembre 1831.
Par la première, le receveur de l’enregistrement d’Antoing mande à la fabrique de l’église de Laplaigne qu’elle doit lui envoyer tout de suite copie de l’arrêté royal, par lequel elle aurait été mise en possession de quelques biens.
Par la seconde, il déclare à la fabrique que l’administration a dernièrement pris possession, au nom du domaine, des biens-fonds concédés à ladite fabrique, en vertu d’un arrêté de l’ex-roi, du 4 janvier 1819.
Et enfin, par la dernière, il renouvelle sa demande pour avoir communication de l’arrêté royal qu’il a réclamée par sa première lettre.
M. H. de Brouckere. - J’avoue que je tremblais pour les fonctionnaires de l’administration des domaines, d’après les accusations graves qu’on faisait peser sur eux. Mais maintenant que j’ai entendu la lecture des pièces, je n’y vois rien de vexatoire, ou de scandaleux, comme on le disait tout à l’heure. J’y ai vu, au contraire, que l’agent de l’administration qui a écrit les lettres, loin de vouloir provoquer des procès, a tout fait pour les éviter. Ses lettres sont rédigées dans les termes les plus polis et les plus honnêtes.
M. Dumortier. - Il ne faut pas seulement en voir la forme, mais le fond. L’administration déclare qu’elle se met en possession des biens dont la fabrique est propriétaire ; eh bien, malgré toute la politesse qu’on peut employer dans une pareille déclaration, je dis que ce n’est pas moins une chose scandaleuse ; et si j’allais dire à M. de Brouckere, j’entre en possession de votre bien, je crois qu’il ne trouverait pas cela très honnête. Il est étonnant que ceux qui sont si susceptibles sur l’exécution des lois, veuillent défendre des actes injustes.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Je crois qu’on a mal interprété les lettres dont il vient d’être donné lecture. Du reste, je ne me fais en aucune manière le défenseur des fonctionnaires de l’administration ; je déclare même que l’intention du gouvernement est de maintenir les fabriques dans leur possession.
- Après quelques observations de M. le ministre des finances (M. Coghen) et de M. Dubus, la chambre ordonne le dépôt au bureau des renseignements et le renvoi au ministre des finances.
Sont ensuite renvoyées au dépôt des renseignements, les pétitions :
1° du sieur Tellier, raffineur de sucre à Elouges, qui demande que l’accise sur les sucres soit réduite à 6 florins par 100 livres, et que la restitution n’ait lieu que pour les exportations par mer et vers l’Allemagne.
2° du sieur Robberechts, huissier à Bruxelles, qui sollicite une nouvelle loi sur les saisies exécutions.
3° de sept habitants de diverses communes du Luxembourg, qui demandent l’exemption du droit des barrières, en faveur des voitures qui transportent les pierres à faire de la chaux pour l’agriculture.
4° du sieur Van Loon, à Louvain, qui demande à la chambre une loi relative aux logements militaires.
5° du sieur Pettens, de Louvain, qui demande qu’il n’y ait plus qu’une seule université, celle de Louvain.
6° de l’avocat Henry, à Furnes, qui présente des observations sur le cours des monnaies.
7° du sieur Lemaire, à Namur, qui présente un mémoire sur des moyens d’économie et de justice distributive.
8° et de plusieurs sauniers d’Antoing, qui adressent des observations sur la nouvelle loi relative au sel.
La chambre renvoi au ministre de l’intérieur, des pétitions :
1° de deux sous-lieutenants du premier ban de la garde civique de Barvaux, qui se plaignent de l’inaction dans laquelle on laisse la garde civique du district de Marche.
2° du sieur Van Ruymbeke, chirurgien, à Dixmude, qui demande la paiement de l’indemnité qui lui a été accordée pour vaccinations opérées par lui.
3° du sieur Reusnuou, de Liége, qui demande qu’on regarde comme étant au service de la Belgique les militaires partis pour Java.
Au bureau des renseignements et au ministre de la justice :
1° des pétitions de la régence de Walcourt, qui réclame contre la suppression demandée de la justice de paix de Walcourt.
2° des habitants des communes d’Eroedeghen et Burst.
3° de la régence de Tournay, et autres relatives à l’organisation judiciaire.
Au bureau des renseignements et du ministre de l’intérieur :
- celle du sieur Gouldin, notaire de Tournay, qui demande l’exemption de la milice pour son second fils.
Au ministre de la guerre, purement et simplement :
1° celle du sieur Breibach, ex-sous-lieutenant au bataillon des tirailleurs francs, qui demande à être réintégré dans son grade.
2° du sieur Schewartz d’Hooghe, sous-lieutenant au 1er bataillon des tirailleurs francs, qui fait la même demande ;
3° de plusieurs habitants de Termonde, qui demandent une indemnités pour les arbres abattus, par ordre du génie militaire dans le rayon des fortifications.
Au ministre de la guerre, avec demande de s’expliquer :
- de celle de la régence de Meersen, qui demande que le ministre de la guerre s’occupe sans délai de la liquidation de ses comptes du chef des prestations militaires.
A la commission d’industrie :
1° des habitants des communes de Boulers et Forges, qui demandent que le tarif des douanes belges sur l’importation des poteries de France soit établi au taux du tarif français sur les poteries belges ; et des fabricants de toiles à carreaux, de Bruges, qui déclarent que l’exportation, sans doit, du fin de li écru, leur est préjudiciable.
Enfin, la chambre passe à l’ordre du jour sur les pétitions :
1° de plusieurs habitants de Bruxelles, demandant le remplacement de la contribution personnelle par un autre impôt.
2° de deux gardes civiques du canton d’Alost, réclamant le restant de leur solde.
3° du sieur Duflos, instituteur à Liége, qui réclame une indemnité pour la perte de son épouse dans l’émeute du 2 septembre.
4° du sieur Wetter, à Namur, qui demande l’autorisation de faire citer le procureur du roi de Bruxelles ;
5° de Camille Tornaco, qui se plaint d’être détenu arbitrairement.
Le rapport des pétitions étant épuisé, M. le ministre des finances (M. Coghen) demande la parole et présente deux projets de loi, l’un sur les douanes et l’autre sur le sel. (Nous les ferons connaître).
La chambre donne acte à M. le ministre de la présentation de ces deux projets, et en ordonne l’impression et la distribution.
M. le président informe la chambre qu’il n’y a rien à l’ordre du jour pour demain. En conséquence, la prochaine séance est renvoyée à lundi.
- La séance est levée à quatre heures.