(Moniteur belge n°169, du 1 décembre 1831)
(Présidence de M. de Gerlache.)
La séance est ouverte à une heure moins un quart.
M. Lebègue fait l’appel nominal.
M. Dellafaille lit le procès-verbal ; il est adopté.
M. Lebègue fait l’analyse de quelques pétitions ; elles sont renvoyées à la commission.
M. d’Elhoungne écrit pour annoncer que des affaires urgentes l’obligent à d’absenter pendant deux fois 24 heures.
M. le président. - Les sections ont autorisé la lecture de la proposition de M. Barthélemy.
M. Barthélemy, à la tribune. - Pour que je sache bien que nous avons fait une révolution, et pour rendre justice à tout le monde, j’ai l’honneur de vous faire la propostion suivante. (L’honorable membre lit une proposition tendante à restituer les chemins pavés à ceux qui ils appartenaient avant 1794, sous certaines conditions que nous ferons connaître.)
M. le président. - Quel jour la chambre entend-elle fixer pour les développements de cette proposition ?
- Plusieurs voix. - Demain.
- D’autres voix. - Non, vendredi.
- Après l’épreuve et la contre-épreuve, la chambre décide que les développements auront lieu demain.
M. Jonet fait un rapport sur le projet de loi relatif au mode de former le budget des provinces, il conclut à l’adoption.
- La chambre fixe la discussion à demain.
L’ordre du jour est la suite de la prise en considération du projet de la commission d’enquête.
M. Leclercq. - (Nous donnerons son discours.) (Note du webmaster : ce discours n’a pas été retrouvé. Il est envisageable que ce discours ait été inséré dans le texte du discours prononcé la veille par le même député.)
M. le ministre de la guerre (M. Ch. de Brouckere). - Messieurs, quand je ne verrais pas d’autres inconvénients dans le projet que ceux d’apporter une perturbation complète dans l’armée et de renverser toute la hiérarchie militaire, cela suffirait seul pour que je m’y opposasse de toutes mes forces. Je dis que le projet portera la perturbation dans l’armée et qu’il renversera la hiérarchie, parce qu’il confère à la commission d’enquête le droit de déléguer ses pouvoirs à des militaires de tous grades pour instrumenter en son nom. Ainsi tous les militaires, les chefs supérieurs eux-mêmes, se trouveront à la disposition de ces commissaires délégués. Je crois, messieurs, que le moment n’est pas venu de détourner les militaires de leur service, que le moment n’est pas venu d’aller scruter la conduite passée de chacun.
Après le mois d’août, le gouvernement nomma une commission d’enquête ; les événements ultérieurs et l’expiration de l’armistice n’ont pas permis à cette commission de poursuivre son travail jusque dans les détails qu’il exigeait ; mais cependant, lorsqu’un fait a été reconnu patent, le gouvernement en a fait punir les auteurs. Plusieurs jugements en première instance ont été rendus à cet effet, et un d’entre eux a été confirmé en dernier ressort.
Mais, indépendamment de ces considérations, je m’oppose encore à la prise en considération, quand j’envisage le résultat qu’elle amènerait, dans le cas où la chambre ne la rejetterait pas comme inconstitutionnelle. En effet, admettons pour un instant cette hypothèse : qu’adviendra-t-il ? Si les auteurs de nos désastres sont des ministres, ils seront mis en accusation. Mais si ce sont d’autres personnes qui se trouvent en dehors de la juridiction de la chambre, je vous demande quelle sera alors votre position ? La chambre est une des branches du pouvoir législatif. Or, quand le rapport de la commission aura rendu publique l’accusation de quelques personnes qui sont en dehors de sa juridiction, qui les fera poursuivre ? Ce sera le pouvoir exécutif ; et si ces personnes sont acquittées par leurs juges naturels, quelle sera la position de ceux qui auront été acquittés ? Flétris publiquement par la chambre, ils ne pourront jamais se laver de l’accusation qu’elle aura fait peser sur la tête.
J’arrive à la question de constitutionnalité. L’orateur qui vient de parler a démontré la constitutionnalité du projet par des observations très judicieuses et surtout très spirituelles ; mais il s’est mis tout à fait en dehors et de l’esprit et de la lettre de la loi.
Il dit : Quand la constitution vous accorde un pouvoir, vous devez nécessairement avoir tous les moyens d’exercer ce pouvoir. Ce raisonnement est juste ; mais tous les droits que la constitution accorde à la chambre, et notamment le droit d’enquête, se trouvent limités par la constitution elle-même. L’article 40, qui donne à chaque chambre le droit d’enquête, est conçu à la vérité dans des termes généraux ; mais l’article 46 porte que chaque chambre déterminera par son règlement le mode selon lequel elle exercera ses attributions. Or, le droit d’enquête étant l’une des attributions de la chambre des représentants, elle doit la déterminer dans son règlement. Eh bien ! Vous ne pouvez appliquer de peine en vertu du règlement ; l’article 9 de la constitution s’y oppose. Et quelles sont les peines que pourrait prononcer la commission ? Des peines énormes qui dépassent tous les pouvoirs accordés aux tribunaux. C’est une amende considérable calculée par chaque jour de retard, tandis que devant les tribunaux une amende fixe est infligée à quiconque refuse de comparaître. Et d’où viendrait cette différence ? C’est probablement, comme on l’a dit, parce que le pouvoir judiciaire est un pouvoir secondaire. Messieurs, je ne connais pas de pouvoir secondaire, je ne connais que des pouvoirs qui servent à entretenir l’équilibre de l’Etat.
Mais, me dira-t-on, comment entendez-vous donc le droit d’enquête ?
La chambre peut faire une enquête pour s’éclairer sur une matière de législation ou sur quelque objet d’intérêt général ; elle peut aussi faire une enquête comme pouvoir judiciaire, quand il s’agit de l’accusation des ministres. Pour le premier cas, chacun étant intéressé à donner à la chambre les renseignements qu’elle croit nécessaires, il n’est pas besoin de moyens coercitifs pour contraindre les témoins à comparaître devant une commission ; et dès lors le règlement suffit.
Une loi déterminera les cas de responsabilité, les peines à infliger aux ministres et le mode de procéder contre eux, soit sur l’accusation admise par la chambre des représentants, soit sur la poursuite des parties lésées. Ainsi, messieurs, une loi doit régler le mode de procéder contre les ministres et les poursuites des parties lésées.
Voici qui règle les droits de la chambre pour le cas spécial de l’accusation des ministres. Or, si la constitution avait voulu déférer à la chambre le même pouvoir pour toutes espèces d’enquêtes, elle aurait prévu les cas comme pour la responsabilité ministérielle.
Plus loin la constitution dit, à l’article 134 : « Jusqu’à ce qu’il y soit pourvu par une loi, la chambre des représentants aura un pouvoir discrétionnaire pour accuser un ministre, et la cour de cassation pour le juger, en caractérisant le délit et en déterminant la peine. » Et si vous combinez cet article avec l’article 90 que je viens de citer, il s’ensuit que vous avez un droit discrétionnaire pour informer et poursuivre la procédure. Mais ce droit ne peut être réglé que par votre règlement.
Ainsi, indépendamment des premiers motifs que j’ai fait valoir, je dois encore m’opposer à la prise en considération, parce que le projet viole la constitution. Je déplore que la chambre ait prescrit une enquête, parce que je suis convaincu que cette enquête n’amènera aucun résultat. Je conviens qu’après que la mesure a été prise, la chambre a dû donner à sa commission les moyens de la mettre à exécution ; mais, même dans ces moyens, si tant est qu’on veuille continuer l’enquête, je crois qu’elle s’est trompée.
M. Nothomb. - Messieurs, si les membres de la commission avaient déposé un projet qui eût défini le droit d’enquête, qui en eût réglé le mode d’exercice, qui lui eût assuré de justes limites, qui, en consacrant les droits de cette chambre, eût respecté les prérogatives royales, qui, surtout en réglant l’action extérieure de la commission, eût reproduit ces dispositions tutélaires qui forment le droit commun, je n’aurais pas hésité à appuyer la prise en considération ; mais tel n’est pas le caractère de la proposition qui vous est faite. Je suis forcé de la repousser parce qu’elle dénature le droit d’enquête, qu’en absence de définition expresse elle enveloppe ce droit d’un vague effrayant, que surtout elle porte atteinte aux garanties individuelles. Car, messieurs, et c’est une remarque qui n’a pas encore été faite, elle viole toutes les libertés publiques et privées. On vous propose d’instituer une commission qui, s’emparant de toute l’action gouvernementale, agira à huis clos, en secret, lançant des mandats non motivés, « se livrant à tous les actes qu’elle jugera nécessaires, » à la confiscation. (Marques d’étonnement.) Ce ne sont pas des conséquences qu’il faille arracher au projet, elles y sont exprimées. Je me suis servi des termes mêmes de la proposition.
Ce n’est pas pour moi une question de personne, mais une question de gouvernement que j’aborde sans arrière-pensée comme une abstraction, une théorie.
On nous oppose d’abord une fin de non-recevoir dont je suis loin de méconnaître la force. « Vous avez ordonné une enquête, dit-on, exécutez votre propre décision ; vous avez institué une commission, vous lui dites de marcher ; pouvez-vous lui refuser les moyens de se mouvoir ? » Je l’avoue, cette considération m’a arrêté un moment. Heureusement l’honorable orateur qui l’a fait valoir avec le plus d’énergie, m’a fourni les motifs mêmes de persister dans ma première opinion.
Je ne déciderai pas si l’exercice du droit d’enquête doit faire l’objet d’une loi organique, ou de dispositions supplémentaires au règlement : quoi qu’il en soit, le droit d’enquête est mis en question en son entier ; nous ne statuons pas pour un cas, mais pour le présent et pour l’avenir : c’est d’une généralité qu’il s’agit. Dès que les dispositions seront arrêtées, elles domineront la décision précédente. Je considère donc la question, abstraction faite des antécédents qui peuvent exister et des éventualités qui peuvent se présenter.
Le projet offre d’abord deux grandes lacunes ; il passe sous silence deux questions graves, fondamentales : qu’est-ce que le droit d’enquête ? Quel est le mode d’exercice de ce droit ?
Le premier orateur qui, hier, a défendu le projet, a dit que le droit d’enquête est indéfini, illimité ; M. Leclercq vient de nous répéter que l’article 40, « chaque chambre a le droit d’enquête, » doit être pris dans un sens absolu. Cependant, le même orateur avoue qu’il ne faut pas considérer aucune disposition isolément ; que tout acte législatif ou constitutionnel est un tout, dont les parties se combinent, dont l’une explique l’autre. C’est ainsi que, pour expliquer l’article 40, je le mets en rapport avec l’ensemble des articles de la constitution. Le premier principe d’interprétation est celui-ci : tout droit trouve ses limites dans la nature du pouvoir auquel il est délégué. Je ne répéterai pas ce que le ministre, qui vient de parler, vous a si judicieusement démontré ; chaque chambre a le droit d’enquête dans l’exercice de ses attributions spéciales, soit législatives, soit judiciaires. Si ce droit était illimité, absolu, si la chambre pouvait sortir de ces attributions, qu’arriverait-il ? Une cour de justice absout un homme que l’opinion publique proclame coupable; vous auriez le droit de faire une enquête sur ce fait, sur les causes de cette erreur judiciaire. Le Roi fait grâce à un grand coupable, il frappe du veto un projet de loi qui a obtenu l’assentiment des deux chambres ; vous auriez le droit de faire une enquête sur les motifs de l’un et de l’autre de ces actes : vous reculez devant ces conséquences. C’est que le principe dont vous partez est faux, exagéré ; vous ne rencontrerez dans l’application que des conséquences fausses, exagérées.
En Angleterre, le droit d’enquête a subi toutes les variations des événements politiques. Posé en termes illimités, il a d’abord été exercé d’une manière illimitée. Les annales du parlement anglais nous offre l’exemple de commissions qui se sont plu à s’emparer des secrets de l’Etat et des familles, à compromettre un grand nombre d’individus, des commissions qui ont flétri sans oser accuser. Depuis un demi-siècle, le droit d’enquête est devenu en Angleterre purement administratif, hors les cas où le parlement exerce le pouvoir judiciaire.
La France, dans les premières années de la révolution, offre un exemple remarquable d’enquête. L’assemblée constituante ordonna une enquête pour rechercher s’il y avait lieu de mettre en accusation le duc d’Orléans et Mirabeau, au sujet des journées des 5 et 6 octobre ; le fait, le but était précisé ; il rentrait dans les attributions de l’assemblée, investie, comme nous, du droit d’autoriser la mise en accusation d’un de ses membres. La chambre des députés de France a récemment ordonné une enquête judiciaire ; c’était après la mise en accusation des ministres ; cet exemple, que M. Jullien vous a cité dans la séance d’hier, est le plus fort argument contre le projet de loi. Toutefois, l’amendement de l’honorable membre même n’est pas recevable en ce moment, où il ne s’agit que de la prise en considération de la proposition principale.
L’orateur examine quel sera le mode d’exercice du droit d’enquête et développe l’opinion émise par M. Fallon. La chambre doit faire l’enquête, en déléguant seulement à la commission certaines opérations auxquelles la chambre ne peut se livrer collectivement : par exemple, la commission entendra les témoins sur les faits indiqués par la chambre.
La chambre ne peut avoir le droit de compulser les archives ministérielles ; elle peut adresser au gouvernement un message pour obtenir communication de telle ou telle pièce, et le gouvernement aurait même le droit de se refuser à cette communication, s’il la jugeait inopportune, dangereuse. C’est un droit que lui accorde l’article 68 de la constitution, qui porte : « que le Roi conclut les traités, et qu’il en donne connaissance aux chambres et au public quand il le juge convenable. » Le gouvernement a donc le droit d’avoir des secrets, et le compulsoire indéfini, accordé à la commission par l’article 3 du projet, anéantit l’article 68 de la constitution.
Voilà les raisons qui me forcent à m’opposer à la prise en considération du projet. D’ailleurs, je me demande quel peut être le but de l’enquête. Si c’est la mise en accusation de tel ou tel ministre, qu’on dépose un acte d’accusation. Si l’on n’a pas une mise en accusation en vue, on fait de l’histoire ; la commission fera un rapport, contre lequel il sera libre à chacun de protester dans cette enceinte et au-dehors ; car la commission ne peut prétendre clore la discussion : son rapport ne sera le dernier mot, ce ne sera qu’un document historique, si ce n’est pas un acte formel d’accusation.
Messieurs, j’ai revendiqué les droits du gouvernement ; la constitution n’a pas institué pour le gouvernement pour lui-même, n’a pas créé la royauté au profit de la royauté même ; elle l’a instituée pour la nation, et comme garantie sociale. Le pouvoir est la première, la plus grande garantie, à la suite d’une révolution qui a relâché tous les liens, semé partout l’incertitude, détruit le crédit. Me servant des expressions d’un honorable orateur, je dirai à mon tour : « Prenez garde que, sous prétexte de satisfaire des susceptibilités personnelles, de répondre à un cri de vengeance qu’on a osé faire entendre, prenez garde de prolonger ce provisoire, cet affaiblissement du pouvoir, qui prive la nation comme le gouvernement de force et de sécurité. »
M. Tiecken de Terhove. - Je n’aurais pas pris la parole dans cette discussion si aujourd’hui je ne sentais le besoin de motiver mon vote. Des assertions grossières, injurieuses, directes, sont parties hier du sein de cette chambre, à la vérité, par un seul de ses membres, contre des officiers-généraux, qui ont eu un commandement à l’armée, et dont un était sous les ordres directes de S. M. ; ces paroles auront sans doute été accueillies comme elles le méritent, et la chambre sait le cas qu’elle doit faire des expressions qui échappent souvent de la bouche de cet orateur. Mais il n’en est pas de même hors de cette chambre, où l’on pourrait accorder plus de valeur à ses paroles, et croire que c’est sur ces officiers qu’on veut faire poser le poids de la responsabilité de nos désastres ; et c’est après avoir refusé à la commission d’enquête la compétence de juger si l’honneur national est blessé, qu’il se donne à lui seul la compétence de porter un jugement sur des généraux ; c’est de la bouche même d’un ancien ministre de la justice que ces assertions sont parties, pour attaquer un homme, un brave vieilli sous les armes, qui a combattu, avec quelque gloire, dans quinze batailles rangées et cinquante grands combats, et obtenus sur le champ de bataille l’étoile de l’honneur.
Personne, messieurs, ne sera plus à l’abri de la malveillance, des soupçons et des diatribes bouffonnes, si une enquête sévère n’est faite pour parvenir à la vérité et connaître les véritables auteurs de nos désastres. Je pourrais aussi, usant de récrimination, jeter du blâme sur la conduite de certains personnages ; mais je repousse de tels moyens, qui ne sont pas dans mon caractère. Il est temps que ce scandaleux abus qu’on a fait ici, hier, de la tribune, cesse ; il est temps que la vérité soit connue, et je dirai avec la commission, n’en déplaise à M. Barthélemy, que l’honneur national le demande, l’exige, aussi bien que l’honneur de ceux qui sont ici indignement outragés.
Qu’on rende enfin justice à qui il appartient. Que si le pouvoir qu’on vous demande, par la loi proposée, vous paraît trop exorbitant, ce n’est pas un motif pour ne pas la prendre en considération. Renvoyée en sections, elle sera examinée avec maturité. Dans la discussion qui s’ouvrira ensuite, on signalera les vices dont elle pourrait être entaché, et par des amendements on pourra la modifier, si la chambre le juge convenable. Quand elle a décidé de nommer une commission (et cette décision a été prise à l’unanimité), elle ne l’a sans doute pas fait légèrement ; ce serait lui faire injure que de le supposer. En la nommant, elle a donc voulu aussi lui donner les moyens de remplir la tâche qu’on lui imposait ; car qui veut la fin doit vouloir aussi les moyens. Aujourd’hui elle serait en contradiction avec elle-même si elle les refusait. Pour moi, messieurs, je voterai pour la prise en considération.
M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Messieurs, sans m’arrêter à la fin de non-recevoir proposée par un honorable membre, fin de non-recevoir à laquelle aucune réponse satisfaisante n’a été donnée, j’aborde franchement le fond de la discussion même. L’article 40 de notre pacte fondamental porte : « Chaque chambre a le droit d’enquête. » Mais la constitution ne définit pas ce droit. C’est un principe incontestable de droit public et de droit privé que toute autorité, à moins d’une disposition toute spéciale, ne peut agir que dans le cercle de ses attributions, et ne peut exercer ses pouvoirs que dans les limites de ses droits. Je me demande donc en quels cas la chambre pourra exercer ses pouvoirs ? Il me semble que la question est résolue par la constitution même. La chambre des représentants, concurremment avec le sénat et le Roi, exerce le pouvoir législatif. La chambre peut donc, dans les limites qui lui sont tracées, exercer le droit d’enquête, pour des mesures législatives. C’est ce droit d’enquête qu’on ne peut refuser à la chambre, que M. Milcamps a si judicieusement qualifiée du nom d’enquête « administrative. »
C’est de ce droit que la chambre a déjà usé plusieurs fois : par exemple, en renvoyant aux cours et tribunaux le projet de loi sur l’organisation judiciaire, ou en ordonnant que le projet de loi sur les attributions des consuls serait communiqué aux chambres de commerce. Ce droit peut devenir plus positif et plus solennel, d’après l’importance même de l’objet dont s’occupe la chambre. S’il s’agir des ministres, lorsque les faits seront précis et déclarés pertinents et concluants, elle devra ordonner l’enquête pour établir d’abord s’il y a des motifs suffisants de mise en accusation, afin de les traduire ensuite devant la cour de cassation. Ainsi donc l’enquête est administrative quand elle a pour objet des mesures générales ; elle est judiciaire quand elle concerne les ministres.
Mon collègue, M. le ministre de la guerre, vous a parfaitement démontré que, quand l’enquête est administrative, c’est le règlement qui doit en déterminer le mode ; mais que quand il s’agit de l’accusation des ministres, et qu’il faut à la chambre des pouvoirs plus étendus parce que des témoins pourraient avoir répugnance à comparaître devant elle, il est nécessaire de lui accorder des moyens coercitifs, et l’article 134 de la constitution porte que cela doit se faire par une loi. Hors des cas où il s’agit des ministres, de la vérification des pouvoirs de ses membres, et d’une enquête administrative, je dis que la constitution dans aucune de ses dispositions, ne confère plus à la chambre aucun autre droit d’enquête.
Un honorable membre a dit que la chambre ne peut déléguer à personne son droit d’enquête, parce qu’elle ne peut s’en dépouiller. Cela ne veut pas dire qu’elle devra faire par elle-même tous les actes que nécessitera l’enquête : elle pourra déléguer à quelques-uns de ses membres des pouvoirs qu’elle aura fixés. C’est ainsi que, quand il s’agira d’une enquête contre un ministre, la chambre elle-même déterminera les faits concluants sur lesquels devra porter cette enquête ; et s’il est besoin ensuite de compulser les archives pour se procurer les pièces convenables, elle dira quelles sont ces pièces.
Après ces considérations générales, desquelles il résulte que la proposition ne peut être prise en considération, vous voudrez bien me permettre de vous présenter quelques observations succinctes sur le projet lui-même.
L’article 2 de ce projet autorise la commission d’enquête à procéder à toutes les investigation et à faire tous les actes qu’elle jugera nécessaires. Mais que diriez-vous d’un ministre qui viendrait vous présenter un code d’instruction criminelle où il serait dit que le dernier officier de police judiciaire, pour arriver à découvrir la vérité, pourrait faire toutes les investigations qu’il croirait convenables ? Une telle disposition serait accueillie par un cri de réprobation universelle, et ce cri de réprobation aurait été mérité. Eh bien ! messieurs, la commission d’enquête fera tout ce qu’elle voudra. (Violents murmures.)
M. Gendebien prononce quelques mots qui ne parviennent pas jusqu’à nous.
M. le ministre de affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Messieurs, je sais que la commission ne voudra pas agir ainsi, mais je dis qu’elle pourra le faire ; c’est un argument sans réplique. Et c’est à une commission temporaire, c’est à des hommes sans responsabilité aucune devant la loi, que vous pourriez accorder un droit aussi exorbitant ! Mais non seulement la commission sera investie de ce droit ; elle pourra encore le déléguer à tous les fonctionnaires administratifs, judiciaires et militaires. Ce sera un simple agent de l’administration, un officier judiciaire, un militaire qui sera chargé de l’exécuter. Un pareil projet n’est pas même susceptible d’être amendé, car il pèche par sa base. Ensuite, ainsi que l’a dit M. le ministre de la guerre, l’article 2 renverse toute la hiérarchie militaire. Et c’est quand la hiérarchie vient à peine de se rétablir dans votre armée et vous savez au prix de quels efforts, et de quels sacrifices, c’est en ce moment que vous allez la troubler ! Quoi ! des officiers de l’armée vont être déplacés ; ils devront comparaître devant un autre officier. Cet officier pourra même citer ses supérieurs pour lui rendre compte de leur conduite ; et, après de pareils actes, la chambre viendra se plaindre qu’il y a indiscipline dans l’armée !
Je m’abstiens de relever toutes les incohérences qui se trouvent dans le projet ; mais il en est que je ne puis passer sous silence.
L’article 3 porte : « La commission a le droit de compulsoire dans les dépôts publics et dans les archives des départements ministériels. » Ainsi, messieurs, la commission pourra sonder tous les secrets de l'Etat. Cependant quand, il y a huit jours à peine, je suis venu vous dire que les circonstances ne permettaient pas encore de vous communiquer des pièces diplomatiques qui, par leur nature même, sont destinées à la publicité, vous avez applaudi à ma conduite, et vous en avez apprécié les motifs. Et aujourd’hui, vous autoriseriez une commission à venir les rendre publics. On vient de vous faire observer que l’article 3 par lui-même viole la constitution. En effet, le Roi peut laisser secrètes des pièces qui ont servi à une négociation, même après que cette négociation est achevée, parce que l'intérêt et la sûreté de l'Etat pourraient être compromis ; et aujourd'hui la commission d'enquête aurait le droit, non seulement de compulser ces pièces, mais encore celles qui concernent une négociation non achevée ! De plus, ici encore comme à l’article 2, elle pourra déléguer son pouvoir, et tout délégué pourra rechercher ces pièces ! Il m'est pénible de le dire, mais j'ose le déclarer, si une pareille mesure est ordonnée, la chambre aura forfait à son serment, violé la constitution et détruit la forme du gouvernement que la nation a établi.
Je n’insisterai pas sur les articles 4 et 5, qui ne sont que les corollaires de ceux que je viens de vous citer, ni sur le droit exorbitant qu’aurait la commission d’enquête de prononcer, sans appel ni recours, une amende de 100 florins, par chaque jour de retard, contre ceux qui ne comparaîtraient pas. L’article 6 est encore une autre violation de l’article 94 de la constitution, qui porte qu’il ne peut être créé de commissions, ni de tribunaux extraordinaires, sous quelque dénomination que ce soit. Cet article 6 institue une véritable commission extraordinaire, qui aura le droit de citer et de faire comparaître toutes les personnes qu’elle voudra. L’article 8 complète le système qui tend à constituer un véritable tribunal extraordinaire ; par cet article, la commission demande l’autorisation de pouvoir contraindre par corps ceux qui refuseraient de comparaître. Et remarquez bien, messieurs, que l’enquête, ne pourra être suspendue ni par la clôture de la session, ni par l’ajournement des chambres. Indépendamment de tous les dangers que présente la proposition, il y aurait impossibilité de concilier ses dispositions avec la prérogative royale, et la constitution qui donne au chef de l’Etat le droit de clore les sessions et d’ajourner les chambres. Comment le roi pourra-t-il ajourner les chambres ou prononcer la clôture de la sessions, alors que la chambre, par sa commission d’enquête, pourra toujours siéger au palais de la Nation !
En résumé, le projet viole plusieurs dispositions de la constitution ; il porte atteinte à la prérogative royale ; il nomme une commission extraordinaire, menaçante pour le repos et la tranquillité des familles ; enfin il tend à entraver la marche du gouvernement représentatif. Il ne me reste plus à vous faire qu’une seule observation. Vous avez eu le rare bonheur de pouvoir vos donner une constitution et un roi. Cette constitution, vous l’avez faite telle que vous l’avez voulu ; vous avez déterminé les droits et les devoirs de la couronne, en l’absence de la royauté, et lorsque personne n’était chargé ici de stipuler ses droits ; vous conviendrez donc que vous avez largement usé de cette faculté unique dans les fastes de l’histoire. Prenez garde de resserrer encore les limites du pouvoir royal ! Ouvrez les pages de l’histoire, évoquez vos souvenirs, et je vous demanderai si la liberté n’a pas péri souvent par trop d’extension. Après une longue et sanglante révolution, la nation la plus avide de liberté de l’Europe fut heureuse de se réfugier sous le despotisme militaire, et de se soustraire à la tyrannie insupportable de ceux qui se prétendaient les défenseurs exclusifs des libertés publiques. Les mêmes causes pourraient encore amener les mêmes résultats. Le peuple belge a maintenant autant de liberté qu’il lui en faut ; ce qu’il veut désormais, c’est l’ordre et la sécurité, et les mesures qu’on vous propose troubleraient cet ordre et cette sécurité dont le commerce et l’industrie ont tant besoin. Aussi je suis intimement convaincu que la chambre repoussera le projet, parce qu’il porte atteinte à la prérogative royale ; je suis convaincu qu’elle prêtera tout son appui au gouvernement, qui le lui demande pour la sûreté de l’Etat, dans un moment où des désastres sanglants, qui désolent la plus belle ville de la France après Paris, doivent nous faire sentir la nécessité de l’union pour préserver notre pays de semblables catastrophes.
(Supplément au Moniteur belge, non daté et non numéroté) M. Dumortier. - Messieurs, vous avez dû éprouver une bien vive surprise lorsque, après avoir adopté à l’unanimité des votants qu’une enquête serait faite sur les causes et les auteurs de nos désastres, l’on est venu, à propos du projet de loi présenté par la commission que vous avez choisie, reproduire des arguments déjà vingt fois présentés contre le principe de l’enquête elle-même, et autant de fois victorieusement combattus. Mais votre surprise a dû bien augmenter encore lorsque, pour établir une fin de non-recevoir, l’on est venu soutenir dans cette enceinte, des maximes qui ne tendent à rien moins qu’à nous priver des libertés que nous avons conquises par le fer.
Je n’aborderai pas, messieurs, les fins de non-recevoir tirées du règlement. Mes honorables collèges MM. Jullien et Leclercq en ont fait justice. Je me bornerai à examiner si, comme l’ont dit divers préopinants, l’enquête est inconstitutionnelle, et si le projet de loi qui vous est présenté peut être pris en considération.
Pour appuyer l’idée d’inconstitutionnalité, on prétend d’abord que vous n’avez pas le droit d’enquête contre les personnes, et qu’il est inconstitutionnel de rechercher les auteurs de nos désastres ; ensuite, que la chambre seule a le droit d’enquête et qu’elle ne peut le déléguer à une commission.
Je ne sais dans quel texte de la constitution on a été trouver que le droit d’enquête est restreint aux seuls ministres.
J’ai déjà eu l’avantage de démontrer, dans une occasion précédente, que c’est là une véritable hérésie, et l’honorable membre auquel je réponds a reconnu la vérité de ma démonstration. A cet égard, le texte de la constitution est clair et positif.
L’article 40 porte que chaque chambre a le droit d’enquête ; l’article 90, que la chambre des représentants a seule le droit d’accuser un ministre. Si donc, comme le soutient l’honorable membre, les chambres ne pouvaient faire d’enquête sur d’autres individus que les ministres, que deviendrait pour le sénat l’estimable prérogative que la constitution lui assure ? Il faudrait retrancher l’article 40 du pacte social, ou bien reconnaître qu’il est un non-sens, une contre-vérité.
J’arrive à l’objection que la chambre ne peut, sans enfreindre la constitution, déléguer le droit d’enquête à une commission, et je crois pouvoir démontrer l’erreur d’une pareille doctrine. Je ne vous rappellerai pas, messieurs, comment le droit d’enquête s’exerce en France, en Angleterre, en Suède, dans tous les pays constitutionnels ; je ne vous dirai pas que jamais on n’y a élevé le moindre doute sur le pouvoir de déléguer ce droit à une commission. Je crois trouver dans la constitution elle-même le preuve de la fausseté d’une telle allégation. L’article 40, en donnant le droit d’enquête, fait l’une des plus précieuses attributions de la chambre ; l’article 46 ordonne que chaque chambre détermine, par son règlement, le mode suivant lequel elle exerce ses attributions ; enfin, l’article 61 de votre règlement autorise la formation de commissions, pour l’examen d’une ou plusieurs propositions. Eh bien ! n’est-ce pas pour l’examen de l’enquête que la commission a été nommée ?
Ainsi s’écroule cette doctrine perverse, qui voudrait attribuer à la chambre seule le pouvoir d’exercer des enquêtes. Si, argumentant judaïquement, comme on l’a dit, du texte de la constitution, un pareil système pouvait être admis, il faudrait reconnaître que, conformément à l’article 34, c’est la chambre seule et non une commission qui peut vérifier les pouvoirs des nouveaux membres ; que, conformément à l’article 27, c’est la chambre seule et non chacun de ses membres qui a le droit de l’initiative des lois ; et dès lors, marchant progressivement dans la voie où vous mènerait un pareil système, vous auriez bientôt ruiné tout l’édifice de la constitution.
Que si ces raisons ne suffisaient pas pour détruire les objections que je viens d’attaquer, je vous citerais l’exemple du congrès, qui, créateur de la constitution et pouvant mieux que personne en apprécier la portée, n’a pas hésité de nommer une commission d’enquête et de la charger de faire des recherches sur les causes et les auteurs des événements de mars. Lorsque cette proposition lui fut soumise, s’est-il élevé une seule voix pour soutenir l’inconstitutionnalité de faire une enquête contre les personnes ou contre les choses, pour soutenir qu’il n’avait pas le droit de déléguer le droit d’enquête à une commission, de faire comparaître des témoins et de se faire représenter les écrits nécessaires ? Je doute qu’une seule personne eût osé soutenir alors un tel système, et, s’il en eût été ainsi, le congrès eût bientôt fait justice d’une pareille prétention ; et c’est cependant ce que l’on vient prétendre lorsqu’on veut ravir à votre commission les droits que le congrès lui-même n’a pas balancé à confier à celle qu’il avait créée.
Messieurs, il est facile de démontrer le besoin de prendre le projet en considération. La constitution vous a déféré le droit d’enquête. Vous avez délégué ce droit à la commission que vous avez investie de votre confiance. Cette commission vient aujourd’hui vous proposer des mesures pour assurer l’exercice du mandat qui vous est confié, vous ne pouvez donc vous refuser à prendre ces mesures en considération. Quand on en viendra à la discussion des articles, il sera loisible à chacun de nous de proposer tels amendements qu’il croira convenables ; et moi-même le premier, peut-être, viendrai-je en proposer. Mais écarter sans discussion au fond une proposition qui vous est faite par une commission qui n’est qu’une émanation de vous-mêmes, et qui vous déclare ne pouvoir marcher sans une loi, ce serait vouloir et ne pas vouloir, ce serait renier le principe que vous avez adopté, et auquel la nation a applaudi.
Je ne répondrai pas à ce que vient d’avancer M. le ministre de l’extérieur, lorsqu’il trouve que l’article 2 du projet donne à la commission le droit d’établir la censure ; et je ne puis croire que personne de vous s’imagine que la commission aurait le pouvoir d’établir la torture, voire même la potence ou la guillotine. Il est inutile de répondre à de pareilles objections. Quant à ce qu’il vous a dit relativement aux pièces diplomatiques secrètes, et que la constitution autorise le gouvernement de ne pas publier, cette autorisation seule présente au gouvernement toute la garantie nécessaire. Au reste, je le répète, quand on en viendra à la discussion du fond, il sera loisible à chacun de nous d’amender le projet comme il le croira convenable.
On vous a dit que l’enquête occasionnerait une perturbation dans l’armée. N’est-il pas évident, au contraire, que son premier résultat sera de rétablir cette confiance si nécessaire au soldat, en lui démontrant que, les causes de nos revers une fois connues, l’armée aura la garantie que l’on n’y tombera plus à l’avenir ? Et, s’il était démontré que la faute de nos revers retombe sur des hommes qui ne sont pas accusables par la chambre, celle-ci, en déclarant qu’ils ont forfait à leur devoir, aura vengé, autant qu’il est en elle, l’honneur du pays.
A propos du projet de loi qui vous est soumis, j’ai entendu professer des maximes étranges. On a été jusqu’à prétendre qu’il ne nous appartient pas de déclarer que l’honneur national a été atteint. Eh quoi ! l’on viendra nous contester le droit d’examiner les causes et les auteurs de nos revers, dans un moment où le peuple belge expie si cruellement la peine de ses défaites, dans un moment où nos cœurs sont encore saignants de la perte de 400,000 de nos frères, dans un moment où l’on reconnaît que nous ne devons nos conditions à jamais funestes qu’au mauvais succès de nos armes ! Mais déjà, messieurs, vous avez voulu flétrir ceux sur qui doit retomber la honte des événements ; déjà vous avez déclaré qu’il était de l’honneur et de la dignité nationale que ces hommes se justifiassent aux yeux du pays et de ses représentants. Rappelez-vous ce que vous disiez dans l’adresse au discours du trône.
« Le courage de nos soldats, disiez-vous, dut céder au nombre ; sur eux ne tombe pas le blâme de ce manque d’organisation et d’ensemble que présenta presque toute l’armée,et qui, s’il s’explique peut-être par la confiance dans l’armistice, reste encore à se justifier aux yeux de la nation et de ses représentants. » Voilà, messieurs, ce que vous déclariez à la face de la nation, il n’y a pas trois mois encore. Qu’il y a loin de cette pensée généreuse aux discours que l’on tient aujourd’hui !
Messieurs, il serait inutile de se le dissimuler davantage, toutes ces craintes sur l’exercice d’un droit constitutionnel inhérent à la représentation nationale, toutes ces difficultés n’ont qu’un but, celui d’empêcher l’exécution d’une résolution dictée par le plus pur patriotisme.
Je ne sais quelles susceptibilités la proposition d’enquête a pu mettre en jeu, et pour moi, je le déclare hautement, il me répugne de croire à des arrière-pensées. Mais lorsqu’on viendra me dire que l’on cherchera par tous les moyens à entraver l’enquête, je répondrai sans hésiter :
« Agissez avec plus de franchise ! Si vous reculez devant l’enquête, proposez à la chambre d’annuler la résolution qu’elle a prise à l’unanimité des votants ; allez même plus loin, proposez un bill d’indemnité en faveur de ceux que vous avez déclaré devoir se justifier aux yeux de la nation et de ses représentants : on verra s’il y a lieu à l’adopter. Mais si votre conscience se refuse à signer une pareille proposition, il est étrange de venir entraver par des moyens indirects une mission aussi importante que celle de réhabiliter l’honneur de la nation.
M. F. de Mérode. - Si j’avais été présent, messieurs, à la délibération sur l’opportunité de l’enquête qui a donné lieu au projet de loi dont vous discutez en ce moment la prise en considération, je me serai prononcé contre cette enquête, dont je ne conçois pas l’avantage pour le pays. Vaut-elle la peine qu’on s’en occupe avant une foule d’autres objets beaucoup plus intéressants, selon moi, que des questions de parti ? Vaut-elle la peine, dis-je, qu’on élabore péniblement, dès aujourd’hui, une loi difficile qui régularise parfaitement l’exécution des recherches que pourront ordonner les chambres à l’avenir ? Je ne le pense pas : j’ai déjà indiqué le motif de mon opinion, en disant que l’enquête était plutôt une affaire de parti qu’une affaire de véritable intérêt national. Je suis loin de croire que la chambre, où j’ai l’honneur de siéger, se soit prononcée pour une enquête par esprit de parti ; car cette chambre, je me plais à le reconnaître, représente véritablement la nation : les meilleures intentions l’animent. Mais ne peut-elle pas, sans le vouloir, être entraînée à s’occuper de questions ardues, dont la solution n’apportera au peuple aucun bien-être, aucun avantage réel ? Et, de bonne foi, les causes principes des revers qu’a subis la Belgique, dans la courte campagne du mois d’août dernier, ne sont-elles pas connues chez nous comme à l’étranger ? Je vous en ai fait, il n’y a pas longtemps encore, une courte énumération : il serait inutile de vous la répéter de nouveau. A quoi bon, en effet, rappeler sans cesse de pénibles souvenirs, les causes principales de nos revers n’étant ignorées de personne ? Quel est le but de l’enquête, qu’il faut absolument, dit-on, faire précéder immédiatement d’une loi, dont le premier projet, j’en suis convaincu, est peu en harmonie avec les idées et les vues de la majorité de cette assemblée ? Ce but réel, messieurs, je ne cache pas mon opinion à cet égard, c’est de trouver en défaut les ministres qui, sous l’administration de M. le régent, ont fait tous leurs efforts pour empêcher une guerre générale, pour éviter à notre patrie le choc périlleux qui aurait pu la briser dans la terrible coalition des grands Etats de l’Europe avec la monarchie française de juillet. Eh bien ! messieurs, je suppose (et c’est bien entendu une pure supposition de ma part), je suppose qu’il résulte de l’enquête que tel ou tel ministre ait cru trop facilement que l’heureux avènement du roi Léopold devait empêcher toute reprise d’hostilités de la part de la Hollande : quel fruit la nation belge retirera-t-elle de cette découverte ? Je ne puis m’en rendre compte. S’il s’agit simplement de mettre à couvert l’honneur du pays (qu’on prétend si souvent et si mal à propos, selon moi, déshonoré, parce qu’une armée hollandaise, renforcée d’une multitude de soldats allemands, n’a point été victorieusement repoussée), qu’on se fasse rendre compte des forces ennemies, dans toutes les armes qui les composaient ; que l’on compare ces forces avec les nôtres, les dépenses qu’elles ont coûté à la Hollande avec les sommes prélevées en Belgique, son tarif d’impôts avec celui qui a chargé la population qui habite le territoire belge. Et pour cela aucune loi ne sera nécessaire ; on pourra même s’abstenir des accusations presque nominales que j’ai entendues à regret dans la bouche d’un orateur qui défend avec force et persévérance les principes d’ordre et de stabilité, sans lesquels les institutions libres se détruisent elles-mêmes ; on pourra s’abstenir des critiques si sévères lancées contre nos généraux qui, n’ayant point l’habitude du commandement des armées, ont dû faire des fautes stratégiques, mais sont loin de mériter les censures cruellement rigoureuses, dont on les a plusieurs fois frappés dans cette enceinte, où il ne leur est pas permis de répondre. Et quant à moi, je n’ai encore pu apprécier quelles avaient été les fausses manœuvres du général Tiecken ; et je dois dire, en l’honneur du général Daine, qu’au milieu de nombreux éléments d’indiscipline, fruits inévitables d’une révolution, il était parvenu, sans mesures de force et en se faisant aimer des soldats, à établir l’ordre dans les régiments autant que les circonstances de cette époque le permettaient. Cependant, comme de la bonne direction de l’armée dépend la vie des soldats et le salut du pays, je saisis l’occasion d’émettre le vœu qu’une mesquine jalousie nationale ne prive nos troupes des officiers et des généraux qui sont nécessaires à leur instruction, et dont l’expérience nous serait encore longtemps utile lors même que la paix serait définitivement assurée.
En résumé, messieurs, je pense que si l’enquête sur nos désastres est dirigée dans le seul intérêt de l’honneur national, toute mesure de la nature de celles qu’on vous propose est absolument superflue. Que si vous avez voulu faire de votre commission une chambre ardente, prenez en considération la loi dont nous discutons l’opportunité ; mais je n’hésite pas à penser que tel ne devrait point être l’emploi de nos moments. Les questions de parti sont, à mes yeux, le fléau des gouvernements parlementaires. Je ne regretterais point l’assujettissement que m’impose l’obligation de passer chaque jour, plusieurs heures dans cette enceinte, si l’on s’y occupait de ce qui peut diminuer les souffrances ou augmenter le bien-être de mes concitoyens. Malheureusement, il me semble que, depuis le commencement de la session présente, nous avons trop souvent perdu de vue nos véritables travaux. Cependant nous coûtons, chaque semaine, au pays plus de douze mille francs : faisons en sorte que ces frais lui soient profitables. Persuadé qu’une loi régulatrice du droit d’enquête n’est point urgente, que, de plus, celle qu’on nous propose est inadmissible, je voterai contre la prise en considération du projet.
M. l’abbé de Haerne. - Messieurs, il me paraît que depuis le commencement de cette séance, on s’est écarté de la question. Les uns, comme l’orateur que vous venez d’entendre, se déclarent contre le principe même qui est déjà adopté ; d’autres discutent le fond et les articles du projet, tandis qu’il ne s’agit que de la prise en considération. C’est sur ce point que j’aurai l’honneur de vous présenter quelques considérations.
Un des instruments de despotisme dont le roi Guillaume s’est le plus habilement servi, ce sont les commissions. Toutes les questions un peu graves, concernant les libertés et les droits du peuple, étaient renvoyées à des commissions ad hoc. De cette manière, le souverain avait l’air d’accueillir favorablement toutes les plaintes et de faire justice à toutes les réclamations. Mais s’il ne violait pas ouvertement le principe constitutionnel, c’était parce qu’il croyait pouvoir atteindre plus facilement le même but d’une manière indirecte. Il eut soin de composer ses commissions de telle manière que le personnel lui répondait d’avance du résultat de leurs travaux. Puis ces commissions, après d’être donné des peines plus ou moins longues, selon le temps qu’il fallait pour calmer l’animosité publique, finissaient par ne rien produire du tout, ou par présenter au monarque des résolutions contraires aux intérêts du peuple. Alors Guillaume, qui semblait ne plus pouvoir récuser les lumières qu’il avait invoquées, faisait semblant de céder forcément à leurs décisions, et se déchargeait ainsi, lui et son ministère, de toute responsabilité. Telle était la tactique du gouvernement hollandais.
Notre ministère a nommé aussi une commission chargée de faire une enquête sur les désastres du mois d’août. Je n’en blâmerai pas le personnel, parce que je ne le connais pas ; je n’examinerai pas ses travaux, parce qu’il paraît que jusqu’à présent elle n’a rien fait, rien ou peu de chose.
Cependant tout le monde criait à l’incurie, à la trahison ! La chambre voulut connaître la vérité. Quelques membres déclarent que c’est le cas d’user du droit d’enquête. Toute la chambre partage le même avis. Le principe de l’enquête et la nécessité de nommer une commission sont admis à l’unanimité, moins un ou deux membres qui s’abstiennent de voter. Enfin on procède à la nomination d’une commission, pas encore d’opposition ; il semble même qu’il soit indifférent si elle doit être nommée à la majorité relative ou absolue. Est-ce le personnel qui fera naître de l’opposition, soit de la part du ministère, soit de la part de la chambre des représentants ? Aucunement, car les noms qui sortent de l’urne sont de nature à imprimer la plus grande confiance, tant sous le rapport des lumières que sous celui des sentiments patriotiques. Parmi eux se rencontrent même deux honorables membres qui, par les questions préparatoires qu’ils avaient soumises à la chambre, avaient montré tout ce qu’on pouvait attendre de leur zèle et de leur activité.
Je vous l’avoue franchement, messieurs, je ne conçois rien à l’opposition que le projet présenté par votre commission rencontre à présent dans cette assemblée. Si une portion considérable de la chambre s’était déclarée contre le projet même de l’enquête, je comprendrais qu’à présent elle veuille en paralyser l’effet ; ou bien, s’il s’agissait d’examiner au fond et en détail le projet de résolution qui vous est soumis, je concevrais qu’on élève des questions de constitutionnalité sur plus d’un point, qu’on veuille en supprimer, changer ou modifier la plupart des articles ; tout cela me paraîtrait bien naturel. Mais de quoi s’agit-il ici, messieurs ? Il s’agit de savoir si le projet qu’on vous présente pour appliquer le droit d’enquête à un cas auquel vous avez déjà décidé qu’il doit être appliqué, si ce projet, qui est aussi indispensable que celui que le congrès a adopté pour faire l’enquête sur le pillage, peut être pris en considération, s’il mérite qu’on s’en occupe, si enfin on peut l’admettre dans une seule ou dans plusieurs de ses dispositions, après l’avoir modifié et amendé de telle manière qu’on voudra. Je le répète, la question ainsi posée devient si simple qu’il faut faire violence au sens commun pour la trouver douteuse. C’est pourquoi je ne puis me rendre compte des débats qu’elle a fait surgir dans la chambre.
Dès qu’une question un peu importante est soulevée parmi nous, il est pénible de voir, messieurs, la chambre se séparer comme en deux camps et de rencontrer à peu près toujours les mêmes hommes de part et d’autre. Je n’examinerai pas de quel côté est le tort, ni quelle peut être la cause de cette dissension continuelle. Je conviendrai qu’elle peut tenir à l’esprit de système, mais elle est fondée le plus souvent sur des raisons plus ou moins spécieuses qui existent des deux côtés. C’est ainsi que par amour de la paix on nous a fait accepter les 18 articles, quoique nous n’ayons pas vu se vérifier les prévisions pacifiques qu’on fit sonner si haut. C’est ainsi qu’on a fait passer par le même motif les 24 articles subséquents, quoique d’après les nouvelles récentes de la Hollande, il paraisse que ces promesses ne se réaliseront pas plus cette fois-ci que la première. Mais enfin quoi qu’il en soit, ces raisons n’en sont pas moins spécieuses : quand on vous donner à opter entre de grands sacrifices et l’éventualité d’une guerre désastreuse, il est plus d’un homme qui balancerait avant de se prononcer. Dans des cas semblables, on ne doit pas s’étonner de voir la chambre partagée en deux parties à peu près égales. Mais, dans le cas présent, on ne rencontre pas une telle alternative ; il s’agit seulement d’examiner la conduite de quelques hommes qui se sont attirés des soupçons que vous avez trouvés vous-mêmes assez plausibles pour en faire l’objet d’une enquête ; et ces hommes, vous les jugerez vous-mêmes ou vous les traduirez devant des tribunaux dont sans doute vous ne craignez pas la trop grande sévérité envers les traîtres. Encore une fois, messieurs, il n’entre pas dans mon esprit que cette question puisse en être une pour quelqu’un d’entre nous.
Mais je dois vous dire ici ma pensée tout entière. On ne craint pas que l’enquête ne fasse découvrir les vrais coupables, on ne craint pas que ceux-ci ne soient flétris, et ne portent toute la honte dont il ont couvert la nation ; non, j’ai trop bonne opinion de chaque membre de cette assemblée pour avoir le moindre doute à cet égard ; mais ce que l’on craint, c’est que cette enquête ne nous amène des résultats que chacun de nous désirerait éviter. Vous pénétrerez toute ma pensée, messieurs, si vous vous rappelez les désirs sanguinaires, les terreurs, les idées de mort et de carnage qui fit naître naguère chez un peuple voisin le procès de quelques hommes qui avaient accumulé sur leurs têtes toutes les haines et toutes les malédictions de la France. Je ne m’étonnerais nullement que vous reculiez devant les exécutions sanglantes, arrachées aux juges par l’autorité de la rue. Je suis plus profondément pénétré que personne d’un sentiment d’humanité qui doit nous animer tous, et je serais le premier à me déclarer dans ce cas contre la peine capitale.
Mais si la société n’a pas soif de sang, elle a soif de justice ; et de la peine de mort à l’impunité, il y a une distance immense. Vous ne croirez pas, sans doute, messieurs, que s’il y a de la faute de quelques hommes que des centaines de Belges sont tombés sous le fer de l’ennemi, que leur sang a coulé inutilement, et que la nation tout entière, après avoir été placée sur le bord de l’abîme, est restée couverte d’ignominie aux yeux de l’Europe ; vous ne croirez pas, dis-je, que ces hommes ont mérité de rester impunis. Eh bien ! vous avez cru qu’il était possible que de tels hommes, de tels coupables existassent en Belgique ; vous avez ordonné qu’on fît une enquête pour constater leur crime, et quand on vous présente un projet de loi pour atteindre ce but, vous viendrez dire que ce projet ne mérite pas l’honneur d’être pris en considération ? Non, vous ne le ferez point : ce serait manquer à votre commission, à vous-mêmes, et à la nation que vous représentez.
(Moniteur belge n°169, du 1 décembre 1831) M. Gendebien obtient la parole ; il parle pour la prise en considération. L’obscurité qui règne dans la salle, et qui force l’orateur à s’interrompre presque à son début, nous a empêché de prendre des notes, et par conséquent de reproduire la première partie de son discours.
- La séance est levée à quatre heures un quart, et la suite de la discussion renvoyée à demain onze heures.