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Chambre des représentants de Belgique
Séance du mercredi 25
janvier 1832
Sommaire
1) Pièces adressées à la chambre
2) Motion d’ordre relative à l’organisation des
travaux des sections (Mary, Delehaye,
Lebègue, Jullien)
3) Motion d’ordre relative au projet de loi
portant organisation des cours et les tribunaux (inamovibilité des juges) (Dubus, de Robaulx, Jullien, Raikem, de Robaulx)
4) Proposition de loi portant organisation de
l’instruction publique (instruction primaire, gratuité pour les enfants
pauvres, rôle des pouvoirs publics et de l’église dans l’enseignement,
anticléricalisme) (proposition Seron-de Robaulx). Prise en considération (Delehaye, H. de Brouckere, de Robaulx, Jullien, de Theux, Delehaye, H. de Brouckere, Jamme, de Nef, H. de Brouckere, Ch. Vilain XIIII, Pirson, Dellafaille, Desmanet de Biesme,
de Haerne, Barthélemy, de Robaulx, de Foere)
5) Projet de loi accordant des crédits
provisoires au département de la guerre pour l’exercice 1832 (Ch. de Brouckere)
6) Proposition de loi portant organisation de
l’instruction publique (instruction primaire, gratuité pour les enfants
pauvres, rôle des pouvoirs publics et de l’église dans l’enseignement,
anticléricalisme) (proposition Seron-de Robaulx). Prise en considération (Jullien)
(Moniteur
belge n°27, du 27 janvier 1832)
(M. Destouvelles, vice-président, occupe le fauteuil.)
La séance est
ouverte à midi et demi.
M. Lebègue fait l’appel nominal.
M. Dellafaille lit le procès-verbal ; il est adopté.
PIECES ADRESSEES A LA
CHAMBRE
M. Lebègue analyse les pétitions , qui
sont renvoyées à la commission.
M.
Mary demande la parole pour une
motion d’ordre ; il propose de nommer trois commissions spéciales auxquelles
serait renvoyé l’examen des projets de loi sur l’organisation provinciale, sur
l’organisation judiciaire et sur le sel.
M. Delehaye. - Je m’oppose à ce que les
projets dont il s’agit soient renvoyés à des commissions spéciales par deux
motifs : le premier, c’est que la section centrale s’éclaire des lumières des
diverses sections, et le second, c’est que le système des commissions
empêcherait plusieurs membres qui ont de grandes connaissances, mais qui n’ont
pas coutume de prendre la parole en séance publique, empêcherait ces membres
d’apporter dans la matière le fruit de leur expérience.
M.
Mary insiste pour l’admission de
sa motion.
M. Lebègue et M. Jullien la combattent par le motif que les diverses sections
ayant achevé d’examiner les budgets, et la discussion dans la section centrale
devant exiger 15 jours au moins, les sections vont se trouver à rien faire.
M. Dubus fait une autre motion d’ordre tendante à ce que les
sections examinent d’abord la question préalable de savoir si, comme le porte
le projet, les cours et tribunaux du royaume seront supprimés et remplacés par
d’autres, ou si, comme le demande la cour de Bruxelles, les juges actuellement
existants seront maintenus et déclarés inamovibles.
M. de Robaulx s’oppose à cette manière de procéder.
M. Jullien. - Voilà déjà deux motions
d’ordre différentes ; pour peu qu’il en survienne une troisième, la
délibération se trouverait dans un grand désordre. Je demande donc que la
motion de M. Mary soit mise aux voix, puis celle de M. Dubus, et qu’enfin on
passe à l’ordre du jour. (Appuyé ! appuyé
!)
-
La proposition de M. Mary est mise aux voix et rejetée.
Plusieurs membres demandent que M. Dubus dépose sa proposition écrite.
M. Dubus la fait parvenir à M. le président ; elle est ainsi conçue :
« Je propose
de renvoyer aux sections l’examen de la question préliminaire de savoir : 1° si
les juges actuellement en fonctions sont inamovibles, ou bien si les cours et
tribunaux existants devront être remplacés par de nouvelles cours et tribunaux
; 2° et, dans le cas de la deuxième alternative, à qui appartiendra la
nomination des nouveaux juges. »
M. le ministre de la
justice (M. Raikem). - Je ferai observer qu’il n’y a qu’une seule question
à examiner, celle de savoir à qui appartiendra la nomination des juges, chose
qui n’a pas été décidée par la constitution. Quant à l’autre, il me semble
qu’en consultant le texte de la constitution, et en se rappelant le sens dans
lequel l’article 135 a été présenté par la section centrale et adopté par le
congrès, il ne peut y avoir aucune difficulté ; car cet article porte que le
personnel des cours et tribunaux est maintenu jusqu’à ce qu’il y ait été pourvu
par une loi. Il n’est donc point douteux que le renouvellement est laissé à la
législature.
M. de Robaulx. - Lorsqu’il s’est agi au
congrès de cet article 135, j’ai demandé, à l’occasion d’un amendement proposé
par M. Lebeau, je crois…
Plusieurs voix. - Non, par M. Zoude.
M. de Robaulx. - … A l’occasion de cet
amendement, j’ai demandé : Entend-on conserver la juridiction actuellement
existante ? On m’a répondu ; oui, pour ne pas laisser le pays sans
judicature ; mais, quant à l’amovibilité des juges, elle a été reconnue par
tout le monde. Je pense qu’il faut renvoyer en sections le projet tout entier,
et ne pas fractionner comme on le demande. Je m’oppose à la motion de M. Dubus.
- Cette motion est
mise aux voix et rejetée.
M. le président. - L’ordre du jour appelle la discussion sur la prise
en considération de la proposition de MM. Seron et de Robaulx relative à
l’instruction primaire.
M. Delehaye. - Je demande la parole pour
une motion d’ordre.
La proposition de
MM. Seron et de Robaulx est envisagée par les uns comme inconstitutionnelle, et
par les autres, comme incompatible avec notre système financier. Ces questions,
avec les assertions erronées émises lors des développements, exigeront une fort
longue discussion. Comme le gouvernement a nommé une commission pour préparer
un projet sur la même matière, et que ce projet doit être bientôt prêt, je
demande que la proposition soit ajournée jusqu’à ce que cette commission ait
fait son rapport.
M. H. de Brouckere. - Sous prétexte d’une motion
d’ordre, M. Delehaye a entamé le fond de la question ; car, aux termes du
règlement, il s’agit de savoir si la chambre doit prendre ou non la proposition
en considération ou bien si elle doit l’ajourner.
M. Delehaye. - Pas du tout, ma proposition
a pour but d’empêcher la chambre de s »occuper de toute discussion sur la
prise en considération, et d’ajourner la proposition sans rien préjuger.
M. de Robaulx. - Il me semble que la
proposition de M. Delehaye ne tend à rien moins qu’à enlever aux membres de la
chambre le droit d’initiative ; car, chaque fois que nous voudrons présenter un
projet, il suffira au gouvernement de dire qu’il a chargé une commission d’en
préparer un, pour que notre proposition soit ajournée jusqu’au rapport de cette
commission. D’ailleurs, en présentant notre projet, nous avons déclaré que, si
le gouvernement en proposait un, nous le retirerions ; mais, puisqu’il n’en est
pas ainsi, il faut le laisser.
M. Jullien. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.
La proposition ayant été développée, nous nous trouvons placés dans les termes
de l’art. 37 du règlement qui porte :
« Si la
proposition est appuyée par cinq membres au moins (elle l’a été), la discussion
est ouverte, et le président consulte la chambre pour savoir si elle prend en
considération la proposition qui lui est soumise, si elle l’ajourne ou si elle
déclare qu’il n’y a pas lieu à délibérer. »
Ainsi la motion de
M. Delehaye est, en ce moment, prématurée.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - J’ai l’honneur d’informer la chambre que la
commission nommée par le gouvernement, pour préparer un projet sur
l’instruction publique, n’a pas encore achevé son travail. Aussitôt qu’il le
sera, je m’empresserai de le présenter à la chambre. Dans tous les cas, cette
présentation aura lieu avant que la chambre ait terminé les travaux qui lui
sont soumis.
M. Delehaye. - Je m’empare de l’article 37
du règlement, invoqué par M. Jullien, et je soutiens qu’il faut avant tout
s’occuper de la question d’ajournement.
M. H. de Brouckere. - La proposition de M.
Delehaye ne tend à rien moins qu’à escamoter la discussion. (L’orateur cite à
son tour l’article 37 du règlement.)
Maintenant,
ajoute-il, qu’a à faire M. le président ? Trois listes d’inscription : une pour
les orateurs qui seront d’avis de la prise en considération, une autre pour
ceux qui pense qu’il n’y a pas lieu à délibérer, en enfin une troisième (sur
laquelle se fera inscrire M. Delehaye) pour ceux qui veulent l’ajournment. Je
demande en conséquence qu’on procède à la discussion.
M. le
président. - Que ceux qui
sont d’avis de passer outre à la question de prise en considération veuillent
bien se lever.
- La chambre se
prononce à un forte majorité pour l’affirmative.
M. Jamme. - Messieurs, la proposition
de MM. Seron et de Robaulx, relative à l’établissement d’un enseignement public
gratuit pour toute la Belgique, soulève des questions du plus haut intérêt.
Elle ne peut manquer d’appeler l’attention de tous les membres de la chambre,
et de réveiller à la fois les pensées d’humanité et de patriotisme les plus
généreuses.
Je regrette que la
manière dont cette proposition a été faite ne permette, pour le moment, que de
discuter sur des principes généraux, en attendant qu’un projet de loi soit
présenté et soumis à la délibération de la chambre : car, pourrions-nous,
messieurs, décider aujourd’hui qu’au premier du mois de juillet prochain, une école
sera ouverte dans chaque commune de la Belgique, lorsque nous ignorons ce que
seront ces écoles, quel sera le mode d’enseignement que l’on y donnera, quelle
marche on suivra pour la nomination des instituteurs, comment elles seront
surveillées, et plus que cela, quel somme nous aurons à voter au budget pour
leur établissement primitif, leur entretien et leur personnel ?
Je vais donc
émettre quelques pensées sur ce sujet : la discussion apportera toujours
quelques lumières.
Messieurs,
personne ne peut désirer, plus que moi, que l’instruction se propage dans
toutes les classes de la société, et voir disparaître la différence humiliante
et pénible qui se remarque entre celui qui a certaine instruction et celui qui
a le malheur d’en être complètement privé.
Il convient à
l’époque où nous sommes de doter la Belgique d’un bon système d’enseignement
public et des établissements nécessaires pour le mettre à la portée de toutes
les élèves.
La législature
actuelle sera fière, sans doute, de compter ce bienfait au nombre de ses
travaux ; bien que modeste, il en sera toujours un des plus utiles.
Je considère la
dépense à faire pour rendre l’instruction primaire gratuite comme l’emploi des
deniers publics le plus sagement conçu, non seulement dans l’intérêt des classes
pauvres, mais dans celui de la société en général.
L’instruction
primaire doit être spécialement encouragée ; c’est cette instruction dont la
privation s’aperçoit le plus souvent, celle dont les bons résultats sont les
plus certains, celle qui contribue le plus à adoucir les mœurs, qui fait fuir
les funestes préjugés, qui forme le peuple à juger sainement ses véritables
intérêts et le met à même d’éviter bien des maux attachés à sa position et
résultant de la triste ignorance. Indépendamment de tous ces motifs moraux en
faveur de la proposition, je reconnais, messieurs, la nécessité d’établir un
mode d’enseignement primaire sagement approprié aux besoins de toutes les
classes de la société et soumis à une surveillance régulière, mais une
surveillance hors de la portée de l’influence de toute autorité quelconque.
La nécessité
d’établir cet enseignement bien déterminé par une loi, je la trouve, messieurs,
dans notre constitution, qui consacre la liberté de l’enseignement ; car de
cette liberté, il peut résulter de graves abus, contre lesquels il faut se
prémunir par cette même constitution, qui veut que l’instruction publique
donnée aux frais de l’Etat soit réglée par la loi.
Du fait que la
commune ou l’Etat paie un subside, la commune ou l’Etat acquiert incontestablement
le droit de déterminer le mode d’instruction et d’en surveiller l’exécution.
L’instruction
libre est une puissance à laquelle il faut opposer une autre puissance ; cette
autre puissance, c’est l’instruction donnée aux frais de l’Etat et garantie par
une surveillance indépendante et déterminée par la loi.
Un pouvoir sans
une force qui le balance est inséparable de l’abus, de l’empiètement et de
l’erreur ; il est inutile que l’expérience démontre cette vérité, elle est
vulgaire.
D’ailleurs, messieurs,
de la présence de l’enseignement libre et de l’enseignement déterminé par la
loi résultera la concurrence, sans laquelle il n’existe ni vie ni activité dans
l’exercice même des professions les plus nobles.
Il faut aussi considérer
que, s’il n’y avait, pour répandre l’instruction, que des établissements
particuliers, par conséquent libres, il pourrait résulter de la seule volonté
des particuliers de cesser leurs établissements, une interruption dans les
moyens de donner l’instruction, qui deviendrait extrêmement nuisible et
favoriserait le monopole.
J’entends
quelquefois dire que l’instruction religieuse ne doit pas faire partie de
l’enseignement public, et qu’elle doit être laissée aux soins des
ecclésiastiques seuls. Je suis loin, messieurs, d’être de cet avis ; bien,
quant à l’enseignement des dogmes de la religion, il peut n’appartenir qu’aux
ecclésiastiques de le donner ; mais je pense qu’à l’âge auquel les enfants des
classes pauvres fréquenteront les écoles gratuites, l’influence de la morale
religieuse ne pourra être qu’éminemment utile.
Selon moi, la
religion est la philosophie du peuple : quand l’homme ignorant en manque, il
est près de cesser d’être homme de bien ; pour lui les idées d’ordre moral, de
justice, de sagesse sont hors de sa portée, rien chez lui ne peut suppléer aux
sentiments religieux ; car, si même il ne les comprends pas ces sentiments, au
moins il y a foi ; et alors il agit, il fait le bien par instinct ; la religion
l’aide à supporter ses maux. Pour lui l’avenir doit être rempli de crainte et
d’espérance ; sa vertu ne peut aller au-delà, elle consiste moins à faire le
bien qu’à éviter le mal.
Les élèves qui
fréquenteront les écoles primaires gratuites appartiendront aux classes
inférieures de la société, ils y entreront jeunes et en sortiront à un âge peu
avancé encore ; ces élèves ne peuvent recevoir que peu d’instruction. A cet
âge, les impressions sont vives, elles demeurent ; c’est le moment de leur
inculquer les préceptes de la morale chrétienne, si simples, si vrais, si
persuasifs. On ne peut, pendant le court espace de temps qu’ils donneront à
leur instruction, que les diriger vers le bien et la vérité.
J’abandonne cette
question, elle se reproduira, lors de la discussion du mode d’enseignement,
avec beaucoup d’autres que je n’ai pu qu’effleurer.
La chambre
n’ignore pas, sans doute, que dans ce moment, deux commissions s’occupent, une
d’elles à faire une loi générale sur l’instruction publique, qui traitera de
l’enseignement dans toutes ses parties ; l’autre, de la confection de la loi
communale, avec laquelle la loi sur l’instruction sera mise en rapport en ce
qui concerne l’enseignement primaire et moyen.
La chambre peut
user du droit qu’elle a de prendre l’initiative, créer une commission et la
charger de la rédaction d’un projet de loi.
Mais, messieurs,
ce travail est considérable, il nécessite beaucoup de recherches et de
connaissances, et je pense, vu les travaux multipliés de la chambre, qu’il
serait sage d’attendre le projet que nous proposera le ministre et que nous
pouvons rendre conforme à nos vues au moyen des amendements.
Pour faire un plan
général des écoles à établir, il est nécessaire de connaître les communes où
déjà il y en a ; car ces écoles reçoivent, la plupart au moins, des subsides
des communes, des provinces ou de l’Etat. Ces écoles ont des locaux et des
mobiliers ; nul doute qu’il y aura nécessité de régulariser les subsides déjà
accordés : on traitera avec les communes pour les locaux et le mobilier, et, en
modifiant l’enseignement sur le mode à établir, un nombre considérable d’écoles
pourront, en peu de temps, marcher suivant le nouveau système.
A l’appui du
raisonnement que je viens de faire, messieurs, et pour vous démontrer à quel
point il est nécessaire de connaître le nombre des écoles existantes et les
diverses catégories dans lesquelles elles doivent être classées, je vais vous
faire connaître, en peu de mots, les renseignements que je me suis procurés sur
les écoles existant actuellement dans la province de Liége.
Il existe dans la
province de Liége 355 écoles primaires ; de ce nombre, 82 reçoivent un subside
de l’Etat, 149 reçoivent un subside des communes, 124 subsistent des
rétributions payées par les élèves.
Je suis fondé à
croire que dans ce nombre ne sont pas comprises les écoles, assez nombreuses,
entretenues à l’aide de souscriptions volontaires et dans lesquelles
l’instruction se donne gratuitement.
En outre des
dépenses de constructions et de réparations dans lesquelles les communes
interviennent, la province accorde annuellement de 8 à 9,000 florins pour le
même objet.
Quatre-vingts
communes seulement sont privées d’écoles, et de ce nombre 21 envoient leurs
enfants aux écoles des communes voisines.
On
conçoit, par ce rapport, que la dépense déjà supportée par l’Etat, par la
province, et une partie de celle supportée par les communes, pourra venir à la
décharge de la dépense que présentera le plan général.
Je borne ici mes
observations, en faisant remarquer que j’ai la conviction que la dépense
évaluée par mon honorable collègue, M. de Robaulx, à 200 florins pour une
école, s’élève sensiblement au-delà.
Je voterai pour la
prise en considération.
M. de Nef. - Messieurs, la proposition
qui vous est présentée par les honorables MM. Seron et de Robaulx mérite une
attention toute particulière, et je crois, à raison de son importance, devoir
vous soumettre quelques observations.
Il existe,
messieurs, une différence essentielle entre l’instruction donnée gratuitement
par l’Etat et celle donnée de la même manière par un particulier ou par les
soins d’une commune, en ce que la première est à la charge de la généralité des
contribuables, parmi lesquels il peut s’en trouver auxquels telle ou telle
instruction pourrait déplaire souverainement.
D’un autre côté,
outre la dépense énorme dont il faudrait grever l’Etat, en adoptant le premier
système, je craindrais encore de voir un jour le ministère abuser de ce système
pour introduire et faire adopter tels ou tels principes. Loin de moi de vouloir
élever de semblables soupçons contre le ministère actuel, dans lequel j’ai
toute confiance ; mais il est impossible de savoir quel sera le ministère qui,
par exemple, dans vingt ans, sera à la tête des affaires.
Vous vous
rappellerez encore, messieurs, que c’était aussi sous le vain prétexte de
protéger l’enseignement, que le gouvernement du roi Guillaume en a si
singulièrement abusé.
On a dit que
l’instruction primaire est négligée dans les provinces de Luxembourg et de
Namur : les honorables députés de ces provinces peuvent dire ce qui en est :
mais, quant à moi, je puis assurer que dans la province d’Anvers, l’instruction
primaire est soignée au mieux par les autorités locales, et qu’il est à ma
connaissance que, dans toutes les communes du district de Turnhout, les enfants
pauvres participent généralement aux bienfaits de cette instruction.
Je ne m’opposerais pas à la prise en considération de la proposition qui
vous est présentée, si elle avait pour but de charger les communes du soin
d’ouvrir des écoles communales, où les enfants pauvres recevraient gratuitement
l’instruction nécessaire ; et c’est même ce qui de fait a lieu depuis longtemps
dans la plupart des communes de la province d’Anvers, et même, à ce que je
crois de plusieurs autres provinces.
Mais persuadé,
comme je le suis, que la moindre crainte qu’on aurait de voir porter atteinte à
la liberté de l’enseignement suffirait pour renouveler les mêmes inquiétudes et
le même grief que le monopole de l’enseignement avait fait naître sous le
gouvernement précédent, je me vois forcé de m’opposer à la prise en
considération de la proposition des honorables MM. Seron et de Robaulx.
M. H. de Brouckere. - Messieurs, dans une
discussion de prise en considération, et alors qu’il s’agit uniquement de
décider si la chambre consent ou ne consent pas à faire de la proposition des
honorables MM. Seron et de Robaulx l’objet de ses délibérations, nous n’avons
pas à rechercher si cette proposition peut, sans inconvénients, être transformée
en loi dans les termes où elle est conçue aujourd’hui, ou bien s’il lui faudra
faire subir des modifications, la corriger, l’amender, ni quels sont les
modifications, les corrections et les amendements auxquels il faudra la
soumettre. N’anticipons donc pas, et remettons à un temps plus opportun
l’examen approfondi et détaillé de toutes les questions qui se rattachent à la
matière, et que soulèveront nécessairement, ou la discussion générale, ou celle
des articles.
Qu’avons-nous à
faire aujourd’hui ? Nous demander si la proposition qui nous est soumise ne
viole en rien la constitution et n’attente à aucune de nos libertés ; si elle
présente assez d’importance et d’intérêt pour devoir fixer l’attention de la
chambre.
A la première
question, je réponds que l’article 17 de la constitution impose au pouvoir
législatif l’obligation de régler l’instruction publique donnée aux frais de
l’Etat, et que, quels que soient le nombre et la nature des établissements où
se donnera cette instruction, l’enseignement n’en sera pas moins libre, et
qu’il n’en sera pas moins facultatif à tous et un chacun d’ériger, à côté de
ces établissements, d’autres établissements rivaux, où l’instruction sera donné
d’après telle méthode, d’après tels principes que l’on jugera à propos.
Quant à la
deuxième question, la proposer c’est la résoudre. Quelle autre matière, en
effet, présente plus d’importance et d’intérêt que l’instruction, que
l’instruction primaire surtout ? Vous en occuper est un devoir impérieux pour
vous, que vous imposent non seulement la constitution, mais la civilisation,
mais l’humanité elle-même.
Je
sais que, entre une décision de prise en considération, et une décision de
non-lieu à délibérer, il est un terme moyen, l’ajournement. Mais ce n’est point
le cas, messieurs, d’y avoir recours. Que l’examen approfondi soit remis à une
époque plus ou moins éloignée, j’y consens, je le demande même ; mais rien,
absolument rien ne s’oppose à ce qu’elle soit, dès aujourd’hui, prise en
considération. Si vous en décidiez autrement, craignez, messieurs, que votre
décision ne soit mal interprétée à l’intérieur et au-dehors. Refuser, pour un
temps illimité, de vous occuper de l’instruction primaire, lorsqu’il vous est
connu que, dans la plupart des provinces, elle languit, elle dépérit depuis
seize mois, ah ! messieurs, pour l’honneur de la révolution, pour l’honneur du
pays, que déjà l’on calomnie bien assez, gardez-vous de montrer même une
apparence de dédain pour un objet digne, entre tous les autres, de votre
sollicitude et de vos soins particuliers.
M. Ch. Vilain XIIII. - Messieurs, l’orateur qui a
développé le premier la proposition dont nous nous occupons aujourd’hui, a
placé la discussion sur un terrain que j’accepte. Il a versé à pleine mains le
blâme, le mépris et l’injure sur la révolution brabançonne et sur les
catholiques belges : j’essaierai de lui répondre ; j’essaierai de défendre nos
pères et notre foi, injustement outragés.
La révolution
brabançonne fut juste et légitime, elle fut même légale.
La grande
Marie-Thérèse venait de mourir. Cette nouvelle imprévue avait frappé ses
peuples de stupeur, et retenti, comme un coup de foudre, dans le cœur de tous
ses sujets. Regrettée dans les palais, elle fut pleurée dans les chaumières.
Jamais souverain ne fut plus aimé ; mais aussi jamais pays ne fut plus heureux
que les provinces belgiques sous le sceptre de cette grande femme. A la douleur
de sa perte se joignait comme un vague pressentiment du règne désastreux de son
fils ; elle-même avait dit avant sa mort : Après moi les Pays-Bas verront du
nouveau.
Joseph II monta
sur le trône, mais il ne devient pas souverain de notre pays au même titre
qu’il était archiduc d’Autriche ; il ne fut reconnu comme duc de Luxembourg, de
Limbourg et de Brabant, comme comte de Flandres, de Hainaut, de Namur et comme
seigneur de Malines, qu’après avoir prêté le serment de « maintenir les
Belges dans la jouissance de leurs droits et privilèges. » Or, le plus
précieux de ces droits était expressément mentionné en l’article 68 de la
joyeuse entrée, qui disait : « qu’en cas de violation de la charte, les
sujets ne sont plus tenus de faire aucun service au principe, ni de lui prêter
obéissance dans les choses de son besoin, jusqu’à ce que le duc ait redressé
l’emprise et remis les choses en leur premier état. » C’est après avoir
fait ce serment, dont son cœur méditait le parjure, que les états lui promirent
à leur tour d’être soumis, obéissants, loyaux, dévoués et fidèles vassaux et
sujets, « aux mêmes conditions que leurs prédécesseurs. » Il y avait
entre le prince et les citoyens véritable contrat synallagmatique.
Eh bien ! Joseph
le rompit ce contrat ! Le 17 juillet 1781, il prête serment, et, le 23 novembre
de la même année, il viole la constitution de la manière la plus formelle et
dans son essence même ; il attaque l’indépendance des Etats, l’inamovibilité
des cours ; il substitue des ordonnances aux anciennes coutumes, qui ne
pouvaient être changées qu’avec le concours des états généraux ; il se pose roi
absolu, et commence le cours de ces prétendues réformes où le ridicule et
l’odieux se disputent la palme. C’est ici que je regrette de ne pouvoir entrer
dans des détails pour vous montrer ce Philippe II du philosophisme, moins cruel
et moins grand, sans doute, mais aussi fourbe que le tyran espagnol, violer ses
serments avec une impudeur rare, fouler aux pieds la véritable liberté,
anéantir la prospérité de ses peuples, non pas, comme l’ont prétendu ses
apologistes, pour courir après des chimères de civilisation, de faux semblants
de libertés, de prétendus droits de l’homme et de la raison ; mais, profitant
des idées alors en vogue et se couvrant d’un vernis philosophique, il voulut
passer le niveau autrichien sur nos mœurs, nos coutumes, nos institutions, et
imposer sa monarchie absolue à nos provinces qui formaient presque une
république fédérative. Le prince avait rompu le contrat, les citoyens n’étaient
plus tenus de l’exécuter ; après sept ans de patience, ils refusèrent les
subsides, et la révolution s’ensuivit. Je le répète, elle fut légale la
révolution brabançonne ; mais non seulement elle fut légale, ce qui est peu de
chose, elle fut juste et légitime autant que la révolution de 1830. Comme en
1830, tout un peuple se leva pour défendre ses libertés indignement violées.
Et qu’on ne dise
pas que la révolution de 1788 ne fut entreprise que dans l’intérêt exclusif de
la noblesse et du clergé ; pour ne parler que des intérêts matériels, l’impôt
forcé substitué à l’impôt consenti et la presse autrichienne substituée à l’enrôlement
volontaire pesaient particulièrement sur le peuple ; toute la nation avait
intérêt au maintien de ses privilèges, et toute la nation prit les armes pour
les défendre. Il n’y a pas de comparaison à faire, à cette époque, entre le
peuple français et la nation belge. Ici le peuple était représenté
annuellement, et sa représentation n’était pas, comme aux états généraux de
France, une fiction, une dérision : le tiers-état des province belgiques
n’était soumis à aucune des formes humiliantes auxquelles était assujetti le
tiers-état français ; il était influent dans l’assemblée, sa voix était
puissante et souvent victorieuse. En 1788, la noblesse et le clergé accordèrent
les subsides ; ce fut le tiers-état qui les refusa et qui rendit inutile le
consentement des deux autres ordres. Je ne crains pas de le dire hautement : en
1780 le peuple belge était heureux entre toutes les nations de l’Europe, et sa
constitution était, avec celle de l’évêché de Liége, la plus belle et la plus
libérale qui eût été jusqu’alors.
L’orateur auquel
je réponds résume en un fait toutes la révolution brabançonne ; il nous
présente le massacre affreux du malheureux Van Kricken, comme l’expression du
soulèvement de 1790. Mais que répondrait l’honorable député de Philippeville si
je lui disais : A cette époque vous étiez Français, vous adoptiez chaudement
les principes de la révolution française, et cependant la tête de la princesse
de Lamballe fut aussi promenée au bout d’une pique ; et cependant Louis XVI,
Marie-Antoinette, la sainte Elisabeth, le vertueux Bailly, madame Rolland, le
savant Lavoisier, le poète Chénier, et 18 mille 613 victimes innocentes
périrent, non pas massacrées par la populace dans un moment de rage, mais
froidement, mais juridiquement assassiné par la main du bureau. Il vous sied
bien vraiment de venir nous reprocher un meurtre isolé, vous dont les principes
sueraient du sang, si l’on pouvait jamais faire retomber sur des principes la
responsabilité d’événements qui n’en sont pas la conséquence nécessaire. Laissez,
croyez-moi, laissez en paix la mémoire de nos pères ; leur cause fut juste,
leurs intentions droites, et leurs mains sont restées pures. Si le succès n’a
pas entièrement répondu à la justice de leur cause, l’histoire est là pour dire
les folies, l’ambition et l’ineptie des chefs auxquels la nation s’était
livrée. Jamais, du moins, le sceptre hideux de 93 n’a obscurci la Belgique de
son ombre sanglante.
J’ai hâte,
messieurs, d’arriver au reproche d’obscurantisme, de haine des lumières,
d’amour de l’ignorance que les deux orateurs adressent de concert aux
catholiques. A des allégations sans preuves, je crois pouvoir répondre par des
faits. Depuis combien de temps, messieurs, la philosophie prêche-t-elle la
nécessité de l’instruction pour le peuple ? Depuis combien de temps s’en
occupe-t-elle activement ? Il y a 70 ans que Voltaire en dit un mot dans
quelques-uns de ses pamphlets ; puis Diderot en parla ; puis dix ans après,
Condorcet s’en occupa ; enfin Franklin émit des idées vraiment
philanthropiques. Mais toutes ces théories passèrent sans porter fruit, sans
laisser aucune trace après elle. La révolution se fit, et, malgré un rapport,
quelque discours et un décret, je crois, de la Convention, l’instruction
primaire ne s’améliora pas ; sous le directoire, le consulat et l’empire, on ne
s’en occupa pas davantage. Des philosophes, à part quelques âmes généreuses
telles que Larochefoucault, Liancour et Lafayette, avaient alors bien autre
chose à faire qu’à fonder des écoles ; il y avait un maître à servir, et le
maître n’avait pas grande estime pour la dignité du peuple souverain. La
restauration arriva, traînant après elle cette classe nombreuse qu’on a si bien
dépeinte en disant qu’ils n’avaient rien appris ni rien oublié dans leur
malheurs. Ces incorrigibles s’imaginèrent que le règne de Louis XVI et du bon
plaisir allait recommencer, et ils s’en allaient disant partout que le peuple
était fait pour obéir et non pour raisonner, que l’instruction était une plaie
bonne à produire des jacobins, et qu’il ne fallait pas qu’un manant sût lire.
C’est alors, c’est en 1816 que l’opposition, irritée par ces imbéciles
provocations, s’éprit tout à coup d’un bel amour pour l’instruction primaire ;
les journaux la prônèrent à l’envi, l’amélioration des basses classes fut le
mot de ralliement d’un parti, et l’enseignement mutuel devint un drapeau
politique. Toute l’opposition libérale, d’un bout de la France à l’autre, se
couvrit de ce manteau philanthropique. Le haut clergé français, imbu de
principes gallicans, pénétré de désolantes doctrines de servilité, et
d’alliance avec le trône, prit le parti de la cour, et il y eut alors contre
l’enseignement mutuel, c’est-à-dire contre l’opposition libérale, une croisade
politique et religieuse ; il y eut des sermons, des mandements, des lettres
pastorales déplorables. C’est la conduite imprudente du clergé français, à
cette époque, qui a fait naître le préjugé si répandu que les catholiques sont
opposés à l’instruction du peuple. Il serait temps cependant de ne pus faire
retomber sur l’universalité des catholiques la responsabilité d’erreurs ou de
faites commises par un clergé particulier.
Ainsi, donc,
messieurs, il y a 70 ans que la philosophie parle de loin en loin de l’utilité
de l’instruction primaire, et il y a 10 ans que la philanthropie s’en occupe
activement. La charité catholique est plus ancienne. Je ne rappellerai pas ici
tous les services que l’église a rendus à la science et aux belles-lettres ; je
n’énumérerai pas cette multitude d’ordres savants et enseignants qui ont jeté
tant d’éclat, répandu tant de lumières pendant tant de siècles ; je veux me
renfermer uniquement dans le cercle de l’instruction primaire. Il y a
aujourd’hui cent et huit ans qu’un pape, devançant son siècle et comprenant les
besoins de cette classe pauvre que les philosophes d’alors nommaient encore la
gent taillable et corvéable, institua un ordre destiné exclusivement à
instruire les enfants du peuple ; je veux parler des frères des écoles
chrétiennes. Benoît XIII, dans le silence de la retraite, loin de l’éloge et de
la critique d’un monde qui ne s’occupait pas de pareilles pauvretés, Benoît
XIII fonda leur institut le 24 février 1724, et dans la bulle d’édification, on
lit ce considérant remarquable : Considerans innumera quae, ex ignorantia, origine
omnium malorun, proveniunt scandala. « Considérant les désordres sans
nombre que produit l’ignorance, origine de tous les maux… » Messieurs,
tout ce que les philosophes ont écrit depuis, sur les dangers de l’ignorance et
sur les avantages de l’instruction pour le peuple, n’est que la paraphrase de
ce mot inspiré : ignorantia, origine omnium malorum.
Les frères des
écoles chrétiennes subsistent depuis 1724 ; que d’entraves opposées à leur
établissement ! que de zèle et de persévérance de leur côté ! Ils ont été
chassés de France, ils y sont revenus ; ils ont été renvoyés de la Belgique, il
y sont rentrés ; leurs établissements ont été détruits, ils les ont réédifiés ;
on leur a confisqué leurs biens, pauvres ils ont mendié pour instruire l’enfant
du pauvre. Et venez nous dire après cela que nous sommes des fauteurs
d’ignorance et d’obscurantisme, que les catholiques sont les éteignoirs de
l’intelligence humaine ; et moi je vous répondrai : Nos actes, nos paroles,
sont là ; elles sont là écrites et datées. Nous sommes plus anciens que vous
sur la brèche ; il y a plus d’un siècle que nous instruisons gratuitement
l’enfant du pauvre ; il y a plus d’un siècle que nous lui apprenons à lire, à
écrire et à chiffrer, que nous le rendons bon chrétien, bon fils, bon époux,
bon père et honnête homme. Courage ! faites-en autant, montrez-nous vos œuvres,
mais jusque-là nous avons le droit de dire : Votre philanthropie n’est qu’un
pâle reflet de la charité chrétienne ; vos discours ne sont que l’écho affaibli
d’une bulle papale.
Messieurs, si j’ai
essayé de défendre la révolution brabançonne et le catholicisme des reproches
dont ils ont été l’objet, ma voix ne manquera pas non plus à ces respectables
curés de campagne que l’honorable député de Philippeville a si violemment attaqués.
Le but de son projet de loi, et il ne s’en est pas caché, son but est d’enlever
à ces prêtres l’influence dont ils jouissent sur les habitants des campagnes ;
son espoir est de leur ravir la confiance de leurs paroissiens. Pourrait-il
réellement croire à la possibilité de ce résultat ? Mais, pour se faire une
telle illusion, il ne sait donc pas ce que c’est qu’un prêtre à la campagne ?
Il ne sait donc pas ce qu’il lui en coûte de peines et de vertus pour acquérir
cette influence ? Il ignore donc les liens qui attachent un curé à la famille
que ses supérieurs lui ont donnée ? Ecoutez, je veux vous le dire ! Un prêtre
sacrifie son enfance et son patrimoine à d’arides études. La jeunesse arrive,
et c’est à l’âge où le sang bouillonne qu’il élève une barrière entre le monde
et lui, qu’il renonce pour jamais au bonheur de l’époux, aux joies du père de
famille : puis on le jette seul et inconnu dans une ville, loin de ses parents,
loin de ses amis. Là il devient la propriété de ses paroissiens ; il est à leurs
ordres depuis le matin jusqu’au soir, depuis le soir jusqu’au matin. Il dort
peu, vit de peu, économise pour de plus pauvres que lui. Il
distribue la parole de vérité à ceux qu’il nomme ses enfants ; c’est par lui
qu’ils croient, qu’ils sont chrétiens ; c’est par lui qu’il vivent d’une autre
vie que de leur végétation toute matérielle. Mais ce n’est pas seulement (et
ici, messieurs, je vais faire parler un célèbre orateur anglais), ce n’est pas
seulement comme ministre du culte qu’il est cher à ses ouailles : il est leur
compagnon, leur ami, leur bienfaiteur, leur père ; c’est lui qui adoucit leurs
souffrances, qui les consolide dans leurs secrets, le gardien de leurs
intérêts, et la sentinelle veillant à leur chevet de mort. Un pauvre est-il à
l’extrémité ? En hiver, au milieu de la nuit, un coup résonne à la porte du
prêtre et on lui dit que son paroissien réclame son assistance. Le vent siffle,
la neige est chassée des hauteurs, la pluie et la grêle battent contre son
visage, et il s’avance, il se hâte pour gagner la cabane du misérable mourant,
s’assoit à côté de la masse pestilentielle dont le lit de paille est composé,
se penche pour recevoir le dernier murmure qui décharge le cœur de ses péchés,
quoique les lèvres du malheureux soient décomposées par la maladie et que son
haleine exhale la mort. Messieurs, ce n’est point-là le langage d’une
déclamation ampoulée, ce ne sont point d’extravagantes figures de rhétorique
que j’entasse ici ; chacun des mots que je prononce est la vérité, la vérité
notoire, palpable, irrévocable. Vous le savez, chacun de vous sait que cela est
vrai, et maintenant je vous demanderai si vous pouvez un instant vous étonner
que le peuple soit dévoué à son clergé, si vous pouvez croire un instant qu’une
loi quelconque lui ravisse cette confiance ?
Ah ! vous pouvez l’essayer, mais y réussir ! non, jamais !
(Moniteur belge non numéroté et non daté)
M. Pirson. - Messieurs, j’ouvre la constitution et je lis :
« Art. 17. L’enseignement est libre, toute mesure préventive est interdite
; la répression des délits n’est réglée que par la loi. »
On se rappellerai
la solennité de la discussion à laquelle cet article a donné lieu au congrés
national. Deux opinions, dictées par l’amour du bien public, et cependant
contraires dans les moyens de l’opérer, s’entrechoquaient, ou ne s’accordaient
que sur la liberté illimitée de l’enseignement dans l’intérieur de la famille.
Enfin, le principe
le plus large en cette matière, comme en celle des cultes, est sorti triomphant
des entraves dans lesquelles on voulait le retenir, toutefois dans le but
unique de le mieux diriger et de le préserver de tout écart.
Je me félicite
d’avoir coopéré à cet résultat par mon vote et par les opinions que j’ai
émises.
Je serai fidèle à
ce vote et à mes opinions.
A coup sûr, je ne
rencontrerai pas un seul contradicteur ici, quand je dirai que le gouvernement
doit venir au secours de toutes les parties de l’enseignement qui, sans ce
secours, ne pourraient fructifier à l’instant. Toutes les idées se portent
naturellement vers l’enseignement primaire et le haut enseignement.
Vers
l’enseignement primaire, parce que sous un gouvernement constitutionnel, il
faut, à peine d’être renversé par les masses ignorantes et souffrantes, les
instruire et assurer leurs moyens de vivre par le travail.
Vers le haut
enseignement, parce que des maîtres particuliers ne peuvent se procurer des
locaux, collections, instruments et objets d’art trop dispendieux.
Quant à
l’instruction moyen, elle serait peut-être abandonnée sans inconvénient à la
libre concurrence ; toutefois je ne prononce pas, je me défie trop de mon
jugement à cet égard ; il n’est point assez éclairé.
La proposition qui
vous est soumise par nos honorables collègues, MM. Seron et de Robaulx, a pour
but de pourvoir à l’enseignement primaire.
Il ne s’agit point
de la discuter aujourd’hui, mais bien de savoir si elle sera prise en
considération et puis ensuite renvoyée en sections ou à une commission.
S’il s’agissait du
fond, je dirais que peut-être elle paraîtra aux uns basée trop largement et
d’une manière trop dispendieuse pour le trésor public, sans qu’il y ait
nécessité ; à tous, trop rétrécie dans les moyens d’exécution.
Quant à la prise
en considération, il est impossible qu’elle ne soit pas votée unanimement,
parce qu’elle provoquera, et de la part du gouvernement, et de la part de
l’opinion publique, et de la part de vos sections, une discussion qui aidera la
législature à faire une bonne loi, sans s’écarter des principes consacrés par
l’article 17 de la constitution.
A entendre des
hommes de parti au-dehors de cette chambre, il semblerait que deux autorités
vont se disputer le monopole de l’enseignement primaire, savoir l’autorité
gouvernementale et l’autorité religieuse. Non, messieurs, il n’en sera pas
ainsi : le gouvernement nommera sans doute par lui-même ou par ses agents, et
après concours, les instituteurs dont il paiera le traitement ; il indiquera le
genre d’instruction et les méthodes qu’ils doivent suivre ; mais jamais ces
instituteurs ne pourront influencer leurs élèves sous le rapport religieux.
S’ils se prêtent à aider les ministres d’un culte quelconque, cela sera et
toujours volontairement d’accord en même temps avec les ministres de ce culte
et les parents des élèves. Pourrait-il en être autrement, lorsqu’il y a
concurrence et liberté religieuse ?
Ici je ferai
remarquer la grande différence entre nos principes et ceux de l’ancien
gouvernement, qui se targuait du titre de libéral, par rapport à l’instruction publique
: oui, il faisait beaucoup pour l’instruction, mais il ne voulait pas de
concurrence, c’était donc de l’absolutisme ! Il cherchait à écarter
insensiblement un culte dangereux qui lui déplaisait, pour lui en substituer un
autre ; c’était de la tyrannie !
Nous, au
contraire, nous voulons concurrence et liberté religieuse ; nous ne voulons ni
protestantiser, ni catholiciser, ni circoncire personne par violence ou par
surprise. Nous porterons respect et amitié à tout ministre du culte qui, dans
ses fonctions, contribuera au maintien de la concorde et des mœurs.
Il y aura bien
encore par-ci, par-là, on ne peut en douter, quelques différends entre certains
fonctionnaires civils et certains ministres du culte ; nous sommes encore trop
près d’un régime qui prêtait à ces sortes de conflit ; mais, si nos principes
constitutionnels portent leurs fruits, bientôt disparaîtront ces nuages
amoncelés par la vanité, l’orgueil et les prétentions de deux pouvoirs rivaux,
qui, se disant divins tous deux, se disputeraient les dépouilles et le produit
des sueurs du peuple. Tout serait dans un ordre parfait si l’on reconnaissait
franchement qu’il est une émanation conservatrice de la société, et l’autre,
que son royaume n’est pas de ce monde.
Je reviens à la
proposition de MM. Seron et de Robaulx : je la trouve trop large sous le
rapport financier, trop rétrécie sous le rapport d’exécution ; mais je vote
pour la prise en considération et son renvoi aux sections. Là, elle sera
élaborée : on examinera la question de savoir si l’instruction primaire peut
être l’objet spécial d’une loi, à part celle d’ensemble qui doit résulter
nécessairement du second paragraphe de l’article 17 de la constitution. A mon
avis, il est urgent de s’occuper de l’instruction primaire qui, presque partout,
est entièrement désorganisée.
Il n’en est pas de
même du haut enseignement, qui reste en pleine activité. Seulement nous avons à
nous plaindre des sommes énormes qu’il nous coûte, et de quelques abus qu’une
bonne loi universitaire fera disparaître.
Je
crois devoir profiter de cette circonstance pour faire connaître à toute la
Belgique, j’ose dire à l’Europe, un établissement récent d’instruction, dirigé
par M. Gaggia, à Bruxelles : trente professeurs et maîtres distingués y donnent
des leçons de tous genres, pour les sciences, les langues anciennes et
vivantes, et l’agrément. Point de maison nulle part n’est mieux tenue sous le
rapport de la propreté, de la bonne nourriture et surtout de la surveillance.
Le directeur de cet établissement, déjà grandiose tout en naissant, se propose
d’y ajouter une école des arts et métiers et une autre de commerce.
Je suis persuadé
que bientôt le ministère s’apercevra que peut-être il n’est besoin que
d’encourager et de seconder pareilles entreprises, en le mettant à même de
donner à leurs cours tout le développement dont ils sont susceptibles, et
qu’ainsi il pourra se dispenser de créer à grands frais des écoles spéciales,
qui ne répondent pas toujours aux meilleures vues, parce qu’avant tout il faut
trouver le vrai zèle, vertu assez rare… Liberté, concurrence, voilà tout le
secret du mieux dans la plupart des choses.
M. Dellafaille. - Messieurs, il n’est peut-être aucun objet qui ait plus
excité l’attention et éveillé la sollicitude des législateurs modernes que
l’instruction publique, principalement celle qui est le plus à portée des
classes inférieures de la société ; il n’en est peut-être aucun cependant qui,
malgré des soins constants et assidus, malgré des essais nombreux et réitérés,
se trouve avoir moins répondu au but qu’ils se proposaient et moins justifié
leurs espérances : c’est ce que ces législateurs n’envisageaient pas
l’instruction uniquement comme un moyen d’améliorer l’ordre social, mais qu’ils
la considéraient surtout comme un levier puissant, comme un instrument utile à
leur pouvoir ; c’est qu’au lieu d’encourager, de protéger et de laisser faire,
ils ont voulu se rendre maîtres uniques et absolus de l’enseignement et détruire
la concurrence et la liberté, sans lesquelles cette branche de la prospérité
des nations ne saurait fleurir, non plus qu’une plante privée d’air et de
lumière.
Constamment suivi
par tous les gouvernements qui se sont succédé depuis un demi-siècle, ce
déplorable système est jugé aujourd’hui, non plus d’après de vagues théories,
mais d’après ses propres effets. Sous la domination française, l’instruction ne
fit que végéter, tantôt plus forte et tantôt plus débile, selon les diverses
influences qu’exercèrent alternativement sur elle une apparence
d’affranchissement ou une entière servitude. Mais c’est principalement sous le
règne de Guillaume qu’on a pu se convaincre de la vérité que j’ai énoncée. Dans
les commencements, ce prince ne fit que jeter des semences dont il comptait
plus tard recueillir les fruits ; il montra d’abord assez de facilité et permit
à une adroite tolérance de remplacer, jusqu’à un certain point, une liberté que
jamais il ne songea à nous accorder ; aussi, pendant ce temps, l’instruction se
releva et fit des progrès marqués. Plus tard, séduit peut-être par la profonde
tranquillité qui régnait sur toute l’Europe, gâté d’ailleurs par les flatteries
adulatrices de quelques étrangers salariés qui le proclamaient le Salomon des
siècles modernes, il crut pouvoir tout oser et substituer la volonté du maître
à celle des lois constitutionnelles. Dans cette croisade contre nos libertés,
ce fut sur l’instruction que tombèrent les premiers coups, et les arrêtés du
mois de juin 1825 donnèrent le signal de la lutte qui allait désormais
s’engager entre la liberté et le despotisme. Le projet d’établir au profit des
gouvernants le monopole de l’enseignement fut annoncé sans pudeur et suivi avec
une opiniâtre persévérance. Qu’en est-il résulté, messieurs ? Que des maisons
florissantes se trouvèrent fermées aux nombreux élèves qui jadis venaient y
puiser une instruction solide et variée, sans que les collèges officiels,
frappés dès lors d’une réprobation universelle, en demeurassent moins déserts ;
que cette mesure trompa les vues de ses auteurs, porta un coup fatal à
l’instruction supérieure, et excita au plus haut degré le mécontentement de
toutes les classes. L’instruction primaire, il est vrai, ne participa point à
cette décadence, et, sous quelques points même, elle ne laissa pas que d’offrir
des améliorations ; mais, indépendamment de quelques vues éclairées, auxquelles
je veux bien rendre justice, il est à remarquer qu’on ne crut pas devoir
employer, dès le principe, toute la rigueur exercée contre le genre
d’établissements immédiatement supérieurs, et que, grâce à la sagesse des
autorités locales, à la connivence d’une partie des inspecteurs et à la
facilité calculée du gouvernement, il fut possible d’atténuer le mal et de
conserver provisoirement les écoles particulières, mais cependant sous la main
du ministère et dans un état précaire et incertain, jusqu’à ce que le réveil de
l’esprit public d’abord, et ensuite la révolution, vinrent successivement
ébranler et enfin anéantir cet odieux monopole.
Seul entre tous
les pouvoirs monarchiques ou populaires qui se succédèrent dans notre patrie,
le congrès national se montra sincère dans son libéralisme ; il établit nos
libertés sur une base large et solide ; il porta la hache sur l’abus dont je
parle, et extirpa le monopole jusque dans ses racines. Pour l’empêcher de
pousser de nouveaux rejetons, il prit même une sage précaution, et, s’il
supposa une instruction donnée aux frais de l’Etat et réglée par lui, c’est à
la loi qu’il en confia le soin et non au ministère. Cette disposition met le
gouvernement dans la nécessité de nous présenter un projet que déjà il nous a
annoncé, et que probablement il n’a retardé si longtemps que pour mieux le
coordonner avec l’esprit de nos institutions.
MM. Seron et de
Robaulx, attribuant sans doute à l’incurie ce que j’aime à ne croire que
l’effet d’une sage et prudente lenteur, ont cru devoir prendre l’initiative et
vous proposer le projet de loi dont vous avez, il y a quelques jours, entendu
les développements. Je rends pleine justice au zèle qui les anime pour la
propagation des lumières ; mais leur projet est-il bien conforme à nos
principes constitutionnels ? Voilà, je crois, ce qu’il faut examiner d’abord,
puisqu’il se rattache à nos libertés publiques. Ensuite il s’agira de savoir
si, considéré en lui-même, ce projet offre un ensemble assez satisfaisant pour
être ultérieurement discuté. A mes yeux, la négative ne saurait être douteuse
ni sur l’un ni sur l’autre point, et je me verrai forcé de rejeter la prise en
considération.
La première
question qui se présente, ai-je dit, messieurs, est celle de savoir si la
proposition de MM. Seron et Robaulx ne blesse point notre pacte social. Pour la
résoudre, j’ouvre le code de notre nouveau droit public, et j’y lis
textuellement ces mots : « L’enseignement est libre. Toute mesure
préventive est interdite. La répression des délits n’est réglée que par la loi.
L’instruction publique donnée aux frais de l’Etat est également réglée par une
loi. » Je me demande : Qu’a voulu notre constitution en laissant précéder
ce dernier paragraphe de ces mots bien clairs et bien significatifs :
« L’enseignement est libre. Toute mesure préventive est interdite » ?
Sans aucun doute, détruisant un des principaux griefs reprochés au gouvernement
précédent, elle a voulu qu’à côté des établissements de l’Etat, et communes et
particuliers pussent ériger les leurs ; elle a voulu que chaque opinion trouvât
à sa portée l’enseignement qui lui est propre ; elle a voulu enlever aux
ministres futurs la possibilité de jeter dans un même moule toutes les
intelligences, et de façonner les générations à venir à une stupide et servile
docilité, à tous les caprices du pouvoir. Ces vues libérales et généreuses, les
croiriez-vous bien remplies, messieurs, par le projet qui nous occupe ? Je ne
doute pas que nos honorables collègues n’aient été mus par le plus louable
désir d’améliorer l’état intellectuel de la société ; mais, s’il est juste de
leur tenir compte de la pureté de leurs intentions, croyez-vous que par leur
projet ils aient bien mérité de la liberté ? S’il faut vous l’avouer, je crois
que, sans le vouloir, ils anéantissent tout l’effet que nous attendions de
l’article 17 de la constitution, et qu’ils en contrarient, sinon la lettre, au
moins l’esprit.
Il est vrai que
leur proposition n’ôte à personne le droit d’ouvrir des écoles ; mais
qu’importe, si elle en ôte la possibilité ? Sans concurrence, point de liberté
; et quelle concurrence peut-on supposer là où le gouvernement dispose des
fonds de l’Etat pour offrir à tous une instruction gratuite ? Car vous
remarquerez, messieurs, que le projet ne se borne pas aux classes pauvres, mais
qu’il s’étend à tous sans aucune distinction. Etablissements communaux,
établissements particuliers, tout doit tomber devant une pareille mesure. Le
riche, trop fier pour laisser partager à ses enfants l’éducation du pauvre,
trouvera peut-être une ressource dans les écoles moyennes ; mais il n’en
résultera pas moins que l’instruction primaire sera toujours sous la main du
gouvernement, que la liberté n’existera de fait que pour les riches, et que,
surtout dans les campagnes, non seulement les pauvres, mais même les classes
médiocres en seront privées et se verront forcées d’envoyer leurs enfants aux
écoles officielles, soit qu’elles leur conviennent, soit qu’elles ne leur
conviennent pas.
Que, dans un pays
où il y a des doctrines officielles, il y ait une instruction officielle, je le
conçois ; un tel gouvernement est conséquent avec lui-même, et, aussi longtemps
qu’il ne persécute pas les dissidences inoffensives, on ne saurait trouver
mauvais qu’il veille au maintien des principes sur lesquels il est basé. Mais
il est loin d’en être de même dans un Etat comme le nôtre, où la liberté la
plus entière des opinions forme un des points fondamentaux du droit public. La
liberté des opinions n’est point garantie ; elle est un vain mot, je dirai
plus, elle est une amère dérision si elle ne comprend pas la liberté de les
transmettre. Deux voies sont ouvertes à cette fin : la presse et l’instruction.
Aucun gouvernement, soi-disant constitutionnel, n’a encore osé refuser cette
première liberté ; les efforts de la malveillance ont dû jusqu’ici se borner à
l’entraver. Pour la seconde, dont l’importance est assez démontrée par les
contradictions qu’elle éprouve, la Belgique est le seul pays où l’on ait agi
avec assez de justice et d’impartialité pour l’établir franchement. Si l’Etat
se charge de fait de donner seul l’instruction, il faudra qu’il se charge de
donner à chaque opinion celle qu’elle réclame, sous peine de lui ôter l’un de
ces deux moyens de transmission, et de saper par sa base la garantie donnée par
l’article 14 de la constitution. Or, je vous demanderai messieurs, si la chose
est possible, et si l’on peut exiger que le même gouvernement fasse
simultanément enseigner le blanc et le noir. Il le voudrait, qu’il ne le
pourrait pas. Par la pente irrésistible, qui portera toujours le pouvoir à
augmenter son influence, la doctrine qui lui conviendra le mieux, bonne ou
mauvaise, sera toujours la seule qui dominera. D’ailleurs, cette abnégation
impossible de tout principe officiel ne répond même pas aux intentions des
auteurs du projet qui nous occupe ; car l’orateur qui le premier a porté la
parole, a allégué dans ses développements, comme un des principaux motifs à
l’appui, le genre d’enseignement donné par les organes de certaine opinion. Je
n’examinerai pas, messieurs, si ses dires reposent sur des faits réels ou s’ils
ne doivent être attribués à une aveugle prévention : cette discussion m’entraînerait
hors de mon sujet. Il me suffit que, d’après son propre discours, il conste que
le but du projet est d’exciter le gouvernement à accaparer l’enseignement, non
pour tenir une balance égale entre toutes les opinions, mais au contraire pour
en affaiblir une spéciale, bien clairement désignée. C’est ce que je ne puis
admettre, messieurs. Cette mesure sera contraire aux principes de justice et
d’impartialité qui doivent nous guider, et je rejetterai la proposition
actuelle, faite par M. Seron, tout comme je l’aurais rejetée, faite par nos
adversaires, s’ils avaient prétendu qu’il importât à l’Etat de neutraliser des
abus qu’ils eussent dit exister dans des écoles érigées selon les vues et les
principes de l’honorable membre que je combats.
Remettre de fait
tout l’enseignement à l’Etat, c’est le livrer à la discrétion du pouvoir, qui
se verra maître d’inculquer à l’enfance telles doctrines qui lui plaira. C’est,
pour me servir de l’heureuse expression d’un illustre défenseur de nos droits,
envoyer successivement toutes les générations s’engloutir dans les filets du
ministère. En vain vous croyez aller au-devant de cette objection ; en vain
vous vous écriez que ce n’est point un caprice du gouvernement que cette
branche importante de la prospérité générale sera laissée, mais à la sagesse
des dispositions législatives. Non, sans doute, je ne porterai pas contre vous
l’accusation niaise et ridicule de ministérialisme ; mais je dirai que, contre
votre volonté, malgré toutes les précautions que vous prendrez, le résultat que
j’indique sera infailliblement celui auquel aboutira votre proposition, si
jamais elle doit être convertie en loi de l’Etat. Votre loi est promulguée, qui
l’exécutera ? Le ministère ? Quelques moyens que vous ayez pris pour
l’empêcher, mille petites vexations d’un côté, de l’autre la soif de la faveur
ou des emplois, et au besoin, s’il faut payer la complaisance, quelques
poignées d’or, sauront toujours rendre les instituteurs dociles aux vues du
gouvernement. D’ailleurs, jamais ministère n’a-t-il éludé une loi et dénaturé
ses dispositions les plus formelles ? Les chambres sont là, me direz-vous :
oui, si vous pouvez me garantir que jamais aucun ministère ne trouvera de
chambres serviles. Je ne crains pas, à dire vrai, que nos ministres actuels fassent
de cette loi un mauvaise usage ; mais les hommes changent, et les institutions
restent. Quelque confiance que m’inspirent les hommes qui tiennent en ce moment
le gouvernail de l’Etat, je ne consentirai jamais à leur remettre une arme si
dangereuse ; et leur patriotisme, auquel je me plais à rendre un juste hommage,
m’est un sûr garant qu’ils repousseront eux-mêmes ce funeste présent.
Que si,
abstraction faite du peu d’accord qui existe entre l’esprit de nos institutions
et le projet actuel, je considère ce dernier uniquement sous le rapport de son
mérite réel, je trouve encore des inconvénients tellement graves, que je ne
pourrais admettre la prise en considération.
Le premier
reproche que j’ai à lui faire, c’est le vague qui l’enveloppe. Un objet aussi important
méritait, ce semble, un système quelconque. Si nos honorables collègues nous
avaient présenté un plan, n’importe lequel, bon ou mauvais, libéral ou
illibéral, pourvu qu’il fût complet, je ne me serais pas opposé, dans le cas
bien entendu où il n’aurait pas été contraire à nos principes constitutionnels,
à ce qu’il devînt l’objet d’un sérieux examen. Mais ici, messieurs, est-ce un
système qui nous est présenté ? Deux articles composent toute la loi. Le
premier pose un principe, le second nous renvoie pour l’application de ce
principe à une loi qui n’existe pas encore ; et, si les auteurs du projet ne
jugent à propos de nous mettre dans leur confidence, nous les suivrons en
aveugles, sur leur parole, et sans savoir où ils nous conduisent. Je ne révoque
pas en doute leur sincérité ; bien loin de les soupçonner, je les crois
entièrement incapables d’aucun escamotage politique ; mais, avant que j’adopte
le principe qu’ils me proposent, je les prierai de me permettre d’examiner à
fond les conséquences qu’ils prétendent en tirer.
J’ai dit,
messieurs, que le projet était excessivement vague ; il est cependant un point
sur lequel je ne le trouve que trop clair, l’énorme charge qu’il imposerait au
trésor public. L’honorable M. Seron, pour arriver à un chiffre approximatif de
500,000 florins, établit ses calculs sur le pied de 2,510 écoles, une par
commune, à 200 florins chacune. L’une et l’autre de ces bases sont évidemment
trop faibles. « Il y aura, dit la proposition, dans chaque commune au
moins une école primaire. » Ces mots « au moins » vous dénotent
suffisamment que ce nombre doit être dépassé, même selon la pensée des auteurs
du projet. J’ajouterai qu’il doit l’être nécessairement. Sans doute, nos
honorables collègues veulent qu’avantages et charges soient également répartis.
Dès lors, il faut que, dans chaque localité, les écoles gratuites soient en
nombre suffisant pour que tous les citoyens, qui y contribuent, aient la
faculté d’en profiter. Nous avons déjà un nombre connu de 2,310 écoles. Pour
les communes où il en faudra deux, trois, quelquefois quatre, soit à cause de
la population, soit à cause des hameaux trop écartés ou séparés des villages
par des communications difficiles ; soit pour les villes surtout, qui en
exigeront de plus nombreuses encore, doublez ce calcul, supposez-en cinq mille,
et ce nombre qui atteindra tout au plus celui des écoles communales
actuellement existantes, que vous allez fermer, sinon en droit, du moins en
fait, sans parler des établissements particuliers que le même sort attend ; ce
nombre, dis-je, se trouvera encore très mal répondre aux besoins du pays.
Calculez maintenant le traitement des instituteurs. J’ignore si dans quelques
parties du Namurois ou des Ardennes, où la vie est à bon marché, 200 florins
suffiraient ; mais ce que je sais, c’est que dans les Flandres, le Brabant, la
province d’Anvers et autres, il serait visiblement insuffisant pour un homme
qui naturellement ne pourra s’occuper que de ses fonctions, et que dans nos
villes, à Bruxelles ou à Gand, par exemple, un instituteur à 200 florins
n’aurait, sa classe finie, rien de mieux à faire que d’aller mendier.
Déjà, dans presque
toutes les communes rurales, on s’est vu forcé d’améliorer le sort des
commissaires de police qui ne peuvent non plus exercer d’autre profession,
parce que leur traitement primitif de 500 francs ne leur donnait pas de quoi
vivre. Il n’y a guère d’école primaire à la campagne qui, par les rétributions
des élèves, combinées avec les subsides des communes ou des établissements de
charité, ne vaillent à l’instituteur 300 florins. Prenez cette moyenne, même en
y comprenant les écoles urbaines, et vous avez une charge annuelle, non de cinq
cent, mais de quinze cent mille florins. En outre, messieurs, il est encore une
dépense à laquelle l’honorable M. Seron semble n’avoir pas songé : celle des
frais de premier établissement ; et je prendra la liberté de lui demander où il
compte établir ses écoles, l’Etat ne possédant, au moins dans les campagnes,
aucun local, et n’ayant point le droit de s’adjuger les propriétés communales
ou particulières. J’ai eu sous les yeux divers plans adoptés par le
gouvernement précédent pour la construction d’écoles avec logement
d’instituteur. Les devis estimatifs montaient communément de 3,000 à 4,000
florins, et quelquefois plus haut. Adoptons le taux le plus bas, et vous aurez
pour cet unique objet la modique somme de 15 millions à servir en capital, si
vous faites vous-mêmes les constructions, ou en rentes, si vous préférez
prendre à bail les frais d’entretien, pensions de retraite, etc., qui
majoreraient chaque année le budget de ce chapitre.
Supposé que l’on
conteste mes évaluations, que cependant j’ai lieu de croire exactes, on ne
disconviendra pas du moins que cette dépense ne monte à un taux très supérieur
à celui qu’indiquent les développements. Le trésor public est d’autant moins
tenu d’accepter ce fardeau, qu’on veut lui imposer une charge à laquelle rien
ne l’oblige. Je ne pense pas que l’on veuille ressusciter la maxime de la
Convention, et prétendre que les enfants appartiennent à l’Etat et non à leurs
parents. Pour être décorée d’une origine grecque, cette allégation n’en est pas
moins un sophisme. Tout n’est pas à l’abri de la critique dans la législation
de Lacédémone, et il nous est permis, je crois, d’abandonner aux Spartiates la
loi dont je parle, tout comme leur brouet noir. Au père de famille appartient
exclusivement le droit comme le droit d’élever ses enfants. C’est à celui qui
leur a donné l’être qu’incombe le devoir de leur fournir et la nourriture
physique et la nourriture intellectuelle. Nul autre que lui, ni particulier, ni
magistrat, ne partage cette obligation.
L’indigence seule
forme un cas d’exception. Comme celui auquel a souri la fortune doit au pauvre
le pain qui doit le faire subsister, de même il doit aux enfants du pauvre le
bienfait de l’instruction qui leur est nécessaire. Cette dernière obligation
découle de la même loi de charité que lui impose la première. Aussi,
l’éducation du pauvre doit-elle être l’objet de la vive sollicitude de
l’autorité ; mais est-ce l’Etat que la chose concerne ? Non, messieurs ! ce
sont les bureaux de bienfaisance, et à leur défaut, les administrations des
lieux où ils ont leur domicile de secours. L’Etat ne doit venir qu’en dernière
ligne, et seulement au cas où ces administrations ne pourraient y satisfaire.
Jusque-là le rôle du gouvernement se borne à tenir la main à ce que les
autorités locales remplissent exactement ce devoir. Par ce moyen l’instruction
de la classe indigente est suffisamment assurée, et à des frais très minimes
pour les contribuables, puisque les instituteurs, trouvant dans les
rétributions des élèves une existence honnête, se chargent généralement de
l’instruction des pauvres, moyennant une subvention très minime, et qui grève
rarement le budget d’une commune d’une somme de 100 florins. Puisqu’on peut
atteindre ainsi le but désiré, pourquoi charger l’Etat d’un fardeau énorme ?
Pourquoi obliger le petit contribuable, célibataire peut-être, à supporter une
part dans les frais de l’éducation des enfants de son riche voisin, cent fois
plus que lui en état de faire face à cette dépense ? Pourquoi obliger ceux à
qui le genre d’école qu’on nous promet ne conviendrait pas, ou qui n’en
auraient pas besoin, de participer à leur entretien ? Cette dernière objection
a semblé si naturelle, qu’on a bien voulu la prévenir en disant que le
contribuable payait bien les frais de cultes dont il ne voulait pas. Une
comparaison n’est pas une preuve, et celle-ci encore moins qu’une autre. En
thèse générale, je suis d’avis que là surtout où il n’y a pas de religion
d’Etat, l’Etat ne doit rien à aucun culte. Chez nous, le gouvernement doit au
clergé catholique une indemnité, ou un traitement si vous l’aimez mieux, à
raison de ses biens qui lui ont été enlevés par un gouvernement auquel il
succède. C’est un acte de stricte justice et non une libéralité, et le
contribuable qui ne va pas à la messe paie, non pour l’entretien du culte
catholique, mais bien pour satisfaire à cette dette aussi obligatoire qu’une
autre.
Pour justifier
cette mesure, on allègue encore une prétendue nécessité à l’appui de laquelle
on cite deux preuves. La première est l’abrutissement sans exemple dans lequel
l’ignorance est censée avoir plongé notre pays ; abrutissement établi en fait
par la révolution de 1789, dont on nous a fait une hideuse peinture.
Messieurs, quoique
une exagération manifeste porte avec elle son correctif, il est des choses que
l’honneur national ne permet pas de laisser sans réplique. Tout à l’heure,
j’examinerai si cet abrutissement est réel : quant à la révolution, dite des
patriotes, bien qu’elle puisse se passer d’apologistes et attendre avec
confiance le jugement iimpartial de l’histoire, j’en dirai cependant deux mots.
La révolution de 1789 fut l’œuvre, non des moines et des nobles, mais de toute
la nation, sans distinction d’ordres, soulevée contre un souverain despote et
parjure, infracteur des constitutions et des lois qu’il avait juré de
maintenir. Il y a des personnes qui ont désapprouvé ce mouvement politique, parce
qu’elles condamnent toute révolution ; l’honorable membre auquel je réponds
n’est sans doute pas de ce nombre ; aussi je suppose qu’il blâme plutôt ce que
la révolution n’a pas fait que ce qu’elle a fait, et, si elle eût moins
respecté la religion des Belges et les lois constitutionnelles du pays, il
aurait peut-être moins déversé sur elle les flots de son indignation.
La cause des
Belges, en 1789, était la même qu’en 1830 : les griefs étaient presque les
mêmes ; la marché des événements fut encore la même : on a commencé par la voie
constitutionnelle des réclamations ; on n’a eu recours aux armes contre une
tyrannie obstinée qu’après avoir épuisé tous les autres moyens. En un mot, les
deux révolutions sont si identiques, que condamner l’une, c’est faire le procès
de l’autre : il est même à remarquer que les reproches que M. Seron fait à la
première sont textuellement les mêmes que ceux au moyen desquelsles écrivains
ministériels hollandais essaient de flétrir la seconde. Que si de la cause je
passe à la manière dont la crise politique de 1789 fut conduite, je cherche en
vain ces crimes, ces farces dégoûtantes et ces atrocités qui, selon l’honorable
membre, nous valurent le mépris et l’indignation de l’Europe. Par hasard
aurions-nous eu une convention nationale ? des Robespierre, des Danton, des
Joseph Lebon ? des lois écrites avec du sang ? un tribunal révolutionnaire qui
battît monnaie sur la place de Bruxelles ? Rien de tout cela, messieurs : on
nous cite un seul fait, un de ces actes de vengeance populaire aussi impossible
quelquefois à empêcher qu’à prévenir, et non moins vivement déplorés par les
patriotes eux-mêmes que par leurs antagonistes. J’ajouterai qu’il est aussi
injuste de condamner la révolution de 1789 sur le massacre du malheureux van Kricken
que de juger celle de 1830 d’après l’assassinat du major Gaillard ou l’attentat
commis sur le négociant Voortman.
La seconde preuve
alléguée est l’abrutissement excessif et sans exemple de notre pays. On fonde
ce compliment, aussi injuste qu’injurieux pour notre patrie, sur les efforts
prétendument faits par le clergé pour anéantir ou pour accaparer du moins les
écoles, afin d’entretenir le peuple dans l’ignorance. Messieurs, ceux de nos
honorables collègues qui font partie du clergé vous citeront, sans doute, des
faits qui vous prouveront que jamais l’ignorance des peuples n’a été le but du
clergé ; ils pourront vous énumérer les actes formels et authentiques qui ne
cessent de recommander le propagateur de l’instruction. Je leur laisserai cette
tâche, dont ils s’acquitteront mieux que moi, et je me bornerai à vous rappeler
qu’outre les services rendus aux lettres et aux sciences par le clergé qui,
dans les temps anciens, en conserva le dépôt, il est de notoriété publique que
presque toutes les petites écoles, principalement celles destinées aux pauvres,
sont originairement des fondations ecclésiastiques. Comme individu, je rends
cette justice à qui elle est due ; comme membre d’un des trois pouvoirs
législatifs, que m’importe si, dans telle ou telle école, on parle contre
Voltaire ou Jean-Jacques Rousseau, pourvu que l’instruction soit bonne et qu’on
enseigne au peuple une morale pure qui lui apprennent à connaître et à remplir
ses devoirs ? Si cette espèce d’enseignement, tranchons le mot, si les doctrines
catholiques ne conviennent pas à quelques personnes, qu’elles élèvent
institution contre institution ; qu’elles essaient de faire prévaloir leur
manière de penser, mais qu’elles ne viennent pas nous demander de puiser dans
la poche des contribuables pour les y aider et pour les mettre à même de faire
tomber les établissements rivaux.
En fait,
messieurs, je crois pouvoir nier que l’instruction ait souffert depuis la
révolution. Il est possible que dans quelques localités il en soit ainsi ; mais
tous les renseignements que j’ai obtenus me prouvent que le nombre des écoles,
loin d’être diminué, s’est même augmenté par l’effet de la libre concurrence.
Tel est, entre autres, l’état des choses dans ma province. Pour des communes,
totalement privées de moyens d’instruction, je n’en connais pas. Peut-être en
existe-t-il çà et là, qui se trouvent momentanément dans ce cas : je n’ai pas
sous la main les documents nécessaires pour le nier formellement ; mais, à coup
sûr, dans la Flandre vous ne m’en citeriez pas dix. Il est encore plus inexact
de dire que l’instruction soit entre les mains du clergé. Je maintiens, au
contraire, que le nombre des écoles dépendantes des curés est excessivement
borné. Le roi Guillaume y avait mis bon ordre : quelques-uns de ces établissements
sont des entreprises particulières ; les autres appartiennent aux communes, et
demeurent placés sous la surveillance des administrations locales.
Le dernier
reproche que je ferai au projet, messieurs, c’est qu’il sera même nuisible à
l’enseignement. Il est inutile de vous flatter qu’à côté d’un système général
d’écoles gratuites, il puisse en substituer de rétribuées. La fermeture
inévitable de tous les autres établissements laissera dans cette partie un vide
que vous ne parviendrez jamais à remplir. En second lieu, vous ôtez aux maîtres
le levier puissant de l’émulation. Actuellement l’intérêt propre de
l’instituteur conspire avec son devoir pour l’exciter sans cesse à surpasser
ses rivaux. Supposez un maître à traitement fixe et invariable, vous lui donnez
un intérêt direct à négliger ses fonctions puisque, loin qu’il lui importe
d’avoir un plus grand nombre d’élèves,
moins il en aura, et plus sa besogne sera légère. Les mesures répressives que
vous pourriez prendre ne remédieraient pas au mal ; car, quelle que soit votre
sévérité, il sera toujours vrai que l’instituteur aura intérêt à ne faire que
tout juste ce qu’il faut pour ne pas être congédié.
Ce n’est pas,
messieurs, que je veuille que le gouvernement abdique les droits que lui donne la
constitution, ni qu’il néglige l’enseignement. Telle n’est pas ma pensée. Au
contraire, je crois qu’il peut et qu’il doit faire beaucoup pour propager
l’instruction publique ; mais je ne veux pas qu’il rétablisse le monopole sous
un autre nom, ni qu’il prenne la place des autorités élues par les
contribuables pour veiller à leurs intérêts ; J’ai déjà mentionné un de ses
devoirs : le soin de veiller à ce que les régences s’acquittent de leurs
obligations à cet égard, ou de suppléer à leur impuissance. Qu’en outre, il
distribue à propos des encouragements et des secours pécuniaires, pourvu qu’il
n’en fasse pas un moyen pour saper la liberté ; qu’il érige des écoles normales
pour former de bons instituteurs ; en un mot, qu’il aide et protège, il se
tiendra dans ses véritables attributions, et j’ose lui promettre un succès
beaucoup plus réel que s’il devait suivre les errements du règne précédent.
Messieurs,
témoin du mécontentement général qu’excita naguère le monopole de
l’enseignement, témoin du mouvement rétrograde qu’imprima à l’instruction
elle-même, au moins dans une de ses branches, ce malheureux système suivi avec
une déplorable opiniâtreté, j’en ai d’autant mieux apprécié la sagesse du
congrès lorsqu’il a si fortement garanti une des plus précieuses libertés dont
puisse jouir une nation. Infiniment convaincu de l’utilité, de la nécessité
même de cette liberté ; obligé d’ailleurs, par la foi du serment, de la
conserver à mes concitoyens, je m’opposerai toujours à tout ce qui ne
l’assurerait pas d’une manière complète et entière, en laissant à une
concurrence réelle et véritable toute la latitude de se développer. Les raisons
que j’ai eu l’honneur de vous exposer vous auront assez fait comprendre
qu’indépendamment des défauts très graves que je reproche au projet de MM.
Seron et de Robaulx, je n’y trouve pas cette garantie contre le monopole, cette
liberté franche et sincère de l’enseignement que je vois écrite dans la
constitution, et sur laquelle jamais je ne transigerai. C’est assez vous dire,
messieurs, que je voterai contre la prise en considération.
M. Desmanet de Biesme. - Messieurs, je viens appuyer la prise en
considération de la proposition qui vous est soumise, non que je pense que le
moment soit opportun pour se décider sur le mode à suivre pour doter le payer
d’un bon système sur l’instruction primaire : j’attendrai à cet égard la loi
qui doit nous être incessamment présentée par le gouvernement, et sur laquelle
il serait peut-être imprudent d’anticiper ; mais parce qu’il me semble que
c’est un devoir de prendre en sérieuse considération tout ce qui se rattache à
cette partie vitale du régime constitutionnel, et de faire dès à présent
connaître au gouvernement, par une première discussion, nos vues sur cet objet.
D’abord, je
supposerai, et en douter serait faire à la chambre la plus sanglante injure,
que tous nous voulons faire participer la nation entière aux bienfaits de
l’instruction : je n’insisterai donc pas sur ce point, et n’irai pas vous faire
un long plaidoyer en faveur d’une cause dont la justice n’est contestée par
personne. Je dirai seulement qu’en Belgique la nécessité de faire pénétrer
l’instruction dans toutes les classes de la société existe plus que partout
ailleurs, non que je croie que le peuple y soit moins instruit que dans
d’autres Etats, mais parce que, d’après nos institutions, il est appelé à
prendre une part plus directe aux affaires, et qu’il ne pourra le faire avec
avantage pour l’ordre social que lorsqu’une instruction plus avancée lui
permettra de les apprécier. D’ordinaire, les institutions d’un pays doivent
être l’expression des besoins sociaux. En Belgique, le congrès, profitant d’une
position toute spéciale, trouvant, pour me servir de l’expression d’un membre
de cette assemblée, table rase, a créé des institutions qui devancent les
besoins de la société actuelle. Si l’on était peut-être tenté de me contester
la justesse de cette assertion, je la prouverais par l’apathie avec laquelle on
exerce les droits électoraux, je montrerais cette admirable institution du jury
regardée encore comme une pénible corvée ; et alors ce ne serait pas pour les
classes indigentes seules que je me verrais en droit d’appeler l’attention du
gouvernement sur un bon système d’éducation nationale.
Mais nous devons
reconnaître que, si une loi sur l’instruction primaire est vivement réclamée,
les principes établis par la constitution rendent la tâche du gouvernement
difficile et expliquent les retards qu’éprouve sa présentation.
Si l’on veut
qu’elle produise un résultat vraiment utile, il faut qu’elle satisfasse à bien
des exigences. D'abord, elle doit se garder de nous ramener aux temps du roi
Robert, dont je ne veux pas plus que notre honorable collègue M. Seron ; mais,
dans un pays éminemment catholique, elle ne doit, ni dans ses principes, ni
dans son exécution, être hostile aux croyances de l’immense majorité des
citoyens.
On ne peut se le
dissimuler, des abus existent en ce moment ; il est temps que le gouvernement y
porte remède et cherche, par un plan uniforme, à établir une instruction
primaire qui réponde aux besoins de l’époque, et, sans nuire à la liberté
d’enseignement, pallier par une instruction aux frais de l’Etat, les
inconvénients qu’elle peut offrir.
Les divers
gouvernements qui se sont succédé en Belgique ont peu fait pour l’instruction
primaire. Le roi Guillaume, on doit le dire, s’en était beaucoup occupé, et des
améliorations remarquables lui sont dues. On est conduit ici à examiner comment
il s’est fait qu’un aussi grand bienfait que l’instruction primaire, répandue
sur une classe qui jusqu’alors en était presque privée, lui a suscité tant
d’ennemis et a fini par devenir un des principaux griefs de la nation.
C’est que, dominée
par la faction hollandaise, ce roi, zélé protestant, avait pour but de miner
sourdement le catholicisme en Belgique, trop habile pour vouloir l’entreprendre
ouvertement. Effrayé de la puissance morale d’un clergé qui, dans les
révolutions diverses auxquelles le pays a été en butte, s’était souvent montré
hostile au pouvoir, il voulut, en conservant les formes extérieures, changer
l’esprit de cet ordre, l’asservir à son autorité, soustraire enfin les mases à
son influence. De là ce vaste plan d’instruction, qui, depuis l’humble école de
village jusqu’à nos somptueuses universités, depuis les athénées jusqu’aux
séminaires mêmes, devait lui livrer toute une génération.
De là ces
certificats de capacité et de moralité, institution bonne par elle-même, mais
dont l’abus fut extrême, puisque l’on pouvait refuser le diplôme à ceux qui
avaient satisfait à toutes les conditions exigées.
Quoi qu’il en
soit, il reste toujours vrai, au moins dans ma manière de voir, qu’exécuté
loyalement, le système d’instruction primaire était bon, et que le gouvernement
actuel doit, non le changer, mais le modifier, pour le mettre en harmonie avec
la constitution qui nous régit.
Je voudrais, en
conservant les commissions d’instruction dans chaque province, qu’elles fussent
nommées par les conseils provinciaux, et composées en partie de membres de ces
mêmes conseils, et en partie de membres de l’ordre judiciaire.
Je désirerais
qu’une grande latitude fût laissée à ces commissions, qu’à elles appartînt la
nomination des instituteurs et leur examen ; je voudrais, en un mot, soustraire
l’instruction primaire aux variations de doctrines qu’amènent souvent les
fréquents changements de ministères.
Les conseils
provinciaux, nommés directement par le peuple, pris parmi les divers états de
la société, exerceront, sans doute, une grande influence locale ; par leurs
soins on parviendra, peut-être, à détruire bien des répugnances, à concilier
bien des intérêts : ils diront au clergé que, désormais, l’instruction ne sera
plus hostile aux doctrines catholiques ; il feront voir aux conseils communaux
qu’ils doivent s’imposer des sacrifices pour l’instruction de leurs enfants ;
et je ne doute pas qu’en peu d’années de grands résultats ne soient obtenus.
Si,
au contraire, vous adoptez simplement la proposition qui vous est présentée,
outre les frais énormes qu’elle occasionnerait, elle produirait peu d’effet.
Dans bien des communes, l’arrivée de l’instituteur salarié par le gouvernement,
lorsque déjà un autre y est établi, serait le signal de fâcheuses dissensions ;
il se formerait deux partis, ce que l’on doit toujours éviter, et l’instruction
en souffrirait.
Cherchons donc par
une bonne loi à tout concilier, sans rien brouiller ; que chacun de nous
modifie quelque peu des principes peut-être trop absolus, et hâtons-nous, en
répandant une instruction solide parmi le peuple, de donner à notre patrie des
gages de sécurité et d’avenir : n’oublions pas surtout que, si l’ignorance des
masses peut être utile aux gouvernements despotiques, elle tue la liberté.
Sans approuver la
proposition de MM. Seron et de Robaulx en tout, je vote pour la prise en
considération.
(Moniteur belge, non daté et non numéroté)
M.
de Haerne.
- Messieurs, nous ne vivons plus dans ces temps de barbarie et d’abrutissement
où des tigres à face humaine, des monstres tels que les Cromwell et les
Robespierre, tout en proclamant la liberté et la souveraineté du peuple,
exerçaient le despotisme le plus exécrable. Les temps sont passés où quelques
tyrans populaires croyaient pouvoir mettre hors de la loi les catholiques qui
formaient la presque totalité de la nation, et, pour les forcer d’être libres,
en faire de la chair à canon ou de la proie de guillotine. Heureusement on ne
rencontre plus de ces cannibales, lesquels, il fait le croire, n’ont été
poussés à un tel luxe de cruauté que parce qu’ils étaient guidés par de faux
principes. Mais, messieurs, il est encore des hommes encroutés d’erreurs et de
préjugés que l’âge a rendus intraitables et incorrigibles, et pour
l’amélioration de qui les progrès de la civilisation ne peuvent rien ; des
disciples de Voltaire, des hommes qui se disent du mouvement, mais qui sont du
mouvement rétrograde ; des hommes qui, croyant mieux connaître les droits du
peuple que le peuple lui-même qu’ils proclament souverain, voudraient réformer
les mœurs et changer les opinions par des lois, tandis qu’il est avéré que les
lois humaines ne peuvent être que l’expression de la volonté générale ; : enfin
des hommes qui, en se croyant les défenseurs des principes populaires, ne
professent au fond que les principes de l’absolutisme.
Je les crois de
bonne foi ces hommes, mais leur système est d’autant plus dangereux qu’ils le
proclament au nom du peuple. Partisan de la souveraineté du peuple, je ne pense
pas que le peuple puisse être plus arbitraire, plus injuste que ne peut l’être
un souverain quelconque ; mais je pense que, si la volonté générale de la
nation était oppressive pour une certaine classe ou même pour certains
individus, ce qui d’ailleurs arrive bien rarement, ce ne serait pas par des
lois ou par la force qu’il faudrait ramener le peuple à de meilleurs
sentiments, mais par la persuasion. Ne pensez pas, messieurs, que parce que le
peuple nous a confié un mandat, il a renfermé son opinion dans la nôtre ; il a
voulu au contraire que notre opinion, notre raison, nos lumières fussent
renfermées dans sa volonté. Et pour ma part, si mon opinion était contraire à
la volonté générale et expresse de la nation, loin de vouloir l’imposer par une
loi, je me retirerais et je remettrais mon mandat entre les mains de mes commettants.
Voilà, messieurs,
comment j’entends la souveraineté du peuple, souveraineté qui n’est pas
illusoire, qui n’est pas un vain mot, mais dont je reconnais le droit à tout
peuple, quelles que soient d’ailleurs ses opinions religieuses. Si vous sortez
de là, vous tombez nécessairement dans l’absolutisme, sous quelque nom que vous
veuillez le déguiser. Ces principes doivent nous servir de point de départ dans
l’exercice de nos fonctions législatives ; ils doivent nous guider dans notre
marche, et nous devons les rencontrer toujours au bout comme au commencement de
la carrière.
Aussi, messieurs,
lorsqu’il s’agit de savoir, pour nous, représentants de la nation, ce que nous
devons faire pour la nation, la première question que nous devons nous poser
est celle-ci : que veut la nation que nous fassions pour elle ? Lorsqu’il
s’agit de répandre l’instruction parmi le peuple, nous devons nous
demander d’abord : comment le peuple veut-il être éclairé ? Je n’examinerai à
présent que la question de la prise en considération, quoiqu’il soit impossible
de le faire sans toucher légèrement le fond. Et avant d’entrer en matière,
messieurs, sur la proposition qui est à l’ordre du jour, je dois rappeler à
votre souvenir que le peuple belge s’est exprimé à l’égard de l’instruction
qu’il veut qu’on lui donne, d’une manière également claire et énergique à une
des époques les plus mémorables de notre histoire, et que les trois à quatre
cent mille pétitionnaires qui demandaient la liberté de la presse et la liberté
de langage ont protesté hautement contre le système d’instruction de Guillaume,
système que quelques personnes semblent regretter aujourd’hui. C’était bien là
l’expression de la volonté nationale. L’ex-roi ne voulut pas le croire ; mais
la révolution vint bientôt lui apprendre qu’il avait mal calculé. Ainsi,
messieurs, en discutant la proposition qui est en délibération, rappelons-nous
les causes qui ont amené la révolution, et que le passé nous serve de leçon
pour l’avenir.
La proposition de
MM. Seron et de Robaulx renferme deux principes également dangereux, et qui,
combiné ensemble, tendent à créer un monopole au profit du gouvernement.
D’abord, disent ces messieurs, l’enseignement sera gratuit ; ce qui doit se
traduire de la manière suivante ; « Chaque père de famille, qui n’est pas
insolvable, sera forcé de payer le maître d’école que M. le ministre voudra
bien lui donner, et, s’il n’en est pas content, il aura la faculté de s’en
procurer un autre, pourvu qu’il lui paie autant que celui-ci jugera à propos
d’exiger. » C’est donc un privilège qu’on accorderait au gouvernement ; et
dans un gouvernement populaire, surtout un gouvernement monarchico-républicain,
tel que le nôtre, tout privilège est odieux, parce qu’il tend à détruire cette
égalité politique qui en est la base. En second lieu, la proposition consacre
un principe directement inconstitutionnel ; c’est le principe de la
surveillance, qui ne peut être considéré que comme une mesure préventive, et
qui est, par conséquent, contraire à l’article 17 de la constitution. C’est
pour cette raison que le congrès national a rejeté un amendement proposé à
l’article 17, et qui tendait à faire surveiller l’enseignement. Si ensuite,
messieurs, vous combinez les deux articles de la proposition de MM. Seron et de
Robaulx ensemble, vous resterez convaincu qu’en l’adoptant vous donneriez au
gouvernement un véritable monopole. D’un côté, vous lui donneriez l’avantage
d’enseignement gratuitement, et de l’autre, vous lui accorderiez le droit de
surveillance sur les écoles libres ; c’est-à-dire le droit de tourmenter les
maîtres et les élèves, ou jusqu’à ce que les premiers ferment leurs
établissements, ou jusqu’à ce que les seconds les quittent pour se rendre aux
écoles ministérielles.
Je les appelle
ainsi, messieurs, ces écoles du gouvernement, et c’est bien à juste titre ; car
à qui appartiendrait la nomination des maîtres d’écoles, si ce n’est aux
ministres ? Qui serait-ce qui indiquerait les livres à l’usage des élèves, et
règlerait tout ce qui se rapporte à l’instruction, si ce n’est ceux qui
nommeraient les maîtres d’école, c’est-à-dire les ministres ? Je prie MM. Seron
et de Robaulx d’être persuadés qu’il n’y a rien de personnel pour eux dans ce
que je viens de dire ; mais je ne puis m’empêcher de faire observer que leur
système est ministériel, ce qui ne veut pas dire qu’il serait mauvais sous un
bon ministère, mais qu’il n’a d’autres garanties que les caprices des
ministres, quels qu’ils soient, ce qui, constitutionnellement parlant, est déjà
très mauvais.
J’aurais beaucoup
à dire sur la nature et la tendance de ce système d’instruction, s’il
s’agissait de discuter le fond ; je m’en abstiens pour le moment, me réservant
toutefois de reprendre la parole si je m’aperçois que la discussion de la prise
en considération devient celle du fond, et que l’on discute pendant plusieurs
séances le fond de la question, pour savoir si l’on va discuter le fonds, ce
qui est déjà arrivé plus d’une fois dans cette chambre.
Ne croyez pas,
messieurs, que je refuse au gouvernement le droit d’établir des écoles ; mais,
comme l’instruction libre et indépendante est infiniment préférable à celle
donnée par le gouvernement, je ne veux pas que celui-ci puisse restreindre ou
gêner en rien la liberté d’instruction, comme il la restreindrait et la
gênerait beaucoup, si vous adoptiez la proposition Seron - de Robaulx. Je veux
donc, avant tout, que l’instruction soit entièrement libre, à défaut de quoi
j’en ferais une institution communale ; et si la commune ne peut pas en faire
les frais, je voudrais que la province s’en chargeât, et si la province s’y
refuse aussi bien que la commune, alors, et alors seulement le gouvernement
viendrait au secours.
Voilà, messieurs,
comment j’entends le système de l’instruction publique et de quelle manière je
voudrais les mettre en harmonie avec les libertés communales et provinciales.
En ce point je suis d’accord avec M. Daunou, membre de la chambre des députés
de France et rapporteur de la commission nommée par les bureaux pour examiner
le projet de loi sur l’instruction primaire. Voici comme il s’exprime dans son
rapport fait à la chambre dans la séance du 22 décembre 1831 : « L’origine
domestique des écoles communales ne saurait, ce semble, être considérée
qu’autant qu’on reproduirait les anciennes doctrines, suivant lesquelles les
enfants appartiendraient de plein droit à l’Etat (…) Ce sont les familles de
chaque commune qui vont en (des écoles) supporter les dépenses : le nouveau
projet de loi le déclare expressément, et ce n’est que subsidiairement et en
cas d’insuffisance qu’il appelle la caisse départementale, puis le trésor
public, à y contribuer. » Voici un autre passage de ce même rapport :
« S’il arrivait que quelques-unes de ces écoles (écoles particulières)
obtinssent en effet la confiance de la plupart des pères de famille, s’il
arrivait même qu’elles pussent satisfaire à tous les besoins pour lesquels les
écoles communales sont instituées, il n’y aurait assurément aucun dommage
public à ce qu’elles finissent par en tenir lieu. » Je suis loin,
messieurs, d’approuver tout ce qui se trouve dans ce rapport, qui se ressent
par trop du régime universitaire que la France a hérité du despotisme de
Bonaparte ; mais les principes libéraux que M. Dannou a osé énoncer en présence
du système d’oppression sous lequel MM. De Montalivet et Périer veulent encore
tenir la jeunesse française, sont un hommage d’autant plus éclatant rendu à la
liberté et à la vérité. Ce sont ces principes que la Belgique a su mettre en
pratique, comme j’aurai l’honneur de vous le démontrer tantôt.
Je vous démontrerai,
messieurs, à la dernière évidence que l’instruction primaire a fait des progrès
étonnants en Belgique depuis la révolution, malgré les troubles et les
désordres qui auraient dû, naturellement parlant, la faire tomber dans cet état
d’abandon dans lesquels MM. Seron et de Robaulx se sont plu à la dépeindre.
Je tiens d’autant
plus à vous fournir des preuves statistiques sur cet objet que, d’après des
rapports que j’ai reçu de différents points de la France, le ministère
français, qui ne cherche qu’à nuire à la liberté en général, et, par
conséquent, à la liberté d’instruction en particulier, parce que toutes les
libertés se tiennent, et qu’il suffit de toucher à une seule pour les ébranler
toutes ; le ministère français a fait répandre par ses journaux que la liberté
avait tué l’instruction en Belgique. Et malheureusement, d’après les tableaux
qu’en ont tracés MM. Seron et de Robaulx on pourrait croire, en France, que le
ministère a pu ne pas tromper la nation, si l’on ne prenait soin de citer des
faits qui prouvent tout le contraire, et de mettre ainsi la vérité dans tout
son jour. Ce n’est donc pas seulement pour la Belgique, mais pour la France que
j’établirai la vérité dans l’intérêt de la liberté, qu’on a impudemment
calomniée dans un pays comme dans l’autre.
Vous sentirez,
messieurs, que c’est ici le point le plus important, dans la question de la
prise en considération, qui nous occupe. Car, pourquoi les honorables auteurs
de la proposition se pressent-ils tant de devancer le projet de loi que le
ministère va nous présenter sur l’instruction publique ? C’est parce qu’ils
croient que l’instruction primaire est tellement négligée, qu’il devient urgent
que le gouvernement y apporte un remède. Quand j’aurai démontré qu’ils sont
dans l’erreur et que l’instruction est dans un état beaucoup plus prospère
qu’elle ne l’était sous le monopole hollandais, dont ils font l’éloge, je crois
que j’aurai dissipé toutes leurs craintes et tous leurs scrupules, et qu’ils
conviendront avec moi qu’on peut ajourner leur proposition jusqu’à la
présentation de la loi sur la matière. Or, messieurs, c’est ce qu’il me sera
facile de faire.
Mais, avant
d’arriver là, permettez-moi, messieurs, d’établir un parallèle entre
l’instruction telle qu’elle était donnée par le ministère Van Maanen et
l’instruction telle qu’elle se donne aujourd’hui sous le régime de la liberté.
Je parlerai
spécialement de la Flandre, que je connais mieux que les autres provinces ; et
je pense que tout ce que je dirai relativement à cette province pourra se dire,
sans crainte d’exagération, des autres parties de la Belgique, puisqu’en fait
d’obscurantisme la Flandre tient le premier rang, témoin la carte géographique
du juif hollandais Sommerhauzen, sous laquelle la Flandre se trouve éclaboussée
d’une double quantité d’encre. A en croire MM. Seron et de Robaulx,
l’instruction publique serait abandonnée dans les campagnes à des gens
ignorants et paresseux, tels que sont à leurs yeux les chantres d’église, les
sacristains, les bedeaux, etc. A cet égard, je puis leur donner tous les
apaisements qu’ils pourraient désirer ; car, si quelques instituteurs se sont
enfuis au premier bruit de la révolution, par la crainte d’être molestés par le
peuple pour leurs opinions politiques, quoique je ne connaisse dans les
Flandres que la seule commune de Steydinghe où il y ait eu réellement à
craindre, en général les maîtres d’école ont été conservés, et il leur a été
laissé partout pleine liberté pour les livres classiques et pour la méthode
d’enseignement.
S’ils n’ont pas
cru devoir continuer ces ridiculités, ces niaiseries et ce pédantisme, dont
était entachée la méthode hollandaise, et dont j’entretiendrais la chambre si
je ne craignais de dire des choses qui seraient bien au-dessous de sa dignité,
il faut leur en savoir gré et rendre justice à leur bon sens et à leur bon
goût. Je ne sais si MM. Seron et de Robaulx se sont jamais donné la peine
d’étudier le hollandais, mais je pourrais leur citer des choses curieuses et
vraiment divertissantes qu’on enseignait fort sérieusement aux enfants. Il y
aurait de quoi rendre fier le dernier magister de village.
Outre la
suppression de ces fadaises et rapsodies du monopole hollandais, la concurrence
qu’a fait naître le régime de la liberté a produit un bien immense et qui doit
remplir les vues philanthropiques des auteurs de la proposition : c’est que,
dans beaucoup de communes, il s’est établi un enseignement vraiment gratuit
pour les enfants des pauvres, et pour le maintien duquel la commune ni le
gouvernement ne donnent pas le sou ; c’est que, pour gagner la confiance
publique et pour attirer les enfants des riches, les instituteurs, au lieu de
demander un subside, ont offert d’eux-mêmes à donner l’instruction gratuite aux
enfants des pauvres. Il résulte des rapports que j’ai reçus, que les
instituteurs refusent presque partout les subsides qu’on leur présente, parce
que, du moment qu’ils reçoivent un subside, ils passent pour monopoleurs, se
perdent dans l’opinion, et sont abandonnés de leurs élèves. Il est inutile que
j’ajoute que dans toutes ces écoles on apprend à lire, à écrire et à chiffrer ;
enfin on y apprend au moins autant que sous le gouvernement déchu : c’est ce
qui doit satisfaire mes antagonistes. Il est vrai, messieurs, qu’en général
l’instruction est toute chrétienne et catholique ; et à cet égard, je n’ai
qu’un mot à dire, c’est que, du moment que vous accordez la liberté de
l’instruction, et vous ne sauriez la refuser à un peuple qui l’a acquise au
prix de son sang, il faut nécessairement qu’elle soit catholique dans un pays
où la religion catholique est la religion de la presque totalité des habitants.
L’enseignement constitutionnel, en supposant même que le ministère se renferme
dans les limites de la constitution, ne saurait jamais être complet, parce
qu’il ne peut embrasser la religion. Il peut être excellent sous le rapport
matériel, mais, quand il serait le meilleur possible, il ne pourrait être
encore qu’indifférent en matière de religion. Il est vrai, messieurs, qu’on
peut, jusqu’à un certain point, séparer le spirituel du matériel ; mais c’est
parce que dans la nature ces deux choses ne se séparent pas qu’il vaut mieux ne
pas les séparer, et que l’instruction libre est préférable à l’instruction
constitutionnelle. Quand on bannit Dieu de l’instruction, on rencontre partout
la mort ; l’enseignement n’est plus qu’un hideux squelette, un corps sans âme,
qui tombe en pourriture et qui exhale l’infection de l’athéisme. Oui,
messieurs, c’est une instruction religieuse que veulent les catholiques belges,
à l’exception de quelques individus rares qui ont la pleine liberté, s’ils le
trouvent à propos, d’élever leurs enfants dans les principes du déisme, du
matérialisme ou de l’athéisme. Je dois vous parler de certaines écoles catholiques
qui, depuis la révolution, ont pris un accroissement prodigieux : ce sont les
écoles dominicales instituées par le concile de Trente, et destinées par le
concile provincial de Malines non seulement à enseigner la doctrine chrétienne,
mais à apprendre à lire et à écrire. Ces écoles suppléent merveilleusement aux
écoles journalières, en ce qu’une foule d’enfants et de jeunes gens des deux
sexes, qui ne peuvent trouver le temps de s’instruire dans la semaine, à cause
du travail auquel ils doivent se livrer pour gagner leur pain, passent
agréablement le dimanche en apprenant à lire et à écrire et en s’instruisant
dans la religion. Ces institutions admirables, que la liberté a fait éclore ou
a multipliées sur toute la surface de la Belgique, comptent dans les deux
Flandres plus de 100,000 élèves. Les sacrifices qu’y font les maîtres, qui,
presque partout, sont les personnes les plus respectables de l’endroit, pour
donner aux enfants une instruction gratuite, les encouragements qu’on y donne
aux élèves ; les brillantes distributions de prix qui consistent, soit en
habillement, soit en livres, font encore de ces écoles de véritables
établissements de bienfaisance, où les pauvres trouvent des secours
considérables pour l’entretien de leurs enfants.
Voilà, messieurs,
les fruits précieux de la liberté que nous avons conquise et dont nous sommes
fiers à si juste titre. Si après cela on rencontre quelque part un instituteur
qui croit que toute science est renfermée dans les litanies des saints, et
qu’il a rempli son devoir quand il les a fait lire à ses élèves, on ne peut que
lever les épaules, mais pour ma part je me console encore de sa simplicité et
de son ignorance, quand je réfléchis à d’autres espèces de litanies que
certains maîtres hollandais donnaient à lire à leurs élèves. C’étaient des
nomenclatures d’animaux, de plantes et d’instruments de toute espèce, à peu
près comme ces almanachs à la 93 où, à la place des noms des saints, on lisait
chou, navet, carotte, etc. Telles étaient les litanies hollandaises.
Je crois vous
avoir prouvé, messieurs, la supériorité de l’instruction libre sur celle du
monopole, et je vous ai laissé entendre en même temps que le nombre des enfants
qui fréquentent les petites écoles est considérablement augmenté depuis la
révolution. J’ai encore à vous prouver cette augmentation par des chiffres, et
alors j’aurai complètement répondu à mes adversaires qui prétendent que
l’instruction se trouve dans un état misérable, tant sous le rapport du nombre
des élèves que sous celui des lumières.
Et d’abord,
messieurs, je puis vous assurer que dans les deux Flandres il n’y a pas dans ce
moment une seule commune qui n’ait son école, que partout le nombre des écoles
est augmenté, et que le nombre des élèves est augmenté dans une proportion plus
grande encore. Dans le district de Gand, sur 12 paroisses, sur lesquelles j’ai
reçu des relevés, on y comptait avant la révolution 25 écoles et 1,517 élèves ;
depuis le règne de la liberté, on y compte 47 écoles et 2,783 élèves.
Et ne pensez pas
que ce n’est que dans les villes que vous rencontrerez ce résultat : dans le
district de Gand, les communes de Wandelghem, Dronghene, Ledebergh, Everghem,
Heusden, Vinderhaute, Gendbrugghe, Destelberghe, Assné, avaient sous Guillaume
13 écoles et 702 élèves ; maintenant ces mêmes communes ont ensemble 28 écoles
et 1,727 élèves. Il n’en est pas seulement ainsi dans les environs de Gand,
mais dans toute la Flandre. Dans les environs de Termonde, sur 14 communes, il
y avait avant la révolution 32 écoles et 1,810 élèves ; aujourd’hui il y a 64
écoles et 4,364 élèves. Dans le pays de Waes, sur 6 communes, 7 écoles et 625
élèves avant la révolution ; à présent, 11 écoles et 1,010 élèves. A Nevele et
dans 16 autres communes environnantes, dont 3 ont été privées d’écoles sous
Guillaume, 22 écoles et 1,294 élèves avant la révolution, aujourd’hui 43 écoles
et 2,499 élèves. A Grammont et dans les environs, sur 6 communes avant la
révolution, 11 écoles et 510 élèves ; aujourd’hui 18 écoles et 952 élèves. Dans
le district d’Alost, sur deux communes, 2 écoles avant la révolution, et 70
élèves ; aujourd’hui 8 écoles et 315 élèves. Dans le district d’Eecloo, sur 3
communes, il y avait 3 écoles et 110 élèves avant la révolution ; à présent il
y a 4 écoles et 186 élèves.
Dans le district
de Sotteghem, dans 2 communes, il n’y avait qu’une école et 15 élèves avant la
révolution ; maintenant il y a 3 écoles et 80 élèves.
Dans la Flandre
occidentale, l’instruction publique a fait également de grands progrès depuis
la révolution : c’est ainsi que, dans le district de Thielt, deux communes
avaient 3 écoles et 225 élèves avant la révolution ; aujourd’hui il y a 4
écoles et 375 élèves.
Voilà, messieurs,
les renseignements que je me suis procurés sur la Flandre : il serait trop long
d’énumérer toutes les communes et le nombre des élèves dans chaque commune ;
mais j’ai pris des communes par faisceaux sur les différents points des
Flandres, afin que vous pussiez juger d’après ce tableau quel est l’état de
l’instruction en général. D’après la statistique que j’ai eu l’honneur de vous
exposer, il résulte que dans les Flandres le nombre des écoles est augmenté
depuis la révolution de plus d’un tiers, et le nombre des élèves de deux tiers.
J’ajouterai encore
une remarque qui milite beaucoup en faveur de l’instruction actuelle, c’est que
par la concurrence qui s’est établie entre les maîtres d’écoles on a obtenu un
immense avantage, savoir : que les maîtres d’écoles, dans les campagnes,
donnent des leçons l’été comme l’hiver, ce qui ne se faisait pas jusqu’ici.
Messieurs, vous
vous étonnerez sans doute un peu de la différence qui se rencontre entre les
faits que je viens de vous citer sur l’état de l’instruction, et la description
que vous en ont faite les auteurs de la proposition. Voici sans doute ce qui
les a induits en erreur ; ils n’ont vu dans la révolution que les troubles et
les désordres qui l’accompagnent, et dont l’effet naturel est de détruire toute
instruction ; mais ils n’ont pas assez réfléchi aux résultats prodigieux que
produit toujours la liberté, quand elle est réelle.
Je crois donc,
messieurs, que vous devez être convaincus comme moi qu’il n’y a pas
d’inconvénient à ne pas prendre la proposition en considération, vu que
l’urgence que ses auteurs ont fait valoir n’existe aucunement, et que si elle est
adoptée, loin de servir à répandre davantage l’instruction publique, elle ne
servira, au contraire, qu’à la diminuer, en restreignant la liberté qui seule
peut enfanter de grandes choses en fait d’enseignement.
Messieurs, il est
une autre observation que je dois vous présenter contre la prise en
considération de la proposition de MM. Seron et de Robaulx ; elle est tirée des
circonstances politiques où nous nous trouvons. Est-il bien prudent de lancer
au milieu de nous une proposition aussi prématurée, aussi inutile, aussi
contraire à la liberté, dans un moment où nous avons besoin de nous unir plus
que jamais ? Est-il bien politique d’alarmer les populations catholiques, de
les dégoûter de la révolution, au moment où les ennemis du dedans cherchent à
nous diviser en fomentant la discorde et la guerre civile ; au moment où les
ennemis du dehors vont nous assaillir à coups de protocoles, et peut-être à
coups de canons ? Faut-il, dans de telles circonstances, nous rapprocher pour
ainsi dire de la Hollande, en faisant l’éloge d’un monopole qui, dans l’esprit
du peuple, avait élevé un mur d’airain entre la Belgique et la Hollande ?
Songeons, messieurs, à la défense commune ; rapprochons-nous plutôt de la
nation française, rapprochons-nous-en autant qu’il est possible de le faire
sans nous réunir à elle. C’est notre alliée naturelle, et, malgré son
gouvernement qui depuis la proposition de l’armistice jusqu’à la combinaison
Nemours, et depuis encore, nous a constamment trompés, elle saura toujours nous
soutenir. Une guerre générale se prépare, l’orage gronde dans le lointain ; il
peut dépendre de nous, messieurs, il peut dépendre des populations de la
Flandre, du Hainaut et de Namur, de décider la question en faveur de la France
ou contre elle, en faveur de la liberté ou du despotisme.
Si,
par l’apathie et le découragement que vous auriez jetés dans nos populations
catholiques, Guillaume s’empare de nos forteresses qui sont sur la frontière de
la France, elles serviront à la fin pour laquelle elles furent bâties ; si, au
contraire, le peuple y tient bon jusqu’à l’arrivée de l’armée française, elles
deviendront les remparts de la liberté contre le despotisme. Voilà, messieurs,
le côté politique de la question qui nous occupe. Je crois que cette seule
raison suffirait pour voter contre la prise en considération.
(Moniteur belge n°27, du 27 janvier 1832)
M. Barthélemy. - Je regrette qu’à l’occasion
d’une question toute constitutionnelle, on se soit jeté dans des considérations
qui y sont absolument étrangères, et qu’on ait cru devoir rechercher si la
proposition faite par MM. Seron et de Robaulx n’alarmait pas les consciences.
Jusqu’à ce qu’aux termes de la constitution, l’instruction publique soit réglée
par une loi, l’unique question est de savoir si l’Etat donnera un subside pour
cet objet. Or, il faut bien que le gouvernement interviennent là où les
communes ne sont pas à même de subvenir aux frais des
écoles. Il est donc nécessaire d’y affecter une somme spéciale qui sera portée
au budget. Mais toute discussion qui a rapport à l’instruction religieuse est
entièrement étrangère à celle qui nous occupe en ce moment. Quand la
constitution a proclamé la liberté de l’instruction, elle n’a pas entendu
parler de l’éducation religieuse. La
constitution et le législateur professent le principe d’indifférentisme
en matière de religion. Par cela seul qu’ils veulent que le culte soit libre,
ils veulent aussi que l’instruction religieuse soit exclusivement réservée aux ministres
du culte ; car autrement ce serait contrarier le principe posé de la liberté.
L’Etat pas plus que les auteurs du projet n’ont donc pas pu s’occuper de ce
dernier objet, et ainsi disparaissent toutes les alarmes de conscience.
L’orateur démontre
que l’instruction civile et l’instruction religieuse doivent être séparées, et
que la seule question à résoudre en ce
moment, c’est celle de savoir quelle somme sera portée au budget pour
l’instruction publique. Quant à l’éducation religieuse, les frais en sont
compris dans la somme globale, affectée aux cultes. Il se réserve de dire sa
pensée sur les trois degrés d’instruction, lors de la présentation de la loi
organique, et vote pour la prise en considération de la proposition.
M. de Robaulx. - Je demande la parole, afin
d’éviter beaucoup d’objections qui proviennent d’une erreur sur notre intention
et sur le texte de notre proposition. M. l’abbé de Haerne, ainsi qu’il vient de
me le dire, a cru que, d’après l’article 2, notre intention était de
restreindre la liberté de l’instruction , en soumettant à la surveillance de
l’Etat tous les établissements d’instruction primaire, tandis que nous ne
demandons la surveillance que sur ceux que le gouvernement aura créés.
Plusieurs membres partagent sans doute cette erreur.
Un grande nombre de voix. - Non ! non !
M. de Robaulx. - M. de Haerne vient de me
déclarer qu’uil en avait jugé ainsi, et j’ai cru utile de vous faire cette
observation à cet égard.
M.
l’abbé de Foere. -
Considérant les discours de MM. Seron et de Robaulx comme l’exposé des motifs
du projet de loi, et faisant remarquer combien les motifs influent sur l’interprétation
d’une loi, il s’attache à réfuter les discours des deux honorables membres. M.
Seron, dit-il, a prétendu que, si nous n’adoptions pas sa proposition, le
peuple belge tomberait dans l’abrutissement. Il faut répondre à cela comme
répondre le célèbre Pitt à un membre du parlement qui parlait de la crainte
qu’il éprouvait de l’influence du pape sur l’Angleterre : « C’est dit,
comme si on vous disait que la mer va prendre feu, et qu’il faut faire placer
sur le rivage des pompes à incendie. » M. Seron a ensuite parlé amèrement
de la révolution brabançonne ; il en a contesté la légitimité. Il me semble
que, quand on se pique de connaître l’histoire du siècle du roi Robert et de
Grégoire VII, il serait bon de prouver que l’on connaît aussi l’histoire de son
pays et de son siècle.
Ici l’orateur
s’attache à justifier la révolution brabançonne des attaques de M. Seron ; il
rappelle ensuite les détails statistiques donnés par M. de Haerne pour prouver
qu’au lieu de rétrograder, l’instruction primaire est en progrès depuis la
révolution, et il termine en disant qu’il voterai contre la prise en
considération, attendu qu’avant de savoir si la loi es nécessaire, il faudrait
faire des enquêtes pour connaître l’état où se trouve l’instruction primaire.
(Moniteur belge n°32, du 1er février 1832)
M. l’abbé de Foere. (Après avoir prouvé par un grand nombre de faits que
la révolution de 89 n’avait pas éclaté pour des griefs résultant exclusivement
des intérêts religieux, comme M. Seron, l’avait insinué, l’orateur continue en
ces termes) - M. de Robaulx a basé sa proposition sur le devoir impérieux que
la constitution aurait fait à l’Etat de procurer gratuitement à la nation
l’instruction primaire. L’honorable membre s’élève souvent avec succès contre
les interprétations forcées et arbitraires que l’on donne aux lois, mais ici,
il n’a su se défendre contre le même abus ; et est à l’appui de son opinion ce
paragraphe de l’article 17 de la constitution : « L’instruction publique,
donnée aux frais de l’Etat, est également réglée par la loi. » Je n’ai
besoin de faire aucune effort d’interprétation pour démontrer que ce texte de
la constitution ne renferme pas le sens que M. de Robaulx lui attribue ; il
suffit de le citer. Si l’interprétation des lois n’était pas rigoureuse,
celles-ci deviendraient toujours, entre les mains des partis, un instrument
pour atteindre leurs vues particulières. Si tel était le sens de ces termes de
la constitution, M. de Robaulx n’aurait pas dû s’arrêter là ; car il s’ensuivrait
aussi bien que l’Etat serait chargé de faire donner gratuitement à la nation
l’enseignement moyen et supérieur.
L’orateur abuse
encore plus étrangement d’un autre paragraphe de la constitution. De ce que, en
fait d’enseignement, notre loi fondamentale décide que « la
répression des délits n’est réglée que par la loi, » M. de Robaulx en
conclut qu’il faut une loi répressive. Jusque-là son interprétation serait en
règle, s’il ne provoquait qu’une loi pour réprimer les délits qui se
commettraient par la voie de l’enseignement. Mais il s’appuie aussi de ce texte
constitutionnel pour soutenir que tout l’enseignement primaire est à la charge
de l’Etat ! C’est là évidemment conclure d’une partie au tout, ou déduire d’une
proposition présentée sous tel rapport, des conséquences qui résultent
matériellement de la même proposition, mais considérée sous tel autre.
M. de Robaulx
explique enfin toute sa pensée : c’est pour arriver à son but qu’il a faut tant
d’efforts d’interprétations. Il ne veut pas que l’obscurantisme soit enseigné,
sous prétexte que l’enseignement est libre. Mais alors, que devient cet article
de la constitution qui garantit à tous la libre manifestation des opinions ? En
supposant que l’obscurantisme soit un délit, qui donnera la définition de cet
obscurantisme ? Je crains que le reproche que l’auteur a adressé à certaine
classe de la société, de vouloir exploiter exclusivement l’instruction
primaire, ne rejaillisse directement sur lui-même.
J’aborde
maintenant la question de la prise en considération de la proposition. Je la
repousse par trois motifs.
D’abord, en
prenant cette proposition en considération, vous mettez en problème une foule
d’expériences particulières qui trouvent aujourd’hui leurs moyens de subsister
dans la profession d’instituteurs et d’institutrices : car la proposition Seron
et de Robaulx est générale. Elle ne tend pas seulement à donner une instruction
gratuite aux pauvres, elle embrasse tout l’enseignement ; de manière que les
bourgeois, guidés par leurs intérêts privés, enverraient aussi leurs enfants
aux écoles gratuites.
Ensuite, la
proposition est fondée sur un fait dont aucune preuve évidente n’a constaté
l’existence. En effet, plusieurs orateurs ont été entendus sur ce fait. Les uns
le confirment, les autres le nient. MM. Seron, de Robaulx et Henri de Brouckere
disent que l’enseignement primaire est partout, depuis la révolution, dans un
délabrement complet ; d’autres membres de la chambre, parmi lesquels il s’en trouve
qui se sont appuyés, comme M. de Haerne, de recherches et de documents
statistiques, soutiennent que, depuis la révolution, cet enseignement a fait
des progrès immenses. Dans cet état de choses, dans l’ignorance dans laquelle
se trouve la chambre, je vous le demande, messieurs, pouvons-nous mettre en
délibération une proposition basée sur un fait sur lequel il existe des
opinions aussi contradictoires. Il me semble que la chambre agirait prudemment
et ne perdrait pas inutilement un temps précieux, si, avant de procéder à cette
délibération, elle ordonnait que des enquêtes fussent instituées, dans toutes
les provinces du royaume, sur l’état actuel de l’enseignement primaire. Alors,
et alors seulement, la chambre pourra délibérer avec connaissance de cause.
En dernier lieu,
la proposition qui nous occupe est, selon moi, intimement liée avec les lois
provinciale et communale. La dernière ne nous est pas encore proposée, et le
sort de l’autre dépend encore des votes de la chambre. J’ai dit.
PROJET DE LOI ACCORDANT
DES CREDITS PROVISOIRES AU DEPARTEMENT DE LA GUERRE POUR L’EXERCICE 1832
(Moniteur belge n°27, du 27 janvier 1832)
M. le président. - Je prie la chambre d’interrompre un moment la discussion pour une
communication de M. le ministre de la guerre.
M. le ministre de la guerre (M. Ch.
de Brouckere) présente un
projet de loi tendant à obtenir un nouveau crédit de 2 millions 300 mille
florins pour le mois de février. Il demande qu’on s’occupe tout de suite de ce
projet, pour qu’il puisse être voté lundi prochain par le sénat.
- La chambre donne
acte à M. de Brouckere de la présentation de ce projet, en ordonne l’impression
et la distribution, et déclarant l’urgence, elle le renvoie à la commission du
budget de la guerre qui s’en occupera
immédiatement.
PROPOSITION DE LOI
PORTANT ORGANISATION DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE
M. Jullien. - Je ne suis pas partisan des
principes absolus ; je ne suis pas non plus assez doctrinaires pour croire que,
lorsqu’ils sont une fois admis, il faut de toute nécessité en adopter toutes
les conséquences ; et, s’il se trouvait parmi vous, comme autrefois à la
tribune d’un grand peuple, un orateur qui s’écriât : « Périssent les
colonies plutôt qu’un principe ! » je répondrai qu’il faut sauver le
principe et les colonies, persuadé que je suis, dans la simplicité de ma
raison, que, pour la conservation des principes, comme des choses, il est quelquefois
nécessaire de modifier les conditions de leur existence.
Ainsi, par
exemple, quoique la constitution ait proclamé la liberté de la presse d’une
manière absolue, si je reconnaissais que les conséquences de cette liberté
battent en ruine le principe, je chercherais à la sauver de ses propres excès.
De même pour la liberté illimitée de l’enseignement ; si je voyais que les
conséquences nous mènent droit au monopole au profit de telle ou telle classe
de la société, je voudrais détruire le monopole, dût l’absolutisme du principe
en souffrir ; et en cela, messieurs, je croirais encore servir la liberté de
l’enseignement.
Voilà, messieurs,
en peu de mots, ma profession de foi en fait de liberté en tout et pour tous ;
voilà les principes que je suivrai constamment, et dont je ferai, s’il en est
besoin, l’application à la question qui nous occupe.
D’ailleurs, il me
semble que dans cette discussion on a oublié précisément ce qui en faisait
l’objet : car de quoi s’agissait-il ? De la prise en considération ; et à cette
occasion on s’est jeté dans de longues considérations et des théories
d’enseignement ; on a crié au monopole, et, en présentant le chaud panégyrique
du clergé, on n’a fait autre chose que reproduire le portrait du bon portrait que
nous connaissons tous. Mais tout cela était absolument étranger à la question.
L’orateur examine
ensuite si le projet est utile et constitutionnel. Il s’attache à démontrer
qu’il est tout à fait dans les termes de la constitution et qu’il n’est pas
seulement utile, mais indispensable. En conséquence, rien ne peut s’opposer à
sa prise en considération. Puis, abordant les objections : Un membre a craint,
dit-il, que le gouvernement ne s’emparât du monopole de l’instruction. Il a
déclaré, il est vrai, qu’il ne craignait pas que le ministère actuel favorisât
ce monopole, mais que ce ministère pouvait être changé, dans 20 ans, par
exemple. Certes, c’est là un brevet de longévité (on rit) que tous les ministres accepteraient volontiers ; mais je
crois que dans 10 ans, pas plus que dans 20 et plus loin encore, il n’y a rien
à redouter.
M. Jullien combat
une à une toutes les objections qu’on a invoquées contre la prise en
considération, et vote pour.
M. le président. - La parole est
M. Milcamps.
Plusieurs membres. - A demain ! à demain.
- La discussion
est renvoyée à demain, et la séance est levée à 4 heures et demie.