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« La Belgique morale et politique (1830-1900) », par Maurice Wilmotte
Paris, Armand Colin, 1902
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(page
185) Celui qui a défini les patois « des langues qui ont eu des malheurs »
ne soupçonnait pas le retour de faveur qui allait échoir à ces disgraciés. Ce
retour, en Belgique, en Allemagne, en Autriche, en Angleterre et même en
France, est-il aussi décisif qu’on l’affirme ? S’agit-il d’une manifestation
sincère, profonde et durable ? Ou bien le mouvement est-il artificiel,
procède-t-il d’une mode, de l’exagération de certains partis pris et de
certains intérêts ?
Pour résoudre ces questions, il
faudrait entreprendre autant d’enquêtes qu’il y a de patois cultivés l’heure
présente. Ces enquêtes nous feraient découvrir des facteurs variés. Tantôt
c’est l’opposition des idées politiques et religieuses, qui (page 186) se traduit par des satires et
des articles de journaux, écrits avec une affectation ardente dans le parler
natif ; ainsi procèdent le parti gallois en Angleterre et le parti catalan à
Barcelone. Tantôt c’est l’antipathie de race, qui survit aux combinaisons
ingénieuses, filles de la diplomatie européenne. L’Autriche a son parti tchèque
et ses ligues hongroises ; la Belgique bilingue (Il y a en
Belgique 2,744,271 personnes parlant exclusivement le flamand, 2,485,072
personnes exclusivement le français ou le wallon ; 700,997 sont bilingues) a son « mouvement flamand » et son « mouvement wallon ».
* *
*
Le 9 septembre 1855, Raspail, exilé à
Bruxelles, écrivait à Mme Desbordes-Valmore : « Le Flamand est lent, mais il
marche ; et quand une fois il a pris son bâton de voyage, il va loin sans
s’arrêter. »
A cette date, les revendications de
race, sans être une nouveauté en Belgique, commençaient seulement à préoccuper
les hommes détenant le pouvoir. Une commission avait été créée pour examiner
les griefs, formulés dans des pétitions venues de toutes les régions flamandes
du pays ; on lui avait aussi remis le soin de proposer des encouragements (page 187) à la littérature néerlandaise
et une réglementation nouvelle de l’usage administratif des langues nationales.
Cette commission ne ressemblait pas à la plupart de ses pareilles ; au lieu de
somnoler, de s’éterniser dans des débats sans conclusion, elle fit preuve d’une
initiative tellement énergique qu’on n’osa publier son rapport. Ce ne fut que
plusieurs années après que l’on sut, par des indiscrétions de journaux, qu’elle
avait réclamé l’égalité des langues dans les examens et l’emploi du flamand
dans les affaires pénales, où était impliqué un homme parlant cet idiome. A
cette date, on considérait de telles exigences comme inadmissibles ; pourtant,
il devait en surgir plus tard de moins justifiées, qui triompheraient avec la
complicité gouvernementale.
Le « mouvement flamand » remonte aux
premières années de la nationalité belge. Mais il ne fut pas tout d’abord un
mouvement populaire. Au contraire, nous avons quelque peine à nous figurer à
quel diapason l’antipathie pour la langue néerlandaise était montée, après la
révolution qui sépara la Belgique de la Hollande. Le décret de 1819 fut aussi
mal accueilli sur les rives de l’Escaut que sur celles de la Meuse. Parmi les
articles de ce décret, les plus vexatoires étaient ceux qui permettaient
l’emploi du flamand sans traduction dans les (page 188) actes administratifs et judiciaires, réglant les rapports
entre fonctionnaires ou ceux des fonctionnaires avec le public. L’article 5 du
décret va plus loin, il commine qu’à partir du 1er janvier 1823 « aucune
autre langue que la langue nationale ne sera reconnue légale pour les affaires
publiques dans les provinces de Limbourg, Flandre orientale, Flandre
occidentale et Anvers », et il exige que « toutes les autorités, collèges et
fonctionnaires administratifs, financiers et militaires » se servent de
cette langue dans l’exercice de leur emploi. Les fonctionnaires qui ignorent le
flamand seront impitoyablement transférés en Wallonie.
Or, comme nous l’apprend l’un des
historiens du mouvement flamand, M. Hamelius (Histoire politique et littéraire du
mouvement flamand, Bruxelles, Rozez,
s. d. Parmi les publications utiles à consulter sur ce point, je signalerai les
n°77 et 78 de la collection populaire du Willemsfonds,
à Gand, où l’on trouvera la biographie et les lettres de Jan-Frans Willems, le
principal promoteur du mouvement. Les exposés les plus récents de la production
littéraire en néerlandais sont ceux de M. Deeef (en
flamand) et de M. Van Keymeulen, Esquisses flamandes et hollandaises, Anvers, 1897), qui pétitionna avec le plus d’ardeur contre l’application des
nouvelles dispositions légales ?
(page
189) Ce fut le paysan flamand, qui ignorait la langue littéraire à laquelle
se rattachait son patois et qui, de plus, obéissait au mot d’ordre de son
bourgmestre et surtout de son curé. On lui faisait signer des formules
imprimées, qu’il lisait peu ou prou ; mais il signait tout de même et, par une
coïncidence digne d’intérêt, son opposition de rustre ignorant allait se
rencontrer et s’unir avec celle des représentants de l’une des catégories
sociales les plus cultivées de la Belgique, à cette date. Les membres du
barreau prirent, en effet, la tête du mouvement hostile au régime hollandais,
et l’on vit les avocats de Gand et de Bruxelles réclamer l’usage facultatif du
français, qui avait été supprimé d’un trait de plume devant les tribunaux de
ces deux cités. Les Etats provinciaux se divisèrent sur l’attitude à prendre ;
ceux du Brabant de la Flandre occidentale suivirent l’exemple donné par le
barreau de Bruxelles et de Gand. Anvers s’abstint complètement. En résumé, sur
un millier de pétitions envoyées aux Chambres des Provinces-Unies, il y en eut
près des trois quarts qui émanaient de citoyens parlant le flamand, et beaucoup
étaient rédigées dans cet idiome !
Il n’est pas superflu de rappeler ces
faits, car ils contrastent violemment avec la tendance constante (page 190) au bilinguisme, qui
rapprocha, malgré les divergences d’intérêts et la guerre que se faisaient les
suzerains, les habitants des provinces de l’ouest, ceux des comtés du sud et de
l’est des ancien Pays-Bas, ainsi que les sujets wallons et thiois (flamands) du prince-évêque de Liége (Cette
tendance - première aube bien incertaine d’un nationalisme belge - a été
étudiée souvenu : on consultera avec intérêt J. Stechern
Flamands et Wallons, Liége, 1859 ; J.
DEMARTEAU, Le
flamand dans l’ancienne principauté de Liége, Liége, 1889. et le premier
volume de l’Histoire de Belgique, de
M. H. PIRENNE, Bruxelles, 1900, p. 303, sq. De là à croire à une « âme
belge », comme M. Edmond Picard et sa petite troupe d’avocats et d’artistes le
font, il n’y avait que la distance séparant les imaginatifs des érudits. Elle a
naturellement été tôt franchie. Voyez Revue
encyclopédique, n°203 (24 juillet 1897)).
La bonne entente se maintint jusqu’au milieu du XVIIIème siècle. Elle devait
entraîner - et entraîna - dans l’ordre administratif bien d’autres concessions
mutuelles que celles qui divisent aujourd’hui les représentants de nos deux
races. Peut-être, sans l’influence française, les Belges seraient-ils tous, ou
quasi tous, bilingues, et il est indéniable que rien n’eût autant contribué à
consolider l’édifice, en somme assez laborieux, de leur nationalité, qu’un
accord sur une question vitale entre toutes.
(page
191) L’influence française, voilà le grand facteur des mésintelligences
passées et présentes en Belgique. Déjà les philosophes du XVIIIème siècle
inculquent à ce pays des manières de penser, de théoriser sur tout, qui
devaient plaire aux âmes plus latines de la terre wallonne, tandis qu’elles
effarouchaient les âmes moins préparées, et différemment trempées, de la terre
flamande. Les descendants de Marnix et des gueux de mer, grands seigneurs très
empesés de ton et de mode, devaient se montrer plus rebelles aux charmes de la
culture du Midi, à ce scepticisme fleuri et souriant, parfois à ce matérialisme
élégant des livres français, que ne le furent les abbés liégeois, à demi
voltairiens de philosophie et de vie intime. Puis la Révolution française va
faire se lever, sans trop le vouloir, un vieux levain de rancune plusieurs fois
séculaire. Les volontaires de 1792, par leur turbulent enthousiasme,
rappelleront trop les tentatives d’assujettissement auxquelles se livrèrent
leurs ancêtres, lorsqu’ils étaient les suzerains du pays ou qu’ils
s’efforçaient de l’être.
En Wallonie, l’identité de langue et
de caractère aura raison de ces réminiscences. A Gand et à Anvers, il en ira
autrement. Le réveil du sentiment national se fera là-bas au désavantage de la
France ; c’est contre elle que va se tourner, (page 192) après 1830 (Je dis : après 1830, car l’esprit de la
Constitution et de ses auteurs est nettement favorable à la langue française.
Encore en 1838, il en est qui préconisent la diffusion du français en Flandre
(M. Lebeau, séance de la Chambre du 10 décembre), et le maximum des concessions
qu’il convient de faire aux promoteurs du mouvement, suivant un autre
constituant, prêtre catholique, c’est le respect du principe de la liberté des
langues, inscrit vingt-huit ans plus tôt dans la charte nationale. Encore en
1869, un Gantois, M. van de Woestyne dira au Sénat
que c’est de la liberté, et non d’une législation oppressive, comme la
réclament les « Flamingants », qu’il faut attendre la solution de la
question des langues en Belgique), bien plus que contre les
provinces-sœurs du nord, l’explosion de mauvaise humeur qui accompagne tout
mouvement révolutionnaire. On était sorti de chez soi, on avait pris le fusil
et la rapière ; on s’était battu quelque peu ; mais il restait de la poudre à
brûler et de la colère à passer sur quelqu’ennerni.
Les services que nous rendirent les armées de Louis-Philippe n’eurent, dans les
cœurs flamands, qu’un faible écho ; la statue du général Belliard,
à Bruxelles, est un symbole officiel et rien de plus.
Ainsi s’explique la réaction flamande
après la révolution qui constitua la nationalité belge. Elle fut l’œuvre de
quelques hommes, peu enthousiastes (page
193) du nouveau régime, qui avait, à leurs yeux, le tort immense d’avoir
ruiné des espoirs fondés sur un long passé de traditions communes et de
communes souffrances. Le sang versé pour une même cause, les rapports
artistiques et littéraires dès le XIIème siècle, créaient, entre la Flandre et
les provinces du nord des Pays-Bas, de charnel les affections qu une combinaison diplomatique ne pouvait briser du jour
au lendemain. Puis, c’était avec amertume qu’on sacrifiait le rêve d’un Etat,
qui aurait eu, en 1900, une population continentale de 11 millions d’habitants,
une puissante armée, une flotte nombreuse, et de riches colonies en Afrique et
dans l’océan Indien. Pour raisonner ainsi, il fallait beaucoup de savoir et de
bon sens, peut-être aussi quelque idéalisme, mais non certes la religion du
fait accompli. Toutes les doctrines nationalistes reposent sur de tels
fondements ; leur diffusion est l’affaire du temps et des circonstances.
En Belgique, le mouvement débuta, dès
1834, par un petit pamphlet dans lequel on protestait contre l’abandon dans
lequel était tombé un idiome, qui avait connu dès 1100 une floraison
littéraire. Comme les frères Grimm en Allemagne, nos Néderlandistes préludèrent par
des réclamations érudites à une propagande moins bornée. Ils étaient une
poignée, des professeurs pour la plupart (page
194), un prêtre, un archiviste, un médecin, que des liens de confraternité
intellectuelle rapprochèrent, à Gand, en vue d’une action collective. Il
fondèrent une sorte d’académie libre et une revue, le Belgisch Museum. Deux ans plus tard, ils se
groupaient ouvertement en un cercle, dont le titre était un programme : De taal is gansch het
volk (la langue, c’est tout le peuple).
On les vit alors s’atteler à toutes
les besognes la fois. On fixa l’orthographe, on édita les monuments littéraires
et historiques du passé, et, avant tout, ce roman de Renard (Reinaert de Vos), qu’on crut
longtemps une production du génie national, et qu’il a fallu restituer, depuis,
à la France ; on écrivit l’histoire des chambres de rhétorique, qui, pareilles
aux pays du nord de la France,avait jusqu’à cette
époque entretenu le feu sacré des arts sous la cendre oppressive des
dominations étrangères. En 1844, un Congrès, présidé par Jan-Frans Willems,
l’éditeur du Reinaert de Vos, réunissait les délégués de ces
chambres et de quelques cercles d’instituteurs, où l’idée flamande avait trouvé
ses premiers prosélytes ; un an plus tard, le gouvernement décrétait la
publication des anciens textes de la Belgique occidentale. (En
fait, les crédits ne furent votés qu’en 1854. Les réclamations des littérateurs
flamands étaient très légitimes ; mais il n’est pas moins légitime de leur
opposer l’indifférence, vraiment surprenante, avec laquelle le pouvoir, en
Belgique, a laissé à la science étrangère le soin de révéler au public les
monuments littéraires de la partie orientale du pays. Jehan de Thuin et la version
wallonne des dialogues du pape Grégoire ont été édités par des professeurs
allemands, MM. Fœrster et Settegast.
C’est un Suédois, M. von Feilitzen,
qui a mis au jour un bref prototype de la Divine Comédie dantesque, Li Ver del Juïse : le Poème
moral, dû à un Liégeois de l’an 1200, a été publié par un Italien de
Trieste, aujourd’hui professeur à Goettingue ;
Mandeville attend encore qu’on l’exhume, et quant à Jacques d’Hericourt, ses écrits sont devenus inabordables. Seuls
Jehan le Bel, le moins wallon de langue, et l’insipide Jean d’Outre-Meuse ont
trouvé grâce devant la science officielle en Belgique. On a même laissé à
l’initiative privée le soin de réimprimer les petits chefs- dramatiques du
XVIIIème siècle liégeois, les vieux Noëls, les chants populaires. etc. Si les
anciens auteurs du Brabant et de la Flandre française furent mieux traités, ils
le durent surtout au zèle académique d’un érudit d’origine allemande, Auguste
Scheler, bibliothécaire du roi des Belges).
(page
195) Cependant, l’initiateur du mouvement, Willems, vint à mourir ; mais il
avait laissé des collaborateurs et des disciples pleins de ferveur. Les années,
en s’écoulant, avaient attiédi les haines politiques, et le Congrès néerlandais
put, sous l’impulsion du (page 196)
belge Snellaert, après avoir groupé les Flamands du
nord et du sud à Gand en 1849, siéger dans les mêmes conditions, à Amsterdam en
1850, à Bruxelles en 1851, à Utrecht en 1854 et à Anvers en 1856 ; si, en 1858,
il ne se tint pas à la Haye, ce fut, nous apprend M. Hamelius,
« par suite de l’indifférence des Hollandais ».
Dès 1846, le mouvement prend une
allure politique et religieuse. Jusque-là ses adhérents avaient marché
d’accord, sans se préoccuper de leur foi. L’abbé David et le libre penseur
Willems avaient élaboré un programme commun. Il y aura désormais, par suite de
la scission entre libéraux et catholiques, un Davidfonds
et un Willemsfonds, tout un ensemble d’institutions
intellectuelles à pavillon jaune ou bleu ; les livres, les conférences, toute
la propagande se colorera de ces mêmes teintes, suivant qu’on sera papiste ou
gueux ; toutefois, les hostilités seront suspendues, comme par enchantement,
dès, qu’il s’agira de combattre les « Fransquillons », c’est-à-dire les
partisans de la suprématie du français.
Le clergé belge lève même l’interdit
qui frappait, sous le régime hollandais, les livres imprimés dans le nord des
Pays Bas. Il sympathise avec les nouveaux venus, il se montre particulièrement
accueillant, au prix de quelques retouches, pour les (page 197) œuvres patriotiques d’Henri Conscience, l’Alexandre Dumas
de cette école, dont l’inlassable fécondité crée toute une littérature et rend
aux novateurs le très grand service d’orienter vers eux le goût encore
incertain du public. Dans un style ingénu, Conscience conte, à la petite
bourgeoisie et au peuple, les noblesses du passé et les tristesses du présent.
Son Leeuw van Vlaanderen
(Lion de Flandre) devient la Bible d’un patriotisme plus local, mais aussi plus
fervent, que le patriotisme belge.
Henri Conscience a pris, à Anvers, la
place délaissée par Willems. Autour de lui se groupent Delaet,
Van Ryswyck, d’autres encore. Désormais il y a deux
foyers d’art néerlandais au lieu d’un ; plus tard, dans des coins perdus de la
West-Flandre, il s’en allumera un troisième. Enfin, un poète est né, qui
trouvera l’expression lyrique des sentiments chers aux « Flamingants » de la
veille. Ce poète est Ledeganck, qui, dans une oeuvre bellement symbolique, évoque De drie Zustersteden
(les trois villes soeurs) et tire de cette évocation
du passé glorieux de Gand, Bruges et Anvers, jadis métropoles du commerce et
des arts, une leçon émouvante pour les contemporains. Il a plu au chauvinisme
flamand de hausser Ledeganck au- dessus de sa vraie
taille ; mais il suffit à sa gloire (page
198) très certaine qu’il ait été, comme Defrecheux
en Wallonie, l’homme d’un poème éclos à son heure, et c’est seulement sa valeur
représentative que nous dégageons ici.
Le mouvement flamand avait désormais
ses écrivains, comme il avait ses théoriciens, ses archéologues et ses
pamphlétaires. Après Conscience et Ledeganck, il
semblait pourtant que l’agitation politique dut tout absorber, Il n’en fut pas
ainsi. Anvers, qui avait donné le jour à Théodore Van Ryswvck,
talent estimable d’ailleurs, eut en J. Van Beers (le
père du peintre), un poète supérieur à ceux de la génération de 1830. Curieux
d’intimités, croyant (sans excès d’orthodoxie), observateur attentif de la vie
des humbles et patient, comme un Gérard Dow ou un Miéris,
dans la peinture de leurs moeurs et de leurs
sentiments, Van Beers n’a donné que trois volumes en
cinquante ans ; mais, en prenant son temps et en mesurant sa peine, il a su,
sans effort visible, approcher de la perfection permise à un idiome qui n’est,
hélas, le français ni l’allemand.
D’autres ont été ses émules, sans le
surpasser, ni même l’atteindre, et parmi eux M. Pol de Mont, également fixé à
Anvers, tient le premier plan. Les soeurs Loveling n’eussent été inférieures à personne, si le roman
ne les avait disputées au (page 199)
lyrisme, s’il ne leur avait permis de déployer d’autres dons et s’il n’avait
fait de Virgnie Loveling
surtout une rivale, souvent heureuse, des authoress d’Angleterre les plus
distinguées.
Mais revenons en arrière, aux
environs de 1850, c’est-à-dire au moment où les revendications politiques des
Flamands alternent avec leurs affirmations littéraires. Pour en assurer le
triomphe, il leur fallait une presse ; à ce peuple, auquel, on l’a dit
lapidairement, Conscience apprit à lire, il fallait le rappel périodique de ses
devoirs et de ses droits, également négligés. Cette presse fut fondée et
progressa rapidement. En 1840, on ne compte que 17 journaux flamands, dont
aucun n’est quotidien ; ce nombre est triplé en 1851 ; en 1854 il en paraît 72,
dont 6 s’impriment chaque jour ; vingt ans après il faut encore doubler ce
chiffre respectable ; maintenant une nouvelle multiplication serait nécessaire.
Cependant, la reconnaissance officielle
de tant d’effort fut lente. On ne l’arracha que morceau par morceau aux
gouvernants. Libéraux ou catholiques, les premiers surtout, redoutaient de
modifier l’œuvre de 1830, oeuvre toute française
d’emprunt dans les parties qui ne reposaient pas (page 200) uniquement sur les traditions nationales. De là l’échec
de la commission instituée en 1856, et dont on a dit l’inquiétante activité. Le
ministre libéral de 1859, Charles Rogier, n’alla-t-il pas jusqu’à opposer un
contre-rapport à la publication officielle, du véritable rapport de cette
commission de discorde ?
Les Flamands ne désespèrent pas. Ils
se replient en bon ordre et s’attachent à des conquête locales, moins disputées
et plus directement utiles à leur dessein. C’est ainsi que, dès 1850, ils
obtiennent que la connaissance de leur idiome soit exigée de tous les employés
de l’administration provinciale d’Anvers ; en 1864, la même décision est prise
par l’administration communale de cette ville ; le 27 août 1866, le néerlandais
est proclamé la langue officielle d’Anvers. Déjà M. Delaet,
élu député 1863, prêtait en néerlandais le serment constitutionnel ; M. Coomans, deux ans plus tôt, obtenait que la composition des
futurs étudiants, passant l’examen qui correspond au baccalauréat de France,
pût être rédigée dans n’importe laquelle des langues nationales, et en 1861
aussi, après un débat orageux, qui dura deux longs jours, le petit groupe des
partisans du néderlandisme
faisait inscrire par le Parlement, dans l’adresse au Roi, cette intimation
discrète, mais significative : « Nous (page
201) espérons que le gouvernement prendra des mesures pour faire droit aux
réclamations articulées par les populations flamandes, qui sont reconnues
fondées (sic). »
Déjà le détestable français de cette
rédaction pronostiquait un recul favorable à l’autre langue nationale. La suite
confirma l’excellence du pronostic. Une affaire de presse, soumise à la
justice, fournit l’occasion cherchée d’une démonstration plus précise que les
mots échangés au Parlement. L’accusé refusa, devant la Cour de Bruxelles,
d’employer le français, et ses avocats imitèrent son intransigeance. Quelques
années après, un procès criminel achevait une démonstration par l’absurde ; il
montrait deux accusés, dont l’un ignorait le français et dont l’autre bredouillait
un peu de wallon, interrogés, jugés, défendus et condamnés à mort dans une
langue inintelligible pour eux. L’affaire eut un retentissement dans bien des
consciences, et elle servit à souhait les intérêts des Néderlandistes. Ce ne fut plus
qu’à la majorité de quatorze voix que la Chambre repoussa, en 1867, un projet
de loi aux termes duquel la connaissance du flamand était exigée des magistrats
de la partie du pays, où cet idiome était celui du peuple. En 1873, une
nouvelle tentative eut un meilleur succès, et il fut décidé que l’instruction (page 202) criminelle et les plaidoiries
auraient lieu dan la langue du prévenu. Cette même année, une conférence
flamande était instituée au barreau de Gand.
Cependant l’appétit grandissait avec
les victoires successives des « Flamingants ». Peu à peu leur langue
s’insinuait dans le programme scolaire, d’où la réaction gallophile
de 1830 l’avait expulsée. Elle devenait ou redevenait la langue des
administrations locales ou provinciales dans tout l’ouest et le nord du pays.
Une chambre flamande était créée à la Cour d’appel de Liège, à laquelle
ressortissent les tribunaux d’une province néerlandaise ; les officiers
devaient justifier d’une connaissance suffisante de l’idiome d’une partie des
recrues ; en 1889, on étendait à tous les débats criminels le régime bilingue ;
on faisait plus, car on exigeait en pays flamand que ce fut le prévenu qui
réclamât l’usage de la langue française. Juste retour des choses de ce monde,
sinon retour excessif. Enfin, la loi de 1845, qui ordonnait d’imprimer les lois
et arrêtés dans les deux langues du pays, loi modifiée en 1869 en faveur des
Flamands, était, en 1898, remplacée par une disposition nouvelle, attribuant au
texte néerlandais une valeur égale à celle du texte français dans toute
l’étendue du royaume. Le bilinguisme était désormais complet, (page 203) puisqu’il s’étendait à la
discussion, au vote, à la sanction et à la promulgation des lois.
* *
*
Pourtant les intellectuels du
mouvement se préoccupaient d’autres consécrations, qu’ils étaient maintenant en
veine d’obtenir. Ils voulurent cette Académie, que Rogier avait projeté de
fonder dès 1843, et on la leur donna en 1886. Ils réclamèrent des villes
d’Anvers, de Bruxelles et de Gand la construction de théâtres où l’on jouerait
exclusivement en néerlandais, dût-on s’y contenter
parfois de versions bâclées des Deux
Orphelines ou de la Porteuse de pain.
Ne pouvaient-ils répondre à leurs critiques qu’au Deutsches Thaeter de Berlin, on ne dédaigne pas de représenter un drame de Shakespeare,ou une comédie de Molière, ou même, à défaut,
de ces immortels chefs-d’oeuvre, des pièces
quelconques que la vogue de Paris a consacrées pour dix ans ? Cette fois
encore, ils furent exaucés.
Mais, pour hâter la floraison des oeuvres nationales, il y a des moyens de serre chaude, il y
a les couveuses officielles, les primes largement distribuées, les subsides et
les jurys. Et la manne officielle plut à partir de 1858 sur le sol néerlandais.
Entre 1860 et 1864, on compte soixante-quatre pièces couronnées, dont aucune
n’a survécu. Le (page 204) nombre
des cercles dramatiques monte comme une marée il est, en 1864, de 108 ; de 125
en 1866, de 225 en 1872 ; en dix ans, on avait réparti 150,000 francs entre ces
associations, de plus en plus empressées à faire acte de vitalité, sinon de
désintéressement. De même se multiplient les productions dramatiques comme
champignons en été ; mais, avoue l’historien du mouvement, si leur quantité
était de plus en plus grande, « leur qualité était restée médiocre ». Celle des
acteurs ne l’était pas moins. En 1900, on attend encore, on espère toujours
l’homme de génie qui donnera à la scène flamande l’orientation rêvée ; quant
aux interprètes, à de rares exceptions près, ils n’ont pas dépassé le niveau
d’amateurs probes et intelligents.
La dernière conquête rêvée par les «
Flamingants » n’est pas la moindre inscrite dans leur programme. Elle consiste
dans la création d’une université, où l’enseignement soit décrété dans leur
idiome.
L’ambition est déjà vieille. Lorsque
l’école normale des sciences de Gand et l’école normale des humanités de Liége
furent supprimées, en application de la loi de 1890 sur l’enseignement
supérieur, on réorganisa, des deux parts, les sections (page 205) de langues et d’histoire des doctorats en philosophie et
lettres des universités de ces villes. Or, dès cette date, sinon précédemment,
plusieurs cours se faisaient en néerlandais, à Gand, pour les futurs
professeurs de collège. L’appétit, que gagnèrent ainsi les partisans de la
germanisation des études, devint de plus en plus grand, et ils réclamèrent
l’emploi du flamand pour toute la partie de l’enseignement de la faculté de
philosophie, qui est réservée à la préparation de ces professeurs. Maintenant
ils exigent davantage ; il leur faut toute une université comme à Leyde ou à
Utrecht.
Ce qui devait arriver est arrivé.
Beaucoup de Flamands - et parmi eux un grand nombre de professeurs de l’université
« française » de Gand - ont cru devoir protester contre le désir d’empiètement de plus en plus marqué, que manifeste une
petite secte, qui fait encore plus de bruit que de besogne ; ils ont fondé une
« association flamande pour la vulgarisation du français ». Peu d’oeuvres ont un caractère aussi patriotique que celle-là, et
s’il arrivait qu’il se fondât à Liége une association du même genre pour la
vulgarisation du néerlandais, et que cette association fît fortune, on
toucherait enfin à ce but toujours entrevu, jamais atteint, qui est la mise sur
le même pied des deux langues nationales dans le sentiment populaire, en
Belgique.
(page
206) L’association gantoise est en pleine prospérité. Elle compte plus de
800 membres ; si elle n’a point l’heur d’être largement subsidiée, comme les
cercles flamands, par les pouvoirs publies, elle a reçu, sous les formes les
plus diverses, des encouragements très effectifs de gens considérables,
appartenant au monde de la science, des professions libérales et de l’industrie.
Elle a pu organiser des cours de français, dont certains sont suivis une
centaine d’élèves ; elle a fait l’acquisition de livres français, qu’elle a mis
à la disposition des petites administrations communales flamandes pour les
distributions de prix ou pour les bibliothèques populaires ; elle a fait
imprimer un manuel bilingue, destiné aux 20,000 ouvriers de la Flandre
orientale, qui se rendent en France pour les travaux de la moisson ; enfin,
elle n’a perdu aucune occasion de signaler les empiètements
injustifiées du flamand dans n’importe quel domaine,
Depuis le mois de janvier 1901, une
partie de l’association s’est constituée à Anvers, milieu éminemment favorable,
où l’on apprécie comme il convient le bienfait des langues véhiculaires. Des cours
ont été organisés ; d’autres vont l’être à Bruxelles, et sans doute à Bruges.
C’est toute une petite croisade qui n’a rien de puéril, malgré les apparences.
Quoi qu’on pense des droits sacrés du (page
207) peuple, de son langage et de son passé, il est en effet douteux qu’il
y ait opportunité d’enlever à une partie des étudiants d’un petit pays, comme
la Belgique, dont l’orientation est vers l’Est ou le Midi, et non pas vers le
Nord, les trop rares chances qu’ils possèdent déjà de parler convenablement les
deux langues nationales. L’enfant du peuple flamand peut, à la rigueur, se
passer du français ; s’il l’apprend, en dehors de quelques centres ou de
certaines fonctions, il risque fort de l’oublier plus tard ; l’enfant de la
bourgeoisie moyenne et supérieure devra à cette langue, s’il en combine la
connaissance avec celle de l’idiome natif, une supériorité enviable.
Au surplus, la transformation
projetée ne résoudrait rien, Car les récalcitrants - et ils sont dans la
bourgeoisie une incontestable majorité - s’empresseraient d’envoyer leurs fils
à Louvain ou à Bruxelles, suivant qu’ils sont catholiques ou non, et on devine
les conséquences fâcheuses que cette désertion aurait pour la ville de Gand.
Faire fi de ces périls est une sottise, et le désaccord qui a surgi même entre
« flamingants » prouve qu’on s’en aperçoit là-bas. Mais il faut
toujours compter avec la force d’entraînement que donne une conviction brutale,
têtue et irraisonnée. Rien ne démontre que les jacobins du groupe ne l’emporteront
pas.
(page
208) Le « mouvement flamand » a eu ce rare bonheur de pouvoir se
réclamer d’un passé glorieux et d’intéresser le grand seigneur terrien, le
bourgeois des villes, l’ouvrier agricole et industriel. Il a résisté, à force
d’adresse, à la tendance politique qui fait, en Belgique, de toute oeuvre morale tôt ou tard la proie d’un parti. Les libéraux
catholiques ont leurs ligues, dans lesquelles ils se cantonnent et se
surveillent. Mais sur la question du flamand, ces ligues acceptent un programme
à peu près identique, et elles ont plus d’une fois marché de compagnie au
succès.
En Wallonie il n’en a pas été de
même. La propagande en faveur des patois y est de fraîche date, et elle n’a
rallié jusqu’ici qu’une partie de la population. C’est dans les villes qu’elle
se concentre, et les libéraux l’ont monopolisée avec un facile empressement.
Pour plaire aux catholiques, elle aurait dû renoncer à ses polémiques
agressives contre les frères flamands,
à ses sympathies françaises, à son vague parfum de libre pensée. Sans doute il
n’est écrit nulle part qu’elle sera voltairienne, mais les voltairiens de la
bourgeoisie ont été ses premiers serviteurs ; ils l’ont peu à peu faite leur,
et, dans les oeuvres wallonnes, comme dans les
conférences et les meetings où l’on prône les patois de la Belgique orientale,
il n’est guère (page 209) question
du français, de la croisade à faire contre lui ; tout l’effort d’indignation et
de réaction politique et littéraire se porte sur les empiètements
de la langue néerlandaise.
C’est que les petits pays ont beau
tendre vers le système fédératif, qui localise leurs intérêts, ils resteront
les tributaires intellectuels des grandes nations. En vain l’on s’arme contre
la libre introduction des produits français en Belgique ; à Liège comme à
Bruxelles, persiste la même curiosité sympathique pour les livres, les revues
et les journaux de Paris.
Et pourtant la Belgique est depuis
soixante-dix ans un Etat constitué ; elle a sa vie propre, elle a ses mœurs et
ses traditions, deux idiomes populaires dont aucun n’est le français. La
majorité de la nation appartient à la race germanique ; la minorité parle des
patois d’essence latine, mais fortement plus imprégnés que leurs congénères
d’éléments tudesques. Il semble donc que l’orientation littéraire doive
concorder avec l’orientation scientifique, dans laquelle prédomine l’influence
allemande. Il n’en est rien.
Le Wallon - ainsi s’appelle
l’habitant des provinces orientales - a pris de la culture française ce qu’il
pouvait s’en assimiler ; il a toutefois gardé, avec une sorte d’orgueil, un
tour provincial (page 210) de penser
et de dire, que trahissent l’accent de son langage et des particularités peu
nombreuses de sa syntaxe. Avec cela, il ne sait dissimuler, dans les relations,
une réelle bonhomie, une verve très communicative, un rien ironique, enfin un
contentement de soi qui engendre assez de nonchaloir et de quiétude endormie
pour que sa prospérité matérielle en subisse le contrecoup - il a perdu le
monopole de plus d’une industrie - sans que la vivacité, plutôt stérile, de son
allure en soit sensiblement modifiée.
Des circonstances politiques, qui
tiennent bien aux fatalités de son existence pendant trois quarts de siècle,
ont singulièrement attiédi chez le Wallon cette fougue d’indépendance que
n’avaient pas épuisée dix siècles de luttes civiles et de guerres défensives
contre ses voisins. Tour à tour il a combattu les empereurs allemands, ses
suzerains, et les rois de France, ses alliés naturels, Il a connu toutes les
servitudes sans en tolérer aucune, ce sont ses princes-évêques qu’il bannit,
tantôt c’est l’étranger qu’il appelle à son aide, pour se retourner ensuite
contre lui. Est-il las des dissensions entre grands et petits, entre le clergé
et le peuple ? Il se met à la solde de l’étranger ; il conquiert ainsi, de par
le monde, une moins enviable célébrité, celle du mercenaire, que les Suisses
partageront (page 211) avec
lui :« Respectez-le, dit Schiller dans Wallenstein,
respectez-le, c’est un Wallon. »
Ces quelques traits peignent une
race, qui ne diffère de la race française que par une dose supérieure d’alliage
germanique. Son isolement séculaire et le régime théocratique (elle fut
gouvernée par des princes-évêques) ont fait le reste. Il a dû résulter de ce
mélange ethnique et de cette histoire distincte une tendance particulariste,
accusée dans le caractère, les mœurs et le langage de la population.
Cette tendance est aussi vieille que
la fusion des races sur la rive mosane ; elle est moins sensible pendant les
siècles du moyen âge, parce qu’elle est générale alors et que la Picardie, la
Champagne et les autres provinces de France l’accusent avec la même netteté.
Aux XVème et XVIème siècles elle se dissimule dans la pauvreté d’œuvres sans
originalité d’aucune sorte, et les malheurs civils ne la laissent apparaître
que pour l’exacerber en un patriotisme local, prêt à tous les héroïsmes, Il
faut le règne Louis XIV pour qu’elle réapparaisse dans le domaine des arts. Renkin Sualem émerveille le roi
par son habilité technique à Marly ; mais il l’étonne encore par l’accent
patois de ses répliques. - Comment avez-vous trouvé tout cela ? lui demande le
roi-soleil. - Tot tusant (en
pensant), (page 212) sire »,
répond simplement le flegmatique Liégeois. Au siècle suivant, on rencontre
quelques productions wallonnes, qui ont leur charme. Chose curieuse, elles sont
signées de noms aristocratiques. C’est le chevalier de Rickman
qui aiguise sa verve en découvrant les aiwes di Tongres
(eaux thermales de Tongres), dont une tradition locale faisait remonter les
vertus à l’époque romaine ; ce sont MM. de Cartier, de Harlez et de Vivario qui écrivent le livret du Voëge di Chaudfontaine et des autres pièces du théâtre liégeois, tandis
qu’un maître de la chapelle épiscopale en compose la musique.
Qui aurait cru que le particularisme
irait jusque-là ? Nous sommes sous Louis XIV et sous Louis XV. Le français est
en train de faire allégrement le tour du monde ; il rend avec usure à l’Italie
et à l’Espagne ce que ces nations lui ont prêté ; les petites cours d’Allemagne
et la grande cour de Russie lui ouvrent leurs plus secrètes portes. Ses
écrivains sont des hôtes qu’on recherche et les confidents des princes
étrangers. Et voilà que sur une terre française, à quatre-vingts lieues de
Paris, on découvre, comme à la loupe, une ville oubliée, dont la bonne société
se défend contre les idées et contre le langage poli de ces mêmes écrivains.
Elle jargonne avec délices et pousse l’amour de son obscur parler jusqu’à le
mettre dans des vers, qu’elle fait corrects et non sans saveur.
Et ne croyez pas qu’elle se
contraigne toujours dans les sujets populaires. Sans doute ce sont là ses
thèmes ordinaires. Encore sont-ils traités dans une forme qui, malgré le
sans-gêne des termes, n’exclut ni la finesse ni la distinction. Qu’il s’agisse
d’une intrigue villageoise, d’un petit drame de sentiment, comme le départ
d’une recrue involontaire, ou bien encore d’une scène de mœurs, dont les dames
de la Halle et un galant caporal font les frais, on retrouve dans la conduite
de l’oeuvre, dans la psychologie des personnages,
dans de menus traits et de simples mots cette science de composition, cette
facture minutieuse et jusqu’à ce maniérisme de la langue, qui caractérisent le
théâtre français, de Regnard à Beaumarchais.
J’ai gardé pour la fin le meilleur de
ces ouvrages, qui occupèrent les loisirs de quelques grands seigneurs liégeois
dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. Son titre, Les Hypocondres, nous fait présager d’autres héros que des
revendeuses et des paysans. L’hypocondrie est presque un luxe ; il faut avoir
du temps à dépenser pour se créer l’obsession de maux qu’on n’éprouve pas. La
scène est à Spa, c’est-à-dire dans une de ces villes où l’on trouve, (page 214) sinon le soulagement espéré,
du moins de l’eau pure, de frais ombrages et d’agréables compagnies. En fait,
c’est dans une société choisie, aux abus langoureuses et finement nuancées, que
nous allons vivre pendant les trois actes des Hypocondres. De-ci de-là s’échappe à gros bouillons la verve facile
que le patois favorise ; mais bientôt la nappe s’amenuise, se rétrécit en un
mince filet qui coule discrètement, entre des prés bien tondus, d’un vert
irréprochable.
* *
*
La fin du XVIIIème siècle fut marquée
par troubles politiques, qui arrêtèrent net l’éclosion d’un art local. L’Etat
liégeois laissa son indépendance dans la tourmente. Il devint le jouet de
toutes les annexions. Pourtant les sympathies du Wallon restent acquises à la
France ; il n’a de souvenirs injurieux que pour les Prussiens, les Kaiserlicks (impériaux) et les Cosaques.
En 1789, c’en fut fait de l’antique
principauté épiscopale, fondée par saint Hubert. Le pays wallon fut divisé,
comme la terre flamande, en un certain nombre de départements français ; après
Waterloo, ils furent l’un et l’autre découpés graphiquement en neuf provinces
et associés aux destinées politiques d’autres provinces, taillées (page 215) dans les anciens comtés de
Hollande et de Zélande et dans quelques territoires voisins. On a vu que la
nouvelle confédération avait eu la vie courte. Wallons et Flamands se
détachèrent de leurs alliés septentrionaux et constituèrent, en 1830, la nouvelle
unité qui prit le nom de Belgique. Cette unité dont la base semblait bien
fragile, s’est lentement consolidée ; elle a trouvé des voisins bienveillants
et conquis le précieux privilège d’une neutralité digne Elle serait,
semble-t-il, indissoluble, sans des vieilles rivalités de race qu’on croyait
éteintes et qui n’étaient qu’assoupies.
J’ai dit comment le mouvement flamand
était né. On a pu juger des portions équitables de son programme, déjà réalisé
aux trois quarts. S’il se contentait d’assurer aux populations de langue
germanique l’égalité des droits civils et politiques, en pays belge, il n’y
aurait rien à redire ; mais il est visible qu’ il tend à monopoliser entre
leurs mains les faveurs gouvernementales. En 1830 il n’en a guère fallu plus
pour légitimer une révolution. Le roi de Hollande, bien intentionné, faisait de
la détestable administration. Les Flamands, blessés dans leurs convictions
religieuses par le dédain affiché d’un prince protestant pour les
manifestations de la foi catholique, associèrent de grand cœur leurs bras à
ceux des Wallons contre un allié (page
216) qui les traitait en oppresseur. Voilà qu’après soixante-dix années,
d’obscures antipathies historiques se trouvent être plus fortes que les
intérêts communs, qui firent d’une coalition la nationalité belge.
A qui la faute ? Aux Wallons d’abord.
Car le bilinguisme, inutile ou impossible dans un grand agglomérat de peuples
comme l’Autriche-Hongrie, eût été désirable dans un petit pays où les contacts
sont quotidiens entre gens de race différente .Mais le tort est aussi au «
flamingantisme », dont les prétentions envahissantes ne sont jamais
lasses. Ses premières revendications, on l’a vu, étaient la justice même.
D’autres sont venues après, qui soulevèrent de timides protestations. Enfin,
comme il a l’appétit robuste, il se montre de plus en plus exigeant, comme il
est actuellement envahi par des préoccupations plutôt mesquines et des
ambitions de places et de mandats, il menace de tourner à la tyrannie.
Non contents d’avoir une Académie à
eux, et toute une série d’institutions où règne l’exclusivisme, les chefs du
mouvement flamand demandent qu’on traduise en leur parler le moindre document
officiel ; l’intérêt patriotique, à les en croire, commandait de graver la
version néerlandaise (page 217) de
la devise belge sur les timbres-poste et les monnaies
du pays ; il exigeait que les noms des rues fussent inscrits en deux langues
dans cinq provinces, que les indications les plus intimes fussent intelligibles
au paysan flamand dans la gare la plus chétive du pays wallon. Hier on voulait
une édition dialectale du Moniteur et du Guide officiel des chemins de fer ;
aujourd’hui l’on obtient que les enfants des provinces françaises consacrent un
plus grand nombre d’heures par semaine à la langue de leurs frères de l’Ouest.
Demain ne va-t-on pas exiger la destitution des fonctionnaires les plus
modestes, si, Wallons et en terre wallonne, ils ignorent l’idiome néerlandais ?
Une réaction était inévitable. Elle
s’est produite. Elle a commencé par des railleries inoffensives, des
plaisanteries de tribune et de journal. Les patois occidentaux de la Belgique
ont une harmonie sui generis, dont le mystère reste inaccessible aux oreilles
latines. Sans grand effort on a découvert, et on a mis dans un amusant relief,
les rudesses et les cacophonies du flamand parlé à Bruges, à Gand et à Anvers.
Bientôt c’en fut fait, à Liége, à Namur et à Verviers, des sympathies qu’avait
créées une fraternité séculaire. Les quolibets succédèrent au sourire et les
ripostes plus vives aux quolibets. Blessé dans ses intérêts, dans (page 218) sa dignité, dans ses
prédilections historiques pour les arts, les lettres et les modes françaises,
le Wallon s’insurgea contre cette nouvelle invasion des barbares
septentrionaux. Les Chambres retentirent de discours indignés, les rues, de
chansons mordantes.
Voilà l’origine du mouvement wallon.
Il n’est pas la lointaine et fatale résultante d’impulsions successivement données
; il est né d’une réaction que légitiment les instincts de race et les
nécessités économiques ; il cessera aussitôt qu’il n’aura plus sa raison d’être
actuelle. On en cherchera vainement la trace dans le passé.
Les Wallons furent divisés d’intérêt jusqu’à
fin du XVIIIème siècle. La principauté de Liége, le comté de Namur, le comté de
Luxembourg, le marquisat de Franchimount et d’autres
petits Etats, dont la population était ou partiellement ou totalement française
de langue, vécurent les uns vis-à-vis des autres dans un isolement fort
satisfait. Le plus important de ces groupements politique avait Liège pour
capitale ; mais il comptait autant de bonnes villes flamandes que de bonnes
villes wallonnes dans la représentation nationale. AU XIIIème siècle, un
écrivain nous rapporte la coutume qui consistait à envoyer les enfants de noble
souche en « thiois païs » pour s’y exercer à l’usage
oral du (page 219) néerlandais.
Les chroniqueurs des XIVème et XVème siècles nous ont transmis d’autres
attestations de bons rapports entre les deux races. Au XVIIème siècle encore,
on écrit des complaintes rimées sur les mauvais traitements infligés par des
soldats espagnols à des paysans flamands, et ces doléances, dont le fond est
plus louable que la forme, sont rédigés en wallon.
Ce qui n’est pas improbable, c’est
que l’habitant des provinces de l’est gardait au fond de lui-même d’ataviques
répulsions, auxquelles les circonstances ont permis un essor imprévu. Son art
(si on peut lui accorder l’originalité d’une forme artistique) et sa
littérature ont beau être teintés d’une mélancolie qui évoque les brumes
d’outre-Rhin ; ils sont latins d’essence, de couleur et d’harmonie. Ou plutôt
ils ont l’harmonie, ils ignorent la couleur qui fut et qui reste une magie des
palettes flamandes.
Si nous interrogeons les productions
récentes de cette littérature, écrite en dialecte, qui dépasse par le nombre
des oeuvres celle dont Mistral est le grand maître,
nous y retrouvons quelques-uns des traits déjà pressentis dans l’exposé qui
s’achève.
C’est une sentimentalité parfois
délicieuse, souvent naïve et même niaise ; une verve de bon aloi, qui s’échappe
en railleries courtes et incisives (le (page
220) Spot, de l’allemand spotten),une
fâcheuse prédilection pour le détail vulgaire, grossier, même obscène, une
insouciance complète de ce qu’on a appelé si judicieusement le respect dû au
lecteur, enfin une candeur et une fraîcheur d’impressions, qui attestent la
jeunesse inépuisable de la race et s’expliquent par l’origine très humble de
ses écrivains. Car voilà bien une caractéristique du mouvement wallon, disons
mieux, de cette renaissance wallonne : ses représentants sont des ouvriers, que
l’atelier ou l’échoppe retiennent pendant tout le jour ; à l’aube ou lorsque
s’allongent les grandes ombres du soir, ces artisans se reprennent, ils
interrogent l’âme populaire dont ils portent en eux une vibrante parcelle ; ils
s’inspirent alors des spectacles de la rue ; ils chantent les joies ou les
deuils inaperçus. Leurs thèmes préférés sont ainsi dans un merveilleux accord
avec les ressources limitées de leur art ; celui-ci ne revêt guère que deux
formes : le lyrisme ému et la satire ; ils sont touchés de ce qu’ils voient ou
bien ils le raillent.
Cette satire est-elle dialoguée ?
Nous avons la comédie, le vaudeville ou la saynète de mœurs. Sinon, elle
évoque, en des couplets qui cinglent comme des lanières, le sirventes des Provençaux, l’estrabot aujourd’hui
perdu, et parfois elle a la (page 221) concision
brutale de l’ancien respit,
c’est-à-dire du proverbe au vilain.
La comédie est la forme la plus
goûtée des écrivains et du public. Celui-ci lit peu ; mais il se dérange
aisément pour aller au théâtre, les soirs de fête. Des troupes d’amateurs
interprètent, tant bien que mal, devant lui les oeuvres
souvent improvisées des dramaturges ou des vaudevillistes du cru. A Liége ou
dans la banlieue on compte plus de vingt sociétés dramatiques, recrutées parmi le
peuple et la petite bourgeoisie, avec un répertoire d’au moins mille pièces.
Les membres de ces joyeuses
confréries n’ont que les loisirs du dimanche pour s’exercer à la déclamation
scénique, apprendre leurs rôles et les réciter. Quelques-uns sont arrivés, à
force de ce persévérance, à calculer tous leurs effets, à « se faire une
tête ». La plupart jouent tout simplement comme ils parlent, avec un naturel et
une conviction qui excusent les défaillances et emportent la sympathie. Seules
les femmes, en petit nombre d’ailleurs, sont devenues des professionnelles de
la scène. Elles n’ont pas la tradition du conservatoire ; mais plus patientes
que l’homme, plus attentives aux détails et d’une mémoire plus exercée, elles
ont su se faire un gagne-pain de ce qui n’est guère, par l’autre sexe, qu’un
plaisir envié.
(page
222) Le théâtre wallon a des thèmes peu variés ; tantôt il nous conte tout au
long une anecdote prise dans la vie populaire, tantôt il nous présente un petit
tableau de mœurs, étudié dans ses détails ; tantôt il trace des caricatures
plus larges, celle d’un travers humain ou bien celle d’une individualité
déterminée. Il a ses lieux communs, ses modes tyranniques qu’emportent d’autres
modes, mieux accommodées à un goût nouveau ; enfin, il cultive toutes les
variétés de l’art, depuis l’antique vaudeville à couplet jusqu’à l’opérette, à
la pièce « rosse » et à la pièce à thèse.
Le théâtre n’est pas, on l’a dit, la
seule forme de littérature qui prospère sur les rives de la Meuse. La narration
en prose, à sujets historiques ou à tendances pittoresques, commence à y
fleurir aussi ; mais c’est la chanson, sentimentale ou railleuse, qui a trouvé
là les plus nombreux fervents. Defrecheux et plus
récemment Vrindts en ont écrit d’exquises et d’une
très personnelle inspiration. Tous deux sont des enfants du peuple. Le premier
est l’auteur de pages émues, dont plusieurs conquis la grande et vraie
popularité. N’a-t-il fait ce tour de force, ou plutôt de génie, d’imposer une oeuvre d’art (L’avez-v’
vèyou passer) aux lèvres populaires, à des lèvres
qui ne se desserrent le plus souvent que pour moduler des couplets anonymes (page 223) traditionnels, ou bien encore
de ces créations éphémères et stupides dont Paris retentit pendant un jour, et
la province pendant un mois ?
Vrindts n’a pas encore atteint la maturité de talent qui distingua Defrecheux. Il est inégal, parce qu’il est enclin à trop
produire. La sobriété est une rare vertu. Malherbe et Boileau tiennent en un
mince volume. Racine et La Fontaine ne furent guère plus abondants. Cela a
suffi à leur gloire. Les patoisants sont fort excusables, lorsqu’ils négligent
d’être brefs. Il n’est pas de science plus malaisée à acquérir, et qui donc la
leur enseignerait ? Vrindts ne parle que péniblement
le français ; les grandes littératures sont lettre morte pour lui. Il ressent
et il vibre, ses chants sont des échos ; ce qui les distingue avantageusement
de ceux de ses confrères, c’est qu’ils reflètent mieux une âme plus délicate. Vrindts est, de plus, le premier artiste wallon qui ait été
requis par les grands problèmes sociaux. Il a sa philosophie, qui est touchante
; elle est touchante, dans sa simplicité, parce qu’elle est humaine. Il trace d’intuition
une image naïvement fidèle de la vie des humbles ; il les suit du berceau à la
tombe ; il les surprend et les photographie, en quelque sorte dans leurs
attitudes familières, au foyer, à l’atelier et au cabaret.
Nicolas Defrecheux
était surtout un méditatif ; il (page
224) avait lu et pensé ; il contenait sa verve et il repolissait ses
ouvrages. C’est le secret de son génie, qui est modeste, mais réel. De plus, il
avait l’orgueil de son art ; venu à une bonne heure, il avait fait ce beau rêve
d’une renaissance intellectuelle, dont son dialecte serait l’instrument musical
et dont la gloire rejaillirait sur sa pairie. C’était l’époque où le sénateur Grandgagnage publiait les premiers fascicules de son Dictionnaire de la langue wallonne.
D’autres érudits s’associaient pour grouper les bonnes volontés éparses ; on
fondait à Liége une façon d’académie, qui compte encore huit cent membres, la Société liégeoise de littérature wallonne.
Cette académie ne renferme ni
archéologues, ni historiens, ni linguistes. Quelques patoisants et d’honnêtes
compilateurs la dirigent, en collaboration avec des professeurs qui lui donnent
le lustre d’une plus haute notoriété. Elle a même eu l’honneur de compter parmi
ses membres actifs le philosophe Delbœuf. Dans les
rares heures de loisir que lui laissaient de multiples disciplines, ce savant
ne dédaigna point de juger et même d’éditer les oeuvres
envoyées aux concours de la société. Ses confrères ne font ni plus ni moins de
besogne que les amateurs des autres provinces. Il ne faudrait donc pas
s’exagérer l’importance de la Société
liégeoise. C’est d’abord une société départementale, (page 225) où l’on publie d’utiles et modestes contributions à l’étude des mœurs et
du vocabulaire local ; c’est ensuite un « caveau » où l’on festoie
tous les ans en bonne compagnie et où l’on couronne de pampre des chansons bien
troussées et quelques piécettes assez réussies. D’autres associations
liégeoises lui disputent la prééminence, sans qu’aucune puisse se targuer,
d’ailleurs, d’avoir rendu au patois des services équivalents, et depuis un
temps aussi long.
Il reste à l’Académie wallonne, comme
elle aimerait s’intituler, bien des tâches à accomplir. Le jour où elle sera
outillée pour s’en acquitter, elle révisera l’orthographe fantaisiste des
auteurs qui lui demandent une consécration ; elle songera sérieusement à
rééditer le dictionnaire de Grandgagnage, qui a
vieilli, mais qui est encore un admirable monument de patience et de sagacité,
dont Littré, dans des articles du Journal
des savants, a fait ressortir le grand mérite.
Peut-être lui sera-t-il donné de prendre
la direction du « mouvement » dont on vient d’esquisser la courte histoire (Cette
histoire ne serait pas complète si on n’ajoutait qu’il existe une Fédération
des cercles dramatiques wallons, rapprochés d’intérêts et de sympathies, une
Association des auteurs wallons, qui a son siège à Liége et ses correspondants
à Namur, Verviers, Charleroi, etc., que la Ligue
wallonne, malgré qu’elle soit embryonnaire et ne reflète pas tout le
mouvement, a rédigé un programme de revendications d’ordre littéraire et
administratif. Le gouvernement a institué, de son côté, un comité de lecture et
un comité d’artistes, chargés de désigner à ses faveurs les meilleures
productions théâtrales en dialecte. Malheureusement, ces comités, composés à la
diable, opèrent au petit bonheur). Mais ce mouvement
survivra-t-il (page 226) à des
griefs locaux et occasionnels ? Un gouvernement, qui tiendrait la balance égale
entre les deux races qui peuplent la Belgique, aurait tôt fait d’étouffer les
germes de désunion semés un peu partout. Reste à savoir si l’on pourra tenir la
balance égale.
Les petits pays ont de précieux
privilèges ; ils n’ont pas de pire ennemi que l’esprit de clocher. Dans une
grande nation, les électeurs pèsent moins lourdement sur la décision de leurs
mandataires, et s’ils leur demandent autant de services, ils ne peuvent les
acculer, lorsqu’il s’agit d’intérêts graves, à des solutions aussi mesquines et
bassement transactionnelles. Voilà le danger que court la Belgique. Il n’est
pas sérieux à l’heure actuelle, puisqu’on l’écarte avec des primes de
littérature et quelques bouts de ruban. Il le deviendrait sans (page 227) conteste, si les
intransigeants des rives de l’Escaut, par les excès de leur politique
envahissante, par l’incessante multiplication de leurs exigences, réussissaient
à intéresser les antipathies, encore mal éveillées, de la race vallonne entière
à un mouvement nettement offensif.
Pendant que s’élaborait sur les rives
de la Meuse et de l’Escaut un art dialectal, en conformité stricte avec
l’ambiance et les traditions historiques, la littérature sommeillait à
Bruxelles. Cette ville était pourtant le seul centre où la pénétration
française fut favorisée par un mouvement de librairie et aussi par la présence
du roi, des ministres, par la proximité de Paris, et par une aristocratie dont
les attaches avec celle des anciennes cours étaient nombreuses et solides.
Ajoutez que la capitale du royaume belge était la retraite préférée des hommes
de lettres et des hommes politiques français, que les changements de régime
successifs avaient condamnés à l’exil. Ce fut à leur contact qu’on dut une
première et bien vague renaissance des lettres. Victor Hugo ne fit que passer
sur cette terre prosaïque ; d’autres bannis, moins grands que lui, suscitèrent,
par la plume et la conférence, (page 228)
des curiosités nouvelles ou ravivèrent des ferveurs qui semblaient à jamais
éteintes. On se remis un peu partout à l’oeuvre
d’art, et, dans une langue pleine d’idiotismes locaux, d’une saveur parfois
âcre et parfois douce, les écrivains du cru débutèrent par des hommages au
passé, qui ressemblent à la prière de l’Oriental au lever du jour. Pour eux
aussi brillait l’aube d’un renouveau. Il fut lent à venir.
La première génération de
littérateurs belges, écrivant le français, a laissé des noms et guère d’oeuvres. Un coloriste puissant, Charles de Coster, qui,
dans le style de Théophile Gautier, conta l’épopée d’Uylenspiegel,
incarnation du peuple flamand, burlesque et héroïque à la fois ; un poète, Van
Hasselt, qui connut et aima, et imita non sans virtuosité Victor Hugo, un
autre, Charles Potvin, qui fut aussi un critique sagace et érudit, un
moraliste, Octave Pirmez, dont la mélancolie suave aurait dû sauver les pages,
pensées et écrites, de l’oubli irrémédiable, tels furent les principaux
représentants de cette époque littéraire, Ils vécurent séparés et quelquefois
divisés ; mais ils eurent le mérite commun d’aimer et de magnifier la terre
natale.
Les écrivains qui vinrent après, et
dont l’éducation littéraire se paracheva aux environs de 1880, (page 229) ne pouvaient pas se soustraire
au coutre-coup des violents triomphes que remportait vers cette époque le
naturalisme français. Ils furent surtout des observateurs de la vie matérielle.
Avant tout, ils empruntèrent aux maîtres du jour des procédés plus encore que
des inspirations. Chez M. Lemmonier, on retrouve les
uns et les autres, sans doute réduits à la portion congrue et heureusement
appropriés aux exigences d’un tempérament robuste et d’un talent personnel.
D’abord réaliste farouche, adonné à la peinture minutieuse et exclusive des
matérialités, le romancier belge, dont la veine est inépuisable, s’est dégagé
insensiblement des entraves de l’école où il se forma ; il a acquis des
aperceptions de plus en plus nettes de notre être moral et a prouvé, malgré des
rechutes fréquentes, qu’il était capable de peintures d’âmes où le poète épique
le dispute, il est vrai, à l’analyste, mais sans que ce dernier soit, comme il
l’était jadis, condamné à un rôle d’arrière-plan.
M. Lemonnier fut, avec l’avocat
Edmond Picard et avec Georges Rodenbach, le principal initiateur du mouvement
de littérature française à Bruxelles. Il accueillit les jeunes poètes que les oeuvres du Parnasse parisien enchantaient et incitaient à
l’imitation ; il les aida à s’individualiser et aussi à se grouper en vue d’une
action indépendante. (page 230) Ainsi
naquit la Jeune Belgique, qui fut
pendant plus de dix ans la revue de ces agitateurs et qui claironna, aux quatre
coins du petit royaume, leurs ambitions et leurs antipathies. Les unes et les
autres étaient excessives, et elles devaient l’être. Le romantisme de 1830
n’a-t-il pas connu les pires outrances ?
Ainsi s’expliquent certaines
excentricités du début chez des poètes comme Albert Giraud, Ivan Gilkin et Emile Verhaeren. Le premier, parnassien
rigoureux, est un pessimiste sincère et hautain, que les besognes du
journalisme ont pu contraindre, mais non courber. Il a la sérénité de ses
convictions négatives ; ses vers coulent avec des reflets métalliques, sans que
leurs ondes soient troublées par le moindre remous généreux. Après avoir
rageusement raillé (Le Scribe)
l’impuissance du Verbe, il parut avoir conquis bientôt le contentement de son
émoi littéraire ; on le vit marcher désormais dans son rêve, indifférent à tout
ce qui l’entourait et chercher son unique apaisement dans la contemplation
idolâtre des féeries du passé. De là Pierrot
Narcisse et maintes pièces évocatrices de Hors du Siècle, où les âges abolis ressuscitent leurs décors en des
strophes sévèrement belles. Ne demandez pas au poète qu’il insuffle une âme à
ses héros ; rien ne bat sous (page 234) leurs
armures, épaisses ou légères. En revanche, ils nous apparaissent campés dans de
fières attitudes, drapés dans un luxe d’étoffes rares, encadrés de molles
tentures ; ils ont le relief physique d’une chose vue et ils se détachent
harmonieusement sur des fonds dessinés avec cette rare précision du trait, qui
est le secret de notre art flamand et que M. Giraud possède à un plus haut
degré que tout autre artiste de notre temps et de notre pays.
Son confrère Gilkin,
journaliste comme lui, a subi plus que lui l’ascendant redoutable de la poésie
de Baudelaire ; tout son effort s’est dépensé en une poursuite, souvent
heureuse, de visions plus chimériques que celles d’Albert Giraud, et de détails
formistes, dont l’originalité réside surtout tians une science quasi
désespérante des combinaisons de mots et des entrelacements de rythmes. Son Prométhée devait, plus tard, révéler en
lui plusieurs des qualités d’un poète-philosophe, comme son Jonas l’a montré humoriste bien
personnel, et d’une acuité pensante, rare chez le rimeur de vocation. Reste
Emile Verhaeren, le plus étonnant et le plus « à part » des trois. Après
avoir préludé par des truculences où le génie de la race s’exprimait avec une
verdeur sans ménagement, on l’a vu, à partir de 1888, se réfugier dans
l’inaccessible. Les Soirs, les Débâcles, les Flambeaux noirs, autant de (page
232) titres suggestifs, révélateurs d’un contenu qui parle de mélancolie
humaine. Et, en effet, l’art de M. Verhaeren est subtile et mystérieux ; il est
fait de contrastes où s’évoquent, sous des espèces plus ou moins tangibles, les
entités qui peuplent les âmes en proie au découragement. Tantôt, c’est un
paysage vaguement entrevu par la vitre d’un train, qui file éperdu dans la nuit
sans lune ; tantôt c’est une ville que l’on traverse dans une course nocturne ;
un objet quelconque peut servir de point de départ, de ressort de détente à
cette merveilleuse puissance d’imagination. Mais à côté des spectacles vus, des
faits vécus dont nous pouvons contrôler chaque détail, se déploient les visions
du passé et les pures féeries que M. Verhaeren vêt de pot de pourpre et de
brocart pour solenniser, en quelque sorte, ses aveux sentimentaux.
Son symbolisme, puisque c’est le
terme à la mode, est l’expression d’un art multiforme ; il prolonge parfois
jusqu’à la fin l’étrange dualité de la peinture physique et de la peinture
morale ; tel un pantoum romantique, dont les strophes pleines, les unes de
réel, les autres d’irréel, se succèderaient
indéfiniment. Ailleurs, il ne demande à un paysage, à une vue de mer, à un coin
de ville, à une silhouette enténébrée, que l’impulsion visuelle qui le projette
dans le rêve et qui lui permet (page 233)
d’aborder un astre chimérique, loin, bien loin des vains bruits de ce monde,
objet de ses dédains. Ailleurs, il se plaît à nous montrer, avec un sauvage
éclat des timbres et des couleurs, la marée ascendante des foules
démocratiques, dont un drame, Les Aubes,
analyse les agitations souvent vaines et toujours douloureuses, tandis qu’une
trilogie lyrique, les Campagnes
hallucinées, les Mois et les Villages illusoires, nous décrit les
Campagnes abandonnées au profit de l’activité fiévreuse des villes
industrielles. Enfin, un autre drame, Philippe
II, à l’émouvante sobriété d’un portrait de Velazquez,
et toutes les convulsions d’une âme meurtrie et déçue se peignent dans les Moines du même écrivain.
Il faudrait encore caractériser ici
l’art de M. Maeterlinck, si cet art n’appartenait au monde plutôt qu’à la
Belgique. Celui-là a su rendre, avec usure, à la littérature de Paris ce
qu’elle avait, dix ans plus tôt, prêté à ses compatriotes. Tour à tour poète,
dramaturge d’une intense originalité, et moraliste de hautaine envergure, M.
Maeterlinck a fait une démonstration qui manquait, en vérité, pour la France,
celle d’une décentralisation littéraire, dont n’avaient bénéficié jusqu’ici que
les Slaves, les Scandinaves et les Germains. Il a été son propre traducteur, ou
plutôt il a fait, dans l’intimité mystérieuse de son cerveau, la version hardie
d’un penser flamand dans des moules exquisément fiançais.
En même temps que MM. Verhaeren et
Maeterlinck tentaient de renouveler plus modestement à Paris une conquête
artistique, déjà accomplie par Rubens et son école, il y a deux siècles et
demi, sourdait, sur les rives de la Meuse, en concurrence amicale avec le
mouvement wallon, un petit ruisselet, limpide et joyeux, comme le veut la note patriale de ces demi-Gaulois de l’est de la Belgique. Sous
le titre de Wallonie, arboré comme un
étendard, une revue entendait rivaliser - et elle le faisait pendant sept
années - avec la Jeune Belgique, de
Bruxelles. Et autour de son fondateur, le poète Albert Mockel,
se serrait une petite légion d’écrivains, de peintres et de sculpteurs amis,
dont Armand Rassenfosse et Auguste Donnay sont les
plus réputés aujourd’hui, le premier commentateur des Fleurs du mal, l’autre qui a, par cent illustrations, popularisé
son nom chez les amateurs français.
C’est à ce groupe qu’appartiennent,
outre M. Mockel, dont les pages de critique ont, à
Paris, élargi la notoriété, M. H. Chainaye, l’auteur
de l’Ame des choses, les romanciers
Garnir, Krains et Daxhelet,
enfin le poète Séverin, dont les vers sont animés (page 235) d’un souffle d’élégance racinienne. Nul n’a su mieux
camper, dans une atmosphère doucement crépusculaire, des femmes et des enfants
dont les ombres délicates et fières évoquent des images de noblesse, et
semblent les fleurs vivantes d’un jardin enchanté.
Ainsi peut se résumer, malgré bien
des oublis et dans un raccourci toujours affligeant, l’effort intellectuel de
deux générations d’écrivains belges. Il n’en faut pas plus, si peu que vaille
une énumération de l’espèce, pour établir l’immensité de l’effort accompli,
après 1848, dans un petit pays de vie prosaïque et d’indifférence bourgeoise,
par les artistes de la plume et du pinceau. Certes, l’élan industriel a été
supérieur chez un peuple qui avait connu trois siècles de léthargie. Mais il a
trouvé sa récompense immédiate en lui-même. Les hommes de lettres et les
artistes ont eu à percer, eux, un mur épais d’hostilité répulsive, et beaucoup
ont usé leur outil. Il convient, avant de les toiser, de mesurer leur vaillance
à la chimérique audace de leurs espoirs.