Accueil Séances
plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Bibliographie et liens Note d’intention
« La Belgique morale et politique (1830-1900) », par Maurice Wilmotte
Paris, Armand Colin, 1902
Chapitre précédent Retour à la table des matières Chapitre suivant
(page
151) Les élections de juin 1884 avaient donné le pouvoir aux catholiques ;
ils arrivaient, les mains lourdes de griefs et la tête pleine de projets. Les
griefs étaient surtout d’ordre intellectuel, et c’est ce qui explique la hâte
qu’on mit à détruire l’œuvre scolaire des libéraux. Les projets étaient en
harmonie avec des besoins nouveaux, dont les vainqueurs eurent les premiers,
dans la bourgeoisie, conscience en Belgique, mais qui déjà avaient trouvé leur
expression dans d’autres pays.
Ce fut par la voie cléricale que se
fit la révélation du mal social dont on souffrait. A Louvain, l’enseignement de
M. Périn, disciple du comte de Coux
; à Liége, les leçons et les conseils de l’abbé Pottier à ses élèves du grand
séminaire, voilà ce qui semble avoir eu le plus d’action avant le (page 152) 15 mai 1891, c’est-à-dire
avant la célèbre encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers. La
propagande socialiste, devenue plus active malgré l’échec de l’Internationale,
ne fut pas non plus étrangère aux initiatives parlementaires des catholiques
belges. L’exemple pressant des peuples voisins acheva de les entraîner, et l’on
vit les prêtres, les petits prêtres surtout, plébéiens d’extraction et de
sympathie, se jeter résolument dans la mêlée. Chez beaucoup d’entre eux un
sentiment de fraternité purement humaine se mêlait à l’obéissance docile aux
ordres supérieurs. L’exemple leur était donné d’en haut, notamment à Liège. où
l’évêque organisait les « congrès des œuvres sociales » et payait de sa
personne, et même de sa bourse, de plus en plus plate à mesure que ses opinions
s’accentuaient et lui aliénaient les sympathies sonnantes des
« coffres-forts en délire » (Expression de M. le professeur
Kurth, l’un chefs de la démocratie chrétienne belge).
La publication de l’encyclique De conditione opificum acheva d’exalter tout ce monde. Elle donna, en
même temps, une grande force aux militants du parti, qui, jeunes et amis du
changement, rêvaient d’opposer programme à programme et battre le socialisme
sur son propre terrain. (page 153)
Froidement accueillis dans les associations bourgeoises, ces novateurs
fondèrent des organismes indépendants, ils y attirèrent les ouvriers en foule
et se donnèrent les fâcheuses apparences d’une sécession qui, si elle avait
d’abord fait sourire, finit par inquiéter le jour où l’élargissement du corps
électoral assura une importance numérique à leurs effectifs. Il fallut compter
avec eux, et on ne s’y résolut qu’avec peine. Il y eut des indignations et des
récriminations ; le clergé se trouva divisé qui le préparait mal à réconcilier
les éléments laïcs, fort échauffés les uns contre les autres. On en appela au
pape qui, sans qu’il le voulut, avait fourni des armes aux insurgés et ne
pouvait moins faire que de les ramener, d’un geste impérieux, dans l’obéissance
formelle.
Les avertissements indirects n’ayant
pas eu de succès, Léon XIII se décida à intervenir. Il le fit dans les formes
enveloppées qui caractérisent le langage pontifical à toutes les époques : la
lettre pastorale du 10 juillet 1895, adressée à l’épiscopat tenta de préciser
ce qui était l’imprécision même ; cette très vague et très fluctuante
rhétorique de la curie romaine, où le style cicéronien et le style baroque
fraternisent outrageusement, finit, en s’égouttant sous une pression énergique,
laisser plus debout qu’une série de propositions (page 154) anodines dont les deux partis pouvaient également user,
mais qui perdaient par là même toute leur valeur significative pour les démocrates-chrétiens. On y lisait,
notamment, que « Dieu a voulu que dans le genre humain règne la diversité des
classes, et aussi qu’une certaine égalité les unisse, grâce à un accord amical
» !
Cet accord amical fut lent à rétablir
entre catholiques ; il est encore incertain en 1902. A Liége, le calme est
rentré dans le temple, et une paix plâtrée a rapproché, en période électorale,
les adversaires de la veille ; néanmoins, ceux-ci couchent sur leurs positions
; les plus récalcitrants ont été bannis comme dans les républiques italiennes,
et une part du gâteau électoral a été concédée aux autres. En Flandre, où
l’humeur de la race, plus flegmatique, est aussi, une fois déchaînée, moins
accommodante, les démocrates émancipés n’ont rien voulu entendre. Le prêtre
qui, comme l’abbé Liége, s’était fait leur conducteur, n’a pas abdiqué. Toutes
les peines ecclésiastiques lui ont été successivement infligées ; mais elles le
grandissaient aux yeux de ses adeptes, et, chassé du troupeau sacré dont il a
gardé pourtant la robe, l’abbé Daens erre maintenant,
comme le grand banni florentin, dont il n’a, hélas, ni le génie, ni
l’abnégation, à la recherche d’un arrondissement qui (page 155) veuille - comme cela est arrivé une fois - l’envoyer au
Parlement.
Il ne faudrait pas croire que ce
chapitre des luttes sociales entre catholiques soit le plus important de leur
histoire pendant les dix-huit années de leur gouvernement. En fait, il n’en
constitue qu’un épisode, fâcheux et trop prolongé au gré des esprits sérieux.
Je n’irai pas jusqu’à croire, ni dire, que, moins nettement divisés, les
catholiques eussent fait davantage pour l’ouvrier belge ; au contraire, leurs
dissidences ont forcé bien des timidités à l’action ; mais il n’en est pas
moins vrai qu’elles ont jeté quelque ridicule sur une oeuvre,
dont l’ensemble, quoi qu’on pense de ce parti et de ses tendances, atteste un
idéal, une lente élaboration, de la suite dans les volontés et la participation
de tous.
Une œuvre, ou plutôt des œuvres,
indépendantes de l’appareil législatif et fort antérieures en date. Et, à bien
examiner, c’est cet appareil qui pèsera le moins dans la balance, un jour,
lorsqu’on dressera le bilan des occupants actuels du pouvoir en Belgique. Les «
œuvres », c’est donc ce qui exige le concours de tous ; ce qui mobilise les
milices entières du clergé, depuis les plus humbles (page 156) desservants jusqu’aux hauts prélats ; ce qui occupe les loisirs
dominicaux des gens riches et des simples bourgeois, des grandes dames et aussi
des jeunes gens, à peine échappés du collège et groupés en sodalités, en cercles de propagande ou de philanthropie ; ce qui
lie déjà, d’un lieu très fort, les collégiens et jusqu’aux petits écoliers,
assis sur les bancs et subissant la férule, à la ville comme à la campagne
Jamais cette puissance si attractive
de l’association ne fut peut-être mieux comprise pour des fins politiques et
morales ; jamais un réseau plus solide n’entoura une nation de ses mailles ; et
c’est au point qu’au lieu de s’étonner de la persistance d’une domination, qui
compte déjà dix-huit années, il serait plus logique de se demander comment
cette domination n’est ni plus stable, ni plus complète encore.
L’individualisme libéral n’est qu’une force négative de la vie politique qui se
dégage, comme une électricité, aux lueurs des combats électoraux ; le
corporatisme clérical est une force toujours présente, sans cesse actionnée et
sans cesse accrue.
C’est par la petite classe de
l’enseignement primaire que commence la propagande (Le meilleur
guide, pour se retrouver dans ce dédale, est le Manuel social du père VERMEERSCH, Louvain, 1900. Pour le côté
doctrinal, voyez Jean CORBIAU, Le congrès de Malines et les réformes sociales, Bruxelles, 1892). On y (page 157) inculque,
avec le catéchisme traditionnel et la leçon de morale (La loi
scolaire de 1884, on le redira plus loin, avait paru insuffisante à cet égard,
et c’est pourquoi, en 1895, on en vota une autre destinée à « rendre à la
religion, dans toutes les écoles primaires, la pace à laquelle elle avait droit
». Le but avoué était de combattre les progrès du socialisme ; le ministre, M. Schollaert, et le rapporteur de la section M. Woeste, ne s’en cachèrent nullement lors de la discussion
parlementaire), des notions d’économie sociale,
rendues plus concrètes par l’établissement de caisses d’épargne, de mutualités
assurant les soins médicaux et jusqu’à un enterrement convenable. En 1898, il y
avait cent et trente sociétés scolaires affiliées à la Caisse générale de
retraite ; le nombre en est plus considérable aujourd’hui. Est-ce toute la
tâche extraprofessionnelle qu’on impose à
l’instituteur. Non pas, car il devra enseigner l’hygiène, recommandez la
douceur à l’égard des animaux et mettre les enfants en garde contre les
tentations futures de l’alcool. Et des ligues antialcooliques de mioches seront
constituées, dont les membres, convenablement endoctrinés, prêteront un serment
solennel d’abstinence ; des sociétés de petits protecteurs d’animaux leur
feront pendant, (page 158) destinées
à refouler l’instinct brutal chez l’enfant du peuple et à étendre l’exercice de
la charité à nos « frères inférieurs. »
Puis viennent les écoles
professionnelles, les écoles ménagères pour jeunes filles, les écoles
techniques des divers métiers, qui ont été se multipliant dans nos villes ; les
écoles supérieures d’agriculture, de commerce et d’industrie, couronnent cet
édifice, qui s’élève à côté de l’édifice ancien des études classiques et
universitaires.
L’initiative catholique s’est, en
outre, manifestée dans les arts ; les écoles de Saint-Luc, fondées en 1862, ont
prospéré, et si on leur doit des restaurations de nos monuments historiques
souvent discutables, elles n’en ont pas moins servi, en Flandre, à développer
le goût instinctif de la race pour la couleur et la plastique.
Mais l’enfant est devenu un homme. Il
a fait choix - ou son père a fait choix pour lui - d’un métier, d’une
profession. De nouveau il est entouré des sollicitudes catholiques. C’est la
coopération à laquelle, intéressé dès son jeune âge, il s’affilie
définitivement ; ce sont les groupements professionnels, auxquels on l’invite,
dans les campagnes surtout. Des syndicats d’élevage, de laiterie, de
distillerie lui offrent les avantages d’une manutention moins rude, de matières
premières moins (page 159)
coûteuses, d’un écoulement plus aisé de ses produits.
Depuis 1892, des caisses agricoles
lui assurent soit un crédit, soit un dépôt sûr et fructueux pour son épargne.
En 1899, il y avait, en Belgique, deux cent vingt-cinq de ces caisses, et les
prêts en cours s’y élevaient à 4 millions. C’est peu sans doute, mais ce n’est
pas tout ; car il y a les comptoirs agricoles, les petites banques du type Schultz-Delitszche, qui vivotent
à côté de ces institutions financières.
Et partout le curé montre un pan de
sa soutane. Il est commissaire, conseiller, recruteur ; il encourage, il modère
ou il entraîne. Nous le retrouvons à la ville et dans les bassins industriels,
où les syndicats d’ouvriers chrétiens, les gildes, les unions professionnelles
ont été créées en opposition avec les groupements socialistes du même ordre.
Certaines provinces ont résisté à la propagande catholique - le Hainaut, par
exemple - ; d’autres lui ont bon accueil. Telle gilde, à Bruges, compte deux
mille membres, et telle autre, à peu près le même effectif à Saint-Nicolas.
Mais ce sont les gildes agricoles qui ont le plus prospéré ; elles datent de
dix ans, et s’il faut en croire le père Vermeersch, le clergé a aidé à en
fonder plus de quatre cents, avec un effectif de vingt-quatre mille chefs de
famille. Ceux-là sont la réserve fidèle et (page 160) inépuisable du parti, celle que des raisons de foi et d’estomac
cuirassent contre toute tentative séduction socialiste. (D’après
le Manuel social, que je ne puis trop
citer, le Boerenbond (fédération des gildes agraires) a fourni,
en 1898, 12,717,465 kilogrammes d’engrais, pour une valeur de 657,989 francs,
et 6,154,758 kilogrammes de nourriture, destinée aux bestiaux, pour une valeur
de 857,585 francs. Il se charge à rabais des assurances contre l’incendie, la
mortalité du bétail, etc. ; enfin, il pèse sur le législateur, qu’il force
au protectionnisme et empêche de voter des mesures sociales contraires à ses intérêts
propres.)
Dans les centres industriels, le
clergé a imaginé d’autres groupements, mieux appropriés aux mœurs et aux
instincts des travailleurs des deux sexes et leur offrant des avantages d’un
autre ordre. Ainsi, dans la capitale belge et à Liége, il a fondé des ligues de
femmes, où la coopération, la protection contre le chômage, les soins médicaux,
les récréations et les pratiques pieuses servent d’appât aux ouvrières de
l’aiguille et aux ouvrières de fabrique. Une de ces ligues compta en 1900, 1,175
membres à Bruxelles. A Bruxelles aussi fourmillent les « patronages » de garçons
et de filles, c’est-à-dire les réunions périodiques en un même lieu, et pour
des fins de piété et de divertissement à la fois, de jeunes gens de la petite (page 161) bourgeoise et de la classe
ouvrière, dont le contact est pacifiant et constitue une propagande morale et
politique, aussi sûre qu’inapparente. Le père Vermeersch affirme qu’en 1900, il
y avait 4,000 garçons « patronnés » à Bruxelles, le même nombre à Anvers,
environ 2,000 à Liége et 2,500 à Gand ; les effectifs féminins n’étant guère
inférieurs, on jugera de l’étendue et de l’excellence du terrain sur lequel se
font, même à la ville, les semailles catholiques.
Voilà pour les œuvres auxquelles tous
coopèrent, dans la mesure de leur temps et de leurs ressources. Encore
faudrait-il ranger ici de préférence, quoique la loi les ait prévues et les
régisse, les sociétés créées pour la construction d’habitations ouvrières, qui,
à la façon des unions professionnelles, sont nées de l’initiative privée plutôt
que de la volonté du législateur. Le rôle assigné à celui-ci, sauf sur deux ou
trois points, a été plus modeste qu’en France ou en Allemagne ; il a été de
persuasion et de tutelle, il a, suivant la vieille méthode libérale, consisté
simplement à suppléer aux insuffisances des efforts particuliers, et dans les
seuls cas où un intérêt social s’attachait à ces efforts.
Ne nous étonnons pas si, presque toujours,
les (page 162) lois
ouvrières du gouvernement catholique sont le complément, et comme le
prolongement de lois libérales. C’est le cas pour les conseils de prud’hommes,
dont il a été question plus haut ; la loi du 31 juillet 1889 et celle du 20
novembre 1896 n’ont pu que compléter une organisation déjà vieille. N’oublions
pas non plus que c’est à 1’initiative de Frère-Orban qu’est due la loi de 1887
sur les conseils de l’industrie et du travail, véritables chambres de
conciliation entre le patron et l’ouvrier, malheureusement dépourvues des
sanctions pénales dont disposent les prud’hommes belges. De même encore, la
Caisse générale d’épargne de retraite est de fondation libérale ; le
gouvernement catholique en a étendu les attributions, et il a donné à
l’assurance une place en rapport avec des nécessités nouvelles ; encore est-il
constaté que les résultats de cette dernière innovation ont jusqu’ici plutôt
minimes.
Les sociétés de crédit, les banques
populaires, l’épargne à l’école, tout cela remonte au régime antérieur ;
l’inspection du travail, qui est un des titres les plus sérieux des nouveaux
gouvernants, existait déjà, au moins à titre partiel ; en 1859, Rogier avait
tenté de la généraliser, avec l’appui des chambres de commerce ; il y perdit sa
peine et ce fut un ministère catholique, qui, à l’aide d’une (page 163) série de mesures, d’ailleurs
fort mitigées, organisa ce service dans les établissements industriels,
introduisit des ouvriers dans son personnel et lui confia un contrôle de plus
en plus étendu et de plus en plus minutieux, à mesure que les lois sur le
travail des femmes et des enfants (1889), sur la falsification des denrées
alimentaires (1896), sur le paiement des salaires (1887 et 1896), sur la
surveillance des carrières (1898), etc., étendaient le cercle d’activité
sociale de l’Etat-tuteur.
L’Etat-tuteur, oui, certes, mais
tuteur bienveillant, même bonasse, plus tracassier que sévère, très épris du
cérémonial et de la paperasse des conseils, des commissions, des comités, dont
on usa et même abusa avec une prodigalité jamais lasse. Au-dessus de tous ces
cénacles locaux, provinciaux ou nationaux, plana une direction générale,
confiée à un ministre particulier, le ministre du travail et de l’industrie.
Celui-ci s’adjoignait tout un corps de fonctionnaires, plus ou moins
consultatifs. On entassa les rapports, on multiplia les enquêtes, on s’entoura
de renseignements de toutes sortes, en un mot on donna une grande bureaucratique
à cet interventionnisme, greffé peu à peu sur les œuvres individuelles du parti
au pouvoir.
* *
*
(page
164) On n’eut pas tout à fait tort. Car sans aller jusqu’à admettre que
l’État doive « prépare sa destitution », on peut retenir quelque chose de cette
maxime périmée : c’est que l’État est plus apte à formuler des principes qu’à
réaliser des applications. Décréter une législation locale, c’est bien. Encore
faut-il, dans un pays de décentralisation historique, que les organismes, à
l’aide desquels on l’établit, soient, autant que possible, mus
par l’initiative individuelle, au lieu d’être, comme en terre allemande,
de simples rouages administratifs.
Reconnaissons que le gouvernement
belge a eu recours plus d’une fois à cette initiative, notamment en faisant
voter par les Chambres la loi des pensions ouvrières. En revanche, dans sa
législation d’atelier, il semble avoir versé dans l’erreur qu’on reproche, non
sans raison, à Bismarck et à l’école interventionniste allemande.
En effet, il y a deux façons de
protéger le travailleur industriel ; il y a celle qui consiste à dire au patron
: « Tu fus trop longtemps l’arbitre souverain et des salaires, et des amendes,
et des réparations dues à tes employés ; eh bien, nous allons changer, retourner cela Désormais, l’arbitre
ce sera l’employé, ou peu s’en faut. Et
estime-toi heureux que nous te permettions encore d’être l’employeur,
c’est-à-dire d’y aller de tes risques, (page
165) de tes capitaux et de ton travail d’initiative et de surveillance. Quant
à moi, monsieur l’Etat, j’entends rester, ou à peu près, spectateur, mais
spectateur armé, redresseur de tes torts à l’occasion, rien de plus. »
Il y a une autre méthode au nom de
laquelle on tient à employeurs et employés ce langage : « Vous êtes les
uns et les autres également utiles à la prospérité publique, également dignes
de considération et d’appui. Vous, industriels, vous sacrifiez le meilleur de
votre temps et de votre intelligence pour édifier une oeuvre
de grandeur et de hardiesse ; vous, les ouvriers du fer et de la mine et
d’ailleurs, vous donnez votre sueur, parfois votre sang, pour des tâches
d’humilité et d’ingratitude et à des prix non moins humbles et non moins
ingrats. Vous êtes des frères et mes frères ; vous avez le même droit à mon
intervention. Je demanderai à tous ceux qui me font vivre, aux rentiers, aux
commerçants, aux agriculteurs, aux gens des professions libérales et aux
fonctionnaires de tout grade, je demanderai à tous et chacun de donner leur
obole pour faciliter vos tâches et adoucir votre vie ; je mettrai ma quote-part
dans la constitution de votre budget « social ».
Entre ces deux politiques, le premier
ministre du travail, M. Nyssens, n’a pas toujours opté (page 166) comme il fallait. Il était visiblement tiraillé en des
sens divers. D’une part, la tendance ultraconservatrice de certains de ses
collègues, et peut-être l’état des finances du pays, lui défendaient d’adopter
le système simpliste des largesses gouvernementales, et il se voyait réduit à
réclamer des seul patrons, éternellement corvéables, la réparation du mal
quotidien que cause cette grande et belle chose, l’industrie moderne, aux
esclaves attachés à son char de feu. D’autre part, l’opposition bien naturelle
des intéressés, qui trouvait des échos à la Chambre et jusque dans les conseils
de la couronne, ne lui permettait pas de donner à ses projets l’ampleur
nécessaire et d’en poursuivre conséquemment la réalisation.
Le plus curieux exemple de cette
politique fluctuante, et par là même périlleuse, fut fourni par le projet de
loi sur les accidents du travail (1898), qui souleva un véritable tollé dans
les milieux industriels.
Un ingénieur très distingué, M. G.
Brabant, publia, à ce moment, un travail d’une juste sévérité sur les abus
administratifs auxquels pouvait conduire la nouvelle méthode gouvernementale.
M. Brabant y dénonçait très finement
le caractère purement vexatoire des récentes lois sociales belges en les
qualifiant de « lois de police ». Elles (page 167) sont moins, selon lui, des lois protectrices de l’ouvrier,
que des mesures imaginées, croirait-on, pour rendre le métier de patron encore
plus ingrat qu’il ne l’est.
Ce n’est pas que l’auteur fût un de
ces féroces individualistes qui affichent cyniquement leur indifférence pour la
classe ouvrière, pour les dangers et les incertitudes entre lesquels elle est
continuellement ballottée. Au contraire, il rendait justice à la pensée qui
inspira M. Nyssens, aux intentions humanitaires de ses collaborateurs.
Seulement il estimait qu’on avait dévié du véritable chemin qu’il fallait
suivre et que dans le but d’aider les ouvriers, on allait ruiner les patrons.
Et en les ruinant, ajoutait M. Brabant,
vous n’aunez pas la consolation d’avoir assuré les travailleurs manuels contre
la mauvaise fortune. Car c’est le patron qui doit seul réparer l’accident, et
si le patron fait faillite, adieu la réparation !
Or, le patron fera faillite neuf fois
sur dix (Le projet de loi obligeait l’employeur, dont l’ouvrier
avait été la victime d’un accident de travail, à déposer la somme constituant
le capital de la rente qui serait servie à cet ouvrier. Ce capital est souvent
une somme considérable. Prenons le cas où la servante d’un marchand de couleurs
et vernis allait chercher de l’essence au tonneau dans la cave et mettait
involontairement à cette essence ; si elle avait les yeux brûlés, le patron
devait verser 10,497 fr. 70 c. à capital abandonné ou bien consigner 15,450
francs à capital réservé. De même un garçon livreur était-il tué par accident
de voiture en faisant sa tournée de camionnage pour le patron, si ce garçon
était âgé de 30 ans gagnait 4 fr. 50 c. par jour, le commerçant devait payer
une somme de 14,063 fr. 30 c. Le projet amendé n’est pas encore voté
définitivement.)
(page
168) Il est fâcheux de devoir confesser qu’il y avait dans ce raisonnement
une part de vérité. Pour le personnel administratif de l’Office du travail,
comme pour la plupart des interventionnistes, il semblerait, à entendre les
plaintes des industriels belges, que l’extension des pouvoirs de l’Etat, en
matière sociale, dût être non une mesure transitoire, mais l’effet naturel de
la centralisation administrative et de la complication de plus en plus grande
des rapports entre l’individu et la collectivité. L’État, en se faisant de plus
en plus inquisitoral, serait dans la stricte
légitimité de son rôle, et les opposants auraient vraiment tort d’insister.
* *
*
Les industriels raisonnent ainsi, et
il ne faut pas accepter sans réserves des récriminations qui ont leur source
dans des intérêts privés. D’autre part, les initiatives sociales du ministère
catholique ont (page 169) encouru,
de la part des travailleurs manuels, le reproche opposé, celui de n’être pas
assez radicales. Le socialisme, interprète habite de ces doléances, les a trompettées partout avec un certain succès. A en croire ses
orateurs et ses journaux, les « lois de façade » du gouvernement ne
seraient que duperie. Elles auraient pour seule fin de leurrer l’opinion ;
grâce à des réticences de texte et surtout à des finesses d’interprétation, ces
lois seraient inopérantes et ne serviraient qu’à éterniser la domination du
clergé.
Qu’il y ait dans ces critiques
acerbes une grande part exagération, c’est ce qu’il est à peine besoin
d’affirmer. L’opposition libérale, fondée sur les difficultés que suscite à
l’industrie la nouvelle législation est la meilleure preuve que certaines
innovations du gouvernement catholique ont été, en somme, efficaces.
Il n’en reste pas moins sûr qu’elles
ont été insuffisances en bien des cas, soit parce qu’elles ne correspondaient
pas directement aux maux qu’elles entendaient soulager, soit parce qu’elles
manquaient de clairvoyance, de logique ou de virilité. Le père Vermeersch, qui
s’est fait l’apologiste des lois ouvrières, votées entre 1884 et 1900, ne
dissimule pas quelques-unes de leurs imperfections. Les inspecteurs du travail
n’ont ni toute l’autorité (page 170)
ni tous les moyens de contrôle désirables ; souvent des pièges leur sont tendus
; leur venue est épiée, et bien des iniquités leur échappent. La loi sur le
travail des femmes et des enfants souffre d’injustifiables exceptions ; ainsi
le Conseil supérieur du travail a été d’avis d’autoriser des patrons de
Verviers à faire travailler pendant la nuit des enfants de 13 ans.
« Le législateur n’est pas
intervenu ; mais en attendant prévaut la pire des solutions : on ferme les
yeux, et l’on amène par cette connivence des abus plus grands encore. Or cette
équivoque cesse bientôt ! » Et le père Vermeerch
conclut : « Une population est au-dessus d’une industrie ! » De même il incline
visiblement vers des solutions plus radicales dans la lutte engagée contre
l’alcoolisme ; le monopole a ses sympathies qu’il refoule difficilement ; or,
M. de Smet de Naeyer, ministre des finances, ne veut
à aucun prix de ce monopole, où sa prudence, un peu myope, flaire du
collectivisme.
D’autres objections pourraient être
contre une législation bâtie par à-coup, avec beaucoup de presse, et dont
chaque article, pris isolément, ressemble à une barricade plutôt qu’à un fort
d’enceinte. Les résultats obtenus et vérifiables à l’aide de la statistique,
sont inégalement (page 171) heureux.
Ainsi, en huit ans, la caisse
de prévoyance en faveur des accidents du travail n’a distribué que 1,122,935
francs, soit 34 fr. 2 c. par tête. Cela voisine l’invraisemblance. Mais voici
qui touche à la dérision. Une loi, dont la pensée initiale est hautement
louable, a étagé tout un système de pensions ouvrières, dont bénéficient seuls
les ouvriers âgée de 65 ans et se trouvant « dans le besoin ».
Ces pensions ont été calculées sur la
base de 65 francs par tête, sans distinction de sexe. Lorsque deux vieillards
vivent avec leurs enfants ou petits-enfants, et qu’ils sont exclusivement à la
charge de ceux-ci, une somme additionnelle de 130 francs peut constituer un allégement
appréciable. Mais lorsqu’un invalide du travail sera isolé, livré à ses propres
énergies, que les hospices lui seront fermés par suite d’un encombrement qui
n’est pas rare dans les villes, et qu’il devra se sustenter au prix de 18
centimes par jour (18 centimes, ce n’est pas assez, quoi qu’on pense
du principe de la généralisation des pensions ouvrières et des autres
restrictions admises par la récente loi. Mais si la somme était double, il
siérait mal aux libéraux de se moquer d’une initiative que M. Frère-Orban a, en
quelque sorte, prévue et approuvée d’avance, lorsqu’il disait, en 1869, aux
applaudissements de la Chambre : « Eh bien j’estime, moi, que si nos
ouvriers étaient tous assurés d’avoir, à l’âge de 55 ans, 150 francs de
pension, ils se considéreraient avec raison comme très heureux » (séance du 21
mai)), (page 172)
il n’échappera certainement pas aux humiliations de la mendicité. Pour
celui-là, les effets de la nouvelle loi sont peut-être pires que l’irrémédiable
dénouement dans lequel il végétait ; la pitié publique s’émousse devant un
pensionné, elle s’étonne de ses sollicitations ; elle s’indigne peut-être de
ses plaintes, et il est cruel de lui avoir retiré de la bouche, au prix d’une
minime obole, le pain moins amer que lui valait la fraternité du peuple.
Critiquée avec acrimonie, et souvent
avec une incompétente partialité, l’œuvre sociale des catholiques reste
considérable. N’eût-elle été inspirée que par une pensée de préservation
égoïste, elle n’en prouverait pas moins que ce parti, aux vielles racines et
aux fortes attaches, a gardé une rare vigueur d’action.
Il est vrai que tout l’effort, dont
il a été capable, s’est porté du même côté. En comparaison de cet effort, les lois
électorales et la loi sur le recrutement militaire. dont il sera question plus
loin, (page 173) apparaissent comme
de simples mesures de transaction, ou de transition, dont l’opportunisme ne
dissimule guère la faible assise.
Reste la politique scolaire du
gouvernement belge, entre 1884 et 1890, qu’il vaut la peine de caractériser,
car elle atteste, au contraire, de la ténacité calculée et une prise de
possession, de plus en plus consciente et complète, de l’âme populaire.
L’enseignement est d’ailleurs une
institution sociale comme les autres, la plus sociale peut-être de toutes,
surtout au degré inférieur, grâce à l’identité des méthodes et à l’unité des
programmes. Une loi d’atelier dépend, dans son application, de mille
industriels, dont l’ingéniosité s’applique à ruser, chez eux, avec des
prescriptions qui leur répugnent. Une loi scolaire est plus difficile à éluder,
si le maître est un fonctionnaire bien payé et bien surveillé, dans l’école
publique, ou s’il est un compère, intéressé à la même oeuvre
que le prêtre ou l’homme de parti, dans l’école confessionnelle. Maintenir les
écoles confessionnelles - sauvegarde admirable pour l’avenir - et catholiciser
l’école publique, voilà quel a été l’oeuvre du
gouvernement belge.
Mais l’enseignement secondaire et
l’université ?
Médiocre souci, en somme, si le
personnel est (page 174) bon
teint. Il le sera, puisque l’on ne désignera que les candidats qui montreront
patte blanche. On leur adjoindra quelques aumôniers dont la surveillance ne
gâtera rien. Et puis il y aura - on l’a dit précédemment - la concurrence si
redoutable de l’Université de Louvain, des collèges de jésuites, des collèges
patronnés et de cent établissements, qui, sous des pressions et impulsions
diverses, attireront à eux les trois quarts des fils de la bourgeoisie. Le
quart restant est à demi conquis présentement, et sur dix
« bourgeois » belge, il est à peine un libéral sincère, sur vingt, un
libéral avoué.
Donc c’est à l’école populaire,
ouverte à tous fait en fait - si pas obligatoirement - qu’il faut appliquer ses
soins, lorsqu’on veut préparer des générations, confites dans l’adoration de
l’idéal gouvernemental. Les libéraux l’avaient bien compris en 1879. Mais ils
avaient eu le tort de compter sur l’indépendance des consciences. Or, il
suffit, à cette date, d’un signal donné du haut de la chaire, pour que des
milliers d’élèves et des centaines de maîtres désertassent les écoles
publiques. En même temps, comme dans une terre d’enchantement, s’élevaient
partout des écoles rivales, 4,000 en six mois.
Après 1884, le prêtre rentra
fièrement dans les (page 175) mêmes
lieux, d’où le régime de 1879 l’avait fait fuir, comme d’un logis pestiféré. La
loi nouvelle remit en vigueur quelques-unes des prescriptions de la loi de
1842. Elle autorisa, de plus, l’adoption d’une école confessionnelle partout où
vingt pères de famille le demanderaient. Ce fut, dans beaucoup de communes, un
signal de mort pour l’école publique, et, à la date du 11 février 1885, le
ministre Thonissen avouait la substitution de 1,180
établissements d’instruction libre aux créations du ministère libéral. A cette
date, 792 instituteurs et institutrices étaient mis en disponibilité, Ce ne
furent pas les seules victimes du nouveau régime ; dix ans plus tard, les
lamentations de ces déclassés, dont quelques-uns étaient réduits à la pire
misère, éveillaient encore une vague pitié.
La revanche du catholicisme avait
d’abord paru suffisante, et M. Woeste, ayant demandé
qu’on subsidiât l’enseignement privé, au mépris de tous les principes
gouvernementaux, avait trouvé peu d’écoute à droite. D’autre part, les
instituteurs de l’Etat qui, en 1879, avaient, à l’instigation du clergé,
abandonné leur poste, réclamaient maintenant le prix de cette trahison. Il ne
se fit pas attendre ; beaucoup furent réintégrés dans leur emploi, et il en est
qui furent, peu à peu, élevés aux plus hautes fonctions ; on vit d’anciens (page 176) transfuges de l’école
officielle chargés d’inspecter plus tard celle-ci. Quant aux écoles libres restées
debout, elles finirent par obtenir gain de cause, et en 1894, une somme de
300,000 francs fut affectée à leur entretien. En 1895, une nouvelle loi sur
l’instruction primaire, présentée à l’improviste et votée au pas de charge,
leur assurait l’octroi régulier de subsides. En même temps elle accordait
d’importantes satisfactions matérielles aux instituteurs ; elle renforçait,
d’autre côté, l’enseignement et religieux et l’imposait à tous les élèves, dont
les parents n’avaient pas réclamé une dispense formelle. En fait, sauf dans
quelques villes où une résistance systématique s’organisa, ce fut l’unanimité
des consciences, ployée sous la férule catholique.
La liberté des pères de famille
n’est, en effet, qu’un leurre chez un petit peuple où les dépendances locales,
et même générales, sont visibles à l’oeil nu comme
les veines et les muscles d’un écorché. Pauvre, le père de famille dépend de
son patron, industriel ou agricole, de la bienfaisance publique personnifiée
par le visiteur dans les villes, par le bourgmestre et le curé dans les
campagnes ; médiocrement aisé, il est fonctionnaire, ou commerçant, ou petit
industriel, et sa chaîne n’est que plus courte et plus solidement rivée.
(page
177) Ne parlons donc pas de la liberté du père de famille, sous quelque
régime que ce soit. Elle est d’autant moins une réalité que ce père, si même il
échappe à une tutelle imposée par son état ou la chétivité de ses ressources,
n’a, le plus souvent, ni le temps, ni l’envie de se préoccuper du point de
savoir si telle ou telle école sera plus avantageuse à la conscience morale de
sa progéniture. Il se sépare de celle-ci sans enthousiasme, préoccupé d’en
tirer un parti productif - lui assurer un gagne-pain - que de lui inculquer des
principes déterminés ou un savoir précis. S’il y a une moralité de classe,
comme on l’a dit, c’est bien en fait d’instruction, et ce n’est pas calomnier
les Belges que de dire que la plupart eux sont plus déterminés que
déterminants, lorsqu’il s’agit d’opter entre l’instituteur de l’Etat et l’instituteur
privé, qu’on appelle aussi, chez eux, sans ironie, l’instituteur « libre ».
Ainsi a été consommée - bien plus que
par des interventions législatives - la victoire scolaire du part catholique.
En rattachant à la décision du père de famille l’orientation morale de l’école,
ce parti savait bien ce qu’il faisait. Le père faible, (page 178) dépendant, mal informé ou indifférent, était pour lui, si même il ne
croyait point, une proie assurée ; la mère lui appartenait d’avance par la
confession.
Une fois l’école reconquise, le reste
allait de soi (Que la
domination des âmes prime tout pour les catholiques belges, c’est ce qui
ressort de leurs propres déclarations, Ils sacrifieraient volontiers
l’enseignement public à cet intérêt supérieur, et M. Woeste,
le plus habile avocat du parti, a pu écrire tranquillement ceci :
« L’instruction n’est pas un service public, elle est le partage du père
et non de l’Etat ; l’Etat peut, dans
certaines situations, venir en aide au père en lui ouvrant pour ses enfants des
établissements d’enseignement ; mais il n’a point le droit d’imposer à personne
ces établissements. » (Vingt ans de
polémique, II, 50). Et encore : « Certes, l’instruction une bonne chose ;
mais seule l’éducation est saine » (Ibid., p. 118). Nous voilà bien loin des
déclarations tempérées que font les catholiques français, poussés dans leurs
derniers retranchements par de récentes lois.) La
propagande religieuse avait un foyer inextinguible ; elle allait pouvoir se
coaliser, sans hypocrisie, avec la propagande sociale, déjà élaborée bien avant
1884. N’avait-elle pas désormais ses auxiliaires dans le corps enseignant,
corps sans âme, réduit à se taire, ou légion agissante en sa faveur ? Elle
avait plus et mieux encore, la grande richesse du clergé.
(page
179) Cette richesse est ancienne. Elle inquiétait déjà les archiducs
espagnols et autrichiens ; Joseph Il, voyageant à travers les Pays-Bas en 1781,
fut assailli de pétitions, dans lesquelles on demandait une réforme religieuse,
en se fondant sur la corruption et le luxe du clergé régulier et même séculier.
Un rapport du conseil privé, soumis à l’empereur, nous révèle que « les
diocèses de Trêves et de Liége rapportent chacun à leur évêque plus de 100,000
écus » ; nous savons, d’autre part, que la seule abbaye de Saint-Hubert
jouissait d’un revenu de 70,000 florins, revenu qu’elle aurait beaucoup accru
sans les gaspillages et l’insouciance des trente-quatre moines qu’elle
nourrissait. Ailleurs la situation était peut-être pire.
La Révolution, suivie du régime
hollandais, eut en Belgique de moins redoutables effets qu’en France pour la
fortune cléricale. Néanmoins, le relèvement de cette fortune est postérieure à
1830. Le régime de liberté inauguré alors, avec l’active collaboration du
clergé, ne pouvait pas ne pas profiter à ce dernier, à sa puissance et à son
enrichissement. Emile de Laveleye a calculé, dans un
article de la Fortnightly Review (1872)
que, de 1846 à 1866, le nombre des établissements religieux avait quasi doublé
sur le sol belge. En 1846, on comptait 779 maisons avec 11,989 membres ; (page 180) en 1866, 1,314 avec 18,162
religieux des deux sexes.
Des statistiques plus récentes ont
montré une nouvelle progression, et dix-huit ans de gouvernement catholique
n’ont pas nui, on le conçoit, à un accroissement de prospérité matérielle des
congrégations. Un exemple sera significatif, et je l’emprunterai à la ville la
plus réfractaire, Bruxelles excepté, à la cléricalisation progressive du pays.
En 1866, l’estimation officielle des immeubles du clergé régulier, à Liége,
donnait un chiffre de 4,500,000 francs de nue propriété. En 1890, un journal de
cette ville établissait que la richesse immobilière des fabriques d’églises,
des couvents et des institutions catholiques, à Liége, s’élevait à la somme de
18,044,201 francs, selon l’évaluation cadastrale, dont le taux est toujours
inférieur à la réalité. Les immeubles des congrégations figuraient, dans cette
somme, pour 12,574,000 francs. Les valeurs mobilières de toute provenance échappent
à de telles estimations.
Au surplus, la supériorité politique
du parti catholique ne réside pas seulement dans sa force d’expansion et dans
les établissements religieux : (page 181)
elle est aussi dans la division et les maladresses de ses adversaires.
Plus encore que le libéralisme, le
socialisme se déclare, en principe, indifférent aux formes religieuses. Il
prétend n’être qu’une doctrine économique, acceptable pour toutes les
confessions. En réalité, il n’est pas de fanatisme antichrétien plus actif et
plus maladroit que celui des principaux leaders
du socialisme.
Veut-on s’en rendre un compte précis
? On n’a qu’à lire des journaux tels que le Peuple
et Raison, qui sont les moniteurs
attitrés de la libre-pensée belge. On y verra à quel point la propagande de la
pensée libre est malaisément compatible avec le développement des formes
démocratiques de la société. Si je ne craignais d’être jugé paradoxal moi-même,
je dirais que cette propagande est en recul aujourd’hui sur ce qu’elle était
aux environs de 1700, lorsque Bayle publiait son admirable Dictionnaire critique, ou bien un peu tard, lorsque d’Alembert
rassemblait, dans son étonnant pamphlet contre les jésuites, tout un faisceau
de flèches habilement acérées, on encore que J.-J. Rousseau défendait, avec,
une emphase si belle, la religion de la nature contre les constructions
idéologiques des philosophes (Ce recul ne date pas d’hier en
Belgique, car Emile de Laveleye, le plus grand semeur
d’idées de ce pays, le caractérisait déjà avec amertume en 1874 : « Je
n’ai pas à énumérer, écrivait-il, les mille moyens d’influence que possède le
parti ultramontain… Ce que je tiens à montrer, parce que cela me paraît plus
grave encore, c’est la suprématie que ses adhérents acquièrent peu à peu dans
le domaine intellectuel. Ils ont plus de vie, plus d’esprit de propagande, et,
par suite, exercent plus d’attractions que leurs adversaires » (Revue de Belgique, article du 15 janvier
1874, reproduit dans Essais et études,
I, 331). Que dirait-il aujourd’hui, après que les fautes de la propagande
libérale, plus mal combinée que jamais, et les exagérations du socialisme ont
rejeté dans le camp catholique des milliers de consciences apeurées ?)
(page
182) Les conditions de la vie ont changé, il est vrai, depuis cent et
quelques ans. Les encyclopédistes parlaient à la conscience d’une classe, qui
était la leur ; ils prêchaient des aristocrates de nom, de rang ou
d’intelligence comme eux-mêmes ; ils n’avaient cure des paysans ni des artisans
des villes. Quand ils nous peignaient les premiers, c’était à la façon de
l’auteur de la Nouvelle Héloïse, sur
le mode élégiaque et avec des couleurs tendres, dont l’habile artifice
échappait à toute confrontation avec la réalité. Et, d’autre part, on sait ce
que pensaient des rustres épars sur leurs domaines le baron d’Holbach et le
châtelain de Ferney. Dans les cités l’instruction
était toute « cléricale », et il a fallu 1789 pour que des bribes, échappées
aux catéchismes révolutionnaires, se figeassent sur les lèvres mal desserrées
des petites gens.
Avec un nouvel état social aurait dû,
semble-t-il, coïncider une nouvelle forme de la vulgarisation des doctrines
libres-penseuses. Il n’en a rien été, et l’échec relatif de ces doctrines n’a
pas d’autre cause manifeste. Pour convaincre ceux qu’une ascendance a
familiarisés, dès le berceau, avec la pratique d’un culte, il n’y a que deux
moyens plus ou moins efficaces. Il y a le prêche et il y a l’exemple, et
peut-être l’exemple, de par les lois bien connues de l’imitation, est-il, sur
de frustes mentalités, d’un poids plus déterminant l’initiation doctrinale. Il
n’y a qu’à ouvrir les yeux pour voir, à tous les étages de la vie sociale, le
mimétisme opérer avec cette force irrésistible, qui est la force de l’instinct
: habits, nourriture, modes passagères ou coutumes opiniâtres, tout se modèle,
jusqu’au type ethnique, sous le coup de pouce donné de haut.
Voilà où gît donc, en très grande
partie, la solution du problème de l’émancipation morale des foules. Or,
quelles leçons reçoivent-elles chaque jour, ces foules, de la part de ceux qui
s’instituent bon gré mal gré leurs éducateurs, qui se disent (page 184) ouvertement et qui se croient
émancipés du dogme ? Elles voient les bourgeois de haut vol, dans chaque
occurrence où la vie privée devient une sorte de spectacle pour autrui, se
conformer aux convenances religieuses, dont ils ne savent assez vertement
critiquer le respect chez le voisin. Elles les voient confiant leurs fils aux
collèges catholiques, cloîtrant leurs filles au Sacré-Coeur,
les mariant devant un autel paré de fleurs et illuminé de cierges ; elles les
voient, le plus souvent, réclamant ou acceptant, à l’heure suprême, les secours
d’une foi qu’ils ont décriée pendant toute leur vie (Le dernier échantillon de
ces mœurs contradictoires nous fut fourni précisément, en 1901, par M. Jaurès,
l’orateur socialiste français. M. Jaurès a épousé une croyante, et il a permis
à sa femme d’élever sa fille dans la religion catholique Toute la presse s’est
occupée, avec une véhémence de polémique, qui touchait parfois à l’injure, de
ce cas singulièrement démonstratif. Il me répugne de sonder les replis d’une
âme, même de l’âme d’un homme « public » ; mais il est permis de rappeler
ce qui fut patent et de montrer la contradiction, où elle fleurit au regard de
tous.