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« La Belgique morale et politique (1830-1900) », par Maurice
Wilmotte
Paris, Armand Colin, 1902
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(page
236) On est mal fondé à ne plus croire aux fées, aux métamorphoses
soudaines, aux pays mystérieux, où s’attardait la convoitise de nos ancêtres, La
colonisation n’est-elle pas devenue pour les peuples modernes ce que le royaume
de Torelore ou (page 237) les
confins de l’Arbre-Sec furent pour l’imagination du moyen âge ? Seulement, ce
qui n’avait guère été, alors, qu’un beau songe, nous, nous
l’avons vécu. (La bibliographie congolaise est très touffue. Parmi les plus
beaux récits d’exploration, il faut citer ceux de Livingstone et de Stanley.
L’histoire diplomatique de l’Etat indépendant a été résumée par M. Banning,
dont il est utile de lire les deux volumes intitulés L’Afrique et la conférence géographique de Bruxelles (1877). Le partage politique de l’Afrique (1888)
et l’article, paru dans la Revue de
Belgique du 15 avril 1885, sur La
conférence africaine de Berlin et l’A.I.C. La question politique, envisagée
au point de vue belge - mon véritable sujet — a été esquissée par le même
publiciste, effleurée par M. Edmond Picard dans son livre très littéraire : En Congolie, et longuement débattue
devant les Chambres, notamment en mai 1896. Le meilleur ouvrage d’ensemble est
celui de M. A.-J. Wauters, L’Etat
indépendant du Congo, Bruxelles, Falk, 1899. On pourra consulter aussi le
volume de D -C. Bouler, The Congo State,
Londres, Thacker & C°, 1898 ; l’un et l’autre sont franchement
apologétiques).
La fée qui a conduit l’ambition
supérieure de Léopold II, roi des Belges, jusqu’à la rive du fleuve Zaïre - le
Congo actuel - a été une bonne fée, et c’est à elle qu’il doit d’avoir conquis,
aux yeux de l’Europe, le prestige quasi magique d’un monarque de Golconde.
Prestige explicable, après tout. Car, ce gouverneur d’un petit État, dont il a
plu au reportage parisien de faire un parfait boulevardier, apparaît tout de
suite à l’observateur moins frivole comme un politique avisé. Pour les plus
attentifs de ses compatriotes, il n’est pas seulement le premier citoyen d’un
pays libre, exerçant, avec un détachement très calculé, la difficile
prérogative que lui confère la (page 238)
Constitution ; il est aussi un grand laborieux, dont le personnalisme
absorbant, impatient et quasi-tyrannique lui défend d’abdiquer une seule de ses
volontés entre les mains d’autrui et le contraint à une application froide,
précise, multiple, jamais lasse, dont l’invariabilité est rendue encore plus
surprenante par de continuelles pérégrinations à travers le monde ; c’est
surtout un homme d’initiative ardente et constante, toujours présent à son jeu,
dont les combinaisons rapides, imprévues, indéfiniment multipliées déroutent,
dit-on, les professionnels de la diplomatie. Interrogez d’autre part, sur lui,
les gens d’affaires des deux mondes ; ils vous diront que, voyant très loin, ce
manieur d’hommes est en même temps, un manieur de millions, doué d’une sorte
d’ubiquité et sachant épier le flux et le reflux du marché mondial, avec autant
de soin qu’il en met à éplucher un budget ou à réviser un projet de loi.
Tous ces dons ne ressemblent guère
aux vertus d’un autre âge. Mais que deviendraient un Aristide ou un Brutus
devant les tâches infiniment complexes d’un civilisateur moderne, qui est en même
temps le chef d’un très vieil Etat ? Encore si ce chef d’Etat s’appelait Louis
XIV ou Catherine Il, si ses ministres étaient des commis, s’il avait les
facilités d’action et les ressorts secrets de l’absolutisme, (page 239) il pourrait régler ses volontés
sur ses appétits. Le souverain du Congo n’était, lui, qu’un petit roi
constitutionnel, lorsqu’il entreprit d’ouvrir au trafic européen le centre de
l’Afrique.
Mais ce roi avait de qui tenir. Il
avait dans le sang un rare mélange d’hérédités diverses et peut-être
inconciliables.
Son père était allemand et, allié à
la famille régnante des Nassau d’Angleterre, il avait exercé un haut
commandement dans l’armée des Alliés, 1813 et 1815. Sa mère était la fille de
Louis-Philippe Ier. Léopold II participait donc, par sa naissance, de
conceptions morales et politiques nettement divergentes. Son père lui avait
transmis goût admiratif de l’individualisme britannique, et ce goût voisina
chez lui avec de vieilles ferveurs pour la discipline militaire et un haut sentiment
du droit divin des rois. D’autre part, la sagesse de son aïeul maternel s’était
déposée, chez lui, sur l’humeur féodale des vieux Cobourg, comme ferait, sur le
roc orgueilleux, une couche de bon sens traversée d’un filon d’ironie. Il y
avait donc, dès la première jeunesse, grave et studieuse, de Léopold Il, place
dans cette conscience de roi pour les contradictions forcées d’un esprit
autoritaire, et toutefois maître de son vouloir, et d’une âme bien moderne,
ouverte aux acceptations (page 240) opportunistes
des fils de la Révolution.
Ainsi s’élabora, sous le monarque
constitutionnel, le futur détenteur d’un pouvoir absolu. Mais ce qui devait
assurer l’unité des visées en lui, et partant lui communiquer la vertu
triomphante des forts, ce fut la pensée obsédante qui le hanta dès le berceau.
Du jour où il pensa, Léopold, qui était né duc de Brabant, trouva sa prison
royale bien étroite, Il rêva, et pour lui-même et pour sa patrie, des espaces,
des influences et des débouchés plus vastes. Ce Belge de hasard se trouva être
le moins Belge des hommes, c’est-à-dire le moins fait pour accepter la
placidité satisfaite et le particularisme tatillon et frondeur de ses
compatriotes.
Dès l’adolescence, le désir le prit
des pérégrinations lointaines. Il dirigea ses goûts intellectuels, c’est-à-dire
ses libres méditations et ses lectures, d’après la loi de ce désir captivant.
Il devint, assure-t-on, une sorte d’explorateur en chambre, toujours penché sur
des mappemondes, des récits de voyageurs et des livres de géographie, jusqu’au
jour où il entreprit, enfin, le grand voyage de circumnavigation, qui est de
style dans l’éducation des futurs rois.
Alors son œil put mesurer l’œuvre des
siècles de colonisation, en étudier la diversité, les périls, les profits et
les chances de durée. Il comprit que la (page
241) meilleure des politiques était encore celle qui s’accommodait aux
besoins et aux usages des peuples, soumis au protectorat de la race blanche. Le
temps des conquêtes brutales était passé. L’Angleterre et les Pays-Bas devaient
à un régime de douceur, ou même à la concession du Self-government, dans l’ordre économique, juridique et
administratif, la possession paisible et fructueuse de territoires beaucoup
plus vastes que la mère-patrie. Au contraire, l’exploitation à outrance,
appuyée sur la force militaire, n’avait abouti, dans les colonies dont
l’Espagne et le Portugal étaient les métropoles, qu’à de piteux résultats.
Les nouvelles colonisations auraient
désormais un double but, à la fois moral et matériel, ou bien elles seraient
précaires.
En Afrique, de telles préoccupations
avait un caractère particulièrement grave. Cette malheureuse terre, dont le
nord avait subi, dès la période antique, l’humiliation de toutes les conquêtes,
était devenue peu à peu la grande pourvoyeuse de bras serviles.
La traite n’y avait, d’ailleurs,
jamais disparu le XVIème siècle. Elle n’avait jamais cessé d’alimenter (page 212) les marchés d’Amérique. C’est
en vain que le Congrès de Vienne avait, en 1815, proclamé son abolition « une
mesure… conforme à l’esprit du siècle et aux principes généreux » des
souverains représentés ; c’est en vain qu’à Vérone cette platonique déclaration
avait été renouvelée ; que les Etats-Unis avaient plus tard supprimé
officiellement l’esclavage : la traite africaine n’en gardait pas moins toute
sa flagrante horreur ; elle menaçait de dépeuplement un continent immense,
riche en hommes et en productions naturelles, et elle contribuait à la
démoralisation d’un autre continent, où le travail servile devait entraîner les
pires conséquences sociales.
Si les marchand d’esclaves s’étaient
montrés économes de vies humaines, ils auraient prolonger impunément leur
abominable trafic. Mais ils furent aussi imprévoyants que cruels. Livingtone a
calculé que, dans certaines régions, sur dix nègres réduits à l’esclavage, neuf
ne voyaient même pas le rivage, où les attendait à l’ancre prison flottante,
qui devait les emporter et le conduire à la pire servitude. Les razzias
s’opéraient donc de plus en plus loin de la côte occidentale de l’Afrique ;
elles étaient sans cesse plus meurtrières et moins abondantes. Dans la grande
forêt équatoriale, il se livrait de véritables combats. Les (page 213) villages fortifiés des
indigènes devaient être pris d’assaut ; les hommes valides étaient tués, les et
les enfants emmenés ensuite, troupeau bêlant et apeuré, qui allait, vers la
mort, à travers les solitudes immenses, sous la garde féroce de gens de proie.
Tantôt c’étaient les trafiquants de
race arabe, les princes indigènes eux-mêmes, qui se chargeaient de l’horrible
besogne. Le Dr Nachtigal, témoin muet et impuissant d’une de ces expéditions
homicides, la raconte ainsi :
« Je me souviens toujours avec
une nouvelle horreur du 31 mai 1872, jour où nous attaquâmes le village de
Koli. Quand au sortir de la sombre forêt, nous atteignîmes la clairière où
s’étalait le paisible village, le soleil levant nous fit assister aux
préparatifs de cette fatale journée. Les habitants, après avoir incendié leurs demeures,
se retiraient derrière un rempart d’argile, à hauteur d’épaule ; au centre, un
épais fourré, entouré d’un fossé et d’un second rempart, recueillait les femmes
et les enfant. Après la sommation, qui fut repoussée avec une froide
résolution, commença le combat qui se prolongea jusqu’à 3 heures de
l’après-midi et me remplit d’admiration pour les défenseurs. Les armes à feu et
les flammes décidèrent de l’issue de la journée. Les rangs des hommes
s’éclaircissaient, le feu dévorait les huttes,le fourré était rempli des nôtres
; une sortie désespérée mit fin à la résistance.
« Alors commença une nouvelle
tragédie. Des hommes (page 244) blessés,
à moitié morts, expiraient sous les coups des vainqueurs avides, qui s’en disputaient
la possession. Des femmes et des filles défaillantes étaient entraînées avec la
plus extrême brutalité ; on se les arrachait avec fureur ; de pauvres enfants,
enlevés des bras de leurs mères, roulaient, les membres brisés, sur le sol.
Cette lutte atroce entre les agresseurs, pour la possession de malheureux qui
avaient tout perdu, surpassait en horreur et en dégoût les barbaries mêmes du
combat. »
Mais ce n’était pas tout. Les nègres
une fois capturés, il s’agissait de les mener à destination et c’est peut-être
alors que le gaspillage de vies humaines devenait le plus affreux. Les
explorateurs rapportent d’innombrables traits de cruauté, brutale ou raffinée,
de la part des conducteurs du triste bétail humain. On manquait de tout, des
soins élémentaires pour les blessés ou les malades, de vivres pour les êtres
valides ; le soleil et la soif coopéraient à la destruction ; les malheureux,
qui ne pouvaient plus poursuivre leur marche, étaient impitoyablement assommés
; peu à peu les rangs s’éclaircissaient, et, lorsqu’on atteignait le rivage, la
caravane, était réduite au tiers ou au quart son effectif.
Le consul Holwood fixait, en 1874, à
un minimum de 1,000 par mois le chiffre des esclaves qui passaient par Monbaza,
c’est-à-dire par l’une des (page 245) nombreuses
routes de caravanes, conduisant au Soudan. En une seule année (octobre 1873 -
octobre 1874) il compte 32,768 têtes, et ces estimations sont confirmées
d’autre part. Pour d’autres régions, les calculs sont plus pessimistes encore.
M. Banning rapporte ceux du consul général Rigby, évaluant à 19,000 le nombre
des nègres exportés annuellement de la région du Nyassa vers le nord ; 20,000
esclaves, d’après le lieutenant Young, auraient, en 1875, traversé le lac
Albert. Dans la même direction, Baker estime à 50,000 « le nombre des
nègres que la traite enlève chaque année, dans la vallée du Nil supérieur, non
compris ceux qui restent sur le champ de bataille on en route. » Pour les
autres contrées, les calculs diffèrent peu.
Une fois arrivés à la côte, les
survivants de ces razzias étaient jetés pêle-mêle dans la cale infecte des
bateaux de rebut, équipés pour les transporter en Amérique. C’est peut-être là
que la mort causait les pires ravages. Baker nous a tracé un tableau issant de
la prise d’un de ces bâtiments d’esclaves, qui avait l’apparence rassurante
d’un transport ordinaire, chargé de blé :
« Le blé fut enlevé, dit-il, les
planches qui entouraient l’avant et l’arrière furent brisées, et on vit alors
une foule pressée de créatures humaines, garçons, filles et (page 246) femmes, amoncelés comme des
harengs dans une tonne. Malgré leur atroce situation, sous l’empire des menaces
qui leur avaient été faites, ces pauvres gens avaient gardé jusque-là le
silence le plus absolu. La voile de la grande vergue semblait pleine et lourde
dans sa partie inférieure. Examen fait, on y trouva une jeune femme cousue dans
de la toile et qu’on avait hissée sur le mât pour empêcher qu’elle ne fût
découverte.
« Dès que le fait m’eut été
rapporté, je donnai lord de décharger le bâtiment. Nous y trouvâmes 150
esclaves arrimés dans une aire d’une inconcevable exiguïté. Au premier
mouvement qu’ils firent, une odeur suffocante se répandit dans l’atmosphère.
Beaucoup d’entre eux étaient chargés de chaînes : ils furent bientôt délivrés
par les forgerons... »
Pour décrire tant d’horreurs, il eût
fallu autre Beecher Stowe, dont le cri indigné retentit à travers les deux
mondes. Les récits des voyageurs ne pouvaient avoir cette répercussion. D’autre
part, l’action des gouvernements européens fut lente et maladroite.
L’Angleterre montra seule une admirable ténacité. Ce fut elle qui, en vue de la
répression de la traite, s’entendit successivement, à partir de 1817, avec les
principales nations dont les intérêts coloniaux pouvaient justifier
l’intervention et la rendre efficace, le Portugal et l’Espagne, puis les
Pays-Bas, enfin la France et les Etats-Unis. Toutefois, (page 247) d’action commune il ne fut plus question après le stérile
congrès de Vérone, c’est-à-dire à partir de 1822 ; chacun voulut avoir sa
propre police et exercer la surveillance à son gré. Pendant cinquante années,
l’Angleterre ne réussit point à provoquer un mouvement unanime d’opinion, plus
fort que les rivalités et les défiances nationales. De plus, la répression
maritime était la seule qui préoccupât les puissances européennes ; or, nous
avons vu que le nombre des esclaves embarqués était relativement minime, si on
le comparait à celui des noirs, victimes des razzias dans l’intérêt de
l’Afrique, et dont la mort se chargeait d’éclaircir les rangs avant qu’ils
arrivassent à leur destination lointaine. Il en était beaucoup, enfin, parmi
les survivants, qui, vendus sur les marchés du Soudan, trouvaient acquéreurs
dans les Etats du nord de l’Afrique, et ce ne fut, Tunis excepté, qu’après la
conférence de Bruxelles, due à l’initiative de Léopold II, que ces Etats
consentirent successivement à seconder la propagande antiesclavagiste.
On peut donc, sans trop s’avancer,
reconnaître l’insuffisance de la tâche accomplie en 1876. Certes la traite
maritime, particulièrement sur la côte occidentale, avait perdu son intensité
meurtrière ; le nord et l’est restaient ouverts au trafic (page 248) humain, et, pour l’anéantir, il n’y avait qu’une méthode
sûre : pénétrer au coeur de l’Afrique, y créer des établissements durables,
dont la chaîne se prolongerait jusqu’à la côte et découragerait la cruelle
ingéniosité des Arabes et des princes indigènes.
Voilà le dessein que Léopold II osa
former, et à la réalisation duquel il conviait, en septembre 1876, à Bruxelles,
une assemblée de savants, de voyageurs et de diplomates. Tout semblait,
d’ailleurs, favoriser son initiative.
Difficile en Angleterre, en France,
aux Etats-Unis, c’est-à-dire chez les grandes nations engagées dans les
complications internationales, une entreprise d’humanité comme celle-là avait
des chances de réussite très sérieuses en un pays neutre, admirablement situé pour
servir d’intermédiaire entre ses puissants voisins, ne portant point ombrage à
ceux-ci et n’ayant le faix d’aucune responsabilité dans les maux cruels, dont
soufflait la race noire.
C’était là de sérieuses raisons
d’espérer. La personne du roi fit le reste. Elle avait le prestige qui, surtout
lorsqu’elle a une portée vraiment humaine, s’attache plus que jamais, par ce
temps de démocratie, à une initiative princière. On n’a pas oublié l’élan de
sympathie qui seconda la tentative (page
249) du tzar en faveur de la paix et qui conduisit diplomatie européenne au
stérile congrès de La Haye. La conférence de Bruxelles, en 1876, devait
provoquer un moindre émoi. Pourtant les résultats en furent meilleurs et plus
promptement effectifs. Dix ans après, la traite avait presque disparu dans le
bassin du Congo ; la puissance arabe, basée sur cette abominable pratique,
n’était plus qu’un souvenir ; un Etat bien moderne était fondé, il était en
voie d’être organisé et administré, là où avaient régné trop longtemps la terreur
et la mort.
Il vaudrait la peine de transcrire le
discours prononcé par Léopold II à l’ouverture de la conférence de Bruxelles,
le 12 septembre 1876. La modestie de ses vœux, la générosité de ses ambitions,
la modération de son langage, tout y dénote la clairvoyance d’une pensée
persévérante et forte. La Belgique, y lit-on, « est heureuse et satisfaite de
son sort ». Pourtant le roi voudrait que Bruxelles « devînt en quelque sorte le
quartier-général de ce mouvement de civilisation ». Cela veut-il dire qu’on ne
puisse, en dehors de son action et de celle des organisateurs étrangers,
représentés dans cette assemblée, tenter d’utiles (page 250) efforts pour ouvrir à la civilisation l’Afrique centrale
? Nullement. « L’Association internationale ne prétend pas résumer en elle tout
le bien que l’on peut, que l’on doit faire en Afrique. »
Ainsi parlait encore Léopold II,
devant le comité local belge réuni au Palais de Bruxelles, deux mois plus tard.
Mais il était sous-entendu que cette association serait le moteur central,
autour duquel circulerait toute la vie d’une œuvre essentiellement humanitaire.
Et c’est ce qu’attestait, dès le premier jour, la présence à Bruxelles des
présidents de toutes les grandes sociétés de géographie de l’Europe occidentale
et la présence, plus significative encore, d’explorateurs fameux, Cameron,
Grant, le Dr Schweinfurth et le Dr Nachtigal. Il ne manquait même pas à la
réunion l’appoint décoratif de quelques diplomates et hommes d’Etat, qui
n’avaient pu décliner une invitation formelle du souverain, le baron de
Hofmann, ministre des finances d’Autriche, le comte Zichy, le commandant Negri
et sir Bartle Frere, vice-président du conseil de l’Inde.
On sait maintenant quelles
circonstances, les unes vraiment graves, les autres d’apparat, favorisaient
l’Association internationale africaine (ainsi s’intitulait le nouvel
organisme). Le zèle très informé de Léopold Il assura au groupement la (page 251) consistance, la validité
d’action et la notoriété universelle dont il avait surtout besoin. Dans la
pensée royale, la campagne antiesclavagiste devait s’appuyer sur un vaste
mouvement d’opinion ; il fallait « toucher le cœur des masses » et
rapprocher « dans une union fraternelle et peu onéreuse » ces mille bonnes
volontés anonymes, qui se lèvent comme une moisson mystérieuse à l’appel de
toute cause juste.
Le plan était grandiose et digne d’un
souverain conscient des nécessités démocratiques de demain. Mais il ne devait
pas tarder à être modifié sous l’empire des circonstances. S’il faut en croire
les notes manuscrites d’un des négociateurs, Emile Banning, et une assertion de
son biographe (Notice du général Brialmont, en tête des Réflexions morales et politiques d’Emile
Banning, p. XXIX), il avait été déjà question du
partage de l’Afrique dans la réunion préparatoire, tenue par les délégués
belges avant la conférence internationale de septembre 1876. Les avis avaient
été alors défavorables à toute idée de colonisation, et Léopold II avait, bon
gré mal gré, dû réserver pour plus tard une entreprise, dont la pensée était
tenace en lui. Au surplus, roi constitutionnel, et les difficultés de son rôle,
il ne pouvait (page 252) s’adresser
directement aux foules ; il devait tenir compte des représentants attitrés de
la bourgeoisie, groupés eux-mêmes en partis et ménager de leur popularité et de
leurs intérêts électoraux.
Ces représentants firent au dessein
royal, lorsqu’il prit corps, un accueil très réservé. Quant à l’opinion
moyenne, en Belgique, elle se montra hésitante ou rebelle. Elle ressemblait,
d’ailleurs, à la lanterne de la fable, qu’on avait omis d’éclairer. Les rares
journaux, qui sympathisaient avec l’idée expansionniste, n’en dissertaient que
médiocrement et à longs intervalles. Leurs lecteurs, semble-t-il, ne
réclamaient ou ne toléraient pas davantage. La classe possédante, qui était,
électoralement, la classe dirigeante (puisqu’elle le privilège du cens jusqu’en
1894), eut d’abord très peur pour son épargne, très peur aussi pour ses fils,
et elle envisagea longtemps avec scepticisme les éventualités prospères d’un
trafic aussi lointain. Seules, quelques banques et quelques maisons du haut
commerce, mieux informées, se rendirent aux premières ouvertures qu’on leur fit
officieusement.
L’armée, au contraire, s’intéressa
tout de suite aux aspects aventureux de la nouvelle entreprise. Depuis 1830,
elle végétait au milieu de l’indifférence d’une population dense, industrielle
et (page 253) pacifique, couverte
par sa neutralité ; les vertus militaires, qui avaient été historiquement des
vertus nationales, étaient, par la force même des choses, devenues en Belgique
un simple ornement. L’armée n’y était plus guère qu’une grande administration,
reconnaissable à sa discipline plus stricte et au chatoiement de ses uniformes.
L’idée d’une conquête morale, doublée d’une conquête guerrière, lui sourit
comme un réveil de ses énergies ; elle y entrevit d’abord de la gloire, plus
tard aussi des avancements rapides et peut-être la fortune ; il n’est que vrai
de dire qu’elle y trouva l’occasion de déployer des talents, insoupçonnés chez
beaucoup de ses membres.
Quand il fallut des explorateurs, on
s’adressa à ces derniers. De 1877 à 1883, six expéditions belges furent
organisées, et toutes comptèrent des officiers à leur tête. Ce furent le
capitaine Crespel et le lieutenant Cambier qui ouvrirent la marche ; la station
de Karéma fut ainsi fondée ; en mai 1879 le capitaine Popelin débarquait à
Zanzibar ; puis ce fut le tour du capitaine Ramaekers et des lieutenants Becker
et Deleu ; en 1885, le lieutenant Storms fondait la station de Mpala, sur la
rive occidentale du lac Tanganika. Quand Stanley, dont il va bientôt être
question, fut entré au service de l’Association internationale et qu’il (page 254) remonta le cours du Congo, à
partir de l’embouchure, il confia à des militaires belges, dont il avait
éprouvé la bravoure et les qualités d’endurance, la plupart des relais qu’il
improvisa et laissa derrière lui : à Manyanga le lieutenant Braconnier prit le
commandement d’un poste militaire ; le capitaine Hanssens fonda les station de
Bolobo et de Kuamouth ; ce fut lui qui, en l’absence de Stanley, ramené en
Europe par des complications internationales, prit le commandement provisoire
de l’expédition qui venait d’explorer la région du Kassaï. Après la découverte
de l’Uellé, l’Association internationale confiait, en 1886, au capitaine Van
Gele le soin d’en reconnaître le cours. Ainsi se révélait et se dépensait, sur
les deux rives du fleuve Congo, jusqu’au lointain de ses affluents, l’activité
chercheuse et intrépide des soldats belges. Elle devait se manifester, avec
plus d’éclat encore, dans la longue campagne antiesclavagiste, qui se termina,
en juin 1893, par la prise de Nyangwé, de Kasongo et de Kabambari, et les
victoires de. M. Dhanis sur les Arabes et leurs alliés noirs.
Le roi des Belges ne s’adjoignit pas
que des soldats et des étrangers ; il chercha dans l’administration centrale du
royaume des collaborateurs d’arrière-plan, à la vision nette et au sens
expérimenté, (page 255) collaborateurs
non moins utiles que les autres, puisqu’un organisme politique naissait, et que
tout le poids en reposait sur lui-même. De plus en plus, comme on le devine
aisément, l’Association s’effaçait devant son fondateur ; le comité belge
tendait à en être l’âme, comme Léopold II était l’âme du comité belge. Toute la
correspondance et les archives des missionnaires, la description des
territoires parcourus, les traités conclus avec les chefs indigènes, une
paperasse énorme et précieuse s’amoncelait au palais royal, où des bureaux
avaient dû être installés, et où une sorte de ministère se créait, avec une
hiérarchie, des règlements et des traditions. En fait, c’était un Etat qui
naissait sans son de cloches, mais avec des assurances de vie de plus en plus
nettes et des apanages de plus en plus vastes. Il fallait donc à cet Etat des
agents expérimentés, juristes, diplomates et administrateurs tout à la fois,
capables de comprendre vite et d’exécuter sans retard.
Parmi les choix que fit Léopold II,
il faut mentionner ceux de M. Van Eetvelde, depuis secrétaire d’Etat, du baron
Lambermont et d’Emile Banning.
Celui-ci fut le grand éclaireur du
mouvement colonial en Belgique. Admirablement placé au ministère des affaires
étrangères pour tout entendre et ne rien dire, élevé dans les traditions (page 256) de la vieille diplomatie,
enfermé et comme emmuré tout jeune dans cette serre chaude qu’est le
département où l’attachaient ses fonctions, il put, fort à l’aise en cet étroit
espace, déployer de rares qualités d’observation, de réflexion et d’activité
créatrice, constituer le « dossier de l’affaire », comme on dit au Palais,
préparer toutes les tâches, sonder les profondeurs de l’opinion, être un écho
et, en même temps, être la tête qui pense, la bouche qui dicte et la plume qui
écrit. Ses Réflexions posthumes, plus
encore que les nombreux mémoires publiés, mais pas toujours signés par lui,
attestent une érudition intarissable, un jugement parfait et la plus noble
modestie d’esprit. Elles attestent aussi la philosophie, vaguement
désenchantée, d’une belle âme, dont le contentement resta inachevé dans cette
sorte d’ensevelissement volontaire, où le relégua, d’abord une haute faveur,
ensuite une étrange disgrâce. De tous les serviteurs de la monarchie belge,
c’est peut-être celui-là qui a le plus fait pour elle, et le moins pour soi.
Quelle pouvait être l’attitude des
promoteurs de l’entreprise coloniale devant l’indifférence ou (page 257) l’hostilité, dont fit preuve
la majorité des Belges dès le premier jour ? Ils devaient chercher ailleurs des
appuis plus fermes et des sympathies moins équivoques, accentuer le caractère
international de l’Association, aider à la constitution des comités étrangers,
appeler, à côté des soldats belges, des collaborateurs anglais, allemands et
français, bref persévérer courageusement dans la voie où ils avaient fait les
premiers pas.
La première commission, constituée au
lendemain de la conférence de Bruxelles, comptait parmi ses membres M. de
Quatrefages et le Dr Nachtigal. Elle organisa une campagne antiesclavagiste,
qui fut plutôt d’observation que de conquête. Les expéditions qui suivirent
eurent le même caractère ; la science et l’humanité y occupèrent tonte la
place, les préoccupations commerciales furent provisoirement abandonnées.
C’était, d’ailleurs, la condition du succès et c’était aussi celle de la
coopération de nations rivales, qui pouvaient s’accorder sur le terrain des
enquêtes géographiques, niais dont les intérêts matériels eussent été, même
là-bas, difficilement conciliés.
Pourtant allait-on, en établissant
une domination mal définie, et encore moins dénommée, sur d’immenses
territoires, la plupart fertiles, se (page
258) désintéresser des productions d’un sol resté vierge jusque-là ? Les
rapports avec les indigènes eux-mêmes reposaient sur la loi d’échange, et un
embryon de trafic résultait de chaque pas en avant des agents de l’Association.
Celle-ci commerçait sans qu’elle le voulût ; elle ne pouvait s’arrêter en si
belle voie.
Déjà, en juillet 1877, dans une
lettre qu’il adressait au Times, sir
Rutherford Alcock, président de la Société de géographie de Londres, faisait
allusions aux inquiétudes, que pouvait éveiller chez ses compatriotes la
concurrence éventuelle du futur État. Il observait que les statuts de sa propre
société « lui interdisaient formellement d’exercer son action sur un autre
terrain que celui de l’exploration » et il justifiait, par les avantages
d’une action commun, l’entrée en relation de ses collègues avec la commission
internationale, siégeant à Bruxelles.
En Belgique, M. Banning, chargé
d’affaires officieux du roi, n’excluait pas complètement les perspectives
mercantiles : « Les stations, écrivait-il, auront-elles un personnel
nombreux et armé ? Leur organisation restera-t-elle strictement circonscrite
dans le domaine de la civilisation et de la science, ou doit-elle se
développer, en outre, dans le sens religieux (page 259) et commercial ? La solution de la plupart de ces
questions est réservée à l’avenir (1877). » Il ajoutait que des établissements
« ne sauraient pas plus être des comptoirs qu’ils ne sont des
missions. » Mais il rapportait le propos tenu le Dr Nachtigal, suivant
lequel c’était par le commerce qu’on avait les meilleures chances de civiliser
l’intérieur de l’Afrique.
Au surplus, les Français et les
Allemands, qui avaient fondé des comités nationaux, n’avaient perdu de vue le
côté utilitaire de leur tâche. M. de Brazza, au nord-ouest, et MM. Böhm et
Reichald, au sud-est, semblaient plus préoccupés de conquête militaire que de
croisade scientifique (On sait ce qu’est aujourd’hui le
Congo français. Quant aux tentatives d’exploration des Allemands, elles ont
abouti à l’établissement du protectorat impérial toute la région comprise entre
la Rovouma, au sud, les grands lacs, à l’ouest, et au nord, le massif montagneux
du Kilimandjaro). On le vit bien, en 1881, quand M.
de Brazza s’avança du Gabon vers le Pool à marches forcées et mit un instant en
doute la possession du grand fleuve, sans laquelle c’en était fait de tout
projet d’autonomie politique du Congo international.
C’est le lieu de nommer Stanley, qui
devait (page 260) donner une si
forte impulsion à l’entreprise congolaise et, une fois au service de Léopold
II, par la supériorité du talent, préparer ses futures destinées. Il n’entre
pas dans mes intentions de raconter ici l’épopée dont Stanley fut le héros, sa
première traversée de l’Afrique centrale, ses autres voyages d’exploration dont
il a écrit lui-même le récit dramatique.
Il convient toutefois de noter le
contrecoup puissant qu’eut l’admirable initiative d’un journaliste pour le
développement économique du Congo. Ce serait évidemment exagérer que de
soutenir, comme on l’a fait, que l’Etat indépendant n’eût jamais été fondé si
Stanley n’était devenu, après son premier retour en Europe, l’hôte et le
collaborateur du roi des Belges. Mais on peut concéder que sans la rapidité de
vues et d’action l’explorateur, sans la rare énergie de ce bel aventurier, peu
ménager de son existence et de celle des autres, férocement pratique jusque
dans le paroxysme de la grandeur héroïque et de la mâle abnégation, il eût
fallu un temps dix fois plus long, et des sacrifices dix fois plus lourds, pour
arracher son secret au « continent mystérieux ».
Cependant, les événements se
précipitaient, Stanley avait réussi à fixer les jalons d’une domination, qui
inquiétait les puissances voisines, la (page
261) France, l’Allemagne, l’Angleterre et le Portugal. Ce dernier, après
une longue interruption de l’œuvre colonisatrice qui lui avait, en ces régions,
si mal réussi jadis (Les
Portugais, après un siècle et demi de domination sur la côte occidentale,
avaient, en 1627, rétrogradé jusqu’à Saint-Paul de Loanda ; ce n’est qu’en 1748
qu’un des leurs, le Dr Lacerda. s’aventura dans la région méridionale, en
partant du Zambèze. Plus tard, d’autres essais n’aboutirent qu’à des résultats
partiels, et les explorateurs anglais, Livingstone en tête, furent les premiers
qui pénétrèrent jusqu’au cœur de l’Afrique centrale et qui en reconnurent la
configuration orographique. Désormais, il était établi qu’un vaste territoire,
abondamment peuplé et sillonné de fleuves, dont la plupart étaient navigables,
constituait le bassin du Congo, dont le cours l’encadrait en quelque façon, par
le haut. Entre le Nil arabe et le Zambèze anglais et portugais, il y avait
place pour une domination intelligente, appuyée sur une œuvre civilisatrice), se décidait à reprendre l’offensive. Ne pouvant lutter de vitesse
avec les missionnaires de l’Association internationale, il renonçait à
poursuivre l’exploration vers l’intérieur et s’avançait le long de la côte, de
façon à occuper l’estuaire du Congo et à fermer ainsi tout débouché maritime à
sa rivale. L’Angleterre l’y aidait, et, après deux ans de négociations,
toujours interrompues et toujours reprises, elle signait avec le (page 262) cabinet de Lisbonne la
convention provisoire du 26 février 1884, par laquelle elle reconnaissait la
souveraineté du Portugal sur les deux rives du Congo, depuis l’embouchure
jusqu’à Noki.
C’était, pour l’Association
internationale, un coup sensible, peut-être un coup mortel. Son président,
Léopold II, ne perdit toutefois pas courage. Il se souvint fort à propos de la
vieille maxime romaine, et il se retourna vers la France, qui avait, en somme,
des intérêts connexes aux siens. Le 23 avril 1884, il signait avec elle un
accord, aux termes duquel il lui reconnaissait le droit de préemption sur tous
les territoires acquis à l’Association, pour le cas où celle-ci voudrait, ou
devrait s’en dessaisir. Aucune réserve ne fut exprimée, même en faveur de la
Belgique, et ce ne fut que plus tard que l’union personnelle de cette dernière
et du Congo, en la personne de son roi, fut reconnue comme impliquant la dite réserve
de droit.
Mais était-ce assez d’une telle
riposte à l’arrangement anglo-portugais ? Il fallait encore que l’opinion
s’agitât, qu’elle réclamât au nom des intérêts commerciaux de l’Europe entière,
peu favorables à la primauté d’une seule nation sur la rive du Congo. Et l’on
vit les chambres de commerce de Londres, Rotterdam et Hambourg unir leurs (page 263) protestations à celles des
trafiquants français et belges : la presse joignit sa voix à tant d’autres ; on
soupçonna l’Angleterre de vouloir renouveler ici, quelque jour, l’exploit qui
lui avait livré Gibraltar, Malte et l’Égypte ; il eût été fâcheux que déjà
maîtresse de la route des Indes, elle le devint aussi de toutes les voies
commerciales, dont le fleuve Congo était la clef.
C’est alors que le prince de Bismarck
consentit à intervenir et que fut convoquée la conférence de Berlin. La
Belgique, ou plutôt l’Etat indépendant, y délégua ses meilleurs diplomates, le
baron Lambermont et Emile Banning. Comme plus tard MM. Beernaert et Dechamps, à
la conférence de la Paix, les deux représentants d’un petit Etat devaient jouer
ici les premiers rôles. Rapporteurs, secrétaires, négociateurs toujours en
éveil, ils montrèrent une connaissance supérieure de toutes les questions
engagées dans ce grand débat international ; ils surent aussi tirer un habile
parti et un profit rare des divergences de vues et des conflits d’ambition
entre les puissances, pour lesquelles, depuis les voyages de Stanley, le Congo
était devenu une proie désirable. La beauté du dessein de Léopold II ne fut pas
non sans impressionner l’assemblée ; les résultats frappèrent par leur ampleur
et leur nouveauté, et (page 264) chaque
Etat parut s’appliquer, avec ardeur, à favoriser le nouveau venu, plutôt que de
consentir à l’enrichissement de ses rivaux.
Le prince de Bismarck eut pour ce
nouveau venu au banquet colonial des phrases, dont le mieux fut doux au
loyalisme belge ; il fit des vœux « pour l’accomplissement des nobles
aspirations » de Léopold II. Il mit en relief l’utilité des tâches assumées
par l’État indépendant et neutre, et il déploya une véritable coquetterie à
jouer le rôle de parrain et à distribuer les dragées du baptême. Le fit-il sans
arrière-pensée, et mérita-t-il les apologies, dont certains publicistes belges
se montrèrent prodigues alors ? Interrogations vaines, puisque les événements
ont eu, dans l’hypothèse négative, la malice aimable de déjouer les calculs
secrets du célèbre chancelier.
L’Acte de Berlin eut pour premier
effet de réduire à néant les prétentions du Portugal ; il eut cet autre
résultat, en opérant le partage de l’Afrique centrale, de déterminer avec
précision le champ d’exploitation ouvert à chaque puissance. Enfin il créa
officiellement l’Etat indépendant du Congo, ou du moins il reconnut son droit à
l’existence.
(page
265) Ce n’était pas tout. Il fallait un chef à cet Etat. Les éloges du prince
de Bismarck, ratifiés par la plupart des diplomates présents à la Conférence, étaient
déjà une désignation suffisante pour Léopold II. Président de l’Association
internationale africaine, le roi des Belges allait-il se dérober, au moment où
les plus hautes ambitions de sa pensée étaient satisfaites ?
Une seule considération pouvait, le
détourner d’accepter de nouveaux devoirs, et c’était celle des engagements
qu’il avait pris en montant sur le trône de Belgique. Il y avait là un peuple
auquel il se devait tout entier. Sans doute il avait cru être utile à ce
peuple, à son bon renom, à son développement moral et à sa prospérité
économique, en prenant l’initiative qui avait conduit la diplomatie européenne
à Berlin ; mais encore fallait-il que les Belges fussent d’accord avec lui, que
le sentiment populaire ratifiât son désir de souveraineté africaine. Léopold II
dut connaître alors l’amertume d’un malentendu qui exista, on l’a vu, dès
l’origine, et qui allait s’aggravant depuis dix ans. Il fallut renoncer, comme
en 1876, à consulter la nation, et parler aux seuls représentants officiels de
la Belgique. Ce fut donc aux Chambres du pays que le roi s’adressa et ce furent
elles qui l’autorisèrent, respectivement le 28 et le 30 avril, à (page 266) prendre le titre et les
attributions de souverain l’Etat indépendant du Congo.
L’Etat était reconnu ; il avait un
roi. Il restait à lui donner l’organisation prévue par la Conférence
internationale et à le mettre à même de remplir les engagements qui lui étaient
imposés. Ces engagements étaient nombreux et lourds. On dirait, à relire les
stipulations de l’Acte de Berlin, que les contractants s’étaient acharnés,
comme à plaisir, à rendre malaisés et incertains les premiers pas de l’enfant
qu’ils venaient de tenir sur les fonds. Plus de traite tolérée sur terre ni sur
mer ; pas de droits d’entrée ; pas de douane fluviale ; pas de privilège civil
ni commercial d’aucune sorte pour les sujets naturalisés de l’Etat (En
fait, les compatriotes de Léopold Il devaient être avantagés sans qu’il fût
nécessaire de le stipuler, ni possible de l’empêcher. Tout les favorisait dans
un Etat, dont les créateurs et les
principaux fonctionnaires étaient leurs frères et dont le siège était à
Bruxelles. Aussi voit-on le chiffre des importations belges décuplé en moins de
dix années. Il était de 1,913,288 fr. 76. en 1892 ; de 17,270,783 fr. 72 c. en
1900. La proportion n’est guère aussi favorable pour les autres nations, en
tête desquelles marche l’Allemagne, dont le chiffre d’affaires, dans le même
intervalle, a été porté de 410,972 fr. 77 c. à 1,174,859 fr. 48 c.) ; le devoir ardu de protéger les missionnaires des différentes
confessions, les étrangers de toute provenance, et de civiliser les populations
noires du bassin du Congo ; partout le contrôle - resté illusoire, il est vrai,
- des puissances signataires, mais particulièrement sur le fleuve, c’est-à-dire
sur la grande artère du trafic à travers le continent ; enfin, une complète
neutralité politique.
Il fallut bien la patiente énergie de
Léopold II et le concours intelligent de tous ceux qui l’avaient secondé
jusque-là pour triompher des difficultés de toute sorte, au milieu desquelles
se débattit d’abord le nouvel Etat. Parmi ces difficultés, celles d’ordre
financier tinrent naturellement la première place. Elles eurent leur contrecoup
immédiat en Belgique, où les demandes de capitaux furent plus pressantes et où
le gouvernement se vit bientôt, en vertu de l’union personnelle consentie en
1885, sollicité d’intervenir à son tour.
Dès avril 1887, on fut forcé de
recourir à l’emprunt, et, conformément aux lois du pays, d’obtenir
l’acquiescement du cabinet de Bruxelles. Celui-ci consulta les Chambres, et un
débat s’ouvrit, dans lequel on entendit les premières voix discordantes. En
1889, la construction du chemin de fer entraîna l’intervention officielle de la
Belgique pour la somme de 10 millions. Puis ce fut, en 1890, un nouveau prêt de
5 millions, et puis (page 268) d’autres
interventions encore, qui se heurtèrent à des résistances de plus en plus
nettes et de plus en nombreuses.
Lorsqu’en 1885, on autorisa le roi à
prendre le titre de souverain de l’Etat indépendant, un seul député de
l’opposition, M. Neujean, se montra récalcitrant ; il exprima des doutes sur le
succès final et se plaignit amèrement de l’ignorance, où l’on était des
ressources et des projets de ce frère utérin dont la Belgique n’avait que
faire. Il revint à la charge en 1887, et il ne fut pas tendre pour le Congo,
qu’il traita d’« Etat embryonnaire qui n’est en quelque sorte que tracé sur la
carte, dont le crédit est nul et les ressources problématiques ». Comme on
vantait la générosité de quelques banquiers et industriels, qui avaient
souscrit 1 million en faveur de l’oeuvre royale, il répliquait avec une ironie
mal dissimulée : « Ces citoyens ont posé un acte patriotique en faisant
peut-être quelque chose d’utile pour eux-mêmes. » Et il entraînait neuf votes
négatifs, au lieu d’un seul, et sept abstentions, dont celles des deux hommes
les plus considérables du parti libéral, Frère-Orban et Bara.
En 1889 et 1890, de nouvelles
demandes d’intervention avaient encore un moindre succès et, quand la révision
constitutionnelle eut ouvert le Parlement aux socialistes, souffla la tempête
violente (page 269) des critiques,
des protestations et des reproches.
La droite était mal préparée pour la
soutenir : elle-même se trouva désunie ; le banc d’Anvers s’abstint ou vota avec
la gauche, d’autres catholiques n’osèrent plus seconder le gouvernement, qui,
selon la fiction constitutionnelle, avait consenti (pour la quantième fois !) à
prêter ses bons offices au souverain en partie double. Lors du prêt consenti,
en 1896, à la société du chemin de fer, il n’y eut plus que 61 oui contre 57
non et 20 abstentions, dont la plupart ressemblaient fort à des votes négatifs,
qui n’avaient pas osé s’affirmer.
Telle fut, jusqu’à l’achèvement
heureux de la ligne, transportant voyageurs et marchandises du Stanley-Pool à
Matadi, c’est-à-dire le long de la partie du fleuve obstruée par les récifs,
l’attitude du Parlement belge à l’égard de l’Etat indépendant et de son royal
fondateur. Ainsi s’explique que le projet d’annexion, qui était dans la pensée
de ce dernier dès l’origine, fut laissé dans les cartons ministériels. Le 2
août 1889, deux jours après que la Compagnie du chemin de fer eut été constituée,
Léopold Il rédigeait un testament politique, (page 270) par lequel il déclarait « léguer et transmettre… à la
Belgique tous ses droits souverains sur l’Etat indépendant du Congo, tels
qu’ils ont été reconnus par les déclarations, conventions et trait intervenus
depuis 1884 entre les puissances étrangères, d’une part, l’Association
internationale du Congo et l’Etat indépendant du Congo, d’autre part, ainsi que
tous les biens et avantages attachés à cette souveraineté .
Le testament fut communiqué à la
Chambre des représentants le 9 juillet 1890. Elle fit, en somme, un piètre
accueil à cette magnifique générosité. Les présents d’Artaxercès, de classique
mémoire, avaient laissé des traces très profondes dans le mobilier intellectuel
de certains députés. D’autres, hantés par la crainte du petit électeur, se
réservèrent. Lorsqu’il fallut consentir le prêt de 25 millions, cette même
année, et cinq ans plus tard un autre prêt, les discussions se firent de plus
en plus orageuses, et les sympathies, de plus en plus clairsemées.
C’est surtout le chemin de fer, clef
de toute navigation fluviale du Congo, qui rencontra, en raison de certaines
erreurs de calcul et de certains mécomptes, la plus violente opposition
parlementaire. Il faut confesser, d’ailleurs, qu’attaqué avec plus de passion
que de compétence, ce « joujou » (page 271) ruineux, comme on l’appelait, fut défendu, sans grand
éclat oratoire, par les ministres catholiques (M. Beernaert,
qui, en sa qualité de ministre des finances, puis de chef du cabinet, avait
tenu le premier emploi dans les négociations auxquelles donna lieu l’affaire,
eut le tort de trop peu en découvrir, ail début, les véritables aspects. En
1885, alors qu’il ne pouvait ignorer l’intime pensée du roi, il disait encore à
la Chambre : « L’union des deux pays est strictement personnelle ;
d’ailleurs enthousiaste de l’oeuvre du Congo, le pays a cependant expressément
marqué l’intention d’y demeurer étranger. » C’était mal préparer les
esprits à l’idée toute proche de la reprise, inscrite, en 1889, dans le
testament du roi). Un leader de gauche, M. Vandervelde, médiocrement secondé par les
siens, eut du brillant dans l’attaque ; il sut formuler l’idéal socialiste en
matière de colonisation avec une habileté très documentée (Il
se garda avec soin du sentimentalisme pleurard de certains collègues, qui
s’attendrissaient sur les mauvais traitements infligés aux nègres par des
agents peu scrupuleux de l’Etat ou des sociétés commerciales. Qu’il y ait eu,
en effet, des excès commis, surtout dans la période d’implantation, c’est
indéniable ; mais n’est-ce pas là l’inévitable rançon de toute prise de
possession, qui ressemble à une conquête, et faut-il oublier si vite les
misères, autrement grandes, de l’époque où la traite des noirs fleurissait ? Quant
à l’anthropophagie des indigènes, qui s’exerça plus d’une fois aux dépens des
nouveaux venus, il est puéril de s’en indigner. Rien ne prouve que le goût de
la chair humaine soit natif, ni essentiel chez le Congolais ; il constitue une
dépravation, devenue héréditaire ; ce ne sera pas trop de plusieurs siècles de
contacts répétés pour l’anéantir. Longtemps on pourra dire des Africains ce que
Saint-Marc-Girardin rapportait de certains Orientaux : « Ce sont
toujours des anthropophages, seulement ils mangent avec des fourchettes. »). Seul, à droite, M. Helleputte, (page
272) député de Maeseyck, prouva, dans sa réplique, de la science et de
l’esprit d’à-propos. Ses développements techniques impressionnèrent la Chambre
; il fut, en outre, agressif et verveux à souhait, et il dépensa une adresse
d’avocat à pallier les torts très réels des constructeurs et des
administrateurs du chemin de fer, à mettre en relief l’utilité de celui-ci et à
en exalter les futurs bénéfices.
Stanley avait dit un jour que, sans
un railway allant jusqu’au Pool, le Congo ne valait pas 2 shillings. Le propos
fut répété et retourné suivant les besoins des causes adverses. Il était
strictement juste, et on le vit bien lorsqu’eut lieu, le 1er mai 1898,
l’ouverture à l’exploitation de toute la ligne. (La France y
fut représentée, et parmi la demi-douzaine de volumes que des invités de l’Etat
écrivirent au lendemain de cette fête et du voyage dont elle avait été le
complément, il en est deux, dus à des Français, l’un à M. de Maudat-Grancey,
l’autre à M. Pierre Mille, ce dernier d’autant plus instructif qu’il vise au
parallèle entre le Congo français et le Congo « Léopoldien ». Tous
les deux sont d’accord pour rendre justice à la grandeur de l’effort accompli.
Quant aux résultats financiers du chemin de fer, ils sont fort encourageants.
Voici les recettes comparatives de 1897 à 1901 ; on verra qu’elles confirment
les prévisions optimistes de M. Helleputte :
L’Etat indépendant médite la création de toute une
série de nouvelles lignes ferrées, notamment celle des Staney-Falls, qui doit
tourner la succession de rapides barrant le fleuve entre Ponthierville et
Stanleyville ; celle allant de Nyangwé au lac Tanganika, par la « Porte
d’enfer » et la vallée de la Lukuga, etc. S’il se confirme, enfin, que le
filon aurifère de la Rhodésia se prolonge jusqu’au Katanga, une nouvelle ligne
deviendrait nécessaire au S.-E. de l’État). (fin de la note)
(page
273) C’est du 1er mai 1898, en effet, que date réellement la prospérité
matérielle du nouvel Etat. L’élan commercial n’avait pas attendu jusque-là pour
se manifester sous la seule forme qui fût compatible avec l’éloignement, les
risques à courir (page 274) et la
nécessité de gros capitaux. Les compagnes à chartes sont aussi vieilles au
Congo que l’œuvre de Léopold II, et en 1898 on en comptait vingt-cinq,
exploitant cet immense territoire, et dont le siège était établi en Belgique,
en Hollande ou en Portugal.
Désormais, il va s’en créer d’autres
sur place, qui disputeront le trafic aux aînées. L’Etat lui-même aura son
domaine privé, dont il tirera des profits de plus en plus larges. En 1899, son
historien presque officiel, M. A.-J. Wauters, le représente comme « le
plus grand trafiquant d’ivoire du monde ». Les chiffres soulignent
éloquemment cette déclaration. En 1896, le produit brut des ventes des domaines
de l’Etat était de 1,200,000 francs. En 1897, le produit net s’élevait à
3,500,000 francs, il atteignait 6,700,000 francs en 1898. A partir de l’année
suivante, cette progression se marque dans l’exportation totale de l’Etat
indépendant (commerce spécial) qui se chiffre à 36,067,959 fr. 25 c. (au lieu
de 22,163,481 fr. 88 c.) et en 1900, à 47,377,401 fr. 33 c. C’est la récolte du
caoutchouc qui a contribué à ce rapide accroissement des recettes.
En 1895, elle était de 576,517
kilogrammes.
En
1896, de 1,317,366 kilogrammes.
En
1897, de 1,662,380 kilogrammes.
En
1898, de 2,113,465 kilogrammes.
En
1899, de 3,746,789 kilogrammes.
Pour arriver à ce brillant résultat,
il a été besoin d’un contrôle sévère et constant et d’un système très
perfectionné d’administration mercantile. L’Etat indépendant n’a négligé ni l’un
ni l’autre. M Pierre Mille a recueilli sur place des notes très intéressantes,
concernant les méthodes d’encouragement employées par les agents de Léopold II.
Prestations physiques, primes, prohibitions contre le vandalisme du sauvage,
tout a été mis en œuvre et tout a servi. Peu à peu l’usage de cette dîme en
nature a été accepté par une race longtemps rebelle à l’effort, que les
officiers belges avaient déjà assouplie, en l’accoutumant à la discipline
militaire, et qui est maintenant devenue apte à des travaux suivis et
fructueux. Ainsi a été préparée « l’ère des cultures riches, café, cacao,
plantations de caoutchouquiers ».
* *
*
Il n’est pas dans mon dessein de
m’étendre davantage sur les résultats commerciaux de l’exploitation privée ou
publique dans le bassin du Congo. Mais comme ces résultats constituent pour
l’opinion belge un élément considérable d’appréciation, je ne pouvais m’en
désintéresser tout à fait.
Beaucoup de gens crurent avoir tout
dit, (page 276) lorsqu’ils
déclarèrent que l’annexion de l’Etat indépendant serait une mauvaise affaire ;
pour ceux-là il devient chaque jour plus malaisé de maintenir loyalement une
opposition raisonnée.
Pour d’autres, - les socialistes par
exemple - l’opposition est de principe, et il ne faut pas songer à les
convaincre ou à les convertir. Les libéraux, au contraire, en très grande
majorité, et les catholiques se rallieraient maintenant à la thèse
annexionniste, et M. Vandervelde lui-même n’a-t-il pas indiqué que celle-ci lui
sourirait davantage que le régime actuel, s’il devait se prolonger avec des
interventions financières et une responsabilité morale du gouvernement belge,
désarmé et dénué de tout contrôle sur une pseudo-colonie ?
C’est pour mettre un terme à ces
critiques, pour répondre à ces acquiescements et peut-être aussi à des désirs
exprimés par le monde des affaires que, l’an passé, M. Beernaert proposa la
reprise pure et simple du Congo par la Belgique dans le délai de deux années.
Il le fit à l’heure où le gouvernement, dont il n’était plus membre, demandait
aux Chambres d’adhérer à un projet ainsi conçu : « Voulant conserver la
faculté qu’elle tient du roi-souverain d’annexer l’Etat indépendant du Congo,
la Belgique renonce, quant à présent, au remboursement des sommes prêtées audit
Etat..., ainsi que la débition (page 277) des
intérêts sur les mêmes sommes. Les obligations financières contractées par
l’Etat indépendant, à raison des actes précités (je les omets) ne reprendraient leur cours que dans le cas et à
partir du moment où la Belgique renoncerait à la faculté d’annexion susvisée ».
Il parut que cet arrangement, tout en
dégageant l’Etat indépendant vis-à-vis de la Belgique, maintenait pourtant
transitoirement le statu quo des rapports réciproques. En fait, l’Etat
indépendant reprenait sa liberté, qu’il avait en partie aliénée à la suite des
prêts consentis et du patronage accordé à plusieurs reprises ; en revanche, la
Belgique restait liée par les conventions passées, par les liens commerciaux,
par la présence de ses fils sur cette terre lointaine.
Il y eut de vives protestations, et
peut être, malgré le cabinet lui-même, l’annexion eût-elle été votée au lieu et
place de cet arrangement boiteux, si l’intervention directe et personnelle du
roi n’eût jeté le désarroi parmi les adhérents de M. Beernaert et forcé
celui-ci, non sans qu’il se mêlât quelque amertume à sa volte-face,
d’abandonner son projet. Le roi, ou, si l’on veut, le gouvernement de l’Etat
explique son attitude dans une note dont voici le passage essentiel :
« Il y a des moments où il faut
agir au lieu de (page 278) de
délibérer, où il faut décider sans avoir à solliciter et attendre des
approbations, où l’inaction risque de compromettre l’intérêt public. Voilà
pourquoi, résolu d’accomplir sûrement la mission qu’il assume envers la
Belgique en même temps qu’envers lui-même, l’Etat indépendant repousse des
lisières qui, loin d’offrir à la Belgique d’utiles garanties, ne pourraient que
lui être particulièrement funestes. Lorsque le développement de l’Etat sera
arrivé au point où la transmission de ses pouvoirs à la Belgique constituera
pour le pays un avantage certain, l’Etat indépendant sera le premier à en
avertir patriotiquement la Belgique. »
Faut-il s’étonner, s’indigner même de
cette espèce d’ultimatum, dicté évidemment par un maître et qui, formulé en
termes de chancellerie, n’en a pas une moindre précision pour cela ? On s’est
indigné, en Belgique, ce qui prouve qu’on y a la mémoire courte. Car l’attitude
constante des partis politiques y justifie, autant que les débats
parlementaires résumés ici, la circonspection alarmée dont a fait preuve l’Etat
indépendant en une conjoncture aussi décisive. Que Léopold II recule l’échéance
inévitable, à laquelle il devra soumettre son oeuvre au contrôle de ses détracteurs
de jadis, cela se conçoit fort bien, et aussi que le roi des Belges entende
parachever cette oeuvre à loisir, ou (page
279) du moins y apporter quelques perfectionnements de plus. On ne peut
donc lui faire un crime de choisir son heure et de consigner provisoirement à
sa porte un héritier, rechignant hier, trop empressé aujourd’hui, qu’il a eu,
avouons-le, quelque mérite à désigner, bon gré mal gré, dès 1889.
Dans ces conditions, il semble
prématuré de disserter sur le meilleur régime qu’il conviendra, après
l’annexion, d’appliquer à la nouvelle colonie. Un projet gouvernemental a été
élaboré ; des spécialistes (Voyez les études de M. Speyer dans la
Revue de Belgique (15 mars-15 mai
1902), et celles de M. Dupriez (Revue
générale, 1902)) y ont joint leurs observations plus
ou moins critiques. Il sera temps d’y revenir lorsque la volonté royale aura
dit son dernier mot.