« Histoire
du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore
JUSTE
Bruxelles,
Librairie polytechnique d’Aug. Decq,
1850, 2 tomes (1er tome : Livres I et II ; 2e
tome : Livres III et IV)
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LIVRE
TROISIEME. LA REGENCE
Tentatives du gouvernement hollandais pour rétablir son
autorité dans le grand-duché de Luxembourg et proclamation du régent du 10 mars
1831
(page 26) Bientôt le ministère du régent,
fidèle au système énergique qu'il avait annoncé au Congrès, posa un acte qui
eut dans toute l'Europe un prodigieux retentissement. Le roi des Pays-Bas venait
d'envoyer dans la forteresse de Luxembourg le duc de Saxe-Weimar, général plein
d'audace ; des intrigues s'ourdirent sous son patronage, des proclamations
furent répandues à profusion dans tout le grand-duché ; bref, le gouvernement
hollandais essayait de nouveau de détacher cette province de la révolution (page 27) belge. Le gouvernement du
régent n'hésita point à publier une proclamation, qui pouvait être considérée
et comme un acte de représailles contre le roi des Pays-Bas, et comme un acte
de rébellion contre les signataires du protocole du 20 janvier. Elle servait
spécialement de réponse à une proclamation du roi Guillaume du 1er février, par
laquelle il promettait une amnistie aux habitants du grand-duché qui rentreraient sous son obéissance. Le régent s'exprima en ces
termes :
PROCLAMATION.
« Le régent de la Belgique aux habitants de
la province de Luxembourg.
« CONCITOYENS !
« J'ai juré de
maintenir l’indépendance et l’intégrité du territoire de la Belgique : je serai
fidèle à mon serment.
« Ne vous
laissez ni séduire par les promesses, ni effrayer par les menaces.
« Le Congrès a
protesté contre les actes de la conférence de Londres, qu'une grande puissance
ne considère elle-même que comme des propositions. La nation qui a su vaincre
les armées hollandaises maintiendra la protestation de ses représentants ; nous
avons commencé notre révolution malgré les traités de 1815, nous la finirons
malgré les protocoles de Londres.
« Luxembourgeois
! Vous êtes depuis trois siècles Belges comme nous, et vous vous êtes montrés
dignes de ce nom.
« Depuis le
règne de Philippe le Bon, vos efforts, comme les nôtres, ont eu pour but une
nationalité commune.
« En 1815, vous
avez eu, pour la première fois, des rapports particuliers avec l'Allemagne ;
mais vous avez continué à vivre sous les mêmes institutions que le reste de la Belgique.
« Dans le
grand-duché, comme dans les autres provinces, le (page 28) roi Guillaume a brisé le pacte qui l'unissait aux Belges,
et les a déliés de leurs engagements en violant les siens.
« La guerre a
prononcé entre lui et nous, et l'autorité légitime est celle que la volonté
nationale a fondée.
« Vous n'êtes
pas étrangers à nos combats, à nos victoires ; vous vous êtes spontanément
associés à la révolution belge, et les noms de vos volontaires sont inscrits
dans l'histoire de nos journées.
« Vous jouissez
déjà, autant que les circonstances ont pu le permettre, des bienfaits de la
révolution.
« Les impôts
les plus odieux sont abolis ; vous avez vous-mêmes renouvelé vos autorités
communales, et vous êtes administrés par les hommes de votre choix ; vos
députés ont concouru à « donner à la Belgique la Constitution qui la régit.
« Vous n'avez
pas oublié les vexations dont vous avez été victimes pendant quinze ans ;
craignez le retour de la fiscalité hollandaise qui a ruiné votre industrie,
votre agriculture.
« Des hommes
qui vous parlent d'ordre légal, et qui suscitent parmi vous la guerre civile,
sont les agents, les complices du gouvernement hollandais ; ils ont vécu des
abus, et ils les regrettent.
« Réduite à
elle-même, séparée de la
Belgique, de la
France, de la
Prusse, cernée de toutes parts de lignes de douanes, votre
province, en se constituant à part, deviendrait le pays le plus malheureux de
la terre.
« Luxembourgeois,
restez unis et fermes !
« Au nom de la Belgique, acceptez
l'assurance que vos frères ne vous abandonneront jamais !
« Bruxelles, le
10 mars 1831.
« E. SURLET DE CHOKIER,
« GOBLET,
CH. DE BROUCKERE, TIELEMANS, SYLVAIN VAN DE WEYER, ALEXANDRE GENDEBIEN.
»
(page 29) Ce superbe défi lancé à la conférence irrita profondément, comme
on le verra plus tard, les adversaires de la révolution belge, et consterna
ceux qui pouvaient lui être favorables. Un tel langage fut taxé d'arrogance et
de folie. Cependant la proclamation du régent n'était qu'une conséquence de la
protestation adoptée le 1er février par le Congrès contre les stipulations du
protocole du 20 janvier, qui séparaient de la Belgique une partie du
Limbourg et le grand-duché tout entier. La déclaration solennelle du régent
sauva cette dernière province d'une contre-révolution qui était imminente et
qui eût été peut-être un commencement de restauration pour la Belgique entière (Nothomb,
Essai sur la révolution belge, 3e édition, chap. VIII, p. 126).
Instructions adressées, le 18 janvier, par la conférence, à
ses commissaires à Bruxelles pour l'exécution de l'armistice
La conférence
de Londres, après s'être arrogé le jugement suprême des prétentions réciproques
de la Belgique
et de la Hollande,
avait pris la résolution formelle de faire cesser sans délai les hostilités.
Tel était le but du protocole du 9 janvier : il établissait, comme on sait, une
corrélation entre le déblocus de l'Escaut et celui de Maestricht ; il réclamait
du roi de Hollande la libre navigation du fleuve, et du gouvernement provisoire
l'ordre aux troupes belges de rentrer dans les positions qu'elles occupaient le
21 novembre 1830. La conférence enjoignait aux parties belligérantes
d'effectuer ces concessions le 20 janvier : un refus de leur part serait
considéré comme un acte d'hostilité envers les puissances mêmes, et elles se
réservaient, dans ce cas, d'adopter telles déterminations qu'elles trouveraient
nécessaires pour la prompte exécution de leurs engagements. Le 18 janvier la
conférence adressa, pour l'exécution de l'armistice, de nouvelles instructions
à ses commissaires. Elle avait appris, disait-elle à lord Ponsonby et à M.
Bresson, que, malgré l'expédition du protocole du 9, les hostilités
continuaient et que les troupes belges avaient occupé les positions nécessaires
pour (page 30) former
l'investissement de Maestricht, tandis que le roi des Pays-Bas venait d'arrêter
la marche du corps d'armée qu'il avait envoyé au secours de cette place. Si,
contre toute attente, les troupes belges n'étaient pas rentrées le 20 janvier
dans les positions qu'elles occupaient le 21 novembre, les commissaires de la conférence
devaient déclarer au gouvernement provisoire que non seulement la citadelle
d'Anvers ne serait pas évacuée par les troupes du roi des Pays-Bas, mais que
jusqu'au moment où les positions du 21 novembre auraient été reprises par les
troupes belges, et la liberté des communications rétablie, les cinq cours mettraient
en leur propre nom le blocus devant tous les ports de la Belgique. Enfin,
si ces déterminations se trouvaient encore insuffisantes, les cinq cours se
réservaient d'adopter toutes celles qu'exigerait de leur part le soin de faire
respecter et exécuter leurs décisions.
Note du comité diplomatique. Protocole du 27 janvier 1831
Le Congrès,
ayant appris dans son comité secret du 16 janvier que l'Escaut serait
effectivement libre pour le 20, décida que les troupes belges s'éloigneraient
le même jour de Maestricht. Par une note verbale du 18, le comité diplomatique
donna connaissance de cette décision aux commissaires de la conférence. « Le gouvernement
provisoire, disait-il, quelque légitime que soit sa défiance des intentions et
des promesses de la Hollande,
consent à donner un nouveau gage de sa modération en faisant ordonner dès à
présent : 1 que, pour le 20 de ce mois, au plus tard, les troupes belges, aux
environs de Maestricht, soient éloignées de cette place de manière à éviter
l'occasion d'agressions journalières entre les soldats du dedans et ceux du
dehors (Note de bas de page : Le 19 janvier, un engagement très
vif eut encore lieu au château de Caster, près de
Maestricht, entre les troupes hollandaises et la compagnie des chasseurs
volontaires dits de Chasteler, formée à Bruxelles) ; 2 que les hostilités continuent de rester suspendues, (page 31) de notre part, sur toute la
ligne, et que ces troupes reprennent les positions qu’elles occupaient le 21
novembre 1830. « Quant aux positions qu'elles avaient au dedans des limites non
contestées de la Belgique,
il a paru au comité que la faculté de les changer était restée parfaitement
libre aux deux parties belligérantes. » Dans leur réunion du 27, les
plénipotentiaires des cinq grandes cours prirent acte de l'engagement contracté
par le roi des Pays-Bas d'ouvrir la navigation de l’Escaut sans y mettre de
nouvelles entraves, et par les Belges de replacer leurs troupes où elles se
trouvaient le 21 novembre 1830. « Garantes de la cessation indéfinie de ces
hostilités en vertu d'un consentement donné de part et d'autre, les cinq cours
(disait le protocole du 27) les regardent comme entièrement terminées, et ne
sauraient en aucun cas en admettre la reprise. »
La conférence réclame itérativement le déblocus de
Maestricht. Réponse du comité diplomatique. Menaces de la conférence. Le
gouvernement belge fait rétablir les communications de Maestricht avec
Aix-la-Chapelle et la
Hollande
Cependant la
conférence avait reçu des plénipotentiaires du roi des Pays-Bas des
réclamations relativement à la non-exécution de la suspension d'armes de la
part des Belges en ce qui concernait les communications de la ville de
Maestricht avec Aix-la-Chapelle et le Brabant septentrional. Le 8 février, la
conférence enjoignit à ses commissaires de communiquer au gouvernement belge
l'instruction qui leur avait été adressée le 18 janvier et de réclamer
itérativement le déblocus complet de Maestricht. Le 15, le comité diplomatique
répondit aux commissaires de la conférence que les plénipotentiaires hollandais
n'avaient pas distingué ce qui appartient à l'état de la simple suspension d'armes
de ce qui pourrait être invoqué dans le cas de l'armistice pleinement exécuté.
C'est ainsi que les troupes hollandaises n'avaient pas évacué la citadelle
d'Anvers, quoique ce fût une des conditions de l'armistice. Le comité
diplomatique protestait ensuite contre une autre prétention des
plénipotentiaires hollandais, qui affirmaient que, dans toute hypothèse, il
était décidé (page 32) que la Hollande conserverait la
possession de Maestricht. Toutefois, après avoir fait ces réserves, le comité
diplomatique informait les commissaires de la conférence que les ordres les
plus précis avaient été donnés pour le rétablissement des communications de la
ville bloquée. « Le gouvernement de la Belgique a jugé, disait-il, que, pour se
conformer à la suspension d'armes consentie le 21 novembre 1 830, les troupes
belges devaient reprendre les positions qu'elles occupaient à cette date, en ce
sens que, conservant une entière liberté de se mouvoir sur le territoire belge
(comme il était libre aux troupes hollandaises de se mouvoir dans leurs
limites), et conservant la faculté d'y prendre les positions, garnisons et
cantonnements à leurs convenances, nos troupes devaient cependant laisser
libres les communications de la forteresse de Maestricht avec le Brabant
septentrional et avec Aix-la-Chapelle. Mais, par cette liberté, le gouvernement
belge entend que les Hollandais aient seulement la faculté de parcourir, sans
entraves, une route choisie de commun accord, entre Maestricht et le Brabant
septentrional, et une des deux routes entre Maestricht et Aix-la-Chapelle, sans
rançonner et sans dévaster les villages comme ils l'ont fait fréquemment (ce
qu'on pourrait prouver par des pièces authentiques), et toujours sans traverser
des cantonnements garnis de troupes belges, lesquelles conservent leurs
garnisons et cantonnements du 21 novembre 1830, ou en prennent d'autres, sans
qu'il s'ensuive pour la
Hollande la faculté de se servir de ses communications à
travers le territoire belge pour rassembler, par exemple, dans Maestricht et
dans les environs, un corps d'armée dont la présence menacerait et Liége et
Bruxelles ; bien entendu aussi que le gouvernement hollandais ne puisse u
profiter de ces communications pour transporter du matériel de guerre, ni des
munitions autres que celles qui sont destinées à la nourriture de sa garnison
actuelle. » Cette déclaration fut (page
33) réitérée par le comité diplomatique dans une nouvelle note du 21
février. Dès le lendemain, lord Ponsonby accusa réception de cette note, en
faisant remarquer que la conférence entendait par communications entièrement
libres des communications qui ne fussent soumises à aucune restriction de route
ni d'objets, en un mot, à aucune entrave quelconque ( Note
de bas de page : La note du comité diplomatique, du 2l février, contenait
ce qui suit : « ... Le comité voulant éviter à l'avenir les contestations que
pourrait faire naître le sens attribué de part et d'autre au mot communications
libres, et à la désignation précise des points à occuper sur les territoires
des puissances belligérantes, croit devoir rappeler ici au souvenir de lord
Ponsonby et de M. Bresson la note du gouvernement belge, datée du 2l novembre
1830, par laquelle on n'adhérait à la suspension d'armes que comme à une mesure
provisoire, jusqu'à la fin des délibérations sur l'armistice qui devait être
conclu, sous le plus bref délai, aux termes du protocole de Londres, du 17
novembre 1830, où il est dit que le roi de Hollande serait invité a déléguer
des commissaires pour établir sur les lieux, de concert avec les commissaires
belges, la ligne derrière laquelle devraient se retirer les troupes
respectives. — Le comité des relations extérieures a l'honneur d'inviter lord
Ponsonby et M. Bresson à demander que le roi de Hollande se décide promptement
à l'envoi des commissaires chargés de s'entendre à cet égard, sur toute la
frontière, avec des commissaires belges, dont la nomination vient d'être
arrêtée par le gouvernement provisoire de la Belgique, et qui sont MM.
Prisse, colonel à l’état-major général, et de Schiervel, membre du Congrès
national de la Belgique... »). Du reste, la conférence se montrait sérieusement disposée à donner suite aux menaces contenues dans
l'instruction qu'elle avait adressée le 18 janvier à ses commissaires. De même
que les cinq cours avaient résolu naguère de contraindre par la force le roi
des Pays-Bas à ouvrir l’Escaut, de même elles voulaient également employer des
moyens de coercition pour obliger le gouvernement belge à rétablir complètement
les communications de Maestricht. La conférence avait déjà arrêté qu'une
escadre anglo-française se tiendrait prête à (page 34) mettre en état de blocus l'Escaut, Ostende et Nieuport,
lorsque le gouvernement du régent, écoutant les conseils du nouvel envoyé de la France, fit constater la stricte
et complète exécution des ordres qu'il avait donnés pour le rétablissement des
communications de la capitale du Limbourg avec Aix-la-Chapelle et la Hollande.
Adhésion donnée, le 18 février, par les plénipotentiaires
hollandais aux protocoles du 20 et du 27 janvier. Protocole célèbre du 19
février, contenant le résumé des travaux et l'apologie de la conférence. Décisions
irrévocables des cinq puissances
La
détermination du roi des Pays-Bas d'adhérer aux protocoles du 20 et du 27
janvier consolida l'omnipotence de la conférence de Londres, et, sans affaiblir
les droits de la Belgique
sur les territoires en litige, rendit plus difficile la position du
gouvernement et du Congrès, chargés de défendre l’honneur et les intérêts de la
patrie. Ce fut le 18 février que les plénipotentiaires du roi des Pays-Bas (MM.
Falck et H. Van Zuylen Van Nyevelt), s'étant réunis au Foreign-Office
de Londres en conférence avec les plénipotentiaires des cinq cours, déclarèrent
que le roi, leur maître, les avait autorisés a donner une adhésion pleine et
entière à tous les articles des bases destinées à établir la séparation de la Belgique d'avec la Hollande, bases résultant
des protocoles de la conférence de Londres en date du 20 et du 27 janvier 1831.
(page 35) Par suite de cette adhésion, les
plénipotentiaires des cinq cours se réunirent de nouveau le lendemain pour
résumer les travaux qu'ils avaient accomplis jusqu'à ce jour et pour exposer
solennellement le système d'après lequel ils avaient prononcé la dissolution du
Royaume-Uni des Pays-Bas. Le protocole du 19 février 1831, dont nous allons
présenter l'analyse, n'était pas seulement l'apologie de la conférence écrite
par elle-même ; c'était un acte destiné à survivre aux circonstances qui lui
avaient donné le jour, car il tendait à raffermir les bases sur lesquelles
repose le droit public de l'Europe.
Les
plénipotentiaires rappelaient d'abord le grand principe de droit public, dont
les actes de la conférence de Londres n'avaient fait qu'offrir une application
salutaire et constante. D'après ce principe d'un ordre supérieur, les traités,
disaient les représentants des cinq cours, ne perdent pas leur puissance, quels
que soient les changements qui interviennent dans l'organisation intérieure des
peuples. Ils se reportaient ensuite à l'année 1814 pour qu'on pût juger de
l'application que les cinq cours avaient faite de ce même principe. « A
cette époque, disait la conférence, les provinces belges étaient occupées
militairement par l'Autriche, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Russie ; et les droits que
ces puissances exerçaient sur elles furent complétés par « la renonciation de la France à la possession de
ces mûmes provinces. Mais la renonciation de la France n'eut pas lieu au
profit des puissances occupantes ; elle tint à une pensée d'un ordre plus
élevé. Les puissances et la
France elle-même, également désintéressées alors comme aujourd'hui
dans leurs vues sur la
Belgique, en gardèrent la disposition et non la souveraineté,
dans la seule intention de faire concourir les provinces belges à
l'établissement d'un juste équilibre en Europe, et au maintien de la paix
générale. Ce fut cette intention qui présida à leurs stipulations ultérieures ;
ce fut elle qui unit la
Belgique à la (page 36)
Hollande ; ce fut elle qui porta les puissances à assurer dès lors aux Belges
le double bienfait d'institutions libres, et d'un commerce fécond pour eux en
richesse et en développement d'industrie. — L'union de la Belgique avec la Hollande se brisa. Des
communications officielles ne tardèrent pas à convaincra les cinq cours que les
moyens primitivement destinés à la maintenir ne pourraient plus ni la rétablir pour le moment, ni la conserver par
la suite ; et que désormais, au lieu de confondre les affections et le
bonheur de deux peuples, elle ne mettrait en présence que les passions et les
haines, elle ne ferait jaillir de leur choc que la guerre avec tous ses
désastres. Il n'appartenait pas aux puissances de juger ces causes qui venaient
de rompre les liens qu'elles avaient formés. Mais quand elles voyaient ces
liens rompus, il leur appartenait d'atteindre encore l'objet qu'elles s'étaient
proposé en les formant. Il leur appartenait d'assurer,
à la faveur de combinaisons nouvelles, cette tranquillité de l'Europe dont
l'union de la Belgique
avec la Hollande
avait constitué une des bases. Les puissances y étaient impérieusement
appelées. Elles avaient le droit, et les événements leur imposaient le devoir d'empêcher que les provinces belges,
devenues indépendantes, ne portassent atteinte à la sécurité générale et à
l'équilibre européen. » La suspension d'armes imposée à la Hollande et à la Belgique, puis la
dissolution du royaume-uni des Pays-Bas, avec la
réserve des devoirs dont la
Belgique resterait chargée envers l'Europe, furent les conséquences
de l'identité des opinions des cinq cours sur la valeur et les principes des
transactions solennelles qui les lient. « Chaque nation, poursuivait la
conférence, a ses droits particuliers ; mais l'Europe aussi a son droit : c'est
l'ordre social qui le lui a donné. Les traités qui régissent l'Europe, la Belgique indépendante les
trouvait faits et en vigueur ; elle devait donc les respecter et ne pouvait pas
les enfreindre. En les respectant, (page 37) elle se conciliait avec
l'intérêt et le repos de la grande communauté des États européens ; en les
enfreignant, elle eût amené la confusion et la guerre. Les puissances seules
pouvaient prévenir ce malheur, et puisqu'elles le pouvaient, elles le devaient
; elles devaient faire prévaloir la salutaire maxime, que les événements qui
font naître en Europe un État nouveau ne lui donnent pas plus le droit
d'altérer un système général dans lequel il entre, que les changements survenus
dans la condition d'un État ancien ne l'autorisent à se croire délié de ses
engagements antérieurs : — maxime de tous les peuples civilisés ; — maxime
enfin qu'on n'oublierait pas sans faire rétrograder la civilisation, dont la
morale et la foi publique sont heureusement et les premières conséquences et
les premières garanties. » C'est pourquoi le protocole du 20 décembre annonçait
que la conférence s'occuperait de
discuter et de concerter les nouveaux arrangements les plus propres à combiner
l'indépendance future de la
Belgique avec les stipulations des traités, avec les intérêts
et la sécurité des autres États, et avec la conservation de l’équilibre
européen. Tel était le but vers lequel les puissances marchèrent et
qu'elles voulurent atteindre par le protocole définitif du 20 janvier. Le roi
des Pays-Bas avait donné son adhésion à ce protocole ; le Congrès national de la Belgique l'avait
repoussé. Il ne restait donc plus à la conférence que d'arrêter ses résolutions
à l'égard de la protestation du Congrès belge. « Cette protestation, disait la
conférence, invoque d'abord un droit de postliminii (Note
de bas de page On sait que le droit appelé postliminium
est le retour à l'état d'où l'on avait été violemment tiré ou le droit de
reprendre une chose perdue, et de la rétablir en son premier état. Les
considérants de la protestation du 1er février, que nous avons rapportée dans
le chapitre XI du livre Ier (voir t I, p. 232), rappelaient « que ce n'est point
par un système de conquête et d’agrandissement que le peuple belge comprend
dans son territoire le grand-duché de Luxembourg, le Limbourg et la rive gauche
de l'Escaut, mais en vertu du droit de postliminii ou
par suite de cession ; qu'en effet, le grand-duché de Luxembourg et la majeure
partie du Limbourg ont appartenu à l'ancienne Belgique, et se sont spontanément
associés à la révolution belge de 1830 ; enfin, qu'en 1795, et postérieurement,
la Hollande
a fait cession de la rive gauche de l'Escaut, et de ses droits dans le
Limbourg, contre des possessions dont elle jouit actuellement et qui
appartenaient à l'ancienne Belgique... ») qui n'appartient
qu'aux États indépendants, et (page 38)
qui ne saurait, par conséquent, appartenir à la Belgique, qu'elle n'a
jamais été comptée au nombre de ces États. Cette même protestation mentionne,
en outre, des cessions faites à une puissance tierce, et non à la Belgique, qui ne les a
pas obtenues et qui ne peut s'en prévaloir. La nullité de semblables
prétentions est évidente. Loin de porter atteinte au
territoire des anciennes provinces belges, les puissances n'ont fait que
déclarer et maintenir l'intégrité des États qui les avoisinent. Loin de
resserrer les limites de ces provinces, elles y ont compris la principauté de
Liége, qui n'en faisait point partie autrefois. Du reste, tout ce que la Belgique pourrait
désirer, elle l'a obtenu : séparation d'avec la Hollande, indépendance,
sûreté extérieure, garantie de son territoire et de sa neutralité, libre
navigation des fleuves qui lui servent de débouchés, et paisible « jouissance
de ses libertés nationales. Tels sont les arrangements auxquels la protestation
dont il s'agit oppose le dessein, publiquement avoué, de ne respecter ni les
possessions ni les droits des États limitrophes. Les plénipotentiaires des cinq
cours, considérant que de pareilles vues sont des vues de conquête,
incompatibles avec les traités existants, avec la paix de l'Europe, et par
conséquent avec la neutralité et l'indépendance de la
Belgique, déclarent :
« 1° Qu'il
demeure entendu, comme il l'a été dès l'origine, que les arrangements arrêtés
par le protocole du 20 janvier 1831 (page
39) sont des arrangements
fondamentaux et irrévocables ;
« 2° Que
l'indépendance de la Belgique
ne sera reconnue par les cinq puissances qu'aux conditions et dans les limites
qui résultent desdits arrangements du 20 janvier 1831 ;
« 3° Que le
principe de la neutralité et de l'inviolabilité du territoire belge, dans les
limites ci-dessus mentionnées, reste en vigueur, et obligatoire pour les cinq
puissances ;
« 4° Que les
cinq puissances, fidèles à leurs engagements, se reconnaissent le plein droit
de déclarer que le souverain de la
Belgique doit répondre, par sa position personnelle, au
principe d'existence de la Belgique
même, satisfaire à la sûreté des autres États, accepter, sans aucune
restriction, comme l'avait fait S. M. le roi des Pays-Bas, par le protocole du
21 juillet 18\14, tous les arrangements fondamentaux renfermés dans le
protocole du 20 janvier 1831, et être à même d'en assurer aux Belges la
paisible jouissance ;
« 5° Que, ces
premières conditions remplies, les cinq puissances continueront d'employer
leurs soins et leurs bons offices pour amener l’adoption réciproque et la mise
à exécution des autres arrangements nécessités par la séparation de la Belgique d'avec la Hollande ;
« 6° Que les
cinq puissances reconnaissent le droit en vertu duquel les autres États
prendraient telles mesures qu'ils jugeraient nécessaires pour faire respecter
ou pour rétablir leur autorité légitime dans tous les pays à eux appartenant,
sur lesquels la protestation mentionnée plus haut élève des prétentions, et qui
sont situés hors du territoire belge déclaré neutre ;
« 7° Que S. M.
le roi des Pays-Bas ayant adhéré sans restriction, par le protocole du 18
février 1831, aux arrangements relatifs à la séparation de la Belgique d'avec la Hollande, toute
entreprise des autorités belges sur le territoire que le protocole (page 40) du 20 janvier a déclaré
hollandais, serait envisagée comme un renouvellement de la lutte à laquelle les
cinq puissances ont résolu de mettre un terme. »
Le cabinet du Palais-Royal envoie à Bruxelles le général
Belliard ; ses instructions ; caractère de sa mission
Telles étaient
les décisions irrévocables des grandes puissances (la France elle-même admettait
des lors les bases du protocole du 20 janvier), lorsque le gouvernement
provisoire de la Belgique
fut remplacé par la régence. Quelques jours après l'installation de M. Surlet
de Chokier, le cabinet du Palais-Royal envoya résider à Bruxelles, auprès du
régent, M. le comte Belliard, lieutenant général et pair de France (Note
de bas de page : Le général Belliard était, pendant la régence, sans titre
définitif. C'est ce qui résulte de la correspondance de M. Sebastiani. Au mois
de mai, le général ayant demandé des lettres de créance, le ministre des allaires étrangères lui répondit : « ... Les lettres de
créance dont vous parlez ne vous sont point
nécessaires. La légation de Bruxelles n'est point organisée ; votre titre même,
vous le savez, n'est pas fixé d'une manière officielle : ce sont là, toutefois,
des conditions indispensables à la confection des lettres de créance. Mais le
but de votre mission n'est point secret, vous êtes reconnu à Bruxelles : le gouvernement
et la nation belge honorent votre caractère et apprécient vos intentions ; vos
conseils sont toujours, sinon suivis, du moins accueillis avec respect ; le roi
vous accorde ici la confiance la plus entière, et vous avez la certitude de
n'être point désavoué dans tout ce que vous ferez pour maintenir la paix en
Belgique, Avec de telles conditions, votre position est complète ; elle vous
donne tous les moyens dont un ministre régulièrement accrédité pourrait
disposer. .. » (Mémoires du comte Belliard, écrits par lui-même,
recueillis et mis en ordre par M. Vinci, l'un de ses aides de camp, t. II.) -
L'arrivée du général Belliard à Bruxelles mit flin à
la mission de M. Bresson. Le 7 mars, M. Bresson informa M. Van de Weyer,
ministre des affaires étrangères, qu'il avait adressé la veille à la conférence
de Londres sa démission des fonctions de commissaire). Vétéran des armées de la révolution et du consulat,
capitaine à Valmy et à Jemmapes, adjudant général dans l'immortelle campagne
d'Italie, général de brigade en Egypte. Belliard, distingué par Bonaparte,
reçut, (page 41) en 1802, le
commandement de la 24e division militaire (Belgique), et avait occupé ce poste
important jusqu'en 1804 Après un intervalle de vingt-six années, marquées par
tant de catastrophes, une nouvelle révolution allait ramener le lieutenant général
Belliard dans un pays où il avait laissé d'honorables souvenirs de justice et
de capacité.
Ce fut le 4
mars que le ministre des affaires étrangères présenta le général Belliard au
régent de la Belgique.
Son arrivée à Bruxelles n'était que la conséquence des
démarches faites à Paris par la députation chargée de notifier au roi des
Français l'élection du duc de Nemours ; il avait été résolu, dès lors, que le
général Belliard serait l'agent accrédité de la France auprès du gouvernement
belge. Il reçut pour mission de maintenir la paix, tout en assurant
l'indépendance de la Belgique,
qui consolidait le trône de Louis-Philippe. Il devait donc chercher à faire
prévaloir un système de modération, mais sans s'ingérer ouvertement dans les
affaires intérieures du pays ; il devait empêcher la restauration violente de
l'ancienne dynastie, contrebalancer l'influence de lord Ponsonby, et s'efforcer
de neutraliser les manœuvres orangistes qui s'autorisaient encore de son
patronage, mais sans se mettre toutefois dans un état d'hostilité ouverte avec l'agent
de l'Angleterre. Il devait, en ce qui concernait le choix du chef de l'État,
observer la plus complète neutralité, bien entendu que le gouvernement français
continuait à exclure le duc de Leuchtenberg et à refuser le duc de Nemours.
Loin de flatter les prétentions et l'ardeur belliqueuse des Belges, il devait chercher
à leur inspirer des dispositions pacifiques, les engager à ne pas refuser plus
longtemps leur adhésion au protocole du 20 janvier, leur donner, enfin, la
conviction que l'Europe était décidée à demeurer unie pour écarter, par des
mesures sages et fermes, tout ce qui pourrait troubler son repos. Tel est le résumé
des premières instructions qui fuient données au général (page 42) Belliard (Note de bas de page : Nous
venons d'analyser les principales dépêches adressées au général Belliard,
pendant le mois de mars, par M. le comte Sébastiani.
Du reste, on nous saura gré de faire connaître les instructions écrites remises
par le ministre des affaires étrangères au général Belliard, lorsque celui-ci
quitta Paris. Elles étaient conçues eu ces termes : « L'intention du roi est
que vous vous rendiez immédiatement à Bruxelles pour y remplir la mission dont
il vous a chargé auprès du gouvernement belge. Sa Majesté place en vous une
entière confiance, et vous serez autorisé à faire de sa part à ce gouvernement
toutes les communications nécessaires au succès de votre mission. Elle a pour
objet le maintien de la paix, si essentielle dans l'intérêt de la Belgique comme dans celui
de toute l'Europe. Je ne doute pas que vous ne trouviez le gouvernement belge
disposé à écouter favorablement les conseils que vous lui donnerez dans ce but.
Déjà il a pu apprécier les sentiments de désintéressement et d'amitié qui ont
dicté ceux que nous lui avons fait entendre jusqu'à présent. Vous vous
attacherez à le bien convaincre que son admission dans la grande famille des
États européens, si elle lui a créé des droits dont il peut à juste titre se
montrer jaloux, lui a en même temps imposé des obligations qu'il ne saurait
méconnaître sans injustice ni sans danger. Il lui importe d'apporter une égale
modération, un même esprit d'équité, dans la poursuite de ses prétentions et dans
l'examen de celles de ses adversaires. Les discussions entre peuples
indépendants ne sauraient guère se terminer heureusement que par des
concessions mutuelles, par voie de transaction, et la Belgique, d'ailleurs,
doit se montrer d'autant plus conciliante qu'elle est à son début dans la
carrière politique, et que les autres États sont par cela même moins disposés à
lui reconnaître le droit de manifester des volontés trop prononcées, trop
exclusives. C'est, au surplus, ce que le bon esprit des Belges leur fera
aisément comprendre. Les preuves de sagesse et de prudence qu'ils ont données
dans plusieurs occasions en sont un sûr garant. Vous n'aurez donc pas de peine
à obtenir d'eux qu'ils achèvent de lever, complètement et sans aucune
restriction, le blocus de Maestricht. Cette mesure, prise d'une manière franche
et nette, produira un effet moral très utile au gouvernement belge, el donnera
beaucoup de force aux démarches que nous continuerons de faire en sa faveur
auprès des principaux cabinets, tandis qu'il nous serait absolument impossible
d'appuyer la prétention contraire, qui serait une violation expresse de
l'armistice, Vous voudrez bien, Monsieur le comte, vous occuper spécialement de
cette affaire, dès votre arrivée à Bruxelles. » — On a vu que le gouvernement
du régent avait suivi, quant à la levée du blocus de Maestricht, les conseils
du général Belliard).
Assurément,
elles étaient loin de répondre aux (page
42) sentiments qui prédominaient à cette époque dans nos provinces agitées par
tant de passions diverses.
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