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« Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore JUSTE

 

Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850, 2 tomes (1er tome : Livres I et II ; 2e tome : Livres III et IV)

 

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LIVRE TROISIEME. LA REGENCE

 

CHAPITRE XIV

 

Arrivée des députés du Congrès à Londres. Lettre du régent au prince Léopold

 

(page 331) La députation du Congrès quitta Bruxelles le 10 juillet, à onze heures du matin ; elle arriva à Londres le lendemain à minuit. Elle fut reçue le 12 au soir par le prince de Saxe-Cobourg. Les députés dépeignirent la vive impatience que les Belges éprouvaient de voir arriver leur roi sur le sol national, et remirent au prince la lettre suivante qui lui était adressée par le régent de la Belgique :

« PRINCE,

« Après onze jours de discussion, le Congrès vient d'adhérer aux propositions qui lui ont été adressées par la conférence de Londres

(page 332) « Votre Altesse Royale ayant fait dépendre de cette adhésion seule son acceptation de la couronne de Belgique, plus rien ne s’oppose à son arrivée immédiate en ce royaume, ainsi qu'elle m'en a donné l'assurance par la lettre qu'elle m'a fait l’honneur de m’écrire le 26 juin dernier.

« C'est en vous rendant le plus promptement qu’il vous sera possible au milieu du peuple belge, que vous comblerez ses vœux, que vous calmerez ses inquiétudes. Son désir de vous posséder est égal à la juste impatience de vous voir commencer bientôt le grand œuvre de la consolidation de son indépendance.

« Votre Altesse Royale aura pu s'assurer, et par la longue durée des débats dans le sein du Congrès, et par le vif intérêt que cette grave question a excité, combien la nation attacherait de prix à la conservation intégrale des territoires dont les habitants se sont associés à notre régénération politique. Vous aurez pu juger que si ses mandataires ont cru, par l'adoption des propositions de la conférence de Londres, devoir vous faciliter les premiers moyens d'entrer en négociation, elle se livre à l'espoir que les efforts de Votre Altesse Royale, appuyés par l'offre de sacrifices pécuniaires, s'il en est besoin, lui feront obtenir une paix d'accord avec ses intérêts et son honneur.

« Les destinées humaines, a dit Votre Altesse à la députation du Congrès, n'offrent pas de tâche plus noble et plus utile que celle d'être appelé à maintenir l'indépendance d'une nation, et à consolider ses libertés. Nous avons dans ces paroles un gage assuré de votre entier dévouement à la Belgique, de votre ferme volonté de vous consacrer à son bien-être, à sa prospérité, et à lui assurer, par votre concours, une existence indépendante et heureuse.

« Il me reste maintenant à donner, comme particulier, (page 333) l'exemple de la soumission à votre autorité légale et de mon respect pour la personne de Votre Altesse Royale.

« E. SURLET DE CHOKIER.

« Bruxelles, le 10 juillet 1831. »

Le prince Léopold répondit à la députation du Congrès que déjà il faisait ses dispositions, et que, dans peu de jours, il serait prêt à quitter l'Angleterre ; il ajouta, en souriant, qu'étant en train de déménager, il ne pouvait faire aux députés les honneurs de Londres, mais que la duchesse de Kent, sa sœur, le remplacerait. En effet, les députés furent invités à dîner pour le lendemain à Kensington ; ils remarquèrent à table don Pedro, qui venait d'abdiquer la couronne de l'empire du Brésil, et la jeune princesse Victoria, que sa naissance appelait à succéder à Guillaume IV sur le trône du vaste empire britannique.

 

Entrevue du prince avec les représentants des cinq cours. Il accepte définitivement la couronne de Belgique

 

Après avoir eu connaissance de l'acceptation du traité des dix-huit articles par le Congrès, le prince reçut également le 12 à Marlborough-House les représentants des cinq grandes cours. « La volonté des grandes puissances est-elle de me reconnaître immédiatement ? leur demanda le prince. Leur volonté est-elle de me reconnaître si je me rends en Belgique, sans attendre l'adhésion du roi de Hollande ? » — « Oui, quand même, répondit le comte Matuszewic, représentant de la Russie. Et s'il refuse, nous trouverons le moyen de le forcer à consentir. »

La résolution du prince fut alors irrévocablement prise. Il accepta définitivement la couronne de Belgique et renonça à la pension qu'il touchait comme membre de la famille royale d'Angleterre (Note de bas de page : Ce fut le jour même de l'inauguration du premier roi des Belges Bruxelles que lord Grey annonça officiellement à la chambre des pairs de la Grande-Bretagne la détermination déjà connue du prince Léopold de renoncer à la pension annuelle de 50,000 livres sterling qui lui avait été accordée par le parlement. Après avoir signalé avec noblesse la conduite délicate du prince, lord Grey donna lecture de la lettre qui lui avait été adressée le 15 juillet. «Comme souverain de la Belgique, disait le prince, mon intention est de n'emporter de l'Angleterre aucune portion du revenu qui m'a été accordé par acte du parlement, à l'époque de mon mariage.» La lecture de cette lettre fut suivie de vives acclamations. Le duc de Wellington déclara qu'il se félicitait d'autant plus de ce résultat que le peuple sur lequel le prince allait régner, y verrait la preuve que son souverain était même à l'abri du soupçon de toute dépendance étrangère. »). Déjà il avait fixé le jour de son départ et réglé son itinéraire.

(page 334) M. Lebeau, membre de la députation du Congrès, et M. Jules Van Praet, nommé par le nouveau roi secrétaire de son cabinet, s'empressèrent d'annoncer au régent et à M. Nothomb, qui remplaçait le ministre des affaires étrangères, la détermination positive du prince. Une grande anxiété régnait encore à Bruxelles. Le régent, si malheureux au faîte des honneurs, ne pouvait chasser de son esprit les plus noirs pressentiments ; loin de croire à l'acceptation du prince, il était convaincu que la révolution de 1830 se terminerait comme la première, dont il avait été également témoin, par la guerre et la réunion de la Belgique à la France. M. Nothomb, en lui remettant, le 14 au matin, les lettres de MM. Lebeau et Van Praet, dissipa enfin ses doutes et ses craintes. M. Nothomb donna lecture au régent de la lettre très précise qui lui était adressée par M. Van Praet ; elle avait été écrite à Londres le 12, et contenait ce qui suit :

« Mardi, 4 heures. — La députation du Congrès est arrivée hier soir très-tard. Le prince est allé ce matin à Claremont pour sceller ses papiers ; il ne reviendra qu'après le dîner et recevra ces messieurs à neuf heures du soir... — Le prince partira d'ici samedi matin et ira coucher à Calais le premier jour. Il suivra la route (page 335) de Calais à Ostende et couchera à Ostende le second jour. Le troisième, il couchera à Gand, et le quatrième, mardi, il fera son entrée à Bruxelles, au milieu de la journée. — Le prince n'amènera avec lui qu'un seul officier, auquel il ne donnera même ni rang ni titre, et qui reviendra en Angleterre au bout de quelques mois. — Le prince paraît tenir à ne conduire en Belgique aucun Anglais, pas même un domestique ; il compte pensionner tous les gens de sa maison. — Vous ferez bien, dit M. Lebeau, d'annoncer ce qui précède dans le Moniteur. — Vous êtes prié de prévenir le gouverneur du Brabant méridional et la régence de Bruxelles, afin qu'ils fassent les préparatifs nécessaires.

« Mardi soir, dix heures. — L'audience de tout à l'heure s'est passée sans discours. Il n'y a eu qu'une simple conversation.

« Ces messieurs sont très contents de leur nouveau roi. »

Devant cette lettre si positive, le doute n'était plus permis. Avec l'assentiment du régent, M. Nothomb fit insérer le soir même dans le Moniteur belge, l'article suivant :

« Le prince LÉOPOLD quittera Londres, samedi 16 juillet.

« Il passera la première nuit à Calais.

« Il suivra la route de Calais à Ostende, où il s'arrêtera la seconde nuit.

« D'Ostende, il se rendra à Bruges et à Gand, et il passera la troisième nuit dans cette dernière ville.

« Mardi, 19 juillet, à midi, il fera son entrée à Bruxelles. »

De son côté, la régence de Bruxelles, avertie par le gouvernement, avait déjà publié dans la journée la proclamation suivante- :

« CONCITOYENS !

« Nos vœux vont être remplis.

« Le prince Léopold de Saxe-Cobourg a accepté définitivement (page 336) la couronne de la Belgique. Avant huit jours, Son Altesse Royale sera au milieu de nous.

« Vous donner cette nouvelle, c'est vous annoncer que nous avons atteint le terme et le but de notre glorieuse révolution.

« Sous le sceptre d'un roi constitutionnel, nous formons une nation libre et indépendante.

« Un avis ultérieur vous fera connaître le jour où le prince fera son entrée solennelle en cette ville.

« Concitoyens ! vous joindrez vos efforts à ceux de vos magistrats pour le recevoir d'une manière digne de lui, digne de nous.

« Vive la nation belge ! Vive le roi Léopold !

« Fait à l'hôtel de ville, le 14 juillet 1831. »

Une seconde proclamation, publiée le lendemain, sans rien changer à l'itinéraire définitivement arrêté, fixa au 21 le jour de l'entrée solennelle du prince Léopold à Bruxelles, et de son inauguration comme roi des Belges.

 

Le 16 juillet, il quitte Londres et débarque à Calais. Voyage triomphal du roi des Belges depuis Fumes jusqu'au château de Laeken

 

Fidèle à sa parole, Léopold quitta Londres le samedi, 16 juillet, à six heures du matin ; il était accompagné de sir Henri Seton, son aide de camp, de la députation du Congrès et de M. Van Praet, secrétaire du cabinet. A deux heures et demie, le prince et sa suite, composée de trois voitures, entrèrent à Douvres, au bruit de l'artillerie du fort. Toute la garnison était sous les armes. A trois heures, le prince Léopold et sa suite s'embarquèrent pour Calais sur le bateau à vapeur le Crusader, qui avait arboré le pavillon royal de la Grande-Bretagne. Bientôt on découvrit les côtes de France. Dès que le Crusader fut en vue du fort Rouge, une salve d'artillerie annonça que le roi des Français faisait rendre au roi des Belges les honneurs accordés aux têtes couronnées. Toute la population de Calais était sur le quai. Le roi des Belges fut reçu par le maire et les autorités de la ville, puis (page 337) complimenté, sur le port même, par le lieutenant général comte Belliard, pair de France, au nom du roi des Français. La garnison et la garde nationale se trouvaient sous les armes, et toutes les maisons étaient pavoisées de drapeaux. Descendu à l’hotel Dessin, le roi y reçut le corps des officiers, le consul anglais et M. Lehon, ministre de Belgique à Paris, qui venait d'arriver à Calais avec le baron Vanderstraeten-Ponthoz, secrétaire d'ambassade. Le roi admit à sa table la députation du Congrès, les autorités civiles et militaires de Calais, le général Belliard, M. Lehon et M. Vanderstraeten. Une autre table avait été dressée dans une des salles de l'hôtel pour les sous-officiers de la garnison et de la garde nationale.

Le 17, au matin, par un temps magnifique, le roi, ayant dans sa voiture le général Belliard, partit pour Dunkerque (Note de bas de page : Le général Belliard était déjà désigné comme devant représenter la France auprès du roi des Belges. M. de Talleyrand lui avait écrit, le M juin. « Les affaires de Belgique me mettent dans le cas de voir souvent le prince Léopold, et comme votre nom a été plusieurs fois répété dans nos entretiens, je dois vous dire aussi que j'ai mandé au général Sebastiani, que si les affaires s'arrangent, le prince désirerait que vous fussiez accrédité auprès de lui à Bruxelles... ») ; sa suite était composée de la députation du Congrès, de MM. Lehon, Van Praet et Vanderstraeten-Ponthoz. Des piquets de cavalerie, fournis par la garnison de Calais, escortaient la voiture royale.

Après avoir traversé Dunkerque, Léopold arriva bientôt sur la limite qui sépare la France de la Belgique. Une députation, envoyée par le régent, l'y attendait. Elle était composée de plusieurs généraux et de M. de Sauvage, ministre de l'intérieur. Le général de Wautier, commandant la 1er division militaire et l'armée des Flandres, salua le roi, au nom de l'armée. « Sire, dit-il, Votre Majesté touche à peine le sol de la patrie et déjà (page 338) les Belges oublient leurs malheurs ; déjà ils reçoivent le prix de leurs généreux efforts contre une injuste oppression. Sire, rendue à la liberté, fière et jalouse de son indépendance, la nation vous confie les intérêts de son bonheur et de sa gloire. L'amour et la reconnaissance des Belges seront votre récompense. Sire, les braves que j'ai l'honneur de commander viennent vous exprimer, par ma voix, les sentiments de leur confiance et de leur inébranlable fidélité. Ce jour est doublement heureux pour moi, sire, puisque votre passage dans ma division me permet d'être le premier l'organe de l'armée. » Le roi répondit : « Je reçois avec plaisir l'assurance des bons sentiments de l'armée. Je n'en ai jamais douté. Aussi, si, contre mon attente et mes désirs, nous étions obligés de recourir aux armes, je me mettrais à sa tête ; je compte entièrement sur son courage et sur sa fidélité. »

Cette première entrevue des autorités nationales et du nouveau roi sur les bords de l'Océan, par un radieux soleil de juillet, en présence des représentants d'un peuple ami, porta l'émotion dans tous les cœurs.

Le général Belliard prit congé du roi Léopold, et ce prince entra dans le pays qui l'adoptait, accompagné de la députation du Congrès, escorté par la joie des populations. Dès ce moment, le voyage du roi fut une véritable ovation. Partout les habitants des campagnes accouraient pour souhaiter des destinées heureuses au prince qui venait consolider l'indépendance et les libertés des Belges. La première localité où le cortège royal s'arrêta fut la petite ville de Furnes. Léopold y fut accueilli avec un enthousiasme sincère, car il était tout à fait spontané. Aucune instruction n'avait été donnée par le gouvernement, aucun programme n'avait été tracé ; les populations avaient été livrées à elles-mêmes. L'espérance, l'allégresse, le bonheur étaient peints sur tous les visages. On entendait s'écrier dans la (page 339) foule : « Celui-là est bien à nous ; ce n'est pas l'étranger qui l'impose ; et ce n'est pas pour l'étranger qu'il régnera ! »

A mesure que le roi avançait dans le pays, l'enthousiasme augmentait. Lorsque le cortège arriva à Ostende, vers six heures et demie du soir, la voiture royale fut aussitôt dételée et traînée par des hommes du peuple. Devant l'église paroissiale de Saint-Pierre se trouvait l'évêque de Gand, revêtu de ses habits pontificaux ; il offrit au futur souverain les hommages et les vœux du clergé catholique.

Le 18, au matin, le cortège fut aux portes de la ville de Bruges. Cette vieille cité fit au premier roi des Belges un accueil dont la pompe rappelait l'époque glorieuse et prospère des dues de Bourgogne. On remarqua le discours prononcé, au nom du clergé, par M. l'abbé de Foere. « Sire, dit-il, le clergé de la ville de Bruges éprouve un sentiment profond de bonheur en offrant les prémices de fidélité et de respect à un roi qui porte ses premiers pas parmi une nation qui l’a appelé de tous ses vœux. Le clergé belge, sire, ne s'isola jamais des intérêts de la nation. Il a su toujours s'associer à la cause commune de la patrie. Les derniers événements prouvent qu'il n'était pas dégénéré de son antique attachement aux droits et aux libertés publiques. La morale chrétienne, tout en enseignant au peuple ses devoirs de fidélité au souverain, d'obéissance aux lois et de soumission à l'ordre public, commande aussi la justice politique, le pouvoir légal et l'économie administrative. Si elle s'oppose à l'anarchie, elle repousse aussi l'oppression. Cette union entre le clergé et la nation est indissoluble, elle est formée par la justice, et, comme telle, elle entre dans les premières missions du sacerdoce. Nous nous flattons, sire, que Votre Majesté sera fière de régner sur un clergé qui ne fut jamais ni l'appui des désordres populaires, ni le soutien des abus du pouvoir... En choisissant ses conseils, ce premier talent de bien gouverner, et en développant (page 340) nos institutions nouvelles dans lesquelles la nation a concilié son antique amour de la liberté avec celui de l'ordre, Votre Majesté sentira le besoin des lumières. Ces lumières, sire, nous les invoquerons ; nous adresserons au ciel des prières ardentes et sincères, afin que la sagesse préside à tous les actes d'un règne que vous allez commencer pour le bonheur de tous, et afin que la nation puisse trouver dans votre justice et dans votre équité la raison de son amour et de son dévouement envers votre auguste personne, seuls garants de la stabilité de votre trône… »

Gand prit part à l'allégresse générale, malgré les menées ténébreuses de quelques fauteurs d'anarchie. Peu de jours auparavant, des individus de bas étage avaient promené, dans des quartiers éloignés du centre de la ville, un mannequin satirique, portant des insignes royaux. Instruit de ce fait, le roi avait répondu : « C'est une raison de plus pour passer par Gand. » Sa confiance ne fut pas trompée : la capitale des Flandres reçut le roi des Belges avec cet enthousiasme qui éclatait partout sur son passage. Aux portes de la ville, M. Ch. Coppens, président de la commission de sûreté publique, avait adressé au roi les paroles suivantes : « Au nom des Gantois, soyez le bienvenu, élu de la nation. La ville de Gand confond ses cris d'allégresse avec ceux de tout le peuple belge. Cette ville, éminemment industrieuse, qui a secondé et soutenu notre glorieuse révolution, attend tout d'un roi qui est appelé à en cicatriser les plaies. Ses habitants sont fiers de recevoir au milieu d'eux le gardien de leur indépendance et de leurs libertés, le protecteur de leur commerce et de leur industrie. Ils s'empresseront de se grouper autour du trône constitutionnel qui vous est destiné. Ce trône, élevé par la nation belge, la nation saura le soutenir. » — « J'ai vu avec douleur, répondit le roi, l'état de souffrance de la ville de Gand durant la révolution. Vous le savez tous, je n'en suis pas (page 341) la cause ; je ne suis pas venu parmi vous pour laisser des plaies saignantes, mais bien pour les cicatriser. J'ai suivi avec attention toutes les phases de la révolution. Je connais vos besoins, et je m'appliquerai spécialement à rouvrir la source des prospérités dans votre cité industrieuse. » Le 19, au malin, le roi visita l'hôtel de ville, l'université, la cathédrale et les fabriques ; et, après avoir passé ensuite les troupes en revue, il se dirigea vers le Brabant.

Le voyage du roi, il faut le redire, fut un triomphe populaire depuis Fumes jusqu'au château de Laeken. Certes on ne pouvait s'empêcher d'admirer les manifestations splendides et unanimes des villes que le cortège traversait ; mais ce qui portait au plus haut point l'émotion, c'était l'accueil que le souverain recevait dans les campagnes. Quand on voyait un curé de village, à cheveux blancs, au visage vénérable, venir saluer dans un prince luthérien, le protecteur de l'indépendance du pays, le restaurateur de la nationalité belge si longtemps opprimée ; ce mélange de patriotisme qui se liait aux traditions du passé, et de tolérance, qui se rattachait aux principes libéraux de la révolution de 1830, touchait profondément les témoins de ce spectacle admirable. Quand on voyait ensuite les branches d'arbre et les guirlandes qui ornaient les cabanes éparses sur la grande route, quand on remarquait la joie naïve et spontanée des pauvres habitants accourus sur le seuil de leurs chaumières, on pouvait dire que le peuple comprenait instinctivement le caractère de cette inauguration. Il sentait que ce prince, élu par les suffrages de l'assemblée nationale, ramenait la confiance, la paix, la sécurité, le commerce, la prospérité publique et privée. On pouvait aussi reconnaître dans ces populations de la Flandre et du Brabant, accourues au-devant du roi, l'ancien respect pour le pouvoir monarchique que le peuple belge a toujours su allier avec l'amour invincible de la liberté. Un roi des Belges, c'était pour le peuple (page 342) le passe glorieux des dues de Brabant et des comtes de Flandre, une monarchie indépendante, c'était la résurrection éclatante de la vieille nationalité. La république, si elle avait été établie, n'eût rappelé au peuple que les jours sinistres de 1793, la tyrannie et les spoliations des commissaires de la Convention nationale ; un président n'aurait parlé ni aux souvenirs ni à l'imagination de la classe populaire : on ne l'aurait pas compris. Il aurait été repoussé par des préjugés tout puissants, sinon par le sentiment national.

L'enthousiasme, qui éclatait à l'aspect du roi des Belges, était donc sincère, spontané, général. Le bonheur était dans toutes les âmes. Dans les villes traversées par le cortège, on voyait des membres du Congrès, adversaires passionnés quelques jours auparavant, s'aborder en s'embrassant et oublier leurs querelles passées pour se rallier à celui que l’instinct des masses, aussi bien que la raison des hommes politiques, rendue à elle-même, proclamait le consolidateur sinon le sauveur de l’indépendance reconquise et des institutions libérales établies par la sagesse de l'assemblée souveraine. Il faut ajouter que les manières du nouveau roi si puissantes de séduction, son accueil si affable, ses réponses pleines de tact et de raison, sa connaissance des annales et des intérêts du pays, contribuèrent beaucoup à faire disparaître certaines préventions et à grouper les anciens partis autour du trône constitutionnel.

A quelque distance d'Alost, le roi fit la réponse suivante à une députation de bourgmestres : « Je n'ai quitté une position brillante et heureuse que pour me consacrer au bonheur de la Belgique. J'arrive parmi vous dans la ferme intention de consolider vos institutions, de maintenir et faire respecter vos libertés et de défendre votre indépendance. L'accueil si touchant que je reçois depuis mes premiers pas sur le territoire belge me prouve qu'en acceptant la couronne j'ai déféré à un  vœu national. Je compte sur vous, messieurs, et vous pouvez (page 343) pour tous vos droits et pour tous vos intérêts compter sur moi. »

Aux confins-du Brabant, le roi fut reçu par le gouverneur civil, M. de Coppin, et par le général Duvivier, commandant de la deuxième division militaire. « Sire, lui dit ce vieux soldat, organe des troupes composant la deuxième division militaire que j'ai l'honneur de commander, je viens vous offrir en leur nom, respect et obéissance ; venez, sire, venez faire le bonheur de notre belle patrie. L'armée a juré fidélité à notre estimable régent ; elle a tenu son serment. Nous vous le renouvelons en ce jour : comptez sur nous ; nous aurons toujours des sabres et des baïonnettes prêts à vous défendre. » Le roi répondit de nouveau qu'il comptait sur l'armée.

La foule augmentait à mesure que l'on approchait de Bruxelles. Quelques centaines de voitures, de nombreuses cavalcades et des milliers de piétons couvraient la route à plus de trois lieues en avant de Bruxelles jusqu'aux portes de la capitale. Plus d'une fois, Léopold répondit aux félicitations dont il était l'objet « qu'à l'aspect d'un enthousiasme aussi général, il se sentait heureux d'être le roi librement élu du peuple belge. » Plus d une fois aussi, on le vit se lever dans sa voiture, ému et attendri des acclamations unanimes poussées par l'innombrable population accourue à sa rencontre.

Il était dix heures et demie du soir lorsque le cortège, sans cesse arrêté par l'enthousiasme du peuple, arriva au château de Laeken. Le roi y reçut les félicitations du régent de la Belgique, des ministres, des membres composant le bureau du Congrès et des hauts fonctionnaires de l'État.

 

Dernières séances du Congrès

 

Après le vote mémorable du 9 juillet, le Congrès avait suspendu ses travaux jusqu'au 18. Dans cette séance, M. Ch. Rogier proposa de décréter que l'anniversaire des journées de septembre serait consacré, chaque année, par des fêtes nationales. « Il faut, disait l'ancien membre du gouvernement provisoire, «que toute (page 344) la nation belge célèbre chaque année l'époque de sa régénération, afin qu'elle n'oublie jamais de quel prix elle a été payée. Dans ces fêtes où le peuple trouvera le souvenir de sa gloire et de son dévouement, le pouvoir trouvera un sage avertissement : les sentiments serviles, une leçon sévère ; les sentiments généreux, une noble satisfaction et un utile encouragement. » Le décret proposé par M. Rogier pour perpétuer le souvenir de la révolution de 1830 fut adopte le 19 à l'unanimité.

Sur la proposition de M. Raikem, le Congrès vota ensuite (par soixante et dix-neuf voix contre quarante, et sept abstentions) le rétablissement immédiat du jury en remettant en vigueur les dispositions du code d'instruction criminelle de 1808. Toutefois l'art. 582, relatif à la composition du jury, était remplacé par la disposition suivante : «Les jurés seront pris : 1° parmi les citoyens qui, dans chaque province, payent le cens fixé par la loi électorale pour le chef-lieu de la province ; 2° parmi les fonctionnaires qui exercent des fonctions gratuites : 3° parmi les docteurs et licenciés en droit, en médecine, en chirurgie, en sciences et en lettres ; 4° parmi les notaires et les avoués ; 5° parmi les officiers de terre et de mer jouissant d'une pension de retraite. »

Le lendemain (20 juillet), après avoir alloué les crédits nécessaires à l'administration du pays pour le troisième trimestre de 1831, le Congrès s'occupa d'un décret tendant à fixer l'état de la législation sur la presse. Peu satisfaite des projets présentés antérieurement, l'assemblée avait chargé la veille une commission de préparer immédiatement un décret sur les délits politiques et de la presse. Cette commission était composée de MM. Van Meenen, Devaux, Ch. Rogier, Dumont et Dubus. Le projet de cette commission ne donna lieu qu'à des modifications peu importantes ; il fut adopté par quatre-vingt-onze voix contre vingt-cinq et promulgué le même jour. Ce décret, qui fut ensuite (page 345) prorogé par la législature ordinaire, abrogeait les lois du 16 mai 1829 et du 1er juin 1830. La presse, soustraite à des dispositions exceptionnelles, entrait dans le droit commun ; la liberté d'examen était respectée, la discussion loyale et sérieuse était protégée. Ce qu'on voulait prévenir, c'était le désordre, sous l'égide de la liberté ; c'était l'attaque méchante et publique contre la force obligatoire des lois, contre l'autorité constitutionnelle du roi, contre les droits constitutionnels de sa dynastie, contre les droits ou l'autorité des chambres. Ce qu'on voulait prévenir encore, c'était l'abus de la liberté, la contrainte qui pouvait être exercée sur l'opinion par la violence ou la calomnie. Arrivé à la fin de sa tâche, le congrès désira affermir son œuvre ; il avait décrété la monarchie constitutionnelle : il fallait la respecter dans ses institutions fondamentales ; il avait noblement prodigué la liberté : il fallait la défendre contre la licence. Le décret sur la presse était de la teneur suivante : (Le livre de Théodore JUSTE reprend ensuite intégralement (pages 345-350) les dix-articles du décret sur la presse, adopté dans la séance du Congrès du 20 juillet 1831. Ce texte n’est pas repris ici mais il est renvoyé à ladite séance, disponible sur le présent site.)

(page 350) La séance, suspendue à cinq heures, fut reprise à neuf heures du soir. MM. Devaux et Meeus proposèrent un autre décret prescrivant le serment à la mise en vigueur de la monarchie constitutionnelle représentative. Ce décret, voté immédiatement, disposa que les membres de la chambre des représentants et du sénat sont tenus, avant d'entrer en fonctions, de prêter, dans le sein de la chambre, le serment suivant : « Je jure d'observer la Constitution. » Il imposa également à tous les fonctionnaires de l'ordre judiciaire et administratif, aux officiers de la garde civique et de l'armée, et, en général, à tous les citoyens chargés d'un ministère ou d'un service public quelconque, l'obligation de prêter, avant d'entrer en fonctions, le serment dont la teneur suit : « Je jure fidélité au Roi, obéissance à la Constitution et aux lois du peuple belge. » Le Congrès déclara qu'il fallait considérer comme démissionnaires les citoyens alors en fonctions et qui n'auraient pas prêté serment endéans le mois.

L'assemblée nationale ne se montra pas ingrate envers l'homme vénérable qui avait exercé avec prudence et loyauté les fonctions les plus éminentes au milieu de la tourmente que le pays venait de traverser. Le Congrès décréta que M. le baron Érasme-Louis Surlet de Chokier, régent de la Belgique, avait bien mérité de la patrie ; qu'il serait frappé une médaille pour perpétuer la mémoire de l'administration du régent ; enfin, que M. Surlet de Chokier jouirait d'une pension viagère de 10,000 florins à charge du trésor public. L'assemblée souveraine abdiqua ensuite la puissance dont elle avait fait un si noble usage. Il fut décidé que le Congrès national. (page 351) s’ajournerait immédiatement après la prestation du serment du roi, et qu'il serait dissous de plein droit le jour de la réunion des chambres ; que, jusqu'à l'époque de cette dissolution, le roi seul aurait le droit de convoquer le Congrès, qui ne pourrait plus exercer désormais que la partie du pouvoir législatif que la Constitution attribue aux chambres ; enfin, que le gouvernement serait chargé de faire procéder dans les quarante jours au plus tard aux élections, conformément à la loi du 3 mars 1831, et de convoquer les chambres au plus tard dans les deux mois. Il était une heure et demie du matin lorsque le Congrès se sépara, après avoir voté par acclamation des remerciements à la garde civique de tout le royaume.

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