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« Histoire du Congrès national ou de la fondation de la monarchie belge », par Théodore JUSTE

 

Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1850, 2 tomes (1er tome : Livres I et II ; 2e tome : Livres III et IV)

 

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LIVRE PREMIER. LE GOUVERNEMENT PROVISOIRE

 

CHAPITRE VII

 

Protocole du 17 novembre 1830. Institution d'un comité diplomatique. Adhésion définitive du gouvernement provisoire à la suspension d'armes.

 

(page 123) Il restait une dernière question à vider, la plus brûlante de toutes, car il s'agissait de prononcer la déchéance d'une dynastie, alliée aux Romanov et aux Hohenzollern. La guerre européenne, croyait-on, pouvait sortir de la décision qui serait prise par le Congrès belge. Cependant la diplomatie n'épargnait rien pour assoupir la lutte encore flagrante entre les deux parties de l'ancien royaume des Pays-Bas. Revenus à Londres, le 13 novembre, avec l'adhésion éventuelle du gouvernement belge au premier protocole (du 4 novembre) MM Cartwright et Bresson étaient bientôt repartis pour Bruxelles avec un nouveau protocole, dans lequel la conférence (page 124) annonçait l'adhésion du roi des Pays-Bas à un armistice sur les bases du 4. Le 19, ils communiquèrent au gouvernement provisoire ce second protocole , qui portait la date du 17. La veille, le comité central, pour rendre sa tâche plus facile, avait institué un comité diplomatique, et il l'avait composé de MM. Sylvain Van de Weyer, président, comte d'Aerschot, comte de Celles, Destriveaux et Nothomb, tous membres du Congrès (Note de bas de page : M. Ch. Lehon fut adjoint au comité dans les derniers jours de décembre, et M. Destriveaux s'en retira au commencement du mois de janvier 1831).

Le 21 novembre, un dimanche, à quatre heures de l'après- midi, le gouvernement provisoire donna son adhésion définitive à la suspension d'armes proposée par la conférence, mais sans rien préjuger sur les dispositions du second protocole qui pouvaient être sujettes à discussion, et le tout sous condition de réciprocité parfaite de la part de la Hollande, tant par terre que par mer, y compris la levée du blocus des ports et des fleuves.

Le protocole du 17 portait encore la signature de lord Aberdeen. Mais ce fut son dernier acte. La réforme électorale, réclamée avec persévérance depuis la fin du siècle précédent, avait enfin conquis la majorité dans le parlement anglais. Le duc de Wellington venait de se retirer devant les whigs victorieux, et le vénérable et loyal lord Grey avait pris la direction des affaires avec lord Melbourne, comme ministre de l'intérieur, et lord Palmerston comme chef du Foreign-Office. Ce changement ministériel, sans apporter aucune modification apparente ou immédiate dans la politique étrangère de la Grande-Bretagne, produisit cependant sur le continent un effet moral essentiellement favorable au maintien du système de paix (WHITE, Révolution belge, t. II).  Les Belges surtout se réjouirent de la retraite des ministres, qu'ils supposaient partisans inébranlables du royaume des Pays-Bas. Le duc de Wellington représentait au dehors et au-dedans (page 125) le système établi en Europe depuis 1815, et il fallait, sous peine de se placer dans une fausse position, que l'Angleterre restât inflexiblement attachée à ce système, ou qu'elle renonçât au ministre qui, en d'autres temps, lui avait rendu des services signalés. Les cris de la populace ameutée dans les rues de Londres furent d'accord avec cette nécessité ; la majorité des communes abandonna le ministère. La Belgique ne pouvait plus rentrer sous le joug de la maison de Nassau ; le principe de non- intervention ne pouvait plus être impunément méconnu ; enfin, la misère toujours croissante des classes inférieures, donnant aux partisans de la réforme parlementaire une influence qui débordait celle du gouvernement, la direction des affaires publiques devait nécessairement passer à des hommes qui ne s'étaient jamais placés en opposition officielle avec cet état de choses (Note de bas de page : Telle est, en résumé, l'appréciation que l’Avenir (n° du 20 novembre 1830) publiait sur la retraite du ministère tory).

 

Discussion de la proposition relative à l'exclusion de la maison de Nassau lors de la séance du 23 novembre 1830.

 

Le 23 novembre, un silence religieux s'établit dans l'enceinte du Congrès, lorsque M. Constantin Rodenbach prit la parole pour développer sa proposition. Il remplit cette tâche avec une énergie que justifiaient le souvenir encore récent des combats de Bruxelles et du bombardement d'Anvers, la haine de la suprématie hollandaise, les manœuvres des partisans de la maison d'Orange, la colère du peuple qui frémissait à l'idée d'une restauration. Mais les passions, qu'elles soient excitées par le fanatisme politique ou par l'exaltation religieuse, sont presque toujours injustes, quelquefois cruelles, parce que lorsqu'on veut démolir, il n'est guère possible de ménager ses coups. Certes, on peut encore admirer aujourd'hui la fermeté dont la majorité du Congrès donna une preuve éclatante, on doit approuver l'arrêt que le bien du pays lui dicta; mais en racontant fidèlement ces discussions orageuses, l'historien n'est pas obligé de s'associer aux accusations partiales (page 126) que l'effervescence du moment inspira contre une des plus illustres maisons souveraines de l'Europe. M. Rodenbach considérait l'exclusion perpétuelle des Nassau de tout pouvoir en Belgique comme le corollaire et le complément de la proclamation de l'indépendance ; il demandait aussi cette exclusion comme condition de paix, afin de ramener la tranquillité dans les esprits et de rattacher définitivement le peuple au Congrès. Non seulement il déclarait le roi Guillaume parjure et sanguinaire, mais il repoussait avec autant de vivacité la candidature du prince d'Orange. « Il n'y a, disait-il, point de paroles de paix, point de gages, point de promesses, point d'expiations, qui puissent racheter les maux qui, depuis quinze ans, ont accablé notre malheureuse patrie : un fleuve de sang nous sépare. Le nom du prince d'Orange est à jamais enseveli sous les ruines encore fumantes de la ville d'Anvers. N'avons-nous pas juré sur les cadavres de nos frères que la famille des Nassau avait cessé de régner sur nous? » La proposition de M. Rodenbach fut immédiatement combattue par le comte Joseph de Baillet, député de Nivelles. A ses yeux, Guillaume I" avait mérité la déchéance pour avoir violé le pacte en vertu duquel il possédait la Belgique; mais avons-nous le droit, demandait-il, d'enchaîner l'avenir, de restreindre les pouvoirs de nos descendants ? Plus craintifs, les députés d'Anvers voyaient dans la proposition d'exclusion la rupture de l'armistice, la prolongation des hostilités, la ruine du commerce maritime; ils s'efforçaient aussi d'effrayer l'Assemblée en lui montrant les nouveaux vaisseaux de guerre qui étaient venus s'embosser dans l'Escaut pour foudroyer une seconde fois la rivale d'Amsterdam. Mais des murmures accueillaient ces protestations de la peur, tandis que l'assemblée frémissante applaudissait surtout les partisans les plus passionnés de l'exclusion. « De Liége à Bruges, de Luxembourg à Bruxelles, s'écriait l’abbé de Haerne, il n'y a qu'une voix ; partout on entend le (page 127) cri : A bas les Nassau ! L'exclusion de cette famille est écrite en caractères de sang sur le sol de la Belgique ; la dynastie est enterrée à la place des Martyrs ! » M. Raikem, rapporteur de la section centrale, invoqua la logique pour détruire les scrupules des députés d'Anvers et de Maestricht : « L'assemblée, dit-il, s'est prononcée pour un chef héréditaire, vous allez lui conférer des droits à lui et à sa postérité ; dès lors il y a nécessité d'exclure non seulement le ci-devant roi, mais encore toute sa postérité. Lorsqu'on veut élever un édifice nouveau, on commence par démolir l'ancien... Puisque nous ne voulons plus de Nassau, disons-le franchement à la face de l'Europe… Les craintes manifestées par les villes d'Anvers et de Maestricht me paraissent sans fondement. Les Nassau nous ont fait tout le mal qu'ils pouvaient nous faire. Et s'ils voulaient en venir à une guerre d'extermination, ce qui me semble impossible, qu'ils craignent pour eux-mêmes ! Que les Hollandais tremblent dans leurs foyers ! Les Nassau exclus, les Hollandais seront obligés de traiter avec nous de puissance à puissance. Ils devront observer les lois de la guerre. Ne pas les exclure, c'est leur laisser le pouvoir de faire le mal. Ils s'imagineraient que nous n'osons nous soustraire à leur joug. »

M. Nothomb fut calme, digne, mais remarquable par la force de son argumentation. « Lorsqu'on veut être libre, dit-il, on ne conserve pas une main dans les chaînes ; on les dégage toutes les deux. En proclamant notre indépendance, nous avons rendu impossible tout retour à la domination hollandaise. Repousser le peuple hollandais, et supposer la possibilité de l'avènement d'un prince hollandais, serait à la fois établir et détruire le même principe, annuler et sanctionner les traités de 1815. En vain dira-t-on que nous ne pouvons nous lier pour l'avenir, nous et les générations futures ; toute loi est faite pour l'avenir. C'est un acte de providence nationale que nous exerçons ; la (page 128) postérité le ratifiera si, comme nous, elle veut l’indépendance. » Abordant ensuite un autre ordre d'idées, prévoyant les menaces qui allaient bientôt éclater, et voulant neutraliser leur effet, l'orateur ajoutait : « Cette déclaration est une mesure politique d'une grande portée. Elle n’augmentera pas les embarras du choix du chef de l'État ; elle les diminuera. Elle ouvrira un vaste concours européen, et amènera peut-être des combinaisons politiques très avantageuses Elle exercera une grande influence sur les déterminations des puissances étrangères. Nous préviendrons beaucoup d'intrigues, et nous dominerons la diplomatie. Jusqu'aujourd'hui la Belgique a eu un rare bonheur dans ses relations avec l'Europe ; elle le doit à deux circonstances qui, depuis vos derniers votes, n'existent plus : la crainte de la république et la crainte de notre réunion à la France. Les efforts des puissances étrangères se porteraient à l'avenir sur un autre objet : maintenant qu'elles sont affranchies de ces deux craintes, elles mettraient un autre prix à leur amitié, elles nous diraient : Acceptez le prince d'Orange. Fermons la voie à ces négociations par une déclaration prompte et décisive. » M. de Stassart ajoutait que l'Europe ne s'opposerait point à l'exclusion des Nassau, parce qu'elle ne voudrait pas précipiter les Belges dans les bras d'auxiliaires qui ne demanderaient pas mieux que de faire cause commune avec eux.

Tous les arguments furent employés dans cette solennelle discussion. On invoqua tour à tour l'opportunité, la nécessité politique, l'honneur de la nation belge, et les enseignements du passé. « Toutes les fois, dit M. H. Vilain XIIII, qu'une forme de gouvernement devient destructive de la liberté et du bonheur des citoyens, ceux-ci ont le droit de la rejeter et de l'abolir ; que si on exige l'autorité des antécédents et de l'histoire pour valider cette proscription, nous montrerons le grand exemple des Stuarts expulsés par les chambres d'Angleterre dans la (page 129) glorieuse révolution de 1688. Nous ouvrirons enfin les pages de nos propres annales, et vous y lirez , non sans étonnement, qu'en l'année 1581 , les états généraux des Pays-Bas, avec l'assentiment du prince d'Orange, prononcèrent l'exclusion de Philippe II de toute souveraineté en Belgique, qu'ils transférèrent au duc d'Alençon, frère du roi de France; tant il est vrai de dire que, dès cette époque, la doctrine de la résistance légale des peuples que l'on opprime n'était plus mise en doute dans nos contrées, et que les nations n'appartenaient plus aux rois. »

Deux orateurs s'étaient déclarés formellement contre la proposition ; trois avaient demandé l'ajournement ; dix-sept avaient réclamé l'exclusion à perpétuité. Des considérations puissantes engageaient l'assemblée à ne pas prolonger ces débats irritants. Une agitation tumultueuse régnait au dehors. La multitude, qui se pressait au pied du Palais législatif, faisait entendre des vociférations et des menaces de mort contre les orangistes qui ne voteraient point l'exclusion (Histoire du royaume des Pays-Bas, par M. DE GERLACHE, t.II.). Sur la proposition de M. Lebeau, la clôture fut mise aux voix; mais la majorité la repoussa. Elle voulut que les adversaires de la proposition eussent la faculté de motiver leur vote. Décision imprudente, car, dans ce moment même, les agents des puissances se concertaient pour briser, par la menace aussi, la majorité de l'assemblée.

 

Arrivée de M. de Langsdorff à Bruxelles. Le gouvernement provisoire et le comité diplomatique repoussent l'intervention qu'on veut leur imposer.

 

Le 23, après la séance, MM. Cartwright et Bresson eurent avec le comité diplomatique une conférence qui dura de neuf heures du soir à minuit. Il ne fut pas question, dans cette entrevue, du grave objet sur lequel le Congrès délibérait. Mais le lendemain, vers dix heures du matin, les membres du comité diplomatique furent convoqués extraordinairement ; ils se réunirent avec les membres du gouvernement provisoire et le président de  (page 130) l'assemblée nationale. Un envoyé du cabinet du Palais-Royal, M. de Langsdorff, arrivé le matin même à Bruxelles, fut reçu par cette commission ; il était accompagné de M. Bresson. M. de Langsdorff était porteur d'une lettre dans laquelle aucune puissance n'était spécialement désignée ; mais il résultait de cette lettre que l'exclusion des Nassau pouvait dominer la paix de l'Europe et compromettre un Etat voisin ; on conseillait donc d'éviter cette question brûlante. Le gouvernement provisoire et le comité diplomatique déclarèrent unanimement que l'exclusion était de la plus impérieuse nécessité, et repoussèrent l'intervention qu'on voulait leur imposer. Un des membres du gouvernement provisoire étant allé communiquer son opinion personnelle aux commissaires de la conférence, ceux-ci répondirent que la Belgique serait occupée militairement, serait partagée, si le Congrès prononçait l'exclusion. Le membre du gouvernement provisoire répondit très froidement : « La menace que vous faites est vaine. » Ils parurent offensés, et ce membre répliqua : « Je pourrais ajouter quelque chose de plus, mais je vais vous prouver qu'elle est vaine. Je défie la conférence de faire le partage de la Belgique sans donner une part à la France. Or, je vous défie de donner une part convenable à la France sans y comprendre toutes nos forteresses. Eh bien ! les puissances ne donneront pas à la France toutes ces forteresses de la Belgique , elles ne le peuvent pas. D'un autre côté, en supposant que le gouvernement français ait la faiblesse de consentir à l'occupation de ces forteresses par les puissances étrangères, la nation française tout entière s'y opposerait; vous voyez donc bien que votre menace est vaine, puisqu'elle est inexécutable ». (Note de bas de page : Voyez le discours prononcé par M. Alex. Gendebien dans la chambre des représentants, séance du 16 mars 1839)

Vers midi s'ouvrit la séance du Congrès. Les spectateurs (page 131) affluaient dans les tribunes. On savait vaguement ce qui venait de se passer, et l'anxiété était grande dans l'assemblée. Tout à coup on donne lecture d'une proposition de M. Legrelle tendant à obtenir communication des ouvertures faites au gouvernement provisoire par les agents de la France. La plupart des députés qui s'étaient prononcés avec le plus d'énergie la veille en faveur de la proposition d'exclusion demandent à grands cris l'ordre du jour ; il allait être sans doute prononcé lorsque quelques membres influents montent au bureau et se concertent avec le président. Alors celui-ci, usant du droit que lui conférait le règlement, demande que l'assemblée se forme en comité secret. La foule, qui encombrait les tribunes, s'écoule lentement, et des groupes menaçants entourent de nouveau le Palais de la nation.

 

Le Congrès, après avoir reçu, le 24, communication des propositions de M. de Langsdorff, passe à l'ordre du jour. Débats orageux. Le Congrès vote l'exclusion des membres de la maison de Nassau de tout pouvoir en Belgique.

 

Le comité diplomatique, ainsi que le gouvernement provisoire, ne voulant pas assumer la responsabilité des événements, avaient résolu de faire part au Congrès des ouvertures de M. de Langsdorff. Aucune note diplomatique n'ayant été remise, M. Van de Weyer répéta verbalement la communication faite de bouche aussi par l'agent français. Une vive discussion s'engagea, el aboutit à une résolution presque unanime : l'ordre du jour. Le Congrès avait senti que céder sur ce point aux insinuations ou aux exigences de la diplomatie, c'était ouvrir la porte à une série interminable de concessions. Il ne voulut point transformer l'arbitrage de Londres en intervention permanente et tyrannique.

A une heure et demie, la séance publique fut reprise. La plus grande agitation régnait parmi les députés réunis dans l'enceinte du Congrès ; les uns se livraient à des conversations animées, d'autres paraissaient vivement affectés. Le président annonce que l'assemblée passe à l'ordre du jour sur les communications qui lui ont été faites et se déclare en permanence jusqu'à la fin de la discussion. M. Jottrand prend le premier la parole. « Hier, » dit-il, « j'avais cru devoir déclarer que je voterais contre la (page 132) proposition ;  aujourd'hui, après les communications qui nous ont été faites en comité secret, je croirais manquer à la dignité nationale et à mon devoir de représentant du peuple belge, si j'hésitais une minute à voter l'exclusion à perpétuité de la famille des Nassau. » Les tribunes applaudissent, et la clôture est demandée avec vivacité. « J'ai le droit, dit un député de Maestricht (M. Destouvelles), d'être entendu ; je veux expliquer mon vote, les motifs qui le déterminent et qui ne sont point puisés dans les communications qui vous ont été faites tout à l'heure. Je ne veux pas qu'on croie que la crainte des poignards influe sur ma décision. » M. Forgeur invoque le règlement et demande que la clôture soit mise aux voix. « Il y a d'ailleurs, ajoute-t-il, d'autres considérations qui l'exigent. Les communications qui nous ont été faites, et qui nous menacent d'une intervention déguisée, ne nous permettent plus de temporiser. Il y va de l'honneur national. Hâtons-nous de prononcer l'arrêt qui devient pour nous un acte d'indépendance. » De nouveaux applaudissements éclatent ; les cris de clôture se font entendre avec plus d'énergie ; le tumulte est à son comble. « Ce n'est pas par de la faiblesse et de la pusillanimité, s'écrie alors M. Alex. Gendebien, que nous délivrerons notre territoire ; notre révolution est commencée ; elle marchera, il faut qu'elle marche, car une révolution qui s'arrête avant d'être arrivée à son terme se perd. » Ces paroles chaleureuses augmentent encore l'agitation. M. de Gerlache s'efforce de la calmer et de ramener à la modération la majorité pleine d'irritation et d'enthousiasme. « En 1825, dit-il, trois membres de cette assemblée ont protesté contre la majorité et ont professé des principes qui triomphent aujourd'hui. Ne méprisez pas les minorités. Ne décidons pas par acclamation du sort de la Belgique, du sort de l'Europe. Rappelez-vous les fautes de l'Assemblée constituante Songez à la postérité qui nous jugera. (page 133) M. Lebeau lui répond : « L'abolition de la féodalité, des dîmes, votée par acclamation, n'était pas une faute. Ces grandes pensées qui viennent du cœur, ces immortels principes décrétés d'enthousiasme ont fait le tour du monde. La décision que nous avons prise hier contre la clôture peut être révoquée aujourd'hui ; notre position n'est plus la même ; le conseil amical qu'on nous donne n'est qu'une intervention maladroitement déguisée. Les nations ont, comme les individus, leur honneur à défendre ; la postérité vient après. » Cependant plusieurs membres ayant déclaré qu'ils s'abstiendraient si on ne leur permettait pas de motiver leur vote, la demande de clôture fut retirée.

M. de Gerlache, ayant obtenu la parole, commence par déclarer qu'il n'agit pas sous l’inspiration de la peur et qu'il n'a aucune arrière-pensée ; qu'habitué depuis de longues années à une lutte persévérante contre le gouvernement hollandais, tandis qu'il était puissant, il ne vient pas non plus prendre son parti aujourd'hui, mais qu'il vient défendre l'intérêt de la propre dignité du Congrès, de la politique et de la justice. Rappelant ensuite les luttes parlementaires qu'il avait soutenues contre le gouvernement des Pays-Bas et ses prédictions sur la rupture prochaine du mariage diplomatique et forcé entre deux peuples différents d'origine, de mœurs, de langage, d'intérêts, de religion, M. de Gerlache cherche à prouver que la proposition est inutile depuis que le Congrès a proclamé l'indépendance de la Belgique et qu'il fait chaque jour acte de souveraineté. Qui veut-on lier ? Le Congrès contre lui-même !... Les États ne se fondent et ne se maintiennent que par la justice ; la proscription des races n'est pas plus juste que la proscription par classes ou par catégories. L'exclusion à perpétuité renferme une impossibilité physique et morale. Après avoir indiqué ces motifs de raison et d'équité, l'orateur aborde les considérations de politique intérieure et extérieure. Suivant lui, le grand inconvénient de ces mesures (page 134) violentes, que l'on adopte en commençant une révolution, c'est qu'elles en entraînent souvent d'autres dont les conséquences sont incalculables ; car ne faudra-il pas une sanction au décret d'exclusion ? Il signale, enfin, les dangers immédiats de la mesure extraordinaire et extralégale soumise aux délibérations de l'assemblée. « Quand la Convention déclara la déchéance de la famille des Bourbons et le sénat de 1814 celle de Bonaparte, les Bourbons et les Bonaparte, dit-il , étaient fugitifs et dépouillés ; et la France demeurait toujours puissante et redoutable aux yeux de ses ennemis. Mais le roi de Hollande conserve son ancien territoire et une partie du nôtre ; et la triple alliance de sa famille avec celle de Prusse, et l'union de son fils aîné avec une princesse de Russie, rendent son influence encore formidable... On a soutenu qu'en excluant les Nassau, nous dominerions la diplomatie, qui n'interviendrait alors que pour nous maintenir libres et disposer de notre sort comme nous l'entendrions. S'il s'agissait d'une nation de vingt ou trente millions d'hommes, je comprendrais l'utilité de cette résolution énergique et unanime. Mais pour nous, n'y a-t-il pas plus d'entraînement que de sagesse ? Qu'avons-nous à espérer de la Prusse et de la Russie en les offensant gratuitement ? Je veux bien croire qu'elles ajourneront leurs haines, et l'Angleterre aussi ; mais je doute que la décision que nous allons prendre plaise à la haute aristocratie anglaise, qui est en majorité au parlement. Si c'était un fait de politique ou de sûreté intérieure que nous allions voter, point de doute que l'Europe n'approuvât notre conduite ; mais si l'on n'y voit au contraire qu'une exaltation violente qui passe les bornes de la défense naturelle, un acte d hostilité audacieuse, sans objet, alors nous serons blâmés. Quant à la France, qui est en ce moment notre meilleur appui, il me semble qu'il y a trop d'effervescence dans ce royaume pour que la diplomatie y soit bien maîtresse de ses mouvements...»

(page 135) Le fantôme de l'Europe absolutiste vengeant l'outrage fait à la maison de Nassau, ce fantôme menaçant, invoque par l'orateur, n'arrêta ni n'ébranla l'assemblée.

M. Destouvelles fit preuve aussi d'un courage bien rare en bravant les sentiments exaltés du peuple. « Je respecte le peuple, je l'estime, je l’admire, dit-il. Mais je n'admets aucune influence quelconque susceptible de dominer mon vote ; et si j'avais besoin d'être affermi dans la conviction dont il sera l'expression, je trouverais de nouveaux motifs pour y persister dans ces sinistres fictions dont mon indépendance et ma raison font justice. » Oui, il fallait assurer la liberté de la minorité, quoique son opposition fût plus dangereuse assurément que le décret d'exclusion. M. de Gerlache lui-même a été forcé de reconnaître plus tard que la proposition, une fois soulevée, l'exclusion devait être prononcée sur-le-champ, ou qu'il fallait clore la salle du Congrès au bruit des huées populaires. C'est ce que firent entendre MM. d'Arschot, de Langhc, de Muelenaere et Duval de Beaulieu. M. le comte d'Arschot s'exprima en ces termes : « C'est à regret que j'ai vu la question soulevée. Je pensais que la déclaration d'indépendance devait suffire ; mais la question est posée, elle a subi une discussion solennelle, qui retentira en Europe; nous ne pouvons plus reculer. Je le sais, nous sommes entre deux écueils, nous avons à opter entre la république sans nous, ou la monarchie sans les Nassau. Quoi qu'il arrive, dans le parti que nous prendrons, l'honneur sera sauf, et la postérité nous jugera. »

M. de Langhe dit : « J'ai parlé contre la proposition, en me réservant mon vote... D'autres considérations ont ébranlé ma conviction : l’agitation qui règne au dehors, et les communications qui nous ont été faites. Nous ne pouvons plus, par un acte de faiblesse, accepter, légitimer l'intervention. » M de Muelenaere ajouta : «... Je regrette bien vivement qu'on (page 136) ait si imprudemment lancé dans cette enceinte une proposition à laquelle je ne reconnais, dans les circonstances actuelles, aucun caractère d'urgence ni d'utilité, et dont il est impossible de calculer les résultats. Mais le mal me semble consommé. Si la proposition est réellement dangereuse, si elle peut exposer le pays à de tristes représailles de la part de la Hollande ou de ses alliés, nous n'éviterons pas ces malheurs en nous arrêtant au bord du précipice... Ce n'est désormais que par une attitude calme et énergique, digne d'une nation brave et déterminée à s'ensevelir sous les ruines de sa patrie, plutôt que de subir un joug honteux ; ce n'est que par cet assentiment unanime avec lequel nous avons proclamé, il y a quelques jours, notre indépendance, que le Congrès pourra conjurer l'orage qui gronde sur nos têtes... »

M. le comte Duval de Beaulieu prononça ces mots : « J'avais l'intention de combattre la proposition de l'exclusion des Nassau, que je trouve entachée de tant de défectuosité, d'intempestivité, d'injure inutile et basse...C'est avec une vive émotion, je l'avoue, que je fais céder aujourd'hui mon opinion à l'imminence des circonstances, et ce sera pour cette fois seulement. Il faut pour cela toute l'importance que j'attribue à la communication qui vient de nous être faite en comité secret ; mais à l'idée d'une intervention contraire à nos droits, à l'idée d'autres événements autant à craindre peut-être, je ne puis résister, et sacrifiant une question de forme que je crois oiseuse en fait, je me réunis, non sans regret, il est vrai, à la majorité, dont je crois que nous devons augmenter la force en cet instant. »

Après ces paroles décisives, la clôture de la discussion fut prononcée. Le président rappela aux membres de l'assemblée et aux citoyens des tribunes que la résolution du Congrès, quelle qu'elle fût, devait être accueillie par le plus profond silence. On allait passer au vote, lorsque M. Legrelle transmit au bureau (page 137) une proposition par laquelle il demandait que la question fût posée de manière que l'assemblée put opter entre l'exclusion et l'ajournement, et que les députés, qui voteraient contre l'exclusion, fussent censés non pas se prononcer pour l'admission, mais pour la fusion de la question dans celle du choix prochain du chef de l'État. Cette proposition avait pour but, suivant M. Legrelle, d'éclairer la nation sur les véritables sentiments de ses mandataires ; en fait, elle devait ouvrir une issue aux opposants et les soustraire à l'impopularité qui les menaçait. Elle fut accueillie par des rumeurs, et retirée par M. Legrelle lorsqu'il vit qu'elle n'était pas appuyée. On passa au vote. Cent quatre-vingt-neuf membres étaient présents ; cent soixante et un se prononcèrent pour la proposition ; vingt-huit votèrent contre.

(Note de bas de page : Voici la liste, par province, des députes qui votèrent pour ou contre l'exclusion de la famille d'Orange-Nassau :

ANVERS

Pour: MM. le chanoine Boucqueau de Villeraie, le comte François de Robiano, Jacques Bosmans, Jean-Baptiste Joos, Léonard Ooms, Louis Gendens, P.-J. Denef, Ch.-Th. Lebon, Pierre-Eugène Peeters.

Contre : MM. Henri Cogels, d'Hanis Van Cannaert, Jean-Baptiste Claes, Gérard Legrelle, le baron J.-J.-R. Osy, Ferdinand Dubois, père, Albert Cogels, Werbrouck-Peeters, François Domis.

BRABANT

Pour : MM. le comte d'Arschot, le baron Jos. Vanderlinden-d’Hooghvorst, Barthélémy. Sylvain Van de Weyer, Barbanson, le comte de Celles, Viron, le baron Beyts, Lucien Jottrand, Vandenhove, J.-B.Pettens, l'abbé Corten, Peemans, Van Meenen , Vanderbelen, l'abbé Vanderlinden, Wyvekens, Deville, Nopener, Baugniet.

Contre : MM. le comte Cornet de Grez, Huysman-d'Annecroix, le baron Van Volden de Lombeek, de Hemptinne, le comte J. de Baillet.

Absents : MM. Lefebvre, non encore admis. Kockaert, malade.

FLANDRE OCCIDENTALE

Pour : MM. Coppieters, Félix de Muelenaere, le baron de Pétichy Van Huerne, Paul Devaux, Serruys, Morel Danheel, Buylaert, de Man, François de Langhe, François de Coninck, Léon Mulle, le curé Pollin, Jean Goethals, Goethals-Bischoff, l'abbé Verbeke, Léon Vandorp, Lesaffre, père, Buyse-Verschuere, le curé Wallaert, le vicomte de Jonghe, de Roo, Alexandre Rodenbach, Constantin Rodenbach, l'abbé Désiré de Haerne, le comte Félix de Béthune.

Contre : MM. l'abbé de Foere, Jean Maclagan.

Absent : M. Roels.

FLANDRE ORIENTALE

Pour : MM. de Ryckere, Robert-Helias d'Huddeghem, Charles Surmont de Volsberghe, le marquis de Rodes, Van Innis, le vicomte Gustave de Jonghe, l'abbé Joseph Desmet, le baron Ch. Coppens, Jean Vergauwen-Goethals, de Lehaye, Ferdinand Speelman-Rooman, Constant Wannaar, Camille Desmet, Thienpont, Liedts, Eugène Hoobrouck de Mooreghem, Louis Beaucarne, Eugéne Desmet, l'abbé Van Crombrugghe, le baron de Meer de Moorsel, Jean-Eugène Fransman, Delwarde, Livin Vanderlooy, le curé Andries, Lebègue, le comte Vilain XIIII, Verduyn, d'Hanens-Peers, Janssens, Verwilghen , le baron de Terbecq, le vicomte Hipp. Vilain XIIII de Wetteren, Blomme, Joseph de Decker.

Contre : M. le comte de Bergeyck.

HAINAUT

Pour : MM. le comte Duval de Beaulieu, Alex. Gendebien, Blargnies, Emmanuel Claus, Goffint, François Dubus, Pierre Trentesaux, Charles Lehon, Lactance Allard, Couvin , Ch. Lecocq , Guillaume Dumont, Jean Pirmez, Jean-Baptiste Gendebien, Nalinne, le comte Werner de Mérode, Gendebien père, Edouard de Rouillé, Eugène de Facqz, Léopold Bredart, Van Snick, le vicomte de Bousies de Rouveroy, Louis de Sebille, baron de Leuze, le marquis d'Yve de Bavay.

Contre : MM. le baron de Sécus père, le marquis de Trazegnies, le baron de Sécus fils.

Absents : MM. le marquis de Rodriguez d'Evora y Vega et J.-François Lehon d'Antoing.

LIEGE

Pour : MM. Nagelmackers, Raikem, de Behr, Leclercq, Destriveaux, David, Lardinois, Davignon, de Thier, Deleeuw-Dupont, Forgeur, Lebeau, Fleussu, de Sélys Lonchamps.

Contre : MM. de Gerlache, Orban-Rossius, le baron de Stockem-Méan.

Absents : MM. Charles Rogier, en mission; Collet, malade.

LIMBOURG

Pour : MM. Hennequiin, le vicomte Ch. Vilain XIIII de Leuth, de Tiecken de Terhove, le comte Félix de Mérode, le baron Surlet de Chokier, Charles de Brouckere, le chevalier de Theux de Meylandt, le baron de Woelmont, Teuwens, Louis de Schiervel, Henri de Brouckere, Olislagers, Gelders.

Contre : MM. le comte de Renesse, Charles Destouvelles, le comte d'Ansembourg, le baron Liedel de Well.

LUXEMBOURG

Pour : MM. Nothomb, Masbourg, Fendius. Roeser, Dams, d'Martiguy, Jacques, Léopold Zoude, Jean-Bernard Marlet, le baron d'Huart, François.

Contre : M. Thorn.

Absents : MM. Wattlet et Simons. Deux places étaient vacantes.

NAMUR

Pour : MM. le baron de Stassart, le vicomte Charles Desmanet de Biesme, Justin de Labbeville, Théophile Fallon, le comte de Quarré, Pirson, le baron de Coppin, Henry, Seron, Alexandre de Robaulx.)

(page 138) Le président du Congrès, au milieu d'un silence profond, prononça ces paroles solennelles : « Le Congrès national de la (page 139) Belgique déclare, au nom du peuple belge, que les membres de la famille d'Orange-Nassau sont à perpétuité exclus de tout (page 140) pouvoir en Belgique. » Aucun cri n'accueillit cet arrêt national. Mais lorsque le président annonça que la séance était levée, de longues acclamations retentirent dans les tribunes et aux abords du Palais législatif.

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