Accueil
Séances
plénières
Tables
des matières
Biographies
Livres
numérisés
Bibliographie
et liens
Note
d’intention
« Jules Malou (1810-1870) », par le
baron de TRANNOY
(Bruxelles,
Dewit, 1905)
Chapitre précédent Table des matières
Chapitre suivant
(page 539) Travailleur inlassable, Malou
avait conçu le projet d’un large exposé du développement matériel et moral de
De ce vaste plan, il ne put malheureusement ébaucher qu’un fragment
qu’il publia sous ce titre : « Notice historique sur les finances de
Malou a confié certain jour aux lecteurs du Moniteur des Intérêts matériels
la méthode dont il usait pour rechercher dans ses études de statistique
économique la vérité noyée dans l’océan des chiffres.
« Avant d’écrire un mot ou de me former une idée,
je compile patiemment dans des tableaux numériques tous les faits à
étudier ; je traduis ensuite les principaux chiffres par des lignes sur des
tableaux graphiques. Si je vois que des lignes qui devraient avoir un certain
parallélisme font des soubresauts, ont des points d’intersection ; que
l’accroissement des dépenses absorbe à peu près les excédents de recettes, je
me mets à la recherche des causes d’après les effets. »
« Je pourrais reproduire, avec une érudition que les annuaires statistiques
rendent facile, écrivait Malou, la comparaison entre la somme d’impôts par
habitant en Belgique et la somme que doit payer un Anglais, un Français, un
Néerlandais, un Prussien ou un Russe. Je m’en abstiens : la différence de ces
chiffres ne signifie rien ou, du moins, peu de chose ; il faudrait voir, pour
chaque pays, de quels éléments le chiffre se compose, comment l’impôt est
réparti ; il faudrait décrire surtout les conditions économiques dans
lesquelles chaque pays se trouve, quelle est l’activité et la rémunération du
travail ou le revenu de la richesse accumulée. Je ne dirai pas, comme un axiome
ou même un paradoxe, que la hauteur relative du budget des recettes est la
mesure de la prospérité et du progrès ; du moins est-il vrai de (page 541) dire que si, chez une nation,
les ressources publiques se développent spontanément, en quelque sorte, c’est
un signe de prospérité et de progrès.
« Les nations qui supportent difficilement et qui s’appauvrissent
en payant un budget relativement faible eu égard à leur population, sont
peut-être à plaindre, mais non les peuples industrieux, laborieux qui portent
allègrement des charges en apparence plus lourdes...
« S’il m’était permis d’exprimer un regret, ajoutait-il, je dirais
qu’il est fâcheux peut-être que l’Etat ait toujours fait des budgets et jamais
de bilans. La comptabilité des budgets, telle qu’elle a été constamment établie
depuis 1830, confond dans les résultats généraux l’ordinaire et
l’extraordinaire le produit des impôts et des emprunts y figure au même titre,
de telle sorte que l’exercice dont la gestion a été la moins favorable peut
apparaître avec un magnifique excédent de recettes. Je ne critique pas,
j’expose seulement ce mode qui, je le répète, a toujours été suivi dans les
lois de règlement des comptes pour fixer le boni ou le déficit d’un exercice,
et mon seul but, en l’exposant, est de démontrer à quel point seraient vaines
et puériles des dissertations rétrospectives sur l’équilibre ou la balance des
budgets.
« Prenons comme exemple l’année 1848. Le revenu ordinaire est
inférieur à celui de 1847 de 4,400,000 francs. Les dépenses dites ordinaires
dépassent de plus de 2 millions celles de 1847 ; mais comme l’Etat a emprunté
37 millions et que 8 millions 924 francs seulement de dépenses extraordinaires
ont été rattachées à cet exercice, il se solde par un boni ou excédent de
ressources de plus de 11 millions ! (La disposition de nos budgets
a été l’objet de nombreuses discussions et de remaniements importants, dans
lesquels Malou est encore intervenu plus tard. Voir : Etude sur le système belge en matière de budget de l’Etat, exposé
historique et critique, par Ernest DUBOIS, professeur honoraire de
l’Université de Gand. Mémoires de l’Académie royale de Belgique, 1904).
(page 542) La notice se clôture par un
examen de l’état de la dette publique belge :
« Notre dette publique n’est
point, comme celle de la plupart des nations contemporaines un legs onéreux du
passé, grevant le présent et, engageant l’avenir ; elle n’est pas le résultat
soit de guerres ou d’autres calamités, soit d’une insuffisance chronique et
normale de ressources pour le service ordinaire. La plus grande partie est
représentée par des valeurs réelles que nous avons créées, que nous avons déjà
partiellement payées au moyen de l’impôt, par l’action de l’amortissement et
dont les générations qui nous suivront profiteront â titre gratuit.
« Notons encore ce fait que la dette belge n’a plus guère d’autre
marché que les Bourses de
Statisticien fervent, Malou était loin cependant de sacrifier sans
restrictions aux rigueurs des moyennes statistiques ; il y cherchait d’utiles
indications, les éléments d’une physiologie sociale. « L’utilité réelle de la
statistique, écrivait-il dans une note inédite, son but, en quelque sorte, est
l’étude des faits sociaux dans l’ordre moral et dans l’ordre des intérêts
matériels. Elle réunit et coordonne par périodes les faits qu’il lui est
possible de recueillir ; car, dans la vie des sociétés, elle ne peut les
recueillir tous. On doit donc considérer la statistique comme une physiologie
sociale, procédant non point par (page
543) les théories conçues a priori, mais par la méthode d’observation qui,
dans ces derniers temps, a fait faire aux sciences naturelles tant et de si
remarquables progrès. Appliquée aux sciences politiques, la méthode
d’observation, si elle est bien pratiquée, doit rechercher surtout les faits
qui contiennent des enseignements. Elle prend chaque année la photographie de
l’état d’un peuple, afin que l’on puisse, d’après cette collection de
portraits, constater s’il prospère ou dépérit, progresse ou recule, afin que
les pouvoirs publics puissent reconnaître quelles dispositions doivent être
prises pour accroître son bien- être. »
(page 543) Dès son entrée à la Chambre, en
1841, Malou s’était attentivement occupé des nombreuses demandes de concessions
de chemin de fer soumises à la législature. Il avait suivi avec non moins
d’éveil les développements de ces entreprises. La compétence qu’il avait
acquise en ces matières s’était encore accrue depuis son entrée à
En 1860, il n’était guère question d’enlever à l’Etat l’administration
de son réseau ferré. Celui-ci représentait déjà un revenu net de 10 à 11
millions. Cependant la gestion de ce grand organisme national de circulation
laissait encore bien à désirer. Confiée au ministère des travaux publics, elle
avait souffert de la fréquence des changements ministériels. Le temps des
hésitations, des incertitudes, des tâtonnements n’était pas encore passé.
(page 544) « Quel est le moyen de sortir de
cette situation ? se demandait Malou. A mon avis, il n’en existe qu’un seul :
il faut introduire dans l’administration du chemin de fer un principe nouveau :
l’organisation.. La fixité d’organisation ne peut être obtenue qu’au moyen
d’une loi organique du chemin de fer de l’Etat. »
Déjà, en 1846, le Cabinet de Theux-Malou avait présenté une loi spéciale
de comptabilité du chemin de fer de l’Etat. Une loi organique ne devait pas,
dans la pensée de Malou, se borner à améliorer le service de la comptabilité,
elle devait remanier complètement l’administration du chemin de fer de l’Etat ;
il fallait, en outre, donner à l’administration nouvelle les moyens de
s’outiller, de manière à ne pas demeurer dans « un état d’infériorité honteuse
vis-à-vis des exploitations étrangères ». Le gouvernement avait deux moyens de
faire les fonds nécessaires : l’un, l’emprunt directement contracté par l’Etat
; l’autre, un emprunt spécial fait par le chemin de fer lui-même.
Malou reprit, en mars 1860, ses recherches sur la situation et les
résultats financiers des entreprises de chemin de fer en Belgique, (Etude sur les chemins de fer belges,
mars 1860. Bruxelles, Decq). « Cette étude - je n’ose dire cet essai,
car, écrit-il au début de ce travail, le mot est devenu prétentieux - sera à la
fois historique et pratique, parce que l’histoire, sérieusement comprise, est
ou, si l’on veut, doit être un enseignement, non un objet de vaine curiosité. »
Aussi bien la question des chemins de fer valait-elle une étude. Plus d’un
demi-milliard se trouvait engagé dans les entreprises de l’Etat ou des
compagnies concessionnaires. Le pays possédait, en dehors de l’Etat, quatorze
services distincts exploitant
« L’État, écrivait Malou, a pris d’abord possession à son profit
des meilleures lignes ; il touche à tous les principaux centres de population
et d’activité industrielle et commerciale ; il occupe les voies de transit. La
plus forte partie du mouvement intérieur ou international lui appartient. Cela
fait, il s’est reposé comme constructeur, mais il a agrandi son domaine comme
exploitant. L’œuvre entreprise par l’Etat se trouvant à peu près accomplie, les
compagnies sont venues se rattacher â ses lignes ou s’y enchevêtrer. »
Dans l’histoire des concessions, Malou distingue deux époques : il
appelle la première la période anglaise,
la seconde la période belge, sans
attacher d’ailleurs aucun sens exclusif à ces mots.
« Il y avait, écrivait-il, en 1845, chez les enfants d’Albion un
tel enthousiasme pour les chemins de fer, que les capitaux anglais, ne trouvant
pas assez d’emploi dans leur pays, débordèrent sur le territoire belge.
Gouvernement, Chambres, populations intéressées, propriétaires de lignes rouges
ou bleues tracées sur des cartes étaient littéralement assaillis de gentlemen,
aldermen, esquires, voire de M. P. offrant à l’envi des livres sterling à
consacrer aux chemins de fer en Belgique. Rien ne paraissait impossible ou
incroyable. Le Great-Luxemburg, par
exemple, dut ses succès de souscription, dans l’origine, à l’idée, accréditée
outre-Manche, qu’il était nécessairement le chemin vers les Indes. Un document
officiel de cette époque le décrit comme l’une des sections de la ligne de
Londres à Trieste, d’où, saluant l’Europe, on se dirige vers Calcutta ; ce sont
les concessions de cette époque qui ont créé et développé la plus importante
partie de notre réseau national abandonnée à l’industrie privée...
(page 546) « La période
que j’appelle belge s’ouvre en 1852. Les deux premières entreprises et qui sont
aussi, relativement, au nombre des plus grandes sont des héritages de lignes
antérieurement concédées. Ces successions n’ont été acceptées, il est vrai, que
sous bénéfice d’inventaire et d’après des combinaisons nouvelles.
« Quand un enfant vient de naître, on peut dire s’il paraît
fortement constitué et s’il promet vie ; nul ne peut prévoir s’il traversera
avec bonheur les premières années de l’existence, pendant lesquelles la
mortalité est grande, si la croissance se fera bien, s’il sera un jour un homme
vigoureux ou un être rachitique !
« Il en est ainsi des chemins de fer naissants.
« Je souhaite, sans oser l’espérer, que toutes et chacune de ces
exploitations soient plus heureuses que la plupart de leurs devancières.
« En recherchant quel revenu produisent les capitaux engagés dans
les chemins concédés, je vois qu’en général ceux qui n’exploitent pas par
eux-mêmes sont les plus heureux et que, tout compris, ces capitaux donnent à
peine, dans l’état actuel des choses, un revenu moyen de 2 1/2 p. c...
« La recette kilométrique moyenne de l’Etat, bien qu’il y ait des
sections médiocres ou mauvaises, est beaucoup plus élevée que celle des
entreprises particulières réputées les meilleures. Elles suivent à un long
intervalle, parce qu’elles sont petites, récentes, donnent plus à autrui par
leur trafic propre quelles ne reçoivent elles-mêmes, parce qu’un mouvement,
même considérable, sur un parcours limité, est à peine rémunérateur... Il n’est
pas absolument impossible qu’une grande ligne soit mauvaise. Il ne l’est pas
non plus que l’exploitation d’une petite soit profitable ; mais, pour obtenir
cette position privilégiée, il faut avoir du moins une bonne tête de ligne,
c’est-à-dire un centre de production considérable de marchandises pondéreuses
donnant un trafic régulier, constant, par charges complètes, à un tarif
convenable et qui cependant domine les concurrences. Une seule (page 547) de ces conditions venant à
manquer, l’affaire elle-même est manquée. »
Cet aperçu sur les origines du réseau belge des voies ferrées, sur les
avantages financiers, en somme médiocres, qu’avait procurés aux capitalistes
anglais et nationaux l’entreprise des voies de trafic restreint ou d’extension
réduite, les seules que l’Etat ne se fût pas appropriées, renferme encore
l’énoncé de bien d’autres constatations d’expérience, sur lesquelles il ne peut
être question d’insister ici.
Malou en déduisait cette conclusion qu’une transformation devait
s’opérer quelque jour, soit par la fusion, peu avantageuse, des compagnies
particulières existantes, soit par la réunion, plus favorable, de toutes les
lignes concédées, au réseau de l’Etat.
« Je crois, d’après l’examen impartial des faits, que l’on n’est
pas encore arrivé, en Belgique, quant à l’exploitation des chemins de fer, à un
état d’équilibre stable et, pour ainsi dire, définitif ; que des fusions,
aliénations, absorptions auront lieu dans un temps assez rapproché.
« Trois modes de transformations ou d’améliorations - ces mots sont
ici synonymes dans.ma pensée - se présentent à l’esprit :
« Fusion entre les compagnies particulières ;
« Cession de l’exploitation à de puissantes sociétés étrangères ;
« Réunion au réseau exploité par l’Etat.
« Quel est le meilleur système sous tous les rapports ? Quel est
celui qu’il faut préparer ou, du moins, désirer ?
« Quelques fusions entre compagnies peuvent encore se faire d’une
manière réciproquement avantageuse, quand les lignes se rattachent l’une à
l’autre, quand des économies dans les frais généraux et un accroissement de
trafic par la réaction peuvent être obtenus, quand l’Etat ou un tiers n’est (page 548) pas interposé. C’est assez
dire que ce moyen d’amélioration n’est pas praticable pour toutes, que c’est,
au contraire, l’exception...
« Il est une idée qui germe depuis longtemps - je n’en suis ni
l’inventeur ni l’apôtre et qui consisterait à constituer le railway national
lui-même à l’instar d’une société où le gouvernement aurait la prépondérance
comme intéressé et par le choix de la plupart des administrateurs. Une telle
combinaison, si elle était bien et solidement organisée par la loi,
contribuerait puissamment à la prospérité du chemin de fer de l’Etat et
procurerait, sans aucun danger industriel et politique, de grands avantages
financiers, en faisant disparaître presque tous les inconvénients inhérents à
l’état actuel des choses.
« Le moment n’est pas encore venu d’examiner d’une manière
approfondie cette idée, qui peut-être se réalisera un jour. » (L’Étude sur les chemins de fer
se complète d’un tableau indiquant l’étendue des lignes construites, l’époque
d’inauguration, le capital dépensé, le coût par kilomètre, les recettes brutes,
les dépenses d’exploitation, le revenu net, la répartition de ce revenu en 1857
et 1858, le matériel, la plus-value ou la dépréciation en 1860 des titres émis
par les compagnies.
(Malou compléta cette étude
par une Notice sur les chemins de fer allemands, insérée, en février 1861, aux
Annales des Travaux publics de Belgique. La même revue publia, en mars 1862,
une étude sur : Les bassins houillers de
l’Espagne, traduite de l’espagnol par Jules Malou.
(Signalons encore son Recueil de législation les mines, qui
contient les lois espagnoles, italiennes et prussiennes des mines. (Bruxelles,
Van Dooren, 1866.)
(Dans son rapport à
(page 548) Malou ne tarda pas à s’affirmer
l’un des partisans les plus arrêtés de l’unification du réseau belge de voies
ferrées. Dès 1867, il considérait cette unification comme l’issue nécessaire.
« J’ai amassé beaucoup de notes sur cette question importante et très
compliquée, écrit-il ; en ce moment, je me borne à l’indiquer sans la discuter
; je ne désespère pas de pouvoir y consacrer un jour une étude spéciale. »
Ses études sur les finances de
Malou s’étonnait qu’on osât bouleverser l’économie des recettes du
chemin de fer par de hasardeuses expérimentations de tarifs dégressifs d’après
la distance parcourue ; il estimait que c’était là une réforme ruineuse pour
les compagnies en même temps qu’inutilement onéreuse pour l’Etat.
Le développement de cette thèse, au cours de Dix lettres sur les chemins de fer de l’Etat, que Malou publia dans
le Moniteur des Intérêts matériels (de
mai à juillet 1867),
constitue un traité de la science des chemins de fer. Il ne saurait entrer dans
notre plan d’exposer, les aspects originaux et variés à plaisir sous lesquels
le problème est successivement présenté. D’après l’expression pittoresque du (page 550) comte de Liedekerke-Beaufort,
Malou fait du ministre des travaux publics « un saint Sébastien moins la
sainteté, mais, comme lui, criblé de flèches de toutes parts ».
« En exploitation de chemins de fer, lit-on dans une de ces lettres,
c’est peut-être un progrès d’obtenir, au prix de grosses dépenses, un immense
mouvement pour réaliser un mince bénéfice net mais ce n’est pas un avantage. »
Malou rappelle avec à-propos le mot que Charles Nodier prête à certain courtisan
qui avait annoncé au roi de Bohème que le secret de convertir les cotrets en
diamants venait d’être découvert. - Je ne vois pas quel est l’avantage, aurait
reparti le roi, puisque les cotrets seront hors de prix et que les diamants ne
vaudront plus rien. - Sire, aurait repris le courtisan. j’ai dit à Votre
Majesté que c’était un progrès je n’ai pas dit que ce soit un avantage.
Malou faisait à la réforme proposée le reproche d’être aristocratique
dans le mauvais sens du mot ; de procurer des avantages gratuits et injustifiés
aux Belges aisés et surtout aux étrangers, par la réduction du tarif en raison
directe de la distance parcourue, plutôt que de mettre à la disposition
d’ouvriers des cartes d’abonnement à prix réduits pour de courts parcours.
« Si le trésor public veut faire des sacrifices, disait-il, ce doit
être pour faciliter et rendre plus économiques les mouvements des classes
inférieures qui voyagent par nécessité, à petite distance, mais non pour
abaisser les taxes que les classes riches ou aisées peuvent, sans se gêner,
continuer â payer pour leurs voyages d’agrément ou d’affaires. Que l’on donne,
par exemple, aux ouvriers, pour leur épargner la fatigue et la perte de temps
d’un parcours à pied de quelques kilomètres, des cartes d’abonnement à des prix
excessivement réduits, ce sera tout à la fois répandre des bienfaits, (page 551) créer du mouvement et
réaliser des recettes qui échappent aujourd’hui. Ne faisons pas comme au temps
où un ancien écrivait le non datur nisi divitibus. »
L’application d’un nouveau tarif sur les lignes de l’Etat constituait
surtout une concurrence fâcheuse pour les compagnies. Malou y voyait un nouvel
argument en faveur de l’unification du réseau, que, dès 1867, nous l’avons dit,
il appelait de tous ses vœux.
Volontiers, il rappelait les entretiens fréquents qu’il avait eus sur ce
sujet avec l’un des principaux organisateurs des chemins de fer de l’Etat
belge, M. Masui :
« Nous faisions, Masui et moi, quand nous
nous rencontrions à l’étranger, une convention verbale : nous devisions des
heures entières sur les chemins de fer belges appartenant à l’Etat et aux
Compagnies, après nous être promis réciproquement de considérer comme prohibé à
la réimportation en Belgique, notre vie durant, tout ce que nous dirions. Cet homme
éminent, dont le sens moral était aussi développé que l’intelligence,
comprenait admirablement la solidarité des intérêts des compagnies et de
l’Etat, la légitimité des droits de tous. Il caressait avec un amour paternel
l’idée d’établir l’unité d’exploitation et de décréter ensuite des tarifs
uniformes d’après les distances mesurées à vol d’oiseau. La seule fois, à ma
souvenance, que les représentants des compagnies aient été convoqués pour
recevoir notification préalable des changements de tarifs que le ministre
voulait faire avec leur concours ou sans elles, je dis à Masui,
en sortant de la séance : « On nous propose un dixième de mariage ; nous
donnerons beaucoup, vous ne nous rendrez presque rien cela n’est pas possible :
l’on se marie ou l’on ne se marie point. - Eh ! pourquoi, reprit-il, ne se
marierait-on pas ? » Il avait formulé, pour réaliser cette idée grande, féconde
et juste à la fois, un avant-projet dont j’ai pu, après (page 552) sa mort, prendre sur l’autographe une copie que je
conserve précieusement. (Voici, à titre documentaire, la copie
de cet autographe de M. Masui :
(« Chemin de fer national. - La construction et exploitation des
chemins de fer belges est opérée, avec la participation du gouvernement, par
une société nationale formée au capital de 500 millions et dirigée par un
conseil d’administration composé de délégués choisis par le Roi, sur une liste
en nombre de candidats proposée par une assemblée générale des actionnaires
possédant au moins… actions.
(« Les statuts
déterminent la formation et la composition du conseil et les pouvoirs de la
société.
(« Le gouvernement est
autorisé à intervenir jusqu’à la moitié du nombre d’actions, sans en réserver
moins du quart.
(« Il rend compte chaque
année aux Chambres des résultats de l’exploitation, qui s’opère dans le but
essentiel de développer les transports et la richesse nationale.
(« Il est autorisé à
étendre ses relations commerciales par terre et par eau, afin de développer son
exploitation.
(« Les postes et
télégraphes peuvent être annexés à cette association. La compagnie adopte pour
base de ses taxes la tarification à vol d’oiseau, afin de placer les localités
sur le même rang.
(« Le capital ne pourra
être majoré de plus d’un quart sans l’assentiment des Chambres. »)
Aux plaintes réitérées des Dix
lettres, la réponse ne se fit point attendre. Un M. M** en fut chargé. Par
qui ? Malou l’ignora, ou feignit de l’ignorer.
« J’avais espéré, repartit-il (Encore cinq lettres sur les chemins de fer de l’Etat belge.
- Réplique à M**, Moniteur des Intérêts
matériels, octobre 1867. Bruxelles, Guyot), qu’un chevalier courtois viendrait me
combattre, visière levée. - Illusion perdue... j’ai à répondre à un anonyme.
« L’esprit de
(page 553) « Ainsi,
quelques amis m’ont dit et écrit : M. Deux-Etoiles est le Ministre des travaux
publics en personne. J’ai répondu : Distinguons. Selon M. de Buffon, le style
c’est l’homme (ex ungue
leonem) une haute collaboration, qui semble
parfois se trahir, a pu ne pas faire défaut à l’auteur ou gérant responsable
mais il y a un auteur ou gérant responsable...
« Je remercie l’honorable anonyme des paroles flatteuses qu’il
m’adresse ; je ne suis ni ému ni fâché des choses moins aimables que je
rencontre çà et là. Le miel est de lui les gouttes de fiel, je veux le croire,
sont d’un autre. Je rends hommage aux efforts héroïques qu’il a faits, souvent
avec talent, pour tirer d’une cause désespérée tout le parti possible. »
Au dire de M**, le siège était fait d’avance. Au travers de ses fantaisies arithmétiques, « M. Malou ne
vise qu’aux gros dividendes. »
« Tous les contribuables belges, rétorqua Malou, sont intéressés à
ce que leurs dividendes ne s’évanouissent pas ; les 400 millions engagés dans
les chemins concédés ne sont pas non plus une misérable bagatelle. Ruiner à la
fois l’Etat et les particuliers qui, sur la foi publique, ont consacré leurs
épargnes à des entreprises d’utilité générale et représenter ensuite les
compagnies comme des monopoles avides, presque odieux, c’est vraiment trop il
faudrait opter.. Ai-je besoin de le redire ? ajoutait-il d’autre part. Je ne
demande pas... que l’Etat belge, exploitant de chemins de fer, se montre âpre
au gain, uniquement préoccupa du bénéfice ; j’admettrais même, au besoin, que
l’utilité eût chez lui, pour certains cas spéciaux, une part un peu plus grande
que dans les conseils d’une compagnie ; mais je ne crois pas qu’il puisse tout
sacrifier ou tout subordonner à la pensée, d’ailleurs très généreuse, de
répandre des bienfaits en infligeant volontairement des pertes plus ou moins
considérables au trésor public, qui est le patrimoine de tous.
« Si le comité consultatif dont je réclame l’institution, (page 554) avait existé ; si les
opinions bien connues de plusieurs hauts fonctionnaires qui en eussent fait
partie avaient été communiquées aux Chambres, ce comité eût rempli l’office des
signaux à distance avertissant le machiniste si la voie est libre, si
l’aiguilleur est à son poste et si le train peut avancer sans péril de bris ou
de culbute. »
Malou se trouvait en verve de polémique. On lui reprochait de n’avoir
pas protesté au Sénat.
« Je n’ai pas protesté au Sénat contre un discours du ministre ? -
Pardon... mais, si je n’ai pas parlé, il ne suit pas de là qu’une assertion non
contredite est nécessairement fondée. Le silence des assemblées peut être
parfois la leçon des ministres. Pour me rendre supportable à mes collègues, je
m’attache d’ailleurs à ne répondre qu’aux choses qui en valent la peine. Celles
qu’on cite ne m’ont pas paru être de ce nombre. »
La quinzième et dernière lettre s’ouvre par ce préambule :
« J’attendais avec une certaine curiosité la lettre relative au
tarif des voyageurs. Une complète déception nous était réservée. Nous avons
beaucoup de prose et beaucoup plus de poses ministérielles, mais une grande
indigence d’arguments.
« Un des plus rudes polémistes de notre temps disait dernièrement
de son adversaire : Je l’engage à avoir assez de bonnes raisons pour pouvoir se
passer d’éloquence, car il faut bien lui dire qu’il n’a pas assez d’éloquence
pour se passer de bonnes raisons - Ce mot m’est revenu en mémoire… presque
involontairement. »
Deux ans plus tard, en mars 1867, Malou publiait un dernier travail sur
la question des chemins de fer. Il se (page
555) plaisait à constater, dans l’Étude statistique d’une expérimentation (Tarif des voyageurs. Étude
statistique d’une expérimentation. J. MALOU, sénateur, Moniteur
des Intérêts matériels, mars 869. Bruxelles, Guyot), la réalisation de ses prévisions et
concluait non sans malice :
« … à ce qu’il plaise au gouvernement et aux Chambres rétablir les
taxes kilométriques primitives existant avant le 1er mai 1866 pour le transport
des voyageurs, soit 8, 6 et 4 centimes, avec surtaxe de 25 p. c. pour les
express des trois classes. Ces taxes, acquittées pendant de longues années,
n’avaient jamais soulevé de plaintes. J’estime qu’il n’y a pas lieu de
condamner les expérimentateurs aux dépens ou dommages-intérêts, mais qu’il faut
généreusement, s’ils promettent de ne pas récidiver, passer par profits et
pertes les 8 ou 9 millions que cela coûte au trésor. »
(page 555) Ce fut un moment de vive alarme, celui
où l’on apprit en Belgique que la Compagnie des chemins de fer de l’Est
français venait de conclure avec la Compagnie du Luxembourg, un traité en vertu
duquel la compagnie française acquérait le chemin de fer du Luxembourg,
pénétrant par Arlon jusqu’au cœur de notre pays, pour s’arrêter à Bruxelles.
Le gouvernement présenta en hâte un projet de loi qui interdisait aux
compagnies belges de chemins de fer de céder leurs droits et leurs concessions
; cette loi devait avoir un effet rétroactif.
Les organes de la presse française virent dans l’acte énergique du
gouvernement belge une marque d’hostilité. (page 556) L’Empire fit des représentations ; la situation était
tendue et menaçante.
Comme naguère, en 1848, Malou apporta sans hésiter son concours patriotique
au ministère libéral. Il prononça, le 20 février 1869, en faveur du projet de
loi un discours remarquable par l’ampleur de ses considérations sur la
politique générale, spécialement sur les droit et les devoirs de la neutralité
belge
« Je suis surpris et attristé du caractère inattendu donné à ce
projet.
« Chaque nation a ses droits, ses devoirs, ses susceptibilités. Le
premier des droits d’une nation, sans lequel elle n’existerait pas, est son
autonomie ; le pouvoir de disposer en souveraine des intérêts qui sont
exclusivement les siens. Les devoirs d’une nation sont d’entretenir de bons
rapports avec ses voisins, des relations amicales de respecter les droits
d’autrui ; ces devoirs,
« Pour
« Nous avons des devoirs de reconnaissance. Nous, messieurs, par le
triste privilège de l’âge, avons été témoins des premières années de notre
indépendance nationale ; nous avons vu quelle a été l’intervention puissante et
courageuse de
« En 1832, elle délivre la seule partie de notre territoire qui
demeurât occupée par l’ennemi. Comme un gage de force dans le présent et
d’espérance dans l’avenir, elle nous a donné cette Reine, la mère de notre Roi,
si prématurément enlevée â notre affection, mais qui vit dans les pieux
souvenirs du peuple belge.
« Nous dirons aux jeunes générations qui nous suivent : Ne soyez
jamais ingrates. L’ingratitude des nations peut étonner le monde, mais elle est
un signe de décadence morale ; elle est le précurseur d’une décadence
matérielle et politique.
« Nous sommes donc, à l’égard de
« Nous voulons, messieurs, rester indépendants et libres. Nous
avons entre nous des dissentiments ; nos luttes intérieures sont vives,
ardentes, trop ardentes peut-être ; elles sont placées, je le regrette, sur un
mauvais terrain, sur le terrain des intérêts moraux. Mais que l’on ne s’y
méprenne pas, s’il y a des dissentiments entre nous, il y a aussi pour nous
tous un riche patrimoine d’idées communes. Nous voulons tous maintenir et
consolider cette œuvre de nationalité qui sera dans l’histoire l’honneur de la
génération actuelle.
« Lorsque les assises d’un monument sont solidement établies et
cimentées par le temps, un orage peut bien emporter quelques détails
d’architecture ; mais le monument reste inébranlable, quelle que soit la
violence des tempêtes.
« Nous voulons rester indépendants et libres, et pour demeurer
indépendants et libres, nous devons être neutres.
« Une neutralité sincère, loyale et forte est la condition de notre
existence comme nation. La neutralité, pour les esprits (page 558) superficiels, semble être un devoir qui naît seulement
aux jours de conflit entre les puissances voisines,
« Il n’en est pas ainsi. Pour
« Si, durant la paix, au lieu d’entretenir avec tous nos voisins
des relations amicales, sympathique, étendues, nous cédions à la tentation
dangereuse de contracter, dans l’ordre des intérêts matériels, des alliances
exclusives, en vertu de quel droit, par quelle force, par quels moyens
pourrions-nous encore défendre notre neutralité aux jours de crise et de danger
?
« Je considère le refus du gouvernement belge, dans le cas actuel,
comme un acte de neutralité prudente et prévoyante. Le gouvernement a refusé
l’occupation, par une compagnie étrangère, d’un réseau qui part d’Arlon pour
aboutir à Bruxelles, d’une part, à Liége d’autre part.
« Au point de vue du droit et du fait, si le gouvernement avait
accordé aujourd’hui cette autorisation, il ne pourrait refuser demain à une
compagnie prussienne le droit d’aller d’Aix-la-Chapelle à Anvers et d’aller,
par le Grand Central, à travers toute
Le projet de loi fut adopté par le Sénat, comme il avait été voté par