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d’intention
« Jules Malou (1810-1870) », par le
baron de TRANNOY
(Bruxelles,
Dewit, 1905)
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(page 505)
Le parti libéral conservait le pouvoir et le ministère accentuait sa
politique offensive. Le 13 novembre 1865, écrit M. Woeste, il arrachait au
vieux Roi, sur son fauteuil de douleur, la nomination de M. Bara comme ministre
de la justice. M. Bara avait été le rapporteur et l’apologiste le plus
passionné de la loi sur les bourses d’études ; en l’élevant au pouvoir, on
revêtait cette odieuse loi d’une sanction nouvelle et on accusait l’intention
d’en poursuivre l’exécution sans ménagements. (Ch. WOESTE, De la
situation politique intérieure de
Succédant, le 10 décembre 1865, au fondateur de notre dynastie, le roi Léopold
II maintint dans leurs fonctions les membres du Cabinet.
Grâce à la loi Orts, récemment votée, aux influences ministérielles et à
la désorganisation des catholiques, les élections de juin 1866 renforcèrent
encore la majorité, qui se trouva de 20 voix à
(page 506) La retraite, en
janvier 1868, de MM. Rogier et Alphonse Vandenpeereboom,
qui représentaient l’élément de conciliation dans le ministère, assura la
prépondérance de M. Frère.
Celui-ci trouva en M. Bara l’organisateur bénévole d’une guerre à coups
de stylet contre les catholiques.
Nous n’en rapporterons que certains incidents auxquels Malou se trouva
personnellement mêlé. Ils suffiront, au demeurant, à expliquer les représailles
dont le ministre de la justice fut l’objet et parfois la victime.
(page 506) Le projet de loi concernant la
mise à la retraite des magistrats, présenté l’un des premiers par M. Bara, fut
aussi l’un de ceux contre lesquels s’élevèrent les plus générales
protestations.
Il offrait l’apparence d’un coup de parti, dirigé contre de nombreux
magistrats restés attachés aux idées modérées et unionistes, notamment contre
certains membres éminents de la magistrature, connus pour leurs idées
conservatrices tel le premier président de
Le projet prêtait aussi le flanc à de graves soupçons
d’inconstitutionnalité ; il semblait heurter l’un des articles les plus
lapidaires de notre pacte fondamental :
« Les juges sont nommés à vie. Aucun juge ne peut être privé de sa
place, ni suspendu que par un jugement. » (Art. 100.)
Le baron d’Anethan, s’armant de
Déjà la question avait été soulevée et discutée au Parlement belge, en
de précédentes sessions. En 1845, les Chambres avaient voté un texte de loi
ainsi conçu : « Les membres des cours et tribunaux seront mis à la retraite
lorsqu’une infirmité grave et permanente ne leur permettra plus de remplir
convenablement leurs fonctions. »
Les idées développées dans l’exposé des motifs de ce projet de loi
étaient diamétralement opposées à celles défendues au Sénat par le baron
d’Anethan et par Malou.
« D’après la législation en vigueur, il n’est pas possible, y
lisait-on, de mettre à la retraite les magistrats qui, parvenus à un âge avancé
ou atteints d’infirmités graves et permanentes, ne renoncent pas spontanément à
leurs fonctions. Cependant le mandat important que la société donne au
magistrat ne lui est conféré qu’à la condition d’être rempli. Lorsqu’il est
devenu certain que les fonctions ne peuvent plus être convenablement exercées,
la délégation, fondée sur l’intérêt public, doit cesser... La dignité même de
la magistrature et les intérêts des justiciables peuvent être profondément (page 508) lésés si le magistrat,
quoique capable de prendre physiquement part à la distribution de la justice, a
perdu les facultés qui, seules, donnent â ces décisions un caractère d’autorité
et les feraient accepter comme justes et vraies... Les dispositions relatives à
la mise à la retraite des magistrats âgés ou infirmes sont donc nécessaires en
fait ; elles peuvent se concilier, en droit, avec le principe constitutionnel
de l’inamovibilité de la magistrature. »
Entre l’opinion des organes de la minorité au Sénat, en 1867, et celle
de l’auteur de l’exposé des motifs du projet de 1845, la contradiction était
patente et indéniable.
Or, M. Bara, établit que ce dernier n’était autre que Malou, directeur
de la législation au ministère de la justice en 1840, à l’époque où avait été
rédigé l’exposé de motifs.
« L’honorable M. Malou est le père de la loi actuelle, c’est lui qui en
a trouvé tous les motifs, et l’histoire. pourra appeler la loi actuelle la loi
Malou. Il résulte des pièces du dossier que j’ai entre les mains, ajoutait le
ministre de la justice, avec une insistance où se devinait la satisfaction de
confondre un adversaire, que c’est l’honorable M . Malou qui, le premier, avait
émis l’idée de rendre obligatoire la retraite des magistrats à un âge
déterminé. L’honorable M. Malou avait dressé la liste des magistrats qui
tombaient sous le coup de la loi proposée par M. Van Volxem. »
Le Sénat attendait avec une curiosité piquée les explications de Malou.
Mis en demeure de se déjuger ou de voter la loi, comment échapperait-il à la
contradiction ? Serait-il assez habile pour éluder la difficulté ?
Malou ne chercha pas à se dérober. Sans hésiter, il reconnut qu’il avait
été, en 1840, le rédacteur de (page 509)
l’exposé des motifs du projet soumis en 1842 à la section centrale.
« Messieurs, dit-il, ma versatilité est beaucoup plus grande que M.
le ministre de la justice ne le croit.
« Le projet de loi dont j’avais rédigé l’exposé des motifs ayant été
soumis à
« Ainsi, messieurs, je suis coupable d’avoir changé d’opinion du
mois de mai au mois de novembre.
« M. Bara, ministre de la justice. - Du tout, c’est bien avant cela
c’est en 1840 que l’exposé des motifs a été rédigé.
« M. Malou. - Soit ce sera donc deux ans au lieu de neuf mois.
« M. Bara. - Les circonstances avaient changé.
« M. Malou. - Les circonstances avaient changé, dites-vous ; mais
le projet de loi a été présenté par M. Van Volxem.
« M. Bara. - Approuvé par M. Leclercq.
« M. Malou. - Je vous ai laissé parler, veuillez me permettre de le
faire aussi, et tranquillement. Je n’ai pas besoin, moi, de m’indigner et je
puis m’expliquer sans m’émouvoir le moins du monde.
« Je dirai donc, messieurs, que, lorsque le projet de loi fut
soumis â
« Faut-il expliquer à M. le ministre de la justice une chose aussi
élémentaire que celle-ci : c’est que le rédacteur du projet de loi, directeur
de la division de législation, n’est pas nécessairement l’auteur de l’idée ?
« M. Bara. - Je demande la parole.
« M. Malou. - Il est très possible que, fouillant dans un dossier
qui remonte à
« M. Bara. - Très volontiers !
« M. Malou. - Je demanderai communication de toutes les pièces ;
cette demande, sans doute, paraîtra assez naturelle, assez légitime.
« Mais, enfin, je vous concède, par hypothèse, que j’étais d’avis
en 1840, et même en 1842, que la mise à la retraite par cause d’âge devait
avoir lieu et que j’ai proposé cette mesure à M. Leclercq et à M. Van Volxem.
« Cela fût-il, je demande quel est l’acte qui engage le plus la
responsabilité ? C’est le vote du représentant, ce me semble. Et si, appelé à
me prononcer comme membre de la section centrale et de
« C’est là la seule différence qui existe entre nous et le ministre
de la justice : nous ne voulons pas que l’âge seul soit une présomption de
droit contre laquelle aucune preuve contraire ne puisse prévaloir. »
M. Bara répliquait :
(page 511) « Si j’ai rappelé
votre opinion de 1840, c’est parce que vous-même vous avez évoqué les souvenirs
du fonctionnaire de cette époque en faveur de votre thèse actuelle.
« M. Malou. - En vérité, si le besoin de me discuter au lieu de
discuter le projet de loi ne s’était pas révélé, je ne sais vraiment pas
pourquoi on aurait donné une si grande, une si chaleureuse portée à la citation
de cet exposé des motifs.
« Eh bien, cet exposé des motifs, sauf une phrase, je le maintiens
tout entier. Je maintiens que le droit de la société doit primer le droit des
individus. Je maintiens qu’à tout âge le magistrat incapable doit être privé,
mais par un jugement, des fonctions qu’il remplit.
« M. Bara. - A 70 ans, avez-vous dit.
« M. Malou. — Je vous dis que je n’excepte qu’une seule phrase
c’est celle par laquelle on disait, dans le projet de loi présenté par M. Van
Volxem et préparé, si vous le voulez, par M. Leclercq, que les présomptions
légales prévalaient sur la réalité.
« J’ai donc changé d’opinion en 1842 ; je maintiens aujourd’hui mon
opinion de 1842, et si M. le ministre de la justice veut se donner carrière, je
déclare que je ne répondrai plus. »
On sait que le projet de loi concernant la mise à la retraite des
magistrats fut voté au Sénat par 28 voix contre 25 et 2 abstentions. (Annales parlementaires,
22 et 23 mai 1867).
(page 511) Les Chambres se livrèrent, durant
les sessions de 1868-1869 et 1869-1870 à un travail législatif intense. La préoccupation
de hâter le vote de certaines lois, vivement (page 512) combattues par les catholiques, comme la loi sur la
milice et les lois électorales, n’y fut pas étrangère.
Il se fit aussi de plus utile besogne : le Sénat poursuivit la révision
du Code pénal, vota un projet de loi sur la contrainte par corps, plusieurs
chapitres du nouveau Code de commerce.
Les documents parlementaires attestent que Malou participa activement à
tous ces travaux et que jamais la droite ne refusa systématiquement son concours
au ministère.
Le droit incontestable de la minorité était de marquer, à l’occasion, sa
désapprobation de la politique générale du Cabinet ou de l’attitude personnelle
de tel ou tel ministre. On ne peut lui reprocher d’avoir, certain jour, fait
usage de ce droit aux dépens de M. Bara et voté en bloc contre le budget de la
justice : plusieurs membres de la majorité étaient absents ; le projet de
budget fut rejeté à parité de voix ; ce fut l’effet fortuit d’une cause
volontaire.
Le gouvernement considéra ce vote comme le résultat d’une erreur et
représenta immédiatement le budget à
Le ministre de la justice releva le gant qui lui avait été jeté. Il
reprocha à la droite « le vote silencieux » qu’elle avait émis et s’efforça de
provoquer des explications.
Le baron d’Anethan répondit par une remarquable improvisation : «
Le vote émis sans critique préalable d’aucun des articles du budget était
évidemment un vote politique ; c’était une déclaration de non-confiance envers
le titulaire actuel du département de la justice.
« Ce vote, consciencieux et réfléchi, nous le maintiendrons et nous ne
reconnaissons à personne le droit de (page
513) nous demander des explications sur les motifs qui nous l’ont dicté. »
M. Frère-Orban alla plus loin : son esprit autoritaire s’était heurté à
un obstacle ; il voulut l’emporter. Il s’attaqua aux prérogatives
constitutionnelles du Sénat. « Il ne faut pas, disait-il aux membres de la
haute assemblée, que, par un esprit de corps mal entendu, on se méprenne sur le
véritable rôle que le Sénat doit jouer dans nos institutions... Le rôle du
Sénat doit aller jusqu’à admettre qu’un ministère investi de la confiance de la
majorité de
Malou, se constituant, comme naguère dans ses Lettres à M. Devaux, le défenseur des prérogatives de la haute
assemblée, répondit au discours du ministre des finances en termes d’une
logique serrée et d’un humour judicieux
« Messieurs, d’après le discours que vous venez d’entendre, le rôle
de l’opposition n’est pas seulement difficile, il est impossible.
« On nous dit tantôt : Pourquoi parlez-vous ? et ensuite : Pourquoi
n’avez-vous pas parlé ?
« Est-ce que, parmi les droits du Sénat et des sénateurs, si petits
qu’on veuille les faire, ne se trouve pas le droit de voter sans faire de
discussions ?
Faut-il, comme on l’a dit dans une lettre datée de Liège, que nous
soyons loquaces jusqu’à ce que la majorité ait le temps d’arriver ? Si c’est à
ce rôle-là qu’on veut nous astreindre, je déclare que l’opposition est
impossible, puisque enfin l’honorable et cher collègue qui nous a dit cela
n’avait pas encore assisté à une seule séance depuis l’ouverture de la session.
« On nous reproche donc, tantôt de parler, tantôt de ne pas parler.
« Quand nous parlons, c’est très mal, on trouve que nous (page 514) avons tort ; et quand nous ne
parlons pas, nous faisons des conspirations sourdes ; nous minons le
gouvernement, nous le jetons dans une très grande surprise et nous sortons de
notre rôle...
« Veut-on que l’opposition, dans les circonstances analogues à
celles dont il est question, dise à la majorité :Faites donc attention nous
sommes 29 membres dans l’opposition et vous êtes 33 ?
« Est-ce encore là un des devoirs que nous impose
« Il y a eu surprise. Oh ! je le reconnais, il y a eu surprise pour
moi-même ; seulement je dois dire qu’elle a été moins désagréable que pour
d’autres. (Interruption.)
« …La véritable question du débat, la question sérieuse est de
savoir quel est, sous notre régime constitutionnel, le rôle du Sénat, quel est
le droit de cette assemblée et qui est juge, seul juge, de la manière dont elle
doit l’exercer.
« On ne nous conteste pas directement le droit de rejeter les
budgets. Si on nous contestait ce droit, je demanderais pourquoi on nous les
soumet. Si ce droit pouvait nous être contesté, au lieu de renvoyer les budgets
à des commissions pour les examiner, nous devrions décider que tout budget qui
nous arrive sera déposé au greffe et que le Sénat le prend pour notification.
Nous avons donc le droit de voter les budgets... Ce droit implique celui de les
rejeter et, lorsque, par une circonstance fortuite ou un accident, un budget
est rejeté, c’est une décision bien prise et dont les électeurs sont les seuls
juges. Je dis les électeurs, parce que, en effet, si l’honorable ministre a le
droit de discuter ce qui se fait dans cette assemblée, il n’a pas le droit de
le juger, ce qui est tout autre chose. Il n’y a que les électeurs qui puissent
juger les actes du Sénat, les actes des membres du Sénat, comme les actes du
Sénat en corps. On nous cite de nombreuses analogies. Je relisais ce matin ce
qui s’est passé au Congrès national en ce qui concerne l’institution du Sénat.
En consultant les annales du Congrès, j’arrive à cette conclusion que la
position faite à cette assemblée est (page
515) essentiellement différente de celle qui est assignée aux assemblées
analogues dans d’autres pays...
« On est arrivé à ce système, pour ainsi dire sans exemple dans le
monde, de deux assemblées procédant des mêmes électeurs, devant comparaître à
des intervalles inégaux, mais enfin devant comparaître devant le même corps électoral,
puisant dans la souveraineté nationale l’origine de leur mandat, la
responsabilité de ce mandat vis-à-vis de cette souveraineté ; et
« Voilà la vérité constitutionnelle dans toute son étendue. »
Malou ajoutait, à l’adresse de M. Bara :
« Nous avons le droit de voter contre le budget, mais nous n’avons
pas le droit de renverser le ministre
« Nous n’avons fait que voter contre le ministre ; renversons-nous
le ministre ou ne le renversons-nous pas ? Cela est question de tempérament,
mais je dis que, dans un pays constitutionnel, un ministre contre lequel a été
émis un vote comme celui du 24 février doit se retirer.
« M. Frère-Orban, ministre des finances. - Jamais
« M. Malou. - Je dis que cela dépend du tempérament.
« M. Frère-Orban. - Mais non !
« M. Malou. - Ce sont des appréciations ou, si vous le voulez, des
sensations ; eh bien, ces sensations, si l’honorable ministre ne les a pas,
nous n’avons rien à y voir. »
La droite persista dans son attitude. Le budget fut voté par la
majorité, qui se trouva en nombre, et M. Bara n’abandonna pas sa position.
(page 516) Le gouvernement libéral préparait
depuis longtemps une réforme radicale dans l’administration des biens consacrés
au culte, qu’il cherchait à séculariser.
Un décret impérial de 1809 régissait les fabriques d’église, en
Belgique. Le discours du Trône du 2 novembre 1861 annonça des réformes
prochaines. Un principe nouveau et inadmissible pour les catholiques devait y
présider ; la majorité libérale l’inscrivit dans l’adresse au Roi : les biens
des fabriques, à son sens, n’étaient pas des biens ecclésiastiques, c’étaient
des biens civils et laïques, n’appartenant ni à l’Eglise, ni à des institutions
ecclésiastiques, mais à l’Etat ou à des établissements civils créés par lui.
M. Tesch, ministre de la justice, élabora,
dans cet esprit, un avant-projet de loi sur le temporel des cultes et le
communiqua aux évêques. Malgré les protestations de ceux-ci, le projet fut
présenté à
C’était une feinte. Le projet fut remis à l’ordre du jour de
(page 517) Ce résultat ne fut
pas acquis sans peine. Les évêques se trouvaient à Rome, retenus au Concile du
Vatican. Il fallut négocier par correspondance. Mal renseignés, sans doute, sur
l’état exact de la situation politique et parlementaire, les évêques avaient
conseillé aux députés catholiques de demander l’ajournement du projet et, en
cas d’échec, préconisé la retraite en bloc des membres de la droite. (Lettre
au comte de Theux, Rome, 24 décembre 1869).
Le comte de Theux répondit, au nom de ses collègues, à la lettre
épiscopale. De son côté, Malou, dans une lettre respectueusement énergique,
signala à Mgr Faict, évêque de Bruges,
l’inopportunité, voire le danger, de ces conseils :
« La demande d’ajournement, écrivait-il le 5 janvier 1870 au
successeur de Mgr Malou, serait une faute de tactique, un signe de faiblesse et
n’offre d’ailleurs aucune chance de succès. La retraite en masse se comprenait
en 1864, lorsqu’en présence d’une sorte d’outrage. la minorité, poussée à bout,
avait quelque chance d’empêcher la discussion, comme elle l’a empêchée en
effet...
« Il ne s’agit pas ici de théories abstraites, de trancher les
principes de propriété, de droit divin ou de droit civil. Nos amis de
« C’est une loi administrative dont les articles sont en discussion
; une loi de contrôle matériel, rien de plus. il s’agit de savoir comment, en
pratique, par le vote de dispositions précises, on conciliera la libre gestion
et le contrôle.
« Je me permets de joindre ici un extrait d’un discours dans
lequel, en 1862, je définissais au Sénat la base essentielle de la loi. (Sénat,
18 août
(page 518) C’est là, j’en
suis encore convaincu, ce qu’il est utile et habile de soutenir et de faire
prévaloir dans la mesure du possible...
« La discussion qui va s’ouvrir aura une influence considérable,
peut-être décisive, sur les destinées de l’opinion catholique comme parti
politique ; si elle est réduite au silence par des causes indépendantes de sa
volonté ou par la crainte de désaveux ou d’autres incidents pénibles, il ne
restera aucun espoir pour elle soit de reprendre l’ascendant et la
prépondérance qu’elle n’aurait jamais dû perdre, soit même de servir de digue
suffisamment forte contre les tentatives futures de nos adversaires naturels.
La loi de 1842 y passera et tout y passera. »
Le programme transactionnel dont Malou se constituait le protagoniste
était celui que M. Delcour, son ancien condisciple de
l’Université de Liège, devenu professeur à l’Université de Louvain et membre de
M. Delcour, en remerciant Malou de son
intervention, lui retraçait l’origine de ses amendements :
« Votre lettre, lui écrivait-il (Louvain, 7
janvier 1870), faisant
allusion à la lettre adressée à Mgr Faict, résume
parfaitement la situation politique. (page
519) Nous allons jouer un gros jeu. En nous montrant conciliants et
raisonnables, nous pouvons espérer un succès aux prochaines élections.
Permettez-moi de vous dire en quelques mots la portée et l’origine de
mes amendements.
« La grande majorité de la section centrale voulait faire décréter
que les fabriques d’église sont des établissements publics communaux. C’était
détruire, du même coup, le caractère religieux de ces établissements et la
propriété ecclésiastique.
« Afin d’écarter cette double conséquence, j’ai présenté des
amendements qui servaient de contre-pied à cette détestable doctrine. Mais, au
lieu de me jeter dans une discussion purement théorique, j’ai pensé qu’il
convenait de placer la question sur le terrain légal et surtout sur le
Concordat... Mes amendements ne sont pas le dernier mot des concessions que
nous demandons ils étaient une réponse aux propositions de la majorité.
« Aussi, ai-je été singulièrement étonné lorsque je me suis vu
représenter presque comme un hérétique par
« Au point de vue des principes de l’Eglise, mes amendements sont
irréprochables. Je les ai soumis à des théologiens et à des canonistes distingués,
qui ont tranquillisé ma conscience.
« Si le gouvernement entre loyalement dans cette voie, nous
conserverons le décret de 1809 dans ses parties essentielles, sauf un contrôle
plus sérieux pour le budget et les comptes. »
Les catholiques eurent la surprise de voir le gouvernement abandonner
sans difficultés son projet pour y substituer quelques articles présentés comme
purement administratifs et réglementaires (Voir P. DE BRABANDERE, Episc. brugensis. Juris canonici et juris canonico-civilis compendium,
t. II, p. 255. Bruges, Desclée, 1899).
(page 520) « Les
principes sont mis hors de cause, écrivait Malou, étonné de tant de
condescendance ; il ne s’agit plus de traduire en articles de loi cette formule
majestueusement niaise, parce qu’elle est contradictoire dans les termes, que
les biens ecclésiastiques sont laïques ; tout se réduit à rajeunir quelques
articles du décret de 1809, concernant l’approbation des budgets et des
comptes.
Admis par la majorité des évêques, quoique vivement combattu par Mgr de
Montpellier (Le vote par
« Les armées qui s’étaient mises en ligne pour combattre avec
acharnement se trouvaient ainsi appelées à fraterniser, constatait Malou. Ce
n’était pas la peine de beaucoup discuter pour aboutir à un vote presque
unanime, bien que l’on partît de deux pôles opposés. Les catholiques
parlementaires avaient toujours déclaré qu’ils acceptaient, pour la bonne
gestion des biens des fabriques, un contrôle efficace, non tracassier, laissant
intacte la liberté et l’autonomie des églises. Leurs idées se réalisant, il eût
été inopportun et indiscret de leur part de rechercher quels étaient les motifs
réels de l’évolution subite dont ils étaient les témoins et les bénéficiaires,
car pour une opinion consciencieuse, c’est double bénéfice de voir ses idées
triompher et de pouvoir accepter une trêve. » (Jules MALOU, Le temporel des cultes et les rapports
constitutionnels entre l’Etat et les Eglises en Belgique. Revue générale,
mai 1870).
Malou se plaisait à opposer les causes vraies aux motifs avoués de la
brusque évolution opérée par les anciens (page
521) promoteurs de réformes radicales du régime des biens ecclésiastiques.
« On s’est livré sur ce point à beaucoup de conjectures,
écrivait-il encore. La plus vraisemblable paraît être celle-ci : le Cabinet se
serait aperçu que, s’il était facile de faire voter la loi par
« Mais il n’en est pas ainsi. Pour justifier l’abandon du projet,
il y avait de sérieuses et patriotiques raisons à donner l’apaisement des
esprits, la paix des consciences, l’incompétence constitutionnelle, l’absence
même d’un intérêt de parti. Au lieu de cela, le ministre de la justice, qui
cultive bien le paradoxe sonore et le débite d’un air superbe et satisfait de
lui-même, n’a rien trouvé de mieux que de transformer cette retraite en un
triomphe libéral, un progrès, un pas fait vers la séparation radicale de
l’Eglise et de l’Etat. »
M. Bara, en effet, avait proclamé que le moment était venu « de marcher
à la séparation de l’Eglise et de l’Etat dans l’intérêt des religions et dans
l’intérêt de l’Etat » (Annales
parlementaires, Chambre des représentants, 21 janvier 1870).
Le ministre des finances, à son tour, avait emboîté le pas et soutenu au
Sénat la thèse de la séparation des deux pouvoirs. L’intervention de M.
Frère-Orban provoqua (page 522)
celle de Malou et fut l’occasion pour celui-ci d’une brillante réfutation de la
thèse séparatiste.
« M. Frère-Orban, ministre des finances. - Je ne puis, en aucune
manière, accepter comme vraie la thèse que vient de soutenir l’honorable baron
d’Anethan, à savoir : que
« M. Malou. - Je demande la parole.
« M. Frère-Orban. - Je tiens, quant à moi, que cette séparation
constitue le principe essentiel de notre pacte fondamental et j’ajoute que la
supposition contraire est éminemment dangereuse, précisément pour l’opinion que
représentent plus particulièrement l’honorable M. d’Anethan et l’honorable
membre qui vient de demander la parole...
« C’est une thèse dangereuse que celle (de M. Barbanson) qui
consiste à soutenir que
«
« M. Malou. - Messieurs, dans un régime comme le nôtre, l’examen
des questions qui touchent à l’application de
« Récemment, tant à
« Je crois qu’en examinant le texte de
« C’est une utopie ; et vraiment, messieurs, je n’aurais, pour le
démontrer d’une manière complète, presque rien à ajouter à ce qu’a dit tout à
l’heure l’honorable ministre des finances.
« La séparation absolue ne pourrait se réaliser qu’à la condition
que plus personne, en Belgique, ne pratiquât une religion positive. Aussi
longtemps que ce fait ne se réalisera pas, vous aurez toujours et
nécessairement, dans la vie, de nombreux, d’inévitables points de contact entre
l’ordre civil et l’ordre religieux...
« Cette doctrine de la séparation n’est pas seulement une utopie,
c’est encore une erreur. Notre Constitution est un régime nouveau dans le monde
;
« Vous croyez que le législateur constituant eût fait œuvre de
sagesse en proclamant le principe de la séparation absolue de l’Eglise et de
l’Etat, de l’âme et du corps !
« Eh bien, non, messieurs,
« L’indépendance réciproque, le respect des droits des deux (page 524) ordres, leur concours dans la
mesure de ce que l’intérêt et les droits de chacun permettent, tel est, selon
moi, le principe établi par
Malou indiquait, à l’appui de sa thèse et à titre exemplatif, la loi de
1842 sur l’instruction primaire et la discussion récente du Code pénal, où il
s’était agi de décider si, sous notre régime constitutionnel, on pouvait créer
pour les ministres du culte des délits spéciaux, à raison même de leur qualité.
« Le projet en discussion aujourd’hui, continuait-il, est une
transaction, un accord qui consacre 1es principes constitutionnels que je viens
de rappeler.
« Ce projet peut se résumer en peu de mots. Lorsque les fabriques
d’église ne demandent, ne veulent pas de subsides, l’autorité civile leur dit :
Je ne veux pas vous contrôler ; gérez vos intérêts comme vous l’entendez Quand,
au contraire, les fabriques demandent des subsides, l’autorité civile a un
droit de contrôle à exercer et son intervention est légitime. Elle est légitime
à une condition, toutefois c’est de respecter la liberté des cultes.
Or, pour respecter la liberté des cultes, le projet de loi établit une
distinction qui est rationnelle et constitutionnelle. Il interdit à l’autorité
civile d’intervenir dans ce qui concerne les dépenses du culte intérieur. Le
texte de la loi est formel sur ce point.
« L’autorité religieuse seule règle cette partie des budgets et des
comptes--, c’est ainsi que le projet de loi sauvegarde, selon moi, le principe
de la liberté des cultes et n’empiète pas sur le domaine de l’autorité
ecclésiastique.
« Il est évident - et j’insiste un moment sur ce point - que non
seulement cette intervention de l’autorité civile est légitime, mais je dirai
même qu’au point de vue des intérêts engagés, elle est utile, j’allais presque
dire qu’elle est nécessaire.
(page 525) « L’autorité
ecclésiastique ne peut pas prétendre et n’a jamais prétendu avoir le droit de
disposer des budgets des communes, des provinces ou de l’Etat. Si elle a besoin
de leur concours financier, un accord doit s’établir. » (Annales parlementaires,
22 février 1870).
Malou tint à préciser ses déclarations. Il le fit dans un écrit, qui eut
un grand retentissement à une époque où la question des rapports de l’Eglise et
de l’Etat occupait vivement l’opinion publique.
Cette étude, à laquelle nous avons déjà fait quelques emprunts,
s’intitule : Le temporel des cultes et
les rapports constitutionnels entre l’Etat et les Eglises en Belgique (Revue générale, août 1870).
L’auteur se propose « d’examiner quels sont et quels doivent être, en
Belgique, les rapports de l’Etat et des Eglises, au point de vue social et
constitutionnel ». Il tient à poser la question « en termes pratiques et
précis, pour éliminer toutes les considérations exclusivement théoriques ».
Il se place dans l’hypothèse et croit faire acte de sagesse en prenant
le monde tel qu’il est. « Ceux qui préconisent la séparation absolue et
radicale de l’Etat et des Eglises ont le tort grave de ne point prendre le
monde tel qu’il est et de caresser une utopie qui n’a jamais existé et qui
n’existera jamais chez un peuple civilisé. On n’en peut citer aucun qui n’ait
une religion positive, un ou plusieurs cultes. »
Le sentiment religieux n’est pas seulement inné et universel, il est, de
plus, intimement lié à tous les actes de la vie. « Du berceau à la tombe, la
religion est aussi étroitement unie à l’existence de l’homme que son âme est
unie à son corps. » Le for de la conscience ne lui (page 526) suffit pas, elle a le droit d’avoir ses manifestations
extérieures : c’est un besoin individuel et un besoin social.
Le Congrès national l’a compris. «
La liste serait longue, ajoute-t-il, de nos lois de tout ordre où
fourmillent des dispositions en contradiction directe et formelle avec l’utopie
séparatiste !
« Aussi longtemps que la presque unanimité des Belges persistera, comme
elle persiste malgré d’énergiques et vains efforts, à avoir une religion
positive, il y aura entre l’Etat et ces religions des rapports nécessaires, des
points de contact inévitables...
« Ces rapports, quels sont-ils, quels doivent-ils être socialement et
constitutionnellement parlant ? »
C’était là toute la question ; il importait de la préciser encore
davantage.
« Il y a, en fait, poursuivait Malou, chez une nation qui n’est pas
tout entière libre-pensante, deux autorités, sinon deux pouvoirs, l’un
temporel, l’autre spirituel. Les intérêts qu’ils ont à régir ou à régler sont
de la compétence exclusive de l’un ou de l’autre, ou bien de la compétence
mixte de l’un et de l’autre. Ces questions naissent de la nature même des
choses ; elles peuvent naître aussi de prétentions ou de tentatives qui sont le
fait des hommes.
« Pour les questions mixtes ou, en d’autres termes, pour les
rapports de l’Etat et des Eglises, on ne peut constater dans (page 527) l’histoire ou dans les faits
contemporains, on ne peut d’ailleurs concevoir par le raisonnement que l’une
des situations que voici la suprématie ou la prépondérance de l’autorité
religieuse la suprématie ou la prépondérance du pouvoir civil ; la séparation
relative et l’indépendance réciproque du pouvoir civil et des autorités religieuses...
« La troisième forme, l’indépendance réciproque du pouvoir civil et
des autorités religieuses, est le système de
« Notre régime, loin d’être un progrès, serait le pire de tous s’il
aboutissait à l’antagonisme permanent des deux forces qui régissent le monde
« Pour être féconde, l’indépendance réciproque doit être
intelligemment et utilement exercée. »
Malou établissait en fait, à l’appui de sa thèse, que, chaque fois que
les questions mixtes, intéressant le pouvoir civil et l’ordre religieux,
avaient été abordées de bonne foi, l’accord des deux autorités s’était établi :
la question de l’enseignement primaire, celle du temporel des cultes avaient
été ainsi résolues ; d’autres demeuraient ouvertes « Il reste encore des
questions mixtes à résoudre, dans le sens constitutionnel. J ‘appelle de tous
mes vœux des solutions transactionnelles : celles-là seules sont définitives,
seules elles consolident l’œuvre de 1830 ; elles honorent ceux qui les font
prévaloir. A tous les points de vue et pour tous, jouer des coups de politique
nationale vaut mieux que jouer des coups le parti. »
C’était là véritablement le langage de l’homme d’Etat catholique, prêt, sans
rien abdiquer de l’intégrité des droits de l’Eglise, à faire la part des
contingences inévitables.
(page 528)
L’opposition, au Sénat, fut encore plus vive ; le Gouvernement
rencontra, dans les rangs de sa majorité habituelle, les plus irréductibles des
adversaires de sa proposition.
Malou se contenta d’abord de les laisser aux prises et de déclarer qu’il
ne voulait pas d’un projet qui consacrait « le privilège de l’impunité pour
ceux qui peuvent, par filouterie, par friponnerie, se faire passer pour
insolvables ».
Malgré l’opposition du ministre de la justice, le Sénat maintint la
contrainte par corps en certaines matières, telles que les matières criminelles
et correctionnelles.
Le projet fut renvoyé à
Malou prit, une fois de plus, la défense de l’institution sénatoriale.
« Il y a, ce me semble, dit-il, une distinction essentielle à faire
entre une loi nécessaire et une loi facultative.
« Dans un gouvernement constitutionnel, il y a conflit lorsque les
pouvoirs publics ne peuvent s’entendre sur une loi nécessaire, telle qu’un
budget. Je suppose que l’on ne parvienne pas à se mettre d’accord sur le budget
des voies et moyens : il y a conflit parce qu’il faut un budget des voies et
moyens.
(page 529) « Mais
lorsqu’une loi purement facultative, qui peut exister ou ne peut pas exister, à
laquelle n’est pas attaché un intérêt de premier ordre, un intérêt d’urgence,
lorsqu’une loi pareille provoque des divergences entre deux Chambres, il y a
pour chacune d’elles non seulement un droit constitutionnel absolu, mais il y a
un devoir de dignité pour ces deux corps : ni l’un ni l’autre ne doit être
obligé d’abdiquer, chacun d’eux peut maintenir son opinion. Quand, entre les
deux grands corps de l’Etat, aucune négociation ne permet d’aboutir à un moyen
terme, ce n’est pas par l’abnégation de l’un d’eux que la question en suspens
doit être résolue.
« Pour moi, messieurs, je considérerais comme un malheur, au point
de vue de nos institutions, que, dans une situation comme celle-ci, l’un des
deux grands corps de l’Etat vint à se contredire à la face du pays je le
considérerais comme un malheur pour nos institutions, parce que je pense que,
dans le mécanisme de ses institutions, le Sénat a un grand ràle,
un rôle sérieux à remplir, et que le jour où le Sénat abdiquera, sans qu’un
intérêt public l’exige, nos institutions seront faussées. Nous siégerons encore
ici, mais il n’y aura plus de Sénat belge.
« Je n’appelle pas le dissentiment : j’appelle la conciliation. Je
désire que, si le Sénat maintient son premier vote, la commission de la justice
reprenne l’examen de la question et tâche de faire résoudre à l’amiable, par
conciliation, par conférence même, comme on le fait souvent en Angleterre, les
divers points sur lesquels nous sommes en désaccord.
« J’appelle la concorde ; j’appelle l’entente des deux grands corps
de l’Etat et je ne suis nullement surpris, nullement étonné que la grande
Chambre ait maintenu son premier vote.
« Je serais surpris, je serais désolé, je le répète, que le Sénat
ne maintint pas le sien. »
Un projet, légèrement amendé par M. Dolez, dans un but de conciliation,
fut soumis au Sénat et adopté.
(page 530) La surprise fut
grande lorsque, le surlendemain, au second vote, M. Frère-Orban vint, une
seconde fois, demander à la haute assemblée de se déjuger et de revenir sur la
discussion d’un amendement. M. Bara essaya, cette fois, de l’intimidation.
Ce fut l’occasion d’un nouvel incident.
« M. le prince de Ligne, président. - Voici ce que porte le
procès-verbal de l’avant-dernière séance : « Le Sénat renvoie à sa prochaine
séance, fixée au surlendemain 14 juin, le second vote des amendements adoptés.
» Or, les quatre premiers articles ont été définitivement adoptés ; c’est un
fait certain.
« M. Bara, ministre de la justice. - Nons
ne contestons pas cela, mais nous disons que, si l’assemblée le veut, elle peut
revenir sur ces votes.
« M. Frère-Orban, ministre des finances. - On pose une simple
question de bonne foi.
« M. Malou. - Il suffit qu’un seul membre s’y oppose.
« M. Bara. - Qu’il se nomme, ce membre.
« M. Malou. - Eh bien, ce sera moi !
« M. Bara. - Cela prouve, une fois de plus votre esprit de
conciliation ! »
Le Sénat ne tint pas compte des objurgations du Cabinet et persista dans
son attitude première. Le projet fut renvoyé à
(page 530) Les derniers incidents
parlementaires n’avaient guère contribué à l’amélioration des rapports entre le
gouvernement et la minorité.
L’autoritarisme de plus en plus chatouilleux de M. Frère et de ses
collègues dénaturait, jusqu’à l’injustice, (page 531) les intentions des adversaires du Cabinet ; il
multipliait les conflits et les envenimait.
La discussion des articles du Code de commerce dégénéra, elle aussi, en
débat politique et fut le prétexte d’une véritable mise en accusation de la
droite sénatoriale, coupable de ne pas partager l’opinion du ministre de la
justice en matière de protêts. (Chargé d’élaborer un projet de
révision du titre de
Malou était rapporteur du projet. Il avait rallié à des amendements, que
le gouvernement repoussait, la majorité du Sénat. Comme les ministres
s’obstinaient à rejeter en bloc les conclusions de son rapport, il avait pris
le parti de déposer une proposition formelle d’ajournement. Il invita le Sénat
à laisser le débat ouvert devant l’opinion publique et à donner aux chambres de
commerce, aux hommes d’expérience, le temps d’émettre une opinion.
On l’accusa de chercher à constituer, en dehors du Sénat, un tribunal
d’appel des décisions de
« Toutes les explications que j’ai données, répondit-il, (page 532) protestent à l’avance contre
de pareilles intentions. Je propose simplement au Sénat d’ajourner jusqu’au
mois d’avril l’examen des articles du projet de loi pour que des observations,
des pétitions puissent, dans l’intervalle, éclairer nos délibérations.
« Y a-t-il donc un antagonisme, un appel contre
« Si le Sénat ne peut pas faire d’amendements aux lois non
politiques ou organiques, comme le Code de commerce, sans qu’il y ait conflit
avec l’autre Chambre, dites alors qu’il n’y a plus qu’une Chambre. Je ne sais
pas, si ce système devait prévaloir, ce que le pays y gagnerait. Je suis très
convaincu que c’est un droit, plus qu’un droit, que c’est un impérieux devoir
pour le Sénat d’étudier d’une manière approfondie toutes les questions de cette
nature qui se présentent à son examen, et j’ajouterai que j’avais l’intention
d’étudier complètement, dussé-je y passer des mois et des nuits, toutes les parties
du Code de commerce.
« S’il est prouvé que nous discutons des questions de protêt et
d’autres comme des questions politiques, je ne m’en occuperai plus. Je crois
même que tous mes amis feront bien aussi de ne plus s’en occuper...
« Il y a trop d’années que j’ai l’honneur de siéger dans les
assemblées parlementaires pour que l’on puisse m’accuser, quand je dépose un
rapport au nom d’une commission ou que je fais une motion, de vouloir blesser
en quoi que ce soit
M. Frère-Orban protesta aussitôt de son respect pour le Sénat ; il
s’étonna de l’unanimité de l’opposition de la droite :
« Assurément, le Sénat peut admettre, peut rejeter, peut amender
les lois. Mais nous sommes obligés, - les paroles que vient de prononcer
l’honorable M. Malou m’y contraignent, - (page
533) nous sommes obligés de constater une situation dont le pays se
préoccupe.
« A l’occasion d’un certain nombre de lois, nous avons vu, dans
l’autre Chambre les opinions se diviser. Des membres de la droite ont voté avec
des membres de la gauche ; des membres de la gauche se sont associés à
l’opposition de membres de la droite. Ces questions n’ayant pas de caractère
politique, nul ne s’étonnait de pareille situation. Mais ces mêmes lois,
apportées ici dans cette enceinte, ces lois qui avaient donné lieu aux
divisions que je viens d’indiquer, rencontraient invariablement au Sénat, sans
aucune exception, l’opposition unanime de la droite, surtout dès que la gauche
était divisée sur la question. A l’inverse de ce qui s’était produit à
Lorsque se fut exhalé tout le ressentiment qu’un double échec avait fait
naître chez son adversaire, Malou répartit simplement :
« Si j’ai bien compris, comme la droite, paraît-il, a eu le tort
d’être de notre avis, on en infère que la loi a eu un caractère politique et
qu’il faut repousser les propositions des commissions. L’honorable ministre des
finances verra la chose comme il le voudra, je persisterai à ne pas attacher à
cette question la moindre importance politique. »
Telle était également l’opinion qu’exprima un sénateur libéral, M.
Barbanson :
« Faut-il donc que la politique domine tout et s’empare de tout
invariablement ? Faut-il qu’elle se mêle à nos débats sur des questions de
cette nature pour détruire toute liberté (page
534) d’appréciation ? Et le Sénat ne pourrait-il plus, en ces matières qui
réclament nécessairement la faculté du libre examen, exercer son droit de
révision sans que ses intentions soient soupçonnées ou méconnues ? »
Malou retira lui-même sa motion d’ajournement. L’ensemble du projet de
loi fut voté par le Sénat le 22 mars 1870, par 30 voix contre 7 et 3
abstentions (Annales
parlementaires, Sénat, 19, 21, 22 mars 1870)
L’incident n’était pas clos. Il surgit à nouveau le lendemain, avec une
intensité plus vive, à l’ouverture du débat sur les titres I à IV du livre Ier
du Code de commerce.
Une déclaration préliminaire du baron d’Anethan, rapporteur du projet de
loi, en fut l’occasion :
« Avant d’aborder la discussion des articles de la loi, je demande
à faire une déclaration nécessitée par un incident qui s’est produit dans une
de nos séances précédentes et auquel mon nom a été mêlé.
« Comme rapporteur du projet de loi, et en mon nom personnel,
j’aurai à présenter quelques observations sur plusieurs articles de ce projet.
« Cependant, si l’on devait considérer ces observations comme
inspirées par un esprit d’opposition mesquin et tracassier, et non comme
inspirées par le désir sincère que j’ai d’améliorer la législation, désir
auquel j’ai obéi dans la discussion de toutes les grandes lois dont le Sénat
s’est occupé, je garderais le silence et je ne prendrais aucune part à la
discussion. »
M. Bara protesta, comme l’avait fait M. Frère, de son respect pour les
droits des assemblées parlementaires à la condition que l’opposition aux lois
économiques et administratives ne fût pas une opposition de parti pris.
(page 535) Au ministre de la
justice, qui établissait cette distinction subtile, Malou répondit plaisamment
:
« Il est évident, d’après la déclaration qui vient d’être faite,
qu’il m’est impossible désormais d’accepter encore la charge de rapporteur,
attendu que je risque, si mes amis sont de mon avis, même à mon insu, de voir
transformer une question administrative en une question politique....
« Lorsque j’assume les fonctions dc
rapporteur, comme cela est arrivé dernièrement dans les commissions réunies, quand
la majorité de ces commissions appartient à la majorité politique du Cabinet,
dois-je m’assurer d’avance du vote de mes amis ? Si j’ai lieu de craindre que
mes amis seront unanimes, dois-je, avant de faire le rapport, mc procurer la certitude de quelques votes négatifs ? Si je
n’ai pas cette certitude, s’il se trouve par accident, par malheur, moi
intervenant, que mes honorables amis sont de mon avis, et si la situation se
complique en ce sens que l’un ou plusieurs des membres de ces commissions soutiennent
en séance publique le projet de loi qu’ils ont adopté en commission, je
produirai évidemment ce résultat, qu’en voulant faire adopter une chose que je
crois bonne, je contribuerai à la faire rejeter.
« Aussi longtemps que ce point ne sera pas éclairci, je croirai
mieux remplir mes devoirs envers mon pays en m’abstenant de faire des rapports.
Quand j’aurai à formuler des observations (ce à quoi l’honorable ministre veut
bien encore nous admettre), je tacherai d’être très sobre, parce que, à mon
insu, sans le vouloir, je puis produire quelque effet, soit par les raisons
données, soit par l’amitié, soit par la confiance chez un certain nombre de mes
amis et déterminer chez eux une unanimité qui, sans cela, n’existerait pas et
qui paraît être dangereuse puisque, malgré toutes nos déclarations, elle est
l’indice d’une conspiration pour faire échec au ministère à propos de protêts
ou de livres de commerce. Je demande donc que cette situation soit bien
définie, et pour cela je répète, en terminant, ce que je disais tout à l’heure
:je ne (page 536) regrette pas du
tout le débat, parce qu’il simplifie singulièrement ma position
personnelle. »
M. Bara répondit avec non moins d’à-propos ; il appartiendra à ses
biographes de le faire remarquer.
Nous avons tenu, de notre côté, à justifier l’opposition de la droite.
Bien à tort la qualifierait-on d’étroite et de systématique. Jamais la minorité
du Sénat ne se refusa à une transaction possible. Il serait bien injuste de lui
reprocher d’avoir, dans la plénitude de son droit et dans les circonstances que
nous avons rappelées, exercé à l’égard de certaines propositions législatives
une opposition suffisamment motivée. Ce serait dénier aux minorités, sinon le
droit à l’existence, la liberté tout aussi précieuse d’affirmer par des actes
sa vitalité.
Mais ce qui ressort à l’évidence du rapprochement de ces divers
incidents parlementaires, c’est l’autoritarisme des deux ministres Frère-Orban
et Bara, dont le procédé gouvernemental tendait directement au bouleversement
du droit public constitutionnel, à l’annihilation du Sénat, à la dénégation des
droits des minorités.
C’est ce que Malou établit à l’évidence dans une série de discours
courageux, que nous n’avons fait que signaler au passage ; c’est ce qu’il
démontrait encore, dans une lettre, écrite du ton de fine raillerie dont il se
servait volontiers pour faire pénétrer plus avant les traits décochés à ses
adversaires. Cette lettre (publiée dans le Journal de Bruxelles, 28 mars 1870) répondait aux félicitations que lui avait adressées,
à l’occasion de son attitude dans les discussions récentes, un banquier de
Bruxelles. « Serons-nous désormais autre chose, demandait Malou, qu’un Sénat observateur ? »
« Sous notre régime constitutionnel, je m’imaginais le Sénat (page 537) associé à l’œuvre difficile
du législateur, investi de la plénitude du droit de discuter et d’amender les
projets de loi. A l’appui de cette opinion, je croyais pouvoir invoquer
notamment les articles 26, 27 et 42 de
« Ce droit d’amendement des lois d’ordre matériel n’existe plus. Il
nous reste le droit de faire des observations. Nous sommes le Sénat observateur !...
« La droite, suspecte de conspirer toujours et même de mentir
lorsqu’elle déclare ne point attacher de caractère politique à un débat
d’affaires, tient ainsi les ministres dans une perpétuelle perplexité…
Peut-être le meilleur moyen, sinon le seul moyen de remédier à ces maux
consisterait-il à mettre aux voix par appel nominal l’ensemble de tout projet
de loi au moment où lecture est donnée du message qui le transmet au Sénat.
L’appel nominal commencerait, bien entendu, par les membres de la droite. Le
caractère politique ou non politique de tout projet serait ainsi déterminé
d’avance avec une certitude complète ; personne ne pourrait hésiter ou douter
de ce qu’il a à voter. Les commissions examineraient, ensuite on ferait un
rapport nécessairement approbatif. Chacun représenterait en séance publique ses
observations, mais le vote initial demeurerait acquis.
« L’idée, je le reconnais, a besoin d’être mûrie, élaborée ; je la
livre aux méditations de tous ceux qui ont à cœur la sincérité du régime
représentatif, tel qu’il a été défini officiellement dans la séance du 11 mars.
Quoi qu’il en soit, les roses de la vie sénatoriale n’ont plus (page 538) désormais pour nous la
moindre épine ; les relations agréables et même affectueuses, malgré les
dissentiments politiques, ne seront pas altérées ; nous pouvons nous livrer à
d’inoffensives passes d’armes oratoires, à fleuret moucheté : il ne faudra plus
étudier péniblement les lois, discuter, élaborer des projets dans les
commissions, rédiger des rapports, des propositions ou des amendements. Je
continuerai donc à être assidu aux séances publiques pour faire nombre ; mais,
instruit par l’expérience, voyant dénier ou retirer au Sénat un droit dès qu’il
l’exerce ou veut l’exercer, j’userai peu ou point du droit de présenter des
observations, de peur que celui-ci, le dernier qui nous soit encore reconnu, ne
disparaisse à son tour.