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d’intention
« Jules Malou (1810-1870) », par le
baron de TRANNOY
(Bruxelles,
Dewit, 1905)
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(page 440) Si l’échec électoral de juin 1859
avait frappé Malou seul, celui-ci eût volontiers souri à l’infortune et attendu
avec patience le retour de jours plus sereins.
Hélas ! le parti conservateur tout entier était atteint dans ses œuvres
vives. Les plus chères espérances de ceux qui, en 1852 et en 1858, avaient
présidé aux premières et laborieuses tentatives d’organisation de la presse et
des forces conservatrices se trouvaient déçues et presque anéanties.
En effet, d’une part, l’Association constitutionnelle conservatrice,
issue des réunions tenues en 1858 à l’hôtel de Merode,
entrait en liquidation, d’autre part le Journal
de Bruxelles et l’Emancipation,
dirigés avec plus de bonne volonté que de succès par M. Paul Nève, marchaient droit à la faillite.
La concentration en une seule main de la presse conservatrice n’avait
guère contribué à sa prospérité.
(page 441) Le rachat de l’Émancipation n’avait pas donné les
résultats que l’on s’en promettait. Les lecteurs de cette feuille, habitués à
la façon de penser et d’écrire de M. Coomans, de M.
De Laet et de leurs collègues, se plaignaient
amèrement de ce qu’on leur eût, sans les consulter, changé leur journal. Ils se
vengèrent, comme peuvent se venger des abonnés, c’est-à-dire qu’à la fin du
trimestre ou de l’année, beaucoup ne renouvelèrent pas leur abonnement...
Le directeur des journaux réunis tournait dans le cercle vicieux des
entreprises qui périclitent : il n’améliorait pas sa rédaction parce que les
recettes provenant de l’abonnement baissaient et, d’autre part, la baisse de
l’abonnement et des recettes n’était imputable qu’aux défectuosités de la
rédaction.
Les fonds manquaient, le déficit se creusait plus profond d’année en
année. Et les amis de M. Nève, ceux du moins que ses
coups de tête n’avaient pas éloignés de lui, ne mettaient plus les pieds dans
la maison de la rue des Boiteux sans emporter de leur visite une impression
attristante. Ils s’éloignaient rêveurs : tant de peines, tant de travail, tant
d’argent dépensé et n’avoir abouti qu’à peupler un lazaret de journaux !
(Numéro jubilaire du Journal de Bruxelles,
décembre 1899, p. 13)
Devant l’échec de ses efforts et l’anéantissement de ses espérances,
Malou, à son tour, se sentit envahi d’un découragement profond. Abandonnant à
d’autres l’action directrice du parti, il chercha à vivre désormais à l’écart,
éloigné de la politique. Vainement l’évêque de Bruges le pressait-il de
reprendre à la première occasion la place demeurée large ouverte dans le rang
de ses amis : Malou refusa obstinément de rentrer à
« Vous me dites, écrit-il à son frère, d’une façon très flatteuse
et, selon moi, trop flatteuse, que je manque à
« Il est vrai qu’à la suite de la surprise d’Ypres, j’ai reçu un
certain nombre de lettres amicales et entendu de temps à autre des expressions
de regrets ; il y a même beaucoup de gens qui me nomment encore représentant,
comme si je faisais nécessairement partie du mécanisme représentatif. D’autres
me répètent, en croyant me consoler : Vous rentrerez à
« J’ai été, je suis encore sensible aux témoignages de regrets, à
cause des sentiments d’amitié qui les inspirent ; mais, à part cela, les uns et
les autres se trompent énormément. « Qui peut, dit
« En restant sur les rangs, en 1859, j’avais cédé aux instances de
mes amis ; j’avais surmonté les répugnances, le dégoût profond que m’inspire
une situation comme celle où nous nous trouvons. Après les émeutes et la
dissolution de 1857, nous étions unanimes à reconnaitre
qu’il fallait faire momentanément les morts à
« Un jour peut-être, par l’action de
« Même dans cette hypothèse qui, je le crois ou je le crains, est
encore fort éloignée, si jamais elle se réalise, il y aurait à voir le mode et
les moyens. Ainsi, pour Ypres, jamais, sous aucun prétexte, je ne consentirais
à m’associer l’ami politique dont l’égoïsme en 1848 et en 1859 m’a deux fois
fait échouer. Personne n’aurait le droit de me demander cela. L’Evangile dit
bien qu’après avoir reçu un soufflet sur une joue, il faut présenter l’autre,
mais quand toutes deux l’ont reçu, il est satisfait au précepte, si tant est
qu’il soit applicable à la politique. Il y aurait absence de toute dignité à me
représenter encore là. J’aimerais mieux être condamné à ramoner tontes les
cheminées de l’arrondissement.
« Il se présenterait aujourd’hui, très naturellement, sans que
quelqu’un se retire pour moi, une occasion de rentrer à
Vous voyez à quel point je néglige les considérations déduites de mes
convenances personnelles, pour ne voir que le côté politique des questions, et
cependant je serais peut-être en droit de dire que j’ai assez longtemps
travaillé pour la patrie, que ma dette est soldée, que je puis du moins
accepter et conserver sans scrupule, indéfiniment ou pour quelques années le
repos qui m’est procuré par les élections d’Ypres.
(page 445) Je ne veux
cependant pas trop me prévaloir de ce droit et, s’il se présente une occasion naturelle et honorable de me porter candidat au Sénat, je ne refuserai pas. La
véritable force de l’opinion conservatrice, eu égard aux circonstances
actuelles, devrait se trouver dans le Sénat ; il faut y donner une grande
attention. On l’a beaucoup trop négligé. Le rôle spécial à jouer sur ce
théâtre, moins bruyant que l’autre, peut encore, à la rigueur. être pris au sérieux,
si l’on y met un peu de bonne volonté.
Remarquez bien, je vous prie, que je ne désire nullement reconquérir un
siège parlementaire ; je voudrais n’être rien, pas même sénateur ; aussi quand
il m’a été offert l’année dernière de me porter candidat sénateur dans un
arrondissement parfaitement sûr, en remplacement d’un membre qui aurait donné
sa démission, ai-je remercié très positivement. L’occasion se présentant
naturelle, non artificielle et d’ailleurs honorable, je me croirais obligé
moralement de l’accepter.
« Ma confession politique vous paraîtra bien longue ; elle est au
moins très sincère. Il m’a paru qu’il pouvait être utile de vous la faire en
réponse à votre lettre du 11 avril. Mieux vaut s’expliquer une bonne fois
nettement et sans ambages que de laisser subsister des illusions... »
Quel abattement profond expriment ces pages ! A la vérité, il a fallu un
amoncellement de ruines pour broyer une âme trempée comme celle de Malou. Il
est permis de regretter cette lettre écrite sous l’impression de la lassitude
et du dégoût ; on eût préféré voir résister jusqu’au bout celui qui, à travers
tant d’épreuves successives, avait passé sans défaillance. Serait-il juste
cependant de reprocher à Malou d’avoir un instant faibli, après en avoir
soutenu et relevé tant d’autres ? Combien, à sa place, eussent succombé pour ne
plus se ressaisir ?
(page 446) Toujours à ses
côtés, bien que frappé déjà du mal cruel qui devait l’enlever prématurément à
l’épiscopat belge, Mgr Malou usait de toutes les ressources d’un zèle ingénieux
et toujours ardent pour déterminer son frère à reprendre les armes.
« Les méfaits du libéralisme s’accumulent, s’amoncèlent,
écrivait-il le 18 juin 1861, et le pays s’en aperçoit à peine. Pour relever la
cause, il faut donc recourir à de nouveaux moyens. Depuis quelque temps, je
suis obsédé d’une idée que je tiens à vous communiquer sans délai. Il s’agirait
de rédiger contre le libéralisme, que la presse combat faiblement, mollement,
une série de brochures solides, incisives, variées, piquantes, capables de
fixer l’attention publique et de démonter complètement la libéralisme bâtard,
intolérant, anti-1830, qui nous gouverne ou plutôt nous opprime... Il faudrait
concerter un plan. Si l’idée vous sourit, je vous ferai un projet. Vous auriez
votre part à fournir ; je consentirais à fournir la mienne... J’ai songé au
titre d’Etudes contemporaines ; le
nom fera moins que la chose, cependant il faut bien le choisir. »
Malou répondait :
« Votre idée de créer une sorte de revue politique ou de fabrique à
brochures serait bonne si elle était bien exécutée. Tout est dans l’exécution.
Nous avons l’un et l’autre un malheur en écrivant ; c’est d’être toujours
reconnus... Je crois que, d’après les habitudes de ce pays, les brochures
exercent très peu d’influence sur l’opinion ou, du moins, que l’action de la
presse quotidienne est beaucoup plus puissante. »
Il fallait autre chose, constatait-il en outre, pour relever le parti
conservateur :
« Ce qui manque surtout au parti conservateur, c’est une direction,
une impulsion parlementaire. Depuis 1857, ce parti (page 447) s’est montré bonhomme et niais politique au delà de toute
expression. D’abord, comme vous le dites, l’organisation tentée a échoué, et
cela m’avait déjà profondément dégoûté, même avant ma délivrance. Ensuite, dans
deux occasions au moins, pour les questions militaires, on a, par des votes de
la droite, sauvé le ministère, que l’on pouvait culbuter. »
Malgré ces retours de découragement, Mgr Malou ne se lassait pas
d’exhorter son frère à reprendre place dans la politique. « De plusieurs côtés,
lui écrivait-il, on me fait des instances pour que vous vous laissiez porter
candidat dans le premier district conservateur qui deviendra vacant. »
(page 447) L’occasion naturelle et honorable
qu’attendait Malou d’entrer au Sénat ne tarda pas à s’offrir, par suite du
décès de M. Van Naemen, sénateur pour
l’arrondissement de Saint-Nicolas.
L’ancien député d’Ypres accepta l’offre que lui firent les membres
notables du comité conservateur de Saint-Nicolas et consentit à se laisser
porter candidat à l’élection sénatoriale qui devait avoir lieu le 4 février
1862.
« J’ai accepté, écrivait-il au prince de Chimay (Lettre
du 17 février 1861),
l’occasion de rentrer dans la vie politique par le Sénat, pour remplir un
devoir ; mais je veux être sincère : l’un de mes principaux mobiles a été
d’échapper ainsi au danger d’être moralement contraint de reparaître à
« J’avais contre ce retour-là une répugnance invincible et
péremptoirement motivée. »
(page 448) Tout semblait
conjurer pour dégoûter et éloigner à jamais Malou de la politique.
Les électeurs de l’arrondissement de Saint-Nicolas avaient été invités
par le bureau du comité conservateur à se rendre à une assemblée convoquée pour
la désignation du successeur de M. Van Naemen (Le
23 janvier 1862). La
ratification de la candidature de Malou ne paraissait pas douteuse ; elle avait
été acceptée dans une précédente réunion des délégués par quatorze voix contre
trois accordées au vicomte Vilain XIIII. Mais, dans l’entre-temps, une cabale
s’était formée et, dans l’assemblée générale, ouverte d’ailleurs à tous
venants, conservateurs comme adversaires politiques, une majorité de quelques
voix se prononça contre Malou, en faveur de la candidature du vicomte Vilain
XIIII.
« On n’a jamais vu de mystification semblable à celle de Saint-Nicolas,
écrivait Malou à l’évêque de Bruges, le 26 janvier 1862... On paraît accepter
comme sérieux et décisif le vote d’une centaine de paysans de trois communes,
et même les votes d’adversaires. (L’arrondissement de
Saint-Nicolas comptait plus de 2,500 électeurs. Le dixième à peine assistait à
l’assemblée du 23 janvier. 140 voix avaient désigné le vicomte Vilain XIIII ;
Malou n’en avait recueilli que 117). Il y a longtemps que je le dis, nous ne devrions pas nous appeler le
parti conservateur ou catholique, mais le parti-dindon. »
Le vicomte Vilain XIIII, qui se trouvait à l’étranger, protesta
immédiatement contre le vote de l’assemblée de Saint-Nicolas et refusa d’en
bénéficier. On put décider Malou à maintenir sa candidature. Il fut élu à une
quasi- unanimité. (Election de Saint-Nicolas, février 1862 : Votants
1,415 ; Malou, 1,249 suffrages, élu ; vicomte Vilain XIIII, 66 suffrages).
(page 449) Rien ne peint
mieux le défaut d’organisation sérieuse des conservateurs que cet incident. On
ne s’étonne plus, devant le spectacle d’une telle incurie, que, dans beaucoup
d’arrondissements, une poignée d’électeurs libéraux, bien organisés, ait
longtemps tenu tête aux forces conservatrices débandées, et l’on comprend que
le découragement et le dégoût se soient emparés à certaines heures des hommes
politiques livrés à l’insouciance de tels électeurs.
(page 449) Même après son élection, Malou
resta sous le coup des déceptions violentes et successives qu’il avait
éprouvées : les événements de 1857, l’échec de 1859, le pitoyable avortement
des tentatives d’organisation des conservateurs, la malheureuse question de la
presse, les fautes de tactique commises par la droite expliquent son état
d’âme. « Les couvents et même cette grosse bêtise de la dîme me restent en
mémoire, » écrivait-il, le 17 mars 1863, à l’évêque de Bruges.
Ne faut-il pas attribuer à ces dispositions générales d’esprit, plus
qu’à un sentiment d’indifférence ou de méfiance, l’abstention de Malou aux
assemblées générales des catholiques, à Malines ?
« J’ai été très perplexe au sujet du Congrès de Malines,
écrivait-il à l’évêque de Bruges. J’ai signé, j’ai adhéré ; j’ai fait dire tant
au président qu’à d’autres amis les motifs qui m’empêchaient d’y prendre une
part active ; mais, je l’avoue, je n’ai pu vaincre ma répugnance pour ces
tournois de paroles en l’air. Je souhaite sincèrement que cela produise plus de
bien que de mal. Si les catholiques, après la rude leçon de 1857, avaient bien
voulu (page 450) comprendre la
nécessité d’une organisation politique sérieuse, permanente, efficace, les
choses seraient tout autres qu’aujourd’hui...
« D’autres, dans des positions analogues à la mienne, sont allés,
sans mot dire, se montrer à une ou deux séances. Je n’ai pas fait ainsi : il
m’a paru que l’alternative sérieuse et digne était ou d’y travailler ou de
m’abstenir, et que d’y paraître un instant était un moyen terme
inadmissible. » (Lettre de M. Malou à Mgr Malou, 29
septembre 1863).
Il convient, certes, de regretter cette abstention volontaire de Malou.
« J’aurais préféré vous voir figurer comme collaborateur avoué, lui écrivait
l’évêque de Bruges. (Le 6 octobre 1863. Mgr Malou approuva
pleinement le projet des assemblées générales de Malines, s’intéressa vivement
à l’organisation et applaudit aux résultats. Personnellement, il n’y prit
cependant aucune part).
Votre absence, du reste, ne vous oblige point à l’inaction pour l’avenir ; au
contraire, elle peut vous faire rechercher des compensations. L’effet moral du
Congrès de Malines, on ne peut le contester, est grand et salutaire. La rage
des ennemis de l’Eglise suffirait pour le prouver. »
Faut-il s’attarder à rechercher les motifs de cette attitude ? Malou ne
fut pas seul, parmi les chefs du parti conservateur, à se tenir sur la réserve
; le baron d’Anethan et M. Barthélemy Dumortier, au début, s’abstinrent aussi.
Malou seul persista à demeurer, en spectateur bienveillant, à l’écart des
assemblées qui se succédèrent avec un égal éclat en 1863, 1864 et 1867.
Peut-être estima-t-il qu’il ne pouvait remplir de rôle utile et
craignit-il, après les déceptions dont le souvenir récent ne l’avait pas
quitté, de faire entendre trop la voix (page
451) de la modération et de la prudence, là où l’enthousiasme devait
réaliser de grandes choses. Il se réjouit assurément de voir se lever une
génération de catholiques jeunes, instruits par l’expérience de leurs aînés,
peu disposés à pratiquer comme eux la modération jusqu’à l’effacement. II les
vit se grouper autour d’amis politiques dont il respectait le talent et
cultivait l’amitié ; jamais il n’en prit ombrage.
II comprenait qu’une œuvre aussi considérable et d’aussi longue haleine
que le relèvement et l’organisation d’un grand parti dépasse les forces d’un
homme ; qu’elle doit être le résultat d’un concours d’efforts associés dans
l’unique préoccupation du but à atteindre. Chacun a son heure et souvent les
événements eux-mêmes se chargent d’avertir que cette heure est venue ou qu’elle
est passée.
Malou, dans l’œuvre du relèvement des conservateurs, avait eu son heure
; il avait, un moment, assumé à lui seul presque toute la charge. Si,
brusquement, il s’était trouvé alors éloigné de l’action, que fût-il advenu de
la presse conservatrice et jusqu’où les conservateurs eussent-ils été entraînés
à la dérive ? Le double but qu’il s’était proposé était atteint, bien
incomplètement sans doute, lorsque le résultat imprévu d’une élection était
venu l’écarter de la politique. Dans l’intervalle avait grandi l’influence amie
de M. Dechamps ; au lendemain des journées de mai 1857, celui-ci avait paru
être seul à même de reprendre le pouvoir abandonné par M. de Decker ; bien que
la faveur royale se fût portée ailleurs, l’autorité de M. Dechamps n’avait
cessé de s’affermir, en même temps que son activité se prodiguait. Ce fut lui
qui recueillit, avec M. Ducpetiaux, des mains
défaillantes de M. Paul Nève, le Journal de Bruxelles, l’Emancipation
et leurs filiales. A MM. Ducpetiaux et (page 452) Dechamps revient surtout le
glorieux mérite d’avoir été les promoteurs de ces assemblées générales de
Malines, d’où les catholiques belges sortirent unis, autour d’un programme
politique et d’un programme social. (Compte rendus des assemblées
générales des catholiques en Belgique. - Première session, à Malines 18-22 août
1863, 2 vol. ; deuxième session, à Malines, 29 août-3 septembre 1864, 2 vol.,
troisième session, à Malines, 2-7 septembre 1867, 2 vol. (Comptoir universel
d’imprimerie et de librairie, V. Devaux, Bruxelles.). P. MICHOTTE,
Etude sur les théories économiques qui
dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (Louvain, Peeters, 1904). M. Michotte a clairement établi que le mouvement social
catholique en Belgique ne date pas de 1886, mais est issu directement des
assemblées générales de 1863, 1864 et 1867 (pp. 191 à 231)).
(page 452) A la veille de rentrer au
Parlement, Malou écrivait au prince de Chimay :«
Depuis longtemps je suis convaincu de la nécessité de créer au Sénat, en faveur
de notre opinion, une grande force de résistance pour empêcher le mal,
puisqu’il ne lui est pas donné, et que de longtemps peut-être, à moins d’un
miracle, il ne lui sera pas donné de réaliser le bien. »
La force de résistance, à laquelle Malou voulait faire appel, avait bien
manqué au Sénat depuis un quart de siècle ; il n’avait joué, durant cette
période, qu’un rôle effacé dans la vie politique de la nation ; on eût dit
qu’il cherchait à faire oublier la fameuse adresse au Roi par laquelle il avait
naguère renversé le ministère libéral homogène Lebeau-Rogier. La haute
assemblée, on s’en souvient, avait été, à cette occasion, violemment prise à
partie par M. Devaux. Dans sa Première
lettre sur les affaires du temps, Malou avait défendu l’institution
sénatoriale (page 453) contre les
attaques du directeur de
De ce droit incontestable, l’usage semblait prescrit lorsque Malou prit place
parmi les sénateurs. Durant de longues années, après la rupture des libéraux
avec le régime unioniste, le Sénat compta une majorité composée d’éléments
modérés et conservateurs. Mais la plupart de ses membres paraissaient, avant
tout, préoccupés d’éviter tout ce qui eût pu provoquer ou aggraver une crise
politique. Cette passivité, ce laisser-aller au gré du flux et du reflux des
événements s’expliquent, en partie, par le recrutement du Sénat à cette époque.
Le nombre des éligibles était très restreint ; beaucoup ne se souciaient guère
de la politique ; sauf dans les grandes villes, il y avait peu ou point de
luttes entre candidats de diverses opinions ; nulle profession de foi n’était
exigée du candidat unique, qu’on proclamait élu ; les sénateurs ignoraient
souvent si un nouveau collègue se rangerait dans la majorité ou parmi la
minorité. (Un trait, aussi plaisant que suggestif des mœurs
sénatoriales de 1850 se trouve rapporté dans une des lettres récemment publiées
du baron d’Anethan à son collègue le baron Béthune. M. de Haussy
s’étant retiré de la politique, les électeurs de l’arrondissement de Charleroi envoyent M. de Dorlodot occuper
le siège sénatorial abandonné par l’ancien ministre du Cabinet du 12 août 1847.
On voit aussitôt le baron d’Anethan, en leader attentif, se préoccuper
d’assurer à la minorité une nouvelle recrue. « Il (M. de Dorlodot)
a été élu, écrit-il le 2 novembre 1850, dans des conditions qui ne le rendent
pas sympathique pour le Cabinet : néanmoins il importe de le maintenir dans ces
idées et vous êtes, comme moi, convaincu que la place que l’on occupe exerce une grande influence. » Si grande
même, que M. d’Anethan invita M. Béthune à céder son fauteuil au nouveau
collègue, afin que celui-ci fût bien encadré. « Veuillez, mon cher collègue,
continue la lettre, songer à l’importance de garder de Dorlodot
parmi nous : nos adversaires le comprennent tellement que M. Van Schoor disait
à M. Misson : « Dorlodot
pourrait se mettre à gauche, de Royer lui cèderait sa place. » (Baron L. DE BÉTHUNE,
Le baron d’Anethan d’après sa
correspondance. Revue Générale, novembre et décembre 1904.))
Il n’était pas aisé de réagir contre cet état regrettable d’apathie
politique ; le baron d’Anethan, élu sénateur le août 1849, tenta cette
entreprise ardue . (page 454) «
L’influence de la première Chambre demeurait bien inférieure à celle que
Le groupe de la droite sénatoriale, dont le baron d’Anethan était le
chef, avait compté, dès le début, parmi ses membres les plus fidèles, M. Malou-Vandenpeereboom. Celui-ci avait pris dans la haute
assemblée la place ouverte par le décès de son frère, M. Edouard
Malou-Vergauwen ; il l’occupa pendant dix ans, s’acquittant de ses fonctions
électives comme il s’était acquitté naguère de ses devoirs d’éducateur, avec
une conscience rigoureuse. Nullement préoccupé de remplir au Parlement un rôle brillant,
qui n’eût pas été au-dessus de ses forces, il y jouit de l’autorité et du
respect qu’imposent (page 455) la
sûreté des jugements, la loyauté du caractère et des convictions.
Dans le but de mieux remplir les obligations de sa charge, il s’était
établi à demeure à Bruxelles. Son hôtel de la rue du Marais s’ouvrit plus d’une
fois aux conciliabules de ses collègues conservateurs.
Lorsqu’il atteignit la soixante-dix-septième année, M. Malou-Vandenpeereboom craignit de ne plus pouvoir servir
utilement les intérêts qu’il représentait ; il renonça au mandat que lui
avaient confié les électeurs yprois. Il vécut encore
deux ans, entouré de l’affection des siens et mourut le 6 février 1862, deux
jours après que l’élection de Saint-Nicolas eût rouvert à son fils les portes
du Parlement.
Dans l’intervalle, la majorité du Sénat ne s’était pas départie, sinon
en de rares circonstances, de la règle qu’elle semblait s’être imposée de
soutenir, malgré tout et quelles que fussent les idées qu’il incarnât au
pouvoir, le Cabinet investi de la confiance de
Dieu sait combien d’années eût encore fleuri un régime qui eût ménagé
habilement les éléments modérés du Sénat, si la politique doctrinaire de M.
Rogier avait prévalu au sein du ministère, si le gouvernement avait pu écarter
toutes les questions irritantes. Mais, sous la poussée de l’évolution
anticatholique du libéralisme, un revirement s’était produit dans certaines
régions gouvernementales.
(page 456) Le discours du
Trône qui ouvrit la session de 1861-1862 annonça, indépendamment de la
reconnaissance du royaume d’Italie, une loi sur les bourses d’études et une loi
sur le temporel des cultes. « La présentation de ces lois avait été la
condition de la rentrée aux affaires de M. Frère, écrit M. Woeste
(Charles WOESTE. L’évolution anticatholique et
radicale du libéralisme belge. Vingt ans
de polémique, t. Ier, p. 96). On doit croire que M. Rogier n’y était guère sympathique ; à son
avis, « c’étaient là deux gros morceaux à digérer » ; mais M. Frère s’était
acquis, au sein du parti libéral, une situation qui lui permettait de dicter
ses volontés ; elles furent acceptées, et c’est ainsi que succéda à la
politique doctrinaire une politique de transition, destinée à frayer les voies
à la politique radicale ».
« Doctrinaire d’instinct dans les questions politiques, radical dans les
questions religieuses, » M. Frère se trouva l’homme du jour : son impulsion se
fit sentir dans tous les actes du ministère ; il atteignit, durant les années
qui suivirent, l’apogée de sa puissance ; le libéralisme applaudit à la
réalisation successive des réformes annoncées.
Mise en demeure d’emboîter le pas à cette politique agressive, la
majorité du Sénat, restée dans l’ensemble modérée, et même conservatrice,
manifesta en plus d’une circonstance son hésitation et sa répugnance. Tandis
que le centre gauche suivait, mais à regret, le ministère dans la voie où
celui-ci s’engageait, la droite fortifiait ses positions.
L’entrée de Malou au Sénat promettait un concours précieux à la minorité
et à son chef, le baron d’Anethan ; une ancienne amitié et une parfaite
communauté d’idées unissaient celui-ci à son nouveau collègue. Le parti
conservateur (page 457) compta
désormais au Sénat deux leaders éminents par l’autorité et le talent, alors que
le libéralisme ministériel ne s’y trouvait représenté par aucun de ses
principaux chefs.
Aussi bien le ministère ne tarda-t-il pas à se heurter à des résistances
auxquelles le Sénat ne l’avait pas habitué.