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d’intention
« Jules Malou (1810-1870) », par le
baron de TRANNOY
(Bruxelles,
Dewit, 1905)
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(page 418) Après son échec aux élections de
juin 1859, Malou cessa durant quelques années d’occuper une place prépondérante
dans la direction du parti conservateur.
Etait-ce découragement ? Non, quelque profonde et quelque durable qu’eut
été l’impression produite sur lui par les événements de 1857, par ce triomphe
de la minorité factieuse sur la majorité légale, il ne se laissa pas vaincre
par la tentation de l’abattement ; il la combattit chez ses amis, et
courageusement, il s’attela à l’œuvre ardue de la réorganisation des
conservateurs. Lorsqu’il échoua à son tour, il put, en toute vérité, se rendre
ce témoignage : « Je ne puis être porté ni déserteur, ni suicidé. »
Momentanément écarté de la politique, Malou ne chercha pas le repos. Il
consacra sur un autre terrain, au service de son pays, les remarquables
facultés administratives, les aptitudes financières dont il était (page 419) doué. Négliger de signaler la
part qu’il eut dans le relèvement et le développement du grand établissement
national de commandite industrielle qu’est
Pendant vingt-trois ans, de 1848 à 1871, il siégea journellement,
plusieurs heures durant, dans son cabinet de
Retracer dans quelle mesure, en sa qualité de directeur, il prit part à
l’œuvre commune ; rechercher les fruits de son initiative et de ses travaux
particuliers, entraînerait à refaire l’histoire de cet important organisme,
après Malou lui-même.
« Longtemps, écrit-il dans l’introduction de
« Pour cette dernière période, les matériaux historiques abondent.
La direction publie chaque année un exposé qui fait connaître à tous les
opérations accomplies et la situation (page
420) vraie. La tâche de l’historien se borne nécessairement à classer par l’analyse
ces données successives, de manière que l’ensemble des faits puisse être saisi
et apprécié.
« Il n’en est pas de même pour les années antérieures à 1848. Sauf
une seule exception faite en 1833, rien n’a été publié. Les documents existent
soit dans les archives de la société, soit entre les mains de ceux qui ont
participé à l’administration de ses affaires ou entre les mains de leurs
familles ; mais, quel que soit le lieu du dépôt ou l’origine de la possession,
il ne me paraît pas que ce dépôt confère le droit d’user et même d’abuser,
droit inhérent seulement à la propriété privée, aux termes des Institutes de
Justinien.
« Aussi ai-je cru devoir demander et obtenir l’assentiment de la
direction avant de faire usage, pour la présente notice, de pièces qui sont à
ma disposition à titre de mes fonctions de directeur, mais qui, en réalité,
appartiennent à
« Cet assentiment, je l’ai obtenu sans que la direction s’associe à
ma responsabilité soit quant à l’exactitude des faits, soit quant à la justesse
des appréciations. Les comptes rendus annuels, préparés par un membre (et je
n’hésite pas à accepter la paternité de ceux qui concernent les exercices 1848
à 1860 inclusivement), deviennent l’œuvre de la direction ; elle les arrête
après examen et discussion. Il n’en est pas ainsi du résumé historique relatif
à l’ensemble des opérations de
La fondation de
L’usage, à cette époque, requérait presque comme une nécessité, pour un
établissement de cette nature, une dotation immobilière, source de crédit et
élément de succès. Des domaines de l’Etat. attribués en pleine propriété. par
une loi du 20 août 1822, au roi
Guillaume, qui en fit cession à
Liée d’affaires avec les ministres des finances et des travaux publics,
la société semble être d’abord un rouage de la machine gouvernementale.
Oublieuse de son titre industriel, soit à cause des circonstances, soit par un
libre choix, elle se consacre presque exclusivement aux opérations en fonds
publics. C’est la source principale de ses bénéfices pendant les premières
années.
En 1830,
Ce prestige s’évanouit et fait place à de moins brillantes réalités en
1848 ;
Malou rendit, pendant cette période, à
Nous ne ferons qu’imiter Malou lui-même en confondant sa carrière de
directeur avec l’histoire de
« J’écarte de ce récit toute idée, toute préoccupation personnelle,
écrit-il en tête de sa notice.
« Les membres passés et présents de ce corps collectif, qui
gouverne depuis quarante ans, qu’ils tinssent leur mandat du Roi ou des
actionnaires, ont concouru tous à l’œuvre commune. Je ne me propose ni de
rechercher quelle part revient légitimement â chacun, ni de décerner les
honneurs d’une apothéose, ni de tenter une apologie, si quelqu’un croit en
avoir besoin.
« J’essaie, purement et simplement, de réunir quelques éléments de
l’histoire de
Qu’il nous suffise (d’établir un contraste entre l’état de
La cote des actions était tombée, en mai 1848, à 550 francs ; elle était
déjà remontée à 840 francs à la fin de décembre de la même année. La direction
nouvelle introduisit de nombreuses réformes, entre autres la complète publicité
des opérations, substituée au secret dont les résultats avaient été si
funestes.
(page 423) Banque d’escompte
commercial, de prêts, caisse d’épargne,
Deux systèmes se trouvèrent alors en présence. On pouvait se tenir aux
affaires anciennes, les améliorer, les développer, on pouvait, sans négliger
celles-ci, créer des entreprises nouvelles ou du moins y prendre une large
part. Ce dernier parti fut adopté ; il entraîna quelques revers, compensés
largement par des succès qui portèrent les actions de
Malou expose et critique le mode d’intervention de
« Par des motifs qu’il est impossible de pénétrer, si tant est
qu’il en ait jamais existé qui fussent valables,
Ce procédé étrange avait amené des conflits d’intérêts aussi anormaux
que ceux qui causèrent la dissolution de (page
424)
Malou a défini, en termes larges, la mission, telle qu’il la comprenait,
d’un grand établissement de crédit industriel.
« La mission vraie et vraiment utile des sociétés de crédit
mobilier ou autres grandes associations de capitaux est de prendre une initiative
hardie, sans être aventureuse, pour fonder des entreprises dont elles calculent
les éléments de prospérité ; leur mission est de les soutenir, de les améliorer
et de surmonter les difficultés souvent imprévues qui empêchent ou retardent le
succès ; mais aucune de ces compagnies ne peut avoir la prétention, parce
qu’aucune n’a la force, de conserver elle seule tout ce qui est bon ; il ne
faut pas non plus que, se contentant d’avoir créé, elles abandonnent les
affaires à leur sort et, pour ainsi dire, aux hasards de la vie industrielle.
La participation du public est une condition nécessaire : plus sont
considérables les bénéfices que le public recueille de cette participation,
plus aussi est réelle et durable la force des établissements fondateurs. Il est
encore, sans doute, des esprits superficiels ou attardés pour lesquels le génie
des affaires semble être je ne sais quelle habileté de mauvais aloi qui
consisterait à patronner et à vendre le mieux possible des valeurs médiocres ou
périclitantes, profonde erreur dont l’expérience a
depuis longtemps fait justice. Ce jeu d’habileté, s’il pouvait faire invasion
dans notre pays moral et éclairé, rencontrerait immédiatement le discrédit et
l’impuissance.
« L’intérêt et le devoir des sociétés fondatrices leur prescrit, au
contraire, tout en faisant des opérations fructueuses pour elles-mêmes, de
procurer au public, leur auxiliaire indispensable, (page 425) une très large part de bénéfice la plus heureuse serait
celle qui n’aurait échoué en rien. » (Notice historique, p. 59).
Ces principes, à la lueur desquels Malou jugeait le passé de
Malou ne quittera
(page 425) L’année 1860 ouvre pour Jules
Malou une période de fréquentes publications d’intérêt à la fois industriel et
financier, politique et économique.
Plusieurs de ces travaux ont pour objet la question monétaire : celle-ci
eut en Belgique, vers 1860, un regain d’inquiétante actualité. (Malou,
on s’en souvient, pendant qu’il faisait partie du Cabinet de Theux, en 1847,
avait fait passer une loi relative à la création de pièces d’or belges de 10 et de 25 francs ; l’argent restait
l’étalon monétaire ; la fabrication de l’or fut limitée à 20 millions. Celle
loi, écrivait Malou en 1859, « je ne l’aurais certes ni proposée, ni soutenue
si quelque opposant, au lieu d’objections contestables en théorie, faibles en
réalité, d’après la situation des choses à cette époque, comme d’après les plus
hautes probabilités avait annoncé, de science certaine, que la prime sur l’or,
établie depuis plus de quarante ans, disparaîtrait que l’argent, à son tour,
jouirait d’une prime qui s’élève parfois jusqu’à 28 par mille, qu’en moins de
quinze années, l’immense réservoir d’argent existant en France se trouverait
épuisé. » Dès
(page 426) La circulation
souffrait d’un malaise dont la nature était complexe. La pièce de 5 francs
était la seule dont l’acceptation fût obligatoire dans les payements.
En fait, ce qui circulait de cette monnaie était composé, en moyenne, de
87 centièmes de pièces françaises rebutées par les trieurs, plus ou moins
usées, et de 23 centièmes de pièces frappées en Belgique.
La circulation réelle était presque partout d’or et de papier. L’argent
faisait prime.
Le marché monétaire belge subissait le contrecoup de la crise traversée
par le marché français, dont il dépendait étroitement. En France, la
législation admettait la coexistence de l’or et de l’argent comme monnaie légale.
Le rapport établi entre l’argent et l’or était, en droit, d’un à quinze et
demi. Mais, en fait, le marché des métaux avait modifié ce rapport. L’or,
devenu abondant, s’était substitué à l’argent ; celui-ci était exporté vers les
pays où il faisait prime aux taux les plus élevés : les Indes et
Les pièces de 5 francs, belges comme françaises, s’en étaient allées,
les meilleures en premier lieu, cédant à l’attraction. Or, la législation belge
n’admettait que l’argent comme monnaie légale. L’or était proscrit. (page 427) N’ayant que de l’argent
français et un peu d’argent belge,
C’ était la crise en plein, crise dont souffrait durement la masse des
débiteurs et des contribuables.
En effet, nul n’était tenu de recevoir en payement ce qui n’était pas
monnaie légale ; nul n’était tenu de recevoir autre chose que de l’argent ;
l’Etat, le premier, s’y refusait.
« Il est un fait certain, écrivait Malou : les populations qui n
‘ont, pour leurs transactions journalières, qu’une monnaie dépourvue de cours
légal, une monnaie repoussée par l’Etat, quand elles veulent s’acquitter envers
lui, doivent souffrir et éprouver chaque jour des pertes. Elles sont encore
gênées et elles perdent, si la monnaie dont l’acceptation est seule obligatoire
n’existe qu’en trop faible quantité. Le créancier, lorsqu’il veut bien accepter
l’or, fixe à son gré la perte que le débiteur, n’ayant d’autre moyen de
libération, est forcé de subir il la fixe peut-être trop souvent de manière à
être lui-même indemne ou à gagner. Dans ces luttes incessantes, tous souffrent
; c’est surtout le faible qui pâtit. »
Les créanciers, les commerçants aussi, subissaient le contrecoup funeste
du mauvais régime monétaire. Nul ne contrevenant à la loi en acceptant de l’or,
l’alternative pour eux était, le plus souvent, d’être payés en or ou de n’être
pas payés.
La question de l’adoption légale de l’or français se posa au Parlement.
La majorité de celle-ci se prononça en faveur du statu quo. La pièce de
5 francs demeurait, dans les conclusions de l’éminent rapporteur de la
commission, M. Pirmez, la seule monnaie dont l’acceptation serait indéfiniment
obligatoire dans les payements. La majorité de
Sans faire ni l’étude ni le procès du projet de la commission, il
convient de rechercher les motifs qui déterminèrent Malou à en combattre les
conclusions, à réclamer l’admission de l’or français et le cours légal de la
monnaie d’or en Belgique. Ses idées sont exposées dans trois brochures qui
parurent à quelques mois d’intervalle :
Ces diverses publications sont dirigées contre les propositions de la
commission monétaire, que Malou (page
429) déclarait nettement inéquitables. « Fussent-elles justes, disait-il,
elles n’en seraient pas moins impolitiques, inopportunes, à peu près
inexécutables. Fussent-elles exécutées, elles seraient inefficaces. Le
lendemain, la question monétaire serait posée dans les mêmes termes
qu’aujourd’hui. » (La
question monétaire, 10 octobre 1859, Bruxelles, Decq, p. 20).
Le gouvernement n’avait pas fait connaître son opinion au moment où
parut La question monétaire. Malou
avait rédigé, à son adresse, une note sommaire, qu’il reproduisit en manière de
conclusion de sa première brochure. Cette note résume, en ses passages
marquants, les principales considérations que Malou fit valoir à l’appui de son
opinion :
« Je déclare ne pouvoir me rallier aux propositions faites par la
majorité de la commission, en ce qui concerne les pièces de 5 francs.
« En supposant, gratuitement peut-être, que ces mesures puissent
recevoir une complète exécution et que l’on ne doive pas reculer devant les
plaintes du public vexé et lésé, l’effet en sera d’enlever à notre seul agent
légal de circulation le principal caractère et l’utilité la plus certaine de la
monnaie. Il y aura défiance, sinon discrédit. Les petites et moyennes
transactions, les plus nombreuses et qui se soldent en argent, ne pourront se
régler avec sécurité, à moins que chaque Belge ne soit muni d’une balance de
précision. La monnaie qui doit être pesée n’est plus de la monnaie d’après les
habitudes de
« Au lieu de remédier aux difficultés actuelles, on en fera naître
de nouvelles.
« On n’empêchera pas l’importation des pièces frustes et usées :
elles continueront à se glisser parmi les bonnes, parce (page 430) que les causes de l’importation subsisteront et vu
l’impossibilité du pesage de chaque pièce à chaque payement.
S’il en est ainsi, la lésion pour les particuliers ne se produira, il
est vrai, que dans les rapports avec l’Etat. Les receveurs devront, non point
refuser les pièces trop légères, mais les saisir et les couper ; le payement
des contributions deviendra ainsi un peu moins agréable qu’il ne l’est
aujourd’hui ; mais le droit de couper les monnaies offertes en payement d’une
dette ne peut assurément être conféré qu’à des fonctionnaires publics
incapables d’en abuser. Il ne suffira pas de faire cette opération une fois ou
pendant quelque temps ; il faudra couper sans cesse, sous peine de n’avoir
obtenu aucun résultat. »
Malou ne se contentait jamais d’une critique. L’épuration lui
paraissait-elle un expédient inefficace et nuisible, c’était d’un autre côté
qu’il cherchait une solution :
« Ou bien, il faut rester en communauté de système monétaire avec
« Ou bien, il faut rompre cette communauté et adopter soit le
système-argent d’une autre nation voisine, soit un système- argent particulier
à
« Un instant, écrit-il encore d’autre part, j’avais incliné vers
l’adoption du système monétaire à étalon d’argent, soit des Pays-Bas, soit de
l’Allemagne. Un instant aussi, la majorité de la commission avait incliné dans
ce sens. »
Mais la réflexion et de graves objections avaient modifié ses vues.
Décréter le libre cours de l’or paraissait être l’ultima ratio (page 431) des adversaires nombreux de MM. Frère-Orban et Pirmez.
Malou se prononça pour un moyen terme : au sein de la commission, il ne
proposa point l’acceptation immédiate de l’or français comme monnaie légale ;
il proposa l’acceptation de cet or en payement des contributions et au cours du
jour.
En réalité, Malou était acquis au bimétallisme et allait s’efforcer d’en
étendre l’établissement pratique.
« J’ai passé le Rubicon, écrivait-il au baron Cogels, son collègue (le
16 décembre 1860) je
conclus carrément à l’adoption légale de l’or français. »
An sein de la commission des monnaies, sa critique du système de l’épurage fut admise, même par des partisans de l’argent ; au
contraire, la demi-mesure qu’il proposait d’introduire fut vivement combattue,
voire par les champions de l’or. Il obtint cependant un succès : les
propositions radicales de la commission ne furent jamais soumises à la
législature.
La question monétaire restait ouverte. Elle occupa l’opinion pendant
longtemps encore. Alimentée par des publications signées des noms de Frère, de Laveleye (E. DE LAVELEYE
publia La question de l’or (1860). En
1891, fidèle à ses idées bimétallistes, il a fait le récit des incidents de
1860-1861, dans l’introduction à son livre : La monnaie et le bimétallisme international), Allard, Barthélemy Dumortier, la polémique
s’exacerba à tel point qu’elle faillit brouiller deux amis : Malou et le baron
Cogels.
Ce dernier, aurophobe impénitent avait lancé
une brochure à laquelle Malou répondit par une plaidoyer en faveur De l’adoption légale de l’or français.
(page 432) « Nous ne
serons pas d’accord, je le sais et je le regrette, écrivait Malou (le
16 décembre 1860) en
annonçant la publication de son nouveau travail à son collègue de la commission
des monnaies, mais je suis bien convaincu qu’il est plus que temps d’en finir.
Une grande partie de nos populations est vexée, elle s’en prend à
« Ces questions par elles-mêmes sont abstraites, arides, pour ne
pas dire ennuyeuses. Vous aviez, passez-moi l’expression, argenté la pilule,
j’ai essayé de la dorer. La brochure, de nos jours, telle que je la conçois,
surtout en termes de réplique, doit être aux in-folios
de nos pères ce que sont nos locomotives d’express-train à leurs pataches, nos
revolvers tirant douze coups par minute à leurs mousquetons à mèche, la fine
lame de Tolède à la massue des temps primitifs. Vous avez donc grand tort de
vous accuser, dans votre dernière et bonne lettre, d’avoir trop manié la
pointe. C’est par la pointe que la vérité pénètre, c’est le droit de la
polémique, le respect dû aux caractères, aux intentions et surtout l’amitié
demeurant saufs. »
Si la polémique en était restée là, aucun conflit n’eût surgi. Mais
trois articles parurent, successivement, dans l’Emancipation (les 25, 27 et 28 janvier 1861), sous la signature de Malou et
rouvrirent les hostilités. Le baron Cogels se plaignit vivement d’avoir été «
traité par-dessous la jambe » plus qu’il ne le méritait et il signifia son
mécontentement à l’auteur des articles. L’esprit sauva heureusement l’amitié
compromise
Pour conserver notre vieille et précieuse amitié (Lettre
au baron Cogels, 3 février 1861), sans alliage, pure et brillante comme l’or ou l’argent, et non terne
(page 433) comme l’affreux nickel,
je fais volontiers tout sacrifice d’amour-propre, répondit Malou, je ferais de
grand cœur, au besoin, tout autre sacrifice, fût-il cent fois plus difficile à
accomplir... Aucune intention blessante n’avait dicté des appréciations faites
de bonne foi, erronées peut-être à vos avis, mais que plusieurs amis communs
considèrent, m’ont-ils dit spontanément, comme ne dépassant pas les limites
d’une polémique. Quoi qu’il en soit, puisque nous nous sommes trompés,
attribuez, je vous prie, cette involontaire erreur non à mes sentiments, mais
attribuez-la, comme elle doit l’être, à ma mauvaise tête et à ma mauvaise
plume. Désirant que le solde créditeur de notre vieux compte d’amitié demeure
intact, je n’ai pas non plus porté au passif de ce compte les accusations
imméritées de malveillance et de déloyauté. »
M. Cogels ne garda pas rancune ; l’amitié fut sauve.
Malou continua de manier « la pointe par où la vérité pénètre », et
livra, bientôt après, à ses contemporains l’Extrait
des mémoires inédits d’une vieille pièce de vingt francs.
Les Mémoires inédits parurent d’abord dans l’Emancipation, sous la signature de Philidor Goudvriendt
; celui- ci n’avait négligé qu’une chose : ménager l’esprit, qui fit, aussitôt
que l’œuvre fut connue, nommer partout l’auteur. Quel autre que Malou eût
trouvé moyen de parler bimétallisme sur le ton plaisant d’un conte, de citer, à
propos d’une vieille pièce de 20 francs, pêle-mêle, Tacite,
« Je naquis â Paris le 3 avril 1810, le lendemain du mariage de
Napoléon avec Marie-Louise. La capitale était en fête... Jusqu’en 1850
(j’atteignais alors mes 40 ans), j’étais recherchée, choyée, honorée je faisais
prime, j’obtenais agio. Aucun des propriétaires aux mains desquels je passais (page 434) ne m’eût échangée contre
quatre de ces pièces de 5 francs qui depuis.. mais alors elles étaient communes
et menacées de dépréciation par M. Michel Chevalier lui-même... Tout allait
donc fort bien, jusqu’à l’époque où je fus introduite en Belgique, malgré la
loi qui m’y refuse cours légal. De cette époque néfaste datent les tribulations
dont je suis chaque jour l’innocente victime et l’occasion non moins innocente.
« … L’or arrivant à eux, les hommes d’Etat belges le maudissent
sans réussir à le repousser, et depuis que leurs pièces de 5 francs s’en vont,
ils les aiment d’autant plus qu’ils en ont moins. L’an passé, dans leur
désespoir, ils avaient même eu l’idée de déclarer coupables leurs pièces de 5 francs afin de les empêcher de partir ;
mais s’apercevant un peu tard que ces menaces de poursuites les détermineraient
à émigrer au plus vite, ils renoncèrent à cette magnifique idée, et c’est
dommage, en vérité...
« Il y a dix ans qu’ils ne fabriquent plus de monnaies d’argent.
Ils considèrent comme un préjugé suranné l’opinion de tous les autres peuples
de l’univers qui, nonobstant le progrès des lumières, s’obstinent à vouloir
frapper de la monnaie légale. A leur avis, pour avoir un étalon pur, correct,
irréprochable, il suffit que le garde des sceaux conserve avec soin, à l’abri
de l’incendie et des rats, la minute de la loi qui décrète cet étalon. II se
trouvera au ministère de la justice après que leur dernière pièce de francs
aura disparu. Leur système monétaire, pour le moment, consiste donc à n’en
point avoir.
« Ce peuple belge jouit en Europe d’un réputation de bon sens
justement acquise. Le bon sens règne, en effet, dans ce pays ; mais il n’y
gouverne pas toujours ; aussi l’opinion générale se prononce-t-elle avec beaucoup
d’énergie. A la liberté de se plaindre, qui appartient à tous les Belges et
dont la plupart usent, quelques-uns opposent la liberté de ne pas les écouter
et plaisantent même assez gentiment sur les innombrables pétitions enterrées au
cimetière du bureau des renseignements.
(page 435) « Les Belges
ont le caractère endurant, la moitié à peu près de la patience proverbiale des
Allemands mais quand la mesure est comble..., ils savent se faire obéir.
« Après effusion de flots d’encre et de paroles, sans effusion
d’une goutte de sang, ce combat entre les préjugés de quelques-uns et les
intérêts de tous finira au moyen de suffrages électoraux
« Hi motus animorum, atque
hac certamina tanta
« Pulveris exigu jactu
compressa quiescent. »
Il faut des bornes, même à une citation de Philidor Goudvriendt.
De ces écrits, comme des discours de Malou, se dégage son grand principe
en matière monétaire, qui fut de n’avoir point de système. Cela n’équivaut pas
à dire qu’il n’eût pas, à cet égard, d’opinion raisonnée ; mais il ne fut pas,
en l’espèce, doctrinaire comme Frère-Orban ou Eudore
Pirmez.
« Les problèmes monétaires, écrivait-il, contiennent plusieurs
inconnues. J’admire, sans pouvoir les imiter, ceux qui, grâce à des systèmes
construits tout d’une pièce, n’éprouvent jamais ni doute ni hésitation... Le
chapitre de l’imprévu, en matière de monnaies, est le plus long de tous. Se
roidir contre les faits, en méconnaître l’irrésistible influence, ne serait ni
un acte de patriotisme, ni un acte d’intelligence. Ce serait, à coup sûr, un
acte inutile. Aussi les esprits les plus absolus, les plus forts théoriciens
subissent-ils, de bonne ou de mauvaise grâce, l’empire des faits. »
Ses principes - car s’il n’eut pas de système, il eut cependant des
principes qui se dégagent de ses actes et de ses écrits - se résument en
quelques propositions d’où le bon sens jaillit : Il faut, dans les questions
monétaires, tenir compte, avant tout, des faits, éviter (page 436) les perturbations qui amènent les mesures radicales
heurtant les habitudes respectables et jetant le désarroi dans les
transactions. Il ne faut point isoler
Opportuniste en ces matières, comme en certaines autres que nous avons
signalées déjà, Malou écrivait allègrement, en 1873, le prologue suivant en
tête de la seconde édition de ses brochures de 1860 :
« Si j’exhume aujourd’hui ces brochures, depuis longtemps oubliées,
c’est par deux raisons également valables : La poléInique
de 1873 est, au fond, la même que celle de 1859-1861. Je n’ai pas le temps,
distrait que je suis par d’autres devoirs, de refaire mes brochures en
substituant partout le mot or au mot argent, et vice versa. Le lecteur
intelligent et bénévole fera aisément cette interversion...
« Je ne désespère pas de vivre assez longtemps pour assister, sinon
pour prendre part, à une troisième polémique au sujet de l’or menacé d’être
avili et même d’être expulsé dans l’intérêt des créanciers et de la moralité
publique. En ce cas, je ferai, avec un plein succès, une troisième édition de
mes brochures de 1859-1860 ».
Les idées que défendait Malou firent rapidement leur chemin ; en mars
1961, une proposition due à l’initiative parlementaire de M. Barthélemy
Dumortier fut votée malgré les efforts du ministre des finances. La loi du 4
juin 1861 réintroduisait en Belgique le bimétallisme et ouvrait le pays aux
monnaies françaises. M. Frère préféra quitter le ministère plutôt que de
contresigner la loi sur le cours légal de l’or ; il se retira le 3 juin 1861,
pour rentrer le 26 octobre suivant. Peu d’années après, on le sait,
(page 437) La crise ministérielle de 1861
fut causée à la fois par l’obstination de M. Frère et par le refus du ministre
des affaires étrangères, le baron de Vrière, de
reconnaître le royaume d’Italie.
On sait quelles graves préoccupations pesaient sur les catholiques de
l’univers entier. Victorieux de l’Autriche en 1859, grâce au concours de
Napoléon III, Victor-Emmanuel avait attendu que l’armée française eût repassé
les Alpes pour annexer au Piémont les légations de Bologne, de Ferrare, de
Ravenne, insurgées contre Pie IX. Les Romagnes
étaient perdues ; l’Ombrie et les Marches étaient menacées. Rome se disposait à
la défense. Mgr de Merode, ministre des armes,
prenait la place du cardinal Antonelli, et allait chercher, au château de Prouzel, Lamoricière, le héros de Constantine.
Il fallait à l’armée pontificale des hommes, et aussi de l’argent.
Le 18 avril 1860, Pie IX autorisait l’émission d’un emprunt de 20
millions de francs à 5 p. c. à ouvrir par voie de souscription dans les pays
catholiques.
Mgr Gonella, depuis dix ans nonce à Bruxelles,
connaissait Malou. Il savait son dévouement à l’Eglise et s’adressa à lui pour
assurer en Belgique l’exécution de toutes les mesures relatives à l’emprunt
romain.
Un comité de placement fut constitué à Bruxelles ; MM. de Theux, de Merode, de Meeus furent appelés avec Malou à en faire
partie. Ce dernier en fut la cheville ouvrière : il assuma toute la besogne
matérielle et rechercha en province des agences de placement.
« L’emprunt romain, dont je me suis énormément occupé depuis plus d’un
mois, paraît marcher assez bien dans la plupart des provinces, écrivait-il le
11 mai à l’évêque de Bruges.
(page 438) « J’avais
espéré qu’il me serait possible de faire un résumé clair et complet de la
situation financière du gouvernement pontifical. Malheureusement, les données
m’ont manqué jusqu’à présent.
« La plupart de ceux qui disent : Je ne sais si les finances du Pape sont prospères, ajoute-t-il,
choisissent ce prétexte à défaut d’autre. C’est exclure l’idée fondamentale,
qui consiste à faire une part au dévouement. Cette part n’est pas énorme : les
fonds romains, comme je l’ai dit au Journal
de Bruxelles, sont cotés au moins aussi haut que les fonds piémontais ; le
volé et le voleur ont dans l’opinion que l’idée de dévouement n’influence pas,
au moins le même crédit. C’est une chose très remarquable et qui répond aux
objections faites de bonne foi. Quant aux autres, il est inutile de
répondre. »
Le Pape chargea son représentant à Bruxelles d’exprimer à Malou sa
profonde gratitude. « Quand Pie IX élèvera au ciel ses mains pour attirer les
faveurs célestes sur tous les enfants de l’Eglise, son cœur généreux en
demandera de plus abondantes pour vous et pour votre famille, afin de
reconnaître votre dévouement spécial à la cause du Saint-Siège. » (Lettre
de Mr Gonella, nonce apostolique, à Malou, 20 octobre
1860.)
Deux ans plus tard, Malou s’associait aux éloquentes protestations
formulées au Parlement belge par MM. de Theux, Dechamps, Dumortier et Kervyn de
Lettenhove contre la reconnaissance hâtive du royaume
d’Italie par le ministère libéral. Il s’exprimait au Sénat en des termes qui,
par leur modération, produisirent une impression très vive :
« Le Gouvernement a posé un acte qui a froissé les membres de
l’opinion à laquelle je m’honore d’appartenir, dans leurs idées comme Belges,
dans leurs sentiments de catholiques.
(page 439) « Pourquoi
avons-nous été froissés, comme Belges, dans nos idées politiques ?
« De quoi vivent les petites nations constituées comme la nôtre, et
quel est le principe qui doit assurer leur durée ? Il n’y en a qu’un seul :
c’est le respect du droit public.
« Si le droit public existait encore en Europe, s’il n’y avait pas
été porté de si tristes infractions, la position de
« Un seul mot en ce qui concerne nos sentiments comme catholiques.
« Nous croyons que le pouvoir temporel du Souverain Pontife est
nécessaire, essentiel à la liberté, à l’indépendance des consciences
catholiques.
« L’honorable M. Van Schoor nous disait hier : J’espère voir
disparaître bientôt ces vestiges d’un triste passé.
« Messieurs, quand, après
Avant d’exposer davantage quels furent, au Sénat, le rôle et l’influence
de Malou, il faut rappeler les circonstances qui le déterminèrent à rentrer
dans la politique active.