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« Jules Malou (1810-1870) », par le baron de TRANNOY

(Bruxelles, Dewit, 1905)

 

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CHAPITRE XV - LE MANIFESTE ELECTORAL DE 1857 - L’ASSOCIATION CONSTITUTIONNELLE CONSERVATRICE (6 FÉVRIER 1858)

 

 

1. Le combat contre l’abstention catholique et le manifeste électoral du 19 novembre 1857

 

(page 365) Le 10 novembre 1857, au début de la séance de l’entrée de la Chambre, M. Rogier, redevenu ministre de l’intérieur depuis la veille (Le Cabinet du 9 novembre était composé comme suit : M. Rogier, à l’intérieur ; M. Frère, aux finances ; M. Tesch, à la justice ; le baron de Vrière, gouverneur de la Flandre occidentale, aux affaires étrangères ; M. Partoes, aux travaux publics ; le général Berten, à la guerre), donna lecture d’un arrêté royal d’ajournement. Trois jours plus tard, le Roi prononçait la dissolution de la Chambre. Les éjecteurs furent convoqués à des élections dont la date fut fixée au 10 décembre.

Quelle attitude les conservateurs allaient-ils prendre à l’égard du Cabinet reconstitué du 12 août 1847 ? Fallait-il répondre à l’arrêté de dissolution par l’abstention ou par d’énergiques efforts d’organisation et de combat ?

Les membres de la majorité dissoute furent unanimes (page 366) à protester contre la dévolution du pouvoir à la minorité libérale de la Chambre et contre la dissolution.

L’accord cessa d’exister entre eux lorsqu’il fut question, en manière de protestation, d’une abstention de la majorité aux élections du 10 décembre. Cette idée, émise et défendue par quelques-uns des membres présents à la réunion, fut combattue par Malou et par son ami Dechamps. Ils se prononcèrent, l’un et l’autre, pour la lutte. Malou proposa d’en donner le signal par un manifeste de protestation adressé au pays. On applaudit à cette proposition et on ne se sépara qu’après avoir décidé de lutter aux élections du 10 décembre et de s’occuper, sans retard, d’enrégimenter les forces conservatrices.

Auteur du premier manifeste conservateur, qui parut en 1852, signé par la plupart des membres de la droite, Malou se chargea de rédiger et de lancer le nouvel appel des conservateurs au pays. Adressé spécialement aux électeurs, le manifeste parut le 19 novembre 1857 :

« Aux électeurs.

« La violence avait fermé, il y a quelques mois, les portes du Parlement ; nous attendions impatiemment que la Constitution nous les ouvrît, pour dissiper des préjugés semés par les passions et pour en appeler à cette raison droite et traditionnelle du pays qui a fait sa force depuis vingt-sept ans.

« Mais la dissolution de la Chambre des représentants, imposée à la Royauté par le ministère du novembre comme une nécessité de sa formation, nous interdit l’accès de la tribune. On fait un appel au pays légal avant que nous ayons pu lui parler, pour justifier notre conduite calomniée et nos intentions méconnues.

« Ce silence, auquel le ministère nous condamne, notre droit et notre devoir sont de le rompre, en nous adressant directement à votre conscience et à votre raison.

« Nous avons résolu, dès le mois de juin dernier, de poser, à l’ouverture de la session, un acte en rapport avec les antécédents (page 367) de l’opinion conservatrice, qui a toujours su faire de patriotiques sacrifices, quand les intérêts élevés du pays les réclamaient.

« Le roi Léopold, dans la lettre du 13 juin, indiquait à la majorité de la Chambre, la noble position qu’elle avait à rendre. « Je lui donne le conseil, disait le Roi, de renoncer, comme le ministère lui en fera la proposition, à continuer la discussion de la loi. La majorité donnera au monde une haute idée de sa sagesse et de son patriotisme. »

« Ce conseil, donné par une bouche auguste et toujours respectée, nous étions décidés à le suivre et le pays ne l’a pas ignoré. A la proposition d’ajournement que le Cabinet précédent aurait faite à la majorité, la majorité aurait répondu par la demande du retrait formel d’une loi travestie dans son but et son caractère, mais qui était devenue une arme aux mains de passions dangereuses et un prétexte pour entretenir l’agitation d’une partie du pays.

« Le ministère ne nous a donc pas permis d’accepter la noble position que Sa Majesté nous conseillait de prendre et de poser l’acte qu’elle avait réclamé de notre sagesse et de notre patriotisme ; il conserve l’arme et le prétexte ; il ferme la tribune parlementaire en laissant le doute et l’erreur interpréter notre silence forcé. Il permet ainsi que la dissolution de la Chambre repose sur une équivoque et que l’égarement politique préside aux élections générales.

« Ce n’est pas que la majorité ait une rétractation ou un désaveu à faire. Tous les hommes éclairés et impartiaux savent que la loi avait été conçue exclusivement en faveur des pauvres et non pour ressusciter des privilèges impossibles du passé.

« Le Roi, qui a témoigné de la grande loyauté et de l’entière bonne foi du ministère qui a présenté la loi, en son nom, a déclaré qu’il n’aurait jamais consenti à donner sa place, dans notre législation, à une loi qui aurait eu les funestes effets qu’on redoute.

« A ce haut témoignage que personne n’osera récuser, nous avons le droit d’associer celui que nous portons sur nos propres intentions, en déclarant, forts des antécédents de notre vie politique, que nous aurions repoussé une loi qui aurait eu le caractère que les passions lui ont prêté.

« Il est impossible désormais de contester que les principes de cette loi, (page 368) conformes aux maximes fondamentales du droit et aux traditions de l’histoire, sont admis et pratiqués par presque tous les Etats civilisés de l’Europe chrétienne.

« On ne peut plus nier, depuis l’arrêt de la cour suprême, que le projet de loi, n’était que la consécration formelle du principe de la législation qui régit la Belgique depuis un demi-siècle.

« Il n’est pas permis de prétendre désormais qu’une loi en harmonie avec les principes des législations étrangères et avec nos traditions nationales, puisse être en opposition avec le droit et la civilisation modernes. L’ignorance seule peut le croire et la passion seule peut l’affirmer.

« Nous avons donc le droit d’affirmer à notre tour que cette loi, cause factice d’agitation et prétexte d’opposition, n’avait rien qui justifiât la résistance qu’elle a rencontrée, les orages qu’elle a soulevés et les colères qui l’ont accueillie.

« Mais nous savons aussi qu’il est des émotions contagieuses avec lesquelles il est quelquefois plus sage de transiger que de raisonner. En prenant la résolution de demander le retrait de la loi, c’est cette transaction que nous avons acceptée et qui devient une force qui élève, au lieu d’être une faiblesse qui humilie.

« Au-dessus de la loi sur les fondations charitables qui a disparu, il y a la situation. On pouvait ne pas s’entendre sur la loi ; on aurait dû s’entendre sur cette situation, sur l’autorité des lois et des pouvoirs à maintenir ou plutôt à relever, sur le respect des majorités à rétablir, sur le grand échec du pouvoir légal et de la liberté constitutionnelle à réparer, sur la Constitution à défendre, sur notre renom de sagesse à soutenir, sur les périls à conjurer.

« Une loi votée par une majorité régulière et considérable est déchirée dans la rue ; l’émeute poursuit cette majorité de ses outrages, après avoir ébranlé la tribune parlementaire ; à l’agitation de la place publique succède l’agitation entretenue par les adresses de quelques conseils communaux ; un arrêté royal destiné à conserver à l’armée ses droits et sa force et à remettre en honneur les principes d’ordre public imprudemment contestés, est dénoncé aux préjugés de l’opinion. On alimente partout les défiances, les mensonges qui (page 369) irritent, la fièvre, qui égare, au moment même où le Roi, s’adressant au pays troublé, recommande à tous le calme, la prudence et la modération. Cette majorité menacée par la force, la dissolution la disperse, et cette dissolution, c’est la minorité qui s’en empare.

« La majorité que l’on traduit comme un accusé devant l’opinion, on prétend qu’elle est factice et ne représente pas le pays. Voyons comment la majorité conservatrice s’est formée, comment elle a grandi et à quels moyens extrêmes l’opposition doit recourir pour essayer de la vaincre.

« Lorsque, en 1847, nos adversaires sont arrivés au pouvoir, ils ont usé, avec une persévérante énergie, de tous les moyens politiques qui leur paraissaient de nature à fixer la suprématie de leur opinion : des destitutions jusqu’alors inusitées et que les conservateurs n’ont imitées, la réforme électorale détruisant, sans compensation, l’équilibre établi par le Congrès, la réforme parlementaire, la dissolution des Chambres et le renouvellement des conseils et des administrations communales au milieu des préoccupations nées des dangers extérieurs, plus tard la dissolution du Sénat, la loi décrétant d’immenses travaux publics, une vaste organisation électorale combinant son action avec l’organisation administrative, une constante pression exercée sur tous les ressorts du gouvernement parlementaire...

« Malgré tant et de si fortes précautions prises contre l’avènement d’une majorité nouvelle, les conservateurs revinrent au pouvoir, en quelques années, par le seul mouvement de l’opinion publique, par des élections successives et régulières, naturellement, sans secousses, sans surprises, sans dissolution et sans violences.

« Jamais majorité parlementaire n’eut une origine plus légitime, plus constitutionnelle, et ne représenta plus fidèlement le pays. Quand le calme règne dans les esprits, l’opinion conservatrice s’élève et grandit, parce qu’elle vit de calme et s’adresse à la raison du pays. Quand l’agitation est soulevée et que les populations sont troublées, l’opposition naturellement triomphe, parce qu’elle s’adresse aux passions et qu’elle en vit. Cette majorité, constitutionnelle dans son (page 370) origine et sa formation, et modérée dans sa conduite, par quels moyens, s’ils réussissaient, serait-elle renversée ?

« Le ministère, en imposant la dissolution immédiate, comme une condition de son avènement, en a pris toute la responsabilité. La dissolution, que la gauche seule a toujours faite, depuis 1831, et dont la droite n’a jamais eu besoin, est destinée, dans des cas extrêmes, à rétablir l’équilibre entre les pouvoirs et ne doit jamais servir à les rompre ; elle est une arme réservée à la royauté, libre aux yeux de tous, et non un instrument à l’usage d’un parti pour vaincre l’autre.

« Le Cabinet du 9 novembre applique un système électoral injuste dans des conditions plus injustes encore ; il fait un appel au pays en ouvrant des élections générales à une époque où l’accès de l’urne électorale est difficile et souvent impossible aux populations rurales. La loi électorale de 1848, c’est le privilège organisé contre les campagnes ; l’appel au pays dans de telles conditions, c’est leur exclusion.

« Une dissolution ainsi faite par une minorité à l’aide de pareils moyens, avec des chances aussi inégales, ce n’est plus la pratique loyale et sage des institutions constitutionnelles, c’en est l’altération et le renversement ; c’est le despotisme des minorités érigé en système de gouvernement.

« Dans une pareille situation, qu’aucun antécédent ne justifie, la première pensée que les circonstances exceptionnelles légitimeraient est l’abstention générale et absolue, le refus d’accepter la lutte dans des conditions auxquelles la sincérité manque : c’est de compter sur la prompte réaction des consciences qui, en Belgique, peuvent se tromper quelquefois, mais ne s’égarent pas longtemps ; c’est de s’en remettre à l’avenir du soin de venger les injustices du présent.

« Cette pensée n’a pas prévalu.

« La retraite du parti conservateur pourrait amener une grave perturbation nationale. Son attachement à nos libres institutions, son inaltérable dévouement à la royauté et son amour pour la nationalité lui imposent le devoir d’accepter la lutte électorale, avec les armes inégales qu’on lui laisse et sa protestation actuelle qui restera.

« La nationalité belge repose sur trois forces conservatrices : les (page 371) institutions constitutionnelles, le catholicisme et la royauté. La Belgique est libre par ses institutions, elle est catholique par son caractère, son histoire et ses mœurs, elle est monarchique par son attachement inviolable au Souverain.

« Si l’une de ces forces nationales venait à faiblir, si l’une de ces bases de notre indépendance nationale venait à être ébranlée ou ruinée, si la liberté belge perdait ce caractère chrétien qui en est le soutien et le salut, l’œuvre de 1830 serait profondément altérée et le pays courrait vers les écueils où la liberté politique de tant de peuples a échoué.

« Quel que soit le sort que l’avenir réserve aux partis en Belgique, l’opinion conservatrice maintiendra le caractère et les traditions nationales. Elle restera au service de la cause belge, de la cause de la Constitution, de la religion et de la royauté.

« Adopté à la réunion du 13 novembre 1857.

« Les délégués :

« Comte de THEUX ; Comte de MUELENAERE ; A. DECHAMPS ; J. MALOU ; DE NAEYER ; Comte DE LIEDEKERKE. »

(page 367) C’était, en même temps qu’un exposé succinct des événements récents, une protestation contre le silence imposé à la droite par l’arrêté de dissolution. « On fait un appel au pays légal avant que nous ayons pu lui parler pour justifier notre conduite calomniée et nos (page 368) intentions méconnues. » Malou rappelait les conseils de modération donnés à la majorité « par une bouche auguste et toujours respectée », au lendemain des journées de mai. Ces conseils, la majorité se fut fait un devoir de les suivre si le loisir lui en avait été (page 369) donné. « A la proposition d’ajournement que le Cabinet précédent aurait faite à a majorité, la majorité aurait répondu par la demande du retrait formel d’une loi travestie dans son but et son caractère, mais qui était devenue une arme aux mains des passions (page 370) dangereuses et un prétexte pour entretenir l’agitation d’une partie du pays. » De cette façon, le ministère avait permis «que la dissolution de la Chambre reposât sur une équivoque et que l’égarement politique présidât aux élections générales».

(page 371) L’auteur du manifeste revendiquait pour la majorité et le ministère le respect d’intentions qui avaient été généreuses et loyales, et le mérite d’une transaction acceptée librement dans l’intérêt supérieur du pays. Jamais majorité ne s’était montrée plus digne du pouvoir, « jamais majorité parlementaire n’eut une origine plus légitime, plus constitutionnelle et ne représenta plus fidèlement le pays ». Cette majorité, la gauche s’acharnait à la détruire et, pour atteindre à ses fins, elle recourait à cette arme dont elle seule avait fait usage depuis 1831 et dont la droite n’avait jamais eu besoin la dissolution. Et cette dissolution, dans quelles conditions se produisait-elle ? A une époque de l’année « où l’accès de l’urne électorale est difficile et souvent impossible aux populations rurales ». Qu’est-ce donc qu’une dissolution faite par une minorité à l’aide de pareils moyens, avec des chances aussi inégales ? « Ce n’est plus la pratique loyale et sage des institutions constitutionnelles, (page 372) c’en est l’altération et le renversement ; c’est le despotisme des minorités érigé en système de gouvernement. »

« Dans une pareille situation, qu’aucun antécédent ne justifie, ajoutait enfin Malou, la première pensée que les circonstances exceptionnelles légitimeraient est l’abstention générale et absolue, le refus d’accepter la lutte dans les conditions auxquelles la sincérité manque. » A ce moyen, la droite avait refusé de recourir « Cette pensée n’a pas prévalu. La retraite du parti conservateur pourrait amener une grave perturbation nationale. Son attachement à nos libres institutions, son inaltérable dévouement à la royauté et son amour pour la nationalité lui imposent le devoir d’accepter la lutte électorale avec les armes inégales qu’on lui laisse et sa protestation actuelle qui restera. « 

Un seul reproche fut fait à l’auteur du manifeste par les avancés de la presse conservatrice : celui d’une trop grande modération ; on trouva qu’il péchait par l’excès même de ses qualités. Il ne semble pas que ce reproche fût mérité.

Aussi bien les chefs du parti conservateur n’hésitèrent ils pas à contresigner le manifeste. Seul M. Dechamps s’y refusa ; il fallut véritablement faire violence à ses résistances.

 

2. Adolphe Dechamps refuse de signer le manifeste électoral

 

(page 372) M. Dechamps était profondément découragé.

Depuis sa mission à Rome, les événements s’étaient précipités. Il n’avait été possible ni à M. de Decker, ni à la majorité de prendre, à la rentrée des Chambres, l’attitude de patriotique abnégation dont M. Dechamps attendait, comme une conséquence naturelle, un revirement de l’opinion.

(page 373) Dans l’entre-temps le ministère de Decker avait cessé de vivre ; le Roi, à qui M. Dechamps avait fait savoir, par l’intermédiaire de M. Van Praet, qu’il était disposé à assumer la charge du pouvoir, ne l’avait même pas consulté (voir note, p. 364).

La Chambre était dissoute sans que la majorité eût pu élever la voix pour s’expliquer et se défendre. Le pays allait prononcer un verdict et les conditions de la lutte électorale étaient injustes et inégales.

Quoi qu’il en fût, la première pensée de M. Dechamps avait été pour la résistance et l’acceptation du combat. Il s’était trouvé, le 10 novembre, aux côtés de Malou pour repousser l’idée d’une abstention aux élections générales du 10 décembre.

Le lendemain de la réunion des conservateurs, M. Dechamps était parti pour sa propriété de Scailmont ; il voulait se rendre compte de l’état des esprits dans l’arrondissement de Charleroi, dont, depuis plusieurs années, il avait été l’élu.

Sa candidature s’y trouvait fort menacée. Jusqu’alors, les questions d’intérêts matériels avaient primé les questions politiques ; pendant longtemps, l’arrondissement de Charleroi avait été représenté à la Chambre par des députés unionistes catholiques et libéraux, élus, comme à Ypres, sur une liste commune.

Un revirement récent s’était produit ; une Association libérale s’était fondée à Charleroi au mois de juin 1857 ; son action s’était étendue et fortifiée à la faveur de l’opposition fomentée et habilement entretenue contre la « loi des couvents ».

Après la dissolution de la Chambre, l’Association avait redoublé d’activité. Se sentant le vent en poupe, (page 374) elle avait décidé la présentation de deux candidats libéraux. La première candidature fut offerte à M. Eudore Pirmez, qui l’accepta.

Tandis que s’organisaient leurs adversaires, les conservateurs, qui les avaient mollement regardés faire, perdaient un à un leurs anciens appuis. Découragés, leurs candidats songèrent à renoncer à la lutte ; l’on vit, en novembre 1857, à Charleroi, ce qui s’était vu naguère à Ypres : des libéraux offrir à un ancien ministre du Cabinet des Six-Malou l’aumône d’une modeste place sur leur liste et sous le couvert de leur patronage : « Une députation de libéraux est venue me trouver pour me proposer une transaction, écrit M. Dechamps à Malou (Lettre à Malou, 17 novembre 1857) ; celle de me laisser porter comme troisième candidat par l’Association. Je n’ai pas accepté cela, comme vous le pensez bien. »

Tout en repoussant ces offres humiliantes, M. Dechamps sentait faiblir ses énergies combatives. « Je me retire, ajoutait-il ; au lieu de parler, j’écrirai ; je tâcherai de faire quelque bien dans mon petit cercle et je m’occuperai de ma famille. C’est que le bon Dieu trouve que cela vaut mieux. »

Songeant à renoncer, au moins pour quelque temps, à la vie politique, M. Dechamps ne croyait pas pouvoir se joindre aux signataires du manifeste. « Dans cette position, vous comprenez, écrivait-il encore à Malou, que je ne puis plus signer notre manifeste... Je ne puis pas faire partie non plus, me semble-t-il, du comité de l’Association. »

Combien Malou dut se sentir affecté de voir l’abattement gagner et pousser à une quasi-désertion celui qui avait été jusqu’alors le plus fidèle de ses compagnons de lutte !

(page 375) Une lettre lui parvenait encore le 18 novembre ; elle s’ouvrait par cette épigraphe funèbre : Moriturus te salutat ! Le tableau qui suivait n’était pas moins sombre : « Le clergé et les électeurs des campagnes ont peur des huées et des coups de bâton. Une véritable terreur règne ici partout, écrivait M. Dechamps. C’est une déplorable décomposition. Les éléments de succès existent, mais je suis à peu près seul disposé à leur faire appel. Je pourrais me présenter seul et réussir ; les libéraux eux-mêmes reconnaissent qu’ils ne pourraient pas m’abattre. Mais accepter cette lutte seul et en faire seul les frais, c’est un effort au-dessus de ma santé et de ma bourse. »

N’est-il pas affligeant, ce spectacle d’un des chefs du parti conservateur obligé de renoncer à la lutte dans un arrondissement où des sympathies anciennes et nombreuses l’assurent de la possibilité du succès, parce que le concours de ceux qui eussent dû être ses appuis naturels lui faisait défaut ? Y a-t-il lieu d’être surpris des défaites d’un parti qui abdique à ce point ? Ne commande-t-elle pas d’autant plus l’admiration, l’énergie persévérante de Malou, qui poursuivra, eu dépit de tous les obstacles, l’œuvre ingrate de la réorganisation des conservateurs ?

Son ami Dechamps, pour qui, décidément, tout était bien noir, cherchait vainement à le gagner à l’idée de l’abstention, après l’avoir combattue ; il reprochait à Malou le manifeste, après en avoir applaudi le projet :

« Assistez, écrivait-il à Malou (Le 18 novembre 1857), à l’agonie de l’opinion conservatrice et peut-être à la fin de cette Belgique, hier si belle, si robuste... Je crois, de plus en plus, que nous avons commis une grande faute et manqué une magnifique occasion, en ne nous ralliant pas à l’abstention générale... Le vent souffle (page 376) contre nous ; une terreur plane sur les électeurs conservateurs ; la panique gagnera de proche en proche d’ici au 10 décembre ; ce sera une débâcle et un Waterloo. Ce désastre sera grand, surtout parce que nous aurons accepté la lutte par un manifeste dans des conditions déloyales et impossibles... Dans le système de l’abstention, voici ce qui serait arrivé, la majorité, en masse, déclarait ne pas accepter le combat dans de pareilles conditions. Mais les électeurs restaient libres. A Hasselt, ils réélisaient le comte de Theux ; à Thielt, de Muelenaere et vous, à Roulers, Dumortier ; à Termonde, Saint-Nicolas, etc., de Decker, moi ; à Dinant, à Namur, etc., Wasseige, de Liedekerke. Ces élections spontanées ramenaient à la Chambre les vingt têtes du parti conservateur. Ces élections, faites comme une protestation du pays, étaient un triomphe et une force. En luttant, vous ne reviendrez pas plus nombreux ; le résultat matériel sera le même, mais la différence du résultat sera immense... Une abstention générale appuyée sur une protestation de la majorité était un grand acte digne d’une grande majorité qui refuse de tomber dans un piège. Cet acte aurait eu un grand retentissement en Europe et dans le pays. Il aurait amené une réaction. Nous sortions de la place non entamés, les rangs serrés : c’était une retraite. »

L’obstination de M. Dechamps à ne point signer le manifeste électoral se heurta à l’obstination plus grande, à la ténacité plus ferme et mieux inspirée de Malou. Celui-ci recevait, le 18 novembre, un second billet de M. Dechamps « Je ne puis pas signer le manifeste, déclarait-il, sans être absurde et ridicule. J’accepte tout devoir, excepté celui-là. Vous n’êtes donc pas autorisé à signer pour moi, c’est entendu. » Malou ne le tint pas pour entendu et s’en alla trouver, au couvent des Pères Rédemptoristes, à Bruxelles, le P. Dechamps.

Celui qui devait être plus tard l’illustre cardinal Dechamps comprit aussitôt ce qu’aurait de regrettable (page 377) l’abstention de son frère Adolphe. Il lui adressa un appel pressant, l’engageant à venir revoir avec Malou « les quelques changements faits au manifeste ».

Aucune réponse n’arriva de Scailmont. Sans tergiverser, le P. Dechamps écrivit alors à Malou :

« Je crains qu’il revienne, en vous écrivant, sur le désir de ne pas signer. S’il en était ainsi, j’en serais cause, et je vous prie de ne pas l’écouter. je prends toute la responsabilité de la chose. Il est important que tous les noms soient au bas de cette pièce... Je pense même, ajoutait-il, comme je vous l’ai dit hier, que vous avez tort d’amaigrir nos signatures. M. Delfosse, le pharisien du puritanisme, tient beaucoup à son titre de ministre d’Etat, et soyez sûr que, si le libéralisme nous répond, toutes les qualités politiques des signataires y seront. Ils auront raison. Le pays dit déjà des révolutionnaires : Ce sont des ministres du Roi ! A votre place, je répondrais :Et nous de même ! »

Ainsi le manifeste parut, revêtu, quand même, de la signature des chefs du parti conservateur, y compris celle de M. Dechamps.

L’œuvre de Malou répondait pleinement à l’attente de ses amis. Un de ses plus anciens collègues, le vénérable baron de Sécus, lui exprimait sa joie et sa reconnaissance :

« Je viens de lire le manifeste que vous avez rédigé comme délégué de l’opinion conservatrice. Il est impossible de lire cette magnifique protestation sans être profondément touché de reconnaissance pour la personne qui l’a écrite car on ne peut mieux dire, ni exposer plus lucidement la déplorable position dans laquelle l’émeute de mai dernier et la lâcheté de MM. Vilain et de Decker ont jeté notre malheureuse Belgique. »

(page 378) La réponse du ministère au manifeste conservateur ne se fit point attendre. Dès le 23 novembre, elle parut sous la forme d’une circulaire adressée par le ministre de l’intérieur, M. Rogier, aux gouverneurs des provinces.

Le chef du Cabinet du 9 novembre se retranchait avec complaisance derrière les actes du ministère précédent ; il rappelait habilement certaines paroles de son prédécesseur pour prouver que la religion n’était pas en péril, qu’elle avait été compromise par la majorité et que le nouveau Cabinet ne ferait que suivre la voie tracée par les ministres démissionnaires. Le Cabinet se flattait « d’émaner de la prérogative royale agissant dans son entière liberté ». Il restait prudemment muet sur son programme pratique.

Dans un manifeste publié au nom de la minorité libérale, M. Devaux, à sou tour, exploita les divergences de vues qui s’étaient manifestées entre M. de Decker et la droite.

« C’est l’extrême droite, écrivait-il, par l’organe de son rapporteur, M. Malou, et pour désobliger le ministère, qui a demandé que la discussion (du projet de loi sur les établissements de bienfaisance) fût mise à l’ordre du jour. »

Malou, dans un article adressé à l’Indépendance (Indépendance, 27 novembre 1857), releva ce qu’il y avait d’inexact et de blessant dans cette insinuation du publiciste libéral. Il négligea pour le reste de répondre à M. Devaux.

 

3. Impréparation des conservateurs lors des élections de 1857

 

(page 379) Le manifeste était une déclaration de guerre. De part et d’autre, les adversaires qu’il mettait aux prises déterminèrent leurs positions. Les libéraux avaient préparé dès longtemps la campagne et, depuis six mois, habilement remué l’opinion publique ; leur presse et leurs associations retentissaient des cris de ralliement : Guerre à la mainmorte ! A bas les couvents !

Depuis 1852, certaines villes possédaient des comités conservateurs. Il s’en était fondé notamment à Namur, à Louvain, à Anvers. Mais ce beau mouvement ne s’était pas généralisé. A la veille du 10 décembre 1857, les conservateurs voulurent reprendre l’œuvre interrompue et constituer des comités là où ils n’existaient pas encore.

Il était tard pour faire d’utile besogne. Malou, cependant, s’y attela courageusement. Il fallut, pour commencer, rédiger de nouveaux statuts ; il s’en chargea.

M. Dechamps lui adressa, à cette occasion, de prudents conseils :

« Je vous recommande bien dans le préambule des statuts de dire :

« 1° Que le seul programme qui lie les membres est la Constitution, telle que le Congrès l’a comprise et telle qu’une pratique loyale et sage l’a interprétée ;

« 2° Que chaque candidat conserve son indépendance dans cette limite.

« C’est pour empêcher qu’on ne dise que nous refaisons les associations libérales que nous avons tant bafouées, les mandats impératifs, etc. Cela me paraît essentiel. »

Certains arrondissements entrèrent dans le mouvement ; aussitôt l’on y vit renaître la vie et le courage ; à Charleroi, les conservateurs se réunirent chez (page 380) M. Gendebien, se constituèrent en comité central d’arrondissement et se subdivisèrent en comités cantonaux

M. Dechamps rédigea un manifeste, et les conservateurs, qu’il dépeignait, quelques jours auparavant, en proie à une véritable terreur, à une déplorable décomposition, se décidèrent à présenter non pas un, mais trois candidats aux électeurs de l’arrondissement. « On a ouvert une souscription électorale, on est plein d’espoir. La plupart croient au succès des trois candidats. D’antres pensent que deux triompheront. Ma candidature paraît certaine. Voilà notre bulletin. » (Lettre de M. Dechamps à Malou, 26 novembre 1857). Combien différentes, ces nouvelles, de celles qu ! parvenaient à Malou huit jours auparavant !

Par ses amis politiques, Malou est tenu au courant du travail qui s’effectue dans tons les arrondissements. Les nouvelles affluent, mais, hélas ! sauf celles de Charleroi, elles sont, la plupart du temps, peu encourageantes !

A Gand trois candidatures sont ouvertes par la retraite de trois conservateurs sortants. « Nous nous sommes constitués, écrit M. Solvyns, nous avons fait les fonds, et nous nous sommes mis en quête de candidats. »

De même qu’à Bruges et à Tournai, en 1848 et en 1852, il y a, à Gand, en 1857, pénurie de candidats ; « Malgré les chances favorables de réussite, que je vous ai exposées dans ma dernière lettre, nous frappons en vain à la porte des catholiques gantois. Ils reculent tous, les uns pour raisons de santé, les autres pour motifs de famille, d’autres, enfin, parce qu’ils n’osent s’exposer aux insultes de nos crieurs de l’Avenir. » La lettre est du 22 novembre, vingt jours avant les élections ! Aussi M. Solvyns invite-t-il Malou à se laisser porter candidat à la fois à Ypres et à Gand. M. Dechamps est (page 381) l’objet de sollicitations analogues de la part de M. de Hemptinne.

« A Bruxelles, écrit Malou le 30 novembre, on n’est encore arrivé à rien. Les meilleurs candidats refusent : on continue d’en chercher. » (Lettre de M. Malou à Mgr Malou, 30 novembre 1857).

Tandis qu’attentif aux échos qui lui parvenaient de tous les points du pays, Malou adressait de Bruxelles des conseils et des encouragements à tous ses amis, il était lui-même, à Ypres, l’objet de vives attaques de la part des conservateurs.

On lui reprochait d’avoir accepté un compromis avec les libéraux ; peu s’en fallut qu’on ne l’accusât de trahison et qu’on ne l’abandonnât.

Malou eut-il tort ou raison, au surlendemain des journées de mai, au lendemain de l’avènement d’un ministère choisi dans la minorité et de l’arrêté de dissolution, de traiter pacifiquement avec M. Alphonse Vandenpeereboom, candidat libéral et signataire du manifeste de M. Devaux ? Il faudrait, pour en juger, se rendre compte exactement des chances que les catholiques, livrés à leurs seules forces, auraient eues de triompher de leurs adversaires. En négociant un accord, Malou crut-il qu’il était préférable d’éviter la lutte à Ypres et de ménager toutes ses énergies pour l’action et la direction générale du parti conservateur ? La supposition est permise. Les conservateurs d’Ypres ne s’accommodèrent pas de l’arrangement et se plaignirent amèrement de n’avoir pas été consultés.  (« Je ne saurais vous dépeindre la tristesse qui a accueilli cette fâcheuse combinaison et le découragement qu’elle a produit parmi nous, » écrivait à Malou le président d’un comité conservateur de l’arrondissement d’Ypres. « Les catholiques, répondit Malou, ont, à Ypres, deux représentants et un sénateur, les autres un représentant. Trois contre un. Nous avons cru, M. van Renynghe et moi, que, si l’Association dite libérale ne portait qu’un seul candidat, nous pouvions demander à nos amis de n’en porter que deux : c’est là tout ce qui s’est fait en 1857, comme en 1850 et en 1854, à Ypres et ailleurs, notamment à Hasselt, pour le comte de Theux. »)

 

4. La déblâcle et les premières tentatives de réorganisation du mouvement conservateur

 

(page 382) La journée du 10 décembre 1857 fut une débâcle pour les conservateurs.

Les libéraux gagnèrent vingt-six voix et rentrèrent à la Chambre avec une majorité de soixante-dix voix contre trente-huit. Partout, il est vrai, de sérieuses minorités catholiques permettaient d’augurer pour l’avenir du parti conservateur des jours moins sombres. « Quel Waterloo ! écrivait M. Barthélemy Dumortier à Malou ; le 29 mai a commencé l’œuvre révolutionnaire, le 10 décembre l’a achevée. On pourra élever à M. de Decker une statue avec cette inscription : A M. de Decker, l’anarchie reconnaissante. »

MM. Dechamps, de Sécus, Osy, della Faille comptèrent parmi les victimes du 10 décembre.

La leçon fut profitable ; les conservateurs eurent conscience des périls qui menaçaient leur opinion ; ils furent unanimes à reconnaître que l’une des causes principales de leur défaite était dans l’absence d’organisation et de direction des forces de leur parti. Pénétrés de ces craintes, convaincus de l’évidence de cette constatation, ils firent enfin mieux que de s’en tenir à de bonnes résolutions.

(page 383) Il fallait, de toute nécessité, empêcher les vaincus d’abandonner la lutte.

Malou s’efforça de relever leur courage : « J’écris aux victimes les plus notables ;  je les supplie toutes de rester unies de cœur et d’action avec les combattants qui sont condamnés par les électeurs à rester sur la brèche... Quand je repasse la liste des vivants, je me sens un peu effrayé, je l’avoue, de la difficulté et des désagréments qui les attendent et qui m’attendent plus que tout autre. Toutefois, je me hâte de vous le dire, je ne suis nullement découragé, je ne désespère pas. »

Dans une réunion qui se tint chez M. Barthélemy Dumortier, les principaux membres de la droite décidèrent l’attitude à prendre à l’égard du nouveau ministère. Malou se prononça en faveur d’une politique d’expectative : « Je ne suis pas d’avis, écrivait-il à l’évêque de Bruges, qu’il faut, dans l’état actuel de l’opinion, le pousser à outrance (le ministère) et lui faire une guerre à mort sur toutes choses. Voyons, d’abord, avec un peu de patience, si l’effet ordinaire de la victoire, la division, ne se produira pas : évitons de resserrer les liens de la coalition, le tout, bien entendu, sans abdiquer ni les principes, ni la dignité de notre opinion. » (Lettre à Mgr Malou, 11 décembre 1857).

Mais l’essentiel n’était ni de panser les blessures des vaincus, ni de combiner un plan de défensive : il importait surtout de reconquérir le terrain perdu et de préparer la revanche de la journée du 10 décembre.

L’échec de M. Dechamps à Charleroi avait prouvé, une fois de plus, l’inefficacité d’un travail hâtif d’organisation ni extremis, l’inutilité de comités créés de toutes pièces à (page 384) la veille des élections. Sans un labeur de longue haleine, aucun résultat réel et durable ne pouvait être acquis. Il n’avait pas suffi de l’activité et du dévouement de quelques hommes, s’improvisant commandants en chef des hordes errantes des conservateurs, pour imprimer de l’unité à leur action. La double nécessité s’imposait d’un organisme central et de comités locaux, à l’imitation de ceux que les libéraux possédaient depuis dix ans.

Et cependant certains catholiques, même des plus éminents, craignaient encore de suivre l’exemple que leur avaient donné leurs adversaires !

A en croire ces hésitants, la dignité des conservateurs leur commandait de ne pas s’inspirer des associations libérales, après les avoir trop longtemps combattues. Ils conseillaient encore plus de prudence que d’énergie dans l’action.

Sans s’attarder à ces considérations, Malou écrivait, dès le 11 décembre, à son frère : « Que faut-il faire maintenant ? De toutes parts, on souhaite une organisation forte et permanente. Une grande association étant publiquement fondée, ayant son budget, groupant tous les individus, les intérêts, et combinant toutes les ressources qui existent pour le bien, les malheurs de ces derniers temps seront assez promptement réparés. »

Les meilleures nouvelles lui arrivèrent bientôt de la province. Dans les grandes villes, les conservateurs s’organisaient. « Le comité de Gand, lui écrivait-on, s’occupe de la réorganisation de l’opinion conservatrice de cette ville. » C’est à Anvers surtout que la réaction fut vive : la liste libérale tout entière avait passé, mais M. Rogier ne l’avait emporté que de deux cents voix sur le baron Osy. « Jamais échec n’a donné à Anvers d’aussi grands et d’aussi heureux résultats, écrivait à Malou l’un des candidats évincés, M. della Faille de Leverghem. (page 385) Je suis au comble de la joie : tout ce qu’Anvers possède en sève sociale vient de se former en un faisceau et notre magnifique Association constitutionnelle conservatrice est là debout, qui va régénérer la ville ; près de 700 membres vont, dans peu de jours, sous la présidence du baron Osy, discuter leur règlement. C’est un vrai gouvernement que nous allons organiser. » L’Association constitutionnelle conservatrice d’Anvers se montra digne des espérances qu’elle avait fait naître : il ne lui fallut que peu d’années pour triompher de ses adversaires et faire passer la liste complète de ses candidats.

 

5. La fondation de l’Association constitutionnelle conservatrice (1858)

 

(page 385) « De toutes parts, constatait Malou, on veut une organisation forte et permanente. » C’est à doter le parti conservateur d’un organisme central, d’une direction permanente qu’il allait désormais s’attacher, avec l’énergie persévérante que ses adversaires connaissaient.

Ceux-ci, d’ailleurs, grisés de leurs succès, semblaient vouloir ajouter de nouveaux avertissements à celui qu’avait été pour les conservateurs la débâcle du 10 décembre. Le libéralisme s’orientait dans le sens de l’exclusivisme le plus intransigeant.

Le choix de M. Verhaegen pour la présidence de la Chambre était arrêté ; la candidature de M. Delfosse, plus modéré, avait été écartée. Bruxelles allait émettre un vote significatif en envoyant siéger parmi ses représentants le pamphlétaire Louis De Fré (Joseph Boniface), de préférence à M. Partoes, ministre des travaux publics, libéral plus modéré. Le ministère, malgré les répugnances du Roi et contre son propre gré peut-être, marchait à la remorque des libéraux avancés et de l’Association libérale de Bruxelles.

Les symptômes de cette orientation inquiétante hâtèrent la réunion des conservateurs, qui se tint le 22 décembre (page 386) en l’hôtel de Merode, à Bruxelles. Un grand nombre de représentants et de sénateurs, auxquels s’étaient associées « les victimes du 10 décembre », s’y trouvèrent réunis. On y jeta les bases d’une organisation centrale permanente de l’opinion conservatrice, chargée de susciter partout des comités d’arrondissement. Un comité provisoire fut constitué, avec la mission d’élaborer des statuts, de convoquer une assemblée générale des notabilités du parti conservateur.

De ce comité provisoire, Malou fut l’agent exécutif et la cheville ouvrière. Dieu sait ce qu’il lui en coûta de démarches et de correspondances pour dresser la liste des convocations à cette assemblée des notabilités conservatrices !

Dès lors avait germé dans certains esprits l’idée d’assemblées générales périodiques des catholiques belges, à l’imitation de celles des catholiques allemands. M. Jean Moeller, professeur à l’Université de Louvain, qui fut mêlé de près au mouvement d’organisation des conservateurs, soumettait à Malou l’idée « qu’à des époques fixes et périodiques toutes les forces pussent se concentrer pour débattre les intérêts de l’opinion ». Malou ne crut pas devoir faire part de ce projet à l’assemblée des notabilités conservatrices ; il promit d’en saisir le conseil de l’Association. Le projet formé par le professeur Moeller n’eût peut-être pas trouvé en ce moment les catholiques belges suffisamment préparés ; cinq ans plus tard, il était réalisé.

Convoqués, le 6 février 1858, Bruxelles, en l’hôtel du comte de Merode-Westerloo, les conservateurs discutèrent les statuts du futur comité central, élaborés par les membres du comité provisoire.

A cette réunion se trouvaient présentes ou représentées au delà de cinq cents personnalités marquantes de (page 387) l’opinion conservatrice, résultat inespéré en ces temps d’inertie politique des catholiques. Les adhésions étaient parvenues de tous les arrondissements du pays. Les honneurs de la journée furent pour M. Dechamps et Malou. Celui-ci s’attacha surtout, écrit-il, « à démontrer que l’opinion conservatrice doit s’organiser au grand jour d’une manière forte et durable ».

II fut décidé que le comité central d’action porterait le nom d’Association constitutionnelle conservatrice. « Le nom à donner à l’enfant né le 6 février, dans des conditions parfaites de viabilité, n’est certes pas indifférent, » écrivait Malou à M. Moeller.

A la tête de l’Association constitutionnelle conservatrice fut placé un conseil d’administration, composé de quinze membres. Ce conseil fut chargé de l’élaboration définitive des statuts, ainsi que de la rédaction du programme qui en devait être le développement.

De « l’enfant né le 6 février 1858 » nous ne dirons pas que Malou fut le père ; il en fut au moins le parrain. Mgr Malou, qui savait la somme de travail qu’avait exigée la préparation de la réunion du 6 février. écrivait à son frère, au lendemain de cette bonne journée : « Quel service vous avez rendu au pays en poussant cette affaire ! »

Bien que, dans l’avenir, le succès n’eût pas répondu aux espérances d’un début plein de promesses, la tentative du 6 février 1858 méritait mieux que l’oubli total. Rien d’étonnant, cependant, si le souvenir ne s’en est pas conservé, rien même de plus compréhensible. La prudence commanda aux promoteurs de la réunion de s’entourer de précautions. Il fallait éviter d’augmenter les craintes de catholiques pusillanimes et d’éveiller la vigilance de l’adversaire ; celui-ci ne devait pas avoir connaissance de ce qui se préparait. Les journaux conservateurs reçurent une consigne sévère. Aucun d’eux ne (page 388) souffla mot avant la réunion du 6 février et, au lendemain de celle-ci, à peine un bref entrefilet signala-t-il que quelques conservateurs s’étaient rencontrés dans la demeure hospitalière de l’un d’eux.

Autant les journaux conservateurs apportèrent de soin discret à ne rien laisser transpirer des décisions prises à la réunion de la rue aux Laines, autant la presse d’opposition s’efforça-t-elle de découvrir ce qui s’était tramé. Et l’on juge si elle eut quelque scrupule de divulguer les renseignements qui parvinrent à sa connaissance ! L’Indépendance (Indépendance, 8 février 1858) rapporta, notamment, que MM. Dechamps et Malou surtout avaient été écoutés et acclamés. « C’est à celui-ci que sont revenus les principaux honneurs de la séance ; il a pris la parole à plusieurs reprises. »

Quelques jours plus tard, la presse conservatrice faisait connaître à ses lecteurs le programme et les statuts de l’Association constitutionnelle conservatrice, récemment fondée. On s’abstint de commentaires quelconques, comme s’il fallait éviter avec soin toute complication. N’était-ce pas suffisamment d’audace d’affirmer publiquement la volonté d’un sérieux effort d’organisation ?

(Note du webmaster : l’ouvrage du baron de Trannoy reprend en note de bas de page le programme et l’analyse (officielle) des statuts de l’Association constitutionnelle conservatrice. Elle est reprise ci-dessous.)

(page 388) « Association constitutionnelle conservatrice.

« I. - Programme

« L’opinion conservatrice forme la majorité réelle et normale du pays. Il faut, pour parvenir à lui faire perdre cette position, que la passion politique trouble et égare la raison publique ; il faut alimenter cette passion par des calomnies aussi odieuses pour ceux qui les répandent qu’humiliantes pour ceux qui les acceptent, calomnies auxquelles une grande opinion, au nom de tout son passé, a le droit de répondre par la protestation du dédain ; il faut, pour y parvenir, jeter un doute injurieux sur notre dévouement constitutionnel ; nous attribuer l’absurde intention de ressusciter les privilèges (page 389) ou les abus d’un passé que personne n’a la volonté, ni le pouvoir de faire revivre ; provoquer ou exploiter ces émotions contagieuses qui mettent en péril le régime représentatif.

« L’instrument le plus actif des succès momentanés de nos adversaires, en 1852 et en 1857, a été l’organisation puissante des associations politiques.

« Pour rétablir entre nos adversaires et nous des conditions égales, il manque à l’opinion conservatrice une organisation des forces dont elle dispose.

« L’association que nous fondons est donc un acte de défense et non d’agression ; nous avons attendu, pour le poser, que nos adversaires en fissent une nécessité.

« Ce que nous voulons, c’est bien moins faire usage d’un droit constitutionnel dans un intérêt politique qu’accomplir un devoir pour la conservation des principes sociaux.

« L’union a été le but de notre politique ; elle reste notre espérance dans l’avenir. Mais, pour que nous puissions voir rétablir cette belle devise nationale presque effacée, il faut que l’on ne méconnaisse pas la force réelle du parti conservateur.

« La nécessité de cette association est donc prouvée ; sa durée sera celle des associations libérales elles-mêmes.

« Son but purement politique est la défense de tous les intérêts conservateurs, par les moyens que nos institutions légitiment, et spécialement par la presse et par les élections.

« Son seul programme est la Constitution, pratiquée loyalement et sans restriction, selon les traditions du Congrès national. Le seul mandat accepté par ses membres, c’est la fidélité à ce grand principe.

« Nous revendiquons le titre de conservateurs, qu’on nous conteste, et celui de constitutionnels, qu’on nous dénie, parce que nous ne reconnaissons à aucune opinion la mission de défendre, mieux que la nôtre, l’œuvre nationale à laquelle nous devons vingt-sept années de prospérité et de paix :

« La Constitution, avec toutes les libertés qu’elle consacre ;

« La dynastie aimée qui la couronne ;

« L’armée, qui en est le soutien ;

« Le caractère religieux des populations, qu’il ne faut pas laisser altérer ;

« Le droit de tout citoyen catholique de ne pas se voir exclu des fonctions publiques, à cause du nom qu’il porte ;

« L’intérêt de l’agriculture et du travail national, que menacent d’aventureuses théories ;

« La cause de l’ordre social, que les mauvaises passions compromettent.

« Nous faisons un appel patriotique à tous les amis de cette cause, de ces droits et de ces institutions pour unir leurs efforts aux nôtres.

« L’association dont nous jetons aujourd’hui les bases ne peut alarmer aucun intérêt ; elle est fondée pour les protéger tous : elle aidera à réaliser tout progrès compatible avec nos institutions.

« Elle sera à la fois conservatrice, constitutionnelle et nationale, c’est-à-dire modérée, juste et forte, comme il sied à une grande opinion, fière de son passé et confiante dans l’avenir. »

« Bruxelles, 12 février 1858.

« II. - Analyse des statuts.

« Nous venons de dire que le but de l’association est de soutenir et de propager les principes de l’opinion conservatrice, d’en défendre les droits et les intérêts, d’assurer la pratique vraie et régulière de toutes les libertés constitutionnelles.

« Son action s’étend à toutes les provinces. Elle établit des rapports constants avec les associations ou comités d’arrondissement.

« Ceux-ci ont leur existence propre, leur initiative et se rattachent à la société centrale par des actes qui définissent le mode et les conditions du concours mutuel.

« Les associations centrale et d’arrondissement s’occupent spécialement de la révision des listes électorales, des élections aux divers degrés et de tout ce qui s’y rattache, des publications périodiques (page 391) ou autres qui intéressent l’opinion conservatrice et généralement de toutes les mesures qui tendent à réaliser le but de l’association tel qu’il est défini ci-dessus.

« Les associations n’imposent aucun mandat impératif. Les membres s’attachent à propager l’association, à user, dans l’intérêt de l’opinion conservatrice, des influences dont ils disposent, et à prêter, dans l’ordre politique, à leurs coassociés leur concours et leur appui.

« Les voies et moyens de la société se composent du revenu des capitaux versés par les actionnaires et des cotisations volontaires, annuelles ou mensuelles, des associés.

« Le minimum de la cotisation est de 5 francs. Chaque associé indique la somme et le terme pour lesquels il s’engage.

« Les actions sont de deux espèces : les unes, dites de fondation, de 1,000 francs, constituent l’abandon du revenu et l’engagement du capital pour la durée de la société ; les autres, dites de participation, sont de 500 francs, jouissent d’un intérêt de 2 1/2 p. c. et sont remboursables au pair à des époques fixées, selon le choix des preneurs, à vingt, vingt-cinq ou trente ans.

« Les capitaux seront placés ; ils ne peuvent être ni entamés, ni engagés.

« Chaque année, par l’examen des comptes et du bilan, les actionnaires constateront que le capital est placé en valeurs solides et réalisables.

« Tout actionnaire est, de droit, membre de l’assemblée générale.

« En font également partie, les personnes qui s’engagent à verser annuellement au moins 50 francs pendant dix ans.

« Les statuts rédigés d’après ces bases ont été adoptés à l’unanimité, le 6 février 1858, par les membres présents ou représentés, au nombre de 520.

« En attendant que les bureaux de l’association soient établis, les adhésions, les souscriptions, soit comme associé, soit comme actionnaire, (page 392) ainsi que les libéralités peuvent être adressées à l’un des membres du conseil d’administration.

« Conseil d’administration :

« MM. le comte de Theux ; le baron d’Anethan : Ad. Dechamps ; le baron de Man dAttenrode ; le comte de Liedekerke-Beaufort le comte de Merode-Westerloo ; le comte de Ribaucourt ; Henri Dumortier ; Ph. Gillès de s’Gravenwesel ; J. Malou ; E. Mercier ; Louis Orban ; Richard Lamarche ; t’Serstevens-t’Kint ; Frans Vergauwen. » (Fin de la note.)

(page 388) Le programme reconnaissait sans détours que l’instrument (page 389) le plus actif des succès des libéraux avait été l’organisation puissante de leurs associations politiques ; cet élément de force et cette condition de succès politique avaient jusque-là manqué à l’opinion conservatrice. L’union avait été le but de la politique des conservateurs ; (page 390) elle restait leur espérance dans l’avenir ; la nécessité présente était de défendre les intérêts conservateurs par l’organisation des forces de l’opinion. Tel serait le but de l’Association conservatrice. Sa nécessité était établie par l’existence même des associations libérales ; (page 391) « sa durée, ajoutait le programme, sera celle des associations libérales elles-mêmes ».

Les statuts rappelaient le but de l’association, réglaient les rapports entre l’association centrale et les associations d’arrondissement. Il était expressément spécifié qu’aucun mandat impératif ne serait imposé. Pour procurer des ressources à l’association, deux espèces d’actions (page 392) étaient créées, les unes dites de fondation, les autres de participation ; celles-ci seules donnaient intérêt ; les membres payaient une cotisation de 5 francs. Un conseil d’administration, composé de quinze membres, devait présider à la direction de l’association et veiller à l’emploi des fonds.

L’association, ainsi constituée, vécut, mais d’une vie brève et précaire. Après cinq ans, elle était en complète liquidation.

Une conception aussi vaste que celle de grouper et de diriger dans une voie nouvelle les forces d’une grande opinion court bien des risques à sortir de toutes pièces du concert de quelques hommes politiques, quel que fût le prestige reconnu de leur habileté et des services rendus.

La masse des conservateurs n’était pas préparée à subir une impulsion, peut-être partie de trop haut pour l’agiter profondément. Le mérite est-il moindre, parce que le succès ne couronna pas de généreux efforts ?

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