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d’intention
« Jules Malou (1810-1870) », par le
baron de TRANNOY
(Bruxelles,
Dewit, 1905)
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(page 312) Le 21 juillet 1856,
fut célébré, dans l’enthousiasme général, le vingt-cinquième anniversaire de
l’émancipation nationale.
Les partis firent momentanément trêve
pour fêter, sous les auspices du gouvernement conservateur unioniste, la
prospérité croissante, la royauté populaire, les bienfaits de la liberté.
Rien ne faisait entrevoir le
déchirement de la nation en deux fractions plus que jamais ennemies. Cependant
les journées de mai 1857 étaient proches.
(page 312)
Qu’il nous soit permis de faire un peu d’histoire rétrospective.
La législation des fondations
charitables a subi, dans nos provinces, avant 1857, des alternances variées.
Les actes de bienfaisance avaient habituellement
pour origine le sentiment religieux. Ils se manifestaient le plus communément
par la création de fondations régies (page 313) par des administrateurs
spéciaux, ecclésiastiques ou laïques. Ni les lois, ni les mœurs ne repoussaient
cette forme au nom d’idées de sécularisation ou de centralisation, dont nos
pères n’avaient pas même le pressentiment, idées diamétralement opposées
d’ailleurs à l’économie de nos institutions. Le respect de la volonté des
fondateurs, volonté laissée libre, était le principe dominant.
Au régime de liberté réelle, mais mal
réglée, des fondations dans les anciens Pays-Bas catholiques,
Les libres créations de la
bienfaisance privée furent absorbées et sécularisées par l’Etat, seul chargé de
l’assistance publique. L’innovation ne fut pas heureuse et son application de
courte durée.
Les lois des 16 vendémiaire et 7
frimaire an V établirent bientôt un nouveau régime de sécularisation décentralisée,
par l’institution des commissions administratives et des bureaux de
bienfaisance communaux. Le nouveau régime, en attribuant aux établissements de
bienfaisance publics l’héritage des fondations anciennes, ne leur accordait pas
cependant de monopole absolu pour l’avenir.
De 1804 à 1847, en effet, les
gouvernements sanctionnèrent, sans esprit d’hostilité systématique, les
manifestations de la volonté libre des fondateurs.
Le gouvernement du roi Guillaume Ier
n’apporta aucune entrave à l’exercice de cette liberté.
Des fondations charitables, régies,
selon la volonté des fondateurs, par des administrateurs spéciaux, furent
autorisées pendant les seize années du début du règne de Léopold Ier. Cette
tolérance s’était librement exercée jusqu’en 1847.
(page 314) Sans modifier les
lois existantes, le Cabinet du 12 août allait donner à celles-ci une
interprétation nouvelle. Le 10 avril 1849, par une Instruction générale sur
l’acceptation des dons et legs au profit des établissements publics, M. de Haussy, ministre de la justice, exclut formellement les
administrateurs spéciaux et attribua à l’administration publique et civile
seule le droit de régir tous les établissements et toutes les œuvres
permanentes de charité, quelle que fût leur origine. Seuls les établissements
de bienfaisance publique étaient capables de recevoir les dons et legs au
profit des pauvres, d’administrer les biens donnés ou légués et d’en distribuer
les fruits. Dans ce système, connu sous le nom de jurisprudence de M. de Haussy, toute donation ou fondation charitable, faite à
la condition d’une certaine mesure de spécialité ou d’indépendance
administrative, était nulle quant à la condition et valable quant au don.
Un tel système était, d’après le
jugement de M. Guizot, évidemment contraire à l’équité et à l’histoire, aux
droits de la liberté des individus et aux pratiques récentes comme aux
anciennes traditions du pays. Il ne l’était pas moins aux principes admis et
pratiqués par presque tous les Etats catholiques ou protestants de l’Europe
chrétienne.
L’Instruction de M. de Haussy avait soulevé une opposition très vive de la part de
la minorité parlementaire. Il s’en fallait de beaucoup qu’elle eût recueilli
l’adhésion unanime des tribunaux et cours de justice. L’incertitude régnait. On
réclamait une loi organique de la bienfaisance publique et privée, mettant
l’une et l’autre à l’abri, à la fois des oscillations de la politique et des
variations de la jurisprudence.
Jusqu’à la veille des débats de 1857,
l’incertitude planait. Le 14 mars 1857,
Le ministre de la justice, M. Tesch,
fit décider par arrêté du 23 octobre 1851, que les hospices de Louvain avaient
seuls droit au capital légué, que les conditions devaient être réputées non
écrites, que la clause de retour de biens à l’héritier universel ne pouvait
être invoquée. Il autorisait seulement les hospices à consulter, le cas
échéant, les curés de Louvain, mais sans imposer à cet égard aucune obligation
absolue.
Les hospices de Louvain, ayant demandé délivrance du
legs, perdirent leur procès en première instance, obtinrent gain de cause
auprès de la cour d’appel de Bruxelles ; l’arrêt de celle-ci fut cassé.
Dès 1849, le ministre de la justice
avait institué une commission qui fut chargée d’examiner toutes les questions
relatives aux fondations.
(page 316) Il apparaissait dès
lors comme certain qu’un grand débat se préparait pour l’avenir sur la question
de la bienfaisance. « J’espère que vous aiguisez vos flèches, » écrivait
Malou à l’évêque de Bruges. En effet, la question valait d’être étudiée et
longuement mûrie.
Dès le début de la session 1850-1851,
sans crier gare et presque à l’insu de ses collègues, M Barthélemy Dumortier
déposa une proposition commençant en ces termes : « La charité est libre. Nul
ne peut être entravé dans l’exercice de cette liberté. » (Article
unique. La charité est libre. Nul ne peut être entravé dans l’exercice de cette
liberté. L’Etat n’a le droit d’intervenir que dans l’intérêt des familles et
seulement dans les cas et les limites fixées par la loi. Toute administration
de fondation charitable devra rendre son compte annuel au bureau de
bienfaisance de sa commune).
C’était poser prématurément la
question ; MM. de Decker, de Theux, Dechamps et Malou
appuyèrent la prise en considération avec un insuccès dont ils eurent lieu de
se réjouir.
Déposée avant que les armes n’eussent
été fourbies pour la grande lutte qui se préparait, la proposition de M.
Barthélemy Dumortier avait, en outre, l’inconvénient de maintenir, en matière
de fondations charitables, les interprétations équivoques qu’il fallait rendre
impossibles par une loi plus détaillée et plus précise. « La retraite ménagée à
Dumortier était le meilleur parti à prendre, écrivait Mgr Malou (Lettre
de Mgr Malou à Jules Malou, 28 novembre 1850) ;
vous l’avez tiré d’affaire le mieux possible. »
Une grande lutte était sur le point
de s’engager ; elle devait remuer profondément les masses, que les débats sur
l’enseignement moyen n’avaient pas pénétrées. La question de la bienfaisance
était plus propre à les émouvoir. (page 317) Elle allait hâter la
banqueroute de l’unionisme, occasionner la scission définitive et,
indirectement, concourir à la naissance d’un parti conservateur.
« Je pense, écrivait l’évêque de
Bruges, qu’il est tout à fait opportun d’organiser un plan de campagne sur ce
terrain (de la bienfaisance). La question a été abordée plus franchement et
avec plus d’énergie par nos hommes que la question de l’enseignement. L’armée
ennemie... comprendra enfin que nous avons des convictions et que nous osons
les produire et les défendre. » (Lettre de Mgr Malou à Jules Malou,
Bruges, 1er décembre 1850).
Mgr Malou ajoutait « qu’il ne
craindrait pas une lutte de dix ans ». En fait, elle ne devait durer qu’un peu
moins.
Le Cabinet du 12 août succomba avant
d’avoir présenté un projet de loi. Le ministère de Brouckere, en reprenant sa
succession, s’était donné pour mission de résoudre les difficultés tant sur le
terrain de l’enseignement que sur celui de la bienfaisance.
A la séance du 17 janvier 1854, le
ministre de la justice, M. Faider, présenta deux
projets séparés, mais évidemment connexes. Le premier, traitant de la
réorganisation des administrations de bienfaisance, ne soulevait guère que deux
questions de principe : la fusion des hospices et des bureaux de bienfaisance ;
l’admission du curé comme membre de droit de la commission. Le second projet,
intitulé : Dons et legs charitables, conférait aux établissements
publics le droit exclusif d’accepter une libéralité ayant une destination de
bienfaisance et en donnait à ces institutions la saisine légale ; il attribuait
à la loi seule le droit de créer tout établissement indépendant, ayant une
administration spéciale complète ; les fondateurs et bienfaiteurs pouvaient
réserver pour (page 318) eux ou pour les membres de leur famille une
part dans la direction de la fondation ou dans la distribution des secours ;
mais le nombre des tiers intervenants pouvait être tout au plus égal à celui
des administrateurs légaux, moins un. (Documents
parlementaires, sessions de 1853-1854 et 1854-1855)
A la séance du 14 décembre
Le projet Faider
ne satisfaisait aucun des deux partis. Le Cabinet de Brouckere se retira,
d’ailleurs, avant qu’il ne fût mis en discussion.
Un nouveau projet de loi fut
présenté, le 29 janvier 1856, par le ministre de la justice, M. Alphonse
Nothomb.
Malou déposait, le 20 décembre 1856,
le rapport, fait au nom de la section centrale de
« Ces propositions comprennent,
disait le rapporteur (J. MALOU, Établissements de bienfaisance.
- Rapport fait à
« Le titre 1er règle
l’institution et l’organisation des bureaux de bienfaisance, des comités de
charité et des hospices civils, ainsi que le mode d’administration de leurs
biens.
« Le titre II définit quelles
fondations dues à la charité privée seront autorisées, comment elles seront (page
319) acceptées, administrées et surveillées. Quelques dispositions
générales complètent cet ensemble. »
La part faite à la liberté, par le
titre II du projet, consistait dans la faculté de créer des établissements ou
des œuvres de bienfaisance ayant des administrateurs ou des distributeurs
spéciaux. Toutes les fondations étaient acceptées avec l’autorisation du Roi
par le bureau de bienfaisance. Mais les fondateurs pouvaient réserver
l’administration pour eux-mêmes ou pour des tiers, et nommer même les
titulaires successifs du droit d’administration.
Les immeubles qui excédaient les
besoins de l’établissement charitable devaient être vendus. Le contrôle
administratif le plus sévère et, au besoin, l’intervention des tribunaux
devaient assurer la bonne gestion des biens.
(page
319) La discussion parlementaire de la loi sur les établissements de
bienfaisance s’ouvrit sous l’impression des polémiques enflammées qui avaient
mis aux prises, depuis plusieurs mois, partisans et adversaires de la proposition.
Qu’on relise les journaux de
l’époque, qu’on recherche les correspondances politiques telles que celles de
Joseph Boniface, adressées de Bruxelles aux journaux de province, si l’on veut
se rendre compte de l’état d’excitation des esprits. Une campagne de
conférences s’ouvrit à laquelle prirent part les orateurs influents des deux
partis.
Sous le pseudonyme de Jean Van Damme,
M. Frère-Orban publia deux volumes sur
L’évêque de Bruges n’avait pu
assister en spectateur muet au prélude de ce grand débat. Dès 1854, il était
prêt et publiait son important ouvrage sur La liberté de
La portée juridique et économique du
projet de loi échappait naturellement aux masses. Concrétiser en quelques idées
simplistes les thèmes de l’opposition et frapper ainsi vivement l’imagination
populaire fut le secret des adversaires du projet de loi. Ils réussirent à
convaincre leurs crédules lecteurs ou auditeurs que le projet de M. Nothomb
allait faire sortir de terre les couvents, étendre démesurément la mainmorte
monacale et congréganiste, permettre la substitution avec tous ses abus.
« Les corporations religieuses
investies de biens immenses par personnes interposées, le patrimoine des
pauvres exposé à mille dangers qu’il sera impossible de prévenir, le droit de
conférer la personnification civile à tous les couvents de femmes,
implicitement abandonné (page 321) au gouvernement, la transformation en
congrégations religieuses de tous les établissements de charité, voilà quels
seront, dans l’avenir, les fruits du détestable système qu’une majorité aveugle
et oppressive veut faire triompher parmi nous, » écrivait l’Indépendance
(Indépendance belge, 10 avril
1857), résumant la dernière partie de l’œuvre de Jean Van
Damme.
L’alarme avait gagné les meilleurs
esprits parmi les libéraux modérés ; des conservateurs timorés se sentirent
ébranlés et ne furent d’aucun appui pour le gouvernement dans la lutte qu’il
allait affronter.
La discussion s’ouvrit le 21 avril et
se prolongea pendant vingt-sept séances. Les libéraux parlaient, encouragés par
des applaudissements qui, à diverses reprises, éclatèrent dans les tribunes
publiques de
De courageux défenseurs se levèrent
cependant pour soutenir, avec les ministres de Decker
et Nothomb, le projet si passionnément combattu, pour braver l’impopularité
gagnant comme une contagion tous ceux qui tentaient la défense de la liberté -
Dieu sait combien réduite ! - des fondations charitables.
« Le véritable défenseur du projet,
tout le monde le nommera, écrivait M. Lebeau (M. LEBEAU, Lettres
aux électeurs belges. (La loi de la charité et les incidents qui en ont
précédé et suivi la discussion.) Bruxelles, Decq,
1857), c’est le rapporteur de la section centrale, c’est
M. Malou... Celui-là, ajoutait l’ancien chef du premier Cabinet libéral
homogène, n’avait ni les scrupules, ni les hésitations de M. de Decker, il fut amer, agressif, tranchant, comme M. Nothomb,
(page 323) mais là s’arrête sa ressemblance avec ce dernier. Ce que M.
Malou déploya de ressources dans l’accomplissement de son mandat ne peut se
dire. Toujours sur la brèche, on l’a vu faire face tour à tour aux adversaires
les plus vaillants de l’opposition, et malheur à quiconque lui avait prêté le
flanc ! la riposte ne se faisait pas attendre.»
A ce tableau, M. Lebeau s’empressait
d’ailleurs d’ajouter des ombres ; il terminait par quelques traits où
l’animosité perçait avec l’admiration :
« Si de l’esprit, beaucoup d’esprit,
des bons mots, des épigrammes acérées tenaient lieu de bonnes raisons ; si les
formes d’argumentation que semble aimer M. Malou ne paraissaient pas déceler
plus encore d’hostilité contre ses adversaires que de dévouement à ses
doctrines ; s’il n’induisait pas trop souvent à penser, par ses fréquents
lazzi, qu’il ne prend rien trop au sérieux, à commencer par lui-même, ce serait
un terrible adversaire... »
(page 231) Le monument le plus remarquable de la défense du projet de
loi - en faveur duquel Malou prononça cinq discours - fut le rapport qu’il
déposa au nom de la section centrale. (Le 20
décembre 1856).
« L’inégalité des conditions, écrit Malou au
début de ce rapport, se produit à toutes les époques, dans les sociétés
politiques, comme un fait général de l’histoire de l’humanité. Aussi toutes les
législations se sont-elles occupées des besoins et de l’assistance des pauvres.
« Mais ni
« Le nom même de la charité
n’existait pas, avec le sens pratique que le christianisme lui a donné.
« La charité fondatrice,
organisée, procédant de ce précepte divin qui commande aux hommes de s’aimer
les uns les autres, est donc le glorieux apanage des sociétés chrétiennes où
l’homme s’appartient. Dès que la religion catholique a triomphé du monde païen,
nous la voyons créer et développer d’une manière admirable des institutions
permanentes de bienfaisance. »
Dès le principe, la bienfaisance a eu
pour mobile et pour associée la religion.
« La charité chrétienne a revêtu
une variété infinie de formes : il n’est point de plaies sociales qu’elle ne
s’attache à cicatriser, point de douleurs auxquelles elle n’offre une
consolation, point de misères qui ne trouvent chez elle un asile. Aucun
dévouement n’est impossible à son courage. De la naissance au tombeau, de saint
Vincent de Paul, qui recueille et réchauffe l’enfant abandonné, jusqu’à la
petite Soeur des pauvres qui veille au lit du
vieillard mourant ; de l’école gardienne jusqu’à la maison de refuge des
repenties, son domaine s’étend partout où il y a un bienfait à répandre. »
Le libre développement de la charité
constitue un intérêt social de premier ordre, ce n’est pas trop de
l’association de toutes les forces de la bienfaisance publique et privée pour
alléger toutes les souffrances. Aussi les questions qui se rattachent à cette
partie de notre législation sont-elles, de leur nature, et doivent-elles rester
au-dessus et en dehors des luttes politiques du (page 324) moment. Nos institutions consacrent
les libertés les plus étendues. La liberté de la bienfaisance ne peut être
assujettie à de plus étroites restrictions.
« Le droit naturel de faire le bien, selon les inspirations de la
conscience, ne doit pas, seul entre tous, être nié ou restreint en haine d’abus
possibles.
« Il faut, dans l’ordre de faits qui nous occupe, que la loi fixe
les limites de la liberté, mais en s’inspirant seulement de l’intérêt social.
« Une bonne loi sur la bienfaisance doit donc avoir un triple but :
fortifier et étendre l’action des établissements de charité publique, assurer à
la charité privée une liberté limitée par l’intérêt social et sérieusement
contrôlée, associer les efforts des établissements publics à ceux des
fondations privées et des particuliers, pour l’amélioration du sort des classes
nécessiteuses. »
Avant de passer à l’examen des dispositions proposées à
Mettant, ensuite, en regard les deux systèmes discutés récemment au
cours de vives et souvent brillantes polémiques, Malou indiquait les motifs de
l’adhésion donnée par la section centrale au projet de loi présenté, au nom du
gouvernement, par M. Alphonse Nothomb.
Nous avons exposé ce projet dans ses grandes lignes, signalé la part
faite à la liberté par le titre deuxième.
Il n’était plus désormais question d’ergoter sur le sens probable, la
légitime interprétation des lois existantes. Il s’agissait de rechercher les
principes vrais et utiles qu’une bonne législation doit consacrer. Ce n’était
plus affaire de légistes, mais de législateurs.
(page 325) « Il faut,
continuait Malou, rechercher dans une même et patriotique pensée quel est le
système le plus utile aux intérêts des pauvres, le plus large et le plus
libéral, le plus conforme aux principes du droit civil, celui qui répond le
mieux aux nécessités sociales, afin de tenir tête, s’il se peut, par
l’accroissement de la charité, au développement des maux qui menacent ou qui
assiègent les classes souffrantes. »
Tel avait été le souci de la section centrale au cours de nombreuses
séances consacrées à l’étude et à la discussion du projet Nothomb. A la
majorité de quatre voix contre trois, elle avait estimé qu’il fallait maintenir
et fortifier les établissements de bienfaisance publique, éviter la création de
personnes civiles distinctes de ceux-ci ; autoriser les fondations
particulières, mais en réserver, en tout ou en partie, l’administration ;
établir, pour la bienfaisance publique ou privée, des garanties efficaces de la
bonne gestion et de la conservation des biens.
Mais la section centrale repoussait, comme préjudiciable aux intérêts
sacrés de la charité, l’administration exclusive, par les établissements
publics, de toutes les donations et legs ; elle croyait ne point avoir le droit
de tarir l’une des sources de la charité en repoussant les dons de ceux qui
préféraient confier à d’autres qu’aux administrateurs des établissements
publics, la gestion fes biens ou la distribution des
fruits qu’ils produisent.
Toutefois, en accueillant ces dons, en faisant une part à la liberté,
elle ne négligeait pas les garanties d’ordre général. La liberté, dans le droit
public belge, est la règle ; les restrictions sont et doivent rester des
exceptions que le législateur n’établit qu’en tant que l’intérêt social
l’exige.
(page 326) « Dire aux
bienfaiteurs des pauvres : Vous donnerez aux hospices ou aux bureaux de
bienfaisance, et non autrement ; je repousse vos bienfaits si vous prétendez
réserver à votre famille ou à des tiers l’administration des biens, c’est
restreindre sans motif la liberté ; c’est substituer l’exception à la règle ;
c’est, par un simple caprice, proscrire les oeuvres
les plus utiles et méconnaitre la première comme la plus impérieuse obligation
du législateur...
« Celui qui dispose de son bien au profit des pauvres use du même
droit que sil en disposait en faveur d’un tiers, même indigne. Sa volonté, si
déréglée qu’elle soit, produit ses effets dans ce dernier cas. Dans le premier,
au contraire, l’autorité peut réduire les donations excessives faites au
préjudice de parents pauvres ou qui blessent l’équité naturelle la loi, de son
côté, trace le cercle dans lequel les volontés des donateurs ou testateurs
peuvent se mouvoir, et elle en subordonne les effets aux règles établies en vue
de l’intérêt public.
« Si, moyennant ces conditions et garanties, la libre disposition
des biens est un droit reconnu partout, droit inhérent à la propriété, les
actes par lesquels le propriétaire dispose doivent aussi étre
envisagés au point de vue des droits que ces actes confèrent aux légataires
institués. Que ces légataires soient des membres de la famille, des tiers ou
des membres de la grande famille des pauvres, leurs droits doivent être régis
par les mémes principes. La loi serait absurde,
assurément, si elle subordonnait l’exercice du droit civil de recueillir par
donation ou par testament à des conditions arbitraires que l’intérêt des tiers
ou l’intérêt de tous ne nécessiterait point ; elle serait deux fois absurde et
antisociale, si les légataires pauvres, pris individuellement ou
collectivement, étaient seuls soumis à ce régime exceptionnel ou se trouvaient
privés du bénéfice de l’institution, sans motif dintérêt
général.
« La liberté de disposer est donc un droit pour le riche ; la
liberté de recevoir est un droit pour le pauvre. Pour la société, c’est, à la
fois, un devoir et un intérêt de maintenir (page 327) l’une et l’autre. Il est impossible, dans un État
chrétien, que les pauvres seuls soient mis en dehors de l’application
impartiale des lois civiles.
« Nous avons, dès lors, à examiner s’il est nécessaire, pour
protéger la société contre les écarts des volontés individuelles, d’établir,
comme condition de la validité de tout don ou legs en faveur des pauvres, qu’il
sera fait purement et simplement aux hospices ou au bureau de bienfaisance ;
sans que le donateur puisse réserver pour d’autres l’administration des biens
ou la distribution des revenus.
« Cette question ne nous paraît pas comporter de longs débats.
L’expérience de notre pays, la législation de presque tous les peuples l’ont
résolue davance.
« Nulle part, en effet, que nous sachions, si ce n’est peut-être, à
l’époque où d’inutiles tentatives de sécularisation absolue ont été faites, le
législateur n’a déclaré que toutes donations ou legs en faveur des pauvres
devraient étre acceptées et administrées par les
établissements publics, d’après des règles invariables qui n’admettent aucune
dérogation. »
L’abolition de la liberté de la charité ne pouait
s’expliquer que par le désir d’entraver l’esprit religieux quand il se
manifeste par la plus touchante des vertus qu’il inspire. Cette restriction
arbitraire est contraire à la liberté de disposer ; elle attente à la liberté
civile, qui forme la base de nos sociétés modernes et que les révolutions qui
ont agité ce siècle ont toujours respectée.
« Les fondations, disait-on, engagent l’avenir et restreignent la
liberté des générations futures. »
En quoi, répondait Malou, les fondations publiques échappent-elles à ce
reproche plus que les fondations privées ? Et puis, avons-nous à nous plaindre
de ce que ceux qui nous ont précédés dans la vie aient légué aux pauvres le
patrimoine confié aujourd’hui aux hospices civils et aux bureaux de
bienfaisance
(page 328) Tout droit de
succession repose, en définitive, sur la volonté de celui qui pouvant, pendant
sa vie, user et abuser, pouvant dissiper son patrimoine, l’a consacré pour des
successeurs qu’il peut librement désigner, sans blesser le droit de ceux en
faveur desquels la loi est intervenue.
En mettant au droit de tester des entraves inspirées par l’esprit de
parti, on ébranlait un des principaux fondements de l’ordre social.
Les adversaires de la liberté de la charité combattaient le projet,
parce que, disaient-ils, il conduisait au rétablissement de la mainmorte et
provoquait la résurrection des couvents.
N’osant pas attaquer directement les ordres hospitaliers, ils s’en
prenaient aux ordres voués spécialement au service du culte, à l’instruction
des classes aisées, à la prière, à la culture de la science religieuse, de
l’art, des lettres chrétiennes.
Ils prétendaient que la liberté de la charité n’était réclamée qu’à
l’effet d’enrichir indirectement ces institutions, à la faveur de la clause qui
admettait la faculté d’instituer des administrateurs spéciaux.
Malou leur répondait fort justement que rien ne justifiait de semblables
appréhensions. Personne ne songeait à conférer la qualité de personne civile
aux ordres monastiques qui ne se vouaient pas à la charité. Et la raison en
était bien simple : ces ordres n’en avaient guère besoin, la liberté leur
suffisait.
Le projet ne reconnaissait que les fondations exclusivement charitables
; il ne permettait de conserver que les bâtiments nécessaires à la destination
de l’institution. Les revenus qui y étaient attachés devaient être totalement
affectés à la destination charitable. Les fondations dont le but n’était pas la
charité ne seraient pas autorisées ; si (page
329) l’on ajoutait à une fondation ayant ce but principal des clauses et
conditions étrangères, qui déguiseraient des donations qu’on ne pouvait faire
directement, comme l’obligation d’entretenir un personnel de religieux qui ne
seraient pas employés à l’œuvre de bienfaisance, ces clauses ou conditions
seraient annulées.
Un membre de la minorité de la section centrale avait posé la question
suivante :
« Une fondation faite en instituant, par exemple, un évêque comme
administrateur spécial et sous la condition que l’immeuble donné servira
désormais de logement aux Clarisses, aux Ursulines, aux Capucins ou aux
Récollets, sous la charge d’y ouvrir un refuge ou une école, serait-elle
valable ? »
Malou répondait à cette question adroite et insidieuse par une
distinction : Si l’évêque respectait à la fois la volonté du fondateur et les
exigences de la loi, la fondation était parfaitement valable ; si, au
contraire, on s’écartait de la destination charitable, il y avait dans la loi
elle-même des moyens efficaces de contraindre l’administrateur à remplir son devoir
; de réduire, par exemple, le personnel s’il était trop considérable pour
l’affectation charitable de la fondation.
Si la loi aboutissait, en définitive, à augmenter le nombre des
religieux se vouant à la bienfaisance, qu’ils eussent l’habit de Récollet ou de
Capucin, plutôt que celui de frère Cellite,
qu’importait-il, après tout, à ceux qui n’avaient, comme ils le prétendaient,
pas de plus grand désir que de voir s’étendre le plus possible le champ de la
bienfaisance ? « Nous ne voulons pas, disait fort bien Malou, rétablir les
couvents sous prétexte de charité ; mais nous ne voulons pas non plus entraver
ou interdire la charité, sous prétexte de couvents. »
En vain voudrait-on supprimer la liberté de la charité (page 330) par la crainte des abus éventuels
qui pourraient se glisser sous le manteau de la bienfaisance.
Cet argument attaquait à la fois toutes les libertés publiques ; il
servirait à les étouffer toutes sous la même étreinte. D’ailleurs, dans notre
pays, les pouvoirs sont constitués de manière à fonctionner au grand jour, sous
le contrôle vigilant de l’opinion publique.
Qu’on y prenne garde ! En cherchant à renfermer la charité dans des
règles étroites et exclusives, bien loin de prévenir les abus que l’on redoute,
on ne ferait que les rendre plus considérables. Si l’on défend aux donateurs de
confier la distribution de leurs aumônes à des hommes revêtus de leur
confiance, on ne pourra empêcher qu’ils arrivent au même but par des moyens
détournés, De cette manière, il y aurait encore des administrateurs spéciaux de
dons charitables, mais il serait impossible d’exercer aucun contrôle à leur
égard.
Tel était, à grands traits, l’argumentation du rapporteur de la loi de
la charité. A l’exposé historique, à la défense du projet de la section centrale,
fait place, dans une seconde partie du rapport, une discussion détaillée des
articles du projet de loi.
« Je suis très content de votre rapport, écrivait Mgr Malou à son frère
; il est franc, habile, prudent et sauve les principes. »
« On y retrouve, écrivait M. Emile Lion (Emile LION, Du droit de faire des fondations.
(Extrait du recueil :
Cette appréciation est juste et l’éloge mérité.
(page 331) Le rôle habituellement réservé à
Malou, dans les débats parlementaires, était d’amorcer la discussion, soit par
un rapport, soit par un discours prononcé au début, d’exposer et mettre au
point la question à débattre. Il intervenait une seconde fois, vers la clôture,
pour résumer le débat, le ramener au point précis. Nous avons eu déjà plusieurs
exemples de ces interventions in extremis.
Le discours prononcé par Malou, le 28 avril, força l’admiration de ses
adversaires eux-mêmes « Nous ne voulons pas contester au discours de M. Malou
le mérite d’une grande habileté, d’une apparence de bonne foi, poussée jusqu’
une naïveté admirablement feinte, » écrivait le chroniqueur politique de l’Indépendance. « M. Malou,
ajoutait-il plus loin, se défend très fort d’être profond et habile ; il
voudrait bien faire croire que le ciel n’est pas plus pur que le fond de son
cœur : quelque désir que nous ayons de nous en tenir à sa parole, les arguments
qu’il emploie ne nous le permettent pas ». (Indépendance belge, 28 avril 1857).
Malou avait eu, en effet, la naïveté de demander à ses adversaires et à
ses amis de traiter les intérêts des déshérités comme les intéressés l’eussent
fait s’ils s’étaient trouvés législateurs :
« Demandons-nous, disait-il, comment les pauvres, s’ils siégeaient
ici à notre place, feraient cette loi que nous discutons ? (Interruptions.)
(page 332) Je le répète
encore, puisqu’on m’interrompt, comment les pauvres feraient-ils cette loi
s’ils siégeaient ici ? Car c’est bien le cas de dire que nous sommes les
représentants de cette grande partie du peuple belge qui n’a pas de droits
politiques.
« Écartons donc, si nous en avons, écartons nos préjugés, nos
passions. Voyons pour qui nous disposons, comment nous pouvons disposer.
Ecartons-les encore pour un autre motif : à cause de la grandeur du problème.
« Nous sommes, en effet, en présence du problème de la misère et du
paupérisme, que nous retrouvons à toutes les époques ; de l’éternel, du
désespérant problème qui a été posé, qui sera posé jusqu’à la fin des siècles,
parce qu’aucune législation, aucun système ne peut atteindre ce but idéal,
qu’un honorable membre nous indiquait l’autre jour, d’éteindre la misère ;
parce que, comme on l’a souvent répété, nous aurons toujours des pauvres parmi
nous.
Mais, restreint comme je viens de le dire, il a encore sa grandeur,
j’allais dire son immensité. Nous n’espérons pas éteindre la misère ; mais nous
voulons, dans la mesure de nos devoirs et de nos forces, dans la mesure des
intérêts de cette grande partie de la famille belge, prévenir, atténuer,
soulager les souffrances qu’il ne nous est malheureusement pas donné de faire
disparaître.
« L’objet pratique de la loi, le but sérieux, n’est donc pas de
faire disparaître le paupérisme et la misère, ce n’est pas de guérir par une
loi toutes les plaies de l’humanité, ce n’est pas d’empêcher qu’elles ne
renaissent chaque jour à mesure que nous faisons un effort pour les détruire ;
le but réel c’est de prévenir, c’est d’atténuer, c’est de soulager. »
Les libéraux porteront devant le pays et devant l’histoire une lourde
responsabilité : ils ont fait naître la question de la charité. Qui donc en avait
entendu parler avant l’instruction de M. de Haussy ?
Que réclament les catholiques, que leur refuse-t-on ?
« A vous entendre, nous voulons le retour au moyen âge, nous
voulons reculer de cinq cents ans, nous sommes plus ultramontains que
« Ce mot liberté, vous souffrez à peine qu’on le prononce dans
cette discussion et la question qui s’y traite cependant n’est qu’une question
de liberté. Quand j’entends combattre ce projet, je me demande s’il y a quelque
part dans le monde un exemple d’un parti se qualifiant de libéral qui nie la
liberté.
« Un membre. - Et les couvents ?
« M. Malou. - J’y viendrai ; mais n’entrons pas encore, n’entrons
pas trop vite au couvent. »
La question des couvents ! Aux yeux de l’opinion publique et de
l’opposition, elle primait bien celle des établissements de bienfaisance,
confondus à dessein avec la mainmorte religieuse. Malou ne cherchait pas à
l’éluder, mais il l’abordait sans espoir de dessiller des yeux qui ne voulaient
point voir :
« Nous pouvons vous déclarer ce que nous vous avons déjà dit que
nous ne voulons pas rétablir les couvents comme (page 334) personnes civiles en vertu de la loi, mais que nous ne
voulons pas non plus entraver la charité, gêner les manifestations libres de la
bienfaisance, sous prétexte de couvents.
« Vous ne nous en croyez pas : que pouvons-nous faire ? Affirmer
que nous ne le voulons pas, ajouter que, le jour où on le voudrait, nous nous
associerions à vous pour que ce ne soit pas ? Eh bien ! je le fais encore. Je
crois que ces institutions ont assez de la liberté, qu’elles peuvent vivre en
vertu de la liberté, en vertu du droit commun. Si je pensais le contraire, quel
motif aurais-je donc pour ne pas vous le dire ? Si je le voulais, je vous le
dirais.
« J’ai toujours vu dans ce pays qu’on gagnait beaucoup à penser
tout haut ; je crois que c’est la meilleure de toutes les politiques pour les
partis. Je dis penser tout haut ; un honorable collègue l’a dit en d’autres
termes : savoir ce qu’on veut, vouloir ce qu’on sait. Eh bien ! moi je sais ce
que je veux : je veux qu’on puisse établir des fondations charitables, mais je
ne veux pas qu’on rétablisse les couvents, mais je ne veux pas non plus que,
par crainte des couvents, on m’empêche, quand il me plaira de le faire, de
donner une aumône par l’intermédiaire du curé. Voilà ce que je ne veux pas,
c’est ce que vous voulez, et c’est bien la question. »
Ce langage simple, clair, sans artifices, semblait s’adresser
directement au bon sens public. Malou atteignait, sans effort, la vraie
éloquence.
« Cessez donc de comprendre dans un anathème commun tout ce que vous
appelez couvents.
« Le couvent, c’est d’abord l’école. Voici une fille sortie de la
condition aisée, qui abandonne sa famille, qui se condamne à d’austères
devoirs, sous un austère habit, qui va élever les malheureux enfants dans
l’école ; quel charme l’entraîne ?... Elle est à la poursuite des biens
temporels !
« Allons plus loin, voyons à l’hôpital
« Restons un moment dans la capitale. Cette religieuse, sortie de
la bourgeoisie, qui pouvait se donner toutes les joies de l’aisance, cette
petite Soeur des pauvres qui va recueillir des restes
du riche et qui vit elle-même des restes de ses pauvres, elle qui a recueilli
les vieillards que la charité officielle n’était pas assez riche pour
entretenir, à quoi songe-t-elle, que fait-elle ?... Elle travaille à soustraire
à l’activité humaine une grande quantité de capitaux
« Passons dans un autre lieu de misères ; entrons dans une de ces
salles où Jean-Jacques conduisait son Emile pour lui inspirer l’horreur du vice
: allons voir la vertu, la religion, la pudeur aux prises avec ces malheureuses
que je puis à peine appeler des femmes ; allons voir
« Et quand les couvents rendent de pareils services à tout ce qui
forme une plaie sur le corps social de cette Belgique qui a le droit d’être
fière de ses splendeurs, mais qui n’a le droit d’en être fière qu’à la
condition de soulager efficacement les malheureux qu’elle renferme dans son
sein, ces héroïnes vous remercient de vos médailles, de vos distinctions, parce
que l’esprit de la charité chrétienne les anime, parce qu’elles ont la
certitude d’immortelles récompenses.
« Je termine par un mot qui avait hier, je ne sais pourquoi, le
privilège d’exciter l’hilarité sur certain banc : Faisons la loi comme les
pauvres la feraient s’ils siégeaient ici à notre place.
« Il ne faut pas se défendre de rappeler longuement de semblables
discours ! »
(page 336) Malou parla
pendant près de deux séances. Il réussit encore à se faire écouter, le 15 mai.
Il s’agissait, cette fois, de répondre au discours que M. Frère-Orban
avait prononcé trois jours auparavant et où il avait poussé le cri de ralliement
des adversaires du projet : A bas les
couvents ! Déjà l’orage grondait dans la rue. L’opposition, enhardie, se
faisait plus audacieuse, plus violente. Le rapporteur du projet voulut, dans le
désarroi de la défense, faire entendre le langage de la fermeté, ranimer la foi
des défaillants :
« Messieurs, nous sommes parvenus, si je ne me trompe, à peu près
au terme de ces longs et solennels débats. En y entrant, je ne suis ni triste
ni inquiet je n’ai ni peur, ni dédain.
« Pourquoi, dans la situation actuelle, serions-nous tristes ?
« Le pays nous a rendu, plus tôt que nous ne pouvions l’espérer, la
majorité, la plus grande force dans un pays libre. En ce moment même, nos
honorables adversaires commettent l’une des plus grandes fautes qu’un parti
politique puisse commettre : c’est de transformer une question sociale en une
question de parti.
« On prête à un grand ministre d’autrefois cette prière : « Je ne
vous demande pas, Seigneur, de ne point commettre de fautes, ce serait trop
exiger, mais permettez que mes adversaires en commettent... » Si nous avions
fait cette prière, messieurs, nous aurions été exaucés et nos espérances se
seraient trouvées dépassées. Nous n’avons donc, aujourd’hui, aucune raison
d’être tristes.
« En avons-nous d’être inquiets ?
« Un honorable membre, dans une précédente séance, nous disait que
l’inquiétude dominait les membres de la droite. J’ai cherché vainement dans nos
rangs la moindre trace d’inquiétude. Nous savons quelle est la loi. Nous
connaissons son but, son caractère, ses résultats ; nous sommes certains de la
popularité sérieuse et durable de cette loi. Voilà pourquoi (page 337) loin d’être inquiets, nous
sommes tous pleins de confiance.
« Nous n’avons pas peur. Nous sommes dans un pays de libre
discussion. Nous connaissons ce pays. Nous savons que, si ces sinistres
prévisions de contre-révolution, de commotion, étaient entendues, ce serait
pour le malheur, pour la décadence du parti auquel l’opinion en ferait remonter
la responsabilité.
« Nous connaissons le sentiment public ; il a, avant tout, deux
grands besoins l’ordre et la liberté.
« J’ai plusieurs motifs, messieurs, pour ne point éprouver, comme
on le disait encore, de superbe dédain.
« Le premier motif, c’est la force réelle de nos honorables
adversaires, leur passé. Une opinion puissamment organisée, qui a conquis le
pouvoir, qui l’a exercé (je n’ai pas dit trop peu de temps, à mes yeux c’est
trop de temps), mais qui l’a exercé plus d’une fois, une opinion qui a pour
elle toutes les idées de mouvement, toutes les idées avancées, tout ce qui
donne une impulsion aux forces d’un parti, une telle opinion, dans un pays
comme le nôtre, ce serait une souveraine, une impardonnable imprudence de la
dédaigner.
« J’ai un autre motif encore. J’ai le bonheur de compter dans les rangs
de nos adversaires d’anciens amis personnels.
« J’honore le talent, je respecte les convictions loyales et fortes
jamais ni pour eux, ni pour l’opinion à laquelle ils appartiennent, jamais il
ne m’échappera une expression de superbe dédain.
« Nous ne sommes donc ni tristes ni inquiets, nous ne sommes pas
dominés par la peur, nous n’avons pas de dédain. Pourquoi ? Parce que nous
savons que nous usons avec modération de notre droit, que nous remplissons
envers le pays un impérieux devoir. »
Harcelés sans répit par la presse libérale, bafoués au théâtre, malmenés
à la tribune, les Jésuites, faut-il le dire, étaient exposés à pâtir les
premiers de la tourmente (page 338)
qui menaçait les couvents. Bon nombre, d’ailleurs, de leurs ennemis n’en
continuaient pas moins de leur confier l’éducation de leurs enfants ceci les
vengeait quelque peu.
Malou remplit un devoir de conscience et de gratitude en prenant leur
défense à
« Messieurs, je connais les Jésuites depuis l’âge de dix ans ; j’ai
fait mes études dans un des plus célèbres et des plus populeux de leurs
établissements. J’ai conservé avec eux, depuis lors, des relations ; il y en a
plusieurs que je m’honore d’appeler mes amis. Je me flatte, dans cette
position, de les connaître mieux que beaucoup de ceux qui en parlent et qui ne
les connaissent que pour avoir lu une partie de la bibliothèque qui existe, et
dont la moitié à peu près est contre les Jésuites et l’autre pour. Ces
messieurs n’ont lu, leurs citations le prouvent, que la partie qui est dirigée
contre les Jésuites.
« Les Jésuites ont eu, à toutes les époques, d’ardents ennemis et
des amis sincères et convaincus. Ils ont eu le sort de toutes les grandes
institutions et, en effet, pour les catholiques, pour ceux qui examinent
l’histoire des luttes de l’Eglise militante dans le monde, il n’y a pas de fait
plus considérable que la création et le développement de la société de Jésus.
« Je parle franchement au point de vue catholique et je dis : Il
n’y a pas de fait plus providentiel dans l’histoire de l’Eglise que la création
et le développement de cette milice, qui existe encore aujourd’hui, toujours
persécutée, toujours vivante depuis plusieurs siècles. Si
« Les Jésuites ont-ils besoin, se soucient-ils de la
personnification civile ?
(page 339) « La loi
est-elle faite pour donner la personnification civile à cette catégorie de
couvents, les plus redoutables, les plus épouvantables de tous ?
« Moi, qui ai des relations journalières avec eux, je puis vous
déclarer que si vous la leur offriez, ils n’en voudraient pas...
« Je dirai plus, je trouve qu’ils ont parfaitement raison ; la
liberté leur suffit, elle leur est meilleure que la personnification
civile. »
Des amendements au projet primitif, introduits au cours dc la discussion générale, avaient anéanti certains griefs
; le gouvernement n’avait pas hésité à en reconnaître le bien-fondé. « Je pose
en fait, avançait Malou en s’adressant spécialement aux orateurs qui avaient
précédemment combattu le projet de loi, je pose en fait et je vais prouver par
vos discours que, si l’on supprimait à l’article 7 les mots ou les titulaires qui occuperont
successivement des fonctions ecclésiastiques, vous voteriez la loi avec
nous. » Sans se laisser démonter par les interruptions, il entreprenait la
démonstration de sa thèse, rétorquant contre MM. Verhaegen, Frère, Lebeau, Orts
leur argumentation ; s’armant tantôt dans les législations étrangères, tantôt
dans les traditions du droit national ; évitant des pièges adroitement tendus :
« Vous acceptez pour le bien des pauvres, lui avait reproché M. Frère,
ce que vous n’accepteriez pas pour votre propre bien.
« - Je ne sais, répondit Malou nullement embarrassé, si les
actionnaires diraient oui ou non ; ils accepteraient peut-être, ce serait leur
affaire ; mais, ce que je n’admettrais pas, ce serait qu’ils pussent accepter
mon offre en déclarant qu’ils ne veulent pas de la condition que j’y
mets. »
(page 340) Malou allait
jusqu’à menacer de représailles les adversaires de la liberté :
« Pourquoi, disait-il, si vous vous obstinez, n’irions-nous pas jusqu’à
créer de toutes pièces une concurrence à la charité officielle, par la
constitution d’une vaste association libre de bienfaisance, revêtue d’une forme
légale quelconque et recueillant le bénéfice de toutes les donations que les
catholiques seraient invités à ne faire qu’à elle ? »
« Si nous voulions faire une loi de parti, si nous étions hostiles
à la charité officielle, nous ne ferions pas cette loi, nous ferions autre
chose, que je vais vous dire tout à l’heure.
« Les deux résultats que nous avons en vue sont de fortifier, de
consolider les institutions officielles, de leur donner la propriété avec
dévolution et un petit coin dans la législation pour la liberté.
« Si nous n’avions ce petit abri pour la liberté de fonder et si
nous étions hostiles aux établissements officiels,.., nous formerions une vaste
association administrant toutes les fondations qui lui seraient confiées, une
société de bienfaisance, société perpétuelle placée en dehors du contrôle de
l’autorité publique, possédant des meubles et des immeubles, qui attirerait à
elle toutes les donations comme elle voudrait, qui procéderait de l’idée
catholique ; et cette grande association, qui est permise, contre laquelle vous
ne pourriez rien à moins de lois spoliatrices, serait, avant peu d’années, une
grande puissance politique.
« Je ne sais si, une pareille institution se fondant et inspirant à
tous une confiance entière, les établissements officiels prospéreraient et se
développeraient beaucoup.
« Quand on nous refuse la plus petite parcelle d’air et de liberté,
je dis : « Vous nous donnerez le droit de demander la séparation du
patrimoine. »
« Vous nous avez menacés du retrait de la loi, vous avez dit que ce
serait le programme de l’opinion libérale ; un autre membre a été plus loin, il
a dit qu’on la rappellerait avec effet (page
341) rétroactif. Le jour où vous ferez cela, le jour où vous réussiriez à
la faire rappeler, ce que je viens de vous expliquer, je le déclare nettement,
nous le ferons.
(page 341) Nous n’avons pas à exposer par le
menu les événements de 1857. Il appartiendra à d’autres de les apprécier dans
leur ensemble et d’opérer le départ des responsabilités. Qu’il nous suffise de
rappeler les incidents qui déterminèrent Malou lui-même à appuyer une demande
d’ajournement, bientôt suivie de l’abandon du projet de loi sur la
bienfaisance.
Le débat, ouvert le 21 avril, menaçait de s’éterniser. Les esprits
étaient vivement surexcités. Les tribunes publiques de
Il importait qu’une solution intervînt sans retard. Le comte de Theux
annonça qu’à la séance du mardi 19 mai, il proposerait le vote des articles du
projet de loi relatifs aux administrateurs spéciaux.
Le 19 mai, en effet, M. de Decker déclara à la
tribune que
M. Frère-Orban fut, toutefois, autorisé à développer sa proposition
d’enquête. Les tribunes publiques applaudirent la péroraison du discours du
député de Liége ; (page 342) expulsé
de
Malou, courageusement prit encore la parole pour repousser la
proposition d’enquête, qui fut rejetée par une forte majorité.
A la séance suivante, le 20 mai, M. Dechamps proposa d’aborder la
discussion des articles 71 et 78 ; ce dernier consacrait le principe des
administrateurs spéciaux, principe fondamental du projet de loi. (Article
71. - Les fondations sont autorisées par le Roi sur la délibération de la
commission administrative du bureau de bienfaisance et sur l’avis tant du
conseil communal que de la députation permanente.
(Elles sont, après
l’autorisation du Roi, acceptées par le bureau de bienfaisance.
(Article 78. - Les fondateurs
peuvent réserver pour eux-mêmes ou pour des tiers l’administration de leurs fondations
ou instituer comme administrateurs spéciaux les membres de leur famille, à
titre héréditaire, ou les titulaires qui occuperont successivement des
fonctions déterminées, soit civiles, soit ecclésiastiques. Ils peuvent
subordonner le régime intérieur des établissements et des oeuvres
de bienfaisance qu’ils fondent à des règles spéciales, mais sans déroger aux
dispositions du présent titre).
Ainsi une solution immédiate interviendrait pour le plus grand bien de
la paix publique. Le ministre de l’intérieur et
(page 343) Le 23 mai, le
comte de Theux, interprète de la droite, intervint une seconde fois pour
réclamer la clôture : « Le pays est fatigué, disait l’éminent homme d’Etat, on
ne déplacera plus un vote à l’heure qu’il est. » Aussitôt de bruyantes
protestations se firent entendre à gauche ; M. Verhaegen s’en fit l’organe. Le
ministre de l’intérieur, disposé aux concessions, proposa de continuer la
discussion pendant deux séances encore. Le rapporteur du projet de loi se
rallia à cette proposition. La majorité s’affaiblissait ; la gauche triomphait.
A la séance du 25 mai, où devait se clôturer la discussion,
La presse libérale profita de ce nouveau répit pour mettre le ministre
de l’intérieur en demeure d’ajourner encore la clôture du débat. Le lendemain,
elle avait la satisfaction d’enregistrer un nouveau succès. « Rendons tout
d’abord cette justice à M. le ministre de l’intérieur, exprimait l’Indépendance du 26 qui, qu’il s’est
empressé, au début de la séance, de reconnaître l’impossibilité de proposer,
comme il l’avait annoncé, sa motion d’ordre pour la clôture du débat sur les
articles 71 et 78. »
Dans la presse conservatrice, par contre, ces concessions étaient actées
avec peine et appréhension : « La gauche est elle-même étonnée de la
condescendance qu’elle rencontre, écrivait le Journal de Bruxelles, le 28 mai. C’est par un excès de complaisance
toute gratuite de la part de M. le ministre de l’intérieur que, sans
réclamations de la droite, la clôture a été retardée encore de vingt-quatre
heures. »
Le mercredi 27 mai, la discussion étant enfin close, il fut passé au
vote. La majorité, une majorité de 60 voix contre 41, se prononça en faveur du
principe de l’admission des administrateurs spéciaux. Ce vote fut accueilli par
les huées de la foule massée devant le (page
344) Palais de
M. Nothomb fut copieusement hué. La même troupe misa les vitres de
plusieurs couvents. Le Duc et
Une foule, que l’Indépendance
évalue de quatre à cinq mille personnes, se trouvait massée aux abords du
théâtre ; cette foule se porta devant les bureaux de l’Emancipation, qu’elle tenta de saccager (Voir plus haut, p. 236).
Des groupes se dirigèrent ensuite vers la demeure que Malou occupait alors à la
chaussée d’Ixelles. Là encore, les carreaux furent brisés sans que la police
intervint efficacement. Un voisin, pris d’une courageuse indignation, écrivait
le lendemain à Malou : « Je demeure à quatre pas de chez vous. Si vous avez
besoin d’un respectueux ami pour protéger votre domicile, à n’importe quelle
heure, je serai heureux dc vous être bon à quelque
chose. » La responsabilité des émeutiers fut aggravée par la présence parmi eux
de nombreuses personnes appartenant à la classe dirigeante ; ce fut l’émeute
des « gants glacés ».
Le lendemain se poursuivit, à
La soirée du jeudi 28 mai fut marquée par la répétition des excès de la
veille. Le Roi tint ce soir même un conseil auquel les ministres et quelques
hommes politiques furent conviés. Malou y assistait. Léopold Ier était irrité,
humilié de voir compromise au dehors la bonne réputation de
Le Roi, toujours d’après M. Juste, déclara, à l’issue de ce conseil, que
son intention était de réunir le lendemain les principaux membres de
l’opposition et de leur exprimer les sentiments pénibles que cette agitation
faisait naître en lui. Toutefois, le conseil s’étant réuni de nouveau le
lendemain à midi, il ne fut plus question de cette convocation des chefs de la
gauche.
Léopold Ier avait conçu un autre projet : il présenta au conseil un
papier où les trois articles votés le 27 étaient écrits, et il proposa d’en
faire une loi spéciale le jour même, séance tenante de
(page 346) A l’ouverture de
la séance de
Lorsque les ministres, entourés des chefs des deux partis, rentrèrent à
Ce ne fut pas un membre du Cabinet, mais un des délégués de la gauche,
M. Henri de Brouckere, qui prit la parole. Au milieu d’un profond silence, il
rappela le dissentiment qui s’était produit la veille entre le ministère et la
section centrale, sur le sens qu’il fallait donner à l’article 70, l’un des
plus importants du projet de loi ; il affirma que la discussion n’était plus
possible qu’après une réunion de la section centrale et le dépôt d’un nouveau
rapport.
Le ministère, comme désemparé, ne revint pas sur la résolution prise au
début de la séance, dans la réunion des délégués parlementaires. Le projet du
Roi, adopté dans la matinée, et qui eût peut-être tout sauvé s’il avait
prévalu, fut définitivement abandonné. Le Cabinet craignit, vraisemblablement,
de provoquer, par un acte d’énergie, un redoublement de violences ; il préféra
gagner du temps et laisser le calme succéder à la tempête. On annonçait, en
effet, que des désordres graves (page 347)
s’étaient produits en province, notamment à Anvers, à Gand, à Liége, à Mons, à
Jemmapes. L’émeute l’emporta.
Après M. de Brouckere, M. Devaux se leva pour appuyer la motion de son
collègue libéral, et après lui, Malou, à son tour, accepta, au nom de la droite,
le renvoi à la section centrale réclamé par la gauche libérale
« Je ne viens pas, dit-il, combattre le renvoi proposé par
l’honorable M. de Brouckere, je reconnais que la séance d’hier a constaté que
1e gouvernement et la section centrale ne s’entendaient pas sur toutes les
conséquences des rapports à maintenir entre l’enseignement primaire existant en
vertu de la loi de 1842 et les écoles instituées en vertu de la présente loi.
Je crois que cette question mérite un nouvel examen. J’exprime, comme l’honorable
M. Devaux, le voeu bien sincère que nous parvenions à
nous concilier, surtout sur la partie de ce projet relative à
l’enseignement. »
La proposition de M. de Brouckere, mise aux voix, fut adoptée.
Lamentable aboutissement d’un débat si vaillamment soutenu !
Nul, parmi les libéraux, ne douta plus, dès lors, de l’ajournement
indéfini du projet. « La loi est morte et bien morte ! » pouvait annoncer l’Indépendance.
La droite voulut espérer et ne point se rendre. Elle s’assembla, dans la
matinée du 30 mai. Aucun ministre n’était présent. Le comte de Theux se
prononça pour le maintien du projet de loi et la continuation de la discussion.
L’assemblée se rangea à cet avis.
Mais, de son côté, le ministre de l’intérieur avait pris une décision.
Le même jour, au début de la séance de
C’était le retrait du projet. Dès ce moment, les désordres (page 348) prirent fin. La gauche avait
tout lieu d’être satisfaite. La presse conservatrice apprécia sévèrement
l’arrêté du 30 mai. Seule l’Émancipation
livra à ses lecteurs cet étonnant commentaire, qui révèle bien le défaut de
cohésion dans la tactique des conservateurs :
« Il va sans dire, lisait-on dans le journal de M. Coomans,
que nous n’avons plus à nous occuper du projet de loi sur la charité. Les
ministres ont dit qu’il est mort et ils n’ont que trop raison. Aujourd’hui que
les menaces brutales sont au moins suspendues, il nous est permis de dire que
nous n’avons jamais attaché une grande importance à ce projet de loi et que le
Cabinet aurait dit, selon nous, le retirer après l’arrêt de