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d’intention
« Jules Malou (1810-1870) », par le
baron de TRANNOY
(Bruxelles,
Dewit, 1905)
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(page 212) Il n’existe, jusqu’à présent, que
des aperçus fragmentaires ou incomplets sur l’histoire du journalisme en
Belgique. (Dans un ouvrage récent, très complet et
remarquablement documenté, du P. J.-Laurent-M. Perquy,
des Frères-Prêcheurs, sur
Sans songer à combler cette lacune, il importe cependant, pour
l’intelligence du rôle prépondérant rempli par Jules Malou dans le relèvement
des journaux de son opinion, de jeter un coup d’oeil
en arrière, de remonter aux premières années de l’indépendance nationale
(page 213) L’unionisme
triomphait alors dans la presse comme à la tribune ; nulle voix discordante
n’évoquait le souvenir d’anciennes divisions entre catholiques et libéraux ;
tout semblait confondu dans la préoccupation de défendre la liberté conquise.
Mais, au lendemain du règlement définitif des difficultés extérieures, la
presse libérale jeta brusquement le masque et se fit l’ardente protagoniste de
la politique préconisée par M. Devaux. Cette preste évolution s’opéra d’autant
plus aisément qu’elle ne se heurta à aucune opposition sérieuse des faibles
organes de la presse conservatrice. Sur le terrain du journalisme comme sur
celui de l’action politique, les catholiques furent rapidement dépassés par
leurs adversaires. Ceux-ci allaient délibérément de l’avant, tandis que ceux-là
marquaient le pas et s’attardaient à caresser la chimère de l’unionisme. Un
fait en dit long ; dès 1840, des quatre principaux organes de la presse
bruxelloise, trois répandaient les idées libérales et n’avaient que mépris pour
l’unionisme démodé (L’Observateur,
l’Indépendant, le Journal de
Ces constatations appellent des commentaires. Bien des éléments
d’appréciation font malheureusement défaut. A celui qui écrira l’histoire du
journalisme en Belgique, il appartiendra de les réunir.
Malou fut tenté, en 1843, d’entreprendre ce travail ; il en reconnut
bientôt la difficulté :
(page 214) « Si, depuis
un grand nombre d’années, écrivait-il, des renseignements complets avaient été
recueillis, combien d’inductions intéressantes l’on pourrait tirer ! Combien
serait curieuse l’histoire de la presse périodique, si, mettant en oeuvre ces précieux matériaux, l’on remontait des faits à
leurs causes, si l’on rapprochait des données relatives à l’existence
matérielle des journaux les indications nécessaires sur les événements, les
luttes, les vicissitudes qui ont réagi sur eux ! Malheureusement, je ne puis
être, pour vous, cet historien de la presse belge. Les renseignements qu’il m’a
été possible de réunir ne remontent pas à une date assez ancienne ; ils ne
contiennent même des développements assez étendus que pour les trois dernières
années. Il faudrait, d’ailleurs, pour entreprendre avec succès un travail aussi
vaste, non seulement tous les matériaux dont je n’ai qu’une faible partie, mais
posséder encore une connaissance intime des faits, car l’histoire de la presse,
ainsi entendue, comprendrait presque toute l’histoire politique d’une époque. Il
faudrait enfin, tout en ayant les moyens de mettre les résultats en évidence,
se trouver à l’abri du soupçon de partialité dans l’application de leurs
causes, conditions qu’il est malaisé de réunir alors que chacun est
inévitablement classé d’après ses opinions réelles ou supposées. » (Notice statistique sur les journaux
belges (1830-1842) - Lettre à sir Francis J***, à Londres,
par M. J. Malou, membre de
A défaut d’une histoire complète, Malou a laissé une Notice statistique
sur les journaux belges (1830-1842), curieuse étude, originalement échafaudée,
à l’aide surtout de données chiffrées. Elle est écrite sous forme de lettre et
adressée à sir Francis J°°°, à Londres.
N’était la promesse qui le liait à son correspondant d’outre-mer, il
semble, à lire les premières pages, que Malou eût volontiers renoncé à cet
entretien sur la presse périodique belge.
(page 215) Il s’abandonne à
des confidences qui expliquent, dans une certaine mesure, pourquoi est restée
si obscure l’histoire du journalisme pendant les années qui suivirent
« Je ne sais vraiment comment j’ai pu prendre l’engagement de vous
parler de la presse.
« Lorsqu’il s’agit de constater les faits qui concernent la presse,
une sorte de crainte superstitieuse semble parfois nous arrêter : nous usons
assez largement de notre jeune liberté envers tous les pouvoirs pour
rechercher, publier et discuter leurs actes ; nous possédons une foule de
documents sur les résultats de l’activité nationale dans l’ordre moral et dans
l’ordre matériel ; mais la presse, bien qu’elle occupe une place importante
dans tous les pays qui jouissent d’institutions libres, est restée, jusqu’à
présent, en dehors de nos recherches ; l’on n’a point constaté les conditions
et le mode de son existence, ni étudié ses développements. La statistique,
science si positive et si curieuse à la fois, n’a-t-elle point connu la
richesse de cette partie de son domaine, on bien a-t-elle craint d’en remuer le
sol ?
A la vérité, une loi de circonstance exista, de 1834 à 1839 ; en dehors
de la loi commune, « elle avait pour (page
216) objet de punir ceux qui provoqueraient le retour de
« Je ne crois pas, écrivait encore Malou, que cette loi ait été une
seule fois appliquée à la presse périodique ; son effet a été purement
comminatoire. Un fait bien remarquable et trop peu remarqué, c’est que
Cette généreuse tolérance eut pour résultat la disparition progressive
de la presse orangiste. Elle s’éteignit de sa belle mort, sans que personne
songeât à la plaindre ni à la venger.
A l’égard des délits de presse relevant de la loi commune, il fut usé de
la répression avec une égale modération. « Il semble, opine Malou, qu’en
général, les hommes qui se sont succédé aux affaires (et je suis tenté de louer
cette conduite) ont laissé au bon sens du pays le soin de faire justice de
beaucoup d’écarts et justice a été obtenue de l’opinion publique. »
L’impôt du timbre auquel était soumise la presse périodique constituait
assurément une entrave à sa diffusion ; bien qu’abaissé en 1839, il restait
relativement (page 217) élevé. Tout
numéro d’un journal de la dimension des plus modestes quotidiens d’aujourd’hui
était frappé d’un droit de timbre de cinq centimes, auquel venait s’ajouter, en
cas d’envoi par la poste, un droit de port de deux centimes à la feuille.
Au moins l’impôt du timbre eut-il cet avantage de fournir un moyen très
simple et assez sûr d’étudier certains faits qui intéressèrent l’existence
matérielle des journaux. Malou en a fort ingénieusement tiré parti : «Tous,
écrit-il, étant soumis à cet impôt, l’on peut, au moyen des registres du
timbre, connaître leur nombre et leur format à diverses époques ; l’on peut
constater les naissances et les décès, l’âge et la condition de chacun d’eux,
la part d’impôt qu’il supporte. La moyenne des abonnements, par province et par
journal, peut aussi être calculée avec assez d’exactitude et, dès lors, l’on
connaît approximativement le produit des abonnements. »
Ce plan très logique est celui de l’étude de statistique que le talent
original et souple de son auteur pouvait seul rendre vivante et d’un haut
intérêt.
La presse belge s’épanouit rapidement sous l’égide de la liberté. Le
nombre des journaux, qui n’était que de 34 en 1830, montait à 130 en 1842.
Dans l’intervalle, bien d’autres quotidiens et périodiques virent le
jour, mais leur existence fut éphémère, car « s’il est aisé, observe Malou, de
lancer un prospectus, de publier quelques numéros, c’est une entreprise
difficile, et dont le succès est rare, de trouver place au soleil et de prendre
une part suffisante au banquet des abonnements ».
Aussi bien, la plupart des quotidiens, tant de la capitale que de
province, se contentaient-ils d’une maigre pitance ; aucun journal belge ne
comptait, en 1842, 2,000 abonnés ; des quotidiens faméliques se survivaient (page 218) à eux-mêmes avec des tirages
de 250 à 500 exemplaires.
« Ce fait d’existence artificielle, pour ainsi dire, n’est pas très
rare... Vainement, d’ailleurs, espérait-on déduire d’un grand nombre de faits
une espèce de loi de mortalité. Les conditions d’existence sont tellement
différentes, selon la nature de la publication, les frais qu’elle nécessite,
les produits accessoires qu’elle procure, que l’on voit s’éteindre des journaux
dont la clientèle paraissait suffisante et bien établie, tandis que d’autres,
moins prospères en apparence, leur survivent longtemps. »
La presse belge, en 1842, comptait deux vétérans : l’un, plus que
centenaire, De Gazette van Gent, « sa
vie paraît être calme comme celle d’un bon vieillard ; il parle flamand » ;
l’autre, le Journal de
(page 219) Malou clôture son
étude par un bilan fictif, d’où il déduit que la plupart des journaux
politiques de son temps ne doivent guère laisser de gros bénéfices à leurs
propriétaires ou actionnaires ; c’est peut-être en quoi ils se différencièrent
le moins de nos journaux d’aujourd’hui.
Il est grandement regrettable que Malou n’ait pas cru pouvoir compléter
ces renseignements sur l’existence matérielle de la presse belge par des
données de statistique morale sur le caractère, le genre de polémique, la
mentalité des principaux journaux.
« Une telle oeuvre, écrivait-il à sir
Francis J***, au moment de prendre congé, est trop vaste, trop délicate pour
l’entreprendre aujourd’hui. Je ne dirai point - ce serait manquer de franchise
- que je ne possède aucun des éléments qui me seraient nécessaires, car j’ai
suivi et depuis longtemps j’étudie la marche de la presse en Belgique ; mais,
sans parler d’autres motifs qui m’engagent à m’abstenir, je dois reconnaître
que beaucoup de documents me feraient encore défaut si, au lieu d’analyser des
faits faciles à saisir, il me fallait justifier auprès de vous des
appréciations qui n’emportent pas avec elles-mêmes leurs preuves. »
En somme, la psychologie du journal belge, de 1830 à 1842, est encore à
écrire. A quelle conjecture n’est-on pas réduit lorsqu’on cherche une
explication aux faits actés dans
Frappé de l’étrangeté de tels soubresauts, Malou a hasardé une
explication et l’a livrée, incomplète et telle quelle, à sir Françis J*** :
« Sans doute, écrivait-il, pour expliquer de pareils revirements de
fortune, il faut faire la part des fautes et des erreurs dans la direction d’un
écrit périodique, ainsi que des effets d’une concurrence puissante et de
changements dans le personnel de la rédaction ; mais, pour comprendre la
dissémination des forces de la presse, il faut aussi tenir compte des habitudes
du pays et de ses institutions. Or, en Belgique plus qu’ailleurs, parce que
l’unité nationale s’est créée depuis peu, les souvenirs, les habitudes des
temps d’autrefois ont conservé leur empire ; dans plusieurs provinces existent
de grands centres de population, d’intérêts, d’activité industrielle ou
politique ; la capitale compte presque des rivales, ou du moins elle ne possède
pas, à l’égard des autres villes, l’influence prépondérante de Paris ou de
Londres. Le régime de la liberté absolue, surtout dans de telles conditions,
doit décentraliser la presse et, par suite, en affaiblir les organes. »
L’excessive multiplicité des organes périodiques était véritablement une
cause de faiblesse. Soixante-quatre journaux politiques, dix journaux
artistiques, vingt-six journaux d’annonces se partageaient les 34,996 abonnés
qui formaient, en 1840, la clientèle journalistique de
L’influence de la presse bruxelloise était circonscrite dans un étroit
rayon. Les idées de la capitale n’avaient acquis, ni dans le domaine
intellectuel, ni dans le (page 221)
domaine politique, l’importance qu’elles possèdent aujourd’hui. La vie
provinciale, entretenue par la rareté relative des communications, était
demeurée très vivace. Les journaux édités à Bruxelles rencontraient dans les
journaux locaux des concurrents qu’il leur fut longtemps malaisé de supplanter.
Liége possédait, en 1840, des journaux des deux opinions. Le principal,
le Journal de Liége, défendait les idées libérales. Les unionistes catholiques
avaient pour organe le Courrier de
Le chevalier Dieudonné Stas, directeur du Courrier de
Le 1er janvier 1841, son journal partit sous le titre nouveau de Journal de Bruxelles.
Bruxelles eut dès lors un journal catholique ; ce fut le grand mérite du
chevalier Stas : son journal comblait une lacune.
Il le faisait remarquer dans l’article de tête du numéro du 1er janvier
1841 :
« La publication d’un nouveau journal dans la capitale du royaume
s’explique d’elle-même. A raison de sa position sociale dans le pays et dans
les Chambres, l’opinion catholique ne pouvait rester plus longtemps étrangère
au mouvement politique dont la ville de Bruxelles est le centre. Une telle
anomalie, dont on ne trouverait peut-être pas un seul exemple ailleurs, était
contraire à toutes les convenances et à tous les intérêts.
(page 222) « Le Journal de Bruxelles est appelé à la
faire disparaître. »
L’opinion conservatrice en 1841 possédait donc, à Bruxelles, deux
organes de quelque importance l’Émancipation
avec 2,208 abonnés, le Journal de
Bruxelles qui en compta bientôt 1,489.
Jusqu’en 1856, le Journal
resta dirigé « avec une calme énergie » par son fondateur. MM. Defossé, Proost, Troisfontaines, de Rasse et
surtout M J.-B. Coomans assistaient le chevalier Stas
d’une collaboration assidue.
L’Émancipation était devenue,
en 1843, la propriété d’un consortium formé de deux publicistes français, MM. Amable et Natalis Briavoinne, et de M. Barthélemy Dumortier. La part de ce
dernier était peu importante ; son influence dans la direction du journal ne
fut pas considérable. L’Emancipation
restait un journal d’information, avec des sympathies conservatrices ; elle
accueillait les articles que lui adressaient parfois des hommes politiques
comme MM. Dechamps, de Decker, Malou. Doués d’une
grande activité, MM. Briavoinne avaient bientôt formé
autour de l’Emancipation tout un
groupement de publications périodiques de moindre importance : le Globe, l’Eclair, le Commerce Belge
; ils avaient recueilli les débris du Courrier
Belge et publiaient sous le nom d’Écho
de Bruxelles une doublure à prix réduit de l’Émancipation.
La publicité réunie de ces divers organes était une puissance ; il
importait de ne point la laisser plus longtemps inactive. A la veille du
Congrès de 1846, les feuilles libérales élevaient plus que jamais le ton de
leurs affirmations et redoublaient d’attaques à l’endroit de ce qu’elles
appelaient les tentatives réactionnaires. La presse conservatrice riposta si
faiblement que quelques (page 223)
catholiques généreux considérèrent qu’il était de leur devoir d’intervenir.
Le 29 avril 1846, entre M. le comte Félix de Mérode, agissant au nom du
comité conservateur, et M. Natalis Briavoinne, au nom des propriétaires de l’Émancipation, intervint l’accord suivant
:
Le comité s’engageait à verser annuellement à M. Briavoinne
une somme de 20,000 francs pendant une période de trois ans ; les propriétaires
de l’Émancipation prenaient, en
échange, un engagement qui est intéressant par les idées qu’il reflète : « La
rédaction politique de l’Emancipation
soutiendra un système conservateur et gouvernemental modéré ; sans défendre
l’Eglise catholique directement, elle blâmera toute tentative injuste contre le
clergé et les personnes qui lui sont attachées, dans les limites tracées par
les devoirs religieux et non au delà ; elle devra constamment tendre vers les
principes de sage liberté et de morale tolérante qui peuvent seuls assurer le
calme dans les esprits, l’union dans la société elle s’efforcera de faire
prévaloir dans toutes les questions la voix du bon sens opposée à celle des
passions violentes, quels qu’en soient les organes ;... toutefois elle ne
renonce pas à signaler, avec mesure, les abus, les écarts de pouvoir, les
faiblesses, ou en un mot tout ce qui lui paraît porter atteinte à nos
institutions publiques, à nos lois civiles on à nos croyances religieuses... »
Une commission de trois membres était constituée dans le but de
conserver à l’Emancipation la ligne
de conduite ainsi tracée. Le comte Félix de Mérode et le baron de t’Serclaes en firent partie. Des réunions mensuelles eurent
lieu, auxquelles M. Natalis Briavoinne
fut invité à assister. La ligne à suivre y était débattue.
(page 224) M. Briavoinne transmettait les instructions comme venant de
lui-même aux autres rédacteurs, desquels il répondait.
Le mobile généreux auquel obéissait le comte Félix de Mérode en prenant,
au nom du comité conservateur, l’engagement onéreux que nous venons de voir,
est grandement louable. Il renouvelait le sacrifice qu’en 1838 il avait fait, à
la prière de Montalembert, son gendre, pour sauver l’Univers aux abois. Fut-il aussi heureusement que généreusement
inspiré ? Il est permis de penser qu’en consacrant à la création d’un journal
catholique la somme qui fut employée, avec peu d’avantages, à subsidier l’Emancipation et ses filiales, l’on eût
atteint un résultat autrement efficace et comblé enfin une lacune qui
subsistait toujours.
Cependant les élections de 1847 avaient amené le triomphe de la «
politique nouvelle ». Avec l’avènement du ministère Rogier-Frère grandissait le
rôle des journaux conservateurs devenus la presse d’opposition. Mais la charge
était lourde pour de faibles épaules. L’attaque manquait d’ensemble, la riposte
était lente. Aussi des plaintes surgissaient-elles de toutes parts : « Le
journal trame dans l’ornière », écrivait à son frère Mgr Malou. « Il nous
importe beaucoup plus d’avoir un journal supérieur de premier ordre que de
dodiner l’Emancipation qui parlera
tantôt blanc et tantôt noir. »
Il fallait relever la presse conservatrice ; chacun en convenait ; mais,
devant la difficulté de la tâche, personne ne se décidait à l’action. De longs
mois s’écoulèrent ainsi jusqu’au jour où Jules Malou, encouragé et appuyé par
son frère, l’évêque de Bruges, prit la résolution de remédier, coûte que coûte,
à la situation.
(page 225) Que faire pour atteindre le but
désiré ? Comment s’y prendre et par où commencer ? Les deux frères décidèrent
d’abord de s’adresser au chevalier Stas ; le 12 décembre 1849, Mgr Malou le
reçut à Bruges et pendant une journée entière s’efforça de lui démontrer qu’il
n’était pas indispensable à la direction du Journal
de Bruxelles. Il s’agissait de l’amener à consentir à la cession de son
journal. Le comte de Theux, Malou et quelques autres se chargeaient du rachat.
Le chevalier Stas tint bon. Il n’entendait pas se laisser exproprier ; puis il
tenait à son journal, comme on aime un enfant que l’on a vu grandir et auquel
on s’attache d’autant plus passionnément qu’on l’a arraché à la mort.
Aucun espoir donc du côté du Journal
de Bruxelles.
Il n’y avait d’autre ressource que celle de stimuler son directeur, de
lui envoyer émissaires sur émissaires au besoin, d’aller en personne le presser
d’agir. Malou ne s’en faisait pas faute.
Dans l’entre-temps, il concevait le projet de fonder une nouvelle revue
de polémique. Dès 1841, il avait collaboré, avec M. Dechamps, à
Mais déjà en 1845
Reprendre la position abandonnée par
La revue ne parut point. Mais, en janvier 181, de nouveaux pourparlers
furent entamés avec le chevalier Stas. Malou était, cette fois, décidé ou bien
à acquérir le Journal de Bruxelles,
ou bien à créer un nouveau journal. Mgr Malou était à ses côtés ; il le
stimulait et l’encourageait :
« Vous voulez faire de la propagande, du vrai journalisme, ce mot dit
tout, j’y applaudis de grand coeur... Le procédé que
vous proposez vis-à-vis de M. Stas est un peu cavalier, mais l’intérêt
souverain de nos principes prévaut ici... Ce qui me réjouit aussi beaucoup dans
votre projet, c’est le dessein de faire du journal votre oeuvre
personnelle et celle de vos amis... Du moment que vous vous occupez de ce
journal, je vous fais grâce de la revue. »
Il semblait, au 1er février 1851, que l’on dût aboutir ; des démarches
avaient été faites par Malou ; les actions de la future société étaient déjà
placées en partie ; le concours de MM. de Theux et Dechamps était acquis ; il
ne restait qu’à fléchir M. Stas. Mgr Malou était heureux (page 227) de la tournure que prenaient les négociations ; déjà il
multipliait les conseils. « Je ne sais trop, écrivait-il, pourquoi vous
changeriez le titre du journal. »
Mais le chevalier Stas tenait ferme. Il ne voulait pas que son journal
fût « jeté aux hasards d’une société à idées mobiles ». Il s’obstinait à
demeurer, sinon propriétaire, du moins directeur du journal. C’était
précisément ce que M. Malou et ses amis ne voulaient pas. M. Stas était
d’autant plus tenace et inflexible qu’on le pressait davantage ; les chefs les
plus respectés du parti catholique, le baron de Gerlache et le comte de Theux,
intervinrent en vain. On essaya d’une combinaison où M. Stas « resterait comme
enseigne et cesserait de figurer comme obstacle ». Tout fut inutile. Il fallut
céder devant l’inflexible obstination de ce respectable vieillard, dont la
droiture d’intentions demeura toujours au-dessus de tout soupçon.
Malou dirigea alors ses efforts dans un autre sens : il fit des
ouvertures de rachat à MM. A. et N. Briavoinne,
propriétaires et directeurs de l’Emancipation,
de l’Écho de Bruxelles, et de leurs
filiales. Pourquoi deux journaux catholiques ne pourraient-ils exister
concurremment à Bruxelles ? Les évêques donnèrent leur assentiment au projet.
Mgr Malou, cette fois, était moins enthousiaste : il professait à l’endroit de
l’Emancipation une méfiance très vive
: « Pourquoi payer cher de l’eau claire et des nuages ?... Si on marche comme
l’Emancipation, si on souflle tantôt le froid, tantôt le chaud, beaucoup de
personnes regretteront le Journal de
Bruxelles, qui a (page 228) eu
au moins cet avantage d’être et de se montrer constamment catholique. » (Mgr
Malou à Jules Malou, 23 février 1851. Dans ccs diverses tentatives
d’organisation de la presse conservatrice, Malou eut souvent recours à l’active
collaboration du baron d’Anethan. - Les fragments
récemment publiés de la correspondance de l’éminent ministre avec son collègue
au Sénat, le baron Félix Béthune, confirment l’exposé que nous avons fait de
ces négociations et en précisent certains détails « Les négociations ont échoué
avec le Journal de Bruxelles,
écrivait le baron d’Anethan le 23 avril
Cependant les négociations se poursuivaient entre Malou et MM. A. et N. Briavoinne. Le 4 avril, Malou soumettait à une réunion,
malheureusement peu nombreuse, de catholiques, le résultat de ses efforts : les
négociations ouvertes pour acquérir la propriété partielle et la direction de
l’Emancipation, de l’Echo de Bruxelles et du Peuple belge avaient abouti. Il fallait
100,000 francs pour en assurer le succès. Le prince de Chimay et Malou
souscrivaient chacun pour un dixième. Mais où trouver les quatre cinquièmes
restants ?
Malou n’hésita pas : il rédigea une circulaire et lança un pressant
appel aux personnalités connues du parti (page
229) catholique. Il les exhortait à souscrire au projet de statuts de la Société pour le Progrès de la Presse
conservatrice. Sa voix ne rencontra qu’un faible écho : « Que de pensées de
découragement, écrivait-il, j’allais presque dire de dégoût, il faut vaincre
lorsqu’on voit l’apathie, l’indifférence, l’absence de volonté et de saine
appréciation des besoins de notre opinion »
De la province arrivaient dans l’entre-temps de bonnes nouvelles : à
Namur, le chanoine de Montpellier, l’ami d’enfance des deux frères Malou, avait
fondé l’Ami de l’Ordre ; Mgr Malou
s’occupait, à Bruges, de réorganiser
Malou put croire un moment qu’il allait aboutir à ses fins : le prince
de Chimay acceptait de présider le conseil de la nouvelle société (Ce
conseil était composé de MM. le prince de Chimay, de
Des complications inattendues vinrent compromettre l’oeuvre
si vaillamment conduite. Pour diverses raisons, Malou avait jugé opportun de ne
traiter du rachat de l’Emancipation
qu’avec MM. A. et N. Briavoinne, sans que M.
Barthélemy Dumortier, propriétaire, lui aussi, d’une part de l’Émancipation, eût été avisé des
négociations en cours. Lorsque le capital se trouva à peu près souscrit, Malou
pria M. Dumortier de céder à la société (page
230) sa part de propriété et ses droits dans la direction de
l’Emancipation. (Lettre de J. Malou à M. Barthélemy Dumortier, 9
juin 1851).
M. Dumortier ne dissimula pas son mécontentement. « Je suis un des
vendeurs, écrivait-il, je suis étonné de ne rien savoir ; de telles choses ne
se traitent pas dans un sac. » (Lettre de M. Barthélemy
Dumortier à J. Malou, 10 juin 1851). Il entendait conserver sinon sa part d’intérêts, au moins sa part
d’influence dans la direction du journal ; il se réservait de faire partie du
comité comme membre de droit. On s’inclina.
Les droits de M. Dumortier restèrent saufs, tandis que, le 1er juillet,
MM. A. et N. Briavoinne cédaient à
Voilà donc l’Emancipation devenue
la copropriété de M. Barthélemy Dumortier, de la société présidée par le prince
de Chimay et de MM. Briavoinne, ceux-ci demeurant
toutefois étrangers à la direction politique du journal.
C’était une situation au moins bizarre ; des difficultés, qu’il serait
oiseux d’exposer par le menu, fatalement se produisirent ; dès le 27 août,
Malou écrivait à son frère :
« L’impossibilité de maintenir ce qui s’est conclu en juillet me paraît
évidente. » Allait-il se décourager, abandonner à d’autres la recherche d’une
solution définitive ? Non. « Malgré tous les déboires que ces affaires m’ont
causés et me causeront encore, je suis prêt, affirmait-il, à faire tous les
efforts possibles pour améliorer notre situation dans et par la presse. »
(page 231) Une réunion de
conservateurs a lieu le 1er novembre : Malou y parle chaleureusement en faveur
de la création d’un nouveau journal catholique ; il faut, sans perdre de temps,
s’opposer au succès de l’Indépendance
par la publication d’un journal de premier ordre. Malou s’oppose à traiter
désormais avec des tiers.
D’autres membres du comité estiment, au contraire, qu’il y a encore lieu
d’essayer une entente. M. Natalis Briavoinne
s’efforce de faire prévaloir ce dernier avis : la création d’un nouveau journal
est une entreprise fort hasardeuse : l’Emancipation
a une vieille clientèle ; l’Émancipation
est le journal mixte par excellence, il l’a toujours été avec des nuances
imperceptibles ; on peut améliorer facilement l’Emancipation, en faire un journal vraiment conservateur. (Lettre
de M. Natalis Briavoinne à
Malou, 29 octobre 1851).
D’aucuns parlent d’acheter un journal de l’opinion opposée, comme l’Observateur. Malou rejette cette idée :
à quoi bon racheter un journal qui périt d’inanition ?
Aux timides, à ceux qu’inspire une prudence facile et qui ont toujours à
la bouche le conseil de l’abstention, Malou adresse ce courageux langage : «
Les tentatives que nous avons faites pour assurer des organes permanents et de
premier ordre à l’opinion conservatrice ont échoué, malgré toutes les
précautions qui ont été prises ; et pourtant, aujourd’hui moins que jamais, il
nous serait permis de nous décourager et de laisser là l’oeuvre
que nous avons commencée ensemble. Un acte a été posé ; il demeure acquis. Pour
la première fois, depuis bien des années que ces questions sont agitées, notre
opinion a réuni pour la presse un capital relativement considérable (page 232) et qui, par nos efforts
combinés, pourrait s’accroître encore. » (Rapport fait
à l’assemblée des souscripteurs de
La majorité inclina pour la réouverture de négociations avec MM. A. et
N. Briavoinne. Celles-ci devaient amener enfin, en
décembre 1851, la solution définitive : l’Emancipation,
l’Eclair, le Peuple belge, le Courrier
belge, le Commerce belge
cessaient d’être la propriété de MM. Briavoinne ; ces
journaux devenaient, pour le prix de 85.000 francs, la copropriété exclusive de
la société et de M. Barthélemy Dumortier. Celui-ci maintenait toujours ses
droits. Seul l’Echo de Bruxelles demeurait
la propriété de M. Amable Briavoinne,
qui allait la rétrocéder à son frère. Ce dernier restait directeur-gérant de
toutes ces publications. Le comité de la société en avait la direction politique.
Il avait droit de censure sur l’Echo de
Bruxelles ; il aurait également le droit, après six mois, soit de
s’incorporer ce journal, soit de l’abandonner.
Malou appréciait de la manière suivante la convention de décembre :
« La combinaison ainsi réalisée équivaut, en réalité, à la création d’un
nouveau journal, moins les risques, financiers et autres, qu’une nouvelle
entreprise offrait. »
La constitution d’une nouvelle société en commandite, au capital de 200,000
francs, fut le résultat de deux années d’efforts persévérants, de luttes
soutenues avec une inaltérable énergie contre des difficultés sans nombre.
Malou avait déterminé le prince de Chimay à accepter encore la présidence du
comité d’administration de la « Société pour la défense par la voie de la (page 233) presse des principes de
l’opinion nationale et conservatrice ». Malou et le prince de Chimay en étaient
les principaux actionnaires. La société prit cours à partir du 1er janvier
1852, pour vingt ans.
La tâche de Malou n’était pas remplie ; il importait de s’atteler sans
retard à la réorganisation de l’Émancipation,
il voulait en faire la rivale de l’Indépendance.
« Il faut avoir le format, l’intérêt et la variété de cette maudite Indépendance ! » Aussi bien le
voyons-nous préoccupé de trouver des correspondants dans les différentes villes
du pays. Il en recherchait aussi à l’étranger ; le prince de Chimay lui
écrivait de Paris ; ne trouvant pas de correspondant à sa guise à Florence et à
Naples, il traduisait lui-même les journaux de ces deux villes. Non content de
cela, il rédigea une nouvelle circulaire, qu’il adressa à toutes les
personnalités connues du parti catholique pour les engager à amener par leur
influence des abonnés aux nouveaux journaux : cette circulaire annonçait que «
l’Emancipation défend la politique
d’union entre tous les bons citoyens... Elle soutient contre d’imprudents
novateurs le régime de protection modérée sous lequel
L’année 1852 ne devait pas s’écouler sans nouvelles tribulations. M. Natalis Briavoinne, nous l’avons
vu, dirigeait à la fois l’Emancipation
pour le compte de la société et I’Echo de Bruxelles
pour son compte personnel. L’Emancipation
comptait alors 2,670 abonnés, l’Écho
environ 2,000. Le second journal n’était qu’une réduction du premier ; il
contenait les mêmes informations, mais ne publiait pas les articles politiques.
Dans le courant de décembre
La nouvelle de la scission opérée entre l’Emancipation et l’Echo
fut reçue avec joie par M. Barthélemy Dumortier, mais il redoutait « la
difficulté de trouver un journaliste aussi expérimenté que Natalis...
Nous avons besoin d’un homme rompu aux habitudes du grand journalisme et qui
possède surtout des relations. » (Lettre de M.
Barthélemy Dumortier à Malou, 8 janvier 1853).
La crainte exprimée par M. Barthélemy Dumortier était fondée : il fut
impossible de trouver le remplaçant de M. Briavoinne.
Il fallut recourir à lui ; il s’y prêta de bonne grâce ; on adopta un moyen
terme : on nomma un directeur gérant belge et M. Natalis
Briavoinne continua de fournir son concours à la
rédaction des journaux dépendant de la société. Mais entre I’Echo et l’Emancipation tout était et restait rompu. Ainsi cessait une
situation fatalement génératrice de conflits entre deux publications sorties
des mêmes presses, écrites de la même main, mais partagées par un antagonisme
absolu d’intérêts.
Hélas ! pour l’Emancipation,
ce changement dans sa direction ne devait guère être favorable. Après quelques
mois, Malou dévoilait au comité un déficit de 7,000 francs. A cette situation,
qui menaçait de s’obérer davantage, il fallait un prompt remède. Malou sentait
son courage l’abandonner : « Excédé, écrivait-il, et poussé à bout par tons les
déboires que me cause depuis plus de deux ans cette effroyable affaire de la
presse, je (page 235) cherche les
moyens de vivre, sinon de prospérer... Il faut absolument en finir, car je n’y
tiens plus. »
Pour sauver l’Emancipation en péril,
on recourut à M. J.-B. Coomans. Les adversaires
politiques du journal, qui ignoraient les difficultés financières au milieu
desquelles il se débattait, cherchaient à ces fréquentes transformations les
causes les plus extraordinaires. C’est ainsi que, dans une Lettre (ouverte) à
M. J. Malou, le pamphlétaire Joseph Boniface (M. Louis Defré,
plus tard député dz Bruxelles) posait cette question : « Est-il vrai que, M. de
Maupas s’étant plaint de quelques articles de l’Emancipation, la phalange conduite par M. Malou a, dans les deux
fois vingt-quatre heures, changé son personnel et fait venir d’Anvers un autre
rédacteur en chef ? »
M. J.-B. Coomans, le nouveau directeur de l’Émancipation, avait l’âme du journaliste
; il avait aussi l’expérience et la pratique du métier : ancien rédacteur en
chef du Journal des Flandres, entré
en 1841 comme rédacteur principal au Journal
de Bruxelles, il avait quitté celui-ci en 1845 pour créer le Courrier d’Anvers. Il était depuis cinq
ans représentant de Turnhout lorsque, en 1853, des ouvertures lui furent faites
pour la reprise de l’Emancipation.
Ces négociations aboutirent à la constitution, le 1er janvier 1854,
d’une société nouvelle entre les actionnaires de la première société et M.
J.-B. Coomans. Cession était faite à celui-ci de la
clientèle de l’Emancipation, l’Eclair, le Commerce belge, le Courrier
belge.
Le nouveau contractant s’engageait à continuer l’entreprise, à maintenir
la ligne politique du journal, faute de quoi le comité se réservait le droit
d’intervenir pour sa part dans la direction. Les bénéfices seraient partagés.
(page 236) M. Coomans s’adjoignit comme rédacteurs principaux M. Eugène Landoy et M. Eugène Erèbe, « les
deux Eugène » dont le numéro jubilaire du Journal
de Bruxelles a dit l’étrange scepticisme ; catholiques d’occasion, Landoy surtout, « parfait sceptique... produisant au
courant de la plume avec une égale faconde l’article littéraire, l’article politique,voire l’article religieux, au choix ».
M. Coomans resta plusieurs années à la
direction de l’Emancipation ; la
lutte menée vaillamment par son journal contre le libéralisme fut l’occasion
d’un événement tragique qui a été souvent rappelé : c’était en 1857, l’un des
soirs de mai où les émeutiers, répondant au cri de : « A bas les couvents » poussé
par M. Frère, parcouraient en bandes séditieuses les rues de Bruxelles ; ils
arrivèrent en vociférant devant la maison de M. Coomans
: l’un des enfants de celui-ci, pris de peur et voulant fuir un danger dont il
ne se rendait pas compte, se précipita du troisième étage dans un jardin
voisin, sous les yeux de sa mère. L’enfant n’eut que de légères contusions ;
mais sa mère commença une maladie qui devint lentement mortelle. (L’abbé
S. BALAU, Soixante-dix
ans d’histoire contemporaine de Belgique. Louvain, Fonteyn, 1890, p. 169)
Sur ces entrefaites, le Journal de
Bruxelles, dont la vie avait été moins agitée que celle de l’Emancipation, avait à son tour subi un
changement de direction. Au chevalier Stas, qui, en 1856, avait pris ses
invalides, avait succédé M. Paul Nève. Rempli
d’ardeur et d’initiative, M. Nève forma le grand
projet de monopoliser entre ses mains la presse conservatrice de Bruxelles. Il
rêvait la fusion de l’Emancipation et
du Journal de Bruxelles. Dans
l’intention de réaliser cette idée, il recourut à Malou. Celui-ci écrivit à M.
J.-B. Coomans, (page
237) au nom de M. Paul Nève, entre les mains de
qui, disait-il, plusieurs membres éminents du parti songeaient à « réunir en un
faisceau les forces de la presse conservatrice ».
Les propositions de M. Paul Nève furent
agréées par M. Coomans, qu’absorbaient ses travaux
parlementaires. Le Journal de Bruxelles
se transporta rue des Boiteux, au local de l’Emancipation. De la rédaction de celle-ci, M. Eugène Erèbe seul passa au Journal
de Bruxelles. On a prêté à Malou ce mot : « Nève
a toujours eu la main malheureuse ; quand il a repris le personnel de l’Emancipation, il a laissé partir Landoy il a gardé Erèbe. »
A partir de janvier 1859, il y eut à Bruxelles un seul grand journal
conservateur portant, pour la plupart de ses abonnés, le titre de Journal de Bruxelles, tandis que, pour
en satisfaire quelques autres, il conservait celui de l’Emancipation.
(page 237) Le Congrès de juin 1846 avait
donné au libéralisme un plan d’organisation et un programme.
Plusieurs années s’écoulèrent avant que les catholiques eussent adopté
une profession de foi politique et, à l’exemple de leurs adversaires, embrigadé
leurs forces. Le défaut d’unité dans l’action, l’absence de mot d’ordre et de
cohésion furent parmi les principales causes des échecs successifs des
conservateurs aux élections de juin 1847, à celles qui suivirent la dissolution
des Chambres en 1848, aux élections de juin 1850 et 1852.
Les luttes électorales étaient l’oeuvre de
quelques individualités, disséminées dans le pays, combattues par
l’organisation puissante et unifiée de leurs adversaires, (page 238) et même parfois par l’influence directe du gouvernement,
timidement appuyées par la presse locale, secondées à peine, et dans certains
arrondissements seulement, par des embryons de comités conservateurs, réduites,
on l’a vu, à cacher leur drapeau, à rechercher plutôt les accommodements avec
leurs adversaires qu’à livrer franchement le combat.
La presse conservatrice était sortie d’une longue torpeur. Mais deux
éléments indispensables manquaient encore aux conservateurs : l’organisation et
un programme.
Dès le lendemain des élections de 1850, ils avaient entrepris de
s’organiser. Les efforts étaient partis du même groupe de quelques
individualités que nous avons déjà trouvées à l’avant-plan dans l’oeuvre de réorganisation de la presse. Malou écrivait le 23
mai 1850 : « Je pars pour Namur... L’ excellent chanoine (de Montpellier)
a provoqué une réunion assez nombreuse et choisie, où l’on s’occupera, inter pocula,
d’organiser d’une manière permanente et solide l’opinion conservatrice. »
II était grandement temps que les catholiques s’occupassent d’encadrer
leurs bataillons errants ; une fraction des leurs s’en allait à la dérive ;
l’un des chefs de l’ancien groupe unioniste catholique, le comte de Muelenaere,
songeait à entrer au Parlement dans un tiers-parti, prôné par MM. Lehon, Julliot et d’autres
libéraux mécontents du ministère Rogier-Frère ; les conservateurs étaient
menacés d’une scission.
On parvint enfin, au début de 1852, à constituer un comité central
conservateur. Mais, à peine érigé, ce comité parut épouvanté de la tâche
considérable et difficile qu’il lui fallait accomplir ; au lieu d’agir, il s
immobilisa.
Cependant les élections approchaient ; les libéraux (page 239) s’agitaient ; l’Association
libérale de Bruxelles adressait en mai 1852 aux électeurs de l’arrondissement
un manifeste dénonçant au pays « une minorité réactionnaire dont les doctrines
et les actes ne tendent qu’à un but : le renversement de nos institutions, le
rétablissement des castes, la résurrection des privilèges ».
Ce manifeste souleva de vives protestations dans la presse
conservatrice, qu’animait un bel esprit de combativité. M. Coomans
eut pour le manifeste un mot fort dur : « La calomnie a trouvé des
signataires. »
Malou pensa que l’heure était venue de frapper un coup retentissant. Il
résolut de répondre au manifeste de l’Association libérale par le programme du
parti conservateur.
Cette réplique, aussi digne et mesurée dans l’expression que ferme et
affirmative dans l’exposé des principes, devait être le premier programme
publiquement revêtu de l’adhésion des représentants du parti conservateur. Dans
l’angle de la première feuille, l’auteur lui-même écrivit : « Malou est
condamné à copier quatre fois son oeuvre. » Sans
doute voulait-il soumettre son projet et son écrit à ses amis et collaborateurs
habituels, MM. le comte de Theux, Dechamps, le prince de Chimay. Il en transmit
aussi un exemplaire au comte de Muelenaere, qui en donna connaissance à Mgr
Malou. L’écrit sortit mutilé de leurs mains ; le projet, au contraire, fut
vivement approuvé et Malou s’empressa de travailler à sa réalisation. Il parvint,
au prix d’inlassables efforts, à force de diplomatie et de concessions, à
réunir les signatures de chacun des membres de la minorité conservatrice de
Le fait aujourd’hui paraîtrait banal : que de signatures n’arrache-t-on
pas aux députés pris individuellement oit
collectivement ? Il n’en était pas ainsi en mai 1852 ; il (page 239) fallut à certains d’entre les signataires toute
l’abnégation nécessaire pour sacrifier ou compromettre, de propos délibéré, un
mandat qui parfois n’avait été octroyé qu’avec l’assentiment des associations
libérales.
Aussi l’œuvre de Malou sortit-elle des négociations non seulement
mutilée, mais amputée de la finale qui en faisait véritablement le premier
programme du parti conservateur. (Nous reproduisons ici le texte
intégral du manifeste conservateur :
« Un manifeste du Comité de
l’Association électorale de Bruxelles, signé, entre autres, par le président de
« Si la session
législative n’avait pas été close prématurément, dans le seul intérêt du
ministère, nous aurions tous protesté à la tribune nationale, avec l’énergie
d’une conscience indignée, contre ces odieuses accusations.
« L’opinion à laquelle
nous appartenons formait la majorité du Congrès, qui consacra les formules les
plus larges de toutes les libertés, malgré l’opposition de plusieurs de nos
adversaires d’aujourd’hui.
« Cette opinion, pendant
dix-sept années, a eu presque constamment le dépôt du pouvoir ; ses
adversaires, parvenus à la direction des affaires avec l’appui des opinions
inconstitutionnelles, ont trouvé toutes les libertés debout,
« Nous avons juré
d’observer
«
« Nous défendrions au
besoin
« Le corps électoral a
donné à notre opinion, en 1850 et en 1851, de nombreux témoignages de sympathie
: il ne se laissera pas égarer par des accusations dont son bon sens et sa
loyauté feront justice.
« Au moment où d’autres, en
présence du sentiment public qui s’éloigne d’eux, ne se préoccupent que de
l’homogénéité d’un parti, nous invoquons, nous, la devise nationale, nous
faisons appel à l’union de tous les hommes modérés et franchement
constitutionnels. »
La finale a été supprimée :
« Pour conserver nos
institutions, faussées aujourd’hui par ceux qui s’en proclament les seuls
défenseurs, nous combattons une administration dont les actes sont une longue
réaction contre l’œuvre de 1831 ; nous demandons une administration impartiale
au lieu d’un gouvernement de parti.
« Nous combattons la
politique antinationale qui laisse l’enseignement public en dehors de la
salutaire influence de
« Nous combattons la
politique impie qui poursuit la liberté humaine jusque dans les plus nobles
inspirations de la charité.
» Nous combattons la politique
imprévoyante qui a fait naître et qui laisse planer l’incertitude sur le sort
définitif de l’armée.
« Nous combattons cette
politique qui augmente les charges dc nos
contribuables, tandis qu’elle prodigue des subsides individuels.
« Nous combattons cette
politique aveugle qui au nom des théories imprudemment proclamées, inégalement
appliquées, compromet ou menace tour à tour les intérêts matériels,
l’agriculture, le commerce, l’industrie.
« Raffermir nos
institutions ; à la politique d’exclusion substituer la politique d’union qui
seule est nationale ; rétablir l’harmonie des forces sociales pour
l’enseignement public : garantir la liberté de la bienfaisance ; assurer le
sort de l’armée : réduire les charges des contribuables ; consacrer pour tous
les intérêts matériels l’égalité devant la loi : tel est le programme que
l’opinion conservatrice s’attachera à réaliser. »)
(page 240) « Vous ne pouvez
vous imaginer, écrivait-il à l’évêque de Bruges, le 18 mai, combien il a été
difficile de s’entendre avec tant de personnes dispersées de tous les côtés,
ayant, chacune à peu près, soit un mot à dire, soit un mot à retrancher. Pour
arriver à quelque chose, j’ai sacrifié, non sans regret, la partie positive,
énergique, agressive, le vrai programme.
« Aujourd’hui encore, le prince de Chimay m’écrit : « J’aimais
mieux votre planète que la nébuleuse qui lui est substituée. » Moi
aussi, je suis de cet avis, mais il fallait à tout prix se poser en bon nombre
comme hostiles à la politique du cabinet... J’ai fait, sans amour-propre
d’auteur, tous les sacrifices possibles, suivi avec persévérance de longues
discussions et correspondances, sans me rebuter jamais, sans prétendre imposer
ma pensée ou la forme de ma pensée à personne. »
(page 242) Ces paroles de
l’auteur même des négociations de mai 1852 en disent long sur les difficultés
de l’entreprise et dispensent de souligner davantage l’importance du succès
remporté par son zèle éclairé et conciliant.
La réponse au manifeste de l’Association libérale de Bruxelles parut
revêtue de la signature de tous les membres de la droite de
Pourquoi fallut-il que l’abstention d’un des orateurs les plus
distingués du parti conservateur vînt atténuer dans le public l’effet de cette
unanime protestation ?
Malou recevait, le 17 mai, de Barthélemy Dumortier une lettre, où se
peint sur le vif le caractère de cet homme de grand talent, qui se laissait
parfois aller aussi facilement à décrier ses amis qu’à combattre ses adversaires.
« Mon cher Malou, écrivait-il, il m’est impossible d’apporter ma signature
à une pièce dont le but évident est moins de repousser les calomnies de nos
adversaires (page 243) et de
défendre le parti conservateur, que de faire l’éloge des anciens ministres...
Je ne puis admettre que les ministères de 1831 à 1847 ont laissé toutes les
libertés debout,
Il terminait par ces mots, où perce beaucoup d’amertume « Au surplus, ma
signature serait bien peu de chose. Simple et modeste soldat dans l’armée
conservatrice, chaque jour me fait voir de plus en plus que mon temps est fini,
en sorte que cette absence ne sera pas même remarquée. Les hommes comme les
choses n’ont qu’un temps et je vois de plus en plus que les hommes comme les
idées généreuses de 1830 ont fait leur temps, surtout dans le parti
conservateur.
Le coup était dur pour Malou, qui avait consacré tant d’efforts à
satisfaire et à concilier toutes les nuances du parti. Il s’en plaignit à son
frère seul « Ce refus est motivé d’une façon fort désobligeante pour moi
personnellement ; je vous en fais juge… pour que vous puissiez vous rendre
compte des misères politiques de ce temps-ci. »
Malou eut assez de grandeur d’âme pour n’en point vouloir à Dumortier de
ces injustes reproches ; il lui répondit très dignement : « Personne n’a vu
dans notre acte collectif la mesquine pensée que vous avez cru y découvrir il
ne s’agit ni de l’éloge des anciens ministres, ni de la loi communale, ni des
XXIV Articles. » Si le manifeste conservateur n’est pas aussi affirmatif et
agressif que M. Dumortier, et Malou lui-même, l’eussent désiré, (page 244) il l’est au moins « autant
que le permet la nécessité de mettre d’accord toutes les variétés de tempérament
de trente personnes ».
D’autre part, il est vrai, en manière de compensation, Malou recevait de
ses amis les témoignages d’approbation les plus consolants le comte de Theux,
le comte Félix de Mérode, l’abbé de Haerne, le prince
de Chimay, etc., même son ancien et parfois violent adversaire, le baron Osy,
lui adressaient, en même temps que leur adhésion, leurs félicitations et leurs
encouragements.
Cependant on était arrivé à la veille des élections de juin 1852. Il
semblait que les catholiques, en possession finalement de deux grands journaux
politiques, d’un programme et d’une ébauche d’organisation, dussent mener dans
tous les arrondissements du pays une active campagne.
Il s’en fallait encore de beaucoup ; l’apathie, la pusillanimité des
conservateurs yprois, en 1848, n’eut d’égale que
celle des conservateurs du Hainaut en 1852. Barthélemy Dumortier dépeint à
Malou la situation : « On ne veut pas se battre... Vous ne vous faites pas
d’idée combien notre parti est tombé dans la léthargie politique… Venez dans
nos contrées si vous êtes plus habile et vous jugerez. A Ath, à Charleroi,
c’est la même chose... Ici, je n’ai trouvé personne qui voulût seulement se
charger de faire copier les listes des électeurs chez le commissaire
d’arrondissement... C’est l’apathie, la mollesse, la congélation à soixante
degrés qu’il faut vaincre. » (Lettre de M. Barthélemy Dumortier à
Malou, 1er mai 1852).
Le 30 mai, douze jours avant les élections, M. Dumortier écrivait encore
à Malou : « Je vous écris malade et profondément désolé avant-hier, à force
d’efforts, nous avions une liste, aujourd’hui nous n’en avons plus. D’A…, (page 245) qui avait accepté, a été
consulter l’ennemi et refuse la candidature. J. (le R..., dégoûté, s’en
retourne à Paris !
« Rien n’égale la mollesse des nôtres, il n’y a plus d’énergie
catholique que dans le seul clergé... En dehors du clergé, savez-vous ce que
c’est que le parti catholique ? C’est le parti des poules mouillées... J’ai
beau frapper à toutes les portes, pas de candidats, chacun ne pense qu’à soi, a
peur de se compromettre, de s’user. »
La situation, en Flandre, était heureusement moins mauvaise. Travaillée
par la petite presse flamande, la bourgeoisie avait vu de mauvais oeil la lutte ouverte déclarée à l’enseignement moyen
catholique par le ministère et se détachait de lui.
Le ministère s’était, en outre, attiré, par l’ensemble de son attitude
et de ses allures, la méfiance du gouvernement conservateur qui dirigeait
Quoi qu’il en soit, les libéraux prétendirent que ces articles, répandus
à profusion en Belgique, contribuèrent à l’échec sensible que subit la
politique ministérielle. La majorité se trouva, en effet, réduite à vingt voix.
Il faut attribuer une forte part de ce résultat aux efforts dépensés
vaillamment par quelques catholiques courageux, au premier rang desquels doit
être placé Jules Malou.
Son action fut prépondérante et son activité vraiment remarquable. Non
content d’avoir lancé le manifeste conservateur en réponse au factum du comité
de (page 246) l’Association
libérale, il se jeta lui-même dans la bataille, il se fit journaliste, publia,
sous forme de dialogues, des tracts populaires. Il provoqua, soutint et
encouragea partout les candidatures conservatrices. Avait-il décidé un ami
politique à se mettre sur les rangs, il le pressait et le talonnait,
constamment il revenait à la charge, de peur de le voir changer de décision. Ce
n’était pas sans raisons. Les meilleurs redoutaient de se compromettre : un des
amis de Malou, le prince de Chimay, malgré son attachement à la cause
catholique, s’était, à grand’peine, déterminé à poser
sa candidature à Thuin ; le scrutin lui donna une majorité d’une demi-voix., -
il en eut 781, alors que la majorité absolue était de 780 1/2 voix ; au
lendemain de son élection, il écrivait à Malou ces lignes révélatrices d’un
état psychologique intéressant : « J’ai été bien compromis et amoindri ; je ne
regretterai cependant ni peines, ni froissements d’amour-propre, si nos amis et
notre sainte cause m’en tiennent un peu compte. »
Malou fut véritablement, à cette époque, sinon le chef du parti
conservateur, du moins l’inspirateur, l’artisan, la cheville du mouvement de
régénération dont l’année 1852 fournit le spectacle. Ce rôle lui fut reconnu
par ses adversaires ; c’était bien lui qui avait sonné l’alarme dans la presse
qu’il avait relevée, c’était lui qui avait déclaré la guerre dans le manifeste.
« C’est vous, écrivait M. Louis Defré sous son
pseudonyme de Joseph Boniface, c’est vous qui dirigez et inspirez cette petite
phalange, la menez au combat et ne dédaignez pas, quand l’ennemi presse trop
vivement les flancs de vos soldats, de prendre le mousquet et de faire
vous-même le coup de feu. » (Lettre (ouverte) à M. J. Malou par
Joseph Boniface).
(page 247) Sans doute, au
cours de ce chapitre, dans l’enthousiasme dont on l’aura senti vibrer pour l’oeuvre qu’il avait entreprise, et qu’il mena à bonne fin à
travers mille épreuves, Malou aura-t-il apparu sous un jour bien différent de
certain scepticisme dont on l’a souvent, et injustement, accusé. En retraçant
de menus incidents, en produisant même des détails, nous nous sommes attaché à
faire ressortir ce que purent la volonté et l’énergie persévérante d’un homme à
un moment qui fut critique pour le parti conservateur. Le plus possible, nous
avons laissé parler Malou lui-même, ainsi que ceux qui se trouvèrent en scène
avec lui. La vie et la sincérité de ces pages ne pouvaient qu’en bénéficier.