Accueil
Séances
plénières
Tables
des matières
Biographies
Livres
numérisés
Bibliographie
et liens
Note
d’intention
« Jules Malou (1810-1870) », par le
baron de TRANNOY
(Bruxelles,
Dewit, 1905)
Chapitre précédent Table des matières
Chapitre suivant
(page 191) On se figure malaisément
aujourd’hui la physionomie d’une lutte électorale au lendemain de la
promulgation des lois qui avaient brusquement, l’une abaissé le cens au minimum
constitutionnel, l’autre proclamé les incompatibilités parlementaires.
La dissolution des Chambres avait été prononcée et les élections fixées
au 13 juin. Le libéralisme marchait le front haut au-devant d’une victoire que
la pusillanimité et le désarroi de ses adversaires rendaient assurée. « Les
catholiques, écrivait M. Thonissen, eurent à peine le
courage d’avouer les candidatures électorales de leurs coreligionnaires. »
Rien n’est plus certain : ils en étaient arrivés, en 1848, à ce point.
Qu’on en juge par l’exemple de ce qui se passa à Ypres.
Dans cette vieille cité flamande régnait une faction (page 192) libérale remuante, organisée
en comité, menée par M. Alphonse Vandenpeereboom. Ce
comité étendait son activité à tout l’arrondissement.
L’on commença à parler des élections au début de mai. Dès le 3 mai, les
libéraux avaient fait choix de deux candidats ; ils se réservaient encore d’en
désigner un troisième. Notons que les trois députés sortants étaient des
catholiques : MM. Malou, Biebuyck et van Renynghe.
Parmi les membres du comité libéral, Malou comptait beaucoup d’amis et
d’obligés. Personne, cependant, n’avait osé parler de lui. Des amis se
décidèrent à lui faire savoir que, s’ils avaient de lui ne fût-ce qu’une
lettre, ils soutiendraient sa candidature à la prochaine réunion du comité
libéral, dans l’espoir de l’y voir désigné comme troisième candidat, lui,
l’ancien ministre du cabinet des six Malou ! Cette lettre, lui recommandait-on,
devra faire abstraction du passé, et ne s’occuper que de l’avenir ou des idées
de conciliation du moment ; « on devrait y trouver l’esprit de concession à
l’opinion ».
Malou recevait, à ce propos, de son frère, le conseil suivant, qui est
bien significatif : « Il ne serait peut-être pas très prudent de refuser. Si
eux vous abandonnent, je ne sais pas qui vous soutiendrait publiquement. » Ils
en étaient là, les catholiques belges de 1848, en pleine Flandre !
Cependant l’entente avec le comité libéral ne se fit pas, les libéraux
n’ayant aucun intérêt à admettre sur une liste commune le nom d’un adversaire,
alors que tout permettait d’augurer l’élection de trois des leurs. A leur point
de vue, ils eurent raison ; ils l’emportèrent sur toute la ligne, non seulement
à Ypres, mais dans bon nombre d’autres arrondissements. Leur majorité compta (page 193) quatre-vingt-cinq membres,
tandis que la minorité se trouvait réduite à vingt-trois.
Plusieurs chefs de la droite furent éliminés en même temps que Malou ;
parmi eux, MM. de Muelenaere, d’Huart, d’Anethan,
Brabant. Par contre, M. Barthélemy Dumortier avait été élu à la fois par deux
arrondissements, Tournai et Roulers ; il se trouvait en demeure d’opter. On
prêta au gouvernement l’intention de concourir à la rentrée de Malou au
Parlement en laissant poser sa candidature, sans la combattre, dans
l’arrondissement que M. Dumortier n’aurait pas choisi. Qu’en faut-il croire ?
Le ministère Rogier-Frère n’eut guère de semblables mouvements de générosité.
Peut- être le Roi Léopold Ier, qui comprenait le parlementarisme à la manière
anglaise, qui avait en Malou une grande confiance et qu’irritaient les éliminations
aveugles du suffrage censitaire, travailla-t-il dans ce sens ses ministres.
Le chanoine Malou s’inquiétait fort de ce bruit qui prenait de la
consistance. « Bruits absurdes, lui répondit Malou, le contraire de ces bruits
est seul vrai. » Il avait été question, paraît-il, à Bruxelles, au sein même de
l’Association libérale, d’offrir à Malou une candidature. Mais devant une
déclaration catégorique de sa part, on n’avait plus insisté, ni à Bruxelles, ni
à Roulers. « Quand on m’a parlé de rentrer, j’ai toujours dit que, s’il me
fallait baisser la tête, même un peu, pour passer par la porte, je n’y
passerais pas. Rentrer par la grâce du ministère, ce ne serait pas seulement un
peu baisser la tête, ce serait se mettre à genoux et je n’y suis nullement disposé.
» (Lettre au chanoine Malou, 25 juin 1848).
Telle était bien la situation : les catholiques en étaient (page 194) réduits à n’être rien que par
la grâce de leurs adversaires.
Et ceux-ci, qu’on ne s’y méprenne pas, ne sont plus des libéraux de 1830
; ils sont les exécuteurs fidèles du programme du Congrès libéral de 1846, ils
approuveront la jurisprudence de M. de Haussy et
voteront la loi de 1850 sur l’enseignement moyen.
(page 194) Une compensation était réservée
au vaincu du 13 juin ; c’était en même temps un hommage rendu à ses hautes
capacités. Un arrêté royal daté de la veille des élections le plaçait au nombre
des directeurs de
Il ne pouvait être fait de choix plus judicieux. Désormais une large
part de l’activité de Malou sera absorbée par l’exercice de cette importante
mission. Il s’y appliqua pendant vingt-trois ans avec un remarquable esprit
d’initiative et une prudence éclairée.
Malou ne devait rentrer au Parlement qu’en novembre 1850. Dans
l’entre-temps, les électeurs d’Ypres, peut-être repentants, envoyèrent au Sénat
M. Malou-Vandenpeereboom (voir chapitre
XVIII).
Loin de trouver dans son éloignement momentané de
Un moment, pour s’arracher aux lendemains décevants de la défaite, il
avait songé à réunir les matériaux d’une histoire des dix-sept années écoulées
depuis 1830.
Le Roi, écrivait-il, à qui j’ai parlé de ce projet, m’a encouragé de la
manière la plus flatteuse. J’aurais des facilités que d’autres n’ont pas pour
obtenir tous les éléments d’un travail qui ne serait pas seulement un testament
de la majorité conservatrice, mais qui instruirait pour l’avenir par
l’expérience même du passé » (Lettre
au chanoine Malou, 17 juin 1848).
Si Malou avait pu donner suite à ce projet, il nous eût peut-être
transmis un monument des origines de
Dans une de ces lettres, Malou expose avec humour le procédé employé par
le ministre des finances pour atteindre ce résultat dans ses prévisions budgétaires.
« Voici la recette, écrit-il : Faites quelques millions (page 196) d’économies illusoires, ajoutez-y quelques millions de
ressources fictives ; mêlez à forte dose, pour lier le tout, des impôts
nouveaux dont l’adoption est très chanceuse, et vous aurez, je vous le
garantis, quelle que soit la diminution réelle des revenus de l’Etat, une
situation magnifique. » (Huitième lettre financière, L’Emancipation, 18 novembre 1848).
Non content d’affirmer, Malou se livrait, chiffres à l’appui, à une
critique pressante et justifiée. Le projet de budget pour 1848 ne portait-il
pas en boni, pour une somme évaluée approximativement à 1,800,000 francs, le
produit des droits de succession en ligne directe, alors que la loi établissant
ces droits n’était pas votée et ne devait pas l’être avant le 16 décembre 1851
?
Malou, toutefois, n’est pas injuste ; il rend hommage, quand il le faut,
au gouvernement et le félicite d’avoir repoussé nettement, et pour l’impôt sur
le revenu et quant à l’impôt progressif, des théories dangereuses et même
subversives. « Le seul principe vrai et utile dans une démocratie comme la
nôtre, ajoute-t il, c’est le payement proportionnel de l’impôt selon les
facultés de chacun, sans privilège, ni en haut, ni en bas ; en frappant plus
fortement le luxe, on ne peut obtenir qu’un résultat : diminuer le luxe et,
partait, le travail productif. » (Dixième et quinzième lettres).
En s’attaquant au principe même des droits de succession en ligne
directe, que M. Frère-Orban projetait d’établir, en combattant de toute son
énergie ces prémisses de la politique financière de son successeur, Malou ne
cherchait pas à faire de l’opposition à plaisir ; il s’en défendait au
contraire. « Bien loin d’être dominé par des idées d’une hostilité politique en
quelque sorte personnelle, je me suis, dans ces appréciations (page 197) de certains actes, laissé
guider exclusivement par le désir légitime de voir le Cabinet puiser à des
sources plus vivifiantes des forces nouvelles, une vigueur, une influence qui
lui font parfois malheureusement défaut. »
Durant l’éloignement momentané de Malou du Parlement, deux importantes
propositions législatives, à la discussion desquelles il eût assurément pris
une part active, furent adoptées par
La nécessité d’une banque nationale exclusivement commerciale était
apparue clairement à Jules Malou, lorsque, en mai 1848, il défendait, à
Le mal dont souffrait
Mais, dans l’idée de Malou, la banque nouvelle, tout en étant
indépendante de
Quelle eût été, dans cette combinaison, la part d’intervention de l’Etat
? Elle devait se manifester simplement par la garantie éventuelle d’un crédit,
dont la nouvelle banque nationale n’aurait pu faire usage qu’en cas de
nécessité et en vertu du consentement, en quelque sorte du bon plaisir, du
gouvernement. Hormis les cas de nécessité impérieuse, l’Etat n’aurait eu à
payer ni capital ni intérêts ; s’il avait été contraint de servir des intérêts
aux mains du public ou d’avancer un capital, il eût reçu, en retour, des
actions de
Frère-Orban conçut autrement l’organisme nouveau dont il dota
(page 198) Les premiers jours de juin 1850
amenèrent, pour la moitié des élus de 1848, la date de l’échéance électorale.
Des élections de 1850 la majorité allait sortir quelque peu affaiblie. Le
gouvernement, par le vif mécontentement qu’avait déchaîné parmi les modérés de
l’opinion libérale l’impôt sur les successions et la loi sur l’enseignement
moyen, fut lui-même l’artisan de sa défaite partielle.
Le moment était propice pour une action énergique des catholiques ; ils
n’étaient malheureusement pas en (page
199) état de se servir des circonstances. Les défaites de 1847 et 1848 ne
les avaient pas instruits suffisamment. Bien au contraire, il semble que leur
indifférence ou leur crainte ait grandi en raison directe de l’audace de leurs
adversaires.
Jugeons-en, cette fois, par l’exemple de Bruges. Le détail des
préliminaires de l’élection est pleinement édifiant : le 10 mai, un mois avant le
jour du vote, on n’est fixé sur aucune candidature conservatrice ; la pénurie
est grande ; toutefois, l’on ne renonce pas à trouver dans la ville épiscopale
quelques catholiques dévoués jusqu’à se compromettre sur la liste
conservatrice. Mais à Ostende et à Dixmude, l’on ne sait à qui s’adresser.
« Ne pourriez-vous pas procurer un candidat pour Ostende et un autre pour
Dixmude ? écrivait à Malou u catholique militant : ce serait notre salut ; les
électeurs ne demandent qu’un homme... Serons-nous obligés de les abandonner ? »
- « Le même phénomène de l’abstention ou du refus de bons candidats se présente
dans plusieurs localités, » répondait tristement Malou.
Les troupes ne manquaient pas, mais les chefs faisaient défaut ;
personne n’était là pour mener le combat. Montalembert les a justement
dépeints, ces catholiques timorés, lorsque, en 1847, montrant à ses
compatriotes le Devoir des catholiques
dans la question de la liberté d’enseignement, il disait : « Nombreux,
riches, estimés par leurs plus violents adversaires, il ne leur manque qu’une
chose, c’est le courage... Dans la vie publique, ils sont catholiques après
tout au lieu de l’être avant tout... Dans beaucoup de localités, les
catholiques, s’ils voulaient se compter et se discipliner, constitueraient, à
eux seuls, la majorité ; dans presque toutes, ils constitueraient cet appoint
de votes si recherché dans les luttes électorales. »
(page 200) Enfin, le 31 mai,
à dix jours des élections, l’on pouvait écrire à Malou « Ici, à Bruges, nous
avons fini par trouver trois candidats qu rendent
hommage à nos principes de 1830. » Il fallait, comme on le voit, se contenter
de peu.
Malou avait posé sa candidature à Ypres et consenti à ce qu’on opposât,
à Anvers, sur la liste conservatrice, son nom à celui de M. Rogier, inscrit sur
la liste libérale. Poste d’honneur et de combat, il fallait y disputer pied à
pied le terrain à l’ennemi ; mais l’apathie régnait partout et la presse ne
donnait pas. Alors Malou lui-même ouvrit la polémique : il lança des brochures
électorales, dialoguées d’un tour familier et piquant, où était fait le procès
du gouvernement. MM. d’Anethan (Voir
baron L. DE BETHUNE, le baron d’Anethan, d’après sa
correspondance, Revue Générale,
novembre et décembre 1904)
; Dechamps et Barthélemy Dumortier, de leur côté, ne furent pas moins actifs.
Des paroles prononcées en un consistoire, le 20 mai, par le Souverain
Pontife, vinrent apporter à la poignée de vaillants catholiques qui luttaient
au milieu de l’insouciance générale un encouragement précieux. « Nous ne
pouvons nous défendre, avait déclaré Sa Sainteté Pie IX, dans notre sollicitude
paternelle envers l’illustre nation des Belges, qui s’est toujours fait
remarquer par son zèle pour la religion catholique, de témoigner publiquement
notre douleur à la vue des périls qui menacent chez elle la religion
catholique. »
Le ministère crut de son devoir de protester, par la voie du Moniteur, contre les paroles qu’avait
prononcées le Souverain Pontife. Il déclara « livrer sans commentaires à la
conscience publique ce tableau, qui reproduit sous des couleurs si peu
conformes à la réalité la situation (page
201) du clergé et de la religion en Belgique... Ce n’est pas la première
fois que
Le gouvernement eût mieux fait de ne s’en prendre qu’à soi de
l’impopularité qu’il sentait grandir. Celle-ci se traduisit par le gain de
quelques sièges pour les conservateurs. Malou échoua à Anvers ; ses électeurs
d’Ypres le rendirent à la Chambre.
(page 201) « Je suis assez satisfait du
début de la session, écrit Malou, le 20 novembre 1850, à son frère, l’évêque de
Bruges ; nous sommes vaincus par le vote, sans nul doute il ne peut en être
autrement ; mais on est tenu de compter avec nous… Le ministère et sa majorité
n’ont plus cet air superbe et dominateur que je leur ai connu dans la session
de 1847-1848. On est plus modeste et presque poli. »
A vrai dire, le gouvernement se trouvait aux prises avec de grosses
difficultés.
La question des économies, écrit M. Paul Hymans
(Paul HYMANS, Frère-Orban. - Le plan économique
et financier de 1848. - Les réformes fiscales. - L’impôt sur les successions, Revue de l’Université de Bruxelles, janvier-février
1903), resta posée
pendant quatre ans devant le Parlement, débattue dans
(page 202) Dès le lendemain
de sa rentrée au Parlement, Malou s’attaqua à la politique économique et
financière de son successeur, Frère-Orban. Un premier débat s’ouvrit à
l’occasion d’un projet de loi sur l’institution d’une caisse de crédit foncier.
Frère-Orban « voulait instituer une vaste mutualité d’emprunteurs qui
seraient solidairement tenus des engagements de la caisse dans des limites
déterminées ; mutualité semi-officielle, en ce sens que le gouvernement nommait
les administrateurs de la caisse et y prêtait ses employés : les conservateurs
des hypothèques auraient remis aux emprunteurs les lettres de gage, les
receveurs de l’enregistrement touchaient les intérêts et les annuités
d’amortissement,
L’opposition du comte de Theux et de Malou fut particulièrement
remarquée. Frère-Orban s’étonna de rencontrer des adversaires de l’intervention
de l’Etat parmi les anciens membres du Cabinet de 1846. Malou saisit l’occasion
d’exposer ses idées en matière d’intervention :
« On a beaucoup discuté sur la question de l’intervention du
gouvernement. Pour moi, messieurs, en pareille matière, il ne faut pas poser de
principes absolus ; il faut voir dans chaque cas déterminé si l’intention du
gouvernement est utile, nécessaire ; car je n’admets qu’une raison essentielle
de sa légitimité c’est sa nécessité même. Si vous allez plus loin, si vous
faites de l’intervention, de l’action du gouvernement en dehors de besoins
constatés, c’est un effet sans cause, un danger sans compensation.
« Ainsi que le gouvernement ait créé les chemins de fer en
Belgique, j’en félicite le pays...
(page 203) « Mais ici,
c’est de l’intervention gouvernementale sans qu’il y ait aucun mouvement de
l’opinion publique qui la demande, sans qu’il y ait aucune nécessité sociale
qui la réclame ; c’est un mauvais principe sans excuse...
« Le monopole des assurances, mis à l’étude par le Cabinet
précédent constituait-il une intervention de l’Etat dans les intérêts privés,
sans utilité, sans nécessité ? L’idée du ministère était, il est vrai, de
constituer un monopole, mais avec un but d’utilité publique et, en même temps,
un résultat fiscal. C’était un impôt avec une compensation...
« Un monopole est toujours un mal, mais il peut être moindre que de
nouveaux impôts. C’était notre point de vue.
« Quant à moi, s’il me fallait opter entre certain monopole et le
projet de loi sur les successions qui est suspendu depuis si longtemps comme
une menace sur nos têtes, je n’hésiterais pas. » (Annales parlementaires, 1er avril 1851).
Malou ne se contenta pas de cette simple réfutation au nom d’un principe
; il attaqua le projet dans sa tendance à accentuer la mobilisation des valeurs
immobilières. L’expérience n’avait-elle pas démontré que l’achat de la terre au
moyen de l’emprunt conduisait plus souvent à la ruine qu’à la propriété ?
L’économie même du projet méritait encore sa critique. « Si c’est une
caisse, c’est une caisse sans fonds... puisqu’elle ne débite que des lettres de
gage ; autant l’appeler l’imprimerie du crédit foncier. »
Il se défendit cependant d’avoir fait un réquisitoire contre le crédit :
« Messieurs, me dira-t-on que je fais une espèce de réquisitoire
contre le crédit ? Je prévois l’objection : entendons-nous... Je conçois, par
exemple, le crédit comme une confiance donnée à la personne, comme un moyen de
stimuler (page 204) son activité ;
ce n’est plus alors la chose que l’on considère, mais on considère avec qui
l’on traite en venant â son aide, on décuple ses forces... Mais en est-il ainsi
du crédit territorial ? Le crédit territorial consiste â avoir confiance dans
la chose sur laquelle, en vertu de la loi, on se réserve de mettre la main, si
cette dette n’est pas payée.
Autant Malou avait-il confiance dans le crédit personnel, dont se multiplient
aujourd’hui, dans les campagnes, les institutions admirablement souples, autant
éprouvait-il de méfiance à l’endroit du crédit réel et hypothécaire, surtout
tel que le constituait le projet Frère.
Celui-ci rencontra une grande hostilité. Il fut cependant adopté par
(page 204) Frère-Orban fut amené à déposer un projet de loi sur les
successions par les mêmes raisons qui avaient déterminé Malou à mettre à
l’étude la question de l’assurance obligatoire. Les recettes publiques ne
couvraient plus les dépenses de l’Etat ; il fallait créer une source nouvelle
de revenus.
Le ministre des finances repoussa l’assurance d’Etat, qu’il jugeait une
intervention inutile et vexatoire et, s’arrêta à un projet de loi sur les
successions en ligne directe, avec rétablissement du serment. Il évaluait à 3
millions les ressources que ce projet allait procurer au trésor.
Déposé le 12 novembre 1847, discuté une première fois et ajourné le 19
mars 1849, le projet fut modifié et représenté à
Le projet rencontra l’opposition la plus vive, aussi bien sur une partie
des bancs de gauche que sur ceux de droite.
« Une joute brillante, écrit M. Paul Hymans,
s’engagea entre Malou et Frère-Orban. Celui-ci prononça trois grands discours
consacrés principalement à l’examen de l’état des finances (séances
des 8, 9 et 13 mai 1851).
Il prouva qu’au 1er février 1848, le découvert des exercices antérieurs
atteignait 43 millions (Voir, à ce sujet, l’Exposé de la situation financière,
d’après MM. MALOU et VEYDT, pp. 164 à 168) et que le budget offrait
annuellement une insuffisance normale de 2 millions et demi. Il rappela que le
mal avait d’anciennes origines, que M. Malou l’avait reconnu. Il fit ressortir
l’impossibilité de laisser une pareille situation perdurer, en présence surtout
de la nécessité d’entreprendre de grands travaux d’utilité publique, à moins
d’accumuler emprunt sur emprunt, sans avoir même les moyens d’en supporter les
charges d’intérêt et d’amortissement. » (P. HYMANS, Frère-Orban. Revue
de l’Université de Bruxelles, janvier 1903).
Pour justifier l’imposition de charges nouvelles, M. Frère dépeignait la
situation sous les couleurs les plus sombres.
Malou ne laissa pas passer sans protestation le discours du ministre des
finances ; il saisit l’occasion qui s’offrait à lui, après un intervalle de
quatre ans, de refaire l’examen de la situation financière du pays.
« Il s’agit, disait-il, de conserver à
(page 206) D’où provenaient
les difficultés financières auxquelles le ministre cherchait un prompt remède ?
A qui devait-il s’en prendre, sinon à lui-même ?
La réforme postale, le dégrèvement de la patente, des réductions
inopportunes d’impôts avaient diminué les recettes. En modifiant le tarif des
chemins de fer, le ministère avait fait perdre à l’Etat 2 millions de revenu.
Après s’être privé volontairement de 2 millions et demi de recette, le
gouvernement était mal venu de soutenir que seul l’impôt sur les successions
pouvait lui fournir les 2 millions et demi indispensables pour rétablir
l’équilibre budgétaire. « Si la nécessité de nouveaux impôts était pleinement démontrée,
je crois, ajoutait Malou, que ce serait aux impôts indirects proprement dits
qu’il faudrait s’adresser. »
Mais cette nécessité n’était pas établie :
« Je dis qu’il n’est pas démontré, dés à présent, que vous ayez
dans vos finances un déficit normal de 2 3 millions sur le budget ordinaire...
Ayant cette conviction sur la situation de nos finances, je ne puis pas voter
le droit sur les successions qui nous est proposé. Je le puis d’autant moins
que, pour donner à notre situation un peu plus de ressort, d’élasticité, il
existe, ainsi que je l’ai déjà dit, un moyen beaucoup meilleur pour le
gouvernement et le pays. Ce moyen consisterait à faire produire plus au chemin
de fer ; c’est le premier de tous et, avant qu’il soit épuisé, je ne me sens
pas disposé à voter d’autres impôts. (Séance du 13 mai 1851).
Ainsi Malou posait une question préalable : il voulait que fût démontrée
l’absolue nécessité d’impôts nouveaux, l’impossibilité de recourir à d’autres
moyens qu’il indiquait.
(page 207)
Appelés successivement par le Roi, MM. Verhaegen, Dumon-Dumortier,
Lebeau et Charles de Brouckère conseillèrent le maintien du cabinet. Ce fut par
cette solution que, le 23 mai, se dénoua la crise.
Le projet fut une troisième fois présenté à la Chambre : de nouvelles
modifications y avaient été apportées : l’impôt sur les successions en ligne
directe était réintroduit, le serment, à son tour, était retiré.
(page 207) Combattu par Malou dans son plan
financier, le gouvernement le fut encore dans sa politique douanière. Celle-ci
s’orientait graduellement dans la voie du libre-échange. (Voir P. MICHOTTE, Étude sur
les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1866,
première partie, chap. I. Louvain, Peeters, 1904).
(page 208) Le 20 septembre
1851, un traité de commerce avait été conclu entre
Le traité étant ratifié,
Chargé des fonctions de rapporteur du projet de loi ratifiant le traité,
Malou conclut à l’ajournement.
En règle, disait-il, les réformes ne viennent que lorsque le malaise a
été constaté. Ici qu’allez-vous faire ? Vous allez réformer votre prospérité :
« Il me semble vraiment que je ne sais quel docteur veuille, sous prétexte
d’améliorer une constitution robuste, la médicamenter à loisir. Je ne crois pas
que ce soit le moyen de la fortifier. »
Malou, toutefois, ne s’arrête pas à la discussion théorique des
principes de la protection ou du libre-échange. A son sens, pour répondre aux
exigences des intérêts nationaux, il n’est de véritable norme que la saine
appréciation des faits et des circonstances présentes. Si la protection est,
comme on le dit, une vieille muraille dont il faut, une à une, arracher les
pierres, il faut aussi prendre bien garde d’être écrasé sous l’éboulis. En
renonçant, sans compensation, à toutes les garanties, le gouvernement n’agit-il
pas imprudemment ? (Chambre des représentants, 17 mars 1852)
Mais déjà, dans le Parlement et dans le pays, les idées protectionnistes
ne rencontraient plus qu’un faible écho ; (page
209) Malou, témoin des conquêtes du libre-échangisme, ne se faisait guère
d’illusions « Nous le savons, disait-il, nous n’arrêterons pas votre marche. Je
n’ai pas l’espoir, je n’ai pas l’ambition d’obtenir soit un succès de scrutin,
soit un succès de tribune ; mais l’opposition, qui combat les actes du
gouvernement, a d’autres vues, d’autres droits ; elle parle au pays, notre juge
à tous, et nous vous attendons là. »
(page 209) Telle était bien la pensée élevée
qui caractérisait l’opposition de Malou, inspirée aux sources pures d’un
patriotisme ardent, éloignée de la critique étroite et systématique que dicte parfois
l’esprit de parti.
Si Malou se trouva au premier rang des adversaires de la politique
économique et financière du Cabinet, parce qu’il en redoutait pour le pays de
funestes effets, il ne refusa pas son appui au ministère, lorsqu’il lui parut
que celui-ci agissait en conformité des intérêts de la nation.
C’est ainsi qu’en 1852 le budget de la guerre, combattu par une fraction
importante de la majorité, ne fut voté que grâce au concours de la droite.
Malou prononça, en cette circonstance, un discours qui impressionna vivement.
Il constatait que, depuis que s’étaient dissipées les menaces d’un danger
extérieur, il s’était formé dans le pays deux opinions sur l’importance de la
force publique : l’une soucieuse de maintenir une neutralité sincère, mais armée
; l’autre confiante dans le respect des traités au point de ne vouloir plus
qu’une « grande gendarmerie » pour aider au maintien de l’ordre.
(page 210) Le ministère avait
exprimé son opinion par la voix de M. Frère-Orban. Mais il ne lui suffisait pas
d’affirmer la nécessite d’une armée forte et bien organisée ; il fallait encore
que le gouvernement eût le courage de subordonner les intérêts du pays à ceux
de sa popularité, en demandant à
Malou eut encore, en une autre circonstance, le loisir de témoigner de
son généreux dévouement aux intérêts supérieurs du pays.
Un débat regrettable lui en fournit l’occasion. Il s’agissait du compte justificatif
de l’emploi d’un crédit spécial de 3 millions, voté naguère pour faire face à
la crise de 1848. Les ministres, blessés par des accusations de dilapidation
répandues par la presse, demandaient qu’une enquête fût ordonnée ; ils
voulaient la pleine lumière.
De nombreux membres, appartenant aux diverses fractions de
« J’éprouve en ce moment un étonnement douloureux, dit Malou. Comme
l’honorable M. Delfosse, je crois que le débat auquel on s’est livré dans cette
enceinte peut être fatal aux intérêts du pays. Nous pourrions le continuer,
nous sommes prêts. Nous savons, nous venons de l’apprendre encore, que, si nous
nous taisons, nous nous exposons à une incalculable série d’accusations, de
calomnies, et bien que M. le ministre des finances persiste à dire : « Vous
vous êtes tu ; vous vous taisez ; vous n’osez pas parler ! » nous nous
tairons ; mais ce ne sera pas pour vous, ce sera malgré vous ; ce sera pour le
pays. (Applaudissements dans les tribunes.)
Ce sera pour le pays, parce que nous savons qu’il y a quelque (page 211) chose qui est au-dessus des
partis, c’est le pays. Nous savons lui faire un sacrifice et subir d’injustes
accusations. Que la presse nous calomnie ; que le ministère propage des
accusations contre nous, qui use d’armes dont les partis qui se respectent ne
devraient jamais se servir, nous, nous nous tairons ! » (Annales parlementaires,
13 mars 1852).
La position du ministère était fort ébranlée au moment où il affronta
les élections de juin 1852. Celles-ci marquèrent un progrès notable des
catholiques.
Ce fut, les fautes de l’adversaire aidant, le premier résultat des
efforts d’un petit noyau d’hommes d’initiative qui avaient transformé en
journaux de combat les organes amorphes de la presse conservatrice et, pour la
première fois, cherché à grouper politiquement les forces catholiques.