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Note
d’intention
« Jules Malou (1810-1870) », par le
baron de TRANNOY
(Bruxelles,
Dewit, 1905)
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(page 248) Les élections de 1852 avaient
porté au Cabinet du 12 août 847 un coup mortel. Les ministres remirent au Roi
leurs portefeuilles (9 juillet 1852).
La majorité était restée libérale. Léopold Ier manda successivement M.
Lebeau et M. Verhaegen. Ceux-ci refusèrent de se charger de la constitution
d’un nouveau ministère. Le Cabinet démissionnaire fut provisoirement maintenu
au pouvoir.
La crise se prolongea pendant plusieurs mois ; elle s’aggrava par la
retraite du ministre des finances.
M. Frère ne donna pas son assentiment à la convention littéraire avec
Il avait été assez laborieux (D’après une lettre de M. Doffegnies à Malou (7 août 1852), des ouvertures auraient
été faites en vain à M. t’ Kint de Nayer pour le déterminer à accepter le portefeuille des
finances) de pourvoir à son
remplacement. (page 249) Le 17
septembre, M. Liedts accepta momentanément la succession. Ce fut un moment
d’accalmie ; mais la crise persistait.
L’élection de M. Delehaye à la présidence de
Le ministère démissionna une seconde fois, le 29 septembre 1852. Le Roi
prit aussitôt le parti d’ajourner les réunions de
«
Rogier ne contresigna qu’à regret cet arrêté de prorogation. La gauche
avait obtenu de M. Delehaye qu’il (page
250) refusât la présidence de
« Le conseil de guerre de la gauche libérale, tenu chez Thieffry ce matin (29 septembre 1852) avait résolu de
porter Delfosse à la présidence. Intimider Delehaye, nommer Delfosse, rétablir
l’homogénéité libérale par la compression et la peur, c’était détruire toute la
signification politique utile de la bonne journée d’hier. »
L’ajournement des Chambres ruinait la combinaison, empêchait l’élection
presque certaine de M. Delfosse, auquel les conservateurs n’avaient pas de
candidat à opposer.
« Il est très positif, écrivait Malou, que Rogier n’a pas pris
l’initiative de l’arrêté de prorogation. On l’a appelé de chez Thieffry au Palais : invité à contresigner, il a d’abord
hésité et presque refusé, puis il a senti qu’il ne pouvait persister, et il
s’est exécuté : c’est là la vérité historique.
La question se posait de savoir par qui et comment on remplacerait les
ministres du 12 août. « Il ne faut pas se le dissimuler, avait déclaré Malou,
le lendemain de la chute du ministère, la situation sera très difficile ; les
éléments d’une administration centre gauche manquent et, pour les
conservateurs, c’est quelques mois trop tôt ; il faudrait la dissolution, qui
est impossible en hiver, à l’époque où la plupart des électeurs auraient de
grands sacrifices à faire pour se rendre à leur poste. »
Opposé en principe à une dissolution, Malou eut à défendre cette opinion,
qui n’était pas partagée par tous ses amis. En effet, les membres du Comité
conservateur d’Anvers, par l’organe de M. Delaet,
avaient émis un (page 251) vœu en
faveur de la dissolution. Malou leur adressa une lettre qu’il faut rappeler :
« La dissolution, écrivait-il (Lettre à M. Delaet,
5 octobre 1852), c’est l’ultima ratio du gouvernement constitutionnel.
La nécessité seule peut lui servir d’excuse ou de justification. Quand elle
n’est pas nécessaire, impérieusement nécessaire, notre opinion, qui veut, Dieu
merci, le gouvernement constitutionnel vrai et non l’hypocrite et égoïste
despotisme sous lequel nous avons vécu, doit s’abstenir de prendre ces mesures
extrêmes au risque de briser les ressorts en les forçant... Quand il y a
nécessité évidente, il faut, de plus, l’opportunité quant au moment et surtout
quant à la direction de la crise que ce mouvement fait naître... Le courant des
idées, au dedans et au dehors, porte vers l’opinion conservatrice ; si l’on
nous avait dit, il y a un an, que nous en serions aujourd’hui au point où nous
sommes, personne n’eût voulu le croire. Eh bien, avant que notre opinion
saisisse hardiment et pour longtemps la direction des affaires, il faut
quelques mois encore il faut une administration incolore, assez faible et peu
dangereuse. »
« Il faut donc attendre, ajoutait-il, le moment où un grand coup
pourra être frappé par les conservateurs. »
« Je dis qu’attende, non pour conseiller l’abstention ou
l’indifférence, mais pour que l’on se défende de toute impatience dans
l’enivrement du succès. Il faut agir, agir sans cesse, avec un esprit de suite
et en vue d’un but éloigné que l’on est assuré d’atteindre ; il faut y marcher,
non y courir, de peur de choir en route. »
A l’évêque de Bruges, il exprimait, en termes aussi clairs, la même pensée
:
« Je désire voir former un ministère de gauche, aussi faible (page 252) et insignifiant que possible.
L’état des partis parlementaires et même l’état général des esprits ne permet
pas encore aux conservateurs de prendre avec succès le pouvoir. Il est
également trop tôt, à mon avis, pour former un ministère mixte. Ce serait un
jeu de dupe, après nos succès électoraux, de venir comme appoint dans un
ministère qui n’aurait ni la force, ni le courage de sauvegarder nos principes
et les intérêts de notre opinion... Pour reconstituer plus tard, et bientôt je
l’espère, une situation forte et durable, il faut user au pouvoir jusqu’au
dernier homme et jusqu’à la dernière idée de ce parti si fier naguère, qui
proclamait son avènement définitif il y a cinq années et qui est déjà aux
abois. » (Lettre à Mgr Malou, 16 août 1852).
Mgr Malou partageait cette opinion : « Jusqu’à ce que nous puissions entrer
drapeaux déployés et tambours battants dans la place, écrivait-il, il vaut
mieux voir fouler aux pieds nos principes par les libéraux que par ceux qui
sont censés nous appartenir. »
Le devoir de la minorité était donc de repousser toute avance des libéraux
modérés, de hâter la rupture de l’homogénéité libérale, et de se préparer à
saisir quelques mois plus tard les rênes du pouvoir.
« Nous devons donc souhaiter, ce me semble, écrivait Malou au comte de
Theux, que l’on forme en dehors des éléments actifs du Cabinet démissionnaire
une administration nouvelle, gauche ou centre gauche, que la majorité s’use aux
affaires dans la personne de ses chefs et que nous ne soyons pas amenés à avoir
pour nos idées la défaveur du ministérialisme avant d’acquérir par une nouvelle
élection un renfort que le pays nous apportera si nous ne gâtons pas la
situation par trop d’impatience. »
(page 253) Les événements parurent se
réaliser au gré de ces désirs ; dès les premiers jours d’octobre, on annonçait
comme certaine l’arrivée au pouvoir d’un ministère H. de Brouckere-Piercot-Faider. Le nom de M. Piercot, bourgmestre libéral de Liége, soulevait une vive
opposition. « Piercot, écrivait M. Barthélemy
Dumortier à Malou, c’est l’influence liégeoise dans le Cabinet et Delfosse à la
présidence. » « Les réclamations sont unanimes de notre côté au sujet de M.
Pierrot, écrivait de son côté Malou, peut-être la diplomatie française a-t-elle
aussi réclamé. »
Les protestations se firent si chaudes que l’existence même du ministère
embryonnaire parut compromise.
« Je doute très fort en ce moment, écrivait Malou le 12 octobre, si le
Cabinet de Brouckere-Piercot verra le jour au Moniteur ; je parierais pour la négative
s’il me fallait parier. »
Tout était conclu et arrêté quelques jours auparavant. Depuis lors que
s’était-il passé ? Ecoutons encore Malou :
« Cette combinaison, écrivait-il (Lettre à M. Malou-Vandenpeereboon, 12 octobre 1852) supposait comme conséquence logique la
présidence de M. Delfosse à
(page 254) Les conservateurs
étaient bien décidés à s’opposer de tout leur pouvoir à l’élection de M.
Delfosse ; ils étaient quasiment engagés par leur vote du 23 septembre. « En
nous priant de laisser passer Delfosse, on nous demande un acte politiquement
déshonorant ; nous perdrions tous les avantages acquis ; » bien plus, les
conservateurs avaient retrouvé un candidat à opposer à M. Delfosse ; ce
candidat était un libéral, et n’était autre que M. Delehaye. Elu une première
fois le 23 septembre, il avait reculé devant les invectives qui avaient
accueilli son élection ; traité de renégat et de traître par ses anciens amis,
il s’était désisté, enlevant aux conservateurs qui l’avaient élu tout le
bénéfice de leur succès.
Si M. Delehaye revenait à résipiscence, sa conversion était le résultat
d’une habile et active intervention de M. Barthélemy Dumortier, qui avait
déterminé les filateurs de Gand à agir sur leur député.
Les industriels gantois étaient grandement intéressés à la solution de la
question ministérielle. Gand était le foyer du protectionnisme. Or, la
signification de l’élection de M. Delfosse à la présidence de
Ainsi donc, par un singulier concours de circonstances, une question
d’intérêt industriel allait décider de l’élection du président de
Le 13 octobre, les liniers eurent à Bruxelles une importante réunion, à la
suite de laquelle l’un des leurs fut chargé d’aller exprimer leurs vœu à M. Van Praet ainsi qu’à M. Delehaye.
(page 255) Le 21, le député de
Gand adressait à M. Barthélemy Dumortier la déclaration très nette qui suit : «
Pour moi, je suis décidé à secouer le joug que nos doctrinaires veulent faire
peser sur le parti libéral, et pour cela je n’hésite pas à vous déclarer que
j’accepterai la présidence si je suis élu. La doctrine dira, pensera, écrira ce
qu’elle voudra, pour moi je suis convaincu qu’en présence des besoins de nos
provinces : les Flandres, le Hainaut, etc., il est temps que nous mettions un
terme aux exigences toujours croissantes de ceux qui veulent nous asservir.
« Il faut l’union et la concorde. Le tempérament de
L’acceptation de M. Delehave remplissait d’espoir
les conservateurs en général et Malou en particulier. « S’il plaît à Dieu, si
Delehaye ne recule pas au dernier moment comme l’autre fois, nous l’emporterons
cette fois encore et même à une plus forte majorité qu’au 28 septembre. »
Conservateurs et liniers furent déçus dans leurs espérances. Le 26 octobre,
M. Delfosse, le candidat du Cabinet démissionnaire, fut élu président par 54
voix contre 49 données à M. Delehaye, que ses amis, les libéraux modérés,
n’avaient pas appuyé ; par contre, il est vrai, les candidats que la droite
avait proposés pour la vice-présidence, MM. Vilain XIIII et Veydt,
l’emportèrent sur leur concurrent, M. Loos.
M. Delfosse élu, le Cabinet de Brouckere était certain d’une majorité et
pouvait se présenter à
Le ministère du 31 octobre 1852 était entièrement composé de libéraux ; M.
H. de Brouckere, il est vrai, était connu pour la modération de ses idées ; il
avait (page 256) cherché en dehors
des jouteurs habituels de la politique les personnalités les plus marquantes du
nouveau Cabinet ; c’était là des gages de modération (Ministère du 31
octobre 1852 : MM. H. de Brouckere, affaires étrangères : Piercot,
bourgmestre de Liége, intérieur ; Faider, avocat
général à la cour de cassation, justice ; Liedts, finances ; Van Hoorebeke, travaux publics ; général Anoul,
guerre). Le Cabinet inséra
d’ailleurs dans son programme la promesse significative « d’une trêve honorable
pour tout le monde et heureuse pour le pays, qui la désire. » (Annales parlementaires, 3
novembre 1852)
Un réel esprit de conciliation l’animait ; il s’efforça de mettre en
pratique une politique de transaction. Dans son programme, a dit M. Woeste, « l’on pouvait voir, sans illusion, un premier
retour vers l’unionisme. » (Le Roi Léopold Ier, Sa politique, dans
CHARLES W0ESTE, Vingt ans de polémique, t. I, p. 15).
Malheureusement pour sa vitalité, le Cabinet ne posséda jamais la pleine
confiance des libéraux, qui regrettaient le ministère du 12 août 1847 ; et,
d’autre part, l’élection de M. Delfosse lui fit perdre encore du peu de
confiance que la droite eût peut-être accordé à ses tendances unionistes. « Ce
Cabinet, écrivait Malou, se forme avec l’assentiment, d’après les conseils et
avec la probabilité d’appui de la gauche. On a déjà dit, et ou répétera vingt
fois, qu’il renoncera au projet de réforme de l’enseignement primaire, qu’il
fera une bonne loi sur la charité et tâchera d’obtenir le concours du clergé
dans l’enseignement moyen ; sa politique consistera à faire des avances à
gauche et à droite, mais il est exclusivement formé avec la pensée de
satisfaire la gauche. L’exclusion systématique des « transfuges » est le
premier gage de ce bon accord. »
(page 257) Les catholiques crurent cependant
de bonne tactique d’entonner une hymne à l’union. Beaucoup d’entre eux étaient
encore animés du désir sincère de réaliser la trêve des partis et de
reconstituer avec le concours de tous les éléments modérés une majorité et un
gouvernement unionistes.
M. de Decker
n’avait cessé d’être le protagoniste le plus brillant de ces idées. Il les
défendait par la parole et par la plume. Sa fameuse brochure Quinze Ans (1830-1845) était encore
entre toutes les mains. Malou lui-même sentit renaitre
en soi l’unioniste d’antan. Trop compromis du côté conservateur pour relever le
drapeau de l’union, il s’adressa à son ami de Decker,
le pressant de reprendre la plume, d’ajouter un chapitre à sa « prophétique
brochure. »
« A vous, supplie-t-il dans une lettre où
il semble qu’il ait mis toute son âme (Nous en devons la communication à
l’obligeance de M. Paul de Decker), à vous, lorsqu’il en est temps encore,
l’honneur de dire au pays de grandes et salutaires vérités. » Ces pages
débordent d’indignation généreuse. Malou accuse les exclusifs d’avoir faussé le
jeu de nos libres institutions ; l’intolérance s’est substituée à la liberté.
Il n’y a de salut que dans le retour à l’union, sans laquelle
(page
258) Voici d’ailleurs, cette lettre, assurément intéressante :
« Bruxelles, 31 octobre 1852.
« Mon cher de Decker,
« Je relisais, il y a peu de jours, les pages éloquentes où vous avez
stigmatisé le système des gouvernements de parti. En regard des fautes et des
ruines accumulées, vous relevez le drapeau de 1830 sur lequel la première de
nos assemblées nationales a écrit : L’union fait la force.
« Il vous reste aujourd’hui, mon excellent ami, un chapitre à ajouter
à votre prophétique brochure. Les choses ont marché vite ; nous voici parvenus
en quelques mois aux conséquences extrêmes : à vous, lorsqu’il en est temps
encore, l’honneur de dire au pays de grandes et salutaires vérités...
« Que sont devenues nos institutions ? Il y a vingt-deux ans, nous
saluions, avec l’ardeur de la première jeunesse, ces larges formules de liberté
et de tolérance inscrites dans la constitution. Toutes ces libertés, tous ces
droits, toutes ces garanties ont eu en Belgique des racines historiques ; elles
sont nées du sol, elles y sont acclimatées. Le gouvernement constitutionnel, la
seule religion politique que nous ayons connue et pratiquée, nous apparaissait
comme devant réaliser, au profit du pays, tout un avenir d’union, de force et
de grandeur. La lutte, que la diversité des opinions rend inévitable partout où
les opinions sont libres, ne nous effrayait pas, car nous comprenions le
pouvoir placé au-dessus et en dehors des partis, cherchant à saisir, à utiliser
tous les instincts généreux, tous les caractères, tous les talents, toutes les
tendances patriotiques. Nous rêvions le pouvoir modérateur conciliant,
préoccupé du pays et non de lui-même et longtemps, en effet, homogène ou mixte,
il a marché dans ces voies.
« Depuis quelques années, il n’en est plus ainsi. Aux idées
constitutionnelles s’est substitué le gouvernement par et pour un parti, à
l’esprit du Congrès national, la pensée étroite et purement négative d’un autre
congrès. Tout a (page 259) été
faussé, et le jeu de nos libres institutions aboutit, en dernier résultat, à la
faiblesse, à l’immobilité à l’impuissance.
« Est-ce ainsi qu’il faut comprendre le gouvernement constitutionnel ?
« Le gouvernement constitutionnel, tel que nous le comprenons, ce
n’est pas l’oppression alternative d’un parti par l’autre, ce n’est pas le
régime des conseils de guerre ; ce n’est pas le despotisme très peu déguisé,
très illégitime qui considère le pouvoir comme un fief personnel et qui, disant
: Malheur aux vaincus ! jette dans la
balance l’épée qu’il tient au nom de tous, dans l’intérêt de tous ; c’est la
liberté réelle des consciences et des intelligences, à la tribune, dans tous
les actes de la vie politique, partout c’est l’impartialité du pouvoir, son
incessante médiation entre les partis pour utiliser au profit de la nation
toutes ses forces vitales.
« Pour mettre un terme au mal qui nous ronge, il suffit de restaurer
les idées qui sont la vie et renferment l’avenir du pays. Les nationalités se
raniment en se retrempant dans leur principe et le principe de l’existence de
« (…) Complétez donc votre œuvre, mon excellent ami, montrez à quels
résultats le gouvernement de parti a conduit : ce qu’il est devenu lui-même, ce
qu’est devenue
« Nous sommes sur un beau navire, qui renferme dans ses flancs tous
nos biens ; plus d’une fois, il a bravé les tempêtes ; aujourd’hui une bonne
brise enfle ses voiles, le courant le pousse vers le port ; matelots et
passagers sont pleins de courage, et le pilote, c’est Dieu.
« Tout à vous de cœur,
« J. MALOU. »
A l’appel vibrant de son ami, M. de Decker
répondit par une nouvelle brochure L’Esprit de parti et l’Esprit national. (Bruxelles,
Decq, 1852).
La cause unioniste y est défendue avec une rare éloquence.
M. de Decker avait la conviction « que la lutte
des partis, dans notre pays, conduit nécessairement, sinon à l’anéantissement,
du moins à l’affaiblissement des principes religieux, seule base durable de
notre nationalité » « Oh ! ce nous est une cause de douloureux regrets de voir,
dans le pays le plus historiquement et le plus nécessairement catholique,
« ...
« ... Notre propre histoire nous enseigne que la liberté religieuse est
toujours la première attaquée, mais aussi qu’elle ne l’est jamais seule. »
La conclusion se dégage, inattendue pour le lecteur d’aujourd’hui, mais très
logique chez un unioniste tel que M. de Decker «
Qu’importe, après tout, par qui nous sommes gouvernés, qu’ils soient
catholiques ou libéraux, pourvu que nous soyons gouvernés dans un esprit de
prudence et de modération ! Qu’importe qui occupe le pouvoir, pourvu que le
pouvoir, droit dans ses intentions, grand dans ses actes, national dans sa
politique, garantisse à tous les citoyens indistinctement les bienfaits de ces
libertés constitutionnelles qu’il a mission de conserver par une juste et
loyale application ! Aussi je ne demande pas pour l’opinion catholique, à
laquelle j’ai l’honneur d’appartenir, la possession du pouvoir la garantie de
sa liberté et de sa dignité me préoccupe seule... »
Ce langage, aujourd’hui, tinte étrangement. Il y a un demi-siècle il
rencontrait beaucoup d’échos. Il nous a paru utile de le relever. On se rend
compte, en effet, en lisant ces pages, de la difficulté qu’il y eut à
constituer avec des conservateurs prêts à tant de concessions et d’effacement
un rempart à opposer au parti libéral. Même des hommes comme Malou, qui avait
pris la tête du mouvement d’opposition conservatrice, avaient (page 262) conservé la nostalgie de
l’unionisme et entrevoyaient, comme une terre promise, une Belgique
paisiblement rangée sous l’égide d’un pouvoir « modérateur, conciliant,
préoccupé du pays et non de lui-même ».
Cette généreuse illusion a été une des principales causes de la faiblesse
des catholiques ; elle paralysait leur initiative et déprimait leur action.
Lorsque M. de Brouckere se retira, après vingt-huit mois, du ministère, il
eût pu dire, comme dira Malou lorsqu’en 1878 il descendra du pouvoir « Nous
avons vécu. »
« Au point de vue de la situation intérieure et extérieure, écrit M. L. Hymans (Histoire
parlementaire du règne de Léopold Ier, p. 272), nous appellerons l’œuvre du Cabinet de 1852 une
suite de transactions, toutes honorables, mais destinées, pour la plupart, à
être corrigées dans l’avenir par l’un ou l’autre des deux grands partis
constitutionnels. »
En somme, les conservateurs voyaient leur politique couronnée de succès :
la majorité s’était usée au pouvoir, préparant sa propre déchéance.
Appuyé tantôt par la droite, tantôt par la gauche, abandonné des uns, sauvé
par d’autres, le ministère tenta, sans succès, de résoudre l’épineuse question
des fondations de bienfaisance. Il faut lui savoir gré d’avoir, par une
convention conclue avec l’épiscopat, mis fin au conflit provoqué par la loi de
1850 sur l’enseignement moyen. Nous consacrerons un chapitre à l’exposé de ces
persévérantes négociations et à la convention d’Anvers qui en fut
l’aboutissement.
(page 263) Malou ne cessa de
prendre une part active aux travaux de
« Messieurs, on parle toujours de la liberté du commerce, on met en
avant des principes invariables, inflexibles ; les principes ne sont pas
invariables ; en pareille matière, il faut avoir égard aux circonstances.
« Vous admettrez toutes les théories, vous aurez au pouvoir les
économistes les plus purs, quand il s’agira de produire une hausse factice,
l’intervention du gouvernement ne sera plus seulement utile, elle sera de
première nécessité.
« Lorsque nous discutons de tels intérêts, il faut donc se défendre de
l’esprit de système et voir, avant tout, ce que les circonstances exigent dans
l’intérêt des classes les plus nombreuses de la société. Et quand nous parlons
de prohiber les céréales à la sortie, nous ne demandons pas autre chose que de
limiter la liberté dans l’intérêt public. » (Annales parlementaires, 26 novembre 1853).
Rapporteur d’un projet de loi interprétatif du décret de 1831 sur la
presse, Malou soutint franchement le ministère. Il s’agissait du droit de
réponse dans les publications périodiques. Les réponses étaient insérées dans
des suppléments qu’on se gardait d’adresser aux abonnés. Il y avait là un abus
qui appelait la répression. On accusa Malou, qui, dès l’abord, avait défendu le
projet de loi, de chercher à mettre la presse en lisières. Il se justifia sans
peine :
« La liberté de la presse n’est pas en cause dans la discussion
actuelle. Plus la liberté est grande, plus la police de la presse sur elle-même
doit être efficace au point de vue du (page
264) droit des tiers. En ce sens, mais en ce sens seulement, la véritable
liberté de la presse est intéressée à la répression des abus. La liberté, ne
l’oublions pas, ne dure qu’à la condition d’avoir une législation efficace contre
les abus. » (Annales
parlementaires, 1er février 1855)
Il répondait à d’autres contradicteurs :
« Je dirai encore un mot, en ce qui concerne la liberté de la presse.
Ce mot, je l’emprunte à un éminent prélat français : « J’aime trop la liberté,
quand elle me sert, pour m’en plaindre quand elle me gêne. »
Je l’aime donc, non seulement par principe, mais par intérêt. J’insiste de
nouveau sur cette considération : la liberté de la presse suppose la garantie
des citoyens contre la licence ou les abus possibles de la presse. De quoi
s’agit-il après tout ? Un journaliste attaque à bon droit ou à tort un citoyen.
Il dresse un acte d’accusation devant un tribunal, et quel est le juge ?
L’opinion publique. Et ce journaliste, quand il a formulé l’accusation, pourrait
impunément ôter la parole à la défense devant le même tribunal de l’opinion ?
« Est-ce là, messieurs, le genre de liberté que nous devons
développer, la liberté vraie et morale que nous devons tous maintenir ? »
(Annales parlementaires, 3
février 1855)
(page 264) Les élections de 1854
accentuèrent encore le mouvement de défaveur dont le libéralisme avait subi en
1852 les premières atteintes. La minorité catholique se trouva renforcée de
quelques voix ; le succès était appréciable au point de vue numérique ; mais
l’effet moral surtout était considérable : parmi les vaincus du 8 juin
figuraient deux anciens ministres, MM. Rogier et d’Hoffschmidt. (page 265) L’échec de Charles Rogier à
Anvers eut un grand retentissement dans le pays.
Dans ces conjonctures les ministres « appelèrent l’attention du Roi sur
cette situation nouvelle, en laissant à sa sagesse le soin de se prononcer sur
la retraite ou le maintien d’un Cabinet dont les éléments et les principes étaient
libéraux. Le chef de l’Etat crut que l’administration formée le 31 octobre 1852
pouvait continuer à gérer les affaires du pays » (THONISSEN,
Serait-il exact de dire qu’elle fit preuve de désintéressement aussi bien
que de modération ? Il semble plutôt qu’il y ait eu dans cette attitude quelque
calcul.
« La note du Moniteur vous
aura appris, écrivait Malou à l’évêque de Bruges, le 18 juin 1854, que le
ministère ne compte ni se retirer ni modifier sa ligne politique, ses éléments
et ses principes, qui, il vous le dit, sont libéraux
(?) ! De Brouckere, dans un entretien que j’ai eu avec lui, m’a témoigné
les mêmes intentions. Il m’a demandé si, dans mon opinion, la situation
politique du ministère était modifiée. J’ai répondu que non, mais que, pour mes
amis et moi, la situation devrait se modifier si le Cabinet n’acceptait pas,
sur la question de la charité, une transaction plus large, meilleure pour nous.
Il a dit aussitôt : « Nous n’en sommes pas encore là. » J’ai compris
qu’ils veulent remettre cette discussion le plus loin possible.
« Je ne crois pas, du reste, qu’il y ait assez d’énergie parmi les
conservateurs et assez de hardiesse pour s’emparer dc
la situation et la dominer. »
Le comte de Muelenaere, de son côté, écrivait à Malou et lui exprimait avec
une pointe d’humour la même (page 266)
pensée les conservateurs n’étaient pas prêts à prendre le pouvoir.
« Si le Roi vous charge (vous ou un autre de nos amis) de la formation
d’un Cabinet, accepterez-vous ce mandat ? Veuillez y réfléchir mûrement, la
situation est grosse de périls. Permettez-moi de vous communiquer mes
réflexions ; vous en ferez l’usage que vous voudrez.
« Quand une grande opinion comme la nôtre, qui a de larges et
profondes racines dans le sol et à laquelle, après quelques jours d’épreuves,
l’avenir est réservé, lorsque cette opinion prend le pouvoir, ce doit être à
des conditions de vie et de durée.
« Or, quelles sont ces conditions ?
« C’est la faculté de faire un appel au pays et de procéder
préalablement à un remaniement du personnel administratif.
« Sans ces deux conditions, je ne donnerais pas à notre opinion une
année de vie. Ses propres agents la feraient choir et, cette fois, elle tomberait
sans espoir de se relever, parce qu’elle n’inspirerait plus aucune confiance. A
son tour, elle serait morte de suicide.
« Mais nos phalanges électorales ne connaissent encore d’autre
stratégie militaire que celle de la guerre de Sept Ans. Elles aiment à prendre
leurs quartiers d’hiver et nous aurions peut-être mauvaise grâce de vouloir les
déranger dans leurs paisibles habitudes.
« Le calendrier joue donc un rôle assez important dans nos
combinaisons, et le solstice d’hiver est peu favorable pour inspirer
l’enthousiasme politique.
« Mais j’entends votre objection : Comment le Roi se tirera-t-il de ce
pas ? On ne peut pas rester sans ministère.
« Heureusement que la responsabilité de la situation ne peut pas nous
être imputée.
(page 267) « Ce n’est pas
le vote du 28 septembre qui a créé cette situation, c’est le scrutin électoral
du 8 juin.
« C’est le corps électoral qui a prononcé la condamnation du Cabinet ;
la nouvelle majorité n’a fait qu’appliquer l’arrêt.
« Si la plupart des ministres ont fait la sourde oreille, s’ils n’ont
pas voulu comprendre les avertissements qu’à trois reprises successives le
corps électoral leur a signifiés, la faute n’en est pas à nous.
« Si, après le 8 juin, le Roi avait fait appel à notre dévouement,
notre devoir eût été de répondre à cet appel avec empressement. Cette marche
eût été régulière et constitutionnelle.
« Mais, dans les circonstances actuelles et dans l’impossibilité où
nous sommes de faire ce qu’exige l’intérêt de notre opinion pour se maintenir
aux affaires, l’offre du pouvoir comme un
pis-aller ne peut nous convenir. Croyez-moi, cela nous amoindrirait dans
l’opinion publique et relèverait immédiatement les espérances de nos
adversaires. Quoi qu’on fasse, une administration formée sous de tels auspices
ne serait pas considérée comme une administration sérieuse.
« Mais comment donc sortir de cette galère ? Il me semble que la
réponse est très simple : Que Sa Majesté compose un Cabinet provisoire, un
ministère extra-parlementaire, c’est-à- dire un ministère neutre entre les deux
grands partis qui divisent le pays et les Chambres, que ce ministère vienne
déclarer qu’il n’a pas de mission politique, que sa mission est purement
administrative, et qu’au mois de mai prochain il présidera, avec une complète
impartialité, à des élections générales afin de connaître, d’une manière non
équivoque, le voeu du pays et d’aider ainsi
« C’est là une grande et noble tâche qui me semble dévolue de plein
droit aux hommes que leurs fonctions attachent à la personne et à la maison du
Roi. » (Le comte de Muelenaere à J. Malou, 18 octobre 1854.)
(page 268) Dans la pensée du
comte de Muelenaere, la meilleure des solutions eût donc été la constitution
d’un Cabinet de fonctionnaires, chargé, en dehors des partis, de l’expédition
des affaires courantes. Celui-ci eût préparé, avec une sereine impartialité,
des élections qui eussent décidé, en juin 1855, des destinées politiques du
pays.
Mais le Roi ne fit pas appel à un Cabinet extra-parlementaire. M. de
Brouckere et ses collègues conservèrent pendant quelques mois encore le
pouvoir. « Cependant, écrivait M. Thonissen, par un
de ces phénomènes politiques que nous avons déjà plus d’une fois rencontrés
dans le cours de notre récit, le ministère marchait vers sa dissolution au
moment même où des succès parlementaires semblaient lui présager une longue
carrière. Depuis plusieurs mois, la presse libérale avancée lui faisait une
guerre, tantôt sourde, tantôt latente, mais toujours injuste et déloyale...
Niant audacieusement tous les résultats obtenus par le Cabinet, les publicistes
ultra-libéraux affectaient de parler sans cesse de
l’impuissance, de la pâleur, de la stérilité de la politique inaugurée en
1852. »
Ces attaques s’aggravèrent lorsque les catholiques, peu satisfaits d’un
projet de loi sur la bienfaisance publique élaboré par M. Faider,
commencèrent eux aussi à se plaindre.
Peu soucieux de conserver le pouvoir dans de telles conditions, MM. de
Brouckere et Piercot donnèrent leur démission à la
première occasion, parce que