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« Jules Malou (1810-1870) », par le baron de TRANNOY

(Bruxelles, Dewit, 1905)

 

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CHAPITRE II. - L’UNIVERSITE - LE STAGE - LES DEBUTS ADMINISTRATIFS (DE 1831 À 1841)

 

1. La vie universitaire

 

 (page 27) Quatorze mois s’écoulèrent pour Jules Malou, dans le commerce familier des classiques grecs, latins, français. Bientôt l’heure de nouveaux adieux sonna. La paix était virtuellement rétablie aux premiers jours de novembre 1831, les Hollandais avaient évacué nos provinces ; Anvers seul demeurait investi.

Aussitôt la jeunesse reprit le chemin des universités. D’obscures facultés d’Etat avaient survécu au précédent régime. La science du droit était enseignée de façon telle quelle à Gand, à Louvain, à Liége. Dans cette dernière ville cependant, l’enseignement d’un juriste éminent, M. Antoine Ernst, attirait de nombreux étudiants, venus même des Flandres. Jules Malou se trouva parmi eux. Il fut invité à passer un examen d’admission portant sur les matières des cours de philosophie et lettres. Cet examen comportait un interrogatoire sur le latin. Un professeur pria le récipiendaire d’exposer en cette langue la méthode suivie à Fribourg pour l’enseignement (page 28) des langues mortes. Malou s’en acquitta si bien qu’on le dispensa du restant de l’interrogatoire.

Dans sa correspondance, toujours conservée avec sollicitude par son père, Jules Malou a fait le portrait de l’étudiant qu’il était. Les traits, épars dans ses lettres, en sont peut-être imprécis et incomplets, mais le détail en est intéressant, au double point de vue de celui qui y est peint et de la vie universitaire, à Liège, au lendemain de la révolution.

La compagnie y était tumultueuse et Jules la fuyait d’instinct. Ce n’était, de sa part, ni timidité, ni froideur, car il avait l’esprit enjoué et facilement rieur, mais il avait des raisons de vivre quelque peu à l’écart : autour de lui, l’on faisait volontiers étalage de scepticisme et d’irréligion. La jeunesse sortie des seuls établissements d’enseignement moyen tolérés par le gouvernement du roi Guillaume était imprégnée de l’esprit d’hostilité à l’Église qui y régnait. Les jeunes gens envoyés hors du pays et confiés à des établissements tels que Saint-Acheul et Fribourg, échappèrent seuls à l’enseignement tendancieux dont l’influence fut si profonde sur les concepts de la génération qui atteignit la maturité vers 1840.

Malgré les périls qu’elle courait dans ce milieu, Jules Malou conserva la foi dans laquelle il avait grandi ; il ne cessa de la pratiquer « sans gène comme sans affectation ».

A l’université, il n’eut de véritable ami que Delcour ; il lui resta fidèle et, plus tard, l’appela au ministère. Frère et Laurent étaient ses condisciples ; ils avaient surnommé Malou le subtil ; Tesch était aussi du même cours ; on l’appelait l’autoritaire ; « à l’université, a dit un jour Frère ravivant ces souvenirs, nous étions condisciples, mais non camarades ». Voilà qui concorde (page 29) mal avec la légende d’une amitié étroite qui aurait uni pendant ses études Jules Malou au futur chef du libéralisme belge.

La formation de l’étudiant en droit réclamait habituellement trois années de travail ; Jules Malou s’efforça de terminer ses études en deux ans ; le 20 juillet 1832, il était reçu candidat en droit avec la plus grande distinction. Il s’était, en outre, fait inscrire à des cours de droit naturel, d’économie politique, d’histoire politique, de médecine légale qui ne figuraient pas au programme. Là ne s’arrêtait pas son ardeur : une visite de Théodore de Montpellier l’avait enthousiasmé pour Rome et l’Italie ; il apprit l’italien ; puis il se perfectionna dans la connaissance de l’allemand.

A certaines heures, le corps et l’esprit réclamaient quelque délassement. Jules s’acheminait alors vers le Jardin botanique, où l’attendaient les fleurs amies. Découvrait-il une espèce florale rare, c’était une joie communiquée aussitôt à ses parents : n’était-il pas revenu de Fribourg, abritant sous son manteau des plants d’œillets inconnus en Belgique ? Aux fenêtres de son appartement de la rue Saint-Jean-en-Ile ne fallait-il pas que, dès les premiers rayons du printemps, s’épanouissent rosiers et camélias ?

Dans l’hôtel familial, on s’assemblait le soir pour faire de la musique. A Liége aussi, Jules s’efforçait d’improviser des concerts avec le concours de camarades. Il prenait des leçons de violoncelle. Avait-il entendu dans quelque église un morceau exécuté à souhait, il courait aussitôt féliciter le maître de chapelle ; d’autre part, il n’avait qu’anathèmes pour « les traits où l’on braille, les sauts, les élans de voix hors de toute portée naturelle ». Bouquiner était aussi un de ses amusements favoris. Son frère Jean-Baptiste, qui était dès (page 30) lors le bibliophile à qui le séminaire de Bruges doit d’être doté d’un trésor de patrologie, l’avait initié et encourageait ses recherches. Mais sa véritable passion, en dehors de l’étude, était le dessin et la peinture. Les recoins si chaudement pittoresques de la vallée de la Meuse n’eurent pas de plus dévot admirateur. Souvent son imagination l’entraînait au delà de la réalité ; elle creusait les gouffres, acérait les crêtes et baignait d’une atmosphère abrupte et sauvage ses lavis et ses sépias. Il acquit en cet art, cultivé durant de longues années, une réelle habileté (M. Beernaert a fait don au Musée moderne de Bruxelles d’un Paysage de Suisse, par Jules Malou. Cette œuvre est bien caractéristique du talent de celui-ci).

Il ne recherchait guère les autres divertissements. Ses parents désiraient qu’il suivît les réunions mondaines. Il s’efforçait d’être élégant, pour satisfaire sa mère, qui voulait qu’il le fût « comme doit l’être un jeune homme de son âge. »

Il fut bientôt assuré de terminer aisément en deux ans ses études de droit. Les cours étaient généralement faibles. Aussi bien Jules applaudissait-il à l’idée, défendue par Rogier, d’une université unique pour la Belgique : « Je désire vivement qu’on adopte cette mesure, écrivait- il ; par elle, il y aurait en Belgique une bonne université, un vrai centre de lumières, au lieu de trois qui ne sont pas également lumineux. » Le 1er août 1833, il était reçu docteur en droit avec la plus grande distinction.

Au moment d’entrer dans la vie publique, Jules Malou possédait des connaissances bien plus solides et mûres que ne le sont généralement celles des docteurs en droit d’aujourd’hui. La vie en dehors n’était pas développée comme elle l’est maintenant. La jeunesse restait étrangère (page 31) à l’action politique ; pendant le séjour de Jules Malou à l’université de Liége, les questions les plus palpitantes s’agitèrent à la tribune nationale ; ni la discussion du traité des vingt-quatre articles, ni les plaintes des réunionistes, ni le refus obstiné du roi Guillaume, ni l’incertitude persistante sur les conséquences de cette obstination, n’eurent parmi la jeunesse universitaire d’écho dont la correspondance de Jules Malou nous ait laissé la trace : pas de vie politique. Les œuvres n’absorbaient pas non plus leur part d’activité :  pas de vie sociale. Les cercles d’études et les conférences littéraires n’existaient pas. C’était l’âge de l’étude en chambre.

Et là encore, l’étudiant, en franchissant le seuil, n’entendait pas l’appel des publications au jour le jour, où se dissémine, sans profit suffisant, une bonne part de notre aliment intellectuel.

Lorsque Jules Malou quitta l’université, il avait cette culture générale qui n’exclut ni la littérature, ni l’art, ni les langues, et possédait en germe toutes les connaissances qui s’épanouirent dans le cours de sa carrière.

 

2. Stagiaire au barreau de Bruxelles

 

Il quitta Liége en août 1833, apparemment sans grands regrets. Après quelques mois passés à Ypres, il entra en stage chez l’un des maîtres du barreau de Bruxelles, M. Duvigneaud. Le stage durait alors deux ans, pendant lesquels Jules Malou fréquenta assidûment le vieux Palais de Justice, assistant M, Duvigneaud, plaidant à ses côtés. Il plaida parfois devant la Cour d’assises.

Ses débuts annonçaient une carrière brillante. Ses amis l’incitaient à se consacrer exclusivement au barreau et à l’étude du droit.

(page 32) Mais d’autres idées hantaient visiblement l’esprit de Jules Malou. Vainement son frère Jean-Baptiste, alarmé du ton de certaines lettres, lui proposait cette maxime rigoureuse qu’il avait inscrite sur sa table de travail Damnum est studere utilibus, necessariis neglectis. Jules se montrait vivement absorbé par la polémique de l’Avenir.

Dans ce journal, l’abbé de Lamennais avait entrepris, on le sait, « de réconcilier l’Eglise avec la liberté ». L’Avenir n’avait vécu qu’une année. Mais ses idées s’étaient répandues rapidement ; son influence fut grande. Ses articles, recueillis en volumes, furent publiés à Louvain en 1831. Jules Malou les avait lus ; il avait lu l’Essai sur l’Indifférence, et, comme plusieurs de ses anciens condisciples, comme Pierre De Decker et Vilain XIIII, il avait subi un moment la fascination de ces idées généreuses, parées des formes chatoyantes de l’éloquence de de Lamennais et de ses grands disciples, Lacordaire et Montalembert.

Dans ses lettres à Jean-Baptiste, il s’improvisait le défenseur des libertés « Ils ont tort, écrivait-il, ceux qui, comme M. de Robiano, ont cru ne pouvoir prêter serment de fidélité à la Constitution... Comme citoyen, comme homme raisonnable, j’aime la Constitution et je lui obéis, je la mets avec empressement et joie en pratique.

Mais lorsque parurent, après la condamnation de l’Avenir, Les Paroles d’un croyant et les pages sur l’Absolutisme et la Liberté, Jules Malou n’eut plus pour les égarements du génie de de Lamennais que des paroles de compatissante réprobation « Quant à M. de Lamennais, écrit-il alors, je suis loin de suivre sa manière de voir. Quoi qu’il en soit de ses pensées, qu’on les adopte ou qu’on les rejette, il me paraît qu’un homme comme M. de Lamennais mérite des égards, même lorsqu’il se trompe. »

(page 33) Distrait un moment, il s’appliqua bientôt avec un nouveau zèle à l’exercice de ses devoirs professionnels. Ceux-ci l’absorbèrent jusqu’au jour où son ancien maître, M. Ernst, devenu ministre de la justice, vint le quérir.

 

3. L’Université ou le Ministère ?

 

Élu membre de la Chambre des Représentants le 30 mai 1833, M. Ernst avait soutenu de ses votes le cabinet Lebeau-Rogier jusqu’au jour où celui-ci apparut incapable de tenir tête à l’agitation soulevée par les orangistes et la fraction mécontente des libéraux plus avancés. Le Roi appela au pouvoir, en août 1834, MM. de Theux et de Muelenaere, du groupe unioniste catholique. Les nouveaux ministres, fidèles à la politique de conciliation, s’adjoignirent M. Ernst et le baron d’Huart, qu’on rangeait parmi les libéraux modérés.

M. Ernst n’avait pas perdu de vue son ancien élève ; celui-ci, répondant à son appel, entra, le 30 avril 1836, comme chef de bureau au ministère de la justice. Jules Malou fut attaché à la division de législation ; à celle-ci ressortissait l’élaboration des projets de loi. Peut-être M. Ernst voulait-il préparer à son jeune ami un avenir politique en l’appelant à faire, sous son impulsion et son contrôle, l’apprentissage de la pratique législative.

Jules Malou eut bientôt l’occasion de témoigner de son attachement à ses nouvelles fonctions, en présence de l’offre très flatteuse d’une chaire à l’université catholique, fondée à Malines en 1834. Des trois universités d’Etat, instituées par le gouvernement hollandais, celles de Gand et de Liége seules avaient été maintenues par la loi de 1836. L’on vit disparaître sans regrets les facultés d’Etat qui n’avaient ajouté que peu de lustre à l’ancienne (page 34) gloire scientifique de Louvain. L’on eut d’autant moins de raison de se plaindre que, dès le mois de novembre de la même année, l’université catholique se transporta, de Malines, dans les locaux de l’antique université, renouant une chaîne séculaire et glorieuse.

Comme toutes les grandes œuvres, celle-ci avait eu, en la personne du chanoine de Ram, un artisan de grande envergure. Le premier Recteur de l’université catholique possédait à un degré éminent le don de discerner les hommes. Il préparait, pour la rentrée de novembre 1836, la reconstitution de la faculté de droit et avait songé pour la chaire de droit criminel au jeune fonctionnaire du ministère de la justice. Pour le chanoine de Ram, Jules Malou n’était pas un inconnu ; il l’avait rencontré chez son frère Jean-Baptiste, et ce fut aussi par l’intermédiaire du professeur de la faculté de théologie que parvinrent à Jules les offres du Recteur de l’université catholique.

Jules s’ouvrit de son embarras au confident sûr qu’était M. Ernst. Le ministre ne voulut pas qu’un scrupule de délicatesse empêchât son jeune ami de peser librement les avantages de l’offre qui lui était faite. Après mûre réflexion, Jules, sur le conseil de ses parents, déclina la proposition de l’éminent Recteur (Lettre M. de Ram, Recteur de l’université catholique, 26 juillet 1836) et conserva sa position au ministère de la justice. Deux ans plus tard, le chanoine de Ram renouvela son offre avec une vive insistance. Jules Malou se trouva encore moins disposé que la première fois à abandonner sa position administrative. D’autres liens et d’autres charges le retenaient à Bruxelles.

Il avait épousé, à Gand, le 9 mai 1837, Mlle Mathilde (page 35) Delebecque. La famille dans laquelle il entrait, vivement attachée à la foi catholique, a donné à l’évêché de Gand, en la personne de Mgr Delebecque, le distingué prélat qui l’a gouverné depuis 1838 et qui mourut peu après Mgr Malou, en 1864. Du jour de cette union, si heureusement harmonisée par une pleine conformité de principes, de goûts et de sentiments, commença pour Jules Malou cette vie d’intérieur à laquelle seule il demanda, pendant quarante-neuf ans, le repos au milieu de ses travaux et de ses luttes ; il le trouvait dans l’affection et le dévouement de Mme Malou, qui, toujours oublieuse d’elle-même, toujours attentive aux siens, ne vivait que pour son mari et ses enfants.

 

4. Les débuts administratifs, sous le patronage d’Antoine Ernst

 

Malou s’attachait par un labeur consciencieux à reconnaître la bienveillance de son ministre. Mais les débuts n’avaient pas répondu à l’attente de M. Ernst.

Il avait chargé le jeune fonctionnaire de l’étude d’un projet de loi sur le duel, déposé au Sénat par le baron de Pélichy. Il existait entre les corps judiciaires du pays une diversité de jurisprudence au sujet de l’application aux duellistes des dispositions du Code pénal.

Deux Cours d’appel avaient jugé qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer les peines de l’homicide ; les arrêts de la Cour de cassation avaient prononcé dans un sens différent. M. Ernst mit à l’étude, dès 1836, le projet qui devint la loi du 8 janvier 1841 sur le duel. Il en chargea son nouveau chef de bureau. Celui-ci se mit à l’œuvre et vint soumettre au ministre le résultat de son coup d’essai. M. Ernst en prit connaissance, puis manda Jules Malou ; sons ses yeux, il déchira le manuscrit, et en (page 36) remettant les débris à son protégé, il lui dit simplement « Mon ami, vous pouvez faire mieux que cela. » Malou lui en fut grandement reconnaissant et, à cette œuvre de début, substitua bientôt après un nouveau travail où apparaissent toutes ses qualités de netteté dans la pensée et de précision dans l’expression.

Il se montrait justement sévère à l’endroit du duel :

« A quelques rares exceptions près, écrivait-il, nous voyons aujourd’hui tout le monde s’unir pour envisager le duel comme un héritage des siècles barbares, comme un préjugé endémique et indestructible, comme un fléau pour la société et les familles. Mais le même accord cesse de régner lorsqu’il s’agit d’indiquer le remède de cette maladie morale qui résiste à tous les remèdes depuis si longtemps. » La question était de savoir si les peines appliquées aux duellistes devaient réunir le caractère exemplatif et préventif. « Je pense, exposait Malou, qu’il faut avoir le courage de flétrir le préjugé, de ne pas s’y arrêter comme à une circonstance qui doive diminuer la sévérité du législateur. La loi qui le préviendra ou le punira ne saurait être contraire à l’opinion, mais bien aux inclinations perverses qu’il était du devoir du législateur de comprimer. Admettre dans la loi la moindre transaction indirecte avec le prétendu préjugé, avec les mœurs, c’est renier le principe de la loi, c’est la vicier dans son essence, l’annuler d’avance dans ses résultats. »

Le Code pénal ne prévoyait aucune peine spéciale applicable au duel. Il s’agissait de déterminer, parmi les peines générales des crimes et délits, celles qui convenaient le mieux. Ecartant les peines réservées aux crimes, Malou rangeait le duel parmi les délits punis de l’emprisonnement, de l’amende et de l’interdiction des droits civils. Cette dernière pénalité lui apparaissait (page 37) particulièrement adéquate « Agir d’après le principe contraria contrariis curantur, attacher un certain déshonneur à ce que le préjugé considère comme honorable, me paraît juste en théorie et avantageux en pratique, » opinait-il, ajoutant qu’une législation nouvelle sur les injures verbales, sur la calomnie, préviendrait, à son sens, bien des duels : « Une loi sur cette matière enlèverait aux partisans du duel leur argument le plus spécieux et qui ne manque pas de justesse : c’est que la répression judiciaire est peu efficace, peu prompte ; c’est qu’une infinité d’outrages ne peuvent être vengés, ni punis par les tribunaux. »

Il ne peut être question d’exposer ici les modifications apportées par Malou au fond aussi bien qu’à la forme du projet déposé au Sénat par le baron de Pélichy. Il fut chargé de rédiger l’exposé des motifs du projet de loi. Partout se retrouve l’empreinte de sa personnalité. C’est ce que nous avons entendu souligner en nous étendant quelque peu. « Non, répondait-il, en passant, aux objectants qui arguaient de l’existence d’une prétendue convention intervenue antérieurement au duel entre les combattants, pour attribuer une situation privilégiée aux auteurs de coups et blessures ou de l’homicide occasionnés par le duel, non, dans la société civile tout n’est pas matière à convention ; l’on ne peut au moyen d’un pacte déroger aux lois d’ordre public et de sécurité établies dans l’intérêt de tous. »

Malou soumit à nouveau son œuvre à M. Ernst. Le ministre, satisfait, écrivit en marge « M. Malou me paraît avoir fort bien développé l’opinion qu’il soutient. » C’était une réhabilitation.

Le labeur du fonctionnaire est essentiellement modeste, comme l’œuvre du bienfaiteur anonyme ; il n’est que plus méritoire. Généralement les chefs hiérarchiques (page 38) seuls en apprécient le vrai mérite. D’une carrière administrative consacrée tout entière à l’étude des questions les plus ardues, à l’examen des lourds dossiers, à l’élaboration de rapports, de statistiques, il ne reste souvent pour retrouver une personnalité que des paraphes mystérieux et des documents graphologiques ; pas de publicité, sinon voilée de l’anonymat ; pas d’éloges, sinon ceux du chef hiérarchique ; souvent le plagiat autorisé au bénéfice du fonctionnaire le plus élevé en grade.

Pendant les huit ans que dura sa carrière administrative, plus de vingt projets de lois concernant le département de la justice passèrent par les mains de Jules Malou, furent l’objet de ses patientes recherches, de scrupuleuses révisions, d’habiles retouches, de judicieux exposés de motifs.

C’est ainsi qu’il fut chargé d’élaborer un règlement sur la discipline du Barreau ; les faits qui donnèrent lieu à l’arrêté royal du 5 août 1836 valent d’être notés en passant. Les avocats du Barreau de Bruxelles avaient créé, de leur propre initiative, un conseil de discipline. Sans attributions définies, sans autorité réelle, surtout sans sanction efficace, celui-ci était impuissant à réprimer les abus. L’intervention des pouvoirs publics s’imposait. Le point le plus délicat à traiter était la question préalable de savoir si le pouvoir exécutif avait le droit de substituer par la simple voie d’un arrêté royal des dispositions nouvelles à celles du décret impérial du 14 décembre 1810. Malou, tout en reconnaissant ce droit au pouvoir exécutif, estima que la prudence commandait, en présence de l’attitude frondeuse du Barreau de Bruxelles, d’appuyer plutôt la réglementation nouvelle de l’autorité d’une sanction législative. M. Ernst ne se rangea pas à cet avis.

Au nombre des collègues de Jules Malou se trouvait (page 39) François Laurent, son ancien condisciple de Liége, appelé à peu près vers la même époque que lui par M. Ernst au département de la justice. Ils collaborèrent au projet de loi de surveillance des condamnés libérés, qui devint la loi du 31 décembre 1836. Adversaires l’un et l’autre du régime suranné des cautions responsables des condamnés libérés, ils défendirent avec succès le système du placement sous la surveillance de la police. (Malou fut également charge de la préparation de l’arrêté ministériel du 13 décembre 1838 centralisant dans les parquets de Cours d’appel tout ce qui regardait cette surveillance.)

Leur collaboration ne fut pas de longue durée. François Laurent fut appelé peu après à la chaire de droit civil qu’il occupa avec éclat à l’université de Gand. Malou, nous l’avons vu, préféra l’administration au professorat. Dieu sait le juriste éminent qu’il eût été ! Ses notes, recueillies à l’occasion de la loi du 20 mai 1837, sur les droits réciproques pour les citoyens de divers Etats d’acquérir et de transmettre des biens par succession, donation ou testament, constituent les éléments d’un traité sur le droit d’aubaine et la successibilité des étrangers ; le droit romain, le droit français ancien, le droit anglais y sont étudiés successivement ; il recherche la nature des droits d’aubaine et de détraction, étudie les systèmes proposés et les raisons de soumettre l’un plutôt que l’autre au jugement des législateurs.

 

5. La carrière politique. Les premières hésitations

 

Soucieux de récompenser le mérite des travaux de Jules Malou, M. Ernst le fit promouvoir, le 7 mai 1837, au grade de chef de division. Il y avait un an qu’il était entré au ministère. Malgré cet avancement brillant, Jules Malou ne se sentait pas satisfait. S’il avait embrassé la carrière administrative, il avait eu, pour s’y décider, de (page 40) nombreuses raisons auxquelles, en somme, la vocation était étrangère. Désireux de s’établir, il avait vu s’ouvrir une position que l’amitié bienveillante de M. Ernst rendait plus attachante. Mais quelle serait sa situation vis- à-vis d’un autre ministre ? Quelque chose d’ailleurs lui disait qu’il était appelé à remplir un rôle moins effacé sur un théâtre plus vaste ; il avait conscience de sa supériorité ; il estimait de son devoir de mettre en valeur les dons qui lui étaient départis - ce qui n’est pas de l’orgueil - et d’en user au bénéfice de ses convictions religieuses et de ses principes politiques, attaqués les uns comme les autres, tantôt à la tribune, tantôt dans la presse et même dans la rue.

Deux voies s’offraient à lui pour sauter hors du cadre : la magistrature, à laquelle il avait songé en entrant au ministère de la justice et qui, à cette époque, facilitait l’accès aux mandats législatifs, ou d’emblée la politique. Les tentations furent d’autant plus vives que ses désirs se trouvèrent prévenus.

Au mois de juin 1837 devait avoir lieu le renouvellement pour moitié de la Chambre des Représentants. Les députés sortants de l’arrondissement d’Ypres, MM. L. et C. Vuylsteke, ne se représentaient pas au corps électoral. Une candidature fut offerte à Jules Malou ; bien qu’il fût du bord Saint-Acheulien, les libéraux modérés d’Ypres eussent admis qu’il se présentât sur une liste commune avec leur candidat, M. de Florisone-Mazeman. Quatre ans plus tard, leurs dispositions n’étaient plus également conciliantes, nous pourrons nous en convaincre.

Les hésitations de Jules Malou furent prolongées. S’il avait été secrétaire général du département, s’il avait eu cinq années de plus d’âge, la situation se fût simplifiée, mais il ne pouvait être question pour le jeune chef de division de cumuler déjà les fonctions administratives et (page 41) un mandat politique. Accepter celui-ci, c’était renoncer à celles-là. M. Ernst lui donna le conseil très sage d’accroître encore ses connaissances dans une atmosphère plus sereine que celle des joutes de la politique.

L’opposition à l’acceptation d’une candidature fut vive, surtout de la part du sage M. Malou-Vandenpeereboom et de l’abbé Malou. Il en coûtait à l’un comme à l’autre, leurs lettres le trahissent, de contrarier leur cher Jules dans un désir qu’ils sentaient si ardent. « Mais, je vous le demande, lui écrivait son père, la gloire et la réputation que vous pourriez acquérir vous procureraient-elles plus de bonheur qu’une marche moins brillante, plus sûre, mais hors du tumulte des passions et de la politique ? » - « Faut-il donc, objectait l’intéressé, que je sacrifie mon goût, la considération, pour une position aussi mince que celle que j’occupe ? » - « J’observe, répondait l’abbé Malou avec beaucoup de sagesse, que vous ne sacrifiez ni vos goûts, ni votre considération en restant où vous êtes, car les travaux du ministère ont été de votre goût jusqu’ici, et la considération que vous avez acquise n’est pas nulle. Il s’agit donc de satisfaire un peu moins le goût, d’acquérir de la considération avec moins d’éclat, jusqu’à ce que vous soyez établi et que vous voyiez, non en espérance, mais de fait, jusqu’à quel point vous vous trouvez au-dessus des circonstances pour mépriser sans désavantage ou les revenus de la place ou l’instabilité du mandat. Je ne prétendrai pas vous éloigner de la Chambre, tant s’en faut ! mais je crois qu’il vous est désavantageux de vous y présenter dès maintenant. »

C’était là véritablement le langage de la raison : ne vaut-il pas mieux grandir sa fonction par son talent que d’être grandi par elle, être au-dessus de sa besogne que juste à son niveau ? Jules Malou, qui ne s’obstinait (page 42) jamais dans son idée lorsqu’elle rencontrait de sérieuses objections, déclina toute candidature. Les électeurs envoyèrent M. de Florisone et M. de Langhe, le premier comme unioniste libéral, le second comme unioniste catholique, représenter l’arrondissement d’Ypres à la Chambre.

 

6. Jules Malou et Antoine Ernst

 

La sympathie que ne cessa de lui témoigner M. Ernst diminua le regret que Jules Malou éprouva de ne pouvoir s’engager dans la voie de ses légitimes aspirations. Il n’envisageait pas sans déplaisir les symptômes précurseurs d’une dissolution ministérielle. La crise qui se produisit le 13 janvier 1837 fut causée par des dissidences entre la majorité du Cabinet, composée de MM. de Theux, Ernst et d’Huart, d’une part, et M. de Muelenaere, ministre des affaires étrangères, d’autre part.

La question qui les divisait était celle de savoir s’il fallait accorder aux chefs des grandes institutions financières du pays la part qu’ils sollicitaient de la puissance politique, et, dans l’espèce, si le Roi devait nommer ministres d’Etat M. de Meeus et M. Coghen, respectivement gouverneur et directeur de la Société Générale. MM. de Theux, Ernst et d’Huart estimèrent que ces nominations enlèveraient au gouvernement une partie de sa liberté dans l’examen des projets des sociétés anonymes, dont la constitution était encore soumise à son autorisation préalable, et ils offrirent au Roi leur démission. Celle-ci ne fut pas acceptée. Le comte de Muelenacre se retira.

Plus que quiconque, Malou souhaitait que M. Ernst restât au ministère ; mais, plus que n’importe qui, il (page 43) avait approuvé l’attitude désintéressée et loyale des membres de la majorité du Cabinet : « Nous avons hautement applaudi, écrivait-il, à la résolution prise au mois de décembre par MM. de Theux, Ernst et d’Huart : leur résistance à l’envahissement tenté au profit des puissances financières n’a pas été sans résultat. » En effet, dans les conditions où elles se manifestaient, les exigences de la Société Générale eussent constitué une manière de monopole industriel, entravant dans sa marche progressive l’esprit d’association et d’initiative qui se manifestait.

Après dix mois de patientes et pénibles négociations, la majorité du Cabinet avait résolu de proposer aux Chambres l’acceptation du traité des vingt-quatre articles, qui mettait fin, on sait à quelles dures conditions pour le patriotisme belge, aux différends toujours pendants entre la Hollande et la Belgique. MM. Ernst et d’Huart se trouvèrent en désaccord avec leurs collègues ; ils offrirent au Roi leur démission, qui, cette fois, fut acceptée. (D’augustes instances n’avaient pu changer la résolution de M. Ernst « Je mourrais, disait-il, plutôt que de signer ce traité ». La démission, donnée dés le 31 janvier 1839, fut datée du 4 février et publiée le 5, en même temps que l’arrêté par lequel les Chambres étaient prorogées pour un mois. Dans l’intervalle, à la séance du 1er février, il contribua puissamment à faire retirer la motion tendant à passer à l’ordre du jour sur les propositions de la Conférence. « Jamais, disait-il, avant de se rendre à cette séance, je ne me suis trouvé dans une position plus difficile ; ma démission est donnée et acceptée ; mon absence de la Chambre dans une circonstance aussi grave serait remarquée. Je ne sais, en m’y rendant, si j’irai m’asseoir au banc des ministres, si les débats ne m’obligeront pas à laisser soupçonner des faits qui ne doivent être connus que plus tard. » Il vint à la Chambre et sut y concilier tous ses devoirs. (JULES MALOU, Notice biographique sur M. A.-M.-G. Ernst, ancien ministre de la justice, 26 juillet 1841)). Le mandat législatif de M. Ernst expirait au (page 44) mois de juin 1839. Il n’en sollicita pas le renouvellement, quitta Bruxelles et se retira désormais de la vie politique. Il accepta bientôt après la chaire de droit civil à l’université de Louvain (Voir Annuaire de l’Université de Louvain, 858, notice sur M. A. Ernst).

Jules Malou regretta longtemps cet ami bienveillant et sincèrement dévoué. Il lui consacra des pages émues, dont nous nous plaisons à citer des extraits, car M. Ernst est de ces hommes d’Etat aux mérites desquels il n’a pas été rendu suffisamment hommage. « Accompagné dans sa retraite par d’unanimes regrets, il emporta l’estime de tous et recueillit même les éloges de ceux qui souvent avaient été ses adversaires politiques. Il ne voulut accepter aucune fonction publique quelque honorables que fussent les offres et les instances qui lui étaient faites. Lorsque, retiré des affaires, il parlait des actes de sa longue administration, il paraissait se complaire surtout au souvenir d’avoir beaucoup fait pour les établissements de bienfaisance, d’avoir amélioré le régime des prisons, d’y avoir introduit les Sœurs de charité ; à ces pensées se mêlait le regret de n’avoir pu faire davantage. S’il avait voué à ces établissements une sorte de prédilection, il dirigea avec une égale sollicitude toutes les autres parties de l’administration confiée à ses soins. Comme jurisconsulte et comme administrateur, l’étendue de ses connaissances, la rectitude de son jugement, égalaient la fermeté de son caractère. Plus désireux d’être utile que de le paraître, il donnait aux affaires qui n’ont point de retentissement au dehors la même attention qu’à celles dont pouvait se préoccuper l’opinion publique.

« Dans la collation des emplois, cette partie si difficile (page 45) des fonctions ministérielles, il se montrait inaccessible à l’esprit de parti et à la faveur : le mérite des candidats, l’intérêt public, le désir de rehausser par de bons choix toutes les fonctions, même les plus modestes, dictaient ses propositions. Après tant de services rendus au pays, il n’avait aucune distinction honorifique, mais il ne faut l’attribuer sans doute qu’à lui-même. La conscience d’avoir fait son devoir était sa plus douce récompense, et il n’en voulait pas d’autre. » (Notice biographique (inédite)).

 

7. Nouveau choix difficile

 

Le successeur de M. Ernst, M. Raikem, président de la Chambre des Représentants, était un unioniste catholique. Procureur général à la Cour d’appel de Liége, jurisconsulte éminent comme son prédécesseur, il ne fit au ministère qu’un court passage. Pendant les quelques mois que le cabinet de Theux survécut aux négociations orageuses du traité des vingt-quatre articles, il se trouva aux prises avec des difficultés nombreuses. M. Devaux, dans la Revue nationale, sonnait l’éveil du libéralisme, tandis que l’orangisme se mourait dans les derniers spasmes ; ce qui lui restait de vitalité s’infusa au libéralisme, le corrodant d’anticléricalisme.

Gand fut à plusieurs reprises, au cours de cette période, le théâtre de troubles à la suite desquels le procureur du Roi donna sa démission avec retentissement. Le ministre, embarrassé, offrit à Malou la place laissée ouverte par ce brusque départ. Le jeune fonctionnaire qui était l’objet de cette flatteuse proposition recourut, ainsi qu’il l’avait fait naguère, avec sa simplicité coutumière, à ce (page 46) qu’il nommait plaisamment son Grand conseil. Le Grand Conseil siégeait à Ypres, rue Saint-Jacques ; les arguments de sentiment l’emportaient du côté féminin : la perspective d’un rapprochement, de visites plus fréquentes, sans compter une légitime fierté, avaient tôt fait de couper court aux hésitations ; mais la sagesse s’exprima par la bouche de M. Malou et de l’abbé ; Jules Malou lui-même n’était guère tenté de se transporter à Gand, d’occuper dans la magistrature une place où il se fût trouvé exposé à des attaques violentes et livré aux querelles de partis. « Pour vous dire toute ma pensée, lui écrivait, de son côté, l’abbé, je crains de vous voir user trop tôt si vous vous placez à la merci des grands vents de l’opinion publique. »

Un refus positif, auquel il ne s’attendait point, parut contrarier vivement M. Raikem ; Malou craignit, quelque temps, la vindicte ministérielle. « Je ne recouvrerai ma tranquillité première, momentanément altérée, qu’après la nomination à ce poste, écrivait-il à son frère ; jusqu’alors, je craindrai de voir mettre en jeu de nouvelles influences et notamment de voir intervenir le vœu ou la volonté du Roi. »

Quelques mois plus tard, M. Raikem était remplacé par M. Leclercq.

Ministre de la justice, le 16 avril 1840, dans le Cabinet libéral homogène de MM. Lebeau et Rogier, M. Leclercq trouva Malou à la tête de la division que lui avait confiée M. Ernst. Bien des projets de lois avaient passé par les mains du chef de la division de législation ; il avait pris une part prépondérante à l’élaboration de la loi du 15 mai 1838 sur le jury, défendu le secret du vote et apporté des modifications au mode de confection des listes de jurés ; on lui devait des statistiques intéressantes sur le jury. Il prépara un projet de loi sur (page 47) la compétence en matière civile (Loi du 25 mars 1841) et participa non moins activement à l’étude de la loi sur le renouvellement des inscriptions hypothécaires (Loi du 12 août 1842).

Son œuvre administrative était aussi remarquable par la variété que par la valeur des travaux. Aussi M. Leclercq ne tarda-t-il pas à le faire promouvoir au grade de directeur de la législation et de la statistique.

Cependant, sans majorité au Sénat, le cabinet Lebeau-Rogier ne pouvait vivre ; il n’atteignit pas les élections de juin 1841 qui ouvrirent à Jules Malou les portes du Parlement.

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