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d’intention
« Jules Malou (1810-1870) », par le
baron de TRANNOY
(Bruxelles,
Dewit, 1905)
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(page 27) Quatorze mois s’écoulèrent pour Jules Malou, dans le commerce
familier des classiques grecs, latins, français. Bientôt l’heure de nouveaux
adieux sonna. La paix était virtuellement rétablie aux premiers jours de
novembre 1831, les Hollandais avaient évacué nos provinces ; Anvers seul
demeurait investi.
Aussitôt la jeunesse reprit le chemin des universités. D’obscures facultés
d’Etat avaient survécu au précédent régime. La science du droit était enseignée
de façon telle quelle à Gand, à Louvain, à Liége. Dans cette dernière ville
cependant, l’enseignement d’un juriste éminent, M. Antoine Ernst, attirait de
nombreux étudiants, venus même des Flandres. Jules Malou se trouva parmi eux.
Il fut invité à passer un examen d’admission portant sur les matières des cours
de philosophie et lettres. Cet examen comportait un interrogatoire sur le
latin. Un professeur pria le récipiendaire d’exposer en cette langue la méthode
suivie à Fribourg pour l’enseignement (page
28) des langues mortes. Malou s’en acquitta si bien qu’on le dispensa du
restant de l’interrogatoire.
Dans sa correspondance, toujours conservée avec sollicitude par son
père, Jules Malou a fait le portrait de l’étudiant qu’il était. Les traits,
épars dans ses lettres, en sont peut-être imprécis et incomplets, mais le
détail en est intéressant, au double point de vue de celui qui y est peint et
de la vie universitaire, à Liège, au lendemain de la révolution.
La compagnie y était tumultueuse et Jules la fuyait d’instinct. Ce
n’était, de sa part, ni timidité, ni froideur, car il avait l’esprit enjoué et
facilement rieur, mais il avait des raisons de vivre quelque peu à l’écart :
autour de lui, l’on faisait volontiers étalage de scepticisme et d’irréligion.
La jeunesse sortie des seuls établissements d’enseignement moyen tolérés par le
gouvernement du roi Guillaume était imprégnée de l’esprit d’hostilité à
l’Église qui y régnait. Les jeunes gens envoyés hors du pays et confiés à des
établissements tels que Saint-Acheul et Fribourg, échappèrent seuls à
l’enseignement tendancieux dont l’influence fut si profonde sur les concepts de
la génération qui atteignit la maturité vers 1840.
Malgré les périls qu’elle courait dans ce milieu, Jules Malou conserva
la foi dans laquelle il avait grandi ; il ne cessa de la pratiquer « sans gène
comme sans affectation ».
A l’université, il n’eut de véritable ami que Delcour
; il lui resta fidèle et, plus tard, l’appela au ministère. Frère et Laurent
étaient ses condisciples ; ils avaient surnommé Malou le subtil ; Tesch était aussi du même cours
; on l’appelait l’autoritaire ; « à
l’université, a dit un jour Frère ravivant ces souvenirs, nous étions
condisciples, mais non camarades ». Voilà qui concorde (page 29) mal avec la légende d’une amitié étroite qui aurait uni
pendant ses études Jules Malou au futur chef du libéralisme belge.
La formation de l’étudiant en droit réclamait habituellement trois
années de travail ; Jules Malou s’efforça de terminer ses études en deux ans ;
le 20 juillet 1832, il était reçu candidat en droit avec la plus grande
distinction. Il s’était, en outre, fait inscrire à des cours de droit naturel,
d’économie politique, d’histoire politique, de médecine légale qui ne
figuraient pas au programme. Là ne s’arrêtait pas son ardeur : une visite de
Théodore de Montpellier l’avait enthousiasmé pour Rome et l’Italie ; il apprit
l’italien ; puis il se perfectionna dans la connaissance de l’allemand.
A certaines heures, le corps et l’esprit réclamaient quelque
délassement. Jules s’acheminait alors vers le Jardin botanique, où
l’attendaient les fleurs amies. Découvrait-il une espèce florale rare, c’était
une joie communiquée aussitôt à ses parents : n’était-il pas revenu de
Fribourg, abritant sous son manteau des plants d’œillets inconnus en Belgique ?
Aux fenêtres de son appartement de la rue Saint-Jean-en-Ile ne fallait-il pas
que, dès les premiers rayons du printemps, s’épanouissent rosiers et camélias ?
Dans l’hôtel familial, on s’assemblait le soir pour faire de la musique.
A Liége aussi, Jules s’efforçait d’improviser des concerts avec le concours de
camarades. Il prenait des leçons de violoncelle. Avait-il entendu dans quelque
église un morceau exécuté à souhait, il courait aussitôt féliciter le maître de
chapelle ; d’autre part, il n’avait qu’anathèmes pour « les traits où l’on
braille, les sauts, les élans de voix hors de toute portée naturelle ».
Bouquiner était aussi un de ses amusements favoris. Son frère Jean-Baptiste,
qui était dès (page 30) lors le
bibliophile à qui le séminaire de Bruges doit d’être doté d’un trésor de
patrologie, l’avait initié et encourageait ses recherches. Mais sa véritable passion,
en dehors de l’étude, était le dessin et la peinture. Les recoins si chaudement
pittoresques de la vallée de
Il ne recherchait guère les autres divertissements. Ses parents
désiraient qu’il suivît les réunions mondaines. Il s’efforçait d’être élégant,
pour satisfaire sa mère, qui voulait qu’il le fût « comme doit l’être un jeune
homme de son âge. »
Il fut bientôt assuré de terminer aisément en deux ans ses études de
droit. Les cours étaient généralement faibles. Aussi bien Jules
applaudissait-il à l’idée, défendue par Rogier, d’une université unique pour la
Belgique : « Je désire vivement qu’on adopte cette mesure, écrivait- il ; par
elle, il y aurait en Belgique une bonne université, un vrai centre de lumières,
au lieu de trois qui ne sont pas également lumineux. » Le 1er août 1833, il
était reçu docteur en droit avec la plus grande distinction.
Au moment d’entrer dans la vie publique, Jules Malou possédait des
connaissances bien plus solides et mûres que ne le sont généralement celles des
docteurs en droit d’aujourd’hui. La vie
en dehors n’était pas développée comme elle l’est maintenant. La jeunesse
restait étrangère (page 31) à
l’action politique ; pendant le séjour de Jules Malou à l’université de Liége,
les questions les plus palpitantes s’agitèrent à la tribune nationale ; ni la
discussion du traité des vingt-quatre articles, ni les plaintes des
réunionistes, ni le refus obstiné du roi Guillaume, ni l’incertitude
persistante sur les conséquences de cette obstination, n’eurent parmi la
jeunesse universitaire d’écho dont la correspondance de Jules Malou nous ait
laissé la trace : pas de vie politique. Les œuvres n’absorbaient pas non plus
leur part d’activité :
pas de vie sociale. Les cercles d’études et les conférences
littéraires n’existaient pas. C’était l’âge de l’étude en chambre.
Et là encore, l’étudiant, en franchissant le seuil, n’entendait pas
l’appel des publications au jour le jour, où se dissémine, sans profit
suffisant, une bonne part de notre aliment intellectuel.
Lorsque Jules Malou quitta l’université, il avait cette culture générale
qui n’exclut ni la littérature, ni l’art, ni les langues, et possédait en germe
toutes les connaissances qui s’épanouirent dans le cours de sa carrière.
Il quitta Liége en août 1833, apparemment sans grands regrets. Après
quelques mois passés à Ypres, il entra en stage chez l’un des maîtres du
barreau de Bruxelles, M. Duvigneaud. Le stage durait
alors deux ans, pendant lesquels Jules Malou fréquenta assidûment le vieux
Palais de Justice, assistant M, Duvigneaud, plaidant
à ses côtés. Il plaida parfois devant
Ses débuts annonçaient une carrière brillante. Ses amis l’incitaient à
se consacrer exclusivement au barreau et à l’étude du droit.
(page 32) Mais d’autres idées hantaient
visiblement l’esprit de Jules Malou. Vainement son frère Jean-Baptiste, alarmé
du ton de certaines lettres, lui proposait cette maxime rigoureuse qu’il avait
inscrite sur sa table de travail Damnum est studere utilibus, necessariis neglectis. Jules
se montrait vivement absorbé par la polémique de l’Avenir.
Dans ce journal, l’abbé de Lamennais avait entrepris, on le sait, « de
réconcilier l’Eglise avec la liberté ». L’Avenir n’avait vécu qu’une année. Mais ses idées s’étaient
répandues rapidement ; son influence fut grande. Ses articles, recueillis en
volumes, furent publiés à Louvain en 1831. Jules Malou les avait lus ; il avait
lu l’Essai sur l’Indifférence, et,
comme plusieurs de ses anciens condisciples, comme Pierre De Decker et Vilain XIIII, il avait subi un moment la fascination
de ces idées généreuses, parées des formes chatoyantes de l’éloquence de de Lamennais et de ses grands disciples, Lacordaire et
Montalembert.
Dans ses lettres à Jean-Baptiste, il s’improvisait le défenseur des
libertés « Ils ont tort, écrivait-il, ceux qui, comme M. de Robiano,
ont cru ne pouvoir prêter serment de fidélité à
Mais lorsque parurent, après la condamnation de l’Avenir, Les Paroles d’un
croyant et les pages sur l’Absolutisme
et
(page 33) Distrait un moment, il s’appliqua
bientôt avec un nouveau zèle à l’exercice de ses devoirs professionnels.
Ceux-ci l’absorbèrent jusqu’au jour où son ancien maître, M. Ernst, devenu
ministre de la justice, vint le quérir.
Élu membre de
M. Ernst n’avait pas perdu de vue son ancien élève ; celui-ci, répondant
à son appel, entra, le 30 avril 1836, comme chef de bureau au ministère de la
justice. Jules Malou fut attaché à la division de législation ; à celle-ci
ressortissait l’élaboration des projets de loi. Peut-être M. Ernst voulait-il
préparer à son jeune ami un avenir politique en l’appelant à faire, sous son
impulsion et son contrôle, l’apprentissage de la pratique législative.
Jules Malou eut bientôt l’occasion de témoigner de son attachement à ses
nouvelles fonctions, en présence de l’offre très flatteuse d’une chaire à
l’université catholique, fondée à Malines en 1834. Des trois universités
d’Etat, instituées par le gouvernement hollandais, celles de Gand et de Liége
seules avaient été maintenues par la loi de 1836. L’on vit disparaître sans
regrets les facultés d’Etat qui n’avaient ajouté que peu de lustre à l’ancienne
(page 34) gloire scientifique de
Louvain. L’on eut d’autant moins de raison de se plaindre que, dès le mois de
novembre de la même année, l’université catholique se transporta, de Malines,
dans les locaux de l’antique université, renouant une chaîne séculaire et
glorieuse.
Comme toutes les grandes œuvres, celle-ci avait eu, en la personne du
chanoine de Ram, un artisan de grande envergure. Le premier Recteur de
l’université catholique possédait à un degré éminent le don de discerner les
hommes. Il préparait, pour la rentrée de novembre 1836, la reconstitution de la
faculté de droit et avait songé pour la chaire de droit criminel au jeune
fonctionnaire du ministère de la justice. Pour le chanoine de Ram, Jules Malou
n’était pas un inconnu ; il l’avait rencontré chez son frère Jean-Baptiste, et
ce fut aussi par l’intermédiaire du professeur de la faculté de théologie que
parvinrent à Jules les offres du Recteur de l’université catholique.
Jules s’ouvrit de son embarras au confident sûr qu’était M. Ernst. Le
ministre ne voulut pas qu’un scrupule de délicatesse empêchât son jeune ami de
peser librement les avantages de l’offre qui lui était faite. Après mûre
réflexion, Jules, sur le conseil de ses parents, déclina la proposition de
l’éminent Recteur (Lettre M. de Ram, Recteur de l’université
catholique, 26 juillet 1836) et conserva sa position au ministère de la justice. Deux ans plus
tard, le chanoine de Ram renouvela son offre avec une vive insistance. Jules
Malou se trouva encore moins disposé que la première fois à abandonner sa
position administrative. D’autres liens et d’autres charges le retenaient à
Bruxelles.
Il avait épousé, à Gand, le 9 mai 1837, Mlle Mathilde (page 35) Delebecque.
La famille dans laquelle il entrait, vivement attachée à la foi catholique, a
donné à l’évêché de Gand, en la personne de Mgr Delebecque,
le distingué prélat qui l’a gouverné depuis 1838 et qui mourut peu après Mgr
Malou, en 1864. Du jour de cette union, si heureusement harmonisée par une
pleine conformité de principes, de goûts et de sentiments, commença pour Jules
Malou cette vie d’intérieur à laquelle seule il demanda, pendant quarante-neuf ans,
le repos au milieu de ses travaux et de ses luttes ; il le trouvait dans
l’affection et le dévouement de Mme Malou, qui, toujours oublieuse d’elle-même,
toujours attentive aux siens, ne vivait que pour son mari et ses enfants.
Malou s’attachait par un labeur consciencieux à reconnaître la
bienveillance de son ministre. Mais les débuts n’avaient pas répondu à
l’attente de M. Ernst.
Il avait chargé le jeune fonctionnaire de l’étude d’un projet de loi sur
le duel, déposé au Sénat par le baron de Pélichy. Il
existait entre les corps judiciaires du pays une diversité de jurisprudence au
sujet de l’application aux duellistes des dispositions du Code pénal.
Deux Cours d’appel avaient jugé qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer les
peines de l’homicide ; les arrêts de
Il se montrait justement sévère à l’endroit du duel :
« A quelques rares exceptions près, écrivait-il, nous voyons aujourd’hui
tout le monde s’unir pour envisager le duel comme un héritage des siècles
barbares, comme un préjugé endémique et indestructible, comme un fléau pour la
société et les familles. Mais le même accord cesse de régner lorsqu’il s’agit
d’indiquer le remède de cette maladie morale qui résiste à tous les remèdes
depuis si longtemps. » La question était de savoir si les peines
appliquées aux duellistes devaient réunir le caractère exemplatif et préventif.
« Je pense, exposait Malou, qu’il faut avoir le courage de flétrir le préjugé,
de ne pas s’y arrêter comme à une circonstance qui doive diminuer la sévérité
du législateur. La loi qui le préviendra ou le punira ne saurait être contraire
à l’opinion, mais bien aux inclinations perverses qu’il était du devoir du
législateur de comprimer. Admettre dans la loi la moindre transaction indirecte
avec le prétendu préjugé, avec les mœurs, c’est renier le principe de la loi,
c’est la vicier dans son essence, l’annuler d’avance dans ses résultats. »
Le Code pénal ne prévoyait aucune peine spéciale applicable au duel. Il
s’agissait de déterminer, parmi les peines générales des crimes et délits,
celles qui convenaient le mieux. Ecartant les peines réservées aux crimes,
Malou rangeait le duel parmi les délits punis de l’emprisonnement, de l’amende
et de l’interdiction des droits civils. Cette dernière pénalité lui
apparaissait (page 37) particulièrement
adéquate « Agir d’après le principe contraria contrariis
curantur, attacher un certain déshonneur à ce que le
préjugé considère comme honorable, me paraît juste en théorie et avantageux en
pratique, » opinait-il, ajoutant qu’une législation nouvelle sur les injures
verbales, sur la calomnie, préviendrait, à son sens, bien des duels : « Une loi
sur cette matière enlèverait aux partisans du duel leur argument le plus
spécieux et qui ne manque pas de justesse : c’est que la répression judiciaire est
peu efficace, peu prompte ; c’est qu’une infinité d’outrages ne peuvent être
vengés, ni punis par les tribunaux. »
Il ne peut être question d’exposer ici les modifications apportées par
Malou au fond aussi bien qu’à la forme du projet déposé au Sénat par le baron
de Pélichy. Il fut chargé de rédiger l’exposé des
motifs du projet de loi. Partout se retrouve l’empreinte de sa personnalité.
C’est ce que nous avons entendu souligner en nous étendant quelque peu. « Non,
répondait-il, en passant, aux objectants qui
arguaient de l’existence d’une prétendue convention intervenue antérieurement
au duel entre les combattants, pour attribuer une situation privilégiée aux
auteurs de coups et blessures ou de l’homicide occasionnés par le duel, non,
dans la société civile tout n’est pas matière à convention ; l’on ne peut au
moyen d’un pacte déroger aux lois d’ordre public et de sécurité établies dans
l’intérêt de tous. »
Malou soumit à nouveau son œuvre à M. Ernst. Le ministre, satisfait,
écrivit en marge « M. Malou me paraît avoir fort bien développé l’opinion qu’il
soutient. » C’était une réhabilitation.
Le labeur du fonctionnaire est essentiellement modeste, comme l’œuvre du
bienfaiteur anonyme ; il n’est que plus méritoire. Généralement les chefs
hiérarchiques (page 38) seuls en
apprécient le vrai mérite. D’une carrière administrative consacrée tout entière
à l’étude des questions les plus ardues, à l’examen des lourds dossiers, à
l’élaboration de rapports, de statistiques, il ne reste souvent pour retrouver
une personnalité que des paraphes mystérieux et des documents graphologiques ;
pas de publicité, sinon voilée de l’anonymat ; pas d’éloges, sinon ceux du chef
hiérarchique ; souvent le plagiat autorisé au bénéfice du fonctionnaire le plus
élevé en grade.
Pendant les huit ans que dura sa carrière administrative, plus de vingt
projets de lois concernant le département de la justice passèrent par les mains
de Jules Malou, furent l’objet de ses patientes recherches, de scrupuleuses
révisions, d’habiles retouches, de judicieux exposés de motifs.
C’est ainsi qu’il fut chargé d’élaborer un règlement sur la discipline
du Barreau ; les faits qui donnèrent lieu à l’arrêté royal du 5 août 1836
valent d’être notés en passant. Les avocats du Barreau de Bruxelles avaient
créé, de leur propre initiative, un conseil de discipline. Sans attributions
définies, sans autorité réelle, surtout sans sanction efficace, celui-ci était
impuissant à réprimer les abus. L’intervention des pouvoirs publics s’imposait.
Le point le plus délicat à traiter était la question préalable de savoir si le
pouvoir exécutif avait le droit de substituer par la simple voie d’un arrêté
royal des dispositions nouvelles à celles du décret impérial du 14 décembre
1810. Malou, tout en reconnaissant ce droit au pouvoir exécutif, estima que la
prudence commandait, en présence de l’attitude frondeuse du Barreau de
Bruxelles, d’appuyer plutôt la réglementation nouvelle de l’autorité d’une
sanction législative. M. Ernst ne se rangea pas à cet avis.
Au nombre des collègues de Jules Malou se trouvait (page 39) François Laurent, son ancien condisciple de Liége, appelé
à peu près vers la même époque que lui par M. Ernst au département de la
justice. Ils collaborèrent au projet de loi de surveillance des condamnés libérés,
qui devint la loi du 31 décembre 1836. Adversaires l’un et l’autre du régime
suranné des cautions responsables des condamnés libérés, ils défendirent avec
succès le système du placement sous la surveillance de la police. (Malou
fut également charge de la préparation de l’arrêté ministériel du 13 décembre
1838 centralisant dans les parquets de Cours d’appel tout ce qui regardait
cette surveillance.)
Leur collaboration ne fut pas de longue durée. François Laurent fut
appelé peu après à la chaire de droit civil qu’il occupa avec éclat à
l’université de Gand. Malou, nous l’avons vu, préféra l’administration au
professorat. Dieu sait le juriste éminent qu’il eût été ! Ses notes,
recueillies à l’occasion de la loi du 20 mai 1837, sur les droits réciproques pour
les citoyens de divers Etats d’acquérir et de transmettre des biens par
succession, donation ou testament, constituent les éléments d’un traité sur le
droit d’aubaine et la successibilité des étrangers ; le droit romain, le droit
français ancien, le droit anglais y sont étudiés successivement ; il recherche
la nature des droits d’aubaine et de détraction, étudie les systèmes proposés
et les raisons de soumettre l’un plutôt que l’autre au jugement des
législateurs.
Soucieux de récompenser le mérite des travaux de Jules Malou, M. Ernst
le fit promouvoir, le 7 mai 1837, au grade de chef de division. Il y avait un
an qu’il était entré au ministère. Malgré cet avancement brillant, Jules Malou
ne se sentait pas satisfait. S’il avait embrassé la carrière administrative, il
avait eu, pour s’y décider, de (page 40)
nombreuses raisons auxquelles, en somme, la vocation était étrangère. Désireux
de s’établir, il avait vu s’ouvrir une position que l’amitié bienveillante de
M. Ernst rendait plus attachante. Mais quelle serait sa situation vis- à-vis
d’un autre ministre ? Quelque chose d’ailleurs lui disait qu’il était appelé à
remplir un rôle moins effacé sur un théâtre plus vaste ; il avait conscience de
sa supériorité ; il estimait de son devoir de mettre en valeur les dons qui lui
étaient départis - ce qui n’est pas de l’orgueil - et
d’en user au bénéfice de ses convictions religieuses et de ses principes
politiques, attaqués les uns comme les autres, tantôt à la tribune, tantôt dans
la presse et même dans la rue.
Deux voies s’offraient à lui pour sauter
hors du cadre : la magistrature, à laquelle il avait songé en entrant au
ministère de la justice et qui, à cette époque, facilitait l’accès aux mandats
législatifs, ou d’emblée la politique. Les tentations furent d’autant plus
vives que ses désirs se trouvèrent prévenus.
Au mois de juin 1837 devait avoir lieu le renouvellement pour moitié de
Les hésitations de Jules Malou furent prolongées. S’il avait été
secrétaire général du département, s’il avait eu cinq années de plus d’âge, la
situation se fût simplifiée, mais il ne pouvait être question pour le jeune
chef de division de cumuler déjà les fonctions administratives et (page 41) un mandat politique. Accepter
celui-ci, c’était renoncer à celles-là. M. Ernst lui donna le conseil très sage
d’accroître encore ses connaissances dans une atmosphère plus sereine que celle
des joutes de la politique.
L’opposition à l’acceptation d’une candidature fut vive, surtout de la
part du sage M. Malou-Vandenpeereboom et de l’abbé
Malou. Il en coûtait à l’un comme à l’autre, leurs lettres le trahissent, de
contrarier leur cher Jules dans un désir qu’ils sentaient si ardent. « Mais, je
vous le demande, lui écrivait son père, la gloire et la réputation que vous
pourriez acquérir vous procureraient-elles plus de bonheur qu’une marche moins
brillante, plus sûre, mais hors du tumulte des passions et de la politique
? » - « Faut-il donc, objectait l’intéressé, que je sacrifie mon goût, la
considération, pour une position aussi mince que celle que j’occupe ? » - «
J’observe, répondait l’abbé Malou avec beaucoup de sagesse, que vous ne
sacrifiez ni vos goûts, ni votre considération en restant où vous êtes, car les
travaux du ministère ont été de votre goût jusqu’ici, et la considération que
vous avez acquise n’est pas nulle. Il s’agit donc de satisfaire un peu moins le
goût, d’acquérir de la considération avec moins d’éclat, jusqu’à ce que vous
soyez établi et que vous voyiez, non en espérance, mais de fait, jusqu’à quel
point vous vous trouvez au-dessus des circonstances pour mépriser sans
désavantage ou les revenus de la place ou l’instabilité du mandat. Je ne
prétendrai pas vous éloigner de
C’était là véritablement le langage de la raison : ne vaut-il pas mieux
grandir sa fonction par son talent que d’être grandi par elle, être au-dessus
de sa besogne que juste à son niveau ? Jules Malou, qui ne s’obstinait (page 42) jamais dans son idée
lorsqu’elle rencontrait de sérieuses objections, déclina toute candidature. Les
électeurs envoyèrent M. de Florisone et M. de Langhe, le premier comme
unioniste libéral, le second comme unioniste catholique, représenter
l’arrondissement d’Ypres à
La sympathie que ne cessa de lui témoigner M. Ernst diminua le regret
que Jules Malou éprouva de ne pouvoir s’engager dans la voie de ses légitimes
aspirations. Il n’envisageait pas sans déplaisir les symptômes précurseurs
d’une dissolution ministérielle. La crise qui se produisit le 13 janvier 1837
fut causée par des dissidences entre la majorité du Cabinet, composée de MM. de
Theux, Ernst et d’Huart, d’une part, et M. de Muelenaere, ministre des affaires
étrangères, d’autre part.
La question qui les divisait était celle de savoir s’il fallait accorder
aux chefs des grandes institutions financières du pays la part qu’ils
sollicitaient de la puissance politique, et, dans l’espèce, si le Roi devait
nommer ministres d’Etat M. de Meeus et M. Coghen, respectivement gouverneur et
directeur de
Plus que quiconque, Malou souhaitait que M. Ernst restât au ministère ;
mais, plus que n’importe qui, il (page
43) avait approuvé l’attitude désintéressée et loyale des membres de la
majorité du Cabinet : « Nous avons hautement applaudi, écrivait-il, à la
résolution prise au mois de décembre par MM. de Theux, Ernst et d’Huart : leur
résistance à l’envahissement tenté au profit des puissances financières n’a pas
été sans résultat. » En effet, dans les conditions où elles se manifestaient,
les exigences de
Après dix mois de patientes et pénibles négociations, la majorité du
Cabinet avait résolu de proposer aux Chambres l’acceptation du traité des
vingt-quatre articles, qui mettait fin, on sait à quelles dures conditions pour
le patriotisme belge, aux différends toujours pendants entre
Jules Malou regretta longtemps cet ami bienveillant et sincèrement
dévoué. Il lui consacra des pages émues, dont nous nous plaisons à citer des
extraits, car M. Ernst est de ces hommes d’Etat aux mérites desquels il n’a pas
été rendu suffisamment hommage. « Accompagné dans sa retraite par d’unanimes
regrets, il emporta l’estime de tous et recueillit même les éloges de ceux qui
souvent avaient été ses adversaires politiques. Il ne voulut accepter aucune fonction publique quelque honorables que fussent les
offres et les instances qui lui étaient faites. Lorsque, retiré des affaires,
il parlait des actes de sa longue administration, il paraissait se complaire
surtout au souvenir d’avoir beaucoup fait pour les établissements de
bienfaisance, d’avoir amélioré le régime des prisons, d’y avoir introduit les
Sœurs de charité ; à ces pensées se mêlait le regret de n’avoir pu faire
davantage. S’il avait voué à ces établissements une sorte de prédilection, il
dirigea avec une égale sollicitude toutes les autres parties de
l’administration confiée à ses soins. Comme jurisconsulte et comme
administrateur, l’étendue de ses connaissances, la rectitude de son jugement,
égalaient la fermeté de son caractère. Plus désireux d’être utile que de le
paraître, il donnait aux affaires qui n’ont point de retentissement au dehors
la même attention qu’à celles dont pouvait se préoccuper l’opinion publique.
« Dans la collation des emplois, cette partie si difficile (page 45) des fonctions ministérielles,
il se montrait inaccessible à l’esprit de parti et à la faveur : le mérite des
candidats, l’intérêt public, le désir de rehausser par de bons choix toutes les
fonctions, même les plus modestes, dictaient ses propositions. Après tant de
services rendus au pays, il n’avait aucune distinction honorifique, mais il ne
faut l’attribuer sans doute qu’à lui-même. La conscience d’avoir fait son
devoir était sa plus douce récompense, et il n’en voulait pas d’autre. » (Notice biographique
(inédite)).
Le successeur de M. Ernst, M. Raikem, président de
Gand fut à plusieurs reprises, au cours de cette période, le théâtre de
troubles à la suite desquels le procureur du Roi donna sa démission avec
retentissement. Le ministre, embarrassé, offrit à Malou la place laissée
ouverte par ce brusque départ. Le jeune fonctionnaire qui était l’objet de
cette flatteuse proposition recourut, ainsi qu’il l’avait fait naguère, avec sa
simplicité coutumière, à ce (page 46)
qu’il nommait plaisamment son Grand
conseil. Le Grand Conseil
siégeait à Ypres, rue Saint-Jacques ; les arguments de sentiment l’emportaient
du côté féminin : la perspective d’un rapprochement, de visites plus
fréquentes, sans compter une légitime fierté, avaient tôt fait de couper court
aux hésitations ; mais la sagesse s’exprima par la bouche de M. Malou et de
l’abbé ; Jules Malou lui-même n’était guère tenté de se transporter à Gand,
d’occuper dans la magistrature une place où il se fût trouvé exposé à des
attaques violentes et livré aux querelles de partis. « Pour vous dire
toute ma pensée, lui écrivait, de son côté, l’abbé, je crains de vous voir user
trop tôt si vous vous placez à la merci des grands vents de l’opinion publique.
»
Un refus positif, auquel il ne s’attendait point, parut contrarier
vivement M. Raikem ; Malou craignit, quelque temps, la vindicte ministérielle.
« Je ne recouvrerai ma tranquillité première, momentanément altérée, qu’après
la nomination à ce poste, écrivait-il à son frère ; jusqu’alors, je craindrai
de voir mettre en jeu de nouvelles influences et notamment de voir intervenir
le vœu ou la volonté du Roi. »
Quelques mois plus tard, M. Raikem était remplacé par M. Leclercq.
Ministre de la justice, le 16 avril 1840, dans le Cabinet libéral
homogène de MM. Lebeau et Rogier, M. Leclercq trouva Malou à la tête de la
division que lui avait confiée M. Ernst. Bien des projets de lois avaient passé
par les mains du chef de la division de législation ; il avait pris une part
prépondérante à l’élaboration de la loi du 15 mai 1838 sur le jury, défendu le
secret du vote et apporté des modifications au mode de confection des listes de
jurés ; on lui devait des statistiques intéressantes sur le jury. Il prépara un
projet de loi sur (page 47) la
compétence en matière civile (Loi du 25 mars 1841) et participa non moins activement
à l’étude de la loi sur le renouvellement des inscriptions hypothécaires (Loi
du 12 août 1842).
Son œuvre administrative était aussi remarquable par la variété que par
la valeur des travaux. Aussi M. Leclercq ne tarda-t-il pas à le faire
promouvoir au grade de directeur de la législation et de la statistique.
Cependant, sans majorité au Sénat, le cabinet Lebeau-Rogier ne pouvait
vivre ; il n’atteignit pas les élections de juin 1841 qui ouvrirent à Jules
Malou les portes du Parlement.