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« Aperçus de la part que j’ai prise à la révolution de 1830 » (« Mémoires »), par A. Gendebien (1866-1867)

 

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B. LA GENÈSE DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE.

 

VI. Les Etapes.

 

(page 281) Partis de Valenciennes, sous une pluie torrentielle, nous fûmes mouillés, trempés des pieds à la tête, avant même d'arriver à Anzin. M. De Lachapelle, qui connaissait parfaitement toutes les localités, nous guida de manière à éviter les postes de douaniers ; je marchais à ses côtés, pistolet au poing, ainsi que M. De Lachapelle, décidé à faire feu sur quiconque s'opposerait à notre passage, ce qui me fit souvent faire de cruelles réflexions : je pourrais, comme De Potter, dans ce moment, me trouver dans un bon lit, tandis que je patauge dans la boue, m'exposant à chaque instant à commettre un meurtre ou à me faire tuer.

Nous marchâmes courageusement à travers les bois et les champs sous une pluie battante qui nous abîma, mais qui nous sauva peut-être ; car les gendarmes et les douaniers devaient être peu disposés à croire à la possibilité d'une expédition quelconque, par un temps aussi affreux ; ils devaient être moins disposés que nous à affronter de telles intempéries.

Aux approches de Péruwelz, nous arrêtâmes, pour notre sécurité et aussi pour grossir notre nombre, toutes les personnes que nous rencontrâmes. Une seule fit résistance ; on l'avertit fort énergiquement qu'on lui brûlerait la cervelle si elle quittait les rangs.

Arrivés à Péruwelz, au milieu de la nuit, je rangeai dans une pénombre de la place, tout mon monde, hommes et chevaux, sur un seul rang. Nous nous proposions de commencer immédiatement le mouvement insurrectionnel : faire sonner le tocsin, réunir les volontaires, désarmer les douaniers et les gendarmes.

J'allai sonner chez M. Messine qui, depuis, a été conseiller à la Cour d'Appel de Bruxelles (Note de bas de page : Gendebien doit avoir fait une confusion. D'après une note communiquée par M. Dugardin, le secrétaire communal de Péruwelz, il s'agit du juge de paix, Jacques Messinne, et non du futur conseiller à la Cour d'appel). Il ouvrit la fenêtre et demanda qui venait si tard troubler son sommeil. - « Gendebien », lui dis-je. - « Les gens de bien ne rôdent pas si tard sur la voie publique. » - « Le moment est mal choisi pour faire un mauvais calembour ; je suis Gendebien, votre ancien camarade, qui veut et doit à tout prix vous parler. »

En deux mots il comprit qu'il y avait quelque chose à faire.

Van de Weyer et moi, nous allâmes avec lui chez son frère, échevin de Péruwelz  (Note de bas de page : Il s'agit ici non du frère, mais du beau-frère du juge de paix. Il se nommait Carpriau-Messinne). Nous leur dîmes nos projets et la nécessité de les exécuter immédiatement. Après une assez longue discussion, nous nous rendîmes aux représentations qui nous furent faites par ces deux excellents patriotes.

« La nuit, disaient-ils, pouvait amener de graves désordres, un conflit périlleux, un combat inégal ; car il y a à Péruwelz et dans un rayon de moins d'une lieue beaucoup de gendarmes et de douaniers, presque tous Hollandais. Le tocsin fera croire à un incendie, on arrivera en désordre et sans armes ; vous serez écrasés avant que le combat ait pu s'organiser. »                             . .

Ils nous promirent d'employer le reste de la nuit à avertir les patriotes de Péruwelz et des environs, et de faire sonner le tocsin dès qu'un certain nombre de patriotes seraient réunis. Ils nous donnèrent l'assurance que les volontaires arriveraient à Bruxelles la nuit suivante.

Toutes ces promesses se réalisèrent dans la nuit du 24 au 25, et dans la journée du 25, cent quarante à cent cinquante volontaires vinrent prendre part aux glorieux combats de Bruxelles.

Arrivés à Péruwelz sans difficultés, nous reconnûmes bientôt qu'il n'était pas aussi facile d'en sortir.

La halte d'une heure que nous y avions faite avait donné l'éveil ; or, pour arriver à Leuze, nous devions nécessairement traverser le canal de Pommerœul à Antoing. Une discussion s'engagea pour savoir (page 282) où et comment nous franchirions le canal ; il y avait un pont, mais il était gardé par un poste de douaniers nombreux qui avait été à peu près doublé depuis quelques jours ; ce poste ne manquerait probablement pas de nous barrer le passage. Plusieurs d'entre nous étaient d'avis de surprendre le poste et de le désarmer ; mais c'était provoquer un conflit, un combat, reconnu dangereux ; c'était compromettre l'exécution du plan qui venait d'être arrêté avec MM. Messine.

Nous imaginâmes de simuler une partie de chasse, plusieurs. d'entre nous ayant fusil de chasse, carnassière et chien de chasse, costume qui avait été adopté par les explorations dans les champs. Cet expédient fut adopté et nous réussit. Nous déterminâmes M. Messine, échevin de Péruwelz, bien connu des douaniers, à nous accompagner jusqu'au delà du poste de la douane.

Le bruit que nous fîmes en traversant le pont donna l'éveil aux douaniers ; le poste tout entier sortit de son corps de garde, la carabine au poing ; une décharge, presque à bout portant, aurait mis par terre la moitié des nôtres ; nous nous y attendions. L'échevin qui nous accompagnait, leur cria : c'est une partie de chasse.

Les douaniers nous laissèrent passer ; après avoir, pendant quelque temps, observé notre marche, ils rentrèrent dans leur corps de garde, non sans nous avoir laissé pendant quelque temps la crainte de recevoir des coups de carabine et d'être obligés à accepter un combat, que nous ne pouvions soutenir qu'avec beaucoup de désavantage, car, non seulement nous étions très fatigués, mais nos armes, exposées pendant plusieurs heures à une pluie battante, avaient été mises hors d'état de fonctionner.

Nous suivîmes la grande route de Péruwelz à Leuze, précédés de deux cavaliers qui éclairaient notre marche et suivis de deux autres qui nous servaient d'arrière-garde, toujours accompagnés, bien entendu, d'une pluie battante qui ne refroidissait pas nos âmes, mais inspirait de tristes et mornes réflexions.

Les cavaliers qui nous servaient d'avant-garde se replièrent à toute vitesse sur nous et nous avertirent que le bruit d'un grand nombre de chevaux marchant à notre rencontre, se faisait entendre sur divers points.

Les cavaliers d'arrière-garde furent avertis et nous rejoignirent aussitôt. Nous allions nous retrancher dans un petit bois que nous apercevions sur notre droite, lorsqu'un de nos cavaliers s'étant reporté en avant, reconnut que le bruit des chevaux était réel ; que c'étaient des chevaux qui, chassés de leurs pâturages par la pluie et le vent, (page 285) regagnaient leurs écuries. Grande hilarité et propos grivois ; mais l'émotion n'en avait pas moins été légitime ; car des chevaux venaient à nous par la grand'route, d'autres se faisaient entendre par les chemins de traverse et dans les champs, de sorte que nous pouvions légitimement croire que des hussards, sortis de Tournai, manœuvraient pour nous cerner.

La nuit était tellement sombre qu'on ne voyait pas à dix pas de soi.

Cette fausse alerte nous mit tous en joie ; nous continuâmes presque gaiement, et sans nouvel accident, notre route jusqu'à Leuze. C'était pour nous le port de salut, car nous avions franchi le pas le plus difficile et le plus dangereux ; nous ne marchions plus dans les ténèbres d'une profonde et horrible nuit, nous comptions sur l'enthousiasme et le concours des populations qui ne firent point défaut. Nous comptions sur 280 volontaires bien organisés, bien commandés par de braves officiers, sous-officiers et soldats qui avaient servi sous l'Empire. La veille, j'avais envoyé de Valenciennes un émissaire pour les prévenir de notre arrivée et les inviter à se tenir prêts à partir au moment de notre arrivée vers 5 heures du matin. Cet avis n'arriva pas, les braves volontaires de Leuze étaient partis vers 4 ou 5 heures du matin, à la première nouvelle qu'ils avaient reçue de l'attaque de Bruxelles par les Hollandais. Ce fut pour nous une immense contrariété, presque du découragement. Harassés de fatigue, un temps de repos nous était nécessaire pour prendre quelques aliments, sécher nos vêtements, nous procurer des chaussures, car plusieurs avaient détruit ou perdu leurs souliers dans la boue.

J'étais aussi très fatigué, car j'avais fait cette longue route à pied, peu habitué à de pareilles marches et affaibli d'ailleurs par les fatigues de corps et l'absence presque totale de sommeil, depuis le commencement de la révolution. Je m'étais procuré un cheval à Valenciennes, mais je l'avais cédé à Van de Weyer parce qu'il était hors d'état de marcher, par suite d'une opération qu'on lui avait faite au pied.

Quoique fatigués, exténués, Van de Weyer et moi ne prîmes pas un instant de repos ; nous expédiâmes tout d'abord un courrier aux volontaires de Leuze, les invitant à nous attendre pour tenter un coup de main sur Ath, tentative qui, d'après nos renseignements, devait être couronnée d'un plein succès. Mais ces braves volontaires marchaient avec une telle rapidité qu'ils avaient déjà dépassé de beaucoup la ville d'Ath. .

Nous envoyâmes un courrier, au marquis de Chasteleer, qui était à son château de Moulbais ; il se rendit sans hésiter à notre invitation (page 286) et marcha avec nous jusqu'à Bruxelles, distribuant partout l'Appel au peuple.

Il formait l'avant-garde avec M. Moyard, et alla requérir à Enghien des chariots pour mener plus rapidement nos volontaires à Bruxelles.

Le même courrier qui avait été chargé d'arrêter les volontaires de Leuze, avait aussi pour mission de faire, au nom du Gouvernement provisoire, un appel aux patriotes d'Ath, et d'y distribuer des Appels au peuple.

Nous expédiâmes au commandant de Tournai des Appels au peuple et l'ordre,- au nom du Gouvernement provisoire, de rendre la citadelle aux patriotes de Tournai, et défense de tirer sur la ville sous peine d'être passé par les armes.

Nous expédiâmes grand nombre de sommations et de réquisitions, soit pour contraindre les récalcitrants à l'inaction, soit pour rassurer les timides qui étaient disposés à tout faire, pourvu qu'ils parussent agir, comme contraints, afin d'éviter, en cas d'échec, d'être traités comme nos complices. A cet effet, nous leur adressions des lettres toutes patriotiques, et en même temps une lettre de sommation comminatoire pour mettre leur responsabilité à couvert.

Pendant toute la route jusqu'à Bruxelles, nous donnâmes plus de cinquante de ces signatures dont une seule suffisait pour nous faire pendre. Aussi, à chaque signature nous disions « encore un bout à la corde qui doit nous pendre à la tour de St-Michel ». -« C'est là, disait chacun en plaisantant, que nous serons tous pendus si nous ne réussissons pas. »

J'allai voir le bourgmestre de Leuze, M. Simon, un de mes amis, patriote dévoué, pour le remercier du zèle et de la générosité qu'il avait mis à organiser les volontaires et pour l'engager à nous donner un dernier coup d'épaule. Je lui remis plusieurs « Appel au peuple ». Il se remit de nouveau en campagne pour exciter l'enthousiasme et nous envoyer des volontaires et des munitions.

Partis de Leuze, entre 7 et 8 heures du matin, notre voyage ne fut bientôt plus qu'un triomphe ! Les populations, averties par nos émissaires, vivement impressionnées par notre « Appel au peuple », accouraient de toutes parts pour nous saluer à notre passage, et nous encourager par leurs acclamations. Beaucoup de volontaires se joignaient à nous ou nous promettaient de s'armer, et d'arriver avec leurs amis à Bruxelles.

L'enthousiasme était tel que nous vîmes des paysans, hommes et femmes, baiser comme des reliques, les petits carrés de papier sur lesquels était imprimé notre « Appel au peuple ».

Arrivés près d'Ath, des jeunes gens avertis par nos émissaires vinrent nous proposer d'y entrer. Ils nous affirmaient que nous y serions reçus en triomphe ; que notre présence suffirait pour déterminer le branle-bas général. « Deux heures, disaient-ils, suffiront pour désarmer la garnison, ou plutôt les Hollandais qui sont en minorité et ne feront pas grande résistance. »

Si les volontaires de Leuze avaient été avec nous, le coup de main eût été tenté, et j'ai la conviction qu'il eût complètement réussi. Mais ils avaient tourné la place, ils étaient bien loin sur la route d'Enghien, il fallait au moins trois ou quatre heures pour les faire revenir aux portes d'Ath ; il fallait plus de temps encore pour enlever la place, rétablir l'ordre, organiser le départ des soldats belges, des volontaires et des armes et munitions ; le combat d'ailleurs pouvait durer au-delà de nos prévisions. Notre arrivée à Bruxelles pouvait être retardée de vingt-quatre heures, et notre seule crainte était d'y arriver trop tard.

Tout en discutant, nous marchions, et sans nous en apercevoir, nous étions arrivés dans les ouvrages avancés de la place.

Au détour du chemin couvert, nous nous trouvâmes en face d'une compagnie d'infanterie, rangée en bataille, à quinze ou vingt pas de distance. Nous nous arrêtâmes, convaincus que nous allions recevoir une décharge qui, à cette faible distance, nous eût renversés presque tous. Etonnés, mais non effrayés, nous fîmes bonne contenance.

Tirant un mouchoir de ma poche, et faisant deux pas en avant, je leur dis d'une voix ferme :

- « Etes-vous Belges ? » - Ils répondirent presque tous : « Oui. » - « Eh .bien ! Vivent les Belges ! », leur dis-je en agitant mon mouchoir. Tous à la fois, nous répétâmes avec enthousiasme : « Vivent les Belges !» ; la troupe cria « Vivent les Belges ! », elle ajouta : « Vive le Gouvernement provisoire ! »

Dans ce moment, l'officier qui commandait et quelques soldats, hollandais sans doute, quittèrent les rangs et rentrèrent au corps de garde. Un vieux sergent sortit des rangs en présentant l'arme, et me demanda, ainsi qu'à Van de Weyer, qui était à mes côtés : « Qu'est-ce qu'il y a de vos ordres, mon gouvernement ? »Van de Weyer lui répondit : « Vous êtes tous de braves Belges et nous comptons sur vous. »

Le sergent nous engagea à entrer, il nous assura que toute la garnison mettrait la crosse en l'air et nous recevrait en criant : « Vivent les Belges ! A bas les Hollandais ! »

(page 288) Cela était bien tentant, et je suis encore à me demander comment nous avons pu résister à la gloriole de prendre Ath. Ce n'était plus qu'une gloriole, car nous avions la conviction d'un succès complet et presque sans coup férir. - Mais la question de temps l'emporta. Quelqu'un fit remarquer qu'au point où en étaient arrivées les choses à Ath, le mouvement pouvait s'y faire sans nous, que, par conséquent, il était inutile de retarder notre arrivée à Bruxelles où devait se porter le coup décisif. « Soit, leur dis-je, à Bruxelles ! » Ce cri fut répété par tous.

Le vieux sergent nous proposa de marcher avec nous : « pas un de mes hommes, dit-il, ne restera en arrière». Ils pouvaient être 40 à 50.

Nous lui dîmes de rester, qu'il serait plus utile à Ath pour appuyer le mouvement qui allait s'y faire. Nous engageâmes les jeunes Athois à rentrer en ville et à faire le plus tôt possible leur mouvement et à envoyer immédiatement à Bruxelles tout ce qu'ils pourraient, en hommes, en fusils, en artillerie et en munitions.

Nous reprîmes notre marche vers Bruxelles, criant de nouveau « Vivent les Belges ! » ce qui fut répété avec enthousiasme par le vieux sergent et tous ses soldats.

Depuis notre départ de Leuze, le temps s'était successivement amélioré, il était devenu magnifique ; aussi, depuis Ath jusqu'à Enghien, l'enthousiasme des populations et le recrutement des volontaires allèrent croissant.

Nous rejoignîmes les braves volontaires de Leuze, à peu de distance d'Enghien. Immédiatement après, nous rencontrâmes des personnes venant de Bruxelles ; elles étaient très effrayées, plus alarmistes encore. Je descendis de mon char-à-bancs ; à ma vue, elles s'exclamèrent avec effroi, me conjurèrent de monter dans leur voiture, de les suivre à Lille. Sur mes refus réitérés, elles me dirent : «Vous allez à la boucherie ; vous n'arriverez pas jusqu'à Bruxelles. Nous avons quitté Saint-Pierre-Leeuw (Note de bas de page : il s’agit sans doute de Leeuw-Saint-Pierre) ce matin pour ne pas nous trouver au milieu d'une soldatesque furieuse qui doit arriver dans la journée de Mons, de Tournai, d'Ath. La garnison de Mons arrivera à Hal avant vous ; vous serez pris entre deux feux. D'ailleurs les Hollandais sont victorieux à Bruxelles, ils complèteront leur victoire ce matin. »

Je leur répondis : « Je vous remercie de vos conseils, mais je ne puis les suivre sans me déshonorer ; on vous a trompés. Les dangers ne sont pas aussi grands que vous le pensez ; la garnison d'Ath ne marchera pas sur Bruxelles, elle est bloquée par les patriotes qui ne tarderont pas (page 289) à lui faire mettre bas les armes. La garnison de Tournai est à peu près dans la même situation, elle ne peut d'ailleurs arriver à Bruxelles que demain au plus tôt. La garnison de Mons est dans la même situation que les deux autres ; elle est composée, en très grande majorité, de Belges. Le commandant hollandais s'estimera fort heureux de se maintenir sur la défensive. »

On insista pour m'entraîner vers Lille ; on combattit ce qu'on appelait mes illusions. On répéta les mots : suicide, boucherie. Je les quittai, en leur disant : « Toute la question est de savoir qui seront les bouchers. »

Nous arrivâmes bientôt à Enghien ; nous fûmes reçus avec un enthousiasme qui alla jusqu'au délire. Le peuple, qui voulait nous suivre, réclama des armes, il voulait envahir l'Hôtel de Ville ; il aurait fait un mauvais parti au bourgmestre si nous n'étions pas intervenus.

Nous promîmes de faire délivrer toutes les armes qui se trouvaient à l'Hôtel de Ville. Nous le visitâmes, accompagnés de deux délégués du peuple. Les armes ayant été remises au peuple, Van de Weyer le harangua chaleureusement : il leur parla moitié en flamand, moitié en français ; il leur recommanda le calme et le bon ordre ; il leur fit comprendre que le désordre compromettrait la révolution. Il fut vivement applaudi.

En traversant la foule, nous fûmes assourdis par les acclamations, assaillis par des poignées de mains et par des accolades fraternelles qui étaient quelquefois par trop énergiques.

Rentrés à l'hôtel pour y expédier quelques ordres et correspondances, on nous apporta une dépêche expédiée de Mons par l'autorité militaire, au prince Frédéric à Schaerbeek. Le courrier qui la portait avait été arrêté par les émissaires que nous envoyions sans cesse dans toutes les directions, pour distribuer notre Appel au peuple et pour recruter des volontaires, exciter le zèle de tous. Notre embarras fut grand à la vue de cette dépêche : l'ouvrirons-nous ? Violerons-nous le secret des lettres ? Il n'y a pas à hésiter, dit-on de toutes parts : En révolution comme en guerre, le salut de tous est la suprême loi.

Van de Weyer tira son sabre.- « Tranchons le nœud gordien », dit-il. Le paquet était très volumineux. Il ne contenait que des rapports dont l'insignifiance et la niaiserie nous stupéfièrent. « Voilà donc à quoi ils passent leur temps, ces grands hommes de guerre et dans quel moment ! » Cette réflexion amena une comparaison quelque peu orgueilleuse, peut-être, mais juste, cependant : « Si nous avions procédé (page 290) comme cela, dit quelqu'un, il y a longtemps que nous serions pendus à la tour de St- Michel. »

L'insignifiance presque ridicule de la dépêche fit soupçonner quelque message caché : le courrier fut soigneusement fouillé des pieds à la tête ; rien ne fut découvert. La dépêche lui fut remise avec autori­sation de la porter au prince Frédéric, mais six heures seulement après notre départ d'Enghien, et à condition qu'il dirait au Prince tout ce qu'il avait vu et entendu à Enghien et sur toute sa route. Il fut gardé à vue pendant six heures par deux volontaires qui étaient autant ses protecteurs que ses gardiens ; car le peuple voulait le traiter comme un espion.

Les voitures et autres moyens de transport, qui avaient été requis pour transporter les volontaires de Leuze, et ceux que nous avions recrutés en route, et à Enghien, étant prêts, nous partîmes, non sans difficultés, car la foule était grande. Beaucoup d'hommes sans armes voulaient nous suivre, mais nos voitures étaient encombrées. Chacun voulait nous voir, nous serrer la main, nous adresser quelques paroles patriotiques. Van de Weyer et moi, du haut de notre char-à-bancs, haranguâmes le peuple, pour le féliciter de ses sentiments patriotiques et pour lui faire comprendre que nous n'avions pas de temps à perdre, que le moindre retard à notre arrivée à Bruxelles, pouvait tout compromettre.

D'Enghien à Hal, même empressement, mêmes vœux, mêmes encouragements, même enthousiasme. Malheureusement, la pluie recommença bientôt. A notre arrivée à Hal, elle était torrentielle ; nous fûmes forcés de nous y arrêter quelque temps. Les chariots qui avaient été requis par ceux des nôtres qui nous devançaient, n'étaient, en général, pas couverts. Heureusement un grand nombre de diligences stationnaient à Hal, le service des messageries s'y arrêtait. Nous fîmes une réquisition de diligences et chevaux, nécessaires pour suppléer à l'insuffisance des chariots. Toujours notre invitation patriotique était accompagnée d'une lettre comminatoire qui mettait la bonne volonté des propriétaires à l'abri des accusations éventuelles de complicité.

A Hal, nous eûmes des nouvelles positives des combats dans. Bruxelles, et des dispositions de l'armée hollandaise. Nous ne pouvions nous persuader que la route fût libre de Hal jusqu'à Bruxelles ; nous.étions convaincus que nous ne pourrions y arriver sans livrer bataille ; nous avions étudié notre itinéraire pour marcher éventuellement entre la grand'route et la Senne, afin d'éviter les charges de cavalerie et le feu de l'artillerie.

(page 291) Nous avions peu de soucis de l'infanterie parce que nous avions beaucoup d'anciens officiers, sous-offiéiers et soldats expérimentés et plusieurs chasseurs très adroits.

Rassurés par les nombreux renseignements qui à chaque instant arrivaient de Bruxelles à Hal nous prîmes le parti de suivre la grand'­route.

Les diligences étaient tellement encombrées qu'il nous eût été impossible de nous défendre si vingt-cinq cavaliers nous avaient attaqués à l'improviste. Des diligences contenaient jusqu'à quarante volontaires, tant à l'intérieur que sous les bâches. On peut, d'après cela, juger du désordre ou plutôt de l'impossibilité d'une défense, en cas d'attaque un peu sérieuse.

La sécurité, la confiance ou plutôt l'enthousiasme était tel que personne ne paraissait se douter des dangers de notre situation. Eh bien ! le croirait-on ! Le danger même fut un sujet de plaisanterie pendant toute la route.

Depuis Leuze jusqu'à Hal, nous avions acheté toutes les poudres et cartouches que nous avions trouvées. Nous avions dans notre char­-à-bancs, trois ou quatre barils fermés, mais deux autres étaient ouverts par le haut ; on y mettait les poudres achetées en détail, et mises dans des sacs de toile ou de papier ; nous écrasions des grains de poudre, en marchant dans notre char-à-bancs. A chaque instant, un interlocuteur, à pied ou à cheval, fumant la pipe ou le cigare, poussait la tête dans notre char-à-bancs. Pendant le jour, nous n'y faisions pas grande attention, mais le soir, le feu des pipes et des cigares devenant plus apparent, chacun s'inquiéta sans le dire.

Arrivés à peu près à une lieue de distance de Bruxelles, tous, d'un mouvement spontané, sortirent de notre char-à-bancs, et quoique abîmés de fatigue et de froid, ils préférèrent achever la route à pied, dans la boue jusqu'à mi-jambe, et recevant sur les épaules une pluie froide et parfois très abondante.    .

Un seul resta dans le char-à-bancs, c'était le comte Vandermeeren.

- « Je suis tellement fatigué, dit-il, que j'aime autant mourir ici que sur la route.» Voilà dans quel état nous étions tous en arrivant à Bruxelles à sept heures du soir. On le comprendra aisément, lorsqu'on se rappellera que nous sommes partis de Valenciennes le 23 vers sept heures du soir, par une pluie battante, qui s'est renouvelée souvent, et qu'après 24 heures de marche et d'émotions de toutes espèces, nous sommes arrivés à notre destination le 24 à sept heures du soir.

Voilà 24 heures bien remplies, oh oui ! bien remplies ! Nous n'avons (page 292) pas affronté mille dangers, soutenu des fatigues presque surhumaines, pour venir simplement faire acte de présence à l' Hôtel de Ville de Bruxelles. Nous avons compris autrement notre mission : Nous avons insurgé une grande partie du pays ; nous avons enthousiasmé les populations ; nous avons entraîné sur le champ de bataille, plus de deux mille braves volontaires ; nous avons apporté des munitions ; nous avons fait tout ce qui pouvait être fait pour diriger sur Bruxelles d'autres munitions, des armes et des vivres !

Oh ! oui, ma conscience me le dit, ma raison l'affirme, cette journée a été bien remplie, et, j'ose le dire, elle n'a pas été sans gloire pour tous ceux qui ont fait cette campagne de 24 heures.

Après une véhémente apostrophe à l'adresse de White, l'auteur de l'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION BELGE DE 1830 « rédigée par un étranger à l'usage du peuple belge » ; après une très regrettable insinuation contre Rogier, qui est, selon lui, l'inspirateur de ce livre, Gendebien continue son récit :

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