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« Histoire
de la révolution belge de 1830 », par Charles White, (traduit de l’Anglais,
sous les yeux de l’auteur, par Miss Marn Corr).
Bruxelles, Louis Hauman et Cie, 1836
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TOME 1
Efficacité des concessions. - Opinion des journaux. -
Établissement de la cour de cassation
à La Haye. - Nomination de M.
Van Maanen à la présidence de- cette cour. - Nouvelles persécutions contre la
presse. - La révolution française
est connue à Bruxelles. - Son
effet sur l'esprit public. - Indifférence
du gouvernement. - Impopularité
de M. Libry-Bagnano. -
Etat de fermentation de la capitale. -
Symptômes d'une prochaine commotion.
(page 200) Les concessions
faites par le gouvernement, dans les mois de mai et de juin 1830, et le
redressement de quelques-uns des griefs dont on se plaignait le plus,
contribuèrent plus à diminuer la fièvre du pétitionnement et à calmer la
violence de la presse, que les mesures répressives qui les avaient précédés.
Néanmoins, le système de répression ne fut pas pour cela adouci ; car il se
passait à peine de jour, que l'on n'arrêtât ou que l'on n'interrogeât quelque
écrivain, et qu'on n'annonçât de nouvelles poursuites.
(page 201) On peut se faire une idée de l'état de l'opinion publique à
l'époque du mois de juin, par l'article suivant, extrait du Courrier des
Pays-Bas. Après avoir démontré avec une extrême virulence que les intérêts
des provinces méridionales étaient continuellement sacrifies à l'intérêt des
provinces du nord, l'écrivain s'exprime ainsi :
« Ce n'est pas
cependant, lorsque le gouvernement semble vouloir réparer les injustices dont
se plaignent les Belges, que nous nous montrerons partisans d'une opposition
exagérée et violente, et que nous chercherons à attiser le feu de la discorde.
Nos attaques contre le gouvernement ont été constantes, énergiques, peut-être
même passionnées, mais à quoi en attribuer la faute ? à
une révoltante partialité envers
« Quoique
la crise se préparât depuis 10 ans, elle ne se manifesta qu'en 1828. Les motifs
qui la firent éclater sont connus du monde entier. Il serait superflu de la
reproduire ici. Les Belges ne demandaient qu'à vivre en paix et à l'abri de
l'oppression ; un égal respect pour les droits des habitants des deux parties
du royaume, eût conjuré l'orage qui s'annonçait et prévenu l'exaspération de
l'esprit public.
« Mais
devons-nous regretter ce qui est arrivé ? Est-ce un malheur pour le pays que la
masse de la nation soit sortie un moment du calme dans lequel elle se hâtera de
rentrer, si on sait faire ce qui convient sans honte et sans faiblesse ? Les
Belges ont de tout temps montré un vif amour de leurs privilèges et de leur
nationalité, et quiconque a lu leur histoire sait qu'on n'a jamais impunément
cherché à porter atteinte à leurs droits. Ce qui arrive est un nouvel
enseignement que recueillera (page 203) l'histoire. Nous espérons qu'il ne sera pas perdu pour
les peuples et les gouvernements. »
Cet article se
terminait en reconnaissant que le calme intérieur se rétablissait, et en tirait
la preuve des bons effets que produiraient de nouvelles concessions. Ainsi, si
le ministère s'était occupé, immédiatement après la session de 1829, à rédiger
un projet de loi pour le redressement des principaux griefs, encore existants,
et si, à la première nouvelle de la révolution
parisienne, la cour se fût hâtée de se rendre à Bruxelles, d'appeler les
états-généraux en session extraordinaire, et de présenter franchement un bill
de conciliation, tout en prenant en même temps les précautions militaires
convenables au maintien de la paix publique, on peut affirmer que l'on eût
évité la catastrophe qui menaçait le pays. Mais malheureusement, les intérêts
de
Au milieu de
l'irritation et des préjugés nationaux, les difficultés de la position du roi
ne pouvaient (page
204) pas être suffisamment appréciées ; il fut accusé de fautes qu'on
attribua à sa partialité ou à son mauvais vouloir, lorsque, dans le fait, elles
étaient la conséquence naturelle et inévitable de l'incompatibilité invincible
des deux peuples. Les alliés, lorsqu'ils ordonnèrent l'union des deux pays, ne
prirent pas suffisamment en considération ce point, qu'ils jetaient la Belgique
comme une épouse riche et belle, mais d'un caractère jaloux et impatient, dans
les bras d'un époux froid, flegmatique et égoïste, déterminé à priver non
seulement son conjoint des droits et des avantages de la communauté, mais à le
traiter comme le serait une jeune captive par un maître tyrannique. Le roi
désirait sans aucun doute accomplir le vœu des alliés et maintenir l'union le
mieux possible ; mais en essayant de s'acquitter de cette tâche, il dédaigna
les enseignements de l'histoire, et oublia le caractère opposé des deux
peuples. S'il n'en eût pas été ainsi, il se serait convaincu que non seulement
la fusion était impraticable, mais que toute coexistence sous les mêmes lois
était tout à fait impossible.
Les alliés et le roi
(car le roi était en dernière analyse le principal fondateur des bases de
l'administration qu'il désirait donner au royaume), commirent la même faute que
celle qu'attribue à Philippe II, le président Nelly, qui, en parlant de ce
monarque, dit : « L'inexcusable erreur qui (page 205) caractérise toute la
politique de Philippe II, fut qu'il ne put jamais être amené à adapter la forme
de son gouvernement à l'esprit et aux habitudes des différentes nations
composant son empire, ni varier son système, d'après les lois anciennes de
chaque pays, comme la justice et la prudence l'exigeaient. Selon les idées de
ce prince, tous ses sujets Américains, Espagnols, Italiens, Siciliens ou
Belges, devaient se soumettre à la même forme de gouvernement. » Ce système
d'uniformité, que Montaigne appelle « une de ces théories impraticables qui quelquefois
trompe les grands esprits et préoccupe sans cesse les intelligences bornées,
« était regardé par les alliés comme l'ancre de salut, et fut
malheureusement adopté par le roi ; dans le fait, c'était là l'écueil contre
lequel devait d'un moment à l'autre se briser le vaisseau de l'état. Une
constitution, une législation et une représentation uniformes étaient selon lui
un remède souverain à tous les maux, remède qui était destiné à contrebalancer
la plus grande différence d'habitudes de traditions, de langage, de religion, qui eût jamais existé entre deux peuples voisins, remède qui
devait adoucir de vieilles haines et amener deux nations à sacrifier toutes
leurs antipathies et à s'unir pour le maintien d'un trône dont la conservation
n'intéressait que l'une d'elles.
Le contraste entre
la politique sage du roi de Prusse, à l'égard des provinces rhénanes et celle (page 206) du
gouvernement hollandais relativement aux provinces belges, est digne
d'attention, d'autant plus que ces provinces furent cédées au premier comme une
augmentation de territoire obtenu par la conquête, destinée à être incorporée à
la vieille Prusse, et soumise à la discrétion du roi. Il était naturel de
supposer qu'un monarque absolu imposerait aussitôt ses propres lois à ses
acquisitions transrhénanes et contraindrait une minorité qui n'est guère que
dans la proportion d'un à dix à adopter le système de la majorité. Mais la
sagesse du roi le prévint contre tout changement brusque de système à l'égard
d'un peuple qui, pendant près de 20 ans, avait été régi par un code auquel il
était attaché plus peut-être par habitude que par amour. Le jury, le code pénal
français et l'organisation judiciaire furent en conséquence maintenus, et on
introduisit seulement dans l'administration locale les changements qui étaient
rendus nécessaires par l'adoption du système financier et militaire prussien. A
peu d'exceptions aussi, tous les fonctionnaires publics de la rive gauche
furent choisis parmi les habitants de ces provinces, de manière que l'amour-propre,
les intérêts et les préjugés des provinces rhénanes en furent flattés, et que
l'attachement à la France, qui persista sans doute, pendant un certain temps,
se convertit graduellement en une estime sincère, une affection vraie pour
l'équité du monarque (page 207)
prussien et ses intentions personnelles. Ainsi le mouvement populaire qui
menaça la tranquillité d'Aix-la-Chapelle, dans l'automne de 1830, fut
rapidement arrêté par la loyauté spontanée des citoyens eux- mêmes.
La position du roi
de Prusse et celle du roi des Pays-Bas, relativement à l'accroissement de leur
territoire, étaient en quelque sorte identiques. Les provinces rhénanes et la
Belgique demandaient le maintien du jury et du code Napoléon, tandis que la
Prusse et la Hollande ne voulaient entendre parler ni de l'un ni de l'autre, et
se trouvaient satisfaits des vieilles lois romaines et allemandes. Les
provinces rhénanes désiraient une constitution, pendant que la vieille Prusse,
à qui suffisaient ses états provinciaux et ce système administratif par lequel
elle avait été gouvernée depuis le temps des électeurs de Brandebourg, songeait
peu à obtenir une constitution ou une représentation nationale ; de sorte que
les intérêts et les vues des sujets prussiens, sur la rive gauche et sur la rive
droite du Rhin, étaient tout à fait distincts de ceux des habitants des
Pays-Bas, au-delà du Moerdyck.
Des clameurs
s'élevèrent contre le roi de Prusse, parce qu'il avait refusé à ses peuples une
constitution générale ; mais ceux qui ont attentivement étudié les dispositions
de ce peuple et suivi avec soin la marche des événements dans les Pays-Bas, (page 208) pensent que le
monarque a agi plus prudemment en différant ces mesures jusqu'à ce que le désir
des institutions libérales devînt plus général dans les vieilles provinces et
jusqu'à ce que les habitants de la rive gauche du Rhin pussent avoir perdu tout
souvenir du lien qui les avait unis à la France, enfin jusqu'à ce que toute la
nation prussienne fut suffisamment identifiée dans ses intérêts matériels et
moraux, pour qu'un système uniforme de constitution et de jurisprudence pût lui
être appliqué (On peut
affirmer que le désir jadis exprimé d'obtenir une constitution, diminue plutôt
qu'il n'augmente, spécialement dans la vieille Prusse).
Louer le
roi de Prusse d'avoir différé de donner une constitution à ses sujets, est une
chose qui pourra paraître étrange, spécialement à une époque où la manie de
forcer les nations à adopter des institutions libérales est si générale que
l'on s'inquiète peu de savoir si elles sont mûres pour de semblables
institutions, ou même si la majorité du peuple les désire. Mais en laissant à
part le côté politique ou impolitique de semblables efforts, il peut être
permis d'affirmer que dans cette occasion la conduite du roi de Prusse a été
sage. S'il eût accordé la constitution demandée par une partie de ses sujets en
1815, et si une représentation nationale eût été établie, il y a toute raison (page 209) de
croire qu'elle eût pu donner lieu à un extrême mécontentement dans les provinces
rhénanes. L'unité de représentation eût nécessairement entraîné l'unité de
législation et d'administration. Le bien-être des habitants des bords du Rhin
eût été abandonné à la merci des députés du nord ; les intérêts de la minorité
à la disposition d'une majorité jalouse ; le jury et le code Napoléon
infailliblement abolis, et un schisme complet se fût élevé ensuite des mesures
mêmes adoptées pour produire la fusion. Il était en conséquence plus politique
de s'abstenir d'un moyen apparent d'union qui renfermait les germes
d'une discorde réelle, et pour conserver une sorte d'homogénéité, donner
naissance à un agent de dissolution qui eût sans aucun doute produit des
résultats semblables à ceux qui amenèrent la rupture en Belgique.
Un grand nombre
d'économistes politiques, en Belgique comme en Hollande, sont maintenant
d'accord sur ce point, que l'uniformité dans les institutions
constitutionnelles fut le germe réel de la fermentation qui survint, et qu'il
était impossible que les deux pays existassent sous les mêmes lois ; d'un autre
côté, il en est qui mettent en question la possibilité de gouverner les deux
royaumes au moyen de deux systèmes d'administration distincts, n'ayant d'autres
liens entre elles que celui de la dynastie. « La nature (dit M. Nothomb dans
son Essai) nous étonne quelquefois en créant (page 210) des êtres doubles, vivant par
la même impulsion vitale, quoique ayant des organes distincts, mais ni l'art ni
la politique n'ont encore jusqu'à présent pu imiter
ces phénomènes. Si donc une existence semblable à celle des deux jeunes
Siamois, est une monstruosité politique, l'union de deux corps n'ayant qu'une
seule tète, est également une chose contre nature. Il est évident que la
jonction des deux royaumes, comme elle avait été ordonnée par les alliés, était
ce que M. Libry- Bagnano
appelle un roman politique » (La Ville rebelle, ou les Belges au tribunal de
l'Europe, p. 260).
Mais revenons. A
peine l'irritation populaire, et la fièvre du pétitionnement furent-elles
apaisées et les journaux commencèrent-ils à prendre un ton moins âpre, que
l'établissement définitif de la haute cour à La Haye vint détruire tous les
bons effets des dernières concessions (Le tableau comparatif suivant des procès en appel, durant un espace de
10 ans, fournira une preuve convaincante de l'injustice et de la partialité
d'une mesure qui forçait les plaideurs des provinces du sud à porter leurs
causes à La Haye. Liste des causes civiles et commerciales en appel devant
la haute cour, de 1820 à 1830 : Bruxelles 6352, Liége
3082 : Total : 9434. La Haye 1940 Différence. . . 7494. La proportion est par conséquent de
près d'un cinquième en faveur de la Belgique ; et par un examen ultérieur, on
voit que la seule province du Brabant méridional produisait 1608 causes
civiles, tandis que toute la Hollande n’en produisait que 1633).
(page 211) Les amis les plus vrais du gouvernement, virent avec
inquiétude cette mesure, dont l'impopularité était encore augmentée par le
projet de porter à la présidence le trop célèbre Van Maanen
; il fut regardé comme d'autant plus impolitique qu'il venait réveiller
l'irritation des masses, dans un moment où il existait une grande fermentation
en France, et lorsque les agents de la propagande cherchaient adroitement et
activement à répandre leurs doctrines en Allemagne, en Pologne, en Italie, et
spécialement en Belgique. Le sentiment d'indignation générale, contre le
gouvernement, s'accrut encore des persécutions nouvelles contre la presse, et
du système vexatoire adopté à l'égard de de Potter et
de ses collègues. Ces apôtres du républicanisme, qui avaient été, sans la
moindre nécessité, retenus pour attendre des passeports prussiens et hessois, à
Vaals, petit village de la frontière, près
d'Aix-la-Chapelle, furent préconisés par les journaux, avec une sorte de
vénération religieuse. Leur nom était sans (page 212) cesse présenté au public avec des
expressions de respect et d'admiration. Chaque jour de détention servait à
augmenter leur popularité peu méritée, et à détourner le peuple de sa fidélité
envers le gouvernement.
Il est difficile de
décider qui, de la fatalité ou des mesures impolitiques prises par le
gouvernement, contribua le plus à l'entraîner dans ces voies de perdition ; car
la conduite du cabinet est incompréhensible, et cependant il était impossible
que l'orage qui grondait en France et qui annonçait une tempête imminente, ne
fût pas entendu par les ministres des Pays-Bas, ou que, dans l'état
d'irritation des esprits en Europe, ils pussent espérer que la Belgique
échappât à la contagion de réaction populaire dont la France avait donné le
signal. Vouloir les excuser en supposant qu'ils ignoraient l'état de l'esprit
public à l'intérieur et à l'extérieur du royaume, c'est imprimer sur leur front
et celui de leurs agents diplomatiques, une tache indélébile. Il est vrai,
peut-être, qu'eux, pas plus que tout autre, ne pouvaient imaginer que le prince
de Polignac oserait prendre les mesures fatales qui précipitèrent son souverain
du trône, ou bien (phénomène remarquable) que la Grande- Bretagne abjurerait
son système d'intervention par les armes ou par des subsides, et laisserait
sagement les nations du continent arranger leurs affaires intérieures selon
leur propre convenance.
(page 213) Si le gouvernement des Pays-Bas ne croyait pas convenable de
faire d'autres concessions dans la crainte que cela ne donnât lieu, dans cette
situation extrême, de faire soupçonner la faiblesse de sa position, il était
certainement de la plus haute imprudence d'adopter des mesures aggravantes qui
semblaient calculées pour ajouter encore une nouvelle ardeur au feu de la
sédition. Et dans tous les cas, si on se déterminait à entrer dans un système
semblable, n'était-il pas d'une extrême inconséquence de ne pas l'appuyer de
moyens vigoureux, destinés à en prévenir les suites funestes ? Mais nous
avons déjà fait observer que l'énergie du cabinet ne se déploya jamais à
propos, et qu'elle fut constamment tardive ou prématurée. Les procès contre la
presse, dont à peu près une trentaine était au rôle des cours d'assises ou
tribunaux, en juillet, ne peuvent être cités pour détruire ce que nous venons
de dire ; car la croisade générale contre les journaux, accompagnée de mesures
vexatoires, telles que : visites domiciliaires, saisies de papiers,
condamnation prononcée à la fois contre tous ceux qui concouraient à la
publication : auteurs, compositeurs et imprimeurs, accrut l'animosité générale
contre M. Van Maanen, sans diminuer la violence du
mal.
Le ministère
semblait avoir oublié qu'il n'avait d'action contre la presse, que dans les
limites de la loi, et que si les lois n'étaient pas évidemment (page 214) dépourvues de
toute tendance à l'arbitraire, et reconnues généralement équitables, elles ne
pouvaient être que des brandons de discorde, que tout gouvernement prudent doit
éviter de lancer parmi le peuple, spécialement dans un moment où l'irritation
populaire est aussi générale qu'elle le fut pendant le mois d'août.
Cette mémorable
époque, si fatale aux destinées de deux maisons royales, trouva la capitale de
la Belgique absorbée par la première exposition triennale des produits de
l'industrie nationale. Cette solennité intéressante, embellie par une suite de
fêtes, de concerts, de courses de chevaux, et divers autres amusements publics,
offrait mille attraits à la multitude d'étrangers qu'elle avait attirés dans la
capitale : on avait l'intention de la terminer par une brillante illumination
et un feu d'artifice, le 24 août, jour anniversaire de la naissance du roi, qui
entrait alors dans sa 59ème année. Jamais Bruxelles n'avait présenté un aspect
plus gai et plus animé, jamais cérémonie d'utilité publique n'avait donné tant
d'élan aux amusements privés. Tout était tellement encombré que le roi de
Wurtemberg, qui retournait dans ses états, eut de la peine à trouver place dans
un hôtel. Des étrangers, arrivés de France, d'Angleterre et des provinces
rhénanes, se pressaient en foule dans les théâtres, les jardins et les
promenades publiques, où circulaient un grand nombre de brillants (page 215) équipages. Tout
le monde était en apparence heureux et content ; et il eût été impossible à un
étranger de soupçonner la tempête qui menaçait le pays et devait bientôt faire
succéder à ces réjouissances et à ces scènes de bonheur, les horreurs de la
guerre civile. On était bien loin de supposer que ce monarque, qui pouvait se
glorifier à plus d'un titre, de la richesse et de la prospérité de ses peuples,
et dont on se proposait de célébrer l'anniversaire avec tant de pompe et de
magnificence, devait bientôt être chassé de son royaume, et qu'un nom vénéré
pendant des siècles comme le type du libéralisme et d'une sagesse éclairée, ne
serait bientôt plus considéré que comme le symbole de la tyrannie et de
l'oppression.
Ce fut au milieu de
ces réjouissances, qu'on eut connaissance à Bruxelles des ordonnances du
ministère Polignac et des combats sanglants auxquels elles donnèrent lieu dans
les rues de Paris. L'effet que cette nouvelle produisit sur l'esprit public fut
électrique. Les relations des succès obtenus par le peuple parisien étaient
lues avec avidité et enthousiasme dans des journaux qui s'imprimaient par
milliers. Ces récits se réimprimaient ensuite sous forme de pamphlets écrits en
flamand ; la profusion avec laquelle on les répandit dans le pays causa une
fermentation générale, due à la sympathie que la cause des Parisiens excitait
dans tous les cœurs. A l'exception (page 216) du journal officiel, qui se tut, et de deux ou trois
autres journaux qui parlèrent de la révolution
pour la blâmer, les autres feuilles publiques applaudirent à la conduite du
peuple français, dans des termes qui réveillèrent des idées de vengeance dans
le cœur de quelques-uns, et qui excitèrent dans les esprits moins hostiles,
l'espoir que le gouvernement ouvrirait enfin les yeux et entrerait franchement dans
ce système de conciliation qui seul pouvait détourner la catastrophe dont les
Pays-Bas étaient menacés.
Mais il n'en fut
rien. Le gouvernement semblait plongé dans la plus profonde léthargie et
restait en apparence indifférent à l'effet moral produit par les événements des
trois journées. Plein d'une confiance aveugle dans ses forces et dans
l'efficacité de son système de répression, le ministère continua sa croisade
contre la presse et multiplia ses vexations, dont chacune, pour employer une
comparaison triviale, était comme un clou qu'il ajoutait à son cercueil. Son
imprudente sécurité était telle qu'un des ministres supplié par un de ses amis
de placer la rédaction du National dans d'autres mains, parce que ce
journal nuisait évidemment à la cause qu'il voulait défendre, lui répondit : «
A quoi bon ? nos actes ne se défendent-ils pas
d'eux-mêmes ? »
Jamais gouvernement
n'adopta des mesures plus mal combinées, pour contrebalancer l'influence (page 217) de la presse,
cette puissance qui, plus formidable que le levier d'Archimède, soulève
véritablement le monde, tient la Grande-Bretagne, la France, la Belgique,
l'Amérique sous son pouvoir, et n'est pas sans une immense influence en
Allemagne ; cette puissance qui, malgré la vigilance de la police, les prisons,
les amendes et les baïonnettes, est la terreur des tyrans et le boulevard de la
liberté humaine ; cette puissance enfin que quelques hommes affectent de
mépriser, mais que personne n'offense impunément, et qui peut élever les plus
petits, comme elle peut abaisser les plus grands.
« Un fait maintenant
évident, pour tout le monde, mais qu'aucun gouvernement semble ne vouloir
admettre encore (dit un publiciste français qui fut longtemps à la solde du
gouvernement hollandais), c'est qu'il y a infiniment plus de force et de
vigueur dans les journaux que dans tout autre système d'économie politique. Si
donc il est vrai que la presse est trop puissante, c'est-à-dire comparativement
aux forces du gouvernement, ce dernier ne peut choisir qu'entre deux
alternatives, savoir : de tâcher d'affaiblir la presse, en rendant à la force
publique, cette action répressive, qui seule peut modérer les écarts du
journalisme, ou en la ralliant à sa cause pour s'en faire un puissant
auxiliaire.
« Mais, est-il
possible, de nos jours, d'affaiblir la (page 218) presse, et cette puissance
n'est-elle pas une nécessité inévitable de chaque état ? ne
doit-elle pas être considérée comme la plus solide garantie des libertés
populaires ? qui n'a pas été frappé de la force de ces
paroles de M. de Chateaubriand, qu'on ne peut accuser de jacobinisme, et qui
s'exprime ainsi : J'aimerais mieux la liberté de la presse sans la charte,
que la charte sans la liberté de la presse.
« Si toute tentative
d'affaiblir, d'étouffer ou d'enchaîner la presse, est une chose d'une
difficulté infinie dans les temps actuels, n'est-il pas possible de former une
alliance avec ce redoutable ennemi ? Si on ne peut le dompter par la force, ne
peut-on le rendre neutre en s'alliant avec lui ? ce
sont là des points auxquels le gouvernement avait donné peu d'attention » (Dix jours de campagne, ou la Hollande en 1831, par Ch.
Durand. Amsterdam, 1832).
Ce fut en négligeant
ce système, ou plutôt en suivant un système erroné en ce qui a rapport à
l'appui ou aux attaques de la presse, que le gouvernement des Pays-Bas appela
une catastrophe qu'avec plus de prudence il aurait pu éviter. Jusqu'au dernier
moment, il se crut supérieur à ce pouvoir qui est destiné dans l'avenir à
vaincre toute opposition et à marcher de pair avec les rois.
(page 219) « Sous la sauvegarde des institutions qui
garantissent la sécurité de nos personnes et de nos propriétés, et le maintien
de nos libertés (disait le Journal officiel des Pays-Bas, en date du 1er août), nous pouvons contempler sans alarmes, sinon sans
douleur, les misères qui affligent un peuple voisin. » Toutefois, au
moment où ces lignes étaient imprimées, la mine révolutionnaire était pleine de
matières inflammables, et le cœur des amis du trône était rempli d'anxiété, car
il était aisé de prévoir que la moindre étincelle mettrait en conflagration les
matériaux amassés depuis si longtemps.
Ce fait est reconnu
et par le comte de Hoogendorp et par tous les
écrivains bien informés qu'on ne peut certainement accuser d'hostilité envers
la couronne.
La Ville rebelle,
ouvrage attribué à M. Libry-Bagnano,
écrit dont le style porte un cachet d'acrimonie et d'animosité, assez naturel
du reste, contre la nation belge, contient le passage suivant : « Le baron
Verstoelk Van Soelen
établit, dans la séance des états-généraux du 20 janvier 1831, que l'esprit
d'opposition contre le gouvernement avait seulement commencé à se manifester environ deux ans et demi avant la révolution.
» (La Ville rebelle, ou
les Belges au tribunal de l'Europe. La Haye, 1831). Il est évident
que Son Excellence prenait son point de départ de l'Union des prêtres et des
jacobins, et qu'il a bien voulu oublier toutes les intrigues subversives
constamment, mais séparément mises en œuvre par chacun des partis, par le
premier surtout, longtemps avant cette époque. Le fait est que le gouvernement
du roi vit, dès la fondation du royaume, s'élever un obstacle dans la voie où
il voulait entrer. L'opposition se manifesta en premier lieu parmi le clergé et
l'aristocratie ; car les libéraux se seraient unis avec le gouvernement, à
cause de leur aversion contre les prêtres, si l'administration avait pris plus
de soin de veiller sur les rouages directs et variés du mécanisme de l'état ;
mais par une déplorable fatalité, ce qui était effectué par un ministre était instantanément
défait par ses collègues ou successeurs. Le gouvernement ne marchait que par
bonds, tantôt avançant, tantôt rétrogradant, de manière que les factieux
gagnaient sans cesse le terrain que le cabinet perdait par sa marche
vacillante et oscillatoire. »
Cette critique
sévère est confirmée par la marche de l'administration à l'époque de la révolution de juillet, quoiqu'aucune démonstration ouverte
n'ait eu lieu dans la capitale ou dans les provinces que quelques semaines
après cet événement. Il existait néanmoins une vague et lourde fermentation, un
désir de mouvement et de changement, (page
221) une rumeur sinistre et profonde, une indéfinissable
irritation de l'esprit public, qui annonçait l'approche de l'explosion. On
examinait les actes du gouvernement avec une acrimonie évidente. Les mots de liberté,
patrie et oppression étaient répétés jusque par les enfants dans les
rues. De Potter et ses compagnons étaient portés aux nues ; Van Maanen et ses collègues traités de tyrans odieux. La presse
de la capitale et des provinces redoublait de vigilance, el le Courrier des
Pays-Bas, ce grand organe de la révolution,
multiplia ses efforts et lança une série d'audacieux articles qui étonnaient
même les lecteurs les plus libéraux. Jusqu'alors, cependant, rien n'avait été
publié qui pût être considéré comme hostile au roi et à sa dynastie, si l'on
n'en excepte quelques allusions assez vagues aux discussions domestiques
survenues entre le prince et la princesse d'Orange, et l'annonce du départ de
cette dernière pour Saint-Pétersbourg. Tout le poids de l'animadversion
populaire pesait sur le ministère et particulièrement sur son chef M. Van Maanen. Sa démission était non seulement obstinément
demandée, mais on déclarait qu'elle était le seul moyen d'apaiser la nation.
Son nom était dans toutes les bouches et reproduit ignominieusement sur tous
les murs. Les préventions du peuple contre lui étaient telles, que le duc
d'Albe, dans les jours de la plus grande terreur, ne fut pas à un plus haut
degré (page 222)
l'objet de la haine publique. Le monarque fut sourd à toutes ces réclamations,
et par une générosité fatale, couvrait publiquement de son égide un serviteur
dont les talents et le dévouement lui étaient connus, mais dont les conseils,
on peut l'affirmer, contribuèrent pour beaucoup à amener le démembrement du
royaume.
Après M. Van Maanen, le personnage le plus exposé à la haine publique,
c'était celui qu'on soupçonnait être l'organe de ce ministre, l'éditeur du National
; il s'établit entre lui et la presse libérale, un combat à mort. Sa plume
distillait le venin et le sarcasme dans l'apologie qu'il faisait des actes du
gouvernement et dans les attaques qu'il dirigeait contre les écrivains libéraux
; sa logique vigoureuse triomphait souvent de la dialectique de ses
adversaires. Il en résulta que la polémique dégénéra en outrageantes
personnalités. « Félon ! faussaire ! galérien ! » étaient les épithètes
dont on poursuivait chaque jour l'écrivain ministériel, qui répliquait à ses
adversaires, par le mots de « rebelles, gueux, menteurs, anarchistes, et
traîtres ingrats. » Mais si les écrivains de l'opposition n'avaient pas
toujours l'avantage, soit dans leurs arguments, soit par les invectives, ils
avaient une immense supériorité par l'influence et le crédit qu'ils gagnaient
sur l'esprit public ; de sorte qu'à la fin le nom de Libry-Bagnano devint l'emblème de tout ce qu'il y a de (page 223) plus vil et de
plus dégradé, et que chaque accusation lancée contre lui, quelque terrible ou
quelque fausse qu'elle fût, était admise sans hésitation.
Ces attaques
n'étaient cependant pas tant dirigées contre l'individu que contre son journal.
Quoique loin de posséder l'influence qu'il aurait eue s'il avait été rédigé par
d'autres mains, il exerçait pourtant un certain ascendant à l'intérieur et à
l'extérieur ; il était par conséquent important d'affaiblir et de
contrebalancer ses effets, et peut-être ne pouvait-on trouver de moyen plus
certain qu'en attaquant les antécédents de Libry-Bagnano, et en divulguant les fautes de sa vie antérieure
et les condamnations judiciaires dont il avait été flétri. En conséquence, il
parut dans le Courrier des Pays-Bas du 14 août, un article affirmant qu'il avait été convaincu du
crime de faux aux assises du Rhône et condamné en 1816, à dix ans de travaux
forcés et à la marque. Le jugement était rapporté et personne ne pouvait mettre
en doute la cause de sa condamnation. La haine qu'inspirait l'éditeur avait
fait taire tout sentiment d'humanité. Cette description de l'état de l'opinion
publique démontre plus vivement que ne pourraient le faire les arguments les
plus forts, la conduite impolitique du gouvernement, qui persistait à employer
comme principal avocat de sa cause, un individu placé sous le poids de si
terribles accusations.
(page 224) Tandis que le feu de la sédition s'étendait si rapidement
dans les provinces, l'état social de Bruxelles avait subi un changement
considérable. Le célèbre abbé Sieyes, Barrère, Merlin (de Douai), Thibaudeau, et environ vingt
autres conventionnels qui avaient trouvé un asile dans les Pays-Bas depuis la
restauration des Bourbons, venaient de rentrer en France. Mais ces patriarches
de la démocratie furent remplacés par une foule de jeunes et ardents émissaires
de la propagande, qui, acteurs dans les scènes de juillet, assumaient sur eux
tout l'honneur de ce triomphe populaire, et se croyaient des héros au-dessus
des vétérans d'Austerlitz et des Pyramides, échauffés par les combats de
juillet, désappointés peut-être des suites pacifiques qu'ils avaient eues, ils
ne pensaient qu'à exciter une guerre générale. Travaillant assidûment à
propager les doctrines du mouvement, non seulement ils affluèrent en Belgique,
mais ils tâchèrent de pénétrer dans ces provinces rhénanes qu'ils considéraient
comme le patrimoine de la France et comme la frontière naturelle de ce royaume.
Ils étalaient avec
affectation la cocarde tricolore dans les rues et les places publiques ; ils
causaient bruyamment dans les théâtres et les cafés, de la liberté régénérée,
et des droits de l'homme ; ils parlaient avec enthousiasme des gloires de
l'Empire, de la république, et des nobles destinées (page 225) de la jeune France ; ils
chantaient en chœur la Marseillaise et la Parisienne, au milieu
de groupes animés, qui, à cette époque, se sentaient irrésistiblement entraînés
à saluer la bannière tricolore de la France, plutôt qu'ils ne conservaient le
souvenir patriotique des couleurs nationales du Brabant. Ces jeunes gens
fraternisaient avec les Espagnols, les Italiens, les Portugais réfugiés, qui, mus par un désir naturel de revoir leur patrie,
s'abandonnaient à l'espoir que le retentissement de la révolution française ébranlerait
l'Europe entière. La maxime « Aide-toi et le ciel t'aidera » et toutes les
autres allusions à la liberté, étaient répétées avec enthousiasme ; de sorte
qu'il devenait évident, que dans peu de jours le torrent renverserait ses
digues, à moins que le gouvernement ne calmât la tempête par de sages
concessions, ou ne l'arrêtât par un redoublement de mesures énergiques.
En apprenant les
événements de juillet et la révolution française, de Potter et
ses compagnons d'exil, qui étaient partis de Mayence pour la Suisse, changèrent
de direction, entrèrent en France par Strasbourg, et vinrent directement à
Paris. Leur arrivée dans la capitale de la France fut signalée par une espèce
d'ovation ; on les reçut avec des démonstrations exagérées de sympathie et de
fraternité, qui prenaient leur source dans l'espèce d'exaltation des sentiments
publics à (page 226) cette
époque ; on les complimenta ; on leur offrit des banquets, où on leur adressa
des discours et on leur porta des toasts ; enfin, on leur prodigua des honneurs
qu'on n'accorde pas toujours aux hommes du mérite le plus éminent dans des
temps plus calmes.
Ce déploiement
exagéré de sentiments d'amitié de la part de Lafayette et autres, quoique ne
résultant que de l'excitation politique du moment, fut pris à la lettre par les
exilés belges. Comme ils étaient peu faits à de telles marques de respect chez
eux et au-dehors, leur vanité s'en enfla outre mesure, au point qu'ils
attribuèrent à leur mérite personnel l'encens qui n'était que la fumée éphémère
de l'époque. Ils ne songeaient guère que ce triomphe dont ils étaient si fiers
serait le signal de leur déconfiture politique, et que jouets du flux et du
reflux de la popularité, ils devaient, après avoir été portés si haut, tomber
bientôt dans un entier oubli. En même temps qu'ils se liaient avec les esprits
exaltés en France, et faisaient profession publique de leurs principes
républicains, dans
Tandis que ces
événements se passaient à Paris, les unionistes les plus influents, qui
désiraient marcher dans les voies constitutionnelles, préparaient le plan d'une
campagne parlementaire vigoureuse ; ils s'étaient unis pour une opposition
systématique au gouvernement, et étaient résolus d'employer tous les moyens
possibles afin d'amener quelques députés de la Hollande à s'unir à eux, pour
demander le redressement des griefs et un système plus libéral de gouvernement
; mais une différence d'opinion notable existait entre eux sur d'autres points.
Tous désiraient la
réforme et le changement, mais il y en avait peu d'entre eux qui fussent guidés
par un sentiment d'hostilité directe contre la (page 228) dynastie. Quelques-uns,
cependant, désiraient intérieurement rompre l'union avec la Hollande et
tournaient les yeux vers la France.
Considérant
l'indépendance de leur pays comme aussi chimérique que son union à la Hollande,
et conduits par des motifs qui n'étaient pas tout à fait exempts d'intérêt
personnel, ils désiraient une réunion avec cette nation sous le patronage de
laquelle la Belgique avait vécu en repos.
Aussi, quelques-uns
d'entre eux prétextèrent des motifs de curiosité ou des affaires urgentes, pour
se rendre en hâte à Paris et y consulter les hommes les plus distingués
appartenant ou non aux affaires, et sonder l'opinion du gouvernement sur sa
politique extérieure. Aucun argument ne fut épargné pour l'amener à accepter la
réunion, dans l'hypothèse d'une dissolution de la monarchie néerlandaise. Plus
confiants que politiques, plus ambitieux que patriotes, plus soucieux de
l'accomplissement de leurs vues ambitieuses que des intérêts de leur pays, non
seulement ils méconnurent la ligne de politique qui convenait le mieux à la
France, mais ils furent complètement mystifiés par les réponses évasives du
ministre français, de même qu'ils se trompèrent sur les forces du parti du
mouvement.
Un examen plus mûr,
une connaissance plus profonde de la politique générale, leur eût démontré que
la consolidation du gouvernement (page
229) de Louis-Philippe, dépendait du maintien de ses
relations amicales avec les autres nations et surtout avec la Grande-Bretagne ;
que cette puissance ne consentirait jamais que la Belgique ou même quelque
portion de son territoire devînt de nouveau partie intégrante de la France ;
que les hommes d'état dans ce pays, quelque fortement qu'ils pussent convoiter
ce riche territoire, n'étaient pas assez aveuglés sur leurs propres intérêts,
pour balancer entre la paix générale avec l'alliance de la Grande-Bretagne, ou
la réunion de la Belgique au prix d'une guerre générale. Ils oubliaient que
l'immense majorité des Français, spécialement les industriels et les
agriculteurs, étaient opposés à toute nouvelle tentative d'agrandissement
territorial qui, en supposant même le succès, n'eût servi qu'à placer
l'industrie plus avancée de la Belgique et des provinces rhénanes en
concurrence avec leurs propres produits, et que pendant 15 années de paix une
immense révolution sociale
avait eu lieu, l'aristocratie de la propriété fondée sur des principes de
conservation ayant fait disparaître l'aristocratie des noms basée sur la
destruction.
Il est vrai que les
promesses des chefs du mouvement, qui exagéraient leur propre influence chez
eux autant qu'ils se trompaient sur la volonté réelle de la majorité du peuple
belge, avaient pu tromper les réunionistes ; mais ceux-ci devaient (page 230) avoir assez de perspicacité
pour découvrir qu'ils ne pouvaient attendre de la France qu'elle entrât dans
leurs vues, à moins que la victoire ne fût acquise au parti révolutionnaire.
L'expérience ne pouvait être faite que sous peine d'une conflagration générale
de l'Europe ; et cette entreprise perdait de ses chances, puisque la majorité
des chambres françaises appuyait la dynastie, que l'intérêt de cette dynastie
était de conserver la paix au dehors, afin de se fortifier à l'intérieur, et
enfin que la conduite prudente du cabinet britannique et de ses alliés ôtait
tout prétexte de guerre.
On ne doit cependant pas se
tromper sur les sentiments qui animaient les nations de l'Europe. D'un côté
tout renouvellement de la Sainte-Alliance et d'une coalition d'invasion contre
la France eût été impopulaire sur le continent comme en Angleterre, puisque
cela pouvait amener la masse des Français à former une phalange terrible qui
aurait menacé tous les trônes, depuis le Rhin jusqu'à la Newa.
D'un autre côté, quoique les peuples de l'Europe eussent applaudi aux efforts
faits par la France pour reconquérir ses libertés à l'intérieur, si une armée
française eût marché vers la Meuse, sous prétexte de propager les opinions
libérales, elle eût de nouveau soulevé contre elle toutes les populations au
delà du Rhin, et eût réveillé les antipathies qui conduisirent deux fois les
alliés aux portes de Paris.