(E. HUYTTENS, Discussions du Congrès national de Belgique, Bruxelles, Société typographique belge, Adolphe Wahlen et Cie, 1844, tome 3)
(page 613). Dès le matin une foule immense parcourt les rues par où doit passer le cortège, et les habitants mettent la dernière main aux décorations brillantes et variées qui ornent les façades de chaque maison. Les (page 614) ornements les plus beaux et les plus prodigués sont les drapeaux aux couleurs nationales, qui se détachent éclatants des masses de verdure et des guirlandes. C'est principalement vers la place Royale que tous les curieux portent leurs pas. Là, devant l'église de Saint-Jacques-sur-Caudenberg, s'élève une galerie d'une architecture à la fois élégante et légère. Un trône, surmonté d'un dais blanc et or, occupe le milieu de la galerie ; en avant sont placés cinq riches fauteuils destinés au roi, au régent, à MM. les président et vice-présidents du congrès ; quatre tabourets sont réservés pour MM. les secrétaires ; le long des frises de la galerie se trouvent des médaillons portant les noms de Bruxelles, Liége, Sainte-Walburge, Berchem, Walhem, Lierre, Namur, Louvain, Venloo, points principaux où le peuple belge a combattu vaillamment pour conquérir sa liberté. Au-dessus de ces médaillons on voit des trophées d'armes où la blouse, placée comme la cuirasse antique dans les anciens trophées, fait le meilleur effet. Des banderoles blanches portent les noms des diverses provinces du royaume ; d'autres banderoles plus élevées étalent les couleurs nationales. Sur le fauteuil du trône on lit ces mots : L'union fait la force.
Déjà, dès huit heures du matin, une foule innombrable de spectateurs est placée sur les estrades réservées aux personnes invitées par le congrès. Toutes les (page 615) fenêtres des maisons de la place Royale sont autant d'amphithéâtres garnis de dames élégamment parées. On a dressé des amphithéâtres jusque sur les toits, et ce n'est pas là qu'il y a ni moins de dames, ni moins de spectateurs.
Entre dix et onze heures la cour supérieure de Bruxelles, la cour des comptes, la haute cour militaire, le tribunal civil, les administrateurs généraux, les gouverneurs civils, les députations des États et les gouverneurs de provinces, viennent successivement se placer à droite et à gauche de l'escalier, au-dessous des places réservées aux membres du congrès.
A onze heures et quart, la Grande Harmonie arrive sur la place Royale, elle se range aux côtés de l'arbre de la liberté, qui se distingue entre tous les mâts surmontés de bannières tricolores ; dès son arrivée et pendant toute la cérémonie, elle joue alternativement les airs patriotiques de la Brabançonne, de la Marseillaise et de la Parisienne. Le carillon de l'église de Saint-Jacques fait entendre les mêmes airs.
Le congrès, convoqué dès neuf heures pour examiner en comité général quelques points du programme de la solennité à laquelle il doit prendre part, délibère à huis clos en attendant l'arrivée de M. le régent.
A onze heures M. le régent, précédé d'un détachement de lanciers, et suivi d'un détachement de cuirassiers, arrive en voiture au congrès. Deux autres voitures accompagnent la sienne ; elles contiennent MM. les ministres et les aides de camp.
La séance est déclarée publique. (M. B., 23 juill.)
Une députation de dix membres du congrès, tirés au sort, se retire pour recevoir M. le régent au pied du grand escalier du palais National ; elle l'introduit dans l'assemblée. Aussitôt des applaudissements nombreux et prolongés mêlés de vivat, partis de l'enceinte et des tribunes publiques garnies d'un petit nombre de spectateurs, accueillent le premier magistrat du peuple belge, qui, pour la dernière fois, vient au sein des députés du pays, au moment de céder sa place et son pouvoir au nouveau roi.
Après que les applaudissements ont cessé. M. le régent dit ce peu de mots. - « Messieurs. Permettez-moi de vous remercier brièvement : mon émotion est trop forte pour pouvoir parler longtemps. »
Des larmes coulent de tous les yeux ; un moment de silence succède à cette courte allocution.
M. le président invite M. le régent à prendre place sur un fauteuil qui est préparé devant le bureau.
M. le régent – Permettez-moi, messieurs, de rester debout au milieu de vous. C'est une dernière marque de respect que je rends à la nation belge représentée ici par ses dignes mandataires.
- L'assemblée, restée debout depuis l'entrée du régent, se disperse dans les couloirs et les salons de conférence. M. le régent reçoit les compliments particuliers d'un grand nombre de députés, qui se pressent autour de lui. Après quelques instants une estafette vient annoncer le départ du roi du château de Laeken. (M. B., 23 juill.)
Vers midi le congrès et M. le régent quittent le palais de la Nation et se rendent à la place Royale ; un détachement de lanciers annonce leur arrivée, qui est bientôt accueillie par des applaudissements et des vivat.
Le bureau prend place sur les sièges qui lui sont réservés, et les membres du congrès s'asseyent dans la galerie, à droite et à gauche du trône.
Cependant le roi, qui a quitté le palais de Laeken à onze heures, est complimenté à Molenbeek-Saint-Jean, où on lui offre le vin d'honneur. A la porte de Laeken, MM. les bourgmestre et échevins et le corps municipal de la ville de Bruxelles reçoivent Sa Majesté ; en lui présentant les clefs de la ville, M. Rouppe lui adresse le discours suivant :
« Sire,
« Le corps municipal de la ville de Bruxelles s'empresse d'offrir à Votre Majesté, au nom de cette héroïque cité, le tribut de son respect, l'hommage de son dévouement.
« Élu de la nation, prince magnanime, venez prendre possession du trône où vous appellent les acclamations unanimes d'un peuple libre.
« Vous maintiendrez, Sire, notre charte et nos immunités. Nous, nous saurons défendre votre trône et conserver intactes vos prérogatives royales.
« Devant Votre Majesté s'ouvre une vaste carrière de gloire et de renommée ; devant nous une ère de splendeur et de prospérité.
« Magistrats par le choix de nos concitoyens, nous sommes glorieux de présenter, en leur nom, au premier roi des Belges les clefs de sa capitale.
« Vive le roi Léopold ! »
Sa Majesté répond dans les termes les plus affectueux – Ces clefs, dit-elle, ne sauraient être mieux confiées qu'aux mains de celui qui les a si bien conservées dans les moments les plus difficiles. » Le roi ajoute : « Je n'ai accepté la couronne que pour le bonheur des Belges ; je me compterai heureux de les faire jouir des institutions qu'eux-mêmes ils se sont données. La bonne ville de Bruxelles fera l'objet de mes soins particuliers : j'espère bien lui rendre tout son lustre et lui procurer une solide et durable prospérité. »
Après ces mots, le cortège s'avance lentement à travers la foule avide de voir son roi. La garde civique et les régiments de ligne forment la haie sur son passage depuis la porte de Laeken jusqu'à la place Royale. De temps en temps des lanciers viennent annoncer aux maîtres de cérémonies que le roi approche. A midi et quart, un mouvement prononcé à l'entrée de la rue de la Montagne de la Cour, et des roulements de tambour, font croire un moment à l'arrivée du roi ; on est bientôt détrompé. (M. B., 23 juill.)
A une heure et quart, la tête du cortège arrive sur la place dans l'ordre suivant :
(page 616) La gendarmerie à cheval ;
Les lanciers ;
Les cuirassiers ;
La garde civique à cheval ;
Les chasseurs volontaires dits de Chasteler ;
Les braves mutilés par le canon de septembre parmi lesquels on remarque M. le capitaine Stieldor porté sur un sofa entouré de lauriers ;
La commission des récompenses ;
Les pompiers ;
Le corps municipal ;
L'état-major de l'armée et de la garde civique.
Tous ces corps différents se placent au devant de galerie à droite et à gauche de l'escalier.
Vient ensuite la députation du congrès, composée de MM. Lebeau, le comte Félix de Mérode, Fleussu de Muelenaere, le baron Joseph d'Hooghvorst, etc.
Enfin le roi, à cheval et en costume de général de l'armée belge, parait au milieu d'un brillant état-major. A sa vue les applaudissements, les cris de Vive le roi ! les acclamations unanimes éclatent de toutes parts et avec une force et une énergie dont probablement Sa Majesté n'avait encore pu avoir qu'une faible idée. Le roi paraît très satisfait de l'accueil : il salue les spectateurs à plusieurs reprises, et descend de cheval au pied de l'escalier, où une députation du congrès, composée de MM. Charles de Brouckere, Devaux, Pirmez, de Behr, le comte de Bergeyck et l'abbé Pollin, vient le recevoir. Arrivé au haut de l'escalier, où l'attendent M. le régent et le bureau du congrès, Sa Majesté salue avec un affectueux sourire M. le régent ; il salue aussi les membres du bureau et le congrès, et serre la main de M. Destouvelles, vice-président.
Les cris de Vive le roi ! ne cessent de se faire entendre ; M. de Gerlache, président du congrès, prend place au fauteuil après avoir invité le roi et M. le régent à s'asseoir à sa droite. Voici comment se trouve disposé le groupe principal de cette scène vraiment ravissante :
LE ROI ;
A sa droite M. le régent, M. Raikem, vice-président, et MM. Liedts et Henri de Brouckere, secrétaires.
A sa gauche, M. de Gerlache, président, M. Destouvelles, vice-président, et MM. le vicomte Charles Vilain XIIII et Nothomb, secrétaires.
Derrière le roi, MM. les généraux baron d'Hooghvorst, baron Duvivier, marquis de Chasteler, d'Hane, et MM. Lebeau, Duvivier, ministre des finances, Barthélemy, ministre de la justice, le chevalier de Sauvage, ministre de l'intérieur, et le baron de Failly, ministre de la guerre.
A peine assis, le roi, frappé du beau coup d'œil que présentent la place Royale et les rues adjacentes, le fait remarquer à M. le régent. (M. B., 23 juill.)
M. le président fait un signe de la main pour faire cesser les acclamations ; il déclare ensuite la séance ouverte. Et s'adressant au roi – Sire, dit-il, nous nous sommes réunis pour recevoir le serment que prescrit la constitution. J'accorderai d'abord la parole à M. le régent, qui déposera ses pouvoirs entre les mains du congrès. (M. B., 23 juill.)
M. le régent se lève, et debout, en avant de son fauteuil et se tournant vers le roi, il prononce le discours suivant – Messieurs, par votre décret du 24 février dernier, et conformément à l'article 85 de la constitution, vous m'avez fait l'honneur de me nommer régent de la Belgique ; le lendemain 25, j'eus celui d'être admis dans le sein du congrès et d'y prêter solennellement le serment prescrit par l'article 80 de notre pacte social.
Mes premiers soins furent de composer le ministère. J'y appelai les mêmes citoyens auxquels le gouvernement précédent avait confié les diverses branches d'administration générale. Ce fut en confirmant dans ces hautes fonctions les hommes qui avaient si puissamment aidé à conquérir et à affermir notre liberté, que je voulus donner à la nation un premier gage de mon entière adhésion aux principes de notre révolution, et de ma ferme volonté de la faire jouir de toutes ses conséquences.
Je fis notifier aux gouvernements français et anglais votre décret du 24 février qui me nomme régent de la Belgique, et il fut délivré des lettres de créance à des agents belges auprès de ces deux cours, avec titre et rang de ministres plénipotentiaires.
Le gouvernement français admit sans hésiter notre ministre, qui prit aussitôt rang parmi les diplomates étrangers reçus à la cour du Palais-Royal. S. M. le roi Louis-Philippe me fit l'honneur de m'adresser, par sa lettre autographe du 15 mars dernier, des félicitations sur mon avènement à la régence, et m'exprima en même temps et en termes formels le vif et invariable intérêt qu'il porte à la Belgique.
Ce fut par ces premiers actes, que le roi des Français commença de réaliser les promesses qu'il (page 617) m'avait faites en février dernier, lorsque j'eus l'honneur d'en prendre congé ; il me dit en me prenant la main : « Dites à la nation belge que je lui donne la main dans la personne du président du congrès, et que les Belges peuvent toujours compter sur mon amitié. »
Nous n'avons pas été aussi heureux auprès du cabinet de Saint-James : notre ministre n'avait été reçu qu'officieusement par les ministres anglais, et l'honneur national ne me permettant pas de le laisser plus longtemps dans une position équivoque, je lui fis expédier des lettres de rappel.
(page 618) Cependant le ministère voulant mettre fin au malaise résultant de l'état provisoire d'une régence, et clore la révolution par l'établissement d'un gouvernement définitif, avait envoyé à notre agent à Londres des instructions qui avaient pour but de sonder les dispositions de S. A. R, le prince de Saxe-Cobourg ; mais des obstacles de pure étiquette en paralysèrent les effets.
Dans l'intervalle, d'autres hommes furent appelés au ministère, et les nouveaux ministres suivirent les errements de leurs prédécesseurs. Ce qui s'est passé à cet égard vous est connu : vous savez, messieurs, comment a été amenée l'heureuse fin à laquelle nous assistons aujourd'hui.
Je ne vous entretiendrai pas, messieurs, des actes de ma régence : je me bornerai à vous dire que l'effervescence des passions, inséparable de notre état révolutionnaire, la stagnation des affaires commerciales, les inquiétudes sur l'avenir de la patrie, ont amené des événements, causé des embarras qui ont empêché le gouvernement de s'occuper, aussi efficacement qu'il l'eût désiré, des institutions qui doivent compléter l'œuvre de notre régénération politique.
Dans l'état d'hostilités imminentes avec nos voisins, le gouvernement a dû s'occuper principalement de l'armée : l'infanterie a été considérablement augmentée et régularisée ; l'organisation de la cavalerie a été complétée ; l'artillerie a été mise sur un pied respectable ; le service des vivres, des hôpitaux et des transports a été assuré ; enfin, à côté de l'armée régulière, une autre se forme des rangs de la garde civique, également impatiente de se mesurer avec l'ennemi.
Le concours de tous les citoyens qui, oubliant tout esprit de parti, vont se grouper autour du trône, ne contribuera pas moins que le courage et l'excellent esprit de notre armée, à appuyer les négociations pour obtenir une paix honorable, consolider notre indépendance, et au besoin à défendre l'intégrité de notre territoire.
Nos finances sont dans un état aussi prospère que pouvaient le permettre les circonstances, et la rentrée des contributions s'opère presque comme en pleine paix.
Si j'ai été assez heureux, messieurs, pour aider à conduire au port le vaisseau de l'État (car je regarde l'avènement du prince Léopold au trône de la Belgique, et sa reconnaissance par la plupart des grandes puissances de l'Europe comme le terme de notre glorieuse révolution et l'affermissement de nos libertés) ; si j'ai pu faire quelque bien, loin de moi de m'en attribuer le mérite : non, messieurs, je n'en revendique que la plus petite part, car je confesse, en présence de la nation et à la face de toute l'Europe, que, sans une protection toute spéciale de la Providence, nulle prudence humaine n'aurait su prévoir ni les événements, ni leur résultat, encore moins les diriger dans l'intérêt de la patrie.
C'est aussi dans la noble fermeté du congrès et dans la sagesse de ses délibérations que j'ai trouvé le plus puissant appui. Permettez donc, messieurs, que je vous adresse ici l'expression de ma vive et sincère reconnaissance.
Mais convenons, messieurs, que notre tâche a été rendue bien facile par les excellentes qualités du peuple belge ; de ce peuple aussi soumis aux lois, aussi docile à la voix des chefs qui méritent sa confiance, qu'il se montre jaloux de ses droits et impatient du joug de l'arbitraire ; de ce peuple si courageux dans les combats, si ferme dans ses résolutions ; de ce peuple essentiellement moral, dont l'histoire dira que, chez lui, pendant onze mois de révolution et de privations pour la classe la plus nombreuse (à part quelques excès évidemment provoqués), il n'y eut jamais moins de délits ; de ce peuple dont le dévouement et l'amour feront toujours la récompense d'un bon gouvernement.
C'est avec la plus entière sécurité, messieurs, que je remets les destinées de ce bon peuple entre les mains d'un prince dont le noble caractère et les vertus privées nous sont garants de celles qu'il va déployer sur le trône.
C'est avec effusion que je puis dire aujourd'hui : J'ai vu l'aurore du bonheur se lever pour mon pays, j'ai assez vécu.
Je dépose entre vos mains, messieurs, les pouvoirs que vous m'avez conférés, et je vous prie de vouloir bien m'en donner acte. (M. B., 23 juill., et A. C.)
M. le président, debout, en face de M. le baron Surlet de Chokier, lui répond en ces termes :
M. le régent, lorsque je vous disais, il y a cinq mois, au sein même du congrès, « qu'élu chef temporaire de la nation, votre nomination était ratifiée par les acclamations unanimes de vos anciens collègues et du peuple belge tout entier ; que cette élévation spontanée était un hommage accordé à vos vertus par vos égaux, un témoignage de gratitude profonde pour les services que vous aviez déjà rendus à la patrie, et un appel à des services nouveaux », nous avions pu facilement deviner, d'après vos antécédents, quelle ligne vous suivriez dans le poste élevé où vous portèrent vos collègues et la nation tout entière.
Avoir joui d'un grand pouvoir sans en avoir (page 619) abusé un seul instant, être toujours demeuré le même dans les circonstances les plus critiques, c'est un fait tout simple pour qui connaît votre caractère, M. le régent ; je me contente de répéter ici ce que dit tout le monde. Un jour l'histoire racontera quel rôle conciliateur vous avez rempli au milieu des opinions divergentes, et des partis qui s'agitaient ; elle dira que l'assemblée nationale, voulant concentrer dans les mains d'un seul des pouvoirs jusque-là trop divisés, chercha quelqu'un qui ne déplût à personne, qui eût l'estime et la confiance de tous, et qui voulût se dévouer pour le pays ; et cet homme, ce fut vous, M. le régent. L'histoire dira qu'ayant exercé une partie, de la prérogative royale pendant une révolution : de cinq mois, cet homme ne s'est aliéné aucun ami et ne s'est fait aucun ennemi.
C'est au nom du congrès et de la nation que je vous remercie, et que j’ose vous dire que vous avez rempli notre attente dans les hautes fonctions que vous venez de résigner dans les mains de cette assemblée. (M. B., 23 juill.)
- Des applaudissements, des vivat et des bravos prolongés accueillent la fin de ce discours ; M. le régent salue rassemblée et se rassied, ainsi que M. le président. (M. B., 23 juill.)
M. le vicomte Charles Vilain XIIII, secrétaire, debout devant le roi, donne lecture de la constitution. (M. B., 23 juill.)
M. Nothomb, secrétaire, présente la formule du serment à Sa Majesté, qui la reçoit en souriant. (Applaudissements, acclamations, auxquels succède un profond silence.) (M. B., 23 juill.)
M. Plaisant et M. le baron de Thysebaert, maîtres des cérémonies, apportent une table devant le fauteuil du roi. (Il se fait un profond silence.) (M. B., 23 juill.)
Le roi, d'une voix forte et d'un ton assuré, dit – Je jure d'observer la constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire.
(Sa Majesté appuie sur les derniers mots.) (M. B., 23 juill.)
- A peine le roi a-t-il achevé la formule du serment, que de nouveaux cris de Vive le roi ! se font entendre et se mêlent longtemps au bruit des fanfares et du canon, qui commence à retentir dès ce moment et qui tonne pendant tout le reste de la cérémonie. (M. B., 23 juill.)
M. le président donne acte à au roi de sa prestation de serment. (P. V.)
M. Liedts, secrétaire présente la plume à Sa Majesté, qui signe le procès-verbal de la prestation du serment, et qui remet la plume à M. Henri de Brouckere , secrétaire.
- Le bureau signe le procès-verbal à son tour. (M. B., 23 juill.)
Le roi monte sur le trône. Les neuf siéges qui étaient devant le trône ont disparu ; Sa Majesté se trouve seule sur l'estrade supérieure. M. Je régent est au-dessous ; à la droite et à la gauche du roi se placent les généraux et les ministres, qui d'abord étaient derrière son fauteuil. Les membres du bureau se divisent aussi : les uns se rangent à droite et les autres à gauche du trône. Les membres du congrès sont debout et attentifs. Ici la scène a totalement changé de face, et le nouveau coup d'œil qu'elle présente frappe vivement la foule, qui redouble ses vivat et ses acclamations. On obtient enfin le silence. (M. B., 23 juill.)
Le roi prononce le discours suivant – Messieurs,
L'acte solennel qui vient de s'accomplir achève l'édifice social commencé par le patriotisme de la nation et de ses représentants. L'État est définitivement constitué dans les formes prescrites par la constitution même.
Cette constitution émane entièrement de vous, et cette circonstance, due à la position où s'est trouvé le pays, me paraît heureuse. Elle a éloigné des collisions qui pouvaient s'élever entre divers pouvoirs, et altérer l'harmonie qui doit régner entre eux.
La promptitude avec laquelle je me suis rendu sur le sol belge a dû vous convaincre que, fidèle à ma parole, je n'ai attendu, pour venir au milieu de vous, que de voir écarter par vous-mêmes les obstacles qui s'opposaient à mon avènement au trône.
Les considérations diverses exposées dans l'importante discussion qui a amené ce résultat, feront l'objet de ma plus vive sollicitude.
J'ai reçu, dès mon entrée sur le sol belge, les témoignages d'une touchante bienveillance. J'en suis encore aussi ému que reconnaissant.
A l'aspect de ces populations, ratifiant par leurs acclamations l'acte de la représentation nationale, j'ai pu me convaincre que j'étais appelé par le vœu du pays, et j’ai compris tout ce qu'un tel accueil m'impose de devoirs.
Belge par votre adoption, je me ferai aussi une loi de l'être toujours par ma politique.
J'ai été également accueilli avec une extrême bienveillance dans la partie du territoire français que j'ai traversée, et j'ai cru voir dans ces démonstrations, auxquelles j'attache un haut prix, le présage heureux de relations de confiance et d'amitié qui doivent exister entre les deux pays.
Le résultat de toute commotion politique est de froisser momentanément les intérêts matériels. Je comprends trop bien leur importance pour ne pas m'attacher immédiatement à concourir, par la plus active sollicitude, à relever le commerce et l'industrie, ces principes vivifiants de la prospérité nationale. Les relations que j'ai formées dans les pays qui nous avoisinent seconderont, je l'espère, les efforts auxquels je vais incessamment me livrer pour atteindre ce but ; mais j'aime à croire que le peuple belge, si remarquable à la fois par son sens droit et par sa résignation, tiendra compte au gouvernement des difficultés d'une position qui se lie à l'état de malaise dont l'Europe presque tout entière est frappée.
Je veux m'environner de toutes les lumières, provoquer toutes les voies d'amélioration, et c'est sur les lieux mêmes, ainsi que j'ai déjà commencé à le faire, que je me propose de recueillir les notions les plus propres à éclairer, sous ce rapport, la marche du gouvernement.
Messieurs, je n'ai accepté la couronne que vous m'avez offerte qu'en vue de remplir une tâche aussi noble qu'utile, celle d'être appelé à consolider les institutions d'un peuple généreux, et de maintenir son indépendance. Mon cœur ne connaît d'autre ambition que celle de vous voir heureux.
Je dois, dans une aussi touchante solennité, vous exprimer un de mes vœux les plus ardents. La nation sort d'une crise violente ; puisse ce jour effacer toutes les haines, étouffer tous les ressentiments ; qu'une seule pensée anime tous les Belges, celle d'une franche et sincère union !
Je m'estimerai heureux de concourir à ce beau résultat, si bien préparé par la sagesse de l'homme vénérable qui s'est dévoué avec un si noble patriotisme au salut de son pays.
Messieurs, j'espère être pour la Belgique un gage de paix et de tranquillité, mais les prévisions de l'homme ne sont pas infaillibles. Si, malgré tous les sacrifices pour conserver la paix, nous étions menacés de guerre, je n'hésiterais pas à en appeler au courage du peuple belge, et j'espère qu'il se rallierait tout entier à son chef pour la défense du pays et de l'indépendance nationale. (M. B., 25 juill., et A. C.)
- Il est impossible de donner une idée des transports et des acclamations qui ont accueilli le discours du roi. Ses dernières paroles surtout, écoutées avec avidité, ont fait une vive impression sur ceux qui les ont entendues. Un langage si noble, si patriotique, ne pouvait pas produire un moindre effet sur des hommes qui mettent avant tout l'honneur du nom belge. (M. B., 23 juill.)
M. le président déclare la séance levée. (M. B., 23 juill.)
Le cortège se remet en marche selon l'ordre dans lequel il est arrivé, et se dirige vers le palais du roi. Sa Majesté, ne voulant pas remonter à cheval, se rend a son palais à pied, au milieu des transports et des acclamations de la foule. (M. B., 23 juill.)
Après l'inauguration, les députés se réunissent au palais de la Nation. (M. B., 23 juill.)
M. le président annonce que le roi recevra les députés par province à cinq heures, et que le congrès est invité à assister au Te Deum, à Sainte-Gudule, demain à midi. (M. B., 23 juill.)
M. Liedts, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; il est adopté. (M. B.. 23 juill.)
M. Nothomb, secrétaire, donne lecture du procès-verbal d'inauguration ci-après, en prévenant l'assemblée que le bureau a adopté le mode suivi à l'occasion de l'inauguration de Louis-Philippe :
« Procès-verbal de l'inauguration de LÉOPOLD Ier, roi des Belges.
« A une heure, le congrès national de la Belgique se réunit sous la présidence de M. de Gerlache.
« S. M. le roi des Belges, Léopold Ier, et M. le régent de la Belgique, baron Érasme-Louis Surlet de Chokier, se sont rendus dans le sein de l'assemblée.
« M. le régent dépose les pouvoirs qui lui ont été confiés par le congrès national.
« Le président donne acte à M. le régent de sa déclaration.
« Le président fait donner lecture de la constitution décrétée par le congrès national le 7 février 1831.
« S. M. le roi prête le serment suivant :
« Je jure d'observer la constitution et les lois du peuple belge, de maintenir l'indépendance nationale et l'intégrité du territoire. »
« Le président donne acte à Sa Majesté de sa prestation de serment.
« En foi de quoi a été dressé le présent procès-verbal, signé par S. M. le roi, par M. le régent, le président, les vice-présidents, et les secrétaires du congrès.
« Bruxelles, le 21 juillet 1831.
« LEOPOLD.
« E. SURLET DE CHOKIER.
« Le président du congrès, E. DE GERLACHE.
« Les vice-présidents, RAIKEM. DESTOUVELLES.
« Les secrétaires, membres du congrès, » LIEDTS, NOTHOMB, Vicomte VILAIN XIIII, H. DE BROUCKERE. » (M. B., 23 juill., et P. V.)
M. Picquet, au nom de la commission chargée de présenter à M. le régent le décret qui déclare qu'il a bien mérité de la patrie, qu'il sera frappé une médaille en son honneur, et qui lui accorde une pension de 10,000 florins, rend compte de la démarche faite par la commission : M. le régent aurait désiré que le décret ne contînt pas la dernière disposition. (M. B.. 23 juill.)
M. Van de Weyer annonce que chaque membre du congrès recevra une médaille en argent et une autre en bronze, frappées en mémoire de la solennité d'aujourd'hui. (M. B., 23 juill.)
Plusieurs membres réclament l'impression des discours prononcés dans la séance d'inauguration. (M. B., 23 juin.)
- Le bureau annonce que ces discours se trouveront dans le Moniteur qui est adressé à chaque député. (M. B., 23 juin.)
M. le président se lève et prononce le discours suivant – La Belgique ayant fait sa révolution, vous avez été chargés de lui donner une constitution qui garantît ses libertés, et de faire choix d'un prince qui les fît respecter. Vous avez accompli cette double mission. Je désirerais pouvoir m'en tenir à ces simples paroles, après ce qui vient de se passer sons vos yeux, et vous laisser jouir de toutes les émotions patriotiques dont vos cœurs sont encore transportés. Un peuple entier recevant, à la face du ciel, le serment de son roi, d'un roi qu'il s'est donné ; et ce roi jurant de se dévouer sans réserve au bonheur de son peuple : quel grand, quel étonnant spectacle, messieurs, et quel enseignement pour les rois !
Comment se fait une révolution politique ? quand devient-elle nécessaire et légitime ? combien de malheurs peut-elle entraîner ? comment, alors qu'on cherche la liberté, compromet-on l'ordre intérieur et la paix publique ? L'histoire, en parlant de vous et de vos mémorables travaux, soulèvera peut-être ces hautes questions ; mais, je ne sais si les annales des peuples lui offriront beaucoup d'exemples d'une révolution aussi promptement, aussi complètement, aussi heureusement opérée. On nous contestait naguère encore notre nationalité, messieurs, et on ne voit pas que c'est cette erreur qui a causé la perte du souverain qui vient de tomber. Au lieu de se faire Belge, il a voulu nous faire Hollandais ; et le peuple belge, se rappelant ce qu'il était, s'est levé tout à coup, et le sol a tremblé, et ses maîtres étrangers ont disparu. Pour bien gouverner la Belgique, il fallait la connaître et l'aimer comme Philippe le Bon, comme Charles-Quint, comme Albert et Isabelle, comme Marie-Thérèse ; il fallait respecter ses mœurs, ses lois, ses antiques souvenirs, son caractère propre et indélébile. Qu'y a-t-il de plus ancien dans la liberté que les puissantes communes des Flandres, du Brabant et de Liége ? Où trouver chez nous des titres au pouvoir absolu ? Dans nos vieilles chartes, le contrat bilatéral entre le souverain et la nation était si bien formé, qu'aux termes de la Joyeuse Entrée, celui-là consentait à ce que ses sujets lui refusassent le service, tant que lès contraventions ne seraient pas réparées.
Quand vous proclamiez dans notre constitution actuelle tant de dispositions tutélaires, vous ne faisiez en réalité que reconstruire sur ses fondements primitifs l'édifice social élevé par nos aïeux, en ajoutant à votre ouvrage ce que la marche du temps, l'expérience des autres peuples et la nôtre même nous avaient enseigné.
Toutes les libertés qui ne se trouvent, ailleurs, que dans des livres ou dans des constitutions oubliées, sont consignées dans la vôtre avec des garanties qui en assurent la durée, et déjà depuis dix mois vous les pratiquez légalement. Qu'on (page 622) nous cite un peuple en révolution, alors que tous les ressorts de l'autorité étaient presque brisés, qu ait montré plus d'audace vis-à-vis de l'ennemi ; plus de modération et de magnanimité au dedans : plus de respect pour les lois ; et qui ait su mieux concilier en général l'amour de l'ordre et l'amour de la liberté ! C'est ce beau caractère qui nous a rendus dignes d'être admis dans la grande famille des nations européennes. De sorte, messieurs, que nous avons aujourd'hui pour nous tout ce qu'il y a de fort et de puissant parmi les hommes : le droit et le fait. Vous opérez votre mouvement national, et au bout de dix mois vous redevenez nation ; vous avez une charte, un gouvernement régulier, un roi, un roi légitime de par le peuple, et certes il est permis de croire qu'ici la voix du peuple est la voix de Dieu ! Songez combien d'années l'Angleterre, la Hollande et les États-Unis ont combattu pour leur indépendance ! Combien d'autres, en voulant la conquérir, sont tombés plus bas dans la servitude ! Oui, le ciel protége la Belgique, cela est visible à tous les yeux !
Que tous les bons citoyens prennent courage et se serrent autour du gouvernement, et les obstacles qui embarrassent encore sa marche seront surmontés.
Vous aviez décrété la monarchie constitutionnelle, messieurs, mais le monarque vous manquait. Le pouvoir central, le pouvoir actif, le pouvoir fort qui tient tous les autres en équilibre et leur donne l'impulsion, était absent. Vous êtes enfin constitués au dedans. Au dehors, vous avez pour vous la sympathie des peuples les plus éclairés de l'Europe. Messieurs, que la Belgique, la France et l'Angleterre contractent désormais une association mutuelle au profit de la liberté, et la liberté est à jamais impérissable ; que ces trois nations soient bien unies entre elles et avec leurs gouvernements, et la cause de la civilisation progressive est à jamais gagnée ! Quand vous faites tant pour la paix de l'Europe, l'Europe vous doit sans doute de la reconnaissance, et, s'il était nécessaire, elle vous devrait de l'assistance. La paix, ce besoin universel des sociétés modernes, sans laquelle il n'y a ni commerce, ni industrie, ni arts, ni liberté, possibles, nous ramènera la prospérité.
On craint, dit-on, pour nos intérêts matériels ; mais dans un pays où l'industrie est fondée sur le sol et a ses racines dans les entrailles mêmes de la terre, le commerce repose sur une base naturelle et indestructible. Et comme l'intérêt rapproche les hommes, nous ne manquerons point de débouchés pour nos produits, dès que les causes du malaise général qui travaille les nations auront disparu.
Vous avez consolidé et défendu notre liberté par les lois ; c'est à nos braves à la défendre au dehors et l'épée à la main, si elle est encore menacée ; c'est à eux à prouver qu'ils n'ont point dégénéré de ces Belges dont César a vanté la valeur, de ces Belges que, sous les ducs de Bourgogne, Sous Charles-Quint, et de nos jours même, l'on citait dans toutes les armées de l'Europe pour leur inébranlable courage.
Une nouvelle ère commence. Il y a deux siècles et demi que le pays fut pour un instant détaché de l'Espagne et gouverné comme Etat indépendant, par des princes distingués par leur sagesse et leur bonté, qui surent gagner l'amour des Belges : aujourd'hui les noms d'Albert et d'Isabelle sont encore révérés. Puisse le nom de Léopold Ier se graver dans les cœurs de nos derniers neveux à côté de ceux que je viens de rappeler !
Dominé par les événements qui se pressent et par les grands intérêts du pays, j'omettais, messieurs, de vous parler de vous-mêmes. Nous allons nous séparer (d'une voix émue) ; d'autres bientôt (à moins que quelque événement imprévu ne nous ramène ici) viendront achever ce que nous avons commencé, car il reste encore beaucoup à faire, et à la vue des dangers de la patrie, lorsque nous n'étions pas même sûrs de conserver une patrie, nos devoirs de citoyens devaient nous faire oublier trop souvent ceux de législateurs.
Chacun de vous va rentrer parmi les siens avec la douce satisfaction d'avoir dignement rempli sa mission. Vous avez bien mérité du pays, messieurs, et le pays déjà vous rend justice ! Mais promettons-nous encore, en nous quittant, de nous retrouver tous au poste de l'honneur pour défendre et le pays et nos libertés, si de nouveaux périls les menaçaient.
Messieurs, il y aurait, je le sens, de l'inconvenance à vous parler de moi (d'une voix très émue) dans un tel moment ; mais je suis si fier d'avoir été le président d'une si noble assemblée, et j'estime cet honneur si grand, que si je devais me sacrifier tout entier à ma patrie, je croirais en avoir été d'avance trop bien payé ! Je n'avais, je le sais, qu'un seul titre pour mériter une telle distinction : c'était d'aimer beaucoup mon pays ; ce sentiment, je vous l'assure, vivra et mourra avec moi !
M. le président – Au nom du peuple belge, je déclare que le congrès national est ajourné, conformément à son décret du 20 du présent mois. (Applaudissements prolongés.) (M. B., 23 juill.)