(E. HUYTTENS, Discussions du Congrès national de Belgique, Bruxelles, Société typographique belge, Adolphe Wahlen et Cie, 1844, tome 1)
(page 184) (Présidence de M. le baron Surlet de Chokier)
M. Nothomb, secrétaire, donne lecture du procès-verbal ; il est adopté. (P. V.)
M. Dayeneux, appelé dans son district par les nombreux délits qui s'y commettent, et particulièrement les incendies de la forêt d'Ath, qui menacent de s'étendre à d'autres forêts, donne sa démission.
- Renvoi à la commission de vérification des pouvoirs pour la nomination d'un suppléant.
M. Lecocq annonce qu'un froid à la tête l'a privé des organes de l'ouïe, mais qu'il espère pouvoir se rendre au congrès lundi. (U.B., 21 nov.)
Il est fait hommage au congrès, 1° d'un ouvrage de M. C. Lenoy, jurisconsulte à Fleurus, intitulé : Exposé des lois de la sagesse ; 2° d'une brochure de M. Hip. Vilain XIIII, intitulée : Appel au congrès ; 3° d'une brochure de M. Moulan, intitulée : Deux mots sur la situation de la Belgique. (P. V.)
- Dépôt à la bibliothèque. (U. B., 21 nov.)
MM. Eugène Sablon et Hublon font hommage au congrès d'un tableau patriotique, accompagné d'une longue lettre (P. V.)
M. le président – Dépôt au Musée. On ne peut pas déposer un tableau dans une bibliothèque (U. B. 21 nov.)
M. Jamin soumet au congrès national des observations sur la forme du gouvernement et sur le projet de constitution imprimé par ordre du gouvernement provisoire.
M. de Staville (de Saint-Hubert) présente des réflexions sur le prix élevé des grains et sur les moyens de le faire baisser. (P. V.)
M. Barbanson lit le rapport de la section centrale sur là proposition de M. Constantin Rodenbach relative à la forme du gouvernement.
M. Raikem fait le rapport de la section centrale sur la proposition de M. Constantin Rodenbach, relative à l'exclusion de la maison d'Orange de tout pouvoir en Belgique, et sur la proposition de M. Pirson relative à la déchéance du roi Guillaume et de ses descendants.
M. le président – La discussion est ouverte sur la première question : la forme du gouvernement. (J. F., 21 nov.)
M. le baron de Pélichy van Huerne – Appelé par la confiance de mes concitoyens à délibérer sur l'avenir de ma patrie, je n'aborderai qu'en tremblant une question aussi grave. Avant de fixer mon idée, j'ai dû consulter l'opinion publique, calculer les avantages et les désavantages qu'il y aurait pour son bonheur, en adoptant une république monarchique. J'ai dû m'arrêter à la (page 185) monarchie comme étant le gouvernement le plus ancien, le plus nombreux et le plus expéditif. Je le veux entouré d'autorités fortes et stables, et fondé sur la liberté la plus grande. La monarchie héréditaire constitutionnelle et représentative convient davantage à nos mœurs, à nos habitudes, et surtout à notre situation géographique. En agissant ainsi, nous ne porterons aucun ombrage aux autres puissances, et par là nous évitons la guerre. L'orateur cite, après plusieurs exemples, la république française devenue la proie d'un guerrier vaillant qui, sous la balance de la liberté, l'a convertie en monarchie absolue. C'est la république française qui nous a légué l'exaction d'impôts onéreux. Je vote pour une monarchie constitutionnelle, héréditaire et représentative. (E., 21 nov.)
M. Leclercq – Messieurs, appelé à émettre mon opinion sur la question grave de la forme du gouvernement, de l'hérédité du chef de l'Etat, je n'ai pu d'abord me défendre des vives impressions que faisait naître en moi la pensée que le choix enfin était libre ; que le temps était venu de se soustraire aux maux qui affligent la société et que tant de fois nous avons entendu imputer au système de la monarchie ; que le temps était venu de renverser enfin ce que nous avons appelé, et ce qui doit paraître ainsi à la première vue, l'absurdité de confier à la naissance, c'est-à-dire au hasard, l'indication du chef d'une nation ; que le temps était venu de réaliser au milieu de nous toutes nos pensées de liberté et avec elles ces douces images de bonheur que nous présente l'illustre patrie des Washington et des Franklin. Mais, messieurs, une loi sévère nous est imposée ; les passions qui fermentent autour de nous, les cris de liberté que nous entendons de toutes parts, nous la rendent plus inviolable. Cette loi nous ordonne de veiller sur nous-mêmes, de prendre garde à cet entraînement d'un enthousiasme général, qui nous perdrait et perdrait tout avec nous, si, plus éloquents encore, nos sentiments venaient décider ce que la froide raison et l'expérience seules doivent décider. Cette loi nous ordonne d'écouter les conseils de la raison et de l'expérience, qu'aucun esprit calme ne peut entendre sans qu'il en sente intimement la vérité, que ce n'est point par lui-même que l'homme généreux doit juger les autres, qu'il doit reporter ses regards sur le passé qui l'avertit, sur les masses qui l'entourent, et dont les passions, les faiblesses sont pour lui un avertissement. Telle est la loi qu'il doit suivre, et il s'y attache avec force, s'il ne compare point les choses qui diffèrent complètement entre elles, il voit bientôt que les maux que l'on impute à la monarchie, sont des maux inhérents aux défauts de notre civilisation, à sa marche lente, au peu de progrès qu'elle avait fait ; il voit que si l'hérédité porte un vice en elle-même, ce vice perd son action par les nombreuses garanties dont la société peut se prémunir contre lui ; il voit que l'imperfection, triste apanage de l'humanité ne laisse souvent à celle-ci que le choix des moindres maux. Ce sont là, messieurs, les enseignements de la raison et de l'histoire ; il doivent nous faire revenir, si nous ne voulons tout sacrifier à nos prédilections, sur ce que nous aurions rejeté d'abord ; ils doivent nous faire abandonner, quoique avec un profond regret, mais aussi avec l'intime et consolante conviction d'avoir rempli un devoir salutaire, ils doivent nous faire abandonner, dis-je, les trop flatteuses images de la république américaine ; ils doivent nous rappeler sans cesse que ce ne peut être qu'avec les vertus civiques et les lumières des compatriotes des Washington et des Franklin, que nous arriverons à cet état de liberté et de perfectionnement politique auquel nous aspirons tous.
Ces vertus et ces lumières, et avec elles ce perfectionnement politique, ne s'acquièrent point en un jour ; leur temps viendra : le but de nos désirs est devant nous, sachons y marcher ; mais pour y atteindre ne dévorons point tout l'espace qui nous en sépare ; sachons parcourir toutes les voies qui nous y conduisent ; il faut passer par elles, sous peine de s'arrêter et peut-être de reculer. Ces voies sont les différentes formes du gouvernement monarchique, qui va sans cesse se perfectionnant, et qui nous conduira insensiblement et sans secousses à ce terme vers lequel les sociétés tendent incessamment.
Aujourd'hui, nous en sommes loin encore, quoique les pas que nous avons déjà faits soient immenses ; c'est la première pensée qui frappe notre esprit dès que nous abordons cette grande question de savoir si un chef électif nous convient, non point à nous seulement, dont la vie se passe dans le travail joint à l'étude, non point seulement à cette jeunesse ardente et généreuse, qui juge l'humanité entière comme elle se sent elle même, c'est-à-dire incapable de vices ; mais à ces masses ignorantes, assez fortes encore pour bouleverser la société à la voix d'hommes ambitieux, dont l'âme sait pénétrer et soulever les passions de ce puissant levier.
L'institution, messieurs, d'un système de gouvernement dont le chef est élu par la nation et renouvelé après un certain nombre d'années, est une institution toute nouvelle pour nous, contraire (page 186) à nos mœurs, à nos habitudes, à nos traditions historiques, à tout ce qui forme le point de ralliement, pour les idées et les sentiments de la grande majorité des Belges ; depuis la plus vieille époque où notre mémoire puisse se reporter, un chef héréditaire a commandé parmi nous, et l'a fait toujours, à quelques rares exceptions près, comme il convient à des hommes libres. Aux idées de liberté, d'obéissance à la loi et de bon ordre, s'unit toujours celle d'un chef héréditaire, qui proclame la loi et veille au salut de tous, d'un commun accord avec les élus du peuple ; l'institution d'un chef électif renverse ces idées, elle laisse la liberté, elle laisse les lois, mais elle détruit ce qui, dans l'esprit de tous, dans les habitudes morales de la société, se liait inséparablement avec la liberté et la loi : ces habitudes morales sont la plus sûre sauvegarde du respect à la loi, et en même temps, de la liberté, qui sans la loi n'est que licence et anarchie. La multitude, les masses, messieurs, ne raisonnent point ; la théorie pour elles n'est rien, le raisonnement, la théorie, sont les fruits d'une civilisation très avancée, qui n'appartient jamais qu'à un petit nombre ; pour les autres les impressions sont tout, les habitudes les dirigent ; si ces impressions cessent, si ces habitudes leur manquent, elles marchent sans règles, et c'est dire assez qu'elles marchent sans frein, car ces deux choses sont inséparables. Alors, venez parler aux masses de lois, de subordination, de respect à un ordre de choses où le travail et la peine sont leur lot, la richesse et les jouissances qu'elles procurent sont à un petit nombre ; leur réponse sera bientôt faite, où plutôt elles dédaigneront de répondre, leurs actes répondront ; vous aurez renversé ce qui dans leurs idées habituelles était le point d'appui de l'obéissance à la loi ; la loi ne sera plus pour elles qu'une lettre morte.
Tel est le résultat du passage subit d'un ordre politique à un autre tout différent : parcourez l'histoire, et vous le retrouverez écrit dans toutes ses annales ; vous verrez que partout où une nation a renversé tout à coup le principe de son organisation sociale, elle a péri, parce que dès ce jour elle a marché à l'aventure : le guide qu'elle était accoutumée à suivre, avec lequel elle avait eu besoin de se familiariser, était venu à manquer. Craignons, messieurs, d'en faire la triste épreuve pour notre patrie ; craignons de la sacrifier aux hasards d'une théorie qu'aucune expérience en Europe n'a encore justifiée ; craignons de la sacrifier au vain plaisir de substituer un gouvernement, plus parfait peut-être, à un gouvernement où l'homme ami d'une sage liberté peut, après tout, trouver la garantie nécessaire. Il ne s'agit point de nous seulement, les essais alors nous seraient permis, il y va du salut de quatre millions d'hommes : que cette pensée nous arrête, qu'elle éloigne de nous toute comparaison avec les Etats-Unis d'Amérique. Je ne veux point parler de leur situation géographique, elle me fournit des raisons qui trouveront leur place ailleurs ; je ne parle que de leur situation morale : les peuples de ces Etats n'ont point passé tout à coup à l'état républicain ; fuyant l'Europe dans des temps troubles et de persécutions, ils mirent le pied sur le sol de l'Amérique septentrionale, déjà éprouvés par le malheur ; là chaque famille recommença, dans l'isolement des forêts et les pénibles travaux des défrichements, la vie patriarcale ; les anciens liens politiques avaient été brisés, ils n'en avaient plus, et ils n'en avaient pas besoin ; les rapports entre eux étaient trop rares ; bientôt ils se multiplièrent et se rapprochèrent ; ils s'étaient renouvelés dans cet état de nature, dont ils sortaient et où ils continuaient à vivre en partie, parce que les relations n’augmentaient qu'insensiblement ; le roi d'Angleterre était encore reconnu pour leur chef, mais l'autorité de ce chef, au delà des mers, était et devait être nominale : des chartes leur furent données ; elles pouvaient être républicaines et elles le furent ; elles ne tenaient au système monarchique que par un fil, ce fil put donc être rompu sans danger, quand le temps de le faire fut venu ; la transition devait à peine être sentie. Telle était la situation de l'Amérique septentrionale quand l'acte d'indépendance fut proclamé : oserions-nous lui comparer aujourd'hui la Belgique ? Oserions-nous assurer qu'il en est ainsi parmi nous ? Et où donc sont ces institutions semi-républicaines, que les Américains ont changées en république réelle parce qu'elles avaient, dès longtemps, placé la république dans leurs mœurs ? Rappelons-le nous, messieurs, notre histoire est là : le peuple belge a toujours vécu sous la monarchie ; monarchie tempérée, il est vrai, mais monarchie où le chef avait un grand pouvoir. Depuis quinze ans, cette monarchie avait reçu une forme représentative plus développée qu'autrefois ; mais, que de développements lui manquaient encore, que de progrès elle avait encore à faire, pour arriver à ce point où il n'y plus qu'un pas à faire pour entrer en république ! Non, messieurs, nous en étions loin encore au jour de notre révolution, et si, depuis ce jour, nous avons vécu sans avoir trop de désordre à déplorer, c'est qu'une seule passion, la haine de la Hollande, absorbait et faisait taire toutes les autres. Mais rien chez nous ne peut se (page 187) comparer aux Etats-Unis : nous détruirions tout à coup nos habitudes, nos mœurs, nos traditions. Je ne puis trop le redire, nous nous précipiterions dans un abîme : l'habitude d'être régis par une forme de pouvoir politique est la plus sûre garantie de l'efficacité de ce pouvoir ; c'est dans ce sens que les publicistes philosophes ont dit que la liberté doit être dans les mœurs pour exister, et que les institutions doivent se confondre avec elles pour avoir quelque durée.
Cette habitude existe en Belgique à l'égard de la royauté ou du pouvoir exécutif héréditaire : toutes les pages de son histoire en témoignent. Au milieu des débris de toutes nos traditions politiques, qui successivement se sont effacées, la royauté est restée seule empreinte dans nos mœurs, dans les mœurs de la multitude ; seule elle peut la retenir encore. Cette tradition, il est vrai, va s'effaçant chaque jour, et le temps en amènera peut-être la ruine ; mais elle subsiste encore ; sachons en profiter pour rallier tous les esprits, en en faisant la base de notre organisation sociale ; sachons en profiter pour calmer les passions qui grondent de toutes parts et nous emporteraient bientôt tous ; sachons en profiter pour rétablir les lois, seuls gages du bon ordre de la liberté ; pour éviter l'établissement subit, au milieu des passions si violentes, d'une forme de gouvernement à laquelle nous conduira un jour la monarchie constitutionnelle représentative, à la suite de cette série de perfectionnements dont elle est susceptible, et qui feront passer la république dans nos mœurs, pour l'établir enfin dans nos lois, si la nécessité s'en fait sentir.
Ces considérations, messieurs, qui déjà suffiraient pour déterminer mon vote en faveur d'une monarchie constitutionnelle représentative, trouvent une éclatante confirmation dans les caractères distinctifs de cette forme de gouvernement, mise en rapport avec la nature de l'homme en général, avec la situation intérieure de la Belgique, avec sa situation extérieure.
C'est la liberté que nous voulons, mais la liberté fondée sur des lois qui soient puisées dans les principes immuables de la justice, qui consacrent les droits que Dieu a donnés à chaque homme. Cette liberté, la monarchie constitutionnelle représentative peut-elle nous l'assurer ? Le peut-elle sans nous exposer en même temps à l'anarchie ou au despotisme ? Le peut-elle aujourd'hui plus sûrement que la république ? Je n'hésite pas à répondre : Oui, elle le peut.
Qui fait les lois dans une monarchie constitutionnelle représentative ? Des hommes élus par tous les citoyens que leur position sociale intéresse au maintien et aux progrès de l'ordre et de la prospérité générale ; des hommes qui représentent tous les intérêts, et par eux la nation ; des hommes qu'enchaînent des principes consacrés par la Constitution ; des hommes qui, un jour, doivent rentrer dans les rangs de tous, subir personnellement la conséquence de leurs propres actes, subir les jugements de l'opinion publique, si puissante sur celui que rien ne peut soustraire à l'obligation de vivre au milieu de ses juges. Telle est la première des garanties contre le despotisme et l'anarchie : on la trouve dans les républiques ; mais elle est également dans la monarchie constitutionnelle représentative.
Qui exécute les lois sous ce gouvernement ? Un chef héréditaire il est vrai, et ce chef peut être vicieux ; mais de combien de barrières ses vices ne seront-ils pas entourés ? La société peut-elle encore avoir quelque chose de commun avec eux ? Et d'abord l'application des lois pénales, la décision de tous les débats auxquels la loi peut donner lieu, ne lui sont pas confiées : la justice est rendue en son nom ; mais la justice ne lui appartient pas ; elle appartient à des juges indépendants de lui par leur inamovibilité, par cet attachement à la liberté, par cette horreur de l'arbitraire et du despotisme qu'impriment dans l'âme l'étude et la méditation continuelle des grands principes qui doivent régler la conduite de l'homme, et auxquels chaque jour ils sont appelés à donner la vie. Des tribunaux ainsi placés, comme un pouvoir distinct, indépendant, entre ceux qui font les lois et le chef qui les exécute, seront un écueil contre lequel viendront toujours se briser toutes les tentatives de despotisme. Et, à côté de ces deux grandes garanties d'un pouvoir législatif et d'un pouvoir judiciaire fortement constitués, si nous plaçons cette loi, qui ne permet au chef d'agir que par l'intermédiaire de ministres qui répondent de leurs actes ; si nous plaçons des institutions municipales et provinciales, auxquelles est exclusivement remis le soin de leurs intérêts locaux, et qui, par cela même, ne peuvent plus servir d'instruments pour attenter aux libertés publiques, si nous consacrons ces grands principes : la liberté de la presse, qui unit tous les citoyens, qui éclaire toutes les démarches des chefs et leur ôte l'espérance des ténèbres ; la liberté des cultes, qui enlève aux rois l'arme puissante avec laquelle ils détruiraient et religion et liberté ; la liberté d'instruction, cette autre arme qui, désormais, reste aux pères de famille, au lieu d'appartenir à celui-là qui pourrait en mal user ; je le demande, messieurs, (page 188) quelle crainte peut-il rester, quel besoin pouvons-nous avoir d'un chef électif, d'une Constitution si contraire, je le répète, à nos mœurs et à nos traditions politiques, et par cela même si faible pour conserver intact le lien social ?
Et qu'on ne dise pas que toutes ces garanties prouvent elles-mêmes la faiblesse d'un chef ainsi garrotté, qu'on ne dise point que s'il ne peut le mal, il ne pourra non plus le bien. Vous le sentez tous, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire sont enlevés au chef, mais celui qui lui reste est assez grand encore. Ses actes, dans l'exercice de ce pouvoir, sont restreints par certaines règles ; mais ces règles sont des règles de justice, et elles n'enlèvent jamais la faculté de faire du bien. Ses actes doivent être consentis par ceux qui en portent la responsabilité, mais s'ils sont justes, s'ils sont utiles, quel est le ministre assez entêté ou assez capricieux pour leur refuser son assentiment ? Et, s'il s'en rencontrait, le chef ne pourrait-il espérer de lui trouver bientôt un successeur ? Désespérerions-nous assez de l'humanité pour le croire, pour penser que le vain plaisir de dominer absorberait toute la pensée de l'homme que le chef aurait choisi, et lui ferait refuser de s'associer à des mesures utiles ? Non, messieurs, un roi, chef d'une monarchie représentative, n'est point un mannequin, comme certain partisan de la république se plaît à le dépeindre. Certes, s'il ne peut trouver de ministre qui consente à marcher avec lui, il doit renoncer à ses projets ; mais qui oserait dire qu'alors il ne devrait point changer ? Il ne devrait point croire qu'il s'est engagé dans une fausse voie ; et si, dans ce cas unique, il est obligé de changer, où est le mal ? où est la servitude ? Y en a-t-il quand on n'est arrêté que dès qu'on s'écarte du bien ? Ce mal, cette servitude, s'il y en avait, se représenteraient d'ailleurs dans le chef d'une république, que les assemblées législatives sauraient bien obliger à s'arrêter aussi.
Disons-le donc sans crainte d'erreur : les vices de l'hérédité disparaissent devant les garanties dont nous pouvons nous prémunir contre elle ; les avantages seuls restent. Ces avantages, ils ne peuvent échapper à l'attention d'un homme calme : délivrer la société des dangers continuels auxquels l'expose l'ambition, qui agite le cœur de tous les hommes, qui croît à mesure que sa proie devient plus riche, qui ne connaît plus de bornes dès qu'elle a le rang suprême à saisir. Ses moyens, vous les connaissez, messieurs, c'est la multitude ; ses voies, ce sont les déceptions, les intrigues, avec lesquelles on la soulève ; ses résultats, le déchaînement et la lutte de toutes les passions : voilà le danger que nous évite l'hérédité du pouvoir. Ce danger, il est à l'intérieur, il se renouvelle chaque fois qu'un chef est à élire, ou plutôt il est continuel : le chef élu cherche à assurer sa réélection ; il cherche à s'entourer de ses partisans ; il ne distribue plus les places aux plus dignes, il les distribue à ceux qui pourront mieux le soutenir, et devant lui sont ceux qui aspirent à le renverser et qui n'ignorent et ne négligent pas non plus les voies qui y conduisent. Ce danger, messieurs, qui menacent constamment l'ordre et avec l'ordre la liberté, n'est qu'à l'intérieur ; à lui seul il détruirait tout, mais il en est un autre au dehors, non moins menaçant et non moins funeste, car celui-là détruit l'indépendance, Nous ne sommes point dans un monde où les règles d'équité dominent toujours la politique ; qu'on voie chaque société ; qu'on examine ses contours, et l'on trouve partout d'autres gouvernements voisins agités des mêmes passions que les particuliers : ambition, jalousie, violent désir de se dominer tous les uns les autres, et avec cela aucun autre moyen de réussir que d'agiter aussi pour gagner un chef, qui leur livre l'Etat et leur sacrifie son indépendance ; ce chef, qu'il se rencontre une fois (et l'intrigue saura bien trouver des combinaisons pour y parvenir), c'en est fait alors de l'indépendance. Tôt ou tard la conquête ou le partage de la Pologne viendra ; la patrie aura péri. Et qu'on ne dise point que les peuples connaissent trop leurs intérêts pour se laisser ainsi tromper ; il y a encore trop de passions, trop de faiblesse et d'ignorance parmi les peuples de l'Europe, pour qu'on ne puisse trouver le moment de les séduire et de les entraîner.
Ces considérations, messieurs, s'appliquent à notre Belgique comme aux autres nations européennes ; elle suit malheureusement la loi commune. Un coup d'œil attentif sur l'état de l'instruction, sur les mœurs, sur ses habitudes sociales, doit nous en convaincre. Sous la république, le peuple intervient directement dans ses affaires par le choix de son chef, c'est là encore un des grands résultats de la différence qui existe entre ce régime et celui de la monarchie représentative. Sous cette dernière forme de gouvernement, la nation intervient aussi dans les affaires, mais cette intervention n'est qu'indirecte ; elle part du peuple, mais elle passe par les mains de ses élus ; elle va se concentrer, s'épurer, si je puis dire ainsi, dans les mains des plus dignes et des plus intéressés au bien-être général : et encore ceux-ci, réunis en chambres législatives, ne l'exercent même qu'indirectement ; ils ne peuvent (page 190) l'exercer qu'en réagissant sur un pouvoir indépendant, dont le premier intérêt est la conservation de l'ordre et des institutions politiques, parce que l'existence même du chef de ce pouvoir se confond avec ces institutions, et que, dès qu'elles périront violemment, c'en sera fait aussi de lui et des siens. Il n'en est pas de même dans la république : le chef est toujours élu par le peuple ; à celui-ci revient donc la grande part dans les affaires ; le peuple y porte la main constamment, et sans intermédiaire ; rien ne sépare son action des effets qu'elle doit produire, rien ne peut modifier ces effets, rien ne peut en atténuer la nature, ils conservent le caractère entier de leur cause immédiate. Or, je le demande, avec un pareil état de choses, si l'on ne veut tomber dans la confusion et dans tous les désordres qu'elle engendre ; si, après être devenu la victime de l'anarchie, on ne veut devenir celle du despotisme et de la conquête, ne faut-il point la nécessité absolue que l'instruction soit généralement répandue dans toutes les classes de la société, non point cette instruction qui rend l'homme savant mais cette instruction qui développe les facultés de son esprit et qui l'habitue à réfléchir, à peser, à saisir ses véritables intérêts et à ne jamais surtout faire entrer la passion là où la raison seule doit commander ? ne faut-il point de nécessité absolue qu'à cette instruction générale se joigne aussi, pour toutes les classes, cette instruction qui fait connaître à chaque homme, non point seulement ses droits, mais aussi ses devoirs de citoyen, qui lui fait sentir qu'à ceux-ci sont attachés les premiers, qui lui fait connaître au moins les premiers principes de l'organisation politique sous laquelle il vit, qui lui en fait sentir tout le prix, qui lui fait placer tous ses intérêts dans la conservation de ces principes, qui lui fait enfin regarder l'intérêt public et l'intérêt privé comme une seule et même chose, que jamais on ne peut diviser sans qu'elle périsse tout entière ? Ne faut-il point qu'à cette instruction spéciale et générale s'unissent cette habitude de mettre en pratique ce qu'il a appris, et sans laquelle son instruction n'est point encore passée dans ses mœurs ; et cet esprit de travail, d'ordre et d'économie domestique, que l'instruction générale peut seule inspirer, et qui seule elle-même peut répandre dans toutes les classes cette aisance sans laquelle l'homme, toujours indépendant de son semblable, toujours vivant d'une existence précaire, ne peut jamais sentir la dignité d'un homme libre ; ne peut, s'il la sentait, oser la revendiquer ; ne peut confondre l'intérêt public avec l'intérêt privé, parce que celui-ci en est toujours séparé quand il n'y est pas contraire ; ne peut apprécier le bonheur d'une vie laborieuse et réglée, où l'on attend tout de son activité et de son industrie, et rien des faveurs d'autrui ; ne peut enfin avoir toujours l'œil ouvert pour apercevoir les manœuvres qu'emploie l'ambitieux qui veut le tromper, l'agiter par des espérances d'un meilleur avenir, qu'il fait briller devant lui pour l'exciter au mépris et au renversement de ce qui jusqu'alors avait protégé tout ce qui lui est cher ?
Qui de nous, messieurs, répondrait que sur notre sol règne et dans presque toutes les classes, cette instruction générale et spéciale, cet esprit de travail, d'ordre et d'économie domestique, cette aisance, ces habitudes politiques, toutes basées sur le respect de la loi et des principes, sans lesquels il n'y a point de liberté ? Aux Etats-Unis chacun sait lire ; une instruction générale a développé l'esprit de réflexion dans toutes les classes, toutes s'occupent des intérêts publics, toutes les confondent avec les intérêts privés, toutes confondent les deux sortes d'intérêts, toutes savent à quelles règles invariables leur conservation est attachée ; toutes, quand la loi a parlé, s'arrêtent et obéissent ; toutes enfin trouvent de la terre à cultiver, du travail et de l'indépendance : personne n'attend rien de personne ; s'il veut de l'aisance, il en aura, et cette maxime générale que l'homme oisif et sans état, quelque riche qu'il soit, est indigne d'estime, a fait de l'esprit de travail, d'ordre et d'économie domestique, la première base de leur liberté. Plût au ciel que ce tableau pût être celui de la Belgique ! mais, nous devons le reconnaître, il lui est étranger ; elle est dans la voie qui conduit à l'ordre de choses qu'il nous présente, mais on en est loin encore, et vouloir, avant d'y avoir atteint, appeler la nation à intervenir directement dans ses affaires et établissant l'éligibilité du chef de l'Etat, c'est vouloir l'exposer à n'y atteindre de longtemps.
Je devrais peut-être m'arrêter ici, messieurs, prouver en effet que la république n'est en rapport, ni avec nos traditions, ni avec nos mœurs, ni avec nos habitudes sociales ; prouver que la monarchie représentative présente toutes les garanties de liberté, et nous place dans un ordre de choses où le progrès est possible, et doit nous conduire sans secousses à l'état républicain, quand la nécessité s'en fera sentir, c'était prouver assez qu'aujourd'hui le choix ne pouvait être douteux. Mais je ne veux point finir sans une considération grave et qui doit, pour l'homme à qui l'existence d'une nation est chère, nous faire reculer devant ce que nous ne pouvons, après tout, qu'appeler (page 190) un perfectionnement de plus dont on ne peut se passer sans renoncer à la liberté ; je veux parler de nos relations extérieures. Et c'est ici surtout que la situation géographique des Etats-Unis, qu'il faut toujours rappeler parce que toujours ils sont pour nous une dangereuse séduction, c'est ici, dis-je, que la situation géographique doit écarter toute comparaison : ils sont seuls enceints de mers et de forêts, leurs relations extérieures sont donc sans influence sur leurs institutions politiques intérieures, parce que ces institutions réagissent peu sur l'extérieur et n'ont elles-mêmes rien à en redouter ; mais nous, environnés de gouvernements qui disposent de forces puissantes qui nous regardent avec anxiété, qui convoitent peut-être nos dépouilles, prenons-y garde : une fausse mesure peut nous perdre. Les Belges sont braves, ils sauraient tout sacrifier plutôt que de s'avilir en passant sous le joug de l'étranger ; ou en abandonnant à leur exigence les droits que l'homme ne peut jamais aliéner ; mais il ne faut pas s'exposer de gaîté de cœur à devoir recourir à ces extrémités cruelles, et tel serait le désastreux effet de l'établissement d'une république. Nos institutions ne seraient plus en rapport avec celles d'aucune des nations de l'Europe ; leurs gouvernements trembleraient à la vue des séductions de l'exemple ; ces séductions agiraient et seraient pour nous une sauvegarde, si le temps d'agir leur était laissé, mais avant que les peuples se fussent reconnus et entendus, la guerre serait peut-être au milieu de nos campagnes. Pour moi, messieurs, j'aime la liberté : sans elle, à mes yeux, il n'y a point de bonheur assuré en ce monde ; mais je ne la place pas dans une seule espèce d'institutions. Plusieurs peuvent la garantir, et je ne choisirai pas celle qui ferait peser sur ma tête la grande responsabilité d'une guerre, dont la suite serait peut-être l'anéantissement de ma patrie et du nom belge. (U. B., 21 nov.)
M. Zoude (de Saint-Hubert) – Messieurs, de toutes les formes de gouvernement, celle vers laquelle s'élèvent tous les cœurs généreux, celle qui est la mieux appropriée à la dignité de l'homme, celle dont les théories sont les plus sublimes, c'est incontestablement la forme républicaine.
Mais cette forme nous convient-elle ? Je l'examinerai, messieurs, sous les divers rapports physiques, moraux et politiques.
Sous le rapport physique, nous ne trouvons de républiques consolidées que celles qui sont séparées des monarchies, en Europe par les montagnes et les précipices, tels que ceux qui bordent et entrecoupent la Suisse ; ou bien par un immense Océan, telles sont les républiques américaines.
Sous le rapport moral, nous remarquons en Suisse les mœurs austères du premier âge, une rude franchise de caractère, l'amour du travail, l'absence de besoins, l'attachement héréditaire à une forme de gouvernement, sous laquelle a régné une longue succession de tranquillité et de bonheur.
En Amérique, se trouve un peuple neuf, sortant, pour ainsi dire, des mains de la nature et où n'a pas encore pénétré la corruption qui infeste la vieille Europe.
Mais chez nous, messieurs, où les mœurs tendent vers le relâchement, où le luxe a pénétré dans toutes les classes de la société, où mille besoins factices nous dévorent, sera-t-il possible de jamais faire abnégation de nous-mêmes, pour concentrer nos affections dans l'amour exclusif de la patrie ?
Pourrons-nous rétablir cette sévérité de principes, cette austérité, ce désintéressement qui seuls peuvent consolider une république ? N'aurons-nous pas à craindre les guerres intestines qu'enfantera l'ambition à chaque renouvellement de présidence ?
Encore, messieurs, si l'instruction était répandue dans toutes les classes du peuple, si tous connaissaient leur devoir envers la société, comme chacun connaît sa force et ses droits, je n'hésiterais peut-être pas, malgré d'autres obstacles, à proclamer la république ; mais jusqu'ici, messieurs, j'en dois l'hommage à la vérité, une seule province pourrait se présenter avec orgueil dans la carrière républicaine.
C'est la province du Luxembourg, ce diminutif de la Suisse où règnent encore les mœurs, où l'instruction a fait d'immenses progrès, là où il est peu de hameaux où on ne discute en connaissance de cause les grands intérêts de la patrie.
Mais tous ces avantages fussent-ils universels, je demanderai, s'il convient à notre situation politique d'établir un gouvernement républicain ; je ne le crois pas, messieurs ; nous sommes entourés de la bienveillance des peuples, mais au milieu de gouvernements monarchiques qui auront à craindre avec raison que la contagion républicaine ne gagne leurs Etats.
Notre pays ouvert partout n'a pour barrière à présenter à l'ennemi que le courage invincible des Belges, ce peuple qui a su conquérir sa liberté et saura la faire respecter ou mourir. Mais, messieurs, nous pouvons assurer nos libertés, sans nous exposer aux hasards des combats.
Constituons un gouvernement monarchique (page 191) constitutionnel, avec un système de responsabilité ministérielle fortement organisé, et nous jouirons alors de toute la somme des libertés républicaines, sans provoquer l'inquiétude de nos voisins, et je dirai que, s'il est un devoir sacré pour nous, celui d'établir un gouvernement qui nous garantisse toutes nos libertés, il est aussi un autre devoir, celui de chercher à maintenir la paix pour jouir du fruit de la victoire.
Je vote pour la monarchie constitutionnelle héréditaire. (J. F., 21 nov.)
M. le président fait donner lecture du message suivant, du gouvernement provisoire :
« Bruxelles, le 19 novembre 1830.
« Le gouvernement provisoire de la Belgique, comité central.
« Monsieur le président,
« J'ai l'honneur de vous informer que le comité central vient de nommer, par son arrêté en date d'hier, un comité diplomatique chargé des relations extérieures, et composé de MM. Sylvain Van de Weyer, membre du gouvernement provisoire, président ; le comte d' Arschot, le comte de Celles, Destriveaux, Nothomb, députés au congrès national.
« Le secrétaire du comité central, J. V ANDER LINDEN. » (C. 21 nov. et A.)
- Pris pour notification. (J. F., 21 nov.)
La discussion est reprise. (C., 21 nov.)
M. Liedts – Messieurs, si l'on excepte quelques utopies qui fixeront peu l'attention de l'assemblée, le différend est aujourd'hui entre la république pure et la monarchie constitutionnelle héréditaire.
Ce qui étonne dans la discussion, c'est de voir que ces deux formes de gouvernement inspirent mutuellement tant de crainte. Les uns ne sauraient penser à la monarchie, sans s'effrayer encore de l'abîme de maux d'où nous sommes à peine sortis ; les autres, au contraire, ne prononcent le nom de république qu'avec une espèce d'horreur. Ce nom semble leur rappeler le temps, de désastreuse mémoire, où la mort parcourait la France appuyée sur les bras de la liberté et de l'égalité. Rassurons-nous, messieurs, bannissons de notre esprit ces sinistres prévisions, et tâchons plutôt d'amener une heureuse fusion entre ces deux systèmes de gouvernement.
En effet, messieurs, les discussions dans les sections et à la tribune prouvent que chacun de nous veut coopérer, autant qu'il est en lui, à poser au pouvoir les limites les plus étroites ; à établir un gouvernement dégagé des anciens abus ; à faire jouir le peuple de la plus grande somme de liberté possible ; à lui donner, en un mot, la constitution la plus large, la plus libérale, la plus républicaine.
Eh bien ! messieurs, ce point une fois fixé, il ne reste plus, ce me semble, qu'une seule chose à déterminer ; le chef de l'Etat sera-t-il héréditaire ou électif ?
Que les partisans de la république se hâtent de faire ici une concession de l'hérédité du chef de l'Etat, et l'on verra l'accord le plus parfait, le plus rare, régner entre tous les membres de l'assemblée sur la question qui nous occupe.
L'hérédité est une institution neutre, qui n'est point inséparablement liée à telle ou telle forme de gouvernement, à tel ou tel état de la société ; elle s’accommode aux temps, aux nécessités, aux situations. On l'a vue prêter sa force à l'établissement des communes aussi bien qu'aux monarchies pures : quelles que soient les lois politiques et l'état intérieur du pays, si cet état, si ces lois peuvent produire et soutenir un gouvernement régulier, l'hérédité y prend place sans effort, et y produit tous ses avantages. Aussi a-t-elle été invoquée et adoptée par tous les peuples de l'Europe, dans les situations les plus diverses, aux époques les plus distantes.
L'on a vu des esprits généreux et absolus se déclarer pour un chef temporaire, comme étant, disent-ils, dans le vœu du peuple. Ils se trompent ; ce que le peuple veut, mais ce qu'il veut de toutes ses facultés, de tout son être, c'est l'économie la plus sévère dans les dépenses, c'est la stabilité surtout de l'ordre social.
Or, l'économie n'est-elle donc l'apanage que de la république pure ? l'hérédité du trône exclut-elle la diminution des impôts et du salaire de certains fonctionnaires ? La réduction surtout de la liste civile et des charges de la cour devient-elle impossible ? Non, messieurs, dans l'état actuel de la civilisation européenne, que le pouvoir soit remis entre les mains d'un seul ou de plusieurs, qu'il soit attribué pour un temps ou pour toujours, ce (page 192) n'est plus dans de vains prestiges ni dans l'éclat de la pourpre que ceux qui gouvernent trouvent leur force, mais dans l'opinion publique : c'est elle qui élève les trônes et qui brise les sceptres, et ce serait une erreur grossière de croire que le luxe et le faste sont encore aujourd'hui inséparables d'une monarchie.
Le peuple, disions-nous, veut avant tout la stabilité de l'ordre social. Et quel autre qu'un chef héréditaire peut nous l’apporter ? Loin de finir la révolution, loin d'assurer le repos de la patrie, un pouvoir temporaire ne ferait qu'engager une nouvelle lutte, d'autant plus terrible qu'elle serait périodique, et que le pays deviendrait un champ clos, où les partis se livreraient combat à mort, chaque fois que l'élection d'un chef devrait avoir lieu. L'histoire de la Pologne nous en fournit malheureusement l'exemple.
En résumé : un chef héréditaire, aux conditions d'une constitution des plus libérales, tel est le cri de ma conscience et le vœu de la majorité des Belges ; tel est le principe qui rendra la patrie heureuse au dedans, la fera respecter au dehors, et l'affermira de plus en plus la paix de l'Europe. (U.B., 23 nov.)
M. Nothomb – Messieurs, dans cette discussion préliminaire où les considérations les plus générales peuvent seules trouver place, je dois négliger les observations de détail pour m'attacher aux principes qui expriment la face des temps où nous vivons et qui caractérisent le système dans lequel se gouvernent les sociétés modernes. Si la grande question qui nous occupe devait se décider d'une manière abstraite comme un problème philosophique, la tâche serait au-dessus de mes forces, et je n'oserais assumer la responsabilité d'un vote ; mais, à une époque donnée, il y a pour chaque peuple des conditions nécessaires d'existence, en dehors desquelles nulle institution n'est possible. Selon moi la question est déjà irrévocablement résolue par des faits hors de la portée de nos délibérations.
En étudiant l'époque où nous vivons et la tendance générale des esprits, nous reconnaissons facilement que toute société éprouve deux grands besoins : le besoin de la stabilité et celui du mouvement ; le besoin de la stabilité, sans laquelle il n'y a ni ordre ni sécurité ; le besoin du mouvement, sans lequel il n'y a ni progrès ni amélioration. Ce sont deux éléments qui s'agitent dans le sein de la société, qui se heurtent dans une lutte éternelle, et selon que l'un ou l'autre remporte, les peuples hâtent ou ralentissent leur marche. Vainement l'humanité voudrait-elle se soustraire à cette loi d'action et de réaction dont l'histoire de tous les peuples, et même la vie individuelle de chaque homme, attestent l'existence. On peut, je le sais, éliminer de la société l'un ou l'autre élément, mais ce n'est que momentanément, et l'élément exclu réclame impérieusement, obtient promptement sa réintégration. Si le principe de stabilité pouvait régner seul, l'ordre s'immobiliserait au point d'arriérer les peuples ; si le principe opposé pouvait être tout-puissant, le mouvement se précipiterait au point de bouleverser la société.
Le problème consiste donc à faire coexister les deux éléments, à faire marcher la société, mais sans brusquer les transitions, et sans la soulever, en quelque sorte, de ses bases, pour la lancer à l'aventure dans des espaces inconnus.
L'antiquité n'avait pas résolu le problème ; elle n'a connu que deux formes de gouvernement, le despotisme et la république : le despotisme, qui sacrifie tout à la stabilité ; la république, qui accorde tout au mouvement.
C'est dans l'Europe moderne, c'est durant le moyen âge si peu connu, qu'on essaya de combiner deux choses que jusqu'alors on avait jugées inconciliables ; à la suite de longs tâtonnements et de sanglantes catastrophes, l'expérience plutôt que la raison abstraite conduisit à la découverte d'un gouvernement mixte qui consiste dans l'association d'une puissance qui dure et d'une puissance qui change. C'est pour exprimer cette heureuse combinaison de pouvoirs qu'on a récemment hasardé la dénomination de monarchie républicaine.
Cette forme est l'image la plus vraie de la société.
Il y a mouvement lorsque le pays se gouverne par lui-même ; le gouvernement a ce caractère, lorsqu’il existe une représentation nationale qui se renouvelle à des intervalles assez rapprochés. De cette manière, la société entre dans le gouvernement avec ses intérêts nouveaux et ses idées nouvelles.
Il y a stabilité dès qu'il existe au centre de l'ordre politique un pouvoir qui se perpétue de lui-même et qui échappe à toutes les vicissitudes humaines. Ce pouvoir ne peut exister qu'à deux conditions, l'hérédité et l'inviolabilité. Il faut d'abord qu'il soit héréditaire, car la nécessité d'une élection occasionnerait un interrègne durant lequel la représentation nationale s'agitant sur elle-même serait aux prises avec toutes les passions. Pour faire en sorte que personne n'aspire à la première place, il faut la supposer à jamais occupée, et contraindre toutes les ambitions à se (page 193) remuer dans une sphère secondaire. Il faut en second lieu que ce pouvoir soit inviolable, car l'inviolabilité est la conséquence et en quelque sorte la sanction de l'hérédité ; si le chef de l'État n'était pas inviolable, coupable, il serait au moins déclaré déchu, et de déchéance en déchéance, la dynastie qui constitue le pouvoir permanent serait bientôt épuisée.
On a dit qu'il n'y a pas deux espèces de monarchie représentative, de même qu'il n'y a pas deux espèces de géométrie ; et rien n'est plus vrai.
Le pouvoir qui se maintient par l'hérédité et l'inviolabilité n'est qu'un pouvoir modérateur. La souveraineté se compose de la volonté et de l'exécution. La volonté est placée dans la représentation nationale, l'exécution dans le ministère. Le pouvoir permanent influe sur la volonté par l'initiative et le veto, et par la dissolution de la chambre élective ; sur l'exécution par le choix des ministres et par le droit de grâce. Il n'a pas d'action proprement dite, mais il provoque ou empêche l'action de tous les autres pouvoirs qui, autour de lui, se créent ou se renouvellent par l'élection.
L'hérédité et l'inviolabilité sont deux fictions politiques, deux nécessités publiques, deux exceptions dans l'ordre social. En face de ces fictions apparaît, toujours menaçante, la souveraineté du peuple, qui, dans les cas extrêmes, vient infailliblement les briser. En dernier résultat, c'est toujours le pays qui l'emporte. Le budget renferme tous les moyens de gouvernement, et c'est la représentation nationale qui l'accorde ou la refuse. Le gouvernement qui ne propose pas la loi de l'impôt, ou qui par un système impopulaire s'expose à un refus, se détruit lui-même. Le pays au contraire qui refuse l'impôt, ne se détruit point. Le gouvernement est forcé de céder, ou bien, acculé aux dernières limites de ses prérogatives, il se jette hors de la constitution, tombe, et disparaît dans l'abîme.
Cette combinaison savante de tous les éléments sociaux est toute la monarchie représentative. Ce système n'est pas dicté par une pure théorie ; il est le résultat de la force des choses et réalise deux grands faits sociaux.
Il y a un siècle et demi que l'établissement de la monarchie représentative a fermé en Angleterre la carrière des révolutions. Il y a quarante ans que ce système a passé sur le continent européen, mais altéré ; l'assemblée constituante désarma la royauté ; la voulant inoffensive, elle la rendit nulle ; vous le savez, messieurs, au règne exclusif du mouvement succéda le règne exclusif de la stabilité ; en 1815 on essaya d'une nouvelle combinaison, qui, conçue avec des arrière-pensées, ne fut pas heureuse ; aujourd'hui, après la glorieuse révolution de juillet, ces deux principes se disputent la France, et les efforts de ses hommes d'Etat tendent à rétablir un juste équilibre. Déjà une fois, la liberté a péri parce qu'elle voulait être républicaine ; n'allons pas nous perdre où l'ancienne société s'est perdue, n'allons pas échouer au même écueil. Comme monarchie, vous serez une puissance ; comme république, un épouvantail.
Il n'y a dans le monde que trois partis, que trois espèces d'hommes : les hommes du mouvement, les hommes de la stabilité, et ceux qui s'efforcent d'associer, de combiner ces deux principes. Je souhaite, pour le repos de ma patrie, pour le repos de l'Europe, que ces derniers restent en majorité.
Lorsqu'une révolution a atteint son but, il faut qu'elle s'arrête ; si elle va au delà, c'est une nouvelle révolution qui commence. En adoptant la forme monarchique, vous aurez clos la révolution ; en proclamant la république, vous en ouvrirez une nouvelle. Les Belges ont fait la guerre à la Hollande et à sa dynastie ; ils ne sont point hostiles au principe monarchique. Ce n'est pas pour la république qu'ils ont combattu dans les journées de septembre ; ce serait, après l'action, supposer un but que personne n'avait avant l'action. Il n'y a pour la Belgique, séparée de la Hollande, que deux modes d'existence : il faut qu'elle essaie de se réunir à la France ou qu'elle constitue une monarchie sous un prince de son choix fut-il indigène en désespoir de cause. Nous avons unanimement repoussé la première hypothèse, il ne nous reste que la deuxième. La république ne serait qu'une transition. Burke a dit en 1792 que la France traverserait la république pour passer sous le despotisme militaire ; je prédirais avec autant d'assurance la destinée de la Belgique républicaine : nous traverserions la république pour tomber sous la domination étrangère. (U.B. et C., 21 nov.)
M. Raikem – Messieurs, dans une séance solennelle, le peuple belge a proclamé son indépendance par l'organe de ses représentants. Il doit établir, par le même organe, un gouvernement qui lui soit propre. Et la première question qui se présente, est celle de savoir quelle sera la forme de ce gouvernement.
Un point sur lequel on est tous d'accord, c'est qu'on veut vivre sous le régime des lois et non sous l'arbitraire de l'homme.
(page 194) On veut que le peuple soit représenté, et que, par ses mandataires, il participe au pouvoir législatif. Les lois ne sont que de vains écrits, si elles ne sont ponctuellement exécutées.
Un pouvoir exécutif est de toute nécessité ; son action doit être continuelle. Elle doit être ramenée à l'unité. Il faut donc un chef de l'Etat.
Mais, le chef de l'Etat sera-t-il héréditaire ; ou bien sera-t-il électif, et la durée de son pouvoir aura-t-elle un terme fixé ? Tel est le vrai point de vue de la question.
Nous devons choisir le mode qui nous donne le plus de liberté et le plus de sécurité. Dès que la responsabilité ministérielle deviendra une vérité, un chef héréditaire me paraît plus propre à assurer les libertés publiques, et à garantir la sécurité des citoyens.
Le prince ne peut agir que par ses ministres. Le simple citoyen peut les appeler dans l'arène judiciaire, sans que l'action du pouvoir cesse. Et l'inviolabilité du prince est toute dans l'intérêt de la nation.
Le choix d'un prince héréditaire une fois fixé, la première dignité de l'Etat se trouve hors de toutes les ambitions.
Il n'a personnellement aucun intérêt à augmenter un pouvoir qui deviendrait au-dessus de ses forces. Et si ses ministres ont intérêt à lui attirer une somme de pouvoir qu'ils voudraient exercer en son nom, leur responsabilité est une barrière contre les abus qu'ils voudraient faire du pouvoir du prince.
Un chef électif ne nous donnera pas les mêmes garanties.
S'il est ambitieux, il cherchera à donner à son pouvoir une stabilité que nous lui aurons refusée. S'il est faible, il sera le jouet de toutes les ambitions. Et l'on finira par voir le pouvoir héréditaire envahi, ou bien, ce qui serait encore plus déplorable, par voir l'Etat sans pouvoir réglé.
Il vaut donc mieux que dès maintenant la nation place le pouvoir héréditaire dans des mains qui ne le tiendront que de la nation elle-même.
Mais, ce qui importe surtout, c'est qu'un gouvernement stable soit promptement établi. De toutes parts, on attend avec impatience le résultat des opérations du congrès national. Le retard serait funeste. Hâtons donc nos travaux. Unissons nos efforts ; nous n'avons tous qu'un seul désir : le bonheur de la patrie ; à mon avis, il ne peut exister que sous un chef héréditaire.
Je n'en dirai pas davantage. Je me reproche, en quelque sorte, d'avoir parlé dans cette enceinte, tant je me sens pressé de voir décréter les institutions qui doivent régir la Belgique ; et mes paroles me semblent un retard.
Je voterai pour un gouvernement constitutionnel représentatif, avec un chef héréditaire, et j'exprime le vœu ardent de le voir promptement réaliser. (J. F., 21 nov.)
M. Camille de Smet – Je viens m'opposer à la proposition de M. Rodenbach, parce que, selon moi, elle est un non-sens. En effet, messieurs, cette proposition ne peut être résolue que de deux manières ; car évidemment la forme du gouvernement sera républicaine ou monarchique, et alors il devient nécessaire de préciser le mot monarchie ou république.
Je me hâte de répondre à un argument qui m'a été fait en section : en décidant, a-t-on dit, la monarchie ou la république, l'on décide seulement sur quel principe la constitution sera basée ; mais, messieurs, chacun de nous, en arrivant ici, a des opinions arrêtées sur une foule de choses, sur la chambre haute, que beaucoup regardent comme inutile dans une monarchie, nous citant notre défunte première chambre de ridicule mémoire ; sur le cens électoral, qu'ils voudraient rendre aussi démocratique que le comporte notre état social. Déclarez, messieurs, que le principe sera monarchique ; déclarez qu'il sera républicain ; telle ou telle chose n'en sera pas moins insérée dans la constitution, et il serait très possible qu'après avoir déclaré qu'il sera monarchique, notre pacte fondamental fût tout à fait républicain, tellement est vague la proposition et la solution que nous pouvons lui donner.
Si la question avait été ainsi posée : « Aurons-nous un chef unique de l'Etat, sous une dénomination quelconque ? la question de l'hérédité sera décidée d'après l'ensemble de nos lois fondamentales ? », alors nous eussions évité des lenteurs interminables, nous ne nous fussions pas exposés à une discussion, selon moi, toute grammaticale, parce que, je le répète encore, quelle que soit notre déclaration, personne d'entre nous ne changera les idées fixes avec lesquelles il est venu ici.
La question d'un chef unique de l'Etat résolue, je vous demande, messieurs, quelle est l'urgence d'arrêter la forme du gouvernement ; la forme sera indubitablement la constitution elle-même, et nous ne pouvons encore la connaître.
Pour moi, je me prononcerai pour un chef héréditaire dans telle et telle hypothèse, dans le cas, par exemple, où le pacte fondamental déclarerait que l'héritier présomptif de la couronne dès l'âge de sept ans appartient à la nation, que son éducation est confiée à des gouverneurs révocables, à (page 195) nommer par la représentation nationale. Je me prononcerai contre un chef amovible avec une chambre haute à vie, car la chambre haute, qui renferme l'aristocratie, dominerait, sans aucun doute, un chef qui n'a qu'une existence momentanée et qui n'oserait peut-être déplaire aux notabilités du pays, pour conserver la présidence à laquelle il aurait été appelé.
Déclarons donc purement et simplement que nous aurons un chef de l'Etat, et renvoyons, après la discussion, la question de l'hérédité qui paraît préjugée par le mot monarchie. N'allons pas nous engager par des mots vagues, ou bien, au milieu de nos discussions, on viendra nous dire : Tel ou tel principe n'est pas de l'essence monarchique ; mais qu'est-ce qu'une monarchie ? L'auteur de l'Esprit des lois la définit ainsi : Le gouvernement d'un seul qui gouverne par des lois fondamentales et des pouvoirs intermédiaires et dépendants ; il ajoute : Le pouvoir intermédiaire le plus naturel est la noblesse ; ôtez, dit-il, les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes, vous aurez bientôt un Etat populaire ou despotique. Eh bien ! messieurs, c'est cet Etat populaire que nous voulons, car je le pense du moins, ce n'est pas de cette monarchie, pas plus que de toutes celles de la vieille Europe, pas même de la charte de Louis-Philippe, car j'ose le dire, ce peuple par qui et pour qui nous sommes ici, attend de nous quelque chose de plus libéral. Même incertitude sur la république : sera-t-elle démocratique, aristocratique, fédérative ? sera-ce la constitution de la Suisse ou de l'Amérique ? Je persiste à le dire, en déclarant que nous aurons un chef de l'Etat, et en travaillant sur cette base, nous ne serons pas plus embarrassés qu'en déclarant que la base de notre pacte fondamental sera monarchique ou républicaine.
Si la proposition de M. Rodenbach ne peut nous être d'aucune utilité pour nous guider, elle est peut-être destinée au public, et alors, messieurs, elle pourrait avoir de fâcheux résultats, car de cette manière, et sous le prétexte de rassurer l' opinion, on pourrait, sous la forme de propositions, nous amender toute notre constitution ; en effet, le public, impatient de voir renaître le commerce et l'industrie, est aussi désireux de connaître le résultat de nos délibérations sur le jury, la presse, le cens électoral, en un mot sur toutes les questions vitales de notre existence.
Je suspends mon vote jusqu'à la discussion de l'article du chef de l'Etat, qui sera, selon moi, la répétition de la discussion d'aujourd'hui. (J. F., 21 nov.)
M. Seron – Dans la question que vous avez à résoudre, il est tant d'orateurs à entendre, qui tous plus que moi sont capables de la traiter et de l'approfondir, que pour ne pas abuser de vos moments et ne pas lasser votre patience, je crois devoir me borner à vous soumettre quelques observations. Quel que soit le jugement qu'on en porte, j'espère qu'on me rendra la justice de croire que mon opinion est consciencieuse, et qu'elle n'est pas dictée par le désir d'obtenir des honneurs, des sinécures, des pensions, ni des croix.
La question sur laquelle je parle consiste à savoir quelle sera la forme du gouvernement que vous allez donner à la Belgique. Les auteurs du projet de constitution ont cru que les pouvoirs constitutionnels du chef de l'Etat doivent être héréditaires. Quelle que soit la confiance des auteurs du projet dans leur opinion, je ne crois pas pouvoir la partager.
Les plus mauvaises lois produiraient peu de mal, si l'application et l'exécution en étaient constamment confiées à des hommes de bien. Mais, malheureusement, dans les mains des méchants les meilleures lois deviennent une arme fatale à la société, parce que, comme les harpies, elles empoisonnent tout ce qu'elles touchent : nous en avons mille exemples récents. On l'a dit et je le répète, avec un Charles X, même avec un Louis XVIII, la charte française, telle qu'elle est amendée, serait une lettre morte, un rempart inutile contre la perfidie et les envahissements du pouvoir, une vaine garantie des droits et de la liberté des citoyens.
Le but vers lequel nous devons marcher est donc un état de choses où notre liberté et notre indépendance ne soient confiées qu'à des mains pures, à des hommes probes, modérés, vertueux, assez éclairés d'ailleurs et assez fermes pour bien s'acquitter de tous leurs devoirs.
Ce but, l'atteindrons-nous jamais avec un chef héréditaire ? La question est résolue par l'histoire. N'y voyons-nous pas à toutes ses pages des rois dissolus, imbéciles ou ineptes, cruels, despotes, des monstres, l'écume du genre humain, et que l'hérédité ou la légitimité, comme une terre destinée à ne produire que des plantes vénéneuses, enfante sans cesse pour le malheur des nations ?
Pour ne pas chercher des exemples bien loin et ne pas fatiguer votre patience, je vous prierai, messieurs, de jeter seulement les yeux sur un pays voisin, où les princes de la maison de Nassau étaient parvenus par la ruse et par la corruption à rendre le stathoudérat héréditaire, et par suite à en augmenter les prérogatives et les attributions au (page 196) point de changer entièrement la nature de ce pouvoir ; où, dis-je, et pour parler plus exactement, ces princes avaient réussi avec le temps à convertir en un véritable pouvoir monarchique, ce qui dans l'origine n'était qu'une simple charge de capitaine général. Vous y trouverez, entre autres tyrans, le fils du prétendu fondateur de la liberté batave, un Maurice condamnant par la bouche de ses bourreaux, auxquels il donnait le nom de juges, le vertueux et trop malheureux Barneveld à périr sur un échafaud, à l'âge de plus de quatre-vingts ans ; vous y trouverez un Guillaume III, faisant massacrer par la populace, qu'il soudoyait, les frères De Witt, deux grands hommes dont le seul crime était d'aimer et d'avoir trop bien servi la patrie ; un Guillaume V ignorant, et opiniâtre comme les ignorants le sont tous, appelant Brunswick et les Prussiens dans la Hollande pour la piller et en massacrer les habitants, parce qu'ils avaient voulu restreindre dans de justes limites les pouvoirs que leur stathouder avait usurpés ; enfin un autre Guillaume, plus têtu que son père, se jouant d'une loi fondamentale qu'il avait juré de maintenir, s'efforçant, dans un message ridicule adressé à ceux que d'abord il nommait ses concitoyens et qu'ensuite il déclara n'être que ses sujets, de leur prouver et de leur persuader qu'il ne tenait son pouvoir que de ses ancêtres, de Dieu et de son épée, et répondant plus tard à la juste demande du redressement de leurs griefs, par le massacre et l'incendie.
Mais, dit-on, le chef héréditaire, quel qu'il soit, pourra-t-il faire le mal si la loi rend ses ministres responsables ? Messieurs, l'antiquité n'a jamais connu ce gouvernement que nous nommons monarchie constitutionnelle, né dans des temps d'ignorance et de barbarie, où la personne du roi est, par la loi, déclarée inviolable et sacrée. Elle n'a connu que des rois responsables et des tyrans. Il y avait deux rois à Lacédémone, mais ils pouvaient être punis même de mort par les éphores et le sénat, sauf l'appel au peuple.
Pour moi, je n'ai jamais pu concevoir comment, dans une société bien ordonnée, un homme quelconque pût impunément commettre toutes sortes de crimes, car si un tel homme avait perdu la raison, on devrait du moins l'enfermer pour l'empêcher de nuire. Oui, messieurs, un chef héréditaire, avec des ministres responsables, peut faire le mal : témoin le faible Louis XVI par qui fut violée tant de fois la constitution de 1791 qu'il avait acceptée ; témoin les deux frères Louis XVIII et Charles X qui foulèrent aux pieds, avec plus ou moins de dissimulation et de retenue, la charte que le premier avait octroyée et que le second avait solennellement jurée à son sacre ; enfin, messieurs, témoin notre dernier roi dont la loi fondamentale, de laquelle il se joua, déclarait aussi les ministres responsables, bien qu'il prétendît le contraire. Que si l'on m'oppose l'exemple de l'Angleterre, je répondrai que là ce n'est pas le roi, ce ne sont pas les ministres qui règnent ; que le pouvoir tout entier y est concentré dans une aristocratie comparable pour les richesses aux patriciens de l'ancienne Rome, dont le joug fut trouvé par les plébéiens, c'est-à-dire par la masse du peuple, beaucoup plus dur et plus insupportable que le despotisme des empereurs qu'on vit régner plus tard ; de l'ancienne Rome, dis-je, dont le gouvernement tant vanté, tant admiré, est généralement si peu connu et si mal apprécié. Que les Anglais qui, méprisant toutes les autres nations, se croient libres, se disent les seuls hommes libres, j'y consens ; mais je ne veux pas de cette prétendue liberté qui permet de suspendre la loi de l'habeas corpus, qui laisse subsister les droits féodaux, la dîme, les coups de bâton, les bourgs pourris et l'alien bill, et qui, si longtemps et malgré les progrès de la civilisation, s'est opposée à l'émancipation des catholiques irlandais.
Des êtres tels que la plupart de ceux qui ont régné, tels qu'on en voit qui règnent encore, ne seront jamais, j'ose l'espérer, placés à la tête des nations quand les nations, par leurs représentants, nommeront les chefs du pouvoir exécutif. On m'objectera qu'à chaque élection l'intrigue et la corruption, mises sur tous les points en œuvre par l'ambition et la cupidité, amèneront des troubles, de mauvais choix et même le renversement de l'ordre social. Je ne partage pas cette crainte. Il ne faut pas, d'une part, assimiler la Belgique à l'ancienne Pologne, où la masse du peuple était attachée à la glèbe, où cent mille gentilshommes toujours armés se prétendaient libres avec des institutions féodales telles que le liberum veto, lesquelles renfermaient dans leur sein même le germe de leur dissolution. En second lieu, je ne vois pas pourquoi l'élection d'un chef du pouvoir exécutif ne se ferait pas ici aussi paisiblement qu'elle se fait en Amérique. Pour le choix, messieurs, il ne peut être mauvais, si on le confie à un corps populaire et par sa nature jaloux de conserver la liberté, et si, en outre, on met aux passions ce frein utile, que la place de chef du pouvoir exécutif soit moins une faveur qu'une charge ; comme de ne lui allouer qu'un traitement modique, en sorte qu'il puisse en recueillir (page 197) beaucoup de gloire, mais jamais beaucoup d'argent.
C'est un grand avantage, messieurs, du gouvernement où le chef du pouvoir exécutif est électif et à terme, sur la monarchie héréditaire, que dans le premier gouvernement les chefs ne peuvent jamais, comme dans le second, accumuler avec le temps des biens et des richesses immenses, et semer l'or pour corrompre les citoyens et détruire la liberté.
J'entends dire que ceux qui veulent la république sont des faiseurs d'utopies ; mais, je le demande, est-il question de ressusciter Athènes, Thèbes ou Syracuse, ou Sparte avec sa pauvreté, ses ilotes, ses mœurs barbares, étrangères aux douceurs de la civilisation ? Non, je ne veux pas qu'on prenne pour modèle les démocraties de l'ancienne Grèce concentrées dans l'enceinte d'une seule ville, où le peuple délibérait dans les places publiques, et y votait lui-même la loi. Ce que nous demandons, c'est un gouvernement représentatif conforme à la nature des choses, qui tende au bonheur des hommes, qui protège les bons contre les méchants, où la loi soit au-dessus de la volonté de l'homme, où la volonté de l'homme ne soit jamais substituée à la volonté de la loi ; c'est, en un mot, du gouvernement tel que celui dont jouissent les Américains du Nord. Sommes-nous donc moins faits qu'eux pour la liberté ?
J'entends dire aussi que, pour être républicains, nous sommes trop riches, que la république ne convient qu'à un pays stérile et pauvre. Mais Carthage, Athènes, Syracuse. Gênes, Genève et la Hollande républicaine étaient-elles pauvres ? Sont-ce leurs richesses qui les ont perdues ? Quel homme sensé croira aujourd'hui, avec Mably, dont on ne lit plus les rêveries, que pour être digne de la liberté il faut ne rien posséder au delà du strict nécessaire, et que les sentiments généreux sont étrangers à quiconque porte une chemise et n'est pas réduit à se nourrir d'un pain noir et grossier ? On est revenu de ces idées sauvages, de même qu'on ne croit plus aux principes des divers gouvernements imaginés par Montesquieu dans un ouvrage au reste immortel par les grandes vérités qu'il a mises au jour. On raisonne mieux depuis qu'on a lu et médité Adam Smith et les écrivains qui ont marché sur les traces de ce célèbre économiste. Pour moi, je pense sincèrement que plus un peuple est industrieux, commerçant et riche, plus il est fait pour la liberté, par la raison que plus il a d'aisance et plus il a de moyens de s'instruire, et que plus il est instruit plus il aime la chose publique, ou, ce qui est la même chose, la liberté. Il n'y a que l'égoïste ignorant qui ne sente pas qu'il est opprimé quand il y a oppression du corps social ou d'un seul de ses membres ; que, dans son intérêt bien entendu, chacun se doit à tous, et que si nous n'éteignons le feu qui menace la maison de notre voisin, la nôtre court les plus grands dangers.
Au fait, messieurs, quel pays plus que le nôtre renferme des éléments de républicanisme ? Ici, une noblesse éclairée, sans morgue, offrant sa main au peuple ; là, des prêtres citoyens qui, lorsqu'il s'agit des intérêts de la patrie, ne connaissent d'autre chef que le peuple souverain ; partout et en foule des négociants, des manufacturiers, des industriels, des avocats, des gens de lettres, des hommes instruits, des penseurs. Que ces heureuses dispositions se développent par l'appui d'institutions sages ; que de bonnes lois favorisent l'instruction, ou plutôt que de mauvaises lois ne l'entravent point ; et, de jour en jour, j'ose le promettre, nous deviendrons plus dignes du gouvernement sous lequel je voudrais vivre.
N'oublions pas, messieurs, que le faste et la splendeur dont les trônes (fût-ce celui d'un duc) veulent être environnés, entraînent des dépenses énormes ; que les rois, mangeurs d'hommes, suivant Homère, sont réellement de grands consommateurs qui ne produisent rien (rires) ; qu'il faut aussi des apanages et des revenus à leurs fils, des dots à leurs filles ; que tout cela coûte beaucoup, et que le peuple, depuis longtemps surchargé d'impôts, veut un gouvernement au meilleur marché possible.
Cette considération, ainsi que le peu d'étendue de notre territoire qui fait que de ses extrémités on voit, pour ainsi dire, ce qui se passe au centre, sont de nouveaux motifs de nous faire adopter le régime républicain ; et ce gouvernement, vous le trouverez possible, très possible, messieurs, de la manière que je le conçois, si vous considérez que, la France ne l'a perdu que pour n'avoir pas d'abord, par une constitution meilleure que celle de l'an VIII, mis un frein salutaire à l'insatiable ambition de son premier consul. Qui doute, en effet, qu'elle n'en jouirait encore à l'heure qu'il est, si, plus sage et moins enthousiaste d'une vaine gloire, elle eût mieux tracé les limites du pouvoir de ce chef et ne les eût pas conférées à vie ?
Il est des gens qui, dans l'établissement de la république, voient le retour des temps malheureux de la Convention nationale ; mais qu'ils se rassurent, les causes de ces grands événements ont cessé, ils ne peuvent renaître dans la Belgique.
D'autres amis de la paix et de la tranquillité (page 198) qu'ils croient n'exister que dans la monarchie, la préfèrent à la forme républicaine, parce que leur vue ne se porte jamais que sur les gouvernements des peuples de l'antiquité. Certes, je ne suis pas plus qu'eux amateur de l'anarchie ; mais encore une fois, ce n'est pas une démocratie pure que je propose. D'ailleurs, quelle âme généreuse et grande, quel homme sentant sa dignité ne préfère un peu d'agitation, indice de la vie, une agitation, par exemple, telle que celle qui se manifesta parmi nous quand des milliers de pétitions réclamèrent le redressement de nos griefs, qui ne la préfère, dis-je, au silence des tombeaux qui règne dans les monarchies ?
Enfin, si l'on craint la république, il faut craindre aussi le retour des terribles journées de septembre.
Je m'arrête ici, messieurs, pour conclure ; je demande qu'il soit décrété :
1° Que le peuple belge adopte le gouvernement républicain ;
2° Que le chef du pouvoir exécutif sera élu par un congrès ;
3° Que la durée de ses fonctions ne pourra excéder le terme de dix années.
Je n'examinerai pas si ce gouvernement est ou non du goût des puissances qui nous environnent ; car, dans le cas où une pareille question pourrait être élevée sérieusement, je ne verrais pas ce que nous avons à faire ici, et je prendrais le parti de me retirer et de remettre au peuple le mandat que je dois à sa confiance. Mais rassurons-nous, messieurs ; si nous n'avons pas les gouvernements pour nous, nous avons pour nous les peuples, et avant de se mêler de nos affaires, les gouvernements y regarderont à deux fois.
Une dernière observation étrangère au fond de la question : Vous voyez, messieurs, que notre honorable collègue M. Jottrand ne s'est pas tout à fait trompé quand il a dit et répété : « Il y a ici des républicains. »
(Une longue agitation succède à ce discours.) (U. B., 21 nov.)
M. le président - Silence, messieurs. (J. F., 21 nov.)
M. de Robaulx demande l'impression du discours de M. Seron. (J. F., 21 nov.)
M. le président – Je mets cette proposition aux voix. (C., 21 nov.)
- Cette proposition n'est point appuyée par l'assemblée. (J. F., 21 nov.)
M. Destriveaux – Et moi aussi, messieurs, j'aime la liberté. Je repousse de toute mon âme jusqu'à la pensée de vivre sous la tyrannie dévorante dont on vient de vous faire le tableau, mais l'anarchie et la guerre civile sont dévorantes aussi ; c'est à préserver le pays de ces deux fléaux, que nous devons nous appliquer aujourd'hui.
Notre mandat entraîne une immense responsabilité ; la patrie remet en nos mains ses libertés reconquises, elle nous demande de les lui assurer désormais, et d'en maintenir l'usage par des institutions politiques dignes d'elle et du siècle où nous vivons.
Quelle forme de gouvernement choisirons-nous ? Question complexe, et dont il serait superflu de vous retracer les divers éléments ; on semble être convenu de la ramener à cette expression générale : Formerons-nous une république, adopterons-nous une monarchie ? Ici prenons garde de trop obéir aux souvenirs de nos premières lectures, à l'impression de nos premières pensées.
Nous avons été trop longtemps accoutumés à prendre les républiques anciennes comme les vrais sanctuaires de la liberté ; tandis que dans le fait, admettant l'esclavage comme une institution, elles nous montrent le tableau funeste de l'aristocratie d'une partie de l'humanité pesant sur l'autre avec tyrannie.
Les monarchies nous ont aussi été dépeintes avec les couleurs du despotisme, et il faut l'avouer, lorsque profanant la pureté du droit divin, on a prétendu le faire servir à rendre la terre et les hommes le patrimoine de quelques-uns, on a pu frémir et redouter jusqu'au nom d'un tel gouvernement.
Mais par d'autres méditations, instruits par nos malheurs mêmes, nous sommes ramenés à d'autres principes ; abandonnant les abstractions des formes pures du gouvernement, nous savons que les formes se mêlent, se fondent, et peuvent se modifier au gré de nos besoins.
Le premier de tous, est que la collection des intérêts et des droits, la chose publique, soit garantie dans son ensemble et ses détails ; il faut que l'administration politique soit de communauté et non de spécialité ; que l'État soit tous et jamais un seul ou quelques-uns.
Ce système de communauté dans l'intérêt n'entraîne pas la conséquence que tous doivent participer à l'action ; ce n'est pas dans nos Etats modernes, dans un pays agriculteur et industriel comme le nôtre, que l'on peut concevoir l'idée de transporter toutes les classes de la société dans un forum où elles exercent directement les droits dont la souveraineté se compose ; il faut donc des délégations particulières et des institutions à l'action desquelles les masses restent étrangères.
(page 199) Il est reconnu que la plupart de ces institutions peuvent s'accorder avec les besoins de tous les Etats, avec la liberté des peuples et des individus, et servir à la garantie de tous les droits publics ou personnels.
La difficulté capitale s'attache à l'exercice du pouvoir exécutif ; il lui faut de la force, de l'unité, de la rapidité sans précipitation. Est-il bon, dans nos mœurs, de lui choisir un dépositaire électif, temporaire ? Je ne le crois pas ; nous avons besoin de calme, et nous devons placer une barrière devant des ambitions incessamment renaissantes ; il est expédient de nous soustraire par la fixité de nos institutions aux velléités, aux froissements de la politique étrangère ; admettons donc un pouvoir royal héréditaire, étendons à ses descendants la noble mission de devenir nos chefs constitutionnels.
Dans le pacte qui nous unira, rédigeons en lois de précaution les prévisions contre les dangers de l'hérédité, élevons un roi sur un trône national, donnons-lui d'une main la couronne et de l'autre l'acte qui l'enferme les conditions de son pouvoir et les garanties de nos libertés. (C., 21 nov.)
M. le vicomte Charles Vilain XIIII – Messieurs, je vous ferai grâce de toute considération générale sur la république ou sur la monarchie. L'assemblée doit être éclairée à cet égard, et lui en parler davantage, serait lui faire perdre gratuitement un temps précieux. Je désire simplement motiver en peu de mots le vote que j'émettrai.
Je me prononcerai, messieurs, en faveur de la monarchie constitutionnelle, mais assise sur les bases les plus libérales, les plus populaires, les plus républicaines. Je rejette la république, parce que, rêve des âmes généreuses, elle me semble impraticable. Une république devrait être composée d'anges, et la société de l'an 1830 ne me paraît pas encore arrivée à la perfection angélique. Les dernières six semaines qui viennent de s'écouler auront sans doute détrompé les plus crédules à cet égard. Quant à moi, messieurs, si le courage de nos volontaires, si le courage civil et le noble caractère de plusieurs de nos hommes d'État m'ont ravi d'admiration, j'avoue aussi avoir été stupéfait de voir se montrer à nu, avec un orgueil de naïveté incroyable, tant d'ambition, tant d'intérêt personnel, tant de fausseté, tant de dévouement factice ! La soif, la rage des places a été la plaie de notre glorieuse révolution : décréter la république serait laisser à l'intrigue le champ complètement libre, lui livrer une industrie à exploiter.
Une république fédérative, quoique plus facile à établir, me semblerait tout aussi opposée aux véritables intérêts du peuple. Cet Etat dégénérerait bientôt en oligarchie, qui me paraît de tous les gouvernements la forme la plus détestable. Nous ne sommes point ici, comme aux Etats-Unis, un peuple tout neuf s'établissant sur une terre toute nouvelle ; nous avons de vieilles habitudes ; nous tenons à de vieux usages, à de vieilles idées ; nous aimons nos aises, l'argent et le luxe. Ce ne sont point là, messieurs, de bonnes dispositions pour improviser des républicains. Dans chacune des provinces belges, plusieurs familles sont plantées de temps immémorial et y ont des racines profondes : elles méritent, je le veux, la popularité dont elles jouissent ; elles ont peut-être une espèce de droit à l'influence qu'elles exercent, car la noblesse belge, messieurs, rendons-lui cette justice, la noblesse belge brille entre toutes les noblesses de la chrétienté d'un éclat bien pur : non seulement elle fut toujours affable, populaire et bonne, mais fidèle à sa foi religieuse, fidèle à l'honneur, elle ne se vendit jamais à personne, et dans les camps, dans les palais, sur nos marchés, elle défendit toujours les droits du peuple et ne l'opprima jamais. - Mais les temps sont changés ; la noblesse, comme corps, est anéantie ; le peuple n'a plus aujourd’hui besoin de protecteurs, il se défend bien lui-même ; la maison de Nassau vient d'en faire une rude épreuve. Dans cet état de choses, messieurs, décréter une république fédérative, serait, à mon avis, introduire dans chacune de nos provinces un ferment de troubles, de discorde et de haine. D'un côté, ces familles appuyées par leurs partisans, poussées peut-être par une clientèle intéressée, de l'autre, cette partie du peuple qui a conscience de ses droits et de sa force, seraient sans cesse en présence ; de là des divisions continuelles, de petites guerres intestines, jamais ni paix ni repos, en un mot point de bonheur pour la province.
Je crois donc, messieurs, qu'il faut à la Belgique un centre d'unité, un point de centralisation qui puisse neutraliser les inconvénients que je vous signale : je désire qu'un chef lui soit donné ; je le veux héréditaire. L'hérédité est la seule garantie qui puisse préserver l'État de ces commotions qui ne manqueraient pas de l'ébranler à chaque changement de règne. Que la Pologne, que les Etats-Unis même, où chaque renouvellement de président est un moment d'inquiétudes graves, nous servent de jalons pour marquer notre route. L'hérédité du reste est le seul, l'unique privilège que je désire conserver à la royauté ; il faut que tous les autres lui soient enlevés, et (page 200) particulièrement l'inviolabilité, mensonge inséré dans toutes les constitutions modernes, et partout, remarquez- le bien, messieurs, partout foulé aux pieds. En France, sous Louis XVI ; en France, sous Charles X ; en Espagne, pendant la durée des cortès ; enfin dans les Pays-Bas, où le roi a les épaules encore rouges des verges populaires ; partout la déchéance a suivi de près la violation de la loi fondamentale.
Proclamons, messieurs, ce principe que tous les peuples ont jusqu'ici appliqué de fait aux rois parjures : éloignons de notre constitution la fiction de l'inviolabilité royale et de la responsabilité ministérielle. Que les ministres, lorsqu'ils auront poussé les rois à mal faire, soient leurs complices, mais non plus leurs boucs émissaires. Il me semble que cette théorie a fait son temps et doit céder la place à des principes un peu plus pratiques.
Je désire également que le veto législatif absolu soit paralysé ou plutôt annihilé par la condition expresse que la chambre des députés pourra rejeter le budget pour des raisons étrangères au budget.
En voilà assez, messieurs, pour faire pressentir à l'assemblée dans quel sens je voterai en faveur de la royauté héréditaire : à part cette hérédité, il me faut une monarchie aussi républicaine que possible. Je me réserve de développer mes idées à cet égard lorsqu'il s'agira de la discussion des détails de la constitution. (U. B., 21 nov.)
M. Van Snick annonce qu'il était dans l'intention de voter pour un chef amovible et électif ; mais que, convaincu par l'éloquent discours de l'honorable M. Destriveaux, il abandonne son opinion et renonce à la parole. (U. B., 21 nov.)
M. Jacques – S’il ne fallait qu'établir une brillante utopie ; si l'on pouvait changer et diriger à son gré les forces morales et matérielles qui existent dans notre patrie et dans les Etats voisins ; alors, messieurs, je me prononcerais sans hésitation pour la république ; je céderais avec transport aux inspirations poétiques de mes premiers ans ; je verrais dans ce bureau si simple l'autel sacré de la patrie décoré des étendards brillants de la liberté, et je défendrais avec enthousiasme le principe généreux de l'égalité républicaine.
Mais un membre du congrès ne doit pas céder à l'entraînement des idées qui se rattachent aux noms magiques d'égalité, de liberté, de patrie et d'indépendance ; il doit fermer son cœur et n'écouter que sa raison ; se tenir en garde contre les abstractions des théories et mesurer froidement les réalités de son époque.
Messieurs, il nous est impossible de lire avec quelque certitude dans un avenir éloigné les destinées de la nation belge, ni les résultats des lois fondamentales que nous allons adopter en son nom. Notre malheureuse patrie a gémi si longtemps sous le joug de la politique étrangère que l'on peut, sans être taxé de faiblesse, conserver encore quelque crainte. Hâtons-nous donc de nous constituer fortement ; sachons baser nos institutions sur les éléments qui existent de fait parmi nous et autour de nous ; veillons à ce que la Belgique puisse recueillir de suite les fruits de sa révolution, et à ce qu'elle ne soit pas conduite, sans nécessité, à de longs sacrifices et à une lutte sanglante.
Les lois fondamentales que nous allons établir doivent s'harmoniser immédiatement et sans secousse avec les mœurs et les habitudes de la nation ; elles doivent créer un centre commun autour duquel toutes les opinions, tous les partis viennent s'unir d'eux-mêmes et former un faisceau indissoluble de patriotisme et d'indépendance ; elles doivent offrir au commerce et aux relations extérieures de fortes garanties de repos et de stabilité.
C'est dans ces principes que j'ai cherché les bases de nos institutions nationales, avec les garanties nécessaires contre le retour du despotisme, et je m'y rattacherai constamment dans l'examen de la constitution.
Voici ces bases, messieurs, telles que je les conçois ; j'en ai remis la note à ma section pour être annexée à son procès-verbal.
1 ° Un roi héréditaire, choisi parmi les Belges les plus distingués par leurs vertus, par leurs talents, par leur fortune et par leur naissance ;
2° Un sénat nommé à vie, moitié par le roi, moitié par la chambre élective ;
3° Une chambre des députés renouvelée tous les quatre ou cinq ans par des élections directes ;
4° La réunion de cette chambre, en nombre double, à l'époque de chaque renouvellement, pour former un congrès national chargé d'examiner si le roi n'a pas trahi ses devoirs, de prononcer au besoin sa déchéance et de le remplacer immédiatement ;
5° Des ministres responsables nommés par le roi ;
6° Une cour des comptes nommée par la chambre élective ;
7° La liberté des opinions, des cultes, des associations, de l'enseignement et de la presse, sauf les mesures de surveillance et de répression à régler par la loi ;
8° Des administrations provinciales et communales renouvelées périodiquement par des élections directes ;
(page 201) 9° Des juges inamovibles nommés par le roi sur une liste triple de candidats présentée par les administrations provinciales ou par la chambre élective ;
10° L'attribution de tous les emplois civils d'une province aux habitants qui y sont nés, et la répartition des autres emplois entre les diverses provinces, d'après la population, le tout sauf les exceptions et les règles à déterminer par la loi ;
11° Une force militaire, composée en temps de paix d'un faible noyau d'armée active, d'une gendarmerie et d'une garde civique nombreuse et suffisamment exercée ;
12° Des impôts, dont l'assiette et la perception prêtent le moins possible à l'arbitraire et aux vexations fiscales, et qui ne soient pas onéreux pour les classes pauvres ;
13° La plus sévère économie dans toutes les dépenses de l'Etat, sans exclure néanmoins les encouragements ni les secours à déterminer par la loi pour l'industrie, l'instruction, etc. La suppression de tous les emplois qui ne sont pas rigoureusement nécessaires ; la fixation à des taux très modérés de toute dotation, traitement ou salaire, à partir du roi jusqu'aux rangs inférieurs, et la réduction des pensions aux secours nécessaires pour une vie simple et frugale.
Les emplois, traitements et pensions seront réglés par la loi, sans que l'on puisse aucunement se croire lié par ce qui a eu lieu jusqu'à ce jour.
Tels sont, à mon avis, les éléments qui, sagement combinés et développés dans notre constitution, pourront assurer à notre belle patrie un gouvernement stable, libéral, économique, un gouvernement qui consolide l'œuvre de la révolution, qui maintienne l'ordre intérieur et la paix au dehors, et qui réunisse la plus grande somme de biens matériels et moraux.
C'est dans ce sens, messieurs, que je voterai pour une monarchie constitutionnelle avec un chef héréditaire et des institutions éminemment libérales. (C., 21 nov.)
M. le baron de Stassart – Messieurs, la question qui nous occupe a déjà produit des milliers de volumes et des brochures innombrables ; aussi me piquerai-je d'un patriotique laconisme. La nation belge exige de ses mandataires de prompts et grands résultats politiques, et non des phrases plus ou moins sonores.
On est à peu près, aujourd'hui, d'accord sur ce qui constitue les libertés publiques ; elles doivent être établies sur les bases les plus larges, quelle que soit la nature du gouvernement. Ce qui distingue, de la république, la monarchie tempérée ou constitutionnelle, c'est l'hérédité du chef de l'Etal, et peut-être encore quelques formes accessoires. Cette hérédité pourra seule, à mon avis, rendre solide et stable l'édifice social ; sans elle, vous risquez de bâtir sur le sable mouvant des révolutions.
Diverses aristocraties se sont partagé les époques de l'histoire : à l'aristocratie patriarcale ou de l'âge succéda l'aristocratie de la force physique ou des conquêtes ; puis est venue celle de la naissance ou des parchemins ; celle de la fortune s'est assise à côté d'elle dans les derniers temps ; le dix-neuvième siècle a, comme les autres, son aristocratie que j'appellerai l'aristocratie des prétentions intellectuelles ; souvent elle est fort ridicule, prenez garde qu'elle ne devienne dangereuse, sachez-la contenir dans de justes bornes ; laissez les ambitions rivales se disputer à l'envi les emplois publics : l'intrigue ne l'emportera pas toujours sur le mérite, et l'émulation naîtra de cette concurrence ; mais il importe, mais il est indispensable de mettre à l'abri de toute espérance présomptueuse, de tout projet hostile, le pouvoir conservateur de l'ordre, ce pouvoir que je considère comme le plus ferme boulevard de la liberté contre les entreprises de l'anarchie.
Avec un chef temporaire, l'époque de chaque élection est une crise pour la patrie : on se divise ; les têtes s'échauffent ; la scène est parfois ensanglantée ; le concurrent le plus heureux s'arme de la puissance pour écraser son adversaire ; le besoin de se faire des partisans, des amis, l'engage à distribuer avec profusion, avec partialité, les emplois et les faveurs ; les partis se succèdent ; les haines se perpétuent... Que sera-ce, si des monarques ennemis de notre repos profitent de nos tumultueux débats pour ourdir des trames et se prévaloir de nos fautes ? Cependant, au milieu de tout ce désordre, que deviennent notre agriculture, notre industrie, notre commerce, ces véritables bases de la prospérité belge ? que deviennent nos relations avec l'étranger ? la perspective de nombreuses faillites, de continuelles vicissitudes, est-elle bien propre à nous les rendre favorables ? Croyez-moi, cette agitation orageuse qui flatte tant les esprits inquiets ne doit pas être l'apanage d'un peuple laborieux. Ce peuple, qui a pris une part si glorieuse à notre immortelle révolution, repousse avec son bon sens ordinaire les théories d'une vaine métaphysique ; ne hasardons pas son bonheur par des essais politiques qui peuvent devenir désastreux. Les partisans du système républicain combattent aujourd'hui des fantômes ; ils confondent les vieilles monarchies hérissées d'abus avec la monarchie constitutionnelle, cette précieuse (page 202) découverte que Tacite avait inutilement cherchée et dont s'honore notre époque. Profitons de l'expérience de nos pères ; consultons les fastes de l'histoire : est-il, dans l'antiquité comme dans les temps modernes, une seule république dont nous puissions envier les destinées ? Les Etats-Unis, sans contact avec les autres nations, les Etats-Unis, placés entre l'Océan et des peuplades sauvages, occupés du soin d'accroître leur population pour la mettre en harmonie avec l'étendue du territoire, ne nous présentent aucun point de comparaison, et des esprits observateurs ont cru, depuis quelque temps, y remarquer certains germes d'amour du pouvoir qui ne s'étaient pas encore manifestés jusque-là... Que la Pologne, sous ses rois électifs, toujours en butte aux complots diplomatiques de ses voisins, nous serve d'exemple ! Tous les yeux sont fixés sur nous ; ne compromettons pas la sainte cause de la liberté des peuples par des chimères de perfectibilité. Ce n'est point lorsque la pente est rapide qu'il convient de précipiter le char de la civilisation.
Des institutions vraiment libérales, des institutions presque républicaines si l'on veut, mais sous un chef héréditaire qui nous en garantisse la durée, voilà ce qui doit nous servir de point de ralliement, et prouver à l'Europe que, si nous savons conquérir notre indépendance, nous saurons aussi la conserver. (U. B., 21 nov.)
M. Wyvekens – Messieurs, appelé à donner mon vote sur la forme du gouvernement qui convient le mieux à ma patrie, je me décide, par suite d'une conviction de longue date, en faveur de la monarchie constitutionnelle.
Je crois devoir exposer succinctement les motifs de ce vote, en réclamant toute l'indulgence de l'assemblée en faveur d'un premier essai dans la carrière parlementaire.
Attaché sincèrement à toutes les libertés publiques, désirant que le peuple belge jouisse de toutes celles qui sont compatibles avec son repos, sa prospérité et sa position actuelle, je n'aurais pas voté pour cette forme de gouvernement si je n'avais cru qu'elle seule peut lui assurer tous ces biens dès à présent et plus encore pour l'avenir.
Mais est-il une sorte de ces libertés qu'on ne puisse garantir dans le pacte social, en même temps que ce pacte se reposera sur le principe monarchique et sur l'hérédité du pouvoir ?
Je ne le pense pas, messieurs ; il me paraît au contraire démontré que sous la garantie d'une bonne constitution qui assure les droits et les devoirs de tous, nous jouirons de tous les avantages du système républicain sans avoir à craindre son instabilité.
Les peuples ont besoin de liberté, cela est vrai, et j'éprouve autant que personne ce sentiment. Mais ils ont un égal besoin de repos, de tranquillité, de confiance, et ce ne sera que quand ils auront des institutions stables, autant que possible au-dessus des passions, que cette confiance sera entière et que les éléments de prospérité qui existent au milieu de nous pourront se développer. .
Or, il m'est impossible de penser que dans l'état actuel de la civilisation, dans la position toute particulière où se trouve la Belgique, ces avantages immenses puissent être acquis avec un autre gouvernement que la monarchie représentative.
L'assemblée constituante elle-même avait reconnu le principe ; mais séduite par un essai qui lui a été si funeste, excitée par un pouvoir ou des passions en dehors d'elles, elle n'accorda pas assez de force au pouvoir exécutif, et bientôt ses membres les plus distingués furent entraînés dans l'abîme où la royauté se trouva précipitée.
L'essai que la France fit alors de la république n'est guère propre à lui donner aujourd'hui des partisans, et les hommes généreux qui applaudissent aux principes réellement libéraux des constitutions de 1789, reculent cependant d'épouvante à la seule idée de 1793.
Au reste, messieurs, j'interroge tous les publicistes de notre époque et ceux du siècle dernier : depuis Montesquieu et Voltaire qui applaudissaient à la constitution anglaise comme le chef-d'œuvre de l'esprit humain, jusqu'aux Chateaubriand et aux Benjamin Constant, je les vois tous se réunir pour prouver l'excellence de la monarchie représentative, la seule qui, d'après eux, convienne à notre époque et à nos besoins. Dans un pays qui peut-être est à la veille d'éprouver l'une de ces commotions qui décident du sort des peuples, j'entends l'un des plus constants champions de la liberté (M. Brougham) vanter ces mêmes institutions et jurer de les défendre jusqu'à ce qu'il tombe enseveli sous les ruines de sa patrie.
Cependant, messieurs, je ne voudrais pas pour ma part de ce gouvernement de la vieille Angleterre, où l'aristocratie seule a pour ainsi dire tout le pouvoir, et où le peuple, qui jouit, il est vrai, d'une grande somme de liberté individuelle, n'exerce cependant qu'une bien petite part des droits politiques.
Nous avons tous entendu prôner la république fédérative. Mais si les partisans de ce système (page 203) veulent pour chaque province une constitution à part et où les droits politiques de chacune d'elles soient fixés, j'avoue que je ne conçois pas comment on pourra déterminer les liens communs qui devront au moins unir entre elles les diverses parties de la fédération. Ici, le principe démocratique prédominera ; là, l'aristocratie aura une plus grande prépondérance, et dans ce conflit de divers principes mis en action, je ne crois pas qu'il soit bien possible de réunir toutes les vues, tous les intérêts vers le point essentiel, celui de l'union et de l'intérêt général de la Belgique. Veut-on, au contraire, convenir des points communs aux diverses parties de l'Etat, et ne laisser à chaque province que l'administration pleine et entière de ce qui constitue son intérêt particulier ?
Mais je compte bien qu'avec la forme de gouvernement pour laquelle je voterai, nous aurons des administrations provinciales et communales telles que chaque province pourra traiter comme elle l'entendra ses intérêts locaux ; de cette manière, nous aurons les principaux avantages d'un système fédératif, moins, encore une fois, les dangers de son instabilité, et sans que nous ayons à craindre les conflits d'opinions, d'intérêts et de passions qui se développeront chaque fois qu'un chef sera à élire ou qu'il faudra faire exécuter les décisions qui intéressent la totalité de la Belgique.
Les républiques de la Grèce ont formé plusieurs fois une espèce de fédération, et combien de fois se sont-elles désunies ! combien de fois ont-elles fait pacte avec l'ennemi ! Combien de fois la plus puissante n'a-t-elle pas réussi à écraser ses rivales, jusqu'à ce qu'enfin elles allèrent toutes s'engloutir dans le vaste empire d'Alexandre !
L'on peut trouver encore des traces d'une fédération dans ces républiques du moyen âge qui se formèrent en Italie, et certes je ne pense pas que personne de nous veuille d'un ordre de choses où les guerres générales et particulières étaient perpétuelles, et où l'oppresseur du jour devenait la victime du lendemain.
Les Provinces-Unies ont formé aussi une fédération. Mais là aussi il y avait constamment désunion ; mais le stathouder en a constamment profité pour agrandir son pouvoir ; mais l'oligarchie s'était enracinée dans chacune de ces provinces, et ses effets n'ont pas cessé de se faire sentir même jusqu'à nos jours.
Rallions-nous donc, messieurs, à la forme de gouvernement qui, en accordant aux citoyens la plus grande liberté possible, puisse au moins les empêcher de la perdre, soit par l'anarchie, soit par le despotisme, deux maux qui sont le plus à craindre lorsqu'il n'y a pas sincérité et stabilité.
Je termine ici, messieurs, l'exposé des motifs qui décident mon vote. Je forme le vœu le plus ardent, j'ai l'espoir le plus fondé que la décision suprême du congrès sera pour la patrie un gage certain de bonheur et de prospérité, et qu'elle prouvera à l'Europe et au monde entier que les Belges sont dignes de jouir d'une liberté qu'ils ont reconquise. (U.B., 25 nov.)
M. Goffint – J'avais demandé la parole pour parler en faveur de la république, mais comme je vois que dix membres à peine se prononceront pour cette forme de gouvernement, je renonce à la parole.
- Des voix. - Parlez, parlez (U. B., 21 nov.)
M. le président – Parlez, monsieur ; toutes les opinions doivent être entendues et peuvent librement être émises. (U. B., 21 nov.)
M. Goffint – Je ne veux pas faire perdre inutilement un temps précieux. (U. B., 21 nov.)
M. le président. La parole est à M. Pirson. Je profite de ce moment d'interruption pour annoncer à l'assemblée que demain, à neuf heures, les sections se réuniront pour examiner la proposition de MM. Barbanson et Forgeur tendant à établir un mode de publication des actes du congrès national, et celle de M. Le Bègue, tendant à ce que le congrès s'occupe du projet de constitution.
Les membres se réuniront à dix heures pour se rendre en corps au service funèbre, en mémoire de M. le comte Frédéric de Mérode, à l'église de Sainte-Gudule. La séance publique aura lieu après le service. (J. F., 21 nov.)
M. Pirson – Messieurs, rien n'est stable, ni dans la nature physique, ni dans la nature morale. Les ruines et les révolutions, qui toujours se succèdent, en sont la preuve incontestable. J'entends par nature physique, le monde matériel, et par nature morale, le monde intellectuel, ou, si et l'on veut, l'homme de tous les pays en société. Tout cela est modulé de manière que le temps peut lui faire subir toutes les modifications imaginables ; il n'y que l'auteur de toutes choses qui puisse les calculer.
Les bouleversements du globe, les déluges, les volcans, le flux et reflux de la mer, les météores (page 204) ne détruisent rien : ce sont des moyens modificateurs ; la mort ne détruit rien, c’est un moyen modificateur ; les guerres et les révolutions ne détruisent rien : ce sont des moyens modificateurs.
Il résulte de ce dire, produit d'une opinion très contestable, sans doute, mais ferme du moins, que ce n'est point en voulant fouiller dans la nuit des temps que nous trouverons le principe des associations humaines, et que nous ne sommes point destinés à en fixer les limites.
Pour me décider entre la monarchie soi-disant constitutionnelle, qui est bien écrite en France et dans les Pays-Bas, mais qui n'existe encore nulle part, et la république qui a existé sous vingt nuances, je n'envisagerai que ce qui existe maintenant autour de nous et chez nous. Mes raisonnements ne porteront que sur des faits.
L'orateur consulte les différentes époques de l'histoire et prouve que, le monde civilisé, dans son ensemble, ne s'est jamais trouvé dans un état de progression vers les lumières, les sciences, les arts, l'industrie, le commerce et l'agriculture, comparable à l'état actuel de ce monde civilisé, et que jamais la fermentation n'a été aussi grande que dans le temps présent. L'or, dit-il, est devenu à la fois principe de vie et de mort pour tous les gouvernements. Sans or, point de gouvernement ; avec trop d'or, et surtout avec le mauvais emploi de trop d'or, il faut que tout gouvernement périsse. C'est un fait incontestable.
Le gouvernement. le moins dispendieux sera donc le meilleur et le plus durable ; sous ce rapport, une république bien organisée pourrait avoir la préférence sur la monarchie, dont le cortège est nécessairement dispendieux. Mais, dit-on, dans une république chacun veut devenir chef pour disposer des places et des traitements à son profit et à celui de sa famille ou de sa coterie ; l'agitation est permanente, et la république finit par être la proie d'une oligarchie plus dispendieuse et plus oppressive qu'un monarque. La république de Hollande nous a donné ce spectacle ; la république des Suisses n'offre rien d’attrayant ; celle des Etats-Unis d'Amérique a mieux réussi, mais nous ne sommes point dans la même position. Quant à la république française, en butte dès sa naissance à la coalition des rois, à des partis passionnés et exagérés dans tous les sens, elle n'a fait que paraître et s'est éclipsée bientôt devant ce colosse, qui, après avoir ébranlé le monde, est tombé lui-même pour n'avoir pas compris sa mission. S'il eût fait des hommes libres et non des rois valets, il eut régénéré le monde, et l'Europe serait aujourd'hui une grande république fédérative ; ce sont les peuples, au nom de la liberté, et non les rois qui ont dompté cet homme redoutable. Pour les surgir contre cet ennemi commun, les rois leur avaient promis des constitutions. S’ils eussent tenu parole, nous aurions actuellement la tranquillité et la monarchie constitutionnelle partout ; mais ils ont violé la foi promise. C'en était fait de la liberté en France et en Belgique, si ses enfants n'eussent retrouvé toute leur énergie..... La victoire est à nous, nous allons nous reconstituer. Adopterons-nous la monarchie constitutionnelle ou la République ?
Quant à la monarchie, l'honorable membre examine ce qui s'est passé depuis quinze ans en Espagne, en France et dans notre pays, et ce qui se passe encore actuellement en France, depuis la glorieuse révolution ; il démontre le danger qu'on court en adoptant un roi constitutionnel. Si les rois n'interviennent pas dans nos affaires, c'est la crainte seule qui les retient ; ils n'ont pas été si scrupuleux à l'égard du Piémont, de Naples, de l'Espagne et du Portugal. Pour déjouer leurs intrigues et sauver votre indépendance nationale, pour éviter la guerre extérieure, vous n'avez qu'une de seule planche de salut, c’est la république. – L’orateur insiste sur la difficulté du choix d'un roi, soit indigène, soit étranger. Après avoir considéré la question sous le rapport politique, il l'examine sous le rapport moral et démontre les inconvénients nombreux et inévitables qu'elle entraîne avec elle.
Avec la république, au contraire, on peut avoir un gouvernement peu dispendieux, un chef indigène qui ne portera ombrage à personne ; vous le nommerez à terme. Votre armée sera forte et coûtera peu ; elle se composera en grande partie d'une garde civique, toujours prête à maintenir l'ordre au dedans et l'indépendance au dehors. Quant aux places, vous ne risquez pas qu'elles deviennent la proie de quelques familles... L'orateur réfute ici victorieusement un grand nombre d'objections qui ont été élevées contre la forme républicaine. Toutes les républiques ont prospéré par le commerce, et souvent le commerce seul leur a donné naissance. Les villes libres et hanséatiques de l'Allemagne, la Hollande, les Etats-Unis d'Amérique, la vieille Marseille, Gènes, Venise, plus anciennement Tyr, Corinthe, voilà des exemples que personne ne méconnaît. Et je pose en fait que la monarchie est destructive du commerce ; qu’on me cite une monarchie qui ait prospéré par le commerce ; toutes l'ont avili ou négligé, préoccupées qu'elles étaient de faste, de guerre, de combats, d'intrigues diplomatiques, des moyens de pressurer les peuples …. (page 205) Vous croyez peut-être que j’ai oublié l’Angleterre, qui est une monarchie ancienne et nouvelle. Non, messieurs, elle s’est fait trop de bien à elle-même, et trop de mal aux autres peuples pour être oubliée. L’Angleterre n’a point prospéré par le commerce sous la vieille monarchie. Depuis sa révolution, son commerce s’est accru progressivement à mesure que cette révolution s’est consolidée. Mais, située en dehors du continent d’Europe, c’est l’ébranlement de ce continent qui lui a fourni l’occasion de s’emparer du commerce du monde… Si la monarchie constitutionnelle eût pris racine quelque part, je voterais pour elle ; mais aussi longtemps que la grande conspiration des rois existera, je ne consentirai point à lui donner un seul homme de renfort. – Je vote pour la république ; je ne serai pourtant pas ennemi d’une monarchie avec des institutions fondées sur la liberté et les progrès de la raison humaine. (U. B., 23 nov.)
- Il est quatre heures et demie ; la séance est levée.