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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 12 février 1869

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1868-1869)

(Président de M. Dolezµ.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 392) M. Reynaert, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 1/4 heures.

M. Van Humbeeck lit le procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

Il présente ensuite l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Soucy demande un congé illimité pour J.-B. Tilmans, conducteur ait 2ème régiment d'artillerie. »

- Renvoi a la commission des pétitions.


« Le sieur Paule demande un congé à long terme pour son fils Edouard, brigadier au 6ème régiment d'artillerie. »

- Même renvoi.


« Le sieur Nieulens demande une loi fixant une limite d’âge pour la mise à la retraite des fonctionnaires de l'ordre administratif. »

- Même renvoi.


« M. Tack, obligé de s'absenter pour affaires urgentes, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.


« M. Le Hardy de Beaulieu, obligé de s'absenter, demande un congé de trois jours. »

- Accordé.

Prompts rapports de pétitions

M. Vander Donckt, rapporteurµ. - Par pétition datée de Zulte, le 11 janvier 1869, le sieur Destoop demande une diminution de la patente sur les moulins à vent.

Le pétitionnaire, en sollicitant une diminution du droit de patente très élevé dont sont frappés les moulins à vent, fait valoir, outre de nombreuses considérations bien fondées, celle que déjà les bateliers ont obtenu une réduction considérable de leur patente, à cause de la concurrence que leur faisaient les chemins de fer. Quant aux moulins à vent, ils ont une autre concurrence à soutenir : c'est celle des moulins à vapeur ; de manière que ces deux catégories de patentables se trouvent dans la même position.

Jusqu'ici les propriétaires et les locataires des moulins à vent n'ont obtenu aucune réduction. On a toujours ajourné cette affaire jusqu'à la révision générale de la loi sur les patentes, tandis que les bateliers ont obtenu, par privilège, une réduction de moitié sur l'impôt qui les frappait.

L'honorable M. Jacquemyns a fait un remarquable rapport, au nom de la commission de l'industrie, sur la patente des propriétaires et locataires des moulins à vent, et il a conclu à ce que ces industriels obtinssent la réduction qui avait été accordée aux bateliers.

Votre commission, appréciant les motifs que fait valoir le pétitionnaire, conclut au renvoi de sa pétition à M. le ministre des finances.

- Adopté.


M. Vander Donckt, rapporteurµ. - Par pétition, datée de Liège, le 9 décembre 1868, des commerçants et industriels à Liège demandent la taxe uniforme à dix centimes, pour le transport des lettres dans l'intérieur du royaume et celle à cinq centimes pour l'intérieur des grandes villes.

Messieurs, après les longues discussions qui ont eu lieu au sein de cette Chambre, je ne pourrais que répéter les motifs qu'on a fait valoir en sens divers. Votre commission a conclu au renvoi de la pétition à M. le ministre des finances.

- Adopté.

M. Vander Donckt, rapporteurµ. - Par pétition datée de Tournai, le 31 décembre 1868, des habitants de Tournai demandent l'établissement d'un train partant de Tournai pour Bruxelles entre sept et huit heures du matin.

Les pétitionnaires font valoir cette considération, qu'il n'y a le matin que deux départs, dont un train express à 5 heures et un second à 5 h. 55 minutes.

Ils estiment qu'il pourrait y avoir un nouveau convoi partant entre 7 et 8 heures.

Effectivement, le second convoi du matin part aujourd'hui à 5 h. 55 min. Pour une ville comme Tournai, cinq heures, c'est un peu trop matinal.

II serait juste, si cela peut s'accorder avec le système général des autres convois, qu'il y eût un train entre 7 et 8 heures du matin.

Votre commission, appuyant cette pétition, en propose le renvoi à M. le ministre des travaux publics.

M. Allard. - Messieurs, des habitants de Tournai se sont adressés à la Chambre pour obtenir l'établissement d'un train partant de Tournai pour Bruxelles entre 7 et 8 heures du malin.

Je dois le dire, messieurs, mes concitoyens ont fait fausse route : au lieu de s'adresser à la Chambre, ils auraient dû envoyer leur pétition à M. le ministre des travaux publics.

J'ai, autant que possible, réparé leur erreur, et aussitôt que la pétition m'est parvenue, j'en ai pris copie et je l'ai soumise, avec mon honorable collègue et ami, M. Crombez, à M. le ministre, qui déjà fait instruire l'affaire. J'ai donc tout lieu d'espérer, messieurs, que d'ici à peu de temps, il sera fait droit à la demande très légitime des habitants de Tournai.

- Les conclusions de la commission sont adoptées.

Projet de loi portant le budget du ministère de l’intérieur de l’exercice 1869

Discussion du tableau des crédits

Chapitre XV. Instruction publique. Enseignement supérieur

Article 77

M. le président. - La parole est continuée à M. Rogier.

M. Rogierµ. - Messieurs, j'ai dit hier l'importance que j'attachais à la culture des langues anciennes. Les idées que j'ai exprimées dans cette circonstance ne sont pas un pur caprice de ma part. Je n'ai pas voulu non plus, veuillez bien m'en croire, chercher l'occasion de vous gratifier d'un discours académique.

J'ai à ce sujet des convictions sérieuses, sincères, anciennes ; je les ai exprimées à diverses époques, notamment lorsque j'avais sous ma direction l'instruction publique.

Ce sont donc en quelque sorte mes propres convictions que j'ai à défendre et que je m'attache à faire triompher.

Voyant l'espèce d'abandon où, en l'absence d'organisation officielle, l'enseignement moyen était tombé en ce qui concerne les études classiques, je proposai au Roi d'organiser un concours entre tous les établissements, en vue surtout de relever le zèle des professeurs, le zèle des élèves pour ces longues et utiles études.

Voici, messieurs, ce que je disais à cette occasion à la séance publique du 24 septembre 1840 ; vous voyez que cela date d'un peu loin :

« Pousser au développement matériel du pays, faciliter ses relations commerciales, ouvrir à l'intérieur et à l'étranger des débouchés à son industrie, c'est sans contredit une des belles parts de la mission du pouvoir. Une autre part non moins belle à nos yeux, c'est de concourir à son développement intellectuel et moral, c'est de donner un noble aliment à l'activité des esprits, de prêter un appui franc, et sympathique à toute entreprise ayant pour but l'extension de l'instruction, le perfectionnement des études, l'amélioration constante de l'éducation.

« C'est un tel soin, messieurs, qui nous préoccupait quand nous avons songé à instituer entre les athénées et collèges du royaume le concours dont nous inaugurons aujourd'hui les premiers résultats...

« Nous croirions, quant à nous, avoir déjà beaucoup fait, si, par ce premier essai, nous avions contribué à raviver et à remettre en honneur le goût des études classiques.

« Ces études, on les a beaucoup attaquées, on a cherché à les détrôner par les études dites professionnelles. Le positivisme, qui envahit tout, s'est écrié : A quoi bon les langues mortes ? Que m'apprennent Homère et Virgile ? Que me rapportent Bossuet et Racine ? Et ce langage n'a eu que trop d'échos.

« Sans doute, il faut aujourd'hui à l'industrie, cette reine de l'époque, une part et une part très large dans l'enseignement moyen. Mais on peut l'avancer sans crainte : comme servant à épurer le goût, à polir les mœurs, à élever les âmes et les intelligences, rien ne pourra jamais remplacer les études classiques.

« Comme acheminement aux études supérieures, elles jouent un grand rôle. Sans elles, l'expérience est là pour le démontrer, il n'y a pas de succès possibles dans les travaux universitaires. Mais ceux-là mêmes à qui les circonstances ou leur position ne permettent pas d'aller aussi avant, que de fruits n'ont-ils pas à recueillir de ces études ! Elles leur ouvrent plus d'une barrière, elles embellissent dans tous les cas celle qu'ils ont à parcourir ; elles embaument leurs souvenirs de jeunesse d'un parfum qui ne périt pas, elles ornent toute leur éducation d'un relief que rien n'efface. »

Et sept années après, ayant à entretenir le public des études professionnelles, car je n'ai jamais nié et je veux encore moins que jamais nier l'importance des études industrielles et professionnelles dans un pays comme le nôtre, ayant donc à occuper le public de l'enseignement professionnel, je faisais un retour sur les études classiques et je disais au commencement de mon discours :

« Il y a sept ans, à pareil jour, parlant de cette même place, devant un auditoire que j'espère retrouver le même, je vous entretenais de (page 393) l’excellence des études classiques, et j'exaltais les avantages du commerce avec les grands écrivains de l'antiquité, si j'aborde aujourd'hui d'autres questions, ce n'est pas que j'entende donner raison aux préjugés qui, de nos jours, voudraient considérer les trésors de l'antiquité comme une valeur morte ou de faux aloi. Pour ceux à qui il est donné de retremper souvent leur esprit à ses pures inspirations, l'antiquité restera toujours, je ne dirai pas seulement la source du beau style, ce serait trop peu, mais le solide creuset, le noble miroir des vertus fortes, des grandes actions et des grands caractères. Ces hauts enseignements que nous donne l'antiquité, une autre voix plus éloquente les fera, m'a-t-on dit, tout à l'heure ressortir. »

Aujourd'hui, messieurs, le représentant ne fait que continuer à soutenir la thèse défendue par l'ancien ministre.

Hier, me plaçant à un point de vue plus spécialement pratique, et voulant en quelque sorte faire toucher du doigt la question qui s'agitait et l'utilité de l'étude des langues anciennes, je me suis permis de communiquer à la Chambre un document qui paraît avoir été accueilli avec quelque faveur et qui établissait comment ici, dans notre propre maison, dans nos conversations, en quelque sorte de tous les jours et de toutes les heures, nous faisons une consommation considérable de grec. Aujourd'hui je me placerai à un autre point de vue, je dirai plus élevé et plus général.

Je suis l'ami du grec, ou, pour mieux parler, des lettres anciennes, car j’entends aussi défendre l'étude du latin, bien qu'à vrai dire, je tienne en plus haute estime le grec que le latin.

Au point de vue de la science, s'imagine-t-on dans quelle obscurité, dans quel chaos on jetterait tous les travaux scientifiques si tout à coup le grec venait à disparaître, ou si successivement par suite du dédain qui finirait par s'étendre bientôt à tous les esprits, on abandonnait l'étude du grec dans nos établissements publics ? Est-il une science quelconque qui puisse se créer, se perfectionner, se propager, si l'on fait abstraction de la langue grecque ?

Ce que je dis, messieurs, pour le passé, je le dis pour l'avenir. La science, en dépit de ses progrès, n'est peut-être encore qu'à son début, elle a encore d'immenses découvertes à faire, et si vous la privez de sa langue adoptive, de quelle manière pourra-t-elle faire connaître ses découvertes, les propager, les classer, en faire la nomenclature et leur donner même un nom ?

Messieurs, un dictionnaire scientifique bien fait, c'est, pour ainsi dire, une science bien faite. Voici ce que je lisais récemment dans un écrivain grave qui a fait le commentaire de l'Esprit des Lois, M. Destutt de Tracy :

« Faire une science, c'est en faire la langue, et faire la langue d'une science, c'est faire la science elle-même. »

Eh bien, messieurs, irez-vous imposer à nos savants, outre la charge de leurs travaux propres, celle beaucoup plus lourde et plus difficile de créer une nouvelle langue, une langue qui soit comprise non seulement en France et par les Français, non seulement en Angleterre et par les Anglais, mais dans tous les pays civilisés et par tout le monde scientifique ?

Aussi n'est-on pas étonné de voir les hommes spéciaux dans les sciences défendre aussi vigoureusement que les humanistes proprement dits le maintien de la langue grecque.

Messieurs, je n'en dirai pas davantage sur ce point ; je craindrais de tomber dans les lieux communs, tellement ces vérités sont saisissables pour tout le monde. Je passe au point de vue littéraire.

Ou bien, messieurs,, tous les critiques, tous les hommes de lettres, tous les savants qui ont traité de cette matière, ou bien ces gens-là n'ont pas vu clair, il faut le dire, ou ils ont eu pleinement raison de faire ressortir la connexité intime des lettres modernes et des lettres anciennes. Il n'est pas, je pense, un seul écrivain critique, digne de ce nom, qui ait voulu écarter l'élément de l'antiquité des études préparatoires à la connaissance et à la pratique des littératures modernes.

Mais, messieurs, les Latins eux-mêmes attachaient la plus grande importance à la culture du grec.

La langue latine, qui n'est que le reflet de cette belle langue d'Homère et de Platon, était traitée par les auteurs latins eux-mêmes comme une langue secondaire ; ils recommandaient avec chaleur la culture du grec. Ils allaient puiser dans la Grèce, que les conquérants de Rome avaient indignement dévastée, des éléments de goût, de science, de civilisation.

Messieurs, dans les grands pays politiques, les pays où les intérêts matériels jouent un grand rôle, on a protesté et pratiqué de tout temps le respect des études classiques.

Les plus grande orateurs de l'Angleterre ont été élevés à cette forte école.

Pitt, le fils cadet de lord Chatham, était connu à 18 ans comme un helléniste des plus distingués ; il traduisait les auteurs les plus difficiles.

Voici ce que dit de lui un historien illustre, Macaulay, helléniste aussi, je pense :

« Il est douteux qu'aucun érudit ait eu, à 20 ans, une connaissance plus solide et plus profonde des deux nobles idiomes de la civilisation. »

Pitt arriva de bonne heure à la chambre.

Le second discours qu'il y prononça fut accueilli par cette observation du président de la chambre :

« Jamais discours plus éloquent n'a retenti sous les voûtes de Saint-Etienne. »

Messieurs, ce que nous disons de l'Angleterre, nous pourrions le dire avec raison d'un autre pays voisin, la France. Nous y reviendrons tout à l'heure.

Restons, pour le moment, en Belgique.

Grâce à Dieu et au Congrès national, nous sommes un pays de pleine liberté pour la plume, et pour la parole.

Nous jouissons de la liberté illimitée de tout écrire et de tout dire. La presse et la tribune publique, à tous les degrés, ne sont contenues par aucune loi préventive et, on peut le dire, par aucune loi répressive sérieuse.

Eh bien, messieurs, ne peut-on pas soutenir qu'il y a pour ceux qui se livrent à la noble profession de la presse, lorsqu'elle est noblement exercée, pour ceux qui se destinent à la tribune publique, à l'art oratoire dans les assemblées publiques, même en dehors des assemblées législatives, eh bien, messieurs, n'est-il pas permis de dire, qu'il y a des devoirs à remplir, qu'il ne suffît pas de prendre une plume, d'ouvrir la bouche pour remplir dignement son devoir de citoyen belge, qu'il faut s'y préparer par des études sérieuses, par des études que tous les écrivains, que tous les orateurs éminents ont faites ou, du moins, que la plupart n'ont jamais dédaignées ?

Plus la presse est libre, plus la tribune est libre, plus nous devons désirer que les écrivains et les orateurs se tiennent à la hauteur que la liberté leur a faite.

Je ne veux pas ici, messieurs, me livrer à une critique soit du dehors soit du dedans. Pour rester au sein de cette Chambre, je constate avec orgueil pour le pays qu'elle compte un grand nombre d'orateurs distingués. Je n'attribue pas ce don précieux de l'éloquence à la seule culture des éludes classiques qu'ils peuvent avoir faites ; je ne suis pas absolu dans mes opinions et la Chambre ne croira pas que je veuille ranger parmi les ignorants, parmi les gens incapables d'une émotion ou d'un succès oratoire ceux qui n'ont pas fait des études classiques. Cela est entendu, je n'y insiste pas.

On dit, messieurs : Mais vos études classiques qui préparent à l'art d'écrire, ou à l'art de parler non seulement correctement, mais élégamment et éloquemment, en définitive à qui servent-elles ? A quelques hommes qui se distinguent, qui font exception ; mais la plupart des élèves à peine sortis des classes se hâtent d'oublier les classiques et déposent à la porte de l'établissement leur bagage ancien.

Je crois que cela n'est pas tout à fait exact ; mais en supposant même que cela soit exact, serait-ce une raison d'abandonner l'étude des langues anciennes ?

Ne faisons-nous pas beaucoup de sacrifices pour créer des hommes spéciaux dans toutes les carrières ? On ne voit pas cependant surgir en foule des hommes spéciaux distingués ; ils sont rares dans toutes les carrières ; est-ce une raison pour supprimer les études qui peuvent favoriser les succès dans ces carrières ?

Nos écoles préparent les médecins, les avocats, les ingénieurs, les artistes. A supposer que nous voyons surgir tous les dix ans un artiste distingué, un musicien, un peintre, un sculpteur hors ligne ; est-ce que nous trouverions pour cela que l'argent que nous avons dépensé pour préparer ces spécialités est perdu ; est-ce que nous trouverions que le temps qui a été consacré à leurs études a été perdu ? Mais non, messieurs, nous n'avons pas la prétention de faire de la Belgique entière une Académie, une réunion de savants, d'artistes de premier ordre ; ils sont rares partout ; est-ce un motif de ne pas chercher à aider à leur éclosion ?

Quant au peu d'utilité que la jeunesse retirerait des études classiques, je crois qu'on ne se rend pas bien compte de l'influence, influence secrète si vous voulez, qu'exercent ces études sur les esprits : c'est une sorte de gymnastique qui fortifie l'intelligence de la même manière que l'autre gymnastique fortifie le corps. Est-ce que les jeunes gens qui ont appris la gymnastique au collège s'amusent encore à faire de la gymnastique lorsqu'ils sont arrives à un certain âge ? Evidemment, non ; elle a fait son office ; elle a donné la force au corps, la souplesse aux membres. Eh (page 394) bien, il en est de même des études classiques : elles donnent à l'intelligence sa force, sa souplesse ; et quand plus tard on ne s'occupe plus de grec et de latin, on n'en conserve pas moins l'empreinte indélébile : le baptême a opéré, l'inoculation a fait son office pour préserver l'individu de la maladie de l'ignorance, de la médiocrité de la pensée, de la dégradation du goût et des nobles sentiments.

- Voix diverses. - Très bien.

M. Rogierµ. - Messieurs, si la Chambre veut bien m’écouter, je lui citerai, à l'appui de mon opinion, d'autres opinions qui auront sans doute plus d'autorité à ses yeux. J'ai trouvé quelques citations, à faire en les abrégeant, dans un ouvrage fort intéressant qui a été publié en France.

C'est le rapport de deux officiers supérieurs de l'université sur l'état des études en Angleterre. L'un est un inspecteur appartenant aux humanités, l'autre un inspecteur appartenant à l'enseignement scientifique.

Voici d'abord ce que disent ces messieurs :

« Les Anglais veulent avec raison que l'enseignement soit avant tout une éducation. Ils savent et répètent sans cesse que l'école a pour mission spéciale de former des hommes, de tremper les caractères et que l'instruction qu'elle peut donner n'est rien au prix de la capacité d'apprendre et d'agir qu'elle développe. A leurs yeux, l'étude du jeune homme est surtout une gymnastique. Or, de tous les moyens qui conduisent à ce but, les lettres et les lettres classiques sont, selon eux, le plus puissant. Les sciences mathématiques ne viennent qu'au second rang. »

Le savant directeur de l'école de Rugby s'exprime ainsi :

« Je n'oserais affirmer que le seul système d'instruction possible pour toutes les conditions de notre, pays soit celui qui prend pour base l'antiquité classique ; mais je suis convaincu que les écoles qu'on appelle généralement publiques doivent prendre pour but la plus haute espèce d'éducation ; et pour donner cette éducation, je crois que. les classiques sont le meilleur instrument. »

Voici, messieurs, deux autres autorités d'une position et d'un nom plus élevés : j'emprunte ces citations au rapport dont je viens de parler ; il s'agit d'un homme qui jouit aujourd'hui d'une très grande notoriété, de M. Stuart Mills :

« Le monde ancien, avec lequel les études grecques et latines mettent en rapport, contient le véritable correctif des principaux vices de la société moderne...

« Si ces études trouvent, dans leur défaut d'analogie avec la vie moderne, moins de sympathie dans la masse de la population, cela même est une preuve de leur nécessité, et un motif de plus pour obliger ceux qui en ont le pouvoir à faire tous leurs efforts pour en prévenir le déclin. »

Ecoutez maintenant l'opinion d'un homme éminent qui occupe aujourd'hui le premier rang dans le gouvernement anglais.

MiPµ. - M. Gladstone est contre votre système.

M. Rogierµ. - Pardon, M. le ministre ; si vous êtes l'adversaire des études classiques, vous n'aurez pas la satisfaction de le compter parmi vos adhérents ; je sais bien qu'il a fait des réserves ; je fais connaître, en ce moment la manière dont un des hommes les plus éminents de l'Angleterre apprécie les études classiques ; et quand vous aurez prouvé que M. Gladstone, qui est un helléniste des plus distingués, propose de supprimer ou de réduire l'étude des langues anciennes, oh ! alors vous pourrez vous prévaloir de ce nom-là.

Eh bien, messieurs, voici ce que dit M. Gladstone. :

« Pourquoi l’enseignement classique tient-il le premier rang dans nos écoles ? Est-ce parce qu'il développe le goût, la raison, la mémoire, l'élégance du langage ? Tous ces avantages sont secondaires et partiels ; ils sont des conséquences particulières d'une large vérité. Cette vérité, c'est, selon moi, que la civilisation moderne de l'Europe, depuis le moyen âge jusqu'à nos jours, est le produit de deux grands facteurs, le christianisme et l'inspiration grecque. (L'Esprit romain n'est qu'un reflet.) Saint Paul, l'apôtre des Gentils, symbolisa en sa personne ce grand hyménée. La place d'Aristote et de Platon, par exemple, dans l'éducation chrétienne, n'est ni arbitraire ni susceptible d'être changée. Les matériaux de ce que nous appelons une éducation classique ont été préparés à dessein et d'une façon providentielle pour devenir, non pas seulement une adjonction, mais le complément du christianisme dans la culture de l'esprit humain. »

Je ne sais si M. Gladstone a exprimé quelque part ailleurs une autre opinion ; mais celle-là me suffit ; je m'en empare ; elle complète parfaitement ma thèse.

Messieurs, après ces autorités, je pourrais en invoquer de non moins grandes dans un autre pays voisin.

Je ne veux pas cependant multiplier mes citations ? Je ne vous rappellerai donc pas l'opinion de M. Guizot, l'éminent orateur, de M. Villemain, l'éloquent apologiste des pères de l'Eglise, de M. Cousin, l'éloquent traducteur de Platon. Ils ont été autrefois professeurs ; ils l'ont été à la grande satisfaction et pour la grande instruction de la jeunesse d'avant 1830, et sous ce rapport la jeunesse d'alors doit à ces trois hommes illustres une grande reconnaissance. On pourrait me dire : ces opinions, ce sont celles d'anciens professeurs.

Eh bien, messieurs, je vais vous donner l'opinion d'un homme qu'on dit plus pratique, d'un esprit net et très précis, d'un hommes d'affaires, de M. Thiers en un mot, dont la verve intarissable répand encore tant d'éclat dans les discussions qui ont lieu en France.

Voici comment M. Thiers s'expliquait relativement aux études classiques lors d'une discussion sur une loi d'enseignement :

« Nous n'hésitons pas à le dire, les lettres anciennes, les langues grecque et latine doivent faire le fond de l’enseignement de la jeunesse. Si vous changiez, messieurs, cet état de choses, nous osons l'affirmer, vous feriez dégénérer l'esprit de la nation...

« Et ce ne sont pas seulement des mots qu'on apprend aux enfants en leur apprenant le grec et le latin, ce sont de nobles et sublimes choses, simples, grandes, ineffaçables. Eloigner l'enfance de ces sources du beau antique, du beau simple, ne serait-ce pas précipiter notre abaissement moral ? »

Voilà bien, messieurs, un orateur qu'on n'accusera pas de chercher les effets déclamatoires et auquel on ne peut pas reprocher son origine par trop classique.

Vous voyez, messieurs, jusqu'où va la sévérité du jugement porté par M. Thiers contre les démolisseurs des études des langues anciennes ; il dit qu'il y a danger d'abaissement moral.

Eh bien, je dirai, à mon tour, qu'il ne faut rien faire pour amener rabaissement moral de la Belgique.

Messieurs, il y a, dans l'ouvrage remarquable de M. de Tocqueville, que tout le monde connaît, sur l'Amérique, deux chapitres qui sont très courts. Je ne les lirai pas, je me contenterai d'en donner les titres, qui en disent assez. L'un des chapitres est intitulé : De la littérature industrielle ; l'autre : De la nécessité des études des langues grecque et latine dans les sociétés démocratiques.

Eh bien, si ce que dit M. de Tocqueville. de la grande démocratie américaine est vrai, il me semble qu'on pourrait le dire aussi de la petite Belgique démocratique. Il y a même des raisons particulières à la Belgique, pour que ces principes de M. de Tocqueville lui soient appliqués. Nous sommes un pays démocratique ; mais nous sommes un pays essentiellement industriel et un pays renfermé dans d'étroites limites. Nous pouvons bien convenir de ceci entre nous ; nous sommes un petit pays au point de vue territorial.

Eh bien, il faut, à côté des travailleurs qui font la richesse du pays et aussi la gloire du pays ; à Dieu ne plaise que je jette ici la pierre, aux industriels ! il faut, dis-je, d'autres travailleurs ; il faut d'autres spéculations que les spéculations purement matérielles ; il faut les spéculations de l'intelligence ; il faut l'éclosion et l'entretien, dans le cœur de l'homme, de sentiments nobles, élevés et désintéressés ; il faut en quelque sorte une réaction permanente contre l'envahissement, qui pourrait devenir excessif, des intérêts matériels. Le pays est petit ; mais c'est précisément parce qu'il n'a pas à sa disposition pour se défendre à lui seul, une force matérielle suffisante, qu'il doit se relever, grandir et se garantir en élevant ses sentiments, en élevant son intelligence.

Sur ce terrain-là, nous pouvons être les égaux des plus grandes nations, et quand nous aurons agrandi nos idées, fortifié, élevé nos sentiments, nous aurons créé des garanties nouvelles pour la sécurité de la Belgique.

Et ce n'est pas là, messieurs, un travail impossible que je veux imposer. Le travail et les études de l'intelligence sont à la portée des habitants d'un petit pays comme des habitants d'un grand pays, et si l'on voulait remonter dans l'histoire, on établirait que dans les plus petits pays, ont surgi les plus beaux génies, les plus grands artistes, que ce n'est pas là une question d'étendue territoriale ou de force matérielle, et que les plus petits pays ne sont pas moins aptes que d'autres à produire les grandes figures qui font l'honneur de l'humanité.

Messieurs, je vais terminer maintenant et conclure comme j'ai commencé. Je prie la Chambre de ne pas prendre mon opinion dans un sens trop absolu. Je suis un partisan passionné, je dois le répéter, des lettres antiques, mais je ne méconnais pas d'autres besoins et je n'accepterai pas (page 395) surtout l’accusation de repousser tout ce qui est moderne et de m'enfermer dans une admiration béate et exclusive de l'antiquité. Ce n'est pas ainsi, je l'espère, que j'aurai été compris.

Que la Belgique développe, tantôt avec le concours de l'autorité publique, tantôt par l'initiative privée, ses éléments de prospérité, qu'elle développe son industrie, son commerce, son agriculture ; qu'elle exploite les richesses de la surface et des entrailles de son sol privilégié ; qu'elle multiplie ses voies de communications à tous les degrés ; qu'elle étende les bienfaits de l'hygiène jusque dans la demeure des plus pauvres, je ne demande pas mieux ; j'y applaudis de tout mon cœur ; j'y ai aidé de mes faibles efforts autant que je l'ai pu et je continuerai à le faire. Ce n'est pas à dire que je resterai indifférent au développement moral et intellectuel du pays.

Il y a, messieurs, un mot qui serait une belle devise pour la Belgique, dans le monde matériel aussi bien que dans la sphère morale et intellectuelle : ad excelsiora.

Je crois avoir démontré, par des autorités irrécusables, l'influence que peut exercer sur le développement moral et intellectuel du pays, la culture des auteurs anciens.

Faisons une large part aux études commerciales, industrielles et scientifiques, mais grâce, grâce, pour les études classiques ! Ne laissons pas, messieurs, tarir cette source des hautes pensées, des spéculations désintéressées ; ne laissons pas dire que la Belgique, après avoir élevé très haut l'édifice de ses institutions, n'a pas eu la sagesse et la fierté de maintenir l'âme et l'esprit de ses enfants à la hauteur de ses institutions.

MiPµ. - Messieurs, je demande la parole, bien moins pour répondre à l'honorable M. Rogier que pour exposer les idées que j'ai à émettre sur la matière qui donne lieu à cette discussion. Si je la demande aujourd'hui, c'est parce que je m'aperçois que la discussion dévie en ce sens, que l'on s'attache à rencontrer des idées qui ne sont en aucune façon les miennes.

M. Rogierµ. - Tant mieux !

MiPµ. - Il est intéressant de constater, messieurs, que, depuis bien des années, on s'occupait peu chez nous de l'enseignement moyen, dont l'importance. cependant ne peut être méconnue, par personne ; cette importance est égale à celle de l'enseignement primaire, qui donne lieu à tant de discussions au sein de la Chambre.

Si l'enseignement primaire prépare le soldat, l'enseignement humanitaire prépare les capitaines, et il est non moins indispensable pour une nation d'avoir une classe éclairée qui dirige, qu'une classe inférieure capable de comprendre.

Si les questions qui touchent à l'enseignement moyen étaient laissées à l'écart, c'est bien parce que l'on croyait que tout était fait en cette matière, qu'aucun progrès n'était à réaliser, que parce que l'attention publique se portait sur des points la passionnant davantage. Il a suffi de poser au conseil de perfectionnement une série de questions, sans en résoudre aucune, pour qu'immédiatement une émotion profonde, comme l'a dit l'honorable M. Rogier, se produisît.

Dans tous les articles que la presse a publiés sur la matière, il n’en est pas un (je crois les avoir tous lus) où l'on ait considéré la situation actuelle comme bonne. On a reconnu de toutes parts que des vices existent et l’on a discuté sur les remèdes à appliquer.

Je n'ai donc qu'à me féliciter d'avoir soulevé la question qui a provoqué ce débat, qui a fait constater l'existence d'un mal et fait rechercher les moyens de le faire disparaître.

J'ai cependant longtemps hésité avant de la soulever.

Personnellement je n'ai aucun grief contre l'enseignement moyen ; l'honorable M. Rogier a rappelé les succès qu'il a obtenus dans ses études moyennes, je pourrais en faire autant, et donner à la Chambre la preuve que je n'ai pas de rancunes à satisfaire.

Si, d'autre part, je n'avais consulté que les intérêts de mon repos, si je n'avais cherché qu'à faciliter ma besogne ministérielle, je n'aurais pas touché à ces questions.

Il y a sur le banc ministériel bien des places où les coussins ne sont bourrés que de cailloux. Mais il en est une où j'aurais pu m'asseoir sur le duvet : c'est celle du ministre s'occupant de l'enseignement moyen. Là il suffisait d'une légère précaution à prendre pour éviter tout désagrément, toute difficulté.

La rive cléricale et la rive libérale sont unies par la convention d’Anvers.

C'est un pont assez fragile, il est vrai, qu'il est défendu aujourd'hui de traverser ; mais en me plaçant au milieu, je pouvais me réserver le sort le plus pacifique et j'eusse pu me donner le loisir de regarder couler l'eau de la rivière. Les professeurs eussent continué à donner leurs cours exactement comme ils les donnent depuis longtemps sans souci pour moi.

Je pouvais même joindre la dignité au loisir : il me suffisait de célébrer les bienfaits des études classiques, leur heureuse influence sur l'intelligence et sur le cœur, faire de temps en temps un discours sur ce point, qui comporte parfaitement la phrase, larder ce discours de quelques vers d'Horace ou de Virgile ; cela fait, je passais pour un érudit, un homme de goût et je n'avais que des applaudissements à recueillir.

J'ai pensé qu'il y avait ici un autre rôle à prendre, plus difficile et plus ingrat, mais imposé, par le devoir ; c'est d'étudier cette branche de la vaste administration qui m'est confiée, de rechercher si là il n'y a pas de progrès à réaliser.

J'ai touché, à l'Arche sainte, non pour la renverser, mais pour la soutenir. On m'en fait un crime ! Demander si le grec et le latin sont bien enseignés ! S'il n'y a là rien à ajouter, rien à retrancher ou rien à modifier ! Ne serait-ce pas assez pour émouvoir ceux qui s'attribuent le seul vrai culte des belles-lettres ? Beaucoup ont cru voir les champs qu'ils sont habitués à cultiver passer dans des mains barbares : Barbarus has segetes !

Je sais bien que c'est parfois une amère sottise que de montrer les défauts des choses et que, pour l'avoir fait, on est souvent accusé de les avoir produits. Si je démontre qu'aujourd'hui on ne sait pas le grec, que l'étude de cette langue, telle qu'elle se fait chez nous, est une étude vaine et stérile, peut-être m'accusera-t-on sous peu d'en être, moi, la cause !

Messieurs, nous devons examiner cette question avec sang-froid et surtout éviter les accusations personnelles. Et ici j'ai à répondre à une allusion qu'à faite M. Thonissen et qui a déjà été relevée par mon ami M. Elias.

L'honorable M. Thonissen a formulé une accusation voilée dans une anecdote, mais qui n'en a pas moins été comprise. S'il m'a épargné, il a dénoncé à l'avance tous ceux qui professeront mes idées comme des crétins et des imbéciles. (Interruption.)

Vous avez rappelé l'histoire de M. Jacotot qui, voulant introduire des changements dans l'enseignement moyen, aurait dit, d'après vous :

« Je sais bien que cela n'est pas bon, mais le monde se compose surtout de gens peu intelligents, et ceux-là m'approuveront, » et vous m'ayez mis en garde contre cette approbation. Je dis qu'en parlant ainsi vous avez tout au moins perdu de vue les marques d'assentiment qui m'ont été déjà données. Vous n’auriez pas dû oublier qu'un de vos collègues, professeur distingué dans une université, comme vous, a donné l'appui de son autorité à la réforme que je propose. Vous n’auriez pas dû oublier que l'échevin de l'instruction publique de la capitale, notre collègue à la Chambre, y a également adhéré ; je ne parle pas de l’approbation de M. Elias, puisqu'elle est postérieure à votre accusation.

Eh bien, laissez-moi vous le dire, vous n'effrayerez personne ; en telle compagnie on peut voir discuter son opinion, comme partout, on ne peut être considéré comme formant le parti de l'inintelligence.

Pour faire examiner ]a question dont je m'applaudis d'avoir saisi l'opinion publique, je devais naturellement la soumettre au conseil de perfectionnement de l’enseignement moyen.

M. Thonissen a critiqué la composition de ce conseil. Au moment où sur différents points mon appréciation diffère de celle des membres du conseil, au lieu de les attaquer je veux les défendre, et je considère comme un devoir de dire qu'il m'est impossible de trouver une assemblée composée d'hommes plus profondément instruits et plus profondément respectables.

Dans le conseil de perfectionnement siègent des hommes éminents de notre magistrature, de l'armée, de, l’enseignement, des hommes qui pour la science et le caractère peuvent avoir des égaux, mais n'ont pas de supérieurs.

C'est une erreur de croire que, d'après l'avis du conseil, tout est parfait dans l'organisation de l'enseignement moyen.

Ce conseil a constaté, au contraire, qu'il y avait là des choses qui laissaient à désirer ; aussi, loin de conclure au maintien de l'état actuel des choses, a-t-il fait la proposition d'augmenter la durée des études.

Selon trois membres, l'augmentation devrait être de deux années, ce qui porterait à huit ans la durée des études classiques ; selon la majorité, l'augmentation d'une année suffirait provisoirement. Mais ce qu'il importe de savoir, c'est que cette proposition a sa cause dans l'infériorité de l'enseignement.

Je constate donc ce point important, que le conseil de perfectionnement reconnaît lui-même qu'il y a quelque chose à faire.

Quant au remède indiqué, je demanderai à la Chambre s'il est pratique. Mes honorables prédécesseurs, M. Rogier, je trois, et (page 396) M. Vandenpeereboom ensuite, qui avaient été saisis de la même proposition, ont reculé ; ils n'ont pas provoqué son adoption. Je ne la provoquerai pas plus qu'eux et cela par une raison bien simple ; c'est que l'opinion publique ne l'accepterait pas.

Peut-être un jour viendra-t-il où cette mesure pourra être prise ; mais ce ne sera que lorsque l'on aura rendu à l'enseignement moyen l'autorité qu'il doit avoir, la confiance qu'il doit inspirer.

Il ne faut pas se dissimuler, messieurs, que dans l'esprit d'un grand nombre de pères de famille, une partie de l'enseignement moyen, fastidieuse pour l'enfant, est stérile pour l'homme, qu'elle ne développe pas son intelligence et ne lui donne pas les connaissances qu'il devrait avoir.

C'est une erreur peut-être, mais telle est la situation actuelle ; vous le reconnaîtrez comme moi.

Or, s'il en est ainsi, la première chose à faire est de relever assez l'enseignement moyen pour qu'il donne aux parents la foi dans sa haute utilité ; vous pourrez alors augmenter sa durée, et l'accroissement de la charge sera accepté par la conviction de ses bienfaits.

Dans la matière qui nous occupe, messieurs, il importe de garder les plus grands ménagements. Je sais bien qu'il ne suffît pas de la volonté d'un ministre pour apporter des changements importants dans l'enseignement moyen. On doit tenir compte de toutes les circonstances. : de l'état de l'opinion, des sentiments de ceux qui collaborent à l'instruction, de la résistance qu'on peut rencontrer ; du concours dont on a besoin. Il ne faut donc pas prendre de résolution prématurée et je n'avais pas besoin du conseil de l'honorable M. Thonissen pour ne pas m'aventurer dans des mesures brusques et radicales. Mais, d'autre part, il est de mon devoir de faire connaître mon sentiment sur ce que doit être l'enseignement, sur ce qui lui manque actuellement, sur ce que l'on doit faire pour le renforcer.

Que doivent être les humanités ? Telle est la première question :

Messieurs, la définition des humanités est dans le mot lui-même : dans les humanités il faut faire des hommes dans la plus haute acception de ce mot ; on n'y façonne pas l'homme propre à certaines carrières, on doit y donner ce dont l'homme a besoin dans toutes les professions pour le relever par son intelligence et par son caractère. Il faut que l'adolescent puise dans ces études tout ce qui peut orner son esprit et anoblir son cœur.

Il faut que, lorsqu'il sort du collège, il possède non des connaissances spéciales, mais toutes les connaissances générales nécessaires à un homme éclairé de notre pays et. de notre siècle. Il faut qu'on ait développé son intelligence et par les connaissances acquises et par le goût d'apprendre. Il faut qu'on ait fait accepter à son cœur les sentiments les plus élevés et la volonté d'y obéir. Il faut, en un mot, inculquer au jeune homme, en écartant toujours ce qui fait les spécialités, tout ce qui, dans la nature humaine, est intelligent, grand, noble, généreux.

Les humanités seront bonnes si celui qui en sort réalise l'idéal que nous nous faisons de l'homme de son âge, s'il est ce que vous rêvez devoir être votre fils. Je ne parle pas de votre fils, lorsque déjà il aura atteint l'âge où ses qualités, et peut-être, ses défauts, auront influé sur vos propres appréciations ; mais de votre fils, lorsque, tout enfant encore, vous ne pouvez savoir ce qu'il sera à dix-huit ans et que, devançant l'avenir par vos espérances, vous me. dites : Voilà les connaissances dont j'espère que son intelligence sera ornée, les sentiments dont j'espère que son cœur sera rempli.

Que votre rêve d'avenir me serve à dresser le programme de l'enseignement humanitaire !

Je le sais, on ne réalise pas l'idéal. Mais que cet enseignement s'en rapproche au moins autant que possible.

Ce qu'on apprend aujourd'hui dans nos écoles, est-ce là ce que vous trouvez de plus parfait pour le jeune homme auquel vous avez voué toute votre affection ?

Voilà la question.

Oh ! je sais bien qu'il y a des traditions ; que toujours on trouve les noms les plus respectables pour s'opposer à tout changement, mais laissons, de grâce, ce que l'on est convenu de nommer les autorités ; et examinons nous-mêmes ce qu'il faut faire.

Messieurs, on m'a reproché d'être utilitaire.

Si l'on entend par là celui qui ne cherche dans toute étude que ce qui offre un intérêt pratique et matériel, ce qui, en d'autres termes et pour parler net, doit rapporter de l'argent, je déclare très énergiquement que je ne suis pas utilitaire.

Mais si vous entendez par utilitaire celui qui veut faire apprendre aux jeunes gens des choses qui leur resteront dans l'intelligence, qui leur serviront, dans tout le cours de leur vie, d'aliment intellectuel, celui qui pense que des études fructueuses valent mieux que des études stériles, alors, oui, je suis utilitaire.

Messieurs, tout change en ce monde ; le système d'éducation doit changer aussi. Les nécessités de notre temps ne sont pas celles auxquelles il fallait pourvoir il y a des siècles.

Faut-il modeler nos grandes institutions d'enseignement moyen sur ce qui se faisait en France au temps de Racine et de Bossuet ? Quels étaient alors les relations entre les peuples, le mouvement scientifique, les besoins de la vie publique ? Prenez un collège de Bourgogne ou d'Auvergne, pourquoi y sortir de la littérature ancienne, s'occuper des études de l'Allemagne et de l'Angleterre, n'était-on pas plus près de l'Athènes ou de la Rome anciennes que de Berlin et de Londres contemporaines ?

L'enseignement des humanités est une partie de la civilisation ; celle-ci change ; l’enseignement doit donc, je le répète, changer avec elle.

Quoi qu'il en soit, je ne puis trop le redire, parce que je ne veux pas prêter le flanc à des attaques imméritées, ce que je désire obtenir par les humanités, c'est le développement des nobles sentiments du cœur et des hautes facultés de l'intelligence.

Messieurs, je n'ai pas de préférence partiale, soit pour les lettres, soit pour les sciences. En ce qui concerne les lettres, je n'ai pas d'affection pour les lettres anciennes aux dépens des lettres modernes, ou pour les lettres modernes aux dépens des lettres anciennes.

Dans le domaine des sciences, je. ne veux pas d'injustes exclusions parmi les sciences, qu'elles soient mathématiques, naturelles ou morales, de raison ou d'observation, je ne crois pas que la science pure doive faire écarter la science appliquée ; je ne pense pas non plus que la science appliquée doive écarter la science pure ; je ne crois pas que la nature matérielle ou la nature morale envahisse entièrement un domaine dont l'autre doit posséder un lot. A mon avis, tous les éléments sont nécessaires pour former un homme complet. Ecarter une partie, de ces éléments, c'est rompre l'équilibre qui, dans le développement des facultés, est nécessaire à l'harmonie et à la perfection.

Les lettres sont nécessaires au développement des facultés morales ; les sciences sont nécessaires au développement des facultés plus particulièrement intellectuelles. Il faut maintenir l'équilibre entre ces différentes études, si nous voulons avoir des humanités fortes et complètes.

Que devons-nous donc comprendre dans nos programmes ?

Les langues anciennes d'abord ; je vous l'accorde.

Les langues anciennes sont remarquables par la richesse de leurs flexions : elles ont un caractère propre, que les langues modernes ne possèdent pas au même titre. Par la variété des terminaisons elles peuvent mieux faire comprendre la nature des phrases et partout celle de la pensée ; elles sont un excellent exercice au point de vue du développement de l'intelligence.

Telle est la première raison pour laquelle il faut les maintenir : il en est une autre, c'est que les langues ont été la matière de chefs-d'œuvre immortels. Les langues grecque et latine ont une littérature plus riche qu'aucune autre.

J'ajouterai que, pour moi, leur utilité étymologique est le petit côté de la question. -On dira peut-être que je fais trop bon marché des étymologies, mais s'il ne s'agissait que de cela, je ne craindrais pas d'affirmer qu'aveu une heure de leçons par semaine, pendant six mois, on enseignerait aux enfants assez de grec pour qu'ils puissent comprendre toutes les étymologies. C'est donc là un point qui me touche peu ; je. prends cette question de plus haut en reconnaissant aux langues anciennes ce double avantage : du développement de l'intelligence, de l'expression de la pensée ; de la connaissance d’une littérature éminemment remarquable.

Mais, messieurs, s'il faut maintenir les langues anciennes, il ne faut pas négliger les langues modernes. Ai-je besoin de parler du français ? C'est notre langue ; c'est celle que nous devons le mieux connaître, celle qui doit occuper la première place et qui cependant ne l'occupe pas.

Viennent ensuite les langues étrangères. A cet égard, on croit assez généralement que si l'utilité de leur étude est préconisée, c'est parce qu'on les emploie dans le commerce ; parce que la correspondance commerciale avec l'Angleterre et l'Allemagne étant fort étendue, il faut que chacun sache faire au moins une facture en anglais et en allemand. C'est là, messieurs, une bien misérable appréciation de l'utilité des langues modernes.

Oublie-t-on qu'une riche et magnifique littérature est éclose à nos portes tant à l'orient qu'à l'occident, et contribue puissamment au développement de la civilisation ?

Oublie-t-on que. la connaissance de l'anglais est aujourd'hui presque indispensable aux études politiques ?

M. Thonissenµ. - Qui a oublié cela ?

MiPµ. - Messieurs, je vous montrerai (page 397) qu'on l'oublie généralement. M. Thonissen y pense peut-être, mais tout bas ; il n'y aurait pas de mal d'y penser tout haut.

M. Thonissenµ. - Je vous dirai toute ma pensée là-dessus.

MiPµ. - Je disais donc qu'il y a, non seulement au point de vue commercial, que je laisse même de côté, mais au point de vue intellectuel, des connaissances à acquérir : la connaissance de l'anglais à cause d'une importante littérature qu'elle nous donne, à cause ensuite de l'importance politique de ce qui nous vient de ce pays. L'allemand revendique aussi sa place par sa littérature, mais surtout par les vastes travaux scientifiques écrits dans cette langue. Les ouvrages les plus remarquables dans toutes les branches de l'activité intellectuelle, c'est l'Allemagne qui les produit. Il importe que nos érudits, nos avocats, nos médecins, nos ingénieurs puissent aller puiser à cette grande source scientifique.

Et remarquez, messieurs, que nous n'avons pas, pour la connaissance des ouvrages écrits dans une langue moderne, les mêmes avantages que pour celle des ouvrages écrits dans une. langue ancienne : toutes les œuvres remarquables de l'antiquité ont été traduites ; je sais bien que la traduction n'est pas l'original, mais c'est au moins une chose précieuse, quand on ne peut lire l'original, que d'avoir la traduction. Quand il s'agit de langues modernes, de ces langues dans lesquelles sont écrits de vastes travaux qui éclosent chaque jour, il est important de ne pas attendre que les traductions aient paru et que ceux qui doivent appliquer les connaissances acquises dans les pays étrangers, puissent les posséder et les mettre en usage avant qu'elles aient vieilli.

Voilà pour les lettres.

Je veux les sciences aussi, quoi qu'on en ait dit, je veux les sciences mathématiques pures d'abord.

Je veux l'algèbre, parce que c'est le plus puissant moyen d'apprendre à généraliser. Entre deux hommes, presque toujours vous reconnaîtrez la supériorité de l'un sur l'autre à la facilité qu'il a de généraliser les idées, ou tout au moins à la manière saine et logique avec, laquelle il généralise.

Je veux maintenir, aussi la géométrie, parce que cette science offre plus qu'aucune autre le moyen d'apprendre la déduction logique, c'est-à-dire l'enchaînement des idées, la manière dont les faits dérivent les uns des autres, avec la certitude absolue de rester dans le vrai.

Les sciences appliquées ne sont pas moins nécessaires au développement de l'intelligence, messieurs. Quelle grandeur n'y a-t-il pas dans leur étude ? Quel est le livre d'imagination qui nous donnera des idées aussi larges que l'étude de l'immensité des cieux ? Le poète paraît croire quelquefois que les mathématiciens sont des hommes à idées étroites, que les savants n'ont que de petites conceptions. Mais que l'on compare les plus grandes créations de la poésie ancienne et moderne avec ce que la science a découvert dans l'étude du firmament, et l'on verra que tous les produits de l'imagination des hommes ne sont que misère en présence de l'incommensurable étendue de l'univers.

Il faut faire connaître ces grandes choses aux jeunes intelligences ; il n'y a pas de moyen plus propre à les grandir.

Les autres sciences ne sont pas moins utiles. Il y a, dans les sciences naturelles, un élément important, une gymnastique intellectuelle puisqu'on a prononcé le mot, d'une haute importance ; ces sciences apprennent à classer les idées.

Je disais tantôt qu'un des caractères de l'homme supérieur est la faculté de la généralisation ; je dois ajouter que l'ordre dans les idées en est un autre. Comparez deux discours, l'un bien fait, l'autre médiocre, et vous déciderez presque toujours que la supériorité appartient à celui dont les diverses parties présentent le meilleur classement, parce que l'ordre dans les idées amène nécessairement une meilleure appréciation des choses.

Il n'y a rien de plus propre à donner à l'esprit cet ordre, cette méthode que la connaissance des sciences naturelles.

Les sciences ont un autre avantage encore : elles développent le goût d'apprendre.

Ainsi que l'honorable M. Rogier l'a dit tantôt avec beaucoup de raison, les études humanitaires n'ont pas seulement pour objet d'offrir une certaine dose de connaissances à l'intelligence, elles doivent aussi donner aux jeunes gens les moyens d'étendre le cercle de ces connaissances. Il ne suffit pas que ceux-ci sachent ce qu'on apprend au collège ; il faut qu'ils usent des moyens qu'on leur a donnés pour perfectionner et agrandir les connaissances acquises.

Pour obtenir ce résultat, il faut aussi que l'enseignement humanitaire donne non seulement les moyens, mais aussi la volonté d'apprendre. Comme le dit un philosophe suédois, la volonté est à l'intelligente comme 10,000 est à 1.

Pour donner cette volonté, que faut-il faire ? Il faut exciter la curiosité des jeunes gens ; il faut leur montrer combien d'horizons sont ouverts à leurs études. Or, l'on n'obtiendra pas ce résultat si dès l'abord, au collège, on n'a piqué la curiosité de l'élève, et si on ne l'a continuellement activée au point que le jeune homme, en terminant ses études moyennes, soit en quelque sorte dévoré du désir d'apprendre.

li n'y a rien qui développe mieux ce désir que l'étude des sciences.

Parlerai-je, messieurs, des sciences morales ? Je crois que, pour que les humanités soient complètes, on devrait y donner quelques notions de ces sciences ; l'homme ne peut rester étranger à la plus noble partie de lui-même ; il faut qu'il réfléchisse sur les actes de son âme qui forment l'objet de la psychologie.

Je crois aussi qu'il faudrait donner certaines connaissances élémentaires des faits sociaux.

Aujourd'hui, l’enseignement de ces matières est réservé aux universités. Logiquement, selon moi, ces connaissances devraient faire partie des études humanitaires, elles sont nécessaires dans toutes les carrières, mais c'est là une question de détail. Il n'importe pas beaucoup qu'on les acquière plutôt au collège qu'à l'université.

Les choses dont je viens d'avoir l'honneur de vous entretenir sont pour ainsi dire les nécessités de l'intelligence ; mais il y a aussi le luxe de l'intelligence et si l'on pouvait développer chez les enfants le goût des arts, je crois que l'on aurait complété l'éducation.

Mais c'est aller un peu loin peut-être et former des espérances qui ne pourront se réaliser. Dans la Grèce ancienne, on apprenait à aimer le beau dans toutes les productions du génie humain.

Le goût des arts y était répandu dans toutes les classes de la société. Je fais des vœux pour qu'un jour il puisse en être de même dans notre pays, mais je n'ose espérer de voir ces vœux bientôt réalisés.

Je sais, messieurs, que le cadre que je viens d'indiquer est un cadre trop vaste, un cadre qu'il est impossible de remplir. Mais je l'ai indiqué comme devant être, d'après moi, la perfection des études, comme la chose que nous devons, non pas imposer immédiatement, mais vers laquelle nous devons tendre.

Jetons maintenant un coup d'œil sur nos humanités et voyons si elles réalisent bien ce que nous devons réclamer.

Et d'abord, messieurs, je parle des langues anciennes. Nous leur avons fait la très grande part ; le grec et le latin absorbent 55 p. c. du temps consacré aux études humanitaires ; relativement à ce temps, nous y donnons plus de place en Belgique qu'on ne le fait dans aucun autre pays.

Eh bien, je demande si nous sommes récompensés. Je demande si ce temps, qui est plus de la moitié de l’enseignement total, nous donne des résultats satisfaisants.

Je prends le latin d'abord, pour passer au grec, ensuite.

On apprend le latin aux élèves, et en rhétorique ils traduisent passablement un prosateur facile, difficilement un poète, sauf peut-être Virgile ; mais tous les auteurs assez difficilement pour qu'ils n'en fassent pas, par agrément, une lecture suivie. Aussi les ailleurs ou plutôt les fragments d'auteurs que l'on voit dans les classes forment toute leur connaissance de l'antiquité latine et tout cela tiendrait dans un volume in-8°.

Je ne triomphe, pas de cet état de choses, je le déplore, mais je constate ce qui est, sans complimenter. C'est mon devoir.

Au lieu de faire connaître cette littérature latine dont on aime tant à parler, on leur fait faire des thèmes d'imitation, des narrations latines, des discours latins, même des vers latins.

M. Orts. - Quels vers !

MiPµ. - Les explications grammaticales sont développées à l'excès. Voilà pour le latin.

Je passe au grec. La situation, ici, est bien plus mauvaise encore. Les élèves ne savent ni les mois ni les formes.

Voici ce que constate le rapport de l'enseignement moyen.

« Nos rhétoriciens n'expliquent pas à livre ouvert un auteur qu'ils n'ont pas vu. Les principes de la grammaire, passablement saisis dans les classes inférieures, ne sont pas retenus avec assez de fermeté en seconde et en rhétorique. »

Quelle connaissance est-ce d'une langue que celle qui n'en fait pas lire couramment un auteur de difficulté ordinaire ! Je vous dirai tantôt quelle est la somme des auteurs que l'on voit. Vous verrez que c'est une quantité microscopique. Je sais bien que l'on trouvera de temps en temps une brillante exception, nuis il faut prendre les masses.

J'ai visité une classe de rhétorique très bien signalée comme une des (page 398) meilleures du pays, et je l'ai trouvée bonne ; mais les élèves ne pouvaient traduire à vue, sans être aidés, un passage de Xénophon.

Ainsi, lorsqu'on discute sur ces choses, on se figure que nos jeunes gens sont dans la société des grands hommes de l'antiquité, qu'ils vivent avec Xénophon, Thucydide, Pindare, Sophocle, Euripide, Démosthène, Platon, Aristote. Il n'en est rien : ils vivent avec Burnouf et Dubner.

Ils déclinent et ils conjuguent ; on leur apprend en cinquième les éléments de l'accentuation grecque et on les renouvelle en quatrième.

Je vais vous faire voir ce que c'est et vous me direz si ce sont là des choses propres à développer l'intelligence et de nature à donner le désir d'apprendre.

M. Delcourµ. - C'est un reproche à l'enseignement.

MiPµ. - Il s'agit de le réformer ; mais quand on propose des réformes, on vous reproche volontiers d'être un barbare.

« L'accent aigu ne remonte jamais au delà de la troisième syllabe à partir de la fin ; et il faut, pour qu'il en soit ainsi, que la dernière soit brève.

« Le circonflexe ne peut affecter que les deux dernières syllabes, à la condition qu'elles renferment une voyelle longue par nature et non par position. Pour que la pénultième ait le circonflexe, il faut que la finale soit brève.

« Les voyelles α, ε et υ peuvent être longues ou brèves ; η, ωn les diphtongues et α (avec ι souscrit) sont toujours longues. Observons que les diphthongues αι et οι sont réputées brèves, excepté à l'optatif des verbes.

« D'après la place de l'accent, les anciens grammairiens appelaient :

« 1° Oxytons, les mots qui ont l'aigu sur la finale ;

« 2° Paroxytons, ceux qui ont l'aigu sur la pénultième ;

« 2° Proparoxytons, ceux qui ont l'aigu sur l'antépénultième ;

« 4° Périspomènes, ceux qui ont le circonflexe sur la finale ;

« 5° Propérispomènes, ceux qui ont le circonflexe sur la pénultième ;

« 6° Barytons, tous les mots qui n'ont aucun accent sur la finale. »

M. Bouvierµ. - Mais dans quel pays cela s'enseigne-t-il ?

MiPµ. - Partout.

M. Bouvierµ. - On ne m'a jamais enseigné cela, à moi.

MiPµ. - Voulez-vous maintenant que je vous fasse connaître le mouvement de l'accent ; c'est dans le même genre.

« Si la finale devient longue, le proparoxyton devient paroxyton et le propérispomène devient paraxyton.

« « Si le mot est allongé d'une syllabe, le proparoxylon doit reculer l'accent d'une syllabe, et le propérispomène devient proparoxyton, etc. »

M. Bouvierµ. - C'est du galimatias.

MiPµ. - On enseigne ces choses à des gens qui ne doivent jamais écrire un mot de grec de leur vie. Quels sont aussi les résultats ? J'ai été étonné de voir l'honorable M. Thonissen, pour défendre le grec, venir nous dire : Je prends un avocat qui a quitté le collège depuis vingt ans, qui depuis vingt ans n'a pas ouvert un livre de grec ; il a oublié le grec ; cela est-il étonnant ?

Mais, messieurs, ce n'est pas à cette situation qu'il fallait répondre. Personne ne vous a dit qu'on n'a pas oublié le grec après vingt ans. Mais je dis, moi, qu'on ne le sait pas à la sortie du collège.

Voilà la situation.

Mais s'il en est ainsi, si généralement en sortant on sait si peu que rien, si après être sorti du collège on n'ouvre pas un livre de grec, l'étude du grec n'est-elle pas une étude stérile ?

Ah ! vous pensez qu'il n'y a qu'en Belgique que l'on s'occupe de cette situation !

En France, le ministre de l'instruction publique s'en est préoccupé et a voulu apporter des réformes. Il a rencontré, je le sais, des résistances invincibles, mais sa volonté, bien qu'entravée, reste l'expression d'une situation qui réclame des changements.

En Allemagne, on a depuis quelques années diminué le nombre d'heures consacrées aux langues anciennes dans les gymnases. On a créé, ce qu'on appelle des écoles réelles ; on y enseigne le latin sans y enseigner le grec ; les études professionnelles ne sont ainsi pas dépourvues de la connaissance de l'antiquité ; à cet enseignement du latin on ne consacre pas le quart du temps que nous y consacrons.

En Hollande, savez-vous combien les études classiques durent ? 4 ans à La Haye, 5 ans dans les autres villes.

En Angleterre, je vais vous montrer quel est le mouvement de l'opinion publique.

Voici, messieurs, ce que je lis dans un numéros récent de la Revue d'Edimbourg :

« Les hommes politiques ne sont plus indifférents à ce fait que lorsque les forces sociales de la nature croissent dans une proportion géométrique, l'accroissement de la culture intellectuelle ne dépasse pas une progression arithmétique. La question de l'instruction est admise comme étant de la plus haute importance politique ; et la conscience publique paraît s'être complètement imbue du sentiment pénible de l'urgence, chaque jour croissante de ce problème qu'il nous appartient de résoudre, non pas brusquement, mais aussitôt que possible. De la solution prompte, et sage de ce problème, dépend éminemment la position que l'Angleterre doit dorénavant occuper au milieu des nations dont elle a été le modèle et le guide en répandant la civilisation dans le monde moderne.

« Les paroles adressées par M. Mill aux étudiants de Saint-André et par M. Farrar, à l'Institut royal ont fait écho au loin et au large au delà des murs dans lesquels elles ont été prononcées. La défense fondée d'un système d'éducation qui ne sera plus limité à un peu de latin et moins de grée encore par des hommes tels que lord Lyttleton et lord Clarendon ne peut qu'avoir un poids immense. Quant à l'un, parce qu'un homme d'études aussi distingué, et aussi accompli que lord Lyttleton est au-dessus de l'accusation personnelle d'ignorer la légitime valeur des études classiques ; quant à l'autre, à cause de sa grande expérience, politique et de sa célébrité européenne qui en font un des hommes d'Etat les plus éminents de l'Angleterre contemporaine. Certes, nous pouvons adopter dans ce temps où l'étendue de l'éducation est bien plus nécessaire qu'aux hommes du XVIIème siècle la noble définition que Milton donne d'une éducation généreuse et complète : celle qui rend un homme capable d'accomplir avec droiture, avec talent, avec grandeur d'âme tous les emplois, privés et publics, dans la paix et dans la guerre ; toutes choses, ajoute-t-il, qui peuvent être enseignées entre douze et vingt et un ans, avec moins de temps qu'on n'en donne aux bagatelles de la grammaire. Assurément il est peu d'hommes qui puissent mieux juger si le niveau est atteint par notre système actuel d'écoles, que ceux qui ont rempli les plus hauts devoirs en rapport avec les principales fonctions de l'Etat à l'intérieur et à l'extérieur.

« L'impression faite sur l'esprit public par les piquantes critiques de l'éducation actuelle, des classes élevées de la société, prouve combien est général le mécontentement que soulève le système en vigueur. Mais de loin le tribut le plus abondant et le plus précieux nous est donné par le remarquable volume des Essais sur l'éducation libérale.

« Les remarquables Essais sur une éducation libérale préconisent énergiquement une réforme dans les études classiques. Les opinions qui y sont hardiment exprimées et habilement défendues, ont d'autant plus de poids, qu'elles émanent d'hommes qui tous se sont distingués dans des études soumises au système contre lequel ils prononcent publiquement aujourd'hui le verdict de leur expérience. Parmi les auteurs de cet ouvrage, quatre ont été senior classics à Cambridge, un a été senior wrangler, tous, sans exception, ont passé des examens de première classe, et sont fellows à l'une ou l'autre des grandes universités anglaises. Deux ont été examinateurs à l'université, et il n'y a pas un prix universitaire classique ou littéraire qui n'ait été remporté par l'un ou l'autre d'entré eux. Chose plus frappante encore : ceux qui condamnent le plus énergiquement le système existant, ont été, ou sont encore, professeurs à nos collèges les plus importants et les plus estimés. Cette intéressante publication offre donc à la cause de la réforme de l'éducation, un concours sans précédent d'opinions librement exprimées, et d'expérience dont on ne peut assez estimer la valeur pratique. »

L'honorable M. Rogier citait tout à l'heure le discours de Stuart Mill. Sans doute, messieurs, Stuart Mill a fait un grand éloge des études classiques, mais il ne faut pas oublier qu'à côté de cet éloge Stuart Mill préconise hautement, énergiquement l'introduction de l'étude des sciences, des langues modernes, de toutes les connaissances que j'indiquais tantôt, dans l'enseignement littéraire. Et il préconise cette réforme contre l'exclusivisme de l'enseignement classique qui a régné en Angleterre et tombe en ruine aujourd'hui.

Sa sévérité à l'égard des universités de son pays recourt à des termes que je n'ose répéter que comme traducteur. On entre ignorant, dit-il, dans les universités d'Ecosse, mais on en sort instruit ; on entre ignorant dans les universités anglaises et on en sort encore ignorant.

L'article dont je viens de vous parler cite, comme ayant eu un grand retentissement, un discours de M. Farrar, à l'Institut royal d'Angleterre. En voici un extrait :

« Les parents croient qu'au moins leurs enfants savent le latin et le grec ; il n'en est rien ; ils savent peut-être un peu le vocabulaire de ces langues, moins de grammaire, et rien de littérature. Il est certain qu'ils n'ouvriront plus un livre grec ou latin. Pour de si tristes résultats, ils ont (page 599) sacrifié l'heureux temps de la semaille, pendant lequel ils pouvaient accomplir tant d'autres choses plus utiles. La preuve de ces faits, apportée par les témoins les plus favorables à l'étude de ces langues, se trouve incontestée et incontestable dans les rapports de la commission. Ils montrent que, pour beaucoup de jeunes gens, les années de collège sont gaspillées. C'est comme s'ils se tenaient au milieu d'une plaine sans limite, dans l'ondoiement d'une moisson dorée ; enseignés a mépriser la faux comme trop vulgaire et la récolte comme utilitaire, ils n'ont appris, pendant de longues années, qu'à cueillir quelques pétales de coquelicots qui, bientôt fanés et flétris, répugnent, après quelques instants, à ceux mêmes qui les ont cueillis. »

Vous voyez donc, messieurs, que la question que j'ai soulevée provoque un examen approfondi dans les pays qui nous environnent ; qu'on y examine quels sont les moyens de relever les études. C'est à cet examen que j'ai convié tous ceux qui portent intérêt à ces études ; c'est celui que je dois compléter en recherchant maintenant quelles sont les mesures qu'on pourrait prendre pour améliorer la situation actuelle ; mais je dois auparavant examiner quelques-unes des objections qui font qu'on s'attache à ce qui est comme à une ancre de salut !

Singulières terreurs ! On tremble pour le grec, rien que parce qu'on soupçonne qu'on pourrait y toucher ; on voit l'avenir littéraire du pays compromis, si on arrêtait l'enseignement actuel.

Savez-vous ce que les élèves voient de la littérature grecque ?

En tout, quelques fables d'Esope, quelques extraits de Xénophon et d'Hérodote, deux discours de Démosthène et deux chants d'Homère. .

Voilà ce que les élèves parviennent à épeler laborieusement dans les classes, après cela plus rien ; pas un élève sur cent n'ouvrira encore un livre grec. Et si cette étude disparaissait, le niveau intellectuel de la nation baisserait et nous deviendrions la honte de la civilisation !

Qu'on maintienne ou qu'on supprime l'étude du grec, que du moins on écarte cette vaine fantasmagorie qui trouble les jugements.

On dit que l'étude des formes grecques est une excellente gymnastique Intellectuelle à laquelle il est bon d'exercer les élèves ; que son mérite consiste dans le travail même qui est imposé à l'élève.

Messieurs, toutes les études développent l'intelligence ; il s'agit de savoir si l'on ne peut remplacer une gymnastique stérile par une gymnastique qui constituerait le même exercice intellectuel et qui produirait des fruits. Voilà toute la question.

Messieurs, j 'vais vous faire connaître comment ce point est apprécié en Angleterre ; c'est un extrait du remarquable ouvrage que j'ai déjà cité.

« Il est étonnant, et si l'on n'en rencontrait chaque jour la preuve, il serait invraisemblable que le lugubre système de broyer quotidiennement la grammaire et de gémir sur une versification pénible, système habituellement ennobli par le titre imposant d'instruction classique, soit défendu sérieusement par un être intelligent et qu'il le soit par la raison même qu'il rend gratuitement difficiles des connaissances élémentaires, ce qui le fait considérer comme le meilleur travail intellectuel pour la jeunesse. Les difficultés naturellement inhérentes à l'assimilation de connaissances nouvelles sont assurément assez grandes sans être artificiellement augmentées et alourdies.

« Dans le choix des méthodes d'éducation, le premier desideratum doit être de réduire à un minimum l'absorption inévitable de force motrice, par le mécanisme auquel elle s'adapte. La portion absorbée par le procédé doit inévitablement être déduite du résultat.

« M. Herbert Spencer dit dans sa Philosophie du style : L'économie de l'attention du récipiendaire est le secret de l'effet qu'on produit sur lui. Maxime plus applicable encore à l'éducation qu'à la littérature.

« Je cite maintenant les paroles de M. Bowen : « Une déperdition de temps et une déperdition d'énergie marchent ordinairement de pair ; la perpétuelle routine des grammaires fatigue, désole, distrait. Ce n'est pas un faible argument en faveur d'une méthode que de reconnaître qu'elle offre plus d'attrait qu'une autre, si cet attrait consiste principalement dans la rapidité des progrès. Les dictionnaires sont presque aussi pernicieux que les grammaires pour les commençants.

« Tout homme qui finit par savoir le grec doit se rappeler combien lui ont paru lugubres les heures passées à faire l'exercice machinal de tourner des feuillets, les yeux fixés sur le haut de la page.

« Quelque fâcheuse que soit la perte de temps, ceci n'est du moins qu'un travail des doigts ; les leçons de grammaire que l'élève sera forcé d'apprendre tortureront son cerveau sans lui faire éprouver la satisfaction de sentir au bout de ses peines qu'il a acquis un grain de science. Il n'aura pas été oisif ; il aura accompli une besogne aussi rude que celle des gens qui tournent une meule. On a préconisé l'usage de la grammaire comme moyen de faire faire quelque travail aux élèves obtus ; l'argument est, parfaitement clair ; on soutient cette méthode parce que après tout elle remplace très bien l'instruction. »

M. Bouvierµ. - C'est un esprit humoristique.

M. le président. - N'interrompez pas, M. Rouvier, vous êtes inscrit.

M. Crombez. - C'est ce qui arrive dans l'étude de toutes les langues.

MiPµ. - Je demanderai à M. Crombez, si lui, aujourd'hui, à l'heure qu'il est, voulant apprendre une langue, langue qu'il ne connaît pas, comme le sanscrit, il s'imaginerait jamais à se soumettre au régime auquel on soumet nos enfants. (Interruption.)

Je vais vous dire ce que. vous feriez : vous feriez ce que tous ceux qui ont appris une langue étant maîtres de leurs actions ne manquent pas de faire (c'est-à-dire exactement le contraire de ce qu'on impose aux élèves), vous achèteriez d'abord un ouvrage quelconque : le Ramayana, par exempte, vous prendriez une traduction (interlinéaire, s'il en existe), et vous commenceriez par étudier pendant un certain temps ce livre avec la traduction, de manière à vous mettre un assez grand nombre de mots dans la tête ; vous ne feriez que consulter la grammaire et éviteriez le plus possible la fastidieuse manipulation du dictionnaire.

Mais ce que vous ne feriez jamais c'est de prendre d'abord une grammaire et d'apprendre machinalement les déclinaisons et les conjugaisons ; ce dont vous vous abstiendriez, c'est de faire des narrations et des discours en sanscrit, et ce dont vous n'auriez pas même l'idée, c'est de faire des vers en sanscrit.

M. Rogierµ. - Je vous passe les vers.

MiPµ. - Je continue maintenant les citations.

Je voulais vous dire qu'il y avait une gymnastique plus importante, une gymnastique qui n'était pas stérile, qui développait l'intelligence et qui donnait des résultats.

Voilà comment M. Farrar s'exprime :

« Est-il nécessaire que l'enseignement soit aussi complètement infructueux ? Ne pouvons-nous rien enseigner du ciel ou de la terre qui ait une valeur comme résultat, non moins que comme moyen ? N'est-ce pas un blasphème contre la majesté de la science, d'affirmer que rien de ce qui est digne d'être enseigné n'est digne d'être su... ? On nous parle d'un philanthrope qui, lorsque l'ouvrage languissait, employait ses ouvriers à transporter des pierres d'un endroit à un autre et le lendemain à les ramener là où il les avait prises.

« C'était certainement les faire travailler ; et un semblable travail est, je le suppose, préférable à l'oisiveté. Mais des ouvriers employés de cette façon concevraient-ils une haute opinion du bon sens de leur chef ou de la dignité de leur travail et de son importance infinie dans les évolutions du progrès humain ? Un travail aussi frivole n'était-il pas l'organisation du gaspillage ?

« Nous avons cependant exactement imité ce philanthrope en dégradant l'éducation, en y substituant une discipline et en enseignant à nos jeunes gens qu'aucune chose ne vaut la peine d'être apprise, puisque le but qu'on leur propose est, pour la majorité, inaccessible et inutile.

« Faut-il s'étonner qu'un si grand nombre d'entre eux soient amenés à mépriser le travail et à nier la nécessité de tout effort intellectuel ? »

Or, là est le grand danger que nous devons, par tous nos efforts réunis, conjurer et éloigner. Que les goûts intellectuels ne s'affaiblissent pas, qu'ils grandissent au contraire. Mais si vous voulez marcher, comme disait M. Rogier, ad excelsiora, développez le désir d'apprendre ; faites que ceux qui sortent du collège jouissent des chefs-d'œuvre de la littérature, s'intéressent aux découvertes de la science, et pour cela extirpez ce qui éloigne de l'étude, ce qui en fait un tourment ; que le travail, au lieu de rebuter par sa stérilité, ait sa récompense et son attrait dans les fruits qu'il porte.

On affirme bien haut qu'il faut dépouiller l'enseignement de son caractère d'utilité, mais on ne néglige rien pour montrer l'utilité du grec.

Ainsi, un savant magistrat nous disait que l'étude du grec est nécessaire pour les jurisconsultes. Eh bien, je demande à tous les jurisconsultes ici présents, et il y en a beaucoup, si un d'entre eux a résolu une seule question de droit à l'aide du grec ?

M. Thonissenµ. - Un praticien, non, mais l'historien du droit c'est différent.

MiPµ. - Mais vous, avez-vous jamais résolu une question par le grec ?

M. Thonissenµ. - Un mot d'explication.

M. le président. - Veuillez ne pas interrompre, M. Thonissen ; vous aurez votre tour de parole.

(page 400) M. Thonissenµ. - C'est pour une explication, M. le ministre y consent.

Puisque M. le ministre me met directement en cause, il me sera permis, je pense, sans manquer aux convenances parlementaires et aux exigences de la modestie, de citer un fait qui m'est personnel.

Je publie en ce moment une histoire du droit pénal de.l'antiquité. Eh bien, pour accomplir cette tâche, j'ai eu continuellement besoin de recourir aux sources grecques. L'étude du grec n'est donc pas entièrement inutile aux jurisconsultes.

MiPµ. - Messieurs, j'entendais parler du droit actuel, du droit que nous étudions. L'argument de l'honorable M. Thonissen irait bien au delà du grec.

L'honorable membre est, un savant extrêmement distingué. II a publié des études de droit pénal qu'il a bien voulu m'envoyer et que j'ai lues avec le plus vif intérêt.

Il a publié notamment trois ouvrages sur le droit pénal des Egyptiens, «les Hébreux, des Indiens. Eli bien, de même que le grec vous a été utile pour une étude archéologique, hiéroglyphique, le sanscrit et l'hébreu vous ont été utiles. Mais allez-vous conclure, parce que vous avez fait ces trois ouvrages et que vous vous êtes servi de ces trois langues, que la nation tout entière doit connaître l'égyptien, le sanscrit et l'hébreu ?

M. Thonissenµ. - Ce n'est pas la question du tout.

MiPµ. - C'est la question.

J'ai établi, messieurs, et nous serons tous d'accord à cet égard, que, dans les humanités, on doit se borner aux connaissances générales, et non s'occuper des spécialités.

Mais de ce que nous avons quelques savants, auxquels je rends un hommage mérité, qui recourent à ces langues anciennes, il ne s'ensuit pas qu'il faille les imposer à la généralité.

Et ne croyez pas que nous manquerons d'érudits, parce que nous n'aurons pas fait apprendre ces langues au collège. Nous avions dans nos universités deux érudits très savants en grec, MM. Roulez et Baguet ; or, ils ne savaient pas le grec en entrant à l'université ; ils l'ont étudié comme on fait pour toutes les études spéciales.

Mais je constate qu'aucun jurisconsulte ne s'est jamais servi du grec pour résoudre une question de. droit et je suis certain qu'à la cour de cassation aucun conseiller n'a jamais, dans sa carrière, consulté un livre grec.

Messieurs, on arriverait avec ce sentiment très respectable, très passionné pour les études de l'antiquité, à se mettre complètement dans le domaine des illusions.

J'en donnerai un échantillon à la Chambre en citant un extrait du discours de M. Faider. Je cite ce passage précisément à cause du caractère élevé de l'intelligence de son auteur, pour montrer combien des hommes très supérieurs se payent d'erreurs en cette matière :

« Je dis que l'histoire de la science politique repose encore sur Platon et sur Aristote. Tout récemment dans son ouvrage si remarquable de la Liberté, 3ème partie, chapitre II, Jules Simon, qui est un de nos contemporains les plus connus, établit une théorie sur laquelle Platon et Aristote projettent leur lumière et sont, en quelque sorte, la source où a puisé l'auteur. »

Messieurs, je parierais tout ce que l'on voudra que. M. Jules Simon en citant Aristote l'a cité d'après une traduction ; et pourquoi la traduction faite par un helléniste de profession ne lui eût-elle pas servi comme celle qu'il eût dû faire en consultant l'original.

Je continue :

« Il y a peu de temps, je lisais dans un ouvrage spécial et dont nos savants du conseil peuvent dire quelque chose, je lisais dans le chapitre VIII de l'Histoire de la terre, de Simonin, les systèmes de Platon, d'Aristote et de Pythagore, cités comme points de départ de la science moderne. »

Voilà donc un ingénieur qui fait un ouvrage de géologie, qui croira qu'il a songé à consulter dans le texte grec ? qui s'imagine que la géologie a ses fondements dans les livres grecs ; mais c'est une science qui, dans ses éléments actuels scientifiques, date d'un siècle à peine.

Maintenant un autre point, qui a été si spirituellement traité par l'honorable M. Rogier, l'étymologie. Mais je le répète, en quelques semaines, quelques mois, si l'on veut, on peut satisfaire à ce que les connaissances étymologiques réclament.

Comment est-il possible qu'un homme aussi distingué que l'honorable M. Rogier craigne qu'il n'y aurait plus de science si le grec manquait ? On s'abstiendrait d'inventer, parce qu'on ne saurait de quel nom baptiser l'objet des inventions ! Soyez tranquilles, on n'attend pas le nom pour inventer, et n'eût-on pas le grec (ce qui est aussi peu à craindre), on trouverait des noms qui seulement pourraient être moins effrayants.

Où la connaissance de l'étymologie grecque est-elle nécessaire ? Mais c'est dans les sciences sans doute ; or, on réserve le grec pour les études humanitaires, et on l'exclut de la section scientifique des humanités.

L'honorable membre dont je parlais tout à l'heure a émis cet avis dans le conseil de perfectionnement que les langues vivantes peuvent ne pas être fortifiées dans les collèges, parce qu'elles peuvent être apprises avant ou après la sortie du collège.

Je m'opposerai toujours avec la plus grande énergie à ce que l'on organise les études, en supposant que les langues modernes puissent être apprises aux enfants avant qu'ils entrent dans les classes.

Je reconnais que le meilleur moyen d'apprendre l'allemand et l'anglais, c'est de donner aux enfants des bonnes qui parlent ces langues ; mais remarquez que si vous teniez compte de ce moyen, vous organiseriez l'enseignement de la manière la plus aristocratique. Certainement il y a des personnes qui ont le moyen d'avoir des bonnes anglaises et allemandes pour leurs enfants, mais il en est un beaucoup plus grand nombre qui ne le peuvent pas.

Ce moyen peut être employé dans les classes élevées de la société, il est impraticable dans les classes où l'éducation des enfants est une lourde charge.

Je n'admettrai jamais un système qui conduirait à faire de la connaissance des langues modernes un monopole des familles aisées auxquelles on donnerait un moyen de supériorité de plus sur les familles moins favorisées de la fortune.

On prétend encore que rien n'empêche d'étudier les langues modernes après la sortie du collège. Mais pourquoi cela ne serait-il pas vrai du grec, comme de l'allemand ou de l'anglais ?

Messieurs, il est un autre argument opposé à tous les changements et qui est un remarquable exemple de paralogisme.

On nous cite des hommes illustres, des ministres anglais, des membres de la constituante de 89, comme s'étant distingués par leurs succès dans les études classiques ; on en conclut qu'ils doivent l'élévation de leur esprit à ces études, et, qu'elles seules forment les grands hommes.

Singulière manière de raisonner ! On fait passer tous ceux qui étudient par le même système d'enseignement. Quels sont ceux qui s'y distingueront ? Evidemment les plus intelligents ; les hommes supérieurs auront aussi nécessairement fait les meilleures études.

Cela prouve-t-il qu'ils n'auraient pas eu la même supériorité s'ils n'avaient pas fait ces études ?

Ces hommes illustres n'ont pas été des esprits supérieurs parce qu'ils avaient eu des succès dans les études classiques ; ils ont eu ces succès parce qu'ils étaient des esprits supérieurs.

Je ne prétends pas, remarquez-le, messieurs, que ce qu'on enseigne aujourd'hui dans les collèges ne développe pas l'intelligence ; ma tâche se borne à écarter les exagérations pour qu'on examine sans préjugé si l'on ne pourrait développer les intelligences plus qu'on ne le fait aujourd'hui.

M. Delcourµ. - Les moyens ?

MiPµ. - Je les indiquerai.

On prétend encore que l'étude du grec et du latin, telle que nous la pratiquons, donne une telle supériorité aux jeunes gens, que ceux qui ont appris ces langues se distinguent même dans les carrières qui ont le moins de rapport avec la littérature, dans les cours de l'école militaire, par exemple.

J'avais, je l'avoue, pensé que. des faits appuieraient cette thèse ; un cours d'humanité développe l'intelligence, et il serait naturel de voir ceux qui ont fait six années d'étude remporter sur ceux qui n'ont pas étudié aussi longtemps..

J'ai constaté cependant un résultat contraire. J'ai profité de ma position de ministre de la guerre ad intérim pour faire voir ce qui se passe à cet égard.

On n'a les relevés que pour les trois dernières années ; voici les résultats :

Vous savez qu'à l'école militaire on doit présenter une autre langue que le français ; l'allemand, le flamand, l'anglais ou le latin.

A l'examen d'admission pour les trois dernières années, la moyenne des points pour ceux qui ont présenté le flamand est de 12, pour ceux qui ont présenté l'allemand de 11 1/2, pour ceux qui ont présenté le latin de 11 1/4 et à peu près le même chiffre 11 1/5 pour ceux qui ont présenté l'anglais. En sorte que le latin vient à peu prés en dernière ligne avec l’anglais.

(page 401) Pour l'examen de sortie de cette année, on a fait le travail qui se rapporte à l'entrée de 1866 :

L'anglais a obtenu 14 8/10, le flamand 14 7/10, la latin 13 6/10 et l'allemand 13 6/10.

Le latin vient encore une fois presque en dernière ligne, mais cette fois avec l'allemand.

Je ne veux pas tirer des conséquences de ces faits ; je veux, je le répète, répondre seulement à des exagérations, à cette prétention de placer le développement de l'intelligence exclusivement dans le maniement des grammaires latines et grecques, en rabaissant, sans raison, les autres études.

J'ai maintenant, messieurs, à vous faire connaître quelles sont les améliorations à apporter dans l’enseignement...

- Des voix. - A demain !

- La séance est levée à 4 3/4 heures.