(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)
(Présidence de M. de Naeyer, premier vice-président.)
(page 1541) M. Tack procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Calmeyn lit le procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.
M. Tack présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Des habitants de Verlaine, Vieuville et Scy prient la Chambre d'accorder aux sieurs Lonhienne la concession d'un chemin de fer à Givet, par la vallée de l'Ourthe. »
« Même demande des membres de l'administration communale de Xhoris et de My. »
- Renvoi à la commission des pétitions..
M. Lesoinne. - Je demande en outre que la commission soit invitée à faire un prompt rapport.
- Adopté.
« Le sieur Gaillard, préposé des douanes à Chassepierre, combattant de la révolution, demande la pension dont jouissent les décorés de la croix de Fer ou une récompense nationale. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Des ouvriers tisserands à Gand demandent une augmentation de salaire. »
- Même renvoi.
« Le sieur Trokay, receveur du bureau de bienfaisance de Verlaine prie la Chambre d'insérer dans le projet de loi relatif aux établissements de bienfaisance une disposition qui autorise les bureaux de bienfaisance des communes dont la population est au-dessous de 1,500 habitants, à maintenir leurs receveurs actuels qui n'y sont pas domiciliés, jusqu'à ce que leurs emplois viennent à cesser par démission, incapacité ou décès. »
M. de Lexhy. - Messieurs, cette pétition signale dans le projet de loi sur les établissements de bienfaisance une lacune qu'il importe de combler. Je partage l'avis du pétitionnaire sur la nécessité de modifier l'article 34 du titre premier du projet de loi. Je demanderai donc que la pétition soit déposée sur le bureau pendant la discussion du projet.
- Adopté.
M. Van Iseghem. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer : 1° le rapport de la section centrale qui a examiné le traité de commerce et de navigation conclu entre la Belgique et le royaume des Deux-Siciles ; 2°le rapport de la commission spéciale qui a examiné les articles additionnels au traité de commerce et de navigation conclu le 16 septembre 1853 entre la Belgique et la République orientale de l'Uruguay.
- Ces deux rapports seront imprimés et distribués. La Chambre les met à la suite de l'ordre du jour.
M. Frère-Orban. - Messieurs, je ne sais si l'état de ma santé me permettra de remplir jusqu'au bout le devoir qui m'est imposé aujourd'hui. Le devoir et un devoir impérieux peut seul m'engager à prendre la parole en ce moment. Mais je sens que je ne puis m'abstenir et me taire. Cette discussion a un caractère de gravité tout exceptionnel et qui laissera des traces profondes dans l'opinion publique. Je n'apporte dans ces débats ni colère ni passion : je suis triste. Ce sentiment, à ce qu'il me semble, règne aussi dans vos esprits. Le ministère a été comme frappé de stupeur. Au début de la discussion, M. le ministre de la justice a paru d’abord plein de confiance ; il a été violent, agressif ; mais bientôt il s'est tu ; dix jours durant, il a gardé un silence facile à comprendre et lorsque, provoqué, interpellé, M. le ministre s'est décidé à donner enfin quelques nouvelles explications, c'a été, il faut le reconnaître, pour se maintenir dans le terre-à-terre de cette discussion sans oser s'expliquer sur son côté politique.
Je vois bien, messieurs, l'ardeur des chefs de la droite, j'aperçois même certaines dispositions à les suivre ; mais je ne vois pas d'enthousiasme autour d'eux pour ce projet de loi. Une sorte d'inquiétude domine les membres de la majorité, un doute au moins plane sur leurs consciences ; ils comprennent la voie périlleuse dans laquelle on veut les engager. Aussi de la part des chefs que de douces paroles pour essayer d'appeler la confiance ! Que craignez-vous sous notre égide ? semble dire l'honorable M. de Theux. Le pays est avec nous, dit l'honorable M. Malou, suivez-nous sans crainte. Le parti catholique a compris le pays, ses besoins religieux et moraux, ses tendances conservatrices ; il a compris ses besoins matériels. Le parti libéral est comme étranger au pays ; il a sur toutes choses des idées que le pays répudie. Voilà pourquoi, nous dit l'honorable M. Malou, voilà pourquoi nous avons la majorité, voilà pourquoi vous l'avez perdue. Voilà pourquoi vous n'avez pas réussi à vivre cette vie moyenne que peut espérer tout parti politique dans un pays de discussion et de liberté.
Vous vous faites d'étranges illusions sur la situation des esprits, sur votre force réelle dans cette Chambre et dans le pays. Veuillez y réfléchir un instant.
Vous vous appuyez sur un clergé considérable que le budget salarie, mais à qui nul ne peut imposer, et qui n'a pas la sagesse de s'imposer la neutralité dans nos luttes politiques. Il est actif et militant. Malgré les lois de l'Eglise, il est maintenu dans un état de dépendance qui le rend l'esclave de ses chefs. Le clergé n'a pas seulement la presse et le prêche, les mandements et les sermons ; il a les entrevues mystérieuses et redoutables du confessionnal. Cette force est à vous. Elle a pourtant paru insuffisante. Aujourd'hui comme autrefois, à côté de ce clergé séculier et par une sorte de crainte de le voir s'identifier parfois avec le peuple, on a suscité des ordres religieux, des moines du pays et de l'étranger, étrangers surtout à nos idées, à nos mœurs ; on les a suscités pour aider le clergé dans ses propagandes politiques.
(page 1542) Des moines plus ardents et plus passionnés que le clergé séculier vont prêcher et confesser. Au jour des luttes électorales on les voit apparaître dans nos campagnes organisant des missions à grand spectacle pour essayer d'éblouir les imaginations et d'égarer les populations.
Tout ce qui reste de l'ancienne aristocrate du pays qui se grossit de temps à autre de nouveaux nobles empressés à suivre l'exemple des anciens pour paraître de plus vieille souche, tout cet élément considérable et puissant encore est, à de rares exceptions près, l'auxiliaire du clergé. Par une erreur ancienne, et qui lui a toujours été fatale, l'aristocratie a uni sa fortune politique à la fortune politique du clergé. Elle ne se divise pas à cet égard. Presque nulle part sur le continent, elle n'a imité cette intelligente aristocratie anglaise qui souvent retrempée aux sources vives des intérêts populaires, a depuis cent cinquante ans donné des chefs au parti du progrès et de la liberté.
Toutes ces forces colossales ne vous suffisent pas. Vous avez votre franc-maçonnerie, sous le titre de société de Saint-Vincent-de Paul et de vingt congrégations différentes. Vous avez vos clubs, sous le titre de : l'Espoir, l'Union, les Amis du commerce, les Amis de l'industrie, les Amis de l'agriculture, suivant le drapeau qu'il paraît le plus utile de déployer.
Vous avez eu souvent le pouvoir, autre élément de force, dont vous usez et abusez quand vous le possédez.
A toutes ces forces colossales, formidables, que peut opposer le libéralisme ? Le libéralisme a d'abord la faiblesse de son propre principe, l'esprit d'indépendance et de libre examen, comme vous avez la force du vôtre qui est le principe d'autorité. Il a recours à l'association, faible lien lorsqu'il n'est pas, comme chez vous, cimenté par l'élément religieux, et il ne peut que faire appel à l'opinion publique. Si grandes que vous puissiez faire ces ressources, elles sont les mêmes dans vos mains et vous vous en servez.
Et le libéralisme vit ! Il n'a pas été écrasé sous tant de forces coalisées ! Et vous croyez pouvoir le braver ! Victorieux ou vaincu, il est toujours sorti de la lutte prêt au combat.
Vous avez bien pu quelquefois, dans les enivrements d'un triomphe éphémère, vous persuader que votre puissance était définitivement reconnue ; mais au réveil, le rêve dissipé, vous avez retrouvé en face de vous le libéralisme fier et digne, et jamais vous n'avez remporté sur lui de victoire qui ne vous ait fait redouter un lendemain.
Cette appréciation générale de la situation est-elle vraie ? Pouvez-vous en contester quelque chose ? Et si elle est exacte, n'est-elle pas de nature à inspirer de sérieuses réflexions à des hommes prudents et prévoyants ? Ne se diraient-ils pas qu'un parti qui doit user jusqu'à l'excès de toutes ses forces pour se maintenir péniblement, ne doit pas courir les aventures, et que, dans certaines matières délicates surtout, qui tiennent tous les esprits attentifs, inquiets, souvent alarmés, tout ce qu'il n'est pas indispensable d'entreprendre est dangereux et tout au moins inutile ?
Et si de cette vue d'ensemble nous passons aux détails, si nous entrons plus avant dans l'examen de notre situation politique, y trouvons-nous de quoi fortifier l'orgueil de nos adversaires ? Y trouvons-nous de quoi justifier ce superbe dédain avec lequel l’honorable M. Malou parle de ce libéralisme qui n'a pas assez vécu ? Notre situation parlementaire ne peut être invoquée ici qu'à partir de 1840. Avant cette époque, la nécessité de constituer définitivement le pays, de donner une solution à la question extérieure tenait les libéraux attachés en grande partie à l'ancienne union. Mais ils n'avaient abandonné ni leur drapeau, ni leurs principes.
La question extérieure terminée, ils ont repris leur position et leur rang dans le pays. Bientôt un ministère catholique est tombé, et depuis lors il a été impossible à l'honorable M. de Theux de se maintenir au pouvoir. Un ministère libéral est constitué. Il trouve sur-le-champ une majorité dans cette Chambre. Il est renversé par un de ces actes violents qu'on a depuis amèrement regretté. Et depuis ce temps, qui donc s'est trouvé au pouvoir ? Ne pouvant y prétendre, vous avez essayé de le partager. Vous avez alors inauguré cette politique adultère qui a été connue sous le nom de système mixte, et que le pays a si justement condamné dans deux grandes manifestations successives, en 1843 et en 1845. C'est de ce temps que, reconnaissant votre faiblesse, vous vous êtes mis à rechercher avec soin les questions qui pouvaient amener la division dans nos rangs. Vous avez épié toutes nos querelles pour les exciter ; toutes nos discordes, pour les attiser ; les amours-propres froissés, pour vous offrir à les guérir ; les ambitions déçues, pour vous offrir à les satisfaire.
Vous avez fait une étude attentive des mauvais côtés du cœur humain, et depuis lors, vous avez pris pour maxime de réserver une part de vos petits honneurs officiels et de garder une large place dans vos mépris secrets pour tous les transfuges du camp libéral. (Interruption.)
Mais dès cette époque votre contact, vos attouchements étaient considérés comme si dangereux, que ceux mêmes qui allaient servir vos intérêts, vous répudiaient hautement. En ce temps-là M. Delehaye reprochait à M. Mercier sa défection et M. Mercier répondait :
« J'ai la conviction profonde de n'avoir renoncé à aucun de mes principes en faisant à toutes les opinions modérées un appel à la conciliation. »
Il disait encore :
« Notre programme n'a pas varié ; il est toujours resté le même. Nous avons fait appel à tous les hommes modérés, sans acception de partis ; c’est encore ce que nous faisons aujourd'hui. Je n'hésite pas à déclarer que mes honorables amis, MM. Zoude, d'Hoffschmidt, Van Cutsem, n'avaient pas pris la parole pour nous appuyer, que si d'autres membres appartenant à l'opinion libérale modérée, ne donnaient pas leur adhésion au cabinet, je croirais que je ne suis plus ici à ma place, et que mon devoir est de me retirer. J'ai pris la parole pour qu'il n'y ait pas d'équivoque sur la majorité à laquelle nous faisons appel C'est, je le répète, la majorité modérée sans acception de partis. » C'est ainsi qu'on éprouvait le besoin de vous désavouer. C'est ainsi, sentant toute l'impopularité qui déjà pesait sur vous dans le pays, que l'on ne pouvait pas consentir à paraître sous votre drapeau.
Et ces ministères mixtes les appuyiez-vous, les appuyiez-vous avec sympathie ? Vous les appuyiez, comme le disait alors un membre de la majorité « de la tiédeur de votre appui. » Un seul homme les défendait avec conviction, c'est l'honorable M. Dedecker ; mais c'est lui aussi qui vous reprochait en même temps « votre attitude équivoque et poltronne, qui donnait lieu aux plus injurieuses suppositions. »
Ainsi depuis 1840, vous n'avez pu être pouvoir que par personnes interposées ; il vous a fallu des hommes pris dans nos rangs, trop souvenu disposés à subir votre joug.
Est-ce là le signe d'une grande force ? Est-ce là la preuve que vous pouvez tout oser ?
Vous avez dû, enfin, paraître au pouvoir en 1845. M. de Theux, amenant avec lui M. Malou, a dû, décidément, prendre position au gouvernement. M. Malou ne sait-il pas combien de temps ce ministère a duré ? Est-il bien venu, après une telle chute, à prendre vis-à-vis de nous un air superbe et hautain pour nous reprocher de n'avoir pas assez vécu ?
Quel est donc le ministère qui a vécu le plus longtemps au pouvoir, si ce n'est le ministère du 12 août 1847 ? Et cependant que d'efforts, que d'assauts pour l'ébranler ! Vous avez fait vis-à-vis de lui, non pas de l'opposition ordinaire, mais ce qu'on nomme en Angleterre une opposition factieuse.
A peine constitué, il fait choix de l'un des hommes les plus éminents dont vous invoquez aujourd'hui l'opinion ; il fait choix de l'un des hommes les plus recommandables par son talent, son caractère, ses mœurs, par les hautes positions qu'il avait successivement occupées ; et l'on ne craint pas, dans un intérêt inavouable, d'empêcher la cour de Rome de l'accueillir comme représentant de son pays ! Evidemment ce n'est pas à l'homme qu'un acte aussi inqualifiable s'adressait, c'était au parti, c'était pour signaler au pays ce parti libéral comme ne pouvant avoir ses représentants auprès de la cour de Rome.
En 1850 (je passe sur ces années pendant lesquelles vous avez fait une trêve bien courte à vos colères - 1848, vous vous en souvenez), en 1850, on obtient une circulaire électorale du pape sous le titre d'« allocution en consistoire », dans laquelle on déclare solennellement que la religion catholique court des périls en Belgique ! C'était un appel à une croisade contre l'opinion libérale. Ce secours fut inutile.
En 1852, nouveau et plus condamnable appel à l'étranger. Dans un conflit entre le gouvernement de votre pays et un gouvernement' étranger, on vous a vus applaudir aux prétentions de l'étranger !
Et enfin, lorsque ce ministère, épuisé par des luttes incessantes pendant cinq années, harcelé de tous côtés, s'est enfin retiré, qu'est-ce-donc qui a été considéré comme possible par tous les hommes politiques ? Un ministère se plaçant sous le drapeau de la gauche. 1 Et aujourd’hui, tant vous êtes faibles, j'insiste sur ce point, pour que vous évitiez des méprises ; aujourd'hui même, tant les éléments de la majorité sont discordants, le ministère ne fait illusion qu'en se déclarant indépendant des partis.
Et vous ne craignez pas, en pareille circonstance, de jeter dans le pays une des propositions les plus hardies, les plus audacieuses qui aient jamais été produites dans cette Chambre ! Qu'avez-vous donc fait qui vous permette de tant oser ?
Serait-ce par vos actes que vous vous recommanderiez au pays ? Vous vous vantez de son appui, de ses sympathies. Mais qu'avez-vous fait qui soit resté debout ? Je n'agis pas dans une pensée de dénigrement. Je vous accorde volontiers la juste part que vous avez eue aux affaires du pays.
Vous avez pris part à la révolution ; vous êtes des révolutionnaires ; il faut bien en convenir, malgré votre manteau de conservateurs ; vous avez contribué avec les libéraux à l'œuvre commune de la Constitution du pays.
Mais, reconnaissez-le : si nous faisions deux parts de tous les actes importants, de toutes les réformes qui ont été accomplies dans le pays, notre lot ne serait-il pas assez beau pour des gens qui ont si peu vécu ? Ne croyez-vous pas que depuis la loi qui décrète les chemins de fer et que vous avez combattue, depuis les premiers projets de réforme du Code pénal déposés par l'honorable M. Lebeau, et que vous avez laissé dans l’oubli, jusqu'à toutes ces réformes que nous avons faites à nos lois civiles, pénales, politiques, économiques, financières, qui ont été le plus souvent combattues par vous avec acharnement, ne croyez-vous pas que tous ces grands actes, qui subsistent, portent une empreinte libérale ?
Encore une fois, je ne veux pas vous enlever la juste part qui vous revient dans la direction des affaires du pays ; mais, convenez-en, la plupart des grands actes qui subsistent et que vous avez combattus,, émanent de l'opinion libérale.
Il y a des raisons naturelles de cette situation ; elle résulte de la constitution des partis. Vous représentez une société dans la société même. Cette société a ses doctrines, ses principes, ses intérêts ; elle tend à reconquérir tout ce qui lui a été enlevé, tout ce qui a été si justement (page 1545) sécularisé ; vous voudriez bien résister parfois, car vous voyez le danger ; mais entraînés par votre propre parti, vous êtes obligés de chercher à restituer à cette société particulière tout ce qui lui a été ravi.
Et voilà pourquoi, lorsque vous êtes au pouvoir, vous usez votre force, toute votre sève dans des actes de parti. On l'a vu à toutes les époques.
En 1843, il a fallu toucher à nos lois politiques pour essayer de maintenir votre pouvoir ; vous avez fractionné les collèges électoraux, pour essayer de reconquérir dans les communes une puissance que vous avez perdue.
A cette époque, lorsque ces lois étaient qualifiées de réactionnaires, pour le dire en passant, un autre M. Nothomb, homme d'un grand talent, qui siégeait aussi au banc ministériel, proclamait, comme le M. Nothomb d'aujourd'hui, que ces lois réactionnaires subsisteraient, qu'aucun homme politique n'oserait insérer dans son programme le rappel de ces lois. Ces lois réactionnaires ont été retirées, comme le sera celle que vous préparez.
Je dis que vous vous épuisez dans des œuvres de parti et vous le prouvez encore aujourd'hui. Vous rêvez déjà de réforme électorale, tant vous sentez le sol ébranlé sous vos pas. En attendant, votre projet de loi est une œuvre d'effrayante réaction. Vous essayez en vain de vous placer derrière des actes accomplis depuis 1830 pour faire accroire que vous ne voulez que légaliser ce qui a été mis en pratique depuis cette époque ! Non, messieurs, votre projet va bien au-delà des exemples trompeurs que vous citez ; votre projet veut tout ce que vous n'osez pas avouer. Et ne dites pas, pour vous excuser, que vous obéissez à une situation qui vous est faite par l'arrêt de la cour de cassation, car nous n'avons pas oublié que tous vos projets étaient faits, préparés, présentés avant cet arrêt.
Lorsque vous prétendez humblement que vous vous soumettez à la décision judiciaire, quand vous vous retranchez derrière cet arrêt équivoque, arrêt qui n'est pas définitif vous oubliez les arrêts solennels qui, ceux-là, sont définitifs, les arrêts de la cour de Bruxelles et de la cour de cassation déclarant que la personnification civile des congrégations religieuses voué s à l'enseignement ne pouvait être donnée sans le concours des Chambres ; et vous ne vous arrêtez pas devant ces arrêts.
L'œuvre de parti se révèle encore en ceci que vous étiez en présence d'un projet de loi qui, de votre propre aveu, était conciliant et modéré et que vous l'avez retiré sans explication. Sommés de nous en dire les motifs, interpellés par le chef du dernier cabinet, nous attendons encore votre réponse.
Savez-vous pourquoi vous l'avez retiré ? Si vous ne voulez pas le dire, je le dirai pour vous ; vous l'avez retiré parce que ce projet de loi a été excommunié par M. l'évêque de Bruges. Vous nous dites bien que ce projet était conciliant et modéré, ceci est une considération à l'adresse de la Chambre ; mais voici comment ce projet a été qualifié et condamné et pourquoi vous l'avez retiré. « Il faut bien le dire, c'est M. l'évêque de Bruges qui parle, ce projet se traîne terre à terre sur les traces des anciens décrets de l'Empire ; il analyse ou reproduit des dispositions secondaires de cette législation ; il règle les querelles de ménage, mais il ne rappelle et ne consacre aucun des principes fondamentaux, aucune des grandes idées qui doivent diriger le législateur et le gouvernement dans l'administration de la bienfaisance libre d'un pays catholique est libre.
« Au lieu de résoudre les questions soulevées depuis six ans par des mesures conciliatrices, il les tranche la plupart, en acceptant crûment les principes contestés, et lorsqu'il parait faire une concession à la liberté, il la retire ou l'annule par une restriction ou par une mesure contraire. »
Voilà pourquoi vous avez retiré le projet de loi de MM. Faider et de Brouckere, Quant à votre projet, vous vous êtes livrés ces jours passés à la recherche de la paternité M. Malou a déclaré qu'il y était pour quelque chose, l'honorable ministre de la justice s'est modestement effacé ; on a fini par prétendre qu'il était à peu près l'œuvre de MM. Lebeau et Leclcrcq, car ces honorables membres étaient si bien disposés à appliquer vos principes que vous avez eu hâte de les renverser en 1840. Mais le véritable père de cette loi, c'est M. l'évêque de Bruges. M. le ministre de la justice en est purement et simplement le parrain ; il a écrit sous la dictée de M. l'évêque de Bruges ce projet de loi. Vous admettez les administrations officielles ; M. l'évêque de Bruges y consent en en disant beaucoup de mal.
Mais il y a des exceptions : « Qu'il soit permis, continue M. l'évêque de Bruges, en vertu de la loi, de créer une administration spéciale composée de personnes charitables ou de membres de la famille du fondateur... »
C'est le second principe de votre projet de loi.
Vous avez proposé d'autoriser la création d'administrateurs spéciaux indépendants, et vous avez gardé à part vous, vous avez réservé pour la discussion, afin de montrer votre esprit modéré et conciliant, certaines conditions que vous ne feriez pas trop de difficulté d'admettre et sur lesquelles nous reviendrons tout à l'heure.
M. l’évêque ajoute ailleurs : « qu'il faut admettre le concours de personnes successives lorsque leur intervention est réclamée par le fondateur et que, par leur état, par leurs fonctions, elles sont aptes à bien distribuer des aumônes... »
Vous avez inscrit un droit en faveur des fonctionnaires civils et ecclésiastiques. Mais ce qui est bien plus important encore, ce qui est l'objet réel de la loi, c'est le pouvoir donné au gouvernement de reconnaître tous les couvents de femmes.
Voici ce que réclamait M. l'évêque : « En ce qui concerne les associations religieuses, le gouvernement doit rester investi du pouvoir de les autoriser ; il doit même, selon nous, être obligé d'autoriser toutes celles dont l'existence n'est pas contraire à l'intérêt général, comme l'a proposé, avec autant de jugement que de justice, un des membres les plus considérés et les plus expérimentés de la Chambre. Cette obligation n'est qu'une suite naturelle de la liberté de la charité. »
Car la liberté de la charité c'est le droit de fonder, la liberté de la charité c'est le droit de constituer des personnes civiles, la liberté de la charité c'est le droit d'obtenir des successions.
M. l'évêque a aussi songé à organiser la surveillance. Les principes une fois admis, il est un point sur lequel M. l'évêque s'est montré très accommodant ainsi que M. le ministre de la justice.
« La loi, dit-il, organisera le contrôle des établissements officiels ; comme elle l'entendra. (C'est bien honnête !) Avec le goût administratif qui règne, on est assuré qu'il sera assez sévère et assez efficace pour satisfaire les plus difficiles.
« En ce qui concerne les établissements autorisés, il est juste que l'Etat ait aussi des garanties de bonne administration et de bon emploi, mais en usant des ménagements et des égards que méritent des œuvres éminemment libres est très utiles au pays. »
Et la première condition, c'est de n'exiger aucune garantie des congrégations qui auront la personnification-civile et qui auront cependant dans leurs mains le patrimoine des pauvres ! Elles refusent, depuis vingt-sept ans, de rendre des comptes ou n'en communiquent que ces pièces, informes et sans valeur, et c'est cet état de choses déplorable que l'on veut maintenir ! Quant aux autres administrations spéciales, vous savez quelles sont les mesures dérisoires inscrites dans le projet de loi !
Cependant quelques dissentiments se sont élevés à ce sujet entre M. le ministre de la justice et M. l'évêque de Bruges.
M. l'évêque de Bruges ne voulait pas d'un inspecteur général ; il consentait, à la rigueur, à admettre la surveillance de la députation permanente.
Mais on lui a représenté que l'inspecteur général, bien éloigné de toutes les fondations, ne pouvant visiter que rarement tous les établissements, serait dans une position moins favorable pour se livrer à une surveillance sérieuse et efficace, que la députation permanente, corps électif, qui peut aussi élever les mêmes prétentions que l'on craint de la part des conseils communaux, et il a consenti à l'inspection proposée. Mais il est un point sur lequel il a montré des exigences absolues : c'est l'interdiction de soumettre les fondations charitables à la surveillance de l'autorité communale :
« On porterait, a-t-il dit, une grave atteinte à la liberté et à la prospérité des établissements autorisés, si on les soumettait légalement à la surveillance de la commune. Cette position serait mauvaise, fatale, et, dans certains cas, intolérable. »
Et le ministre, le représentant du pouvoir civil, a accepté cette offense faite à tous les magistrats communaux ! Le ministre, sur l'ordre de l'évêque a refusé d'inscrire dans la loi ce qui, cependant, serait seul conforme à la Constitution !
Il y avait encore d'autres volontés à satisfaire. Le plan du clergé, de M. l'évêque de Bruges n'était complet que si l'on pouvait aussi avoir des bourses d'études pour l'enseignement moyen. On a les bourses anciennes pour l'enseignement supérieur, nous savons ce qu'on en fait ; la législation ne permet pas, à présent, d'en créer ; il en faut ; et M. l'évêque a notifié ses désirs en ces termes :
« Puisque nous avons pour l'administration des bourses d'études, dans les arrêtés de 1818, 1823 et 1829, une législation qui n'a donné lieu jusqu'ici à aucun abus ni à aucun inconvénient, il suffirait, selon toute apparence, de confirmer cette législation, sauf à respecter dans les autorisations futures la volonté des fondateurs qui rattacheraient l'administration des bourses fondées par eux à des établissements publics de bienfaisance ou à des établissements publics reconnus ou autorisés. La collation des bourses devrait toujours avoir lieu en faveur des personnes, et dans les établissements d'instruction désignés par les actes de fondation. »
Devant cette exigence M. le ministre a d'abord résisté. Il a représenté que cet objet était étranger à la loi, que la loi ne s'occupe pas de toutes les fondations, qu'elle ne s'occupe que d'une catégorie de fondations, des fondations charitables proprement dites. Il ajoutait que, quant aux fondations d'instruction, une commission composée d'hommes éminents, une commission spéciale avait été nommée, qu'elle avait approfondi cette matière et formulé un projet qui pourrait être ultérieurement soumis à la discussion. Aussi M. le ministre n'a point présenté la disposition réclamée par M. l'évêque de Bruges ; mais l'honorable M. Malou y a fraternellement suppléé ; il a proposé par voie d'amendement, au sein de la section centrale ce qui était si justement exigé par M. l'évêque de Bruges, et, au début de la discussion, M. le ministre s'est levé pour déclarer qu'il se ralliait à la proposition de la section centrale. Il est impossible de montrer plus d'humilité.
Mais, s'est dit M. l'évêque de Bruges, on vous fera des objections ; il faut prévenir les unes et réserver pour les autres des amendements. On (page 1544) attaquera, par exemple, la possession des immeubles, car la terre est limitée ; et moins il y en a dans le commerce, plus le prix s'en accroît. Cela présente plus d'inconvénients que la mainmorte mobilière. Mais pour nous qu'importe !
La nature des capitaux nous intéresse médiocrement. Autrefois, lorsqu'il n'y avait pas d'autre richesse que la richesse immobilière, interdire aux mainmortes d'acquérir des immeubles, c'était atteindre gravement les corporations. Aujourd'hui que la fortune mobilière égale, si elle ne dépasse la fortune immobilière, on peut tout aussi bien s'enrichir par l'une que par l'autre. Mais, comme il y a des personnes qui s'imaginent, et M. le ministre de la justice est de ce nombre, qu'il n'y a de mainmorte que lorsqu'il y a des immeubles possédés par des personnes civiles, on pourra aisément satisfaire leurs singuliers scrupules.
« Si l'on redoute, dit M. l'évêque de Bruges, une trop forte agglomération d'immeubles amortis, qu'on n'autorise les fondations en immeubles, y compris ou non couvris la valeur des bâtiments et locaux nécessaires à l'exploitation, que jusqu'à concurrence de la moitié, par exemple, ou des deux tiers du capital fondé, et que l'autre moitié soit nécessairement constituée en rentes et en autres redevances. »
Vous voyez que cela concorde parfaitement avec les dispositions du projet de loi.
On vous fera encore, a dit également M. l'évêque de Bruges, on vous fera une autre objection bien grave : elle est relative au personnel. A toutes les époques, les institutions charitables ont périclité par l'excès du personnel religieux. On peut mettre à côté de l'institution charitable un personnel qui trouvera bien le moyen de vivre pourvu que l'on ait la personnification civile. La personnification civile donnée à la corporation suffira. Limitez, si vous le voulez, le personnel religieux à rétribuer dans les établissements charitables :
« Que l'on fixe, dit M. l'évêque de Bruges, un maximum de sœurs à rétribuer, eu égard à. la moyenne des malades, des orphelins ou des vieillards soignés. »
C'est l'amendement de M. le ministre de la justice. Il était réservé pour la discussion. La députation permanente approuvera les conventions, si l'on en fait.
M. l'évêque de Bruges a admis les administrateurs spéciaux, mais il ne s'oppose pas à ce que l'on prescrive certaines conditions.
Il y a beaucoup de formes qui lui conviennent, qui conviendront également à M. le ministre ; ce qu'il faut, c'est que le principe de la personnification civile soit posé d'une manière ou d'une autre ; on aura aisément raison plus tard de toutes les conditions.
« Il y a, par exemple, c'est toujours M. l'évêque de Bruges qui parle, la condition que le bourgmestre de la commune ou l'un de ses délégués ou un membre des hospices ou du bureau de bienfaisance ou un autre fonctionnaire fasse partie de droit des administrations spéciales. »
J'ai ouï parler de cet amendement ; il est prêt ; il est déjà sur vos bancs.
Cela se comprend. M. l'évêque sait ce qu'il fait. S'il exclut le collège des bourgmestre et échevins de la surveillance des établissements, il ne refuse pas d'admettre au besoin le bourgmestre ou tout autre au milieu de quatre ou cinq administrateurs inamovibles, sans pouvoirs, sans autorité ; et en face de l'évêque ou du curé, il sera très facile, dans bien des cas, d'en avoir raison.
Et maintenant, messieurs, ce projet qui n'est pas une œuvre de parti, sauf que M. l'évêque de Bruges l'a dicté, où donc a-t-il été pris ? Il n'était pas difficile à trouver. J'ouvre le traité des fiefs et cela est assez opportun, nous avons l'air d'être en plein moyen âge, j'ouvre le traité des fiefs et j'y vois le tableau complet de ce qu'on appelait sous l'ancien régime les gens de mainmorte.
Il y en avait de trois sortes, dit le traité des fiefs : « 1° les particuliers, gens de mainmorte, sçavoir : archevêques, évêques,... curez, chapelains... communautés ecclésiastiques... couvents… »
Voilà bien les personnes successives ecclésiastiques et les congrégations religieuses de votre projet de loi.
« 2° Les gouverneurs des hôpitaux, hôtels-Dieu, maladreries, léproseries, aumôneries... marguilliers de fabrique... »
Voilà bien également les administrateurs des hospices et des bureaux de bienfaisance et des fabriques de votre projet de loi.
« 3° Les communautés séculières, composées de gens lais [laïques), comme maires, échevins... consuls et autres, gouverneurs des villes... et boursiers...»
Voilà bien vos fonctionnaires civils et vos boursiers érigés en gens de mainmorte d'après votre projet de loi.
Ainsi donc ce que vous faites est purement et simplement l'ancien régime. C'est l'ancien régime dans toute sa pureté. Les trois catégories de personnes qui constituaient les gens de mainmorte sous l'ancien régime, vous les retrouvez dans le projet de loi soumis actuellement à vos délibérations.
Et vous n'appelez pas cela de la réaction ? vous n'appelez pas cela revenir sur les idées de 1789, que l'on veut bien quelquefois glorifier ? De temps à autre, l'honorable M. Dedecker et même l'honorable M. Malou en parlent en fort bons termes. Il est vrai qu'elles n'inspirent pas précisément les mêmes sentiments à tous et je crois, entre autres, à l'honorable M. de Liedekerke.
Je crois me souvenir que, quant à lui, il a trouvé que cette date de 1789 était fort mal à propos invoquée, surtout dans notre pays. 1789 ne représente pas pour nous, dit-il, le régime de la liberté. La liberté est beaucoup plus ancienne sur notre sol ; elle a grandi, elle a vécu, elle a prospéré à l'ombre de nos cathédrales et de nos beffrois.
L'honorable membre se trompe. Je ne puis pas relever toutes les erreurs que contient son appréciation. Je veux signaler une seule chose : c'est que les deux grands principes qui forment la base de notre société moderne, l'égalité civile et la liberté religieuse n'ont pas existé pour nous avant cette époque.
L'égalité civile, elle était écrasée sous le joug des privilégiés ; la liberté religieuse, elle a été noyée dans le sang au pied de ces cathédrales et de ces beffrois dont vous parlez.
Aujourd'hui, aujourd'hui encore, c'est cette même liberté religieuse qui est en question ; c'est celle-là qui bientôt sera surtout attaquée, et votre projet de loi est destiné à permettre d'édifier les citadelles qui serviront à attaquer ce principe.
La liberté religieuse, l'objet d'attaques incessantes, est condamnée, en principe, par le parti que vous représentez ; c'est au-dehors de cette enceinte sans doute, je n'accuse aucun de vous dans cette Chambre, mais j'en appelle à M. le ministre de l'intérieur lui-même ; qu’il nous dise s'il n'est pas vrai que l'intolérance a relevé son drapeau dans notre pays ?
L'erreur de M. le ministre de la justice est grande lorsqu'il suppose que le pays réclame, que le pays approuve son projet de loi. Où sont les signes de cette impatience du pays en faveur de la loi que nous discutons ? Où sont ces manifestations si vives, si éclatantes, qu'elles permettent à M. le ministre de la justice de supposer à ses adversaires, à ceux qui le combattent, les intentions les moins avouables ?
M. le ministre de la justice prétend que c'est le ministère du 12 août qui a fait naître cette question, qu'on aurait pu continuer à vivre en paix en appliquant les principes suivis par les ministères précédents : sans lui tout eût été calme, tout serait calme encore aujourd'hui dans le pays.
Mais si cette question a été soulevée par le ministère du 12 août, ce que nous examinerons tout à l'heure, le pays n'a-t-il jamais été appelé à s'expliquer ?
Un jour, dans un arrondissement de la province du Luxembourg, l'un des adversaires les plus décidés du cabinet s'est présenté pour combattre sa politique devant le corps électoral, c'est alors que s'est levé un champion du cabinet du 12 août et, si je ne me trompe, M. le ministre, c'était vous. Vous pensiez alors que cette politique que nous pratiquions était bonne et salutaire pour le pays. Vous pensiez alors qu'il fallait se défier des catholiques ! N'avez-vous pas été élu comme libéral ? N'est-ce pas un jugement que nous pouvons, que nous devons invoquer, et n'a-t-il pas d'autant plus de force que lorsque vous avez enfin été touché par la grâce et que vous avez été vous présenter au corps électoral avec une autre politique, vous avez échoué ?
Mais il y a plus, les représentants les plus immédiatement intéressés à votre projet de loi, ceux-là ont été appelés à se prononcer. En 1849, au plus fort de nos luttes, lorsque l'on montrait contre le système qui venait d'être annoncé par le cabinet, le plus de violence et le plus de passion, un honorable membre a fait au sein du conseil provincial d'Anvers la proposition de s'adresser aux Chambres pour demander une modification à ce système et cette proposition n'a eu aucun écho dans le conseil provincial d'Anvers.
Le conseil provincial du Brabant, et veuillez remarquer, M. le ministre qu'il ne s'agit point ici de ces provinces où, selon vous, on peut faire de la question de la charité une question politique parce que les communes n'y sont pas grevées de lourdes charges pour les pauvres ; je parle d'Anvers et du Brabant où les charges sont énormes ; le conseil provincial du Brabant a été appelé aussi à se prononcer ; c'était l'honorable M. Van Overloop qui faisait la motion, et en quels termes ?
Ecoutez-les : « A ma connaissance, disait M. Van Overloop, une personne avait l'intention de fonder, dans le Brabant, un hôpital, et d'attribuer à cet hôpital une douzaine d'hectares de terre, mais à condition, qu'il lui fût permis d'en régler l'administration, remarquez le bien, sous la surveillance de l'autorité publique....., mais ayant eu connaissance de la nouvelle interprétation donnée à l'article 84 de la loi communale par M. le ministre de la justice, elle me fit appeler, et me fit modifier son testament, attendu qu’elle ne voulait pas soumettre l'exécution de sa volonté à l'autorité civile. (Je ne parle pas de l'autorité religieuse.) Elle entendait que sa fondation fût gérée par les administrateurs qu'elle aurait institués.
« (…) Je crois pouvoir dire, sans exagération, que depuis que ce système est introduit, les pauvres sont privés de plus de 600,000 fr. »
La statistique a démenti d'une manière éclatante cette assertion ; mais elle était de nature à exercer de l'influence au sein de l'assemblée, qui comptait des représentants de toutes les parties de la province. Ici encore la proposition n'a pas eu le moindre écho.
N'est-ce pas assez ? J'entends que parfois l'on se dit : Cette loi est surtout destinée aux Flandres. Ce sont principalement les Flandres que nous avons en vue. Croyez-vous donc, messieurs, que dans les Flandres on n'ait pas connu le système que nous avons pratiqué et qu'on ne l'ait pas approuvé ? En 1849 encore, car il y avait un mot d'ordre, en 1849 au sein du conseil provincial de la Flandre orientale, un homme d'un grand talent, M. Bailliu a fait la proposition formelle de s'adresser au Roi pour lui demander une modification à la jurisprudence suivie par le cabinet du 12 août et je vous prie, messieurs, de remarquer (page 1545) encore en quels termes s'exprimait M. Bailliu au sein du conseil provincial de la Flandre orientale :
« Depuis quelques années, dit-il, j'ai été plus d'une fois dans le cas de concourir à la rédaction de dispositions testamentaires parmi lesquelles il s'en trouvait de si importantes que, si elles étaient réalisées, les pauvres de telle ou telle commune se trouveraient pour toujours à l'abri du besoin. J'ai eu quelquefois de la peine à faire comprendre à ces hommes généreux que leurs intentions charitables ne pouvaient être accomplies, que le système adopté par le gouvernement s'y opposait ; mais, à la fin, ils ont dû se rendre à l'évidence des faits.
« Aussi, messieurs, je vous le dis avec douleur, depuis que le gouvernement a changé la pratique suivie depuis 1847, j'ai été appelé maintes fois à concourir à des actes de révocation de donations faites aux pauvres.
« (…) Je n'examine pas si l'opinion actuelle du gouvernement est vraie ou fausse, je ne recherche pas si elle est fondée en droit ; ce que je sais, ce que je n'hésite pas à dire, c'est que la manière d'interpréter ainsi la loi, arrête l'élan de la charité dans notre Flandre. »
- Plusieurs membres. - C'est vrai.
M. Frère-Orban. - Eh bien les conseillers provinciaux vous ont démenti. Cette proposition a été mise aux voix et rejetée par 50 voix contre 12 et 2 abstentions. (Interruption.)
Oh ! non, ils ne se sont point mépris, ils savaient parfaitement que derrière l'enseigne de l'hospice ou de l'école il y a le couvent ; ils savaient fort bien que le nombre de religieux et de religieuses est souvent excessif et que dans un grand nombre d'établissements ils occupent la place des pauvres.
Le pays a donc bien compris, il n'a rien ignoré, il a tout su.
Messieurs, le ministère du 12 août a-t-il même dans le débat la place qu'on a voulu lui faire ? Selon les honorables membres qui appuient le projet de loi, selon l'honorable M. Malou en particulier, le ministère du 12 août a commis les actes les plus répréhensibles. L'honorable M. Malou vous a raconté, les larmes dans la voix, cette lamentable affaire de Ruddervoorde ; M. Wasseige en a pleuré.
Vous savez, messieurs, vous vous rappelez ces sœurs de Ruddervoorde qui avaient remis leurs biens au curé et le ministère du 12 août qui a inhumainement constitué une commission des hospices civils pour lui remettre ce legs et le faire convenablement administrer au lieu de les laisser aux mains de la supérieure de la communauté. Eh bien, messieurs, je n'hésite pas à dire que cette histoire si longtemps exploitée, que cette histoire répétée de nouveau, est une mauvaise action.
Toujours on a dit, on a prétendu que le ministère pouvait faire autrement. Eh bien, on vous trompe. Le ministère, libre, eût fait, sans doute, ce qu'il a fait ; mais le ministère ne pouvait pas faire autre chose que ce qui a été fait. La cour de Bruxelles par deux arrêts successifs de deux chambres différentes, deux arrêts qui sont des monuments de la jurisprudence, qui ont été confirmés par la cour de cassation, avait solennellement décidé que le gouvernement n'avait pas le pouvoir de reconnaître des corporations hospitalières pouvant donner l'enseignement, même l'enseignement accessoire à d'autres œuvres de charité.
Dans quelles circonstances les cours avaient-elles été appelées à décider ainsi ? Sur la réclamation d'un héritier qui refusait la délivrance d'un legs réclamé par une corporation autorisée par le gouvernement. Or, il a été reconnu que la corporation n'avait pas de personnification civile légalement concédée, et par conséquent le legs est resté aux mains des héritiers.
C'est en présence de ces principes, de cette jurisprudence inébranlable, inattaquable, qui n'a pas été attaquée et qui ne le sera pas ; c'est en présence de cette jurisprudence que le ministère a été appelé à se prononcer sur le legs à remettre à la congrégation de Ruddervoorde.
Eh bien, savez-vous ce qu'on ose vous dire, ce qu'on ose prétendre pour vous égarer ? On ose vous dire que le legs devait être remis à la corporation ! on vous dit en d'autres termes qu'il fallait permettre aux héritiers de demander la nullité du legs, d'empêcher que ce legs ne profitât aux pauvres ; il fallait l'exposer aux chances de l'annulation, pour satisfaire les exigences incroyables de nos adversaires politiques !
Ce que nous avons donc fait, c'est de sauver ce legs, c'est de le remettre dans les mains qui ont qualité pour le conserver et d'empêcher qu'il ne fût diverti de sa destination.
Ce sont, messieurs, ces arrêts rendus par la cour de Bruxelles et par la cour de cassation, qui ont ouvert, en réalité, le grand débat qui nous occupe aujourd'hui. Il est bien vrai que de 1830 à 1845 on s'était peu occupé de ces questions. Il y avait pour cela d'abord une excellente raison : c'est que de 1830 à 1845 les arrêtés ou n'étaient pas publiés ou étaient publiés par extraits, de telle sorte qu’il était impossible de savoir quel était en réalité leur objet ; une foule de choses se sont donc faites sans qu'il ait été possible au public d'apprécier ce qui existait réellement.
Parfois la question a été agitée dans cette Chambre, quoiqu'on en ait dit ; la question de la personnification civile, indûment accordée, y a été portée par l'honorable M. Verhaegen ; mais je confesse qu'à cette époque, on ne voyait pas dans cette question ce qui y a été découvert depuis, et cela se comprend parfaitement. Quand on a été au fond des choses, quand on a pu examiner les actes, voir ce qui avait été fait, quelles conséquences étrangers on voulait faire découler de nos lois, seulement alors on a aperçu le but qu'on poursuivait.
Nos adversaires se retranchent toujours modestement, pieusement et tristement derrière une bonne sœur de charité qu'on persécute, derrière un conseil de fabrique qui n'aura pas une école dominicale, derrière un bon curé qui ne pourra pas distribuer des aumônes. Messieurs, ce sont là des cas choisis d'application d'un mauvais principe, qui peuvent n'être pas blâmables ; mais qu'a-t-on fait en vertu du même principe ?
En vertu de ce principe, on a donné des biens à M. l'archevêque de Malines, pour le couvent des rédemptoristes qui siège rue de la Madeleine Est-ce d'une charité, d'un curé, d'une aumône, des pauvres qu'il s'agit maintenant ?
En vertu du mémo principe, on a institué bel et bien des couvents. On a donné à M. l'évêque de Liège le béguinage de Hasselt tout entrer, propriété considérable, à la condition d'y ériger un établissement pieux, charitable ou d'instruction à son choix.
On a rendu le couvent des capucins à Maeseyck à M. l’évêque de Liége exactement dans les mêmes conditions. Oh ! dit l'honorable M. de Theux, il ne faut pas se plaindre ; savez-vous ce que c'est que cet établissement ? c'est un établissement pour les sourds-muets, que tout le monde approuve ; que la province et les communes subsidient et que le farouche M. de Haussy a subventionné lui-même.
Messieurs, je parle, moi, du principe et non du fait. Si vous avez un établissement de sourds-muets qui peut être excellent, je l'admets, vous pouvez avoir, comme ailleurs, le couvent pur et simple. Mais ce que nous discutons, ce n'est pas le point de savoir si, dans un cas déterminé, l'évêque investi de la propriété dans les termes que je viens d'indiquer, en a fait un bon usage ; la question est de savoir si lorsque vous donnez dans de pareilles conditions et dans de pareils termes, 'on n’est pas maître d'en faire ce qu'on veut.
Or, si cette propriété est dans ses mains, pour qu'il en fasse un établissement pieux, charitable ou d'instruction, à son choix, il pourra choisir l'établissement pieux, il pourra faire le couvent, et c'est de fait ce qui a été choisi ailleurs.
A Tournai, l'évêque est le fidéicommissaire d'un couvent de religieuses d'un ordre contemplatif et mendiant, de l'un de ces ordres que vous semblez désavouer tous. Les clarisses à Tournai sont dans une propriété donnée en ces termes, à M. l'évêque de Tournai : « pour servir de logement à la communauté des clarisses, à la condition d'y ouvrir une école. »
C'est l'enseigne qu'il faut pour le couvent. Or, il est là réalisé dans toute sa perfection. Il s'agit de 30 clarisses vivant dans cet établissement ; deux sœurs converses donnant l'instruction à 62 petites filles dans un local voisin. Voilà tout.
Eh bien, messieurs, vous nous dites : Tout ce qui a été fait bien fait ; ce que nous voulons, c'est que cela soit continué, il faut que la pratique suivie autrefois soit confirmée par la législation.
Voilà ce que vous demandez ; vous le dites. Et vous croyez pouvoir sérieusement soutenir devant le pays que vous n'avez pas en vue le rétablissement des couvents !
Ou il faut désavouer tous ces actes, ou il faut proclamer hautement qu'ils ont constitué la plus audacieuse violation des lois, il faut rendre au ministère du 12 août 1847 la justice d'avoir signalé avec raison au pays de pareils actes ; il faut confesser qu'ils sont mauvais, qu'ils constituent le rétablissement de l'ancien régime ; qu'ils violent les lois qui ont prononcé la suppression des couvents ; ou, si vous les approuvez, il faut déclarer que votre projet de loi actuel aura absolument et identiquement les mêmes effets.
L'honorable M. de Theux n'hésite pas : il justifie tous ces actes ; et ils seront en effet possibles sous l'empire de la loi que vous nous présentez, comme ils l'ont été sous l'empire de la législation précédente. D'ailleurs lorsqu'il s'agit d'éluder ou de violer des lois, dans l'intérêt de votre parti, il y a mille moyens pour cela, Je sais que vous trouveriez moyen de les violer encore, si la loi en discussion était rejetée ou qu'elle consacrât des principes contraire à vos prétentions.
M. le ministre de la justice s’y prête avec une admirable complaisance. Ne l'a-t-on pas vu, c’est vraiment un scandale dans un pays constitutionnel et libre, se prêter à faire passer des biens à une corporation enseignante, aux frères de la doctrine chrétienne, qui n’ont pas a personnification civile ? A votre point de vue, c’est un tort, c’est un mal, mais vous êtes obligés de reconnaître que la loi n’accorde pas la personnification civile à ces corporations.
Eh bien, on a imaginé pour arriver à ce but une ruse digne du moyen âge, on a imaginé de faire un bail emphytéotique au profit de certains particuliers sous la condition que le dernier survivant pourrait seul se substituer quelqu'un dans son droit au bail. La maison est occupée par la corporation des frères des écoles chrétiennes ? Mais un pareil acte pourrait être éventuellement attaqué par les héritiers qui auraient soutenu que c'était un moyen détourné de faire passer un legs à un incapable. On invente de faire donation de cette propriété au profit du bureau de bienfaisance ou d'une fabrique d'église, et il se trouve un ministre pour contresigner un pareil acte, donation dérisoire qui aura des effets dans un siècle !
Avec de pareils moyens, on peut éluder les lois les plus formelles, jusqu’au moment où l’opinion publique puissamment éclairée fera justice de pareilles manœuvres.
Vous vous retranchez, pour agir comme vous l’avez fait, derrière la (page 1546) pratique de l'empire et du roi Guillaume ; mais oubliez-vous que vous êtes des ministres constitutionnels !
L'empereur violait fréquemment les lois ; le Bulletin des lois fourmille de décrets qui ont été portés contrairement aux constitutions de l'empire : ils n'ont été validés que par le silence du sénat conservateur. On a vu l'empereur dans sa toute-puissance casser la décision du jury d'Anvers, est-ce que vous voulez vous prévaloir de pareils exemples ? Que signifieraient les actes du roi Guillaume, s'il y en avait, ce roi Guillaume, à qui l'on a fait un grief de substituer le régime de» arrêtés au régime des lois ? Et vous venez, sans scrupule, oublieux des anciens griefs de la nation, vous prévaloir de la pratique du roi Guillaume pour demander l'approbation de vos actes ! Justifiez-les au point de vue de la loi. Vous n'avez pas cette ressource. Vous avez invoqué la prétendue jurisprudence de l'empire dans le sens de votre opinion. Sous l'empire il n'y a pas eu d'administrations spéciales indépendantes autorisées, il y en a eu dans les termes du décret de 1806, comme l'hospice d'Harscamp à Namur. Ce ne sont pas des administrateurs indépendants, mais des administrateurs agissant de concert avec l'autorité publique, système que nous admettons, qui avait trouvé sa formule et son expression dans le projet de M. de Brouckere, et qui est écrit en principe dans le décret de 1808. On n'a pas même autorisé de distributions d'aumônes fondées sans le concours du bureau de bienfaisance.
L'honorable M. Tesch a cité un décret impérial formel à cet égard.
Cette jurisprudence tant invoquée du roi Guillaume quelle était-elle ? Le roi Guillaume appelé à statuer sur un testament qui instituait le curé de Lessines pour une rente à distribuer aux pauvres, déclare ; « Avons trouvé bon et entendu, dit le roi Guillaume, d'autoriser le bureau de bienfaisance de Lessines à accepter le legs fait au profit des indigents de cette commune par Marie Leclercq. »
Dans d'autres arrêts le roi Guillaume déclare encore que le bureau de bienfaisance a seul qualité pour administrer et distribuer les biens destinés aux pauvres.
Il est vrai qu'il est certains arrêtés que vous pouvez invoquer, c'est-à-dire que ce qui a été une exception, un abus, vous l'invoquez à l'état de système ; vous l'invoquez pour en faire la règle. C'était tellement une exception sous le roi Guillaume, que voici comment s'exprimait un ardent catholique, M. Doignon, dans cette même Chambre, dans la discussion de la loi de 1836.
« C'est à l'esprit religieux du Belge, disait M. Doignon dans la discussion de l'article 76 de la loi communale, qu'on doit la majeure partie des fondations de bienfaisance. Comme s'il eût pris en haine le caractère du Belge catholique, le roi Guillaume avait porté plusieurs dispositions tendantes à entraver les intentions du fondateur. On l'a vu s'opposer même à l'exécution du vœu exprimé dans un acte de dernière volonté, de faire distribuer une aumône par son pasteur. »
On calomniait donc alors le roi Guillaume ou l'on ne dit pas la vérité aujourd'hui. Il faut choisir.
Vous n'avez pour vous ni le sentiment du pays manifesté par les conseils provinciaux, vous n'avez pas pour vous le droit, vous n'avez pas pour vous l'autorité de précédents que vous puissiez invoquer ; et c'est de tout cela cependant que vous vous prévalez pour soutenir votre projet de loi.
- Plusieurs membres. - Reposez-vous, vous êtes fatigué.
Qu'on suspende la séance pendant un quart d'heure.
M. de Naeyer. - La séance est suspendue pour un quart d’heure.
- La séance est reprise à trois heures et un quart.
M. Delehaye remplace M. de Naeyer au fauteuil.
M. le président. - La parole est continuée à M. Frère-Orban.
M. Frère-Orban. - Messieurs, une chose me frappe à propos du projet de loi. On dit : C'est de la charité et du paupérisme qu'on s'occupe. Mais, chose étrange ! on ne vous soumet aucun document, aucun fait qui permette de vous éclairer. Quel est l'état du paupérisme en Belgique ? Quelle est la condition des classes vraiment pauvres ? Quels sont les moyens qui sont employés pour leur venir en aide ? Quelles sont les ressources de toute nature dont on dispose en leur faveur ? Vous ne le savez pas.
Il n'y a pas un seul document officiel, parlementaire ou extra-parlementaire, communiqué ou non communiqué, qui permette de connaître réellement la situation du paupérisme en Belgique. On l'ignore.
Jusqu'à présent, on a fait la statistique du paupérisme en relevant le nombre des indigents secourus par les bureaux de bienfaisance. Puis on s'est aperçu que ces bases d'appréciation étaient essentiellement fausses. La moyenne des secours distribués était par tête tellement minime qu'on en concluait assez naturellement qu'il était impossible que les secours distribués fussent le signe de la misère.
Lorsqu'on cherche un remède à un mal (je suis loin de le nier ; je reconnais qu'il n'y a que trop de misères, et de douleurs dans le monde) il convient de nous éclairer. Voilà ce qu'on devait faire.
Vous nous dites que depuis 1830, vous avez pratiqué un système éminemment favorable aux pauvres, Il est vrai que vous ajoutez que le nombre des pauvres grandit, ce qui me met un peu en défiance à l'égard de votre système. Mais enfin, vous devez avoir des établissements modèles à nous montrer, quelques renseignements à nous soumettre. Tout est magnifique, tout est merveilleux ; seulement il est interdit d'examiner ce que l'on vante, on n'y peut pas voir. Cette charité est admirable ; elle est sympathique, elle est économique ; mais il n'est permis de rien voir.
L'honorable chanoine de Haerne a indiqué un grand nombre d'institutions de bienfaisance qui sont l'œuvre de ce qu'il a nommé la charité privée ; toutefois il a résolument placé dans le domaine de la charité privée des établissements publics, tels que l'hospice. d'Harscamp, résultant de fondations et ayant une administration officielle. Il a mis tout cela dans la charité privée.
Mais enfin, dans les établissements qu'il nous a indiqués, nous avons remarqué des faits d'une haute gravité qui accusent formellement le système qu'on veut défendre. On avoue qu'il existe, dans un grand nombre d'établissements, un excès de personnel vraiment déplorable.
J'ai cité ailleurs des faits : j'ai cité l'établissement de Hooglede que l'honorable comte de Muelenaere connaît parfaitement. Il y avait six sœurs de charité, faisant le service de l'établissement Elles suffisaient à tout. Les pauvres qu'elles recevaient étaient parfaitement soignés Elles ont été remplacées par dix-huit religieuses, qui ont transformé l’établissement en couvent. C'est officiellement, authentiquement constaté.
Allez à Hautrages, dans le Hainaut ; vous y trouverez une congrégation qui s'est emparée de l'hospice, et refuse absolument d'y recevoir des malades. Le fait a été dénoncé à M. l'évêque de Tournai, il y a 25 ans ; il a été porté à la connaissance de M. le ministre de la justice l'an passé et cette année. Ce scandale subsiste. L'établissement a été transformé en couvent. Il n'y a pas de malades. Il n'y a que des religieuses tenant un couvent de demoiselle.
Allez à Boom, dans la province d'Anvers. Vous y trouverez un hospice-hôpital, fondé il y a peu d'années par les dons d'un certain nombre de personnes, administré par une commission civile, il est vrai, mais qui a remis l'établissement à des religieuses du couvent d'Herenthals.
Vous y trouverez onze religieuses et 4 domestiques pour onze malades, 24 vieillards qui sont valides (car ils s'occupent de la culture de six hectares qui dépendent de l'hospice et seize orphelins. La dépense est naturellement beaucoup trop considérable. Les religieuses occupent la place des malades.
L’organisation du service des malades, dans les hospices de Léau, offre encore un exemple de plus, de la tendance générale et systématique des congrégations religieuses à convertir en maisons conventuelles les établissements de bienfaisance dans lesquels elles ont été admises. En effet, cet hospice dans lequel il y a, terme moyen, quatorze à quinze malades, est desservi par treize sœurs. La dépense pour nourriture, vêtements, literies, lavage et ameublement s'élève annuellement à huit mille quatre cents francs. L'entretien des sœurs emporte, au moins, la moitié de ce chiffre. Pour l'exercice de 1856, qui vient de s'écouler la dépense, des mêmes chefs, s'est élevée à onze mille quatre cents francs, sans cependant que la moyenne des malades se soit augmentée.
Les autorités civiles sont souvent impuissantes à réprimer de pareils abus, ou quand elles l'essayent, tout est mis en œuvre pour les violenter. Que serait-ce donc dans des établissements indépendants ? Que deviendraient les fondations ainsi abandonnées ?
Mais, au cœur de la Flandre, des faits de la même gravité ne se produisent-ils pas ?
A Roulers, il existe un hospice pour les vieillards. En 1833, on avait fait une convention avec le directeur du séminaire de Roulers, M. Nachtegale, qui s'était chargé de l'entretien à l'aide de religieuses. Le prix était d'abord très modéré. Il s'est élevé successivement, et en 1855 il a fini par paraître excessif au conseil communal.
Le conseil communal n'a pas voulu que l'on continuât de gérer l'hospice à ces conditions ; il a chargé la commission des hospices de faire directement la dépense de l’établissement. Le nombre des religieuses était de 17. Elles occupaient le premier étage. Les vieillards étaient au grenier. La commission des hospices, qui était en bonne intelligence avec les religieuses, donna sa démission, lorsque la résolution du conseil communal fut connue, et des moyens de tout genre furent mis en œuvre pour empêcher qu'une nouvelle commission des hospices pût se constituer.
On a fini par trouver trois hommes résolus, qui ont consenti à remplir leur mission. Il en aurait fallu cinq ; pour les trouver, il a fallu attendre. On ne put trouver d'abord que trois hommes résolus consentant à affronter le péril qu'il y a, dans certains cas, à gérer un établissement de bienfaisance ! Ils sont entrés en fonctions, ils ont montré les plus grands égards pour les religieuses, ils ont accepté leurs services. Mais ils ont organisé un régime convenable de l'établissement.
Bientôt des conflits se sont élevés, et au regret de la commission, toutes les religieuses se sont retirées. Il y en avait treize à cette époque. On a remplacé les treize religieuses par cinq sœurs de charité, cinq sœurs laïques car il y a des sœurs laïques de charité. Elles administrent admirablement l’établissement à cinq au lieu de treize ou de dix-sept. Les vieillards sont descendus du grenier ; ils occupent le premier étage de l'établissement. Les dépenses ont été réduites de 17 mille à 11 mille francs en l'année 1856.
Eh bien, que se passe-t-il en présence de cette situation ? Malgré des démarches actives et réitérées, verbales et écrites, le concours du clergé a été retiré à cet établissement. Les malheureux qui y sont secourus (page 1547) n'ont plus d'ecclésiastiques pour desservir la chapelle de l'établissement. (Interruption.)
M. Rodenbach. - C'est une erreur. On vous a induit en erreur.
M. Frère-Orban. - L'honorable M. Rodenbach dit qu'il y a erreur de ma part. Je me crois autorisé à maintenir ce que je viens de dire. J'y suis autorisé par les écrits que j'ai en ma possession.
M. Rodenbach. - On écrit tout ce qu'on veut.
M. Frère-Orban. - A moins qu’on ne m'ait déplorablement induit en erreur, je suis autorisé à répéter ce que je viens de dire, à soutenir que c'est parfaitement exact.
Voici ce que je lis dans un rapport adressé par la commission des hospices au conseil communal de la ville de Roulers.
« Une chose cependant laisse à désirer, c'est à regret que nous la signalons. Elle consiste en l'absence de service divin dans la magnifique chapelle de l'établissement. Nos sollicitations réitérées, verbales et écrites, n'ont pu obtenir de nos autorités ecclésiastiques, pour les souffrants, ce secours de la religion. »
Voilà ce qui se passe sous vos yeux.
Avant de nous présenter un projet de la nature de celui que nous discutons, le devoir du gouvernement n'était-il pas de s'éclairer par une enquête sérieuse, approfondie, sur tous les faits qui se passent dans le pays ? L'opinion publique ne vous a-t-elle pas suffisamment dénoncé, ne vous a-t-elle pas fait connaître des abus dans le genre de ceux que je viens de signaler ?
Et cependant dans nos petites localités, dans les villages, il, est bien difficile de trouver des hommes qui puissent résister à des influences aussi terribles que celles qu’on fait peser sur eux pour leur imposer silence. Il aurait fallu chercher à s'éclairer sur la véritable situation des institutions établies en faveur des malheureux.
Quels sont les établissements qu'il convient d'autoriser ? Quels sont ceux qui sont bons ? Quels sont ceux qui sont mauvais ? Quels sont ceux qui au lieu de guérir le mal ne font que l'empirer, qui enfantent le paupérisme, qui excitent à l'oisiveté, qui engendrent toutes sortes d'abus ?
Quels sont, d'autre part, les établissements qu'il serait surtout utile de maintenir et de favoriser ? Vous nous parlerez de vos ateliers de charité. Vos ateliers de charité, je les comprends. Je comprends parfaitement les ateliers d'apprentissage. Je comprends parfaitement qu'on fasse l'éducation de la classe ouvrière. Je suis très sympathique à toutes les réformes qu’il y a à faire en ce sens. Mais je ne suis pas sympathique à ces spéculations qui se font au détriment des classes les plus malheureuses de la société. Je ne suis pas sympathique à ces ateliers de charité où de malheureux enfants, pauvres rachitiques, restent toute la journée devant un carreau pour faire de la dentelle et qui rapportent un misérable salaire à leur famille, salaire qui produit trois millions, dit-on, sans que l'on sache ce qui va au couvent.
Vous ne savez donc pas qu'il y a, dans vos Flandres, vingt-deux mille enfants placés dans ces conditions ! Vingt-deux mille enfants qui, s'ils étaient dans les ateliers ordinaires, dans les ateliers civils, exciteraient l'indignation de tous ! vingt-deux mille enfants auxquels on refuse l'instruction ! vingt-deux mille enfants placés dans cette condition misérable, sans que l'on consente à ouvrir leur âme à la vie morale et à développer leur intelligence !
Vous l'avez entendu dans une des séances précédentes, un de nos honoraires amis a fait connaître ces faits pour les localités qu'il connaît. L'honorable M. Dedecker les a confirmés : il a reconnu qu'il était impossible de changer l'état actuel des choses ; il a reconnu que les ateliers seraient bientôt déserts si l’on voulait consacrer à l'instruction une partie du temps qui est consacré au travail et que ceux qui les dirigent aiment mieux renoncer à tout subside que d'y organiser l'enseignement primaire.
Et voilà les institutions qu'on vous propose pourtant de déclarer établissements d'utilité publique et de placer, sans autre examen, sous le patronage saint de la charité !
Vous n'avez donc aucun élément pour vous guider. Aucun renseignement ne vous est soumis. On a si peu d'égards pour la majorité ; on la croit si complaisante, si disposée à voter, qu'on ne daigne pas l'éclairer.
Je suppose maintenant le projet dégagé de toutes les préoccupations de couvent dont nous avoirs parlé. Je veux le considérer en lui-même comme s’il n'avait d'autre but que d'établir a priori un système de bienfaisance pour la Belgique.
Je me demande s'il répond aux besoins du pays. Vous dites qu'il faut que la religion se mêle à la charité. C'est elle qui peut beaucoup pour moraliser les classes inférieures de la société. Mais que se passe-t-il dans le pays ? Un étranger qui assisterait à nos débats croirait que nous sommes dans un pays de sauvages où la religion est bannie des établissements de bien l'aisance, que les sœurs de charité sont exclues des hôpitaux. Non ! le système que nous avons, qui est pratiqué depuis soixante ans et appliqué dans le pays, ce système quel est-il ? Ce sont des sœurs de charité qui donnent des soins aux malades, aux vieillards dans les hôpitaux, dans les hospices Que demandez-vous donc, vous qui parlez de religion et de charité ? Vous demandez qu'on vous laisse manier l'argent. Vous demandez de pouvoir disposer des biens des pauvres ! Rien de plus. Partout ce sont des religieuses qui font le service, elles sont bien traitées, respectées, et maintenues aussi dans leur mission, car à côté de la vertu, il y a la faiblesse humaine.
Il ne faut pas que, sous, prétexte qu'il s'agit d'une sœur de charité, l'on s'agenouille sans examen. Rendons hommage à la sœur de charité, mais non à l'habit. Si elle se détourne de ses devoirs, qu'elle y soit ramenée avec sagesse, avec bienveillance, avec cet esprit de modération, de prudence qui contribue à faire rentrer dans la bonne voie.
Vous nous dites : Il faut une loi comme la feraient les pauvres. Oui, il faut une loi comme la feraient les pauvres. Mais savez-vous ce que disent les pauvres, attendant à la porte des hospices dont je viens de parler ? Ils disent : S'il y avait moins de religieuses, nous aurions des places. (Interruption.) Ils le disent avec le désespoir dans l'âme, ce désespoir qui fait monter à la tête de mauvaises pensées.
La charité est une vertu ; mais elle doit être prudente. C'est, je pense, ce que personne ne contestera. C'est ce qu'enseignent des hommes dont vous ne sauriez récuser le témoignage.
Il semble, à vous entendre, qu'il suffit de surexciter les aumônes ou les fondations pour arrêter la misère. Prenez-y garde ! C'est moins l'abondance que le bon emploi des secours qui est vraiment utile à la société. Voici comment s'exprime à cet égard un homme dont l'autorité ne vous sera point suspecte.
« Je dirai d'abord un mot de l'aumône, à laquelle des esprits généreux attachent trop d'importance au point, de vue du paupérisme.
« Certes, l'aumône est une grande vertu chrétienne et sociale, Dieu me garde de l'amoindrir, de nier l'influence salutaire qu'elle exerce sur la moralité des citoyens, sur les relations civiles et même sur le mouvement politique ! Elle domine l'édifice de la société moderne comme un paratonnerre qui étouffe la foudre des vengeances populaires. La supprimer ce serait déchirer les derniers liens qui unissent les hommes, Mais elle doit être réservée aux infortunes exceptionnelles, aux grandes douleurs que causent des crises momentanées. Elle console sans guérir, elle soulage la pauvreté sans détruire le paupérisme. Supposez-la dix fois plus abondante qu'elle ne l'a été depuis quelques années, vous ne ferez jamais qu'elle suffise à toutes les misères. Je craindrais plutôt, chose pénible à dire, que des aumônes répandues avec profusion ne tarissent la source de la prospérité publique, tout en augmentant le nombre des désœuvrés. En effet, les richesses sont limitées, les besoins ne le sont pas, ce que la charité donne est souvent enlevé au travail ; il n'y a déjà que trop de malheureux qui consomment sans produire, et il faut éviter que la fortune publique se gaspille sur les grandes routes et dans les rues de la cité. »
Il reconnaît encore que l'une des causes du paupérisme « est la multiplication des établissements de bienfaisance et des secours gratuits fournis par l'Etat, par les communes, par des institutions privées. Bien, qu'ils se trouvent dans une position voisine de la misère, beaucoup d'ouvriers n'hésitent pas à contracter mariage, beaucoup de filles ne craignent pas les fruits d'une faute, parce qu'ils comptent sur le tour, sur le bureau de bienfaisance, sur l’hospice de la maternité, sur l'hôpital, sur les associations charitables, etc. Chose étrange ! la philanthropie la plus pure, toute dévouée au soulagement de l'infortune, alimente à son insu les sources du mal qu'elle s'efforce en vain de tarir. »
Ce sont des économistes qui parlent ainsi. C'est Malthus, dit l'honorable ministre de la justice. Eh bien, ce Malthus, c'est l'honorable M. Coomans. (Interruption.)
C'est ainsi que l'honorable M. Coomans parlait, le 30 janvier 1849. Les idées qu'exprimait l'honorable membre sont-elles bien d'accord avec tout ce qui se dit, tout ce qui se murmure autour du projet de loi ? Ces idées sont-elles bien d'accord avec le projet lui-même ?
Le projet de loi a pour objet de détruire une œuvre accomplie depuis soixante ans, mais poursuivie depuis plus de trois siècles, celle de centraliser la distribution des secours dans l'intérêt des malheureux. Il n'y a pas de principe moins contestable, plus universellement reconnu, dont la réalisation soit plus généralement poursuivie que celui que je viens d'invoquer et qui a pris naissance, comme le disait hier M. le ministre de l'intérieur, sur notre sol même.
Il a été reconnu par une expérience séculaire que la divergence dans la distribution des secours et la multiplicité des agences charitables n'étaient propres qu'à organiser la paresse, fomenter l'oisiveté, engendrer le vice, et faire naître et entretenir le paupérisme. Tel sera encore le résultat du projet de loi.
Chose incroyable ! en plein dix-neuvième siècle, après les expériences faites, en face d'un principe qui s'impose par son évidence à tout le monde, qui ne peut être contesté par personne, on vient menacer dans l'avenir la société belge d'un mal qu'il lui sera peut-être impossible de guérir.
Que d'abus, en effet, n'entraîne pas à sa suite la multiplicité des agences de secours ! Avec la concentration, dans les mêmes mains, des secours publics à distribuer, il y a encore beaucoup d'abus. Il est difficile de ne pas se laisser prendre aux ruses de la fainéantise, tout le monde en convient, et l'on propose d'ériger autant de bureaux de charité publique que les testateurs auront la fantaisie d'en créer ! Vous aurez dans chaque paroisse, à chaque coin de rue, une distribution faite par un membre de la famille dont la vanité trouvera à s'exercer, par un fonctionnaire public, par un marguillier, par un membre d'un conseil de fabrique, par un curé !
(page 1548) Et vous prétendez que vous ne fomentez pas ainsi le paupérisme ; vous prétendez que dans une société qui ne peut vivre que par le travail, vous n'entraînez pas vers ces distributions de secours ces masses de gens qui aiment mieux une chétive aumône qu'un salaire bien plus élevé gagné à la sueur de leur front !
Mais à part ces inconvénients, il y en a un autre tellement grave qu'il faut un aveuglement que je ne m'explique pas, pour vouloir briser le système qui nous régit aujourd'hui. N'est-il pas évident qu'une foule d'établissements d'autant plus petits que chaque fondation spéciale aura des ressources naturellement très restreintes, exigeant, tous, des frais généraux d'administration, ayant tous besoin d'agents chargés de faire la recette, de surveiller les biens, d'administrer, en un mot, le patrimoine des pauvres fractionné à l'infini, n'est-il pas évident que ces agents absorberont une grande partie des revenus des fondations ?
C'est dans l'intérêt des pauvres que je parle ; c'est pour que leur patrimoine soit conservé, pour qu'il ne soit pas dilapidé ; il ne s'agit pas de ces détournements qui consistent dans le vol du bien des pauvres, mais de cette dilapidation qui résulte d'une mauvaise administration.
Je veux supposer tous les administrateurs dont vous me parlez parfaitement probes, rendant les comptes les plus exacts ; pourrez-vous prétendre que ces administrateurs, à tous les degrés, n'absorberont pas une notable partie des revenus ?
Quel est le but qu'on poursuit dans ses propres affaires ? Ne cherche-t-on pas à centraliser pour économiser les frais généraux ?
Et lorsqu'il s'agit du patrimoine des pauvres, vous agissez autrement ; vous voulez l'abandonner, le gaspiller au profit de je ne sais quels mandataires que le testateur n'aura pas connus, mandataires indépendants, échappant, le plus qu'il est possible, surtout à l'autorité publique, à sa surveillance, à son contrôle !
J'admets qu'on entre dans l'ordre d'idées indiqué par le projet de l'honorable M. de Brouckere, qu'on associe à ces mandataires de hasard les mandataires choisis, dépendant de l'autorité, soumis à l'élection et au contrôle, et à l'égard desquels la publicité est réellement sérieuse et efficace. Mais je m'étonne vraiment que ce soit au nom des pauvres que tous parliez des administrateurs que vous préconisez. Les accepteriez-vous pour vos propres affaires ? Et si l'honorable M. Malou demandait à être constitué administrateur de la Société Générale non seulement à vie, mais en réservant ce droit à ses héritiers de mâle en mâle et par ordre de primogéniture, il soulèverait un rire universel ; les personnes qui ont des intérêts dans la Société Générale se diraient : « Nous ne voulons pas de mandataire à vie, nous ne voulons pas un mandataire qui nous est imposé ; mais nous voulons un mandataire que nous puissions renvoyer s'il ne remplit pas convenablement ses fonctions. »
Eh bien, nous qui nous occupons ici du patrimoine des pauvres, nous allons décider a priori, sur la proposition de l'honorable M. Malou, que le patrimoine sera géré par des administrateurs héréditaires, par des administrateurs de hasard qu'il répudierait pour lui-même !
Vous avez une grande horreur, et vous ne vous en cachez pas, pour les administrations publiques, pour les administrations officielles, comme vous dites dédaigneusement. C'est de charité privée que vous parlez. Je sais que vous vous complaisez dans cet abus de mots. Mais la charité privée n'est pas ici en question.
Tâchons de parler la même langue pour nous comprendre, car depuis le commencement de cette discussion, à droite et à gauche on parle deux langues entièrement différentes ; mais vous allez parler la même langue que moi.
Il y a une charité qui s'exerce à l'aide d'une taxe. L'autorité publique impose cette taxe et charge des mandataires de la distribution aux pauvres. Voilà un mode de secours, comment voulez-vous l'appeler : charité légale, taxe des pauvres,' comme vous voudrez.
Appelons cela charité légale.
M. de Mérode-Westerloo. - Non, taxe des pauvres.
M. Frère-Orban. - Il faut bien appliquer un nom aux choses, nous l'appellerons taxe des pauvres, si vous voulez, Je me servirai de votre expression.
Nous avons un autre mode de donner des secours : nous donnons des secours individuellement, nous faisons ce qu'on appelle en langage vulgaire la charité ; nous faisons la charité individuellement ou nous nous réunissons à un certain nombre de personnes, nous formons une association pour distribuer également, en secours, une portion de nos revenus ou les fonds qu'on nous remet ; c'est de la charité privée ; vous l’admettez encore, mais il y a un troisième mode de faire la charité, il consiste dans la distribution de fonds provenant de fondations ; comment appelez-vous cela ?
Il faut qu'elle ait son nom cette troisième chose ; nous venons de voir la charité légale ou taxe des pauvres et la charité privée, cette troisième chose, c'est la charité publique. Vous vous amusez d'une confusion perpétuelle, en appelant charité privée ce qui est charité publique, et en y mêlant le mot de liberté. Vous émettez des idées très justes, très vraies, quand il s'agit de charité privée, individuelle ou collective, puis vous les appliquez ridiculement à la charité publique. Voulez-vous une preuve de l'erreur, car je veux croire que ce n'est qu'une erreur dans laquelle vous tombez ? Prenons le projet de loi, supposons-le voté et appliqué.
Une fondation est faite, que dit le projet ? Il dit : Elle sera administrée par le bureau de bienfaisance, à moins que des administrateurs n'aient été désignés par le testateur. Je suppose qu'il y ait des administrateurs désignés par le testateur ; ils refusent ou sont destitués dans les cas déterminés par la loi ; dans votre manière de parler la langue française, cette même chose deviendra, tour à tour, charité publique ou charité privée suivant qu'elle sera administrée par le bureau de bienfaisance ou par les administrateurs désignés par le testateur ! Quand elle sera administrée par le bureau de bienfaisance, dans les termes de la loi, charité officielle, charité qui avilit, charité pernicieuse ! Les administrateurs spéciaux arrivent : charité admirable, charité inspirée du ciel ! Et ainsi, tour à tour, à chaque changement de régime !
Dans les deux cas, vous n'avez que des administrateurs autorisés par la loi. Dans un cas, vous avez des administrateurs élus par le conseil communal, dans l'autre l'administrateur est désigné par le testateur, pour la suite des siècles. Si la première hypothèse se réalise, c'est détestable ; si c'est la seconde, c'est excellent. Est-ce sérieux ?
Ainsi, votre confusion est évidente ; vous appliquez les idées de la charité privée, qui n'est pas en question, à la charité publique dont nous avons à nous occuper.
La preuve la plus manifeste que vous faites une confusion sans laquelle tous vos discours ne sauraient tenir, c'est que nous nous occupons d'une loi. Est-ce qu'on fait une loi sur la manière dont les individus réunis ou isolés font la charité ? Vous parlez d'une fondation, et vous dites qu'elle doit être libre, parce que vous l'appelez privée, alors qu'elle est publique. De cette prétendue charité privée, que faites-vous ? Vous l'organisez ; vous établissez un contrôle, vous prescrives des redditions de comptes, vous donnez le droit de destituer les administrateurs. Oseriez-vous prescrire de pareilles mesures s'il s'agissait de la charité privée ?
Pourquoi tout cela ? C'est que vous faites de la charité publique. Aussi le ministre de la justice qui a été obligé de prendre le langage de ses nouveaux amis dans la discussion, de parler de charité privée et de liberté, a-t-il rendu hommage à la vérité dans l'exposé des motifs du projet de loi, en reconnaissant, qu'il fait de la charité publique. Nous allons, dit-il, faire rentrer les fonctions dues à la charité privée dans le patrimoine commun de la bienfaisance publique.
Ainsi, il s'agit uniquement, exclusivement de la charité publique, et non de la charité privée.
Mais c'est au nom de la liberté que vous réclamez le droit de fonder en dehors des administrations légales, des administrations instituées par la loi, des administrations publiques ; c'est au nom de la liberté que vous, voulez que les mourants puissent imposer leur volonté à la société. La liberté ! c'est encore un mot, dont vous vous servez et dont vous vous moquez intérieurement.
Comment ! dans le système actuel, système que nous croyons bon, tout le monde peut faire des dons et legs au profit des bureaux de bienfaisance ou des hospices, on peut faire gérer ces fondations par des membres de sa famille conjointement avec les membres des administrations publiques ; on peut donner à ses représentants, à ses héritiers le droit de désigner les malheureux qui occuperont les places dans les hospices ou dans les hôpitaux ; et que faites-vous donc au nom de la liberté ? Voua ajoutez à cela que les fonctionnaires civils, je ne sache pas qu'ils le demandent, pourront aussi être constitués administrateurs spéciaux ainsi que les fonctionnaires ecclésiastiques. Voilà tout ! mais en dehors des fonctionnaires civils et ecclésiastiques, il reste des citoyens ; ils sont exclus, il ne s'agit pas d'eux.
Vous parlez de monopole parce que la loi désigne quelques administrateurs ; mais le monopole cesse à vos yeux, si l'on investit les ecclésiastiques, à l'exclusion de tous les autres citoyens, du droit, du privilège de gérer des fondations d'utilité publique. Et vous agissez ainsi en invoquant la liberté !
Un bon vieillard qui avait lu attentivement le discours de l'honorable M. Malou et qui était sur le point d'arrêter ses dernières volontés, me disait : J’approuve beaucoup l'honorable M. Malou et je veux très positivement le charger de l'administration de mes biens que je destine aux pauvres. Un homme qui parle si admirablement de la charité doit la faire parfaitement.- Eh bien, lui dis-je, cela n'est pas possible ; vous ne pourriez même, d'après le projet de loi, déposer ainsi de vos biens. - On nous trompe donc, reprit-il, quand on nous parle de liberté !
La liberté est un mot dont on abuse déplorablement dans cette discussion.
Ainsi, des dissidents, des protestants se sont adressés au gouvernement pour obtenir de pouvoir posséder leurs lieux de culte, leurs écoles, leurs hôpitaux. Ils se plaignent de ce que la législation actuelle ne leur permet pas de les administrer eux-mêmes, comme le font les autres cons.igneni.de ce que la législation actuelle ne leur permet pas de les administrer eux-mêmes, comme le font les autres consistoires, les autres églises. Croyez-vous qu’il y ait pour eux une place dans votre loi alors que vous parlez de liberté ? Non ! ils sont hors la loi. Ces dissidents, ces protestants (l’honorable M. Malou se souvient peut-être de nos avoir démontré qu’il était contraire à la liberté religieuse de ne pas permettre aux protestants d’administrer le patrimoine des pauvres de leur communion) où sont-ils dans la loi ? Ils sont exclus. Pourquoi ? Ils sont exclus parce que l’État ne leur donne pas de salaire ! La première condition pour jouir de la liberté en Belgique, c’est de recevoir un salaire de l’État !
- Un membre. - Ils en reçoivent un.
M. Frère-Orban. - Je parle des dissidents évangéliques qui ne (page 1549) reçoivent pas de subsides. Ils n'en accepteraient peut-être pas. Ils refuseraient tout salaire, comme un grand nombre de sectes en refuseraient en Angleterre. Quels sont leurs droits ? Ils n'en ont pas, malgré le principe de l'égalité des cultes. Vous osez parler de liberté ! C'est encore sous le patronage de la liberté que vous voulez placer le droit de faire des fondations.
Mais le droit de fonder n'existe assurément que dans les limites et sous les conditions déterminées par les lois. Ce n'est pas l'usage du droit de propriété ; c'est l'anéantissement du droit de propriété. Ce n'est pas l'usage de la liberté. La liberté de disposer de ses biens dans l'ordre naturel, exclut le droit de fonder. Cela est si vrai que vous ne faites pas découler du droit de tester, le droit d'établir des fidéicommis, des majorats. Si le droit de fonder est un droit inhérent à la propriété, il faut admettre que chacun peut disposer de son bien comme il l'entend. Le voulez-vous ? On peut abolir la réserve des enfants et des ascendants ; on peut laisser au père de famille la libre disposition de ses biens dans l'ordre naturel. Il pourra en résulter quelques inconvénients au point de vue individuel, mais il n'y en aura pas au point de vue social. La propriété restera libre. Mais le droit de fonder, c'est l'absorption de la liberté des générations futures. Que restera-t-il, en effet, à celles-ci quand tous les biens auront reçu une affectation perpétuelle ? De quoi pourront-elles disposer à leur tour ?
Mais, nous disait hier l'honorable M. Dedecker, - qui n'a pas réussi à ébranler les convictions d'un seul membre de cette Chambre, - la misère est si grande et surtout dans les Flandres ! Laissez largement ouvertes les voies de la charité ! La charité publique est insuffisante ; la charité légale est dangereuse. Vous n'en voulez pas. (Interruption.)
Vous avez marqué votre préférence pour la charité qui se fait à l'aide des fondations et que vous avez nommée la charité privée. J'ai fait justice tantôt de la confusion d'idées qui reparaît encore ici. Mais je veux montrer une autre face de l'erreur dans laquelle vous tombez ainsi que vos amis. La permanence des secours et la certitude de pouvoir en obtenir sont de nature à engendrer l'oisiveté et à faire naître la misère. De là vient le péril d'une taxe des pauvres. Or, les fondations peuvent avoir exactement les mêmes résultats. On ne peut donc abandonner au premier venu la distribution des secours de cette nature, sans exposer la société à courir, tôt ou tard, un véritable danger. L'expérience a été faite partout en Europe, sous ce rapport, et dans l'antiquité et dans les temps modernes. Mais, en réalité, vous voulez la taxe des pauvres ; vous ne voulez pas qu'on la réduise ; je voudrais la voir disparaître.
En vain M. le ministre de la justice, pour essayer, sans doute, d'exciter des sympathies en faveur de son projet de loi, a-t-il déclaré qu'il aurait pour résultat d'alléger les charges des communes. On ne veut pas, au contraire, que ces charges diminuent. On cherche à justifier le régime des fondations isolées en soutenant que lorsque les dons et legs ont faits aux autorités publiques, ils contribuent à réduire la taxe des pauvres. L'honorable M. Dedecker lui-même a exprimé cette opinion, lorsqu'il combattait, comme membres de l'opposition, le système suivi par le gouvernement.
« (...) La conséquence immanquable, disait-il, de la mesure prise par le gouvernement sera de tarir les sources de la charité.
« Et pourquoi cela ? Lorsqu'on a fait une donation entre-vifs ou une donation testamentaire à un bureau de bienfaisance, est-ce que par là le patrimoine des pauvres s'est nécessairement augmenté ? Il n'en est rien, messieurs. Il en résulte que l'on diminue très souvent par là la somme des sacrifices que la commune est obligée de s'imposer pour subvenir aux dépenses des bureaux de bienfaisance. Car, vous le savez, dans toutes nos villes et même dans les dernières communes de nos campagnes, les bureaux de bienfaisance ne peuvent, par eux-mêmes et avec leurs propres revenus, suffire au soulagement de toutes les misères. Partout les conseils communaux sont obligés d’intervenir et de grever le budget de la commune pour venir, par des subsides, en aide aux bureaux de bienfaisance. Eh bien, qu'arrive-t-il ? C'est que les conseils communaux sont heureux de soulager la commune d'une partie de ses sacrifices, lorsque les revenus des bureaux de bienfaisance viennent à s'accroître par suite des dons ou des legs qui leur sont faits.
« On m'a cité une ville où le sacrifice fait par le conseil communal était, il y a quelques années, de 100,000 fr., et où il n'est plus aujourd'hui que de 30,000 fr., par suite des donations et des legs faits en faveur du bureau de bienfaisance. Le conseil communal a vu là, non pas un moyen d'augmenter le revenu des pauvres, mais un moyen de diminuer ses sacrifices ; de manière que ce sont en définitive ces donateurs qui payent une partie des subsides qu'on payait au moyen de l'impôt communal. »
Que l'on ne se fasse donc pas illusion : les lourdes charges qui pèsent sur tant de communes, continueront à les accabler ; elles s'accroîtront même par suite de l'augmentation inévitable du nombre des pauvres, grâce aux principes funestes du projet de loi. A ne le considérer qu'au point de vue de la bienfaisance publique, en l'étudiant de la manière la plus imparti de et la plus loyale, en faisant abstraction de ce qu'il cache réellement, je proclame en conscience qu'il est déplorable et qu'il sera fatal au pays.
Et ce n'est là, pourtant, que l'un des côtés de l'immense question qui nous est soumise. Il me resterait à discuter d'autres dispositions fondamentales du projet de loi ; mais je ne puis que les signaler à votre attention. Le projet de loi est destiné à rétablir les corporations religieuses et à détruire l'organisation actuelle de l'enseignement primaire. Aux termes des lois qui nous régissent, les fondations en faveur de l’enseignement primaire appartiennent aux communes. Cette législation a été confirmée par la loi de 1842. C'est à défaut de dons et legs que les communes sont tenues de porter à leur budget les sommes nécessaires pour payer les dépenses de l'instruction primaire. On vous propose d'abolir indirectement cette disposition. On fait passer l'enseignement primaire exclusivement aux mains du clergé. On pourra fonder des écoles ; mais, bien que publiques par leur nature, elles ne seront pas soumises au régime de la loi ; elles pourront seulement être inspectées par l'autorité. Les conditions d'aptitude pour les instituteurs, on les efface ; vos écoles normales, les précautions prises pour garantir les conditions de science et de moralité, tout est désormais inutile. Nous rentrons dans le moyen âge ; nous aurons l'école du curé et le sacristain pour instituteur.
Et pour compléter l'œuvre, on rétablira les corporations religieuses ! On a caché, dans une disposition obscure du projet, le pouvoir par le gouvernement de donner la personnification civile à toutes les congrégations de femmes. C'est au nom de la charité, comme toujours, que l'on cherchait à justifier cette proposition. Il ne s'agissait d'abord que des corporations qui se voueraient à l'enseignement gratuit, au profit des pauvres ; puis on a admis que ces écoles pourraient recevoir des élèves payants. Le ministre de la justice s'est arrêté là par une sorte de pudeur ; mais la section centrale a hautement déclaré qu'il ne devait y avoir aucune équivoque, et que la tenue d'un pensionnat n'était pas un obstacle à la reconnaissance de l'institution comme personne civile. Eh bien, parlez de charité ! Laissez donc vos pensionnats et vos écoles payantes dans le domaine de la liberté ! Ne faites pas cette alliance de la charité et de la spéculation. La spéculation peut être bonne ou mauvaise, car elle est soumise à toutes les conditions de concurrence, dans les couvents comme ailleurs, et il ne faut pas que les revenus d'une fondation servent à couvrir les déficits de l'entreprise. Ne dites pas que s'il y a des bénéfices, ils seront donnés aux pauvres. Toute association peut distribuer des profits aux pauvres et n'a nul besoin pour cela de la personnification civile.
Mais prenez-y garde : vous entrez dans la voie du privilège ; elle vous sera fatale. Votre premier pas est en faveur des congrégations de femmes ; bientôt vous aurez à demander le même régime pour les associations d'hommes. Vous vous en défendez et votre protestation même vous condamne, car si les hommes, si les religieux peuvent vivre librement, faire la charité librement, sans la personnification civile, vous reconnaissez par cela même que les congrégations de femmes peuvent continuer à vivre sous l'empire du droit commun. Le droit commun, c'est la Constitution, c'est le droit d'association que personne n'oserait contester. Le privilège établi, vous aurez donné au pays un cri de ralliement légal, légitime, unanime, invincible : L'abolition des convents !
- La séance est levée à quatre heures et demie.