(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)
(Présidence de M. de Naeyer, premier vice-président.)
(page 1535) M. Tack procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Calmeyn donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.
M. Tack présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Plusieurs habitants de Marche prient la Chambre d'accorder aux sieurs Lonhienne la concession d'un chemin de fer de Liège à Givet, avec station à Marche. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. Jacques. - Messieurs, je n'ai pas l'habitude de demander de prompts rapports sur les pétitions adressées à la Chambre ; mais celle dont on vient de présenter l'analyse a tant d'intérêt pour l'arrondissement qui m'a envoyé dans cette enceinte, que je crois devoir sortir de ma règle habituelle. Je prie la Chambre de vouloir bien autoriser la demande d'un prompt rapport de la part de la commission.
- Cette proposition est adoptée.
« La veuve Verlaenen réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir la réversibilité de la pension dont jouissait son mari, ou bien un secours annuel. »
- Même renvoi.
« Le sieur Evenepoel demande la révision de la loi relative à la détention pour dettes. »
- Renvoi à la commission chargée d'examiner la proposition de loi relative à cet objet.
« M. Deliége demande une prolongation de congé par suite du décès de sa femme.
- Accordé.
M. le ministre des finances (M. Mercier). - Messieurs, d'après les ordres du Roi, j'ai l'honneur de présenter un projet de loi ayant pour objet d'ouvrir un crédit d'un million à titre d'avances à l'effet de poursuivre les travaux dans les prisons.
- Il est donné acte à M. le ministre de la présentation du projet de loi qu'il vient de déposer.
Ce projet et les motifs qui l'accompagnent seront imprimés, distribués et mis à la suite de l'ordre du jour.
M. de Naeyer. - La parole est à M. de Moor.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Je demande la parole.
M. de Moor. - La parole m'avait été donnée à la fin de la séance de samedi. Je déclare la céder à M. Frère.
M. Malou. - M. de Moor n'avait pas pris la parole samedi ; un ministre la demandant, elle doit lui être donnée.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Messieurs, l'honorable M. Orts avait annoncé, à la fin de la séance dernière, qu'il se proposait d'examiner spécialement les amendements qui ont été présentés par mon honorable collègue, M. le ministre de la justice, et il trouvait que désormais toute discussion devait porter principalement sur ces amendements.
- Plusieurs voix. - Non ! non !
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Il m'avait paru que c'était là la portée de l'observation que l'honorable membre avait faite à la séance de samedi. C'est pour ce motif qu'avant d'entrer dans la discussion des questions de droit soulevées par le projet de loi, avant d'aborder l'examen des principaux amendements qui se rapportent à l'ensemble de la loi, il m'a semblé utile de résumer et de rencontrer les principales objections qui ont été présentées dans le cours de la discussion, tant au point de vue administratif qu'au point de vue politique, au projet de loi que nous avons eu l'honneur de soumettre aux délibérations de la Chambre.
Après les discours que vous avez entendus, je n'ai, certes, pas la prétention d'offrir à la Chambre des arguments bien nouveaux. Mais mes antécédents comme représentant, je dirai même comme écrivain, me font an devoir de prendre part à la discussion. En prenant la parole, je cède surtout à cette conviction profonde que la loi produira des bienfaits certains et immédiats et qu'elle présente des garanties sérieuses contre les abus éventuels qu'on redoute.
Messieurs, trois objections générales sont présentées contre le projet du gouvernement. En premier lieu, la loi, en supposant qu'elle soit votée, aura pour conséquence de désorganiser, de combattre les administrations actuelles de la bienfaisance officielle.
En second lieu, la loi doit amener forcément le retour des abus attachés à l'ancienne organisation de la bienfaisance. En troisième lieu, la loi doit provoquer le rétablissement des couvents.
Je n'hésite pas un instant à déclarer que, si la loi que nous sommes appelés à voter devait avoir, je ne dirai pas ces trois conséquences, mais une seule de ces conséquences, je n'aurais pas prêté mon nom à la présentation de ce projet à la Chambre, et je ne serais pas venu le défendre devant vous, comme je le fais aujourd'hui.
Est-il vrai que le projet de loi doive avoir pour première conséquence de désorganiser, de détruire les administrations actuellement existantes de la bienfaisance officielle ? Je ne puis, pour ma part, admettre l'éventualité de ce fait, ni le reconnaître comme un résultat nécessaire de la loi.
La bienfaisance officielle, je ne pense pas que quelqu'un la conteste dans son principe.
Quant à moi, je suis prêt à la défendre contre tous ceux qui l'attaqueraient au point de vue même de son principe.
Les obligations de l'Etat en matière de bienfaisance sont singulièrement comprises, étrangement interprétées par divers écrivains contemporains. A entendre l'école économique, l'Etat n'a aucun devoir à remplir. Elle dit : Laissez passer la misère ; laissez faire. D'après elle, l'Etat n'a à remplir aucune mission en matière de bienfaisance.
A entendre l'école socialiste, au contraire, l'Etat doit tout faire, tout réformer, tout réorganiser ; l'Etat doit exercer un incessant patronage, une tutelle universelle sur tous les éléments de la société.
Aucun de ces deux systèmes ne consacre les principes vrais : l'obligation de l'Etat se trouve entre les tendances extrêmes de ces deux écoles.
L'Etat ne peut avoir la ridicule prétention de tout réformer, de tout réorganiser dans la société. Mais il serait coupable s'il ne considérait pas comme une mission sacrée de porter sa sollicitude sur les souffrances de la société.
Le précepte de la charité n'oblige pas seulement les individus. Les gouvernements ont des devoirs à remplir sous ce rapport. De même que dans les familles particulières, les membres souffrants, infirmes, doivent être l'objet d'une sollicitude particulière, de même dans la grande famille d'un peuple, le gouvernement doit s'attacher à améliorer, autant qu'il dépend du pouvoir humain, la position de ceux qui souffrent dans la société.
Ainsi, en principe, je reconnais hautement, non seulement le droit, mais le devoir de l'Etat de se préoccuper de la bienfaisance publique.
Voulons-nous attaquer la sécularisation et la centralisation de la bienfaisance officielle ? Mais en aucune façon.
La sécularisation, la centralisation, telles que les siècles nous les ont léguées, nous les respectons parfaitement. Personne ne songe à modifier en quoi que ce soit l'organisation de la bienfaisance, telle que nous l'avons, en vertu de nos lois et de nos institutions. Mais la question est de savoir si, à côté d'une bienfaisance sécularisée, centralisée dans ses moyens d'action, il faut proscrire toute espèce d'établissements libres.
En d'autres termes, faut-il que la centralisation devienne monopole ? Voilà la véritable question, et nous proposons de la résoudre négativement.
On a voulu voir encore dans le projet de loi un sentiment de défiance à l'égard de la bienfaisance officielle. Je proteste hautement contre une pareille insinuation. Je suis le premier à rendre hommage, un hommage solennel et bien sincère au dévouement dont font preuve les membres des administrations de bienfaisance. Il y a là des cœurs dévoués, des esprits intelligents, des hommes qui se sont fait une noble habitude du soulagement des misères humaines. On ne saurait témoigner trop de reconnaissance à ces hommes qui consacrent leur existence à ces fonctions pénibles et gratuites. Mais est-ce un motif de vouloir qu'à côté de cette administration officielle, il n'y ait pas d'autres administrations ?
En reconnaissant à nos administrations officielles toutes les qualités requises pour l'exercice de la bienfaisance, ne peut-on pas avoir d'autres administrations également capables, également animées d'excellentes intentions ?
Eh bien, c'est là le sens du projet que nous avons eu l'honneur de présenter. Il respecte dans son principe, comme dans ses moyens d'action, le système de bienfaisance officielle, tel qu'il fonctionne sous nos yeux. Mais nous croyons devoir reconnaître, à côté de cette bienfaisance officielle, la nécessité d'une autre bienfaisance qui aura les libres allures que ne peut accepter l'administration régulière existant, en vertu de règles absolues.
Pourquoi donc proposons-nous la liberté des fondations charitables, la liberté des fondations spéciales à côté de l'administration de bienfaisance officielle ? Parce que la.bienfaisance officielle est insuffisance, dans ses ressources, incomplète dans ses moyens d'action, et parce que, conduisant fatalement à la charité légale, elle devient dès lors dangereuse dans son principe, plus dangereuse encore dans ses conséquences.
Je ne sais si je dois m’attacher à prouver cette triple thèse. Quelqu'un prétendra-t-il ue la bienfaisance officielle suit suffisante dans ses ressources pour combattre la misère ?
(page 1536) Quelqu’un prétendra-t-il que la bienfaisance officielle ne soit pas incomplète dans ses moyens d'action et que la charité officielle, aboutissant à la charité légale, ne soit pas dangereuse dans son principe comme dans ses conséquences ?
Un savant professeur de Genève, M. Cherbuliez, disait, récemment que l’insuffisance de la charité légale est si reconnue aujourd’hui que, si les gouvernements ne reculaient pas devant les inconvénients de sa brusque suppression, on en verrait plus d’un qui renoncerait à toute institution d’assistance officielle.
Faut-il vous prouver que la bienfaisance officielle est incomplète dans ses moyens d'action ? Ici encore ; messieurs, nous n'avons qu'à interroger les faits, ils sont éloquents. D’ordinaire, la bienfaisance se distingue en bienfaisance préventive et bienfaisance subventive. De l'aveu de tout le monde, celle qui est évidemment la plus digne de nos encouragements, de nos sympathies, c'est la bienfaisance préventive, celle qui s'attache à prévenir la misère plutôt qu'à la soulager.
Eh bien, vous n'avez qu'à consulter les faits : nos administrations officielles ne s'occupent que de bienfaisance subventive ; elles ne s'occupent en aucune manière de la bienfaisance préventive Cela sort complètement de leurs attributions. Ainsi les administrations officielles se divisent en administrations des hospices et en bureaux de bienfaisance. Dans ces deux branches on ne s'occupe que du soulagement de la misère : ces administrations ne pourraient, sans sortir de leur cadre, de leurs règlements, songer à organiser des institutions destinées à prévenir la misère. Or, c'est là que doivent tendre les efforts de tous les hommes généreux. C'est pour cette partie de la bienfaisance qu'il faut s'attacher à obtenir un développement qui ne saurait être trop complet.
Dans cet ordre d'idées, il y a toute une série d'utiles institutions à créer ; des ouvroirs, des colonies agricoles, des orphelinats, des écoles de réforme, des sociétés de patronage, des écoles gardiennes, des salles d'asile, des ateliers d'apprentissage, des écoles manufactures, des cités ouvrières, des bureaux de placement, des maisons de refuge, etc.
Voilà, messieurs, un programme d'opérations qui sortent complètement du cadre des administrations officielles ; ce programme est immense. Or c'est là le but de notre loi et, en ce qui me concerne, je le. déclare franchement à la Chambre, ce sont ces institutions surtout que je voudrais voir fonder, institutions dont l'utilité est incontestable pour tout le monde. C'est là le vaste champ qu'est appelée à parcourir la charité libre, la charité jouissant de la faculté de fonder des établissements spéciaux pour prévenir la misère, afin de n'avoir pas à la soulager.
La bienfaisance officielle est encore incomplète, en ce qu'elle ne se préoccupe et ne peut se préoccuper que du soulagement matériel des malheureux.
A ce soulagement du corps il faut ajouter le soulagement de l'âme ; à l'aumône matérielle il faut joindre l'aumône morale. Il ne faut pas l'oublier, le pauvre aussi ne vit pas seulement de pain.
Par un autre côté encore, la bienfaisance officielle laisse une immense lacune. Au premier abord, l'observation paraîtra peut-être peu importante ; mais si vous pénétrez bien le sens de cette observation, vous remarquerez avec moi qu'une grande importance s'attache aux résultats de ce mode nouveau de bienfaisance.
Un des philanthropes les plus instruits et les plus expérimentés, M. de Gérando, à la fin de sa carrière et dans les derniers chapitres d'un travail où il a pour ainsi dire condensé les études de toute sa vie, regrettait pour tous les pays que le système officiel de la bienfaisance publique eût exclu de ses opérations le sexe qui, par ses sentiments naturels de sensibilité, par ses habitudes de dévouement, est appelé à remplir une mission importante dans l'ordre de la charité.
Les observations de M. de Gérando sont parfaitement justes. Il est impossible aujourd'hui de faire entrer dans le cadre de la bienfaisance officielle ce sexe qui est mieux fait que le nôtre pour l'exercice de la charité.
Eh bien, c'est en encourageant la fondation d'établissements spéciaux en faveur des personnes du sexe que les dames pourront exercer cet apostolat de la charité pour lequel elles sont particulièrement destinées.
Messieurs, la bienfaisance publique est non seulement insuffisante, incomplète ; elle peut aussi, aboutissant à la charité légale, devenir dangereuse dans son principe et dans ses conséquences.
Je crois inutile d'insister sur ce point. Autant la bienfaisance spontanée est un élément nécessaire de toute société bien organisée, autant la bienfaisance par la voie d'impôt est un élément dissolvant de la société. Ici encore, il ne peut y avoir divergence d'opinions chez les bommes qui ont étudié ces matières.
La bienfaisance officielle étant ainsi nécessairement insuffisante dans ses ressources, nécessairement incomplète dans ses moyens d'action, souvent dangereuse dans ses conséquences, il faut, sous peine de manquer à notre premier devoir, lui adjoindre la charité libre. C'est là le but du projet de loi qui est en discussion.
Je pourrais citer un grand nombre d'écrivains du premier ordre qui, sans exception, ont dit que, tout en maintenant la bienfaisance officielle, il faut qu'elle reste à l'état subsidiaire, qu'elle ne soit pour ainsi dire que l'appoint de la charité privée. Il est des écrivains très distingués, presque tous protestants, qui disent que c'est à développer la charité privée qu'on doit s'attacher principalement et que, partout où on le peut, il faut graduellement la substituer à la bienfaisance publique.
Pour moi, je ne vais pas jusque-là ; je n'admets pas cette conséquence...
M. Frère-Orban. - Les fondations font partie de la charité publique.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Ceci est différent ; c'est là précisément l'abîme qui nous sépare ; nous voulons régulariser la liberté, mais nous ne voulons pas la régulariser, au point de la vinculer, de la paralyser, mais la régler dans la limite des exigences sociales ; nous ne voulons pas aller au-delà.
Ainsi, ce que réclame l'intérêt de la société, et c'est le seul qui doive nous préoccuper ici, c'est la bienfaisance publique, officielle, administrative, d'une part, et la bienfaisance privée, d'autre part.
Pourquoi, d'ailleurs, nous refuser à admettre les diverses formes que peut revêtir la bienfaisance ?
Nous ne pouvons pas nous le dissimuler, il y a diverses manières de comprendre la charité. Je ne fais aucun crime, aucun grief à mes adversaires de comprendre la charité comme ils la comprennent. Mais on doit nous permettre aussi de comprendre la charité à notre manière.
Il y a une école qui, non seulement ne comprend pas la charité chrétienne, mais qui la calomnie dans presque toutes ses œuvres ; on ne veut pas se mettre au point de vue de la charité chrétienne.
M. Tesch. - Catholique !
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - C'est la même chose !
M. Tesch. - C'est bien différent.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Sur toutes les questions relatives à l'organisation de la charité, il y a accord parfait entre les protestants et les catholiques.
M. Frère-Orban. - Les protestants ne croient pas au salut de la société par les couvents.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - C'est un abus que vous redoutez.
M. Frère-Orban. - Qui est certain.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Pour moi, il est éventuel ; ce n'est pas, dans tous les cas, la conséquence que je veux et que nous voulons.
Je disais qu'une certaine école économique libérale va parfois jusqu'à calomnier la charité chrétienne. On a semblé s'étonner de cette assertion ; elle est pourtant parfaitement exacte. Pour la justifier, je n'aurais qu'à citer les opinions de presque tous les écrivains appartenant à cette école. S'agit-il de l'aumône ? On n'en veut à aucun prix : elle avilit. S'agit-il de fondations ? C'est la mainmorte, ce sont des couvents. S'agit-il d'hôpitaux ? Je citerais des écrivains nombreux qui ont dit que les hôpitaux constituent un encouragement à l'imprévoyance. Les refuges pour les vieillards sont un encouragement à l'oubli des devoirs de la famille. Les asiles pour les orphelins sont un encouragement aux mariages inconsidérés ; les crèches, un encouragement à l'oubli des devoirs de la maternité...
M. Frère-Orban. - M. Ch. de Brouckere !
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Les salles d'asile amènent la destruction de l'esprit de famille.
M. Frère-Orban. - Toujours M- Ch. de Brouckere.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Il n'y a pas que M. de Brouckere qui ait soutenu cela.
M. de Perceval. - Cela n'a pas été soutenu à la Chambre.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - J'examine les divers systèmes.
Cette même école économique considère les tours comme une provocation au désordre des mœurs ; l'institution des filles repenties comme un encouragement à la prostitution ; l'œuvre de Saint-François-Régis comme un encouragement au concubinage ; les monts-de-piété comme un encouragement à la dissipation.
Autrefois il y a eu des associations pour la rédemption des captifs ; un écrivain a fait un livre pour établir que ces associations avaient créé et développé le commerce des esclaves.
J'étais donc en droit de soutenir que la charité chrétienne a été souvent calomniée. Ses plus nobles et ses plus utiles manifestations ont tour à tour été méconnues et même signalées comme des sources de vice et de dépravation.
Je cite ces faits pour prouver qu'il y a deux manières opposées de concevoir les opérations de la charité. Qu'on laisse donc à chacun sa manière de faire la charité, de réaliser ses vues conformément aux idées qu'il a en cette matière. C'est un motif de plus pour vouloir qu'aucune espèce d'entrave ne soit apportée à l'action de la charité, et pour que chacun puisse exercer la charité comme il l'entend, toujours les intérêts de la société réservés.
L'honorable M. Rogier redoute l'antagonisme entre la charité officielle et la charité libre. Si cet antagonisme devait être le résultat de la loi, je reculerais encore devant la défense d'une telle loi. Ce serait, à mon sens, une chose des plus funestes que l'antagonisme entre ces deux modes de bienfaisance. Mais c'est précisément ce que nous voulons éviter. Si vous laissez à chacun la liberté d'appliquer ses idées sur la charité, comme bon lui semble, d'après l'esprit qui l'anime, je ne vois pas pourquoi il y aurait la moindre attaque contre la bienfaisance officielle.
(page 1537) Au contraire, du moment que vous voulez forcer tout le monde à subir le joug de la bienfaisance officielle, vous soulevez des ressentiments contre elle ; et le système exclusif, consacrant le monopole de la bienfaisance officielle, créerait des hostilités qui lui seraient bien plus fatales que ne pourrait jamais l'être le système que nous préconisons.
D'après le projet de loi que nous avons l'honneur de proposer, il y a entre les deux modes de la bienfaisance un lien qui n'est pas sans importance. Du reste, cela dépendra surtout de l'esprit qui animera les administrations de bienfaisance officielle, cela dépendra de leurs sentiments à l'égard des administrations spéciales. J'ai assez foi dans ces sentiments pour ne pas croire que la bienfaisance officielle veuille prendre à tâche, par une étroite jalousie, de contrarier le développement de la charité privée.
D'autre part, je regarderais comme une action mauvaise de la part de la charité privée de vouloir entraver l'action régulière et le développement progressif de la bienfaisance officielle.
M. de Melun, qu'on a plus d'une fois cité dans cette discussion, a écrit à ce sujet une page que je demande à la Chambre la permission de lui lire.
« Il y a, dit M. de Melun, deux formes d'assistance publique.
« L'une, qui justifie toutes les défiances, est administrative et mécanique ; elle s'exerce comme un métier, a des agents salariés pour interprètes, voit dans le pauvre plutôt un créancier qu'un pupille, le prend à sa charge et non sous sa protection. Celle-là est ordinairement exclusive, jalouse de ce qui se fait mieux ailleurs ; hostile à la charité privée, elle lui dispute les aumônes, prétend accaparer ses ressources et usurper sur son domaine.
« L'assistance publique, puisée aux sources non de la police, mais de la charité, peut échapper à tous ces reproches. Procédant avec précaution et maturité, elle est plus prévoyante encore et plus protectrice que secourable. Son but est de donner au malheureux la force de traverser la misère, et non l'occasion et le désir de s'y arrêter. Elle n'aura ni exclusion, ni défiance ; elle demandera l'aide de la charité religieuse et libre ; elle voudra, comme elle, être douce, dévouée, miséricordieuse ; elle lui empruntera son zèle et sa bonne volonté.
« La charité privée répondra à cet appel ; elle n'est pas égoïste, elle n'enviera pas à la société quelques-unes des bénédictions qu'elle-même sait si bien mériter. Quand elle se saura soutenue et encouragée par l'Etat, quand elle pourra partager avec lui le fardeau sous lequel elle succombe, elle se dévouera avec plus d'espérance à cette mission qu'elle seule peut remplir. »
Mais, dit-on, messieurs, si vous voulez la coexistence des deux bienfaisances, de la bienfaisance officielle et de la bienfaisance libre, que devient le principe d'unité, si nécessaire en cette matière ? Eh, messieurs, cette unité nous la voulons comme vous ; mais nous la voulons autrement que vous. L'unité en cette matière, et sous l'empire des principes libéraux qui nous régissent, l'unité n'est pas l'uniformité, la symétrie. L'unité est compatible avec la variété, avec la manifestation de la charité dans tous ses modes d'action. Voilà le caractère de l'unité telle qu'il faut la comprendre sous l'empire de nos institutions.
Maintenant, messieurs, pour appliquer ce principe en matière de bienfaisance, ce que nous voulons et ce qu'il importe d'obtenir c'est l'unité pour la conservation du patrimoine des pauvres. Mais ce que nous ne voulons pas, ce qui serait excessif, c'est l'unité d'administration, et en cela nous sommes d'accord avec tous les auteurs qui ont écrit sur ces matières.
Il n'y a pas, messieurs, de matière qui ait donné lieu à plus d'essais, à plus de tâtonnements, à plus de systèmes, que l'organisation de la bienfaisance ; et aujourd'hui encore nous sommes loin de pouvoir dire le dernier mot en cette matière ; aujourd'hui encore il serait impossible, il serait fatal au développement de la bienfaisance de vouloir tout niveler sous un régime uniforme et symétrique.
On a beau dire que cette manière d'organiser le monopole de la bienfaisance officielle n'exercerait aucune influence sur le développement des ressources de la bienfaisance. Messieurs, nous n'avons qu'à consulter, je ne dirai pas les faits, ils ont été examinés, mais nos sentiments. Il est évident, surtout en présence de tant de systèmes, de tant de manières de concevoir la charité, que si vous ne laissez pas à tout le monde la liberté de fonder des établissements à sa manière, vous apporterez, dans beaucoup de cas, un obstacle invincible à l'action de la charité.
Il serait, d'après moi, ridicule de s'alarmer de ces quelques différences, alors que le système d'organisation exclusive et uniforme aurait pour conséquence d'empêcher l'expansion de la charité.
Laissons donc, messieurs, à chacun, toujours sauf les garanties que nous devons établir dans l'intérêt de la société, laissons à chacun la faculté d'exercer la bienfaisance d'après ses vues particulières, d'après ses caprices même ; car dans cette matière il faut tout respecter, pourvu qu'il y ait au fond de ces créations charitables une pensée généreuse et un bienfait pour la société.
L'unité, telle que nous la concevons, est celle, comme je le disais tout à l'heure, qui résulte de nos institutions. Dans les temps anciens, on avait la diversité sans unité, parce que l'unité administrative est, en général, un produit de la science administrative moderne. A l'époque de la révolution française, on avait l’unité de la façon la plus tyrannique, sans aucune espèce de liberté. L'unité, telle que nous la concevons, c'est l'unité dans la liberté. Ici encore, messieurs, je suis heureux de pouvoir m'appuyer du témoignage de quelques hommes dont le nom est justement cité en ces matières. Voici ce que dit M. Bechard, un membre distingué de l'ancienne chambre des députés et de l'assemblée nationale de France :
« L'unité n'exclut, ni en fait, ni en droit, la diversité qui n'est autre chose que la liberté... Unité dans la liberté, telle est, dans les lois d'assistance comme dans les lois de prévoyance, le double but à atteindre.»
Et M. Monnier, l'un des auteurs les plus récents en cette matière, dit :
« En fait d'assistance, l'ordre c'est la liberté : la liberté, quelle que soit la main qui donne et sous quelque forme que ce soit ; la liberté pour les associations charitables, ou laïques ou religieuses, de s'établir, de posséder, d'acquérir, d'administrer, en pleine sécurité et sous la seule condition de se soumettre à la surveillance de l'Etat, etc. »
La spécialité des fondations, messieurs, a toujours été, comme l'a prouvé, dans une séance précédente, l'honorable M. Malou, le caractère de la charité chrétienne, et la spécialité des fondations doit être encore le caractère de toutes ces institutions dont notre époque a essentiellement besoin. Il est impossible, messieurs, d'établir officiellement les institutions dont on a besoin, surtout au point de vue de la charité préventive ; ces institutions exigent impérieusement la spécialité. C'est ce que la charité chrétienne avait si bien compris, que M. Thiers avoue, dans son remarquable rapport sur l'assistance publique que, bien qu'il en coûte à notre orgueil, nous sommes obligés de reconnaître que la charité chrétienne ne nous a rien laissé à inventer !
Si nous voulons conserver ces traditions de la charité chrétienne, nous devons conserver aussi la spécialité des fondations. En toute autre matière, on considère la division du travail comme un bienfait, comme une source de perfectionnements et de progrès ; c'est la division du travail que nous proposons d'appliquer à la charité.
D'ailleurs, messieurs, dans ce pays c'est toujours ainsi qu'on l'a compris. Ainsi à la fin du siècle dernier un roi réformateur, après avoir supprimé toutes les confréries, avait voulu établir pour toutes nos provinces une confrérie générale de l'amour actif du prochain.
L'intention pouvait être bonne ; mais tous les états de nos provinces protestèrent contre cette création. Il n'y a, je pense, que le Luxembourg seul qui y ait plus ou moins adhéré. On conçoit, du reste, que l'idée convînt assez à cette province qui, probablement, avait peu de chose à verser dans la caisse et qui devait cependant recueillir les bienfaits de l'association. Quoi qu'il en soit, la confrérie générale de l'amour actif du prochain ne parvint pas à se constituer.
Un autre motif, messieurs, pour lequel on soutient le système exclusif de la bienfaisance officielle, c'est que l'on croit qu'en dehors de la bienfaisance officielle il est impossible d'obtenir une bonne réglementation de la charité. C'est encore là un fait controuvé. Je rends hommage à la manière dont les différentes institutions de bienfaisance officielle sont généralement administrées ; mais ma conviction est que les établissements libres sont, pour le moins, aussi bien administrés que les établissements publics. (Interruption.) Certainement, et je crois que c'est l'opinion unanime de tous ceux qui ont examiné la question.
D'ailleurs, messieurs, cette réglementation des établissements, c'est une chose importante sans doute ; mais on se trompe étrangement si l'on croit que c'est là le point essentiel. Comme le disait naguère un écrivain protestant, dont l'excellent ouvrage est entre les mains de tous, M. Chastel :
« Le mode d'organisation n'a qu'une importance secondaire dans les œuvres de bienfaisance. L'essentiel, c'est que ceux qui y président ou qui y coopèrent, y apportent les dispositions convenables de l'esprit et du cœur. »
Je cite cette opinion d'un écrivain dont le travail a été couronné récemment par l'Académie de Paris.
Mais toutes les personnes un peu familiarisées avec l'organisation de la bienfaisance conviennent qu'il faut sans doute s'attacher à rechercher la perfection dans les formes de l'administration de la bienfaisance, mais que ce qu'il faut surtout, c'est d'y faire pénétrer cet esprit de dévouement et de charité qui en fait la vie, sans lequel toute cette organisation est stérile. C'est ce qui faisait dire au congrès charitable de Paris, il n'y a pas longtemps encore : La charité légale est un chiffre ; la charité chrétienne est, avant tout, une âme !
Messieurs, la deuxième objection que l'on a produite, c'est que le projet de loi, tel qu'il est soumis aux délibérations de la Chambre, nous reporterait à une époque dont on a signalé, mais dont on a étrangement exagéré les abus.
L'honorable M. Lebeau a bien voulu reconnaître, l'autre jour, que j'ai eu l'occasion de me livrer à quelques études spéciales sur la matière. Eh bien, messieurs, je dois dire que je suis péniblement affecté lorsque j'entends parler d'une manière aussi défavorable qu'on le fait d'ordinaire, pour soutenir la thèse de nos adversaires, de l'organisation ancienne de la bienfaisance dans notre pays. C'est, au contraire, messieurs, dans les annales de la Belgique, l'un des côtés les plus beaux de notre passé si glorieux ; et je ne crains pas de proclamer que sous le rapport de l'administration de la bienfaisance, la Belgique a constamment, depuis cinq siècles, marché à la tête de toutes les nations.
Ainsi, messieurs, jugez combien, avec une pareille conviction, il (page 1538) doit m'être pénible d'entendre citer le passé de la charité en Belgique comme une chose dont il faille rougir.
Non ; cela n'est pas, messieurs. Certainement il y avait des abus et de grands abus, mais ces abus n'étaient point particuliers à la Belgique ; ils n'étaient point particuliers à une époque ; ils ne tenaient pas à telle ou réelle forme d'administration ; c'étaient des abus tels qu'il en a existé dans tous les pays, sous toutes les formes d'administration, sous tous les régimes, qui tiennent au cœur humain et à la nature des choses.
M. de Pradt, qui certainement n'était pas trop engoué d'une partie du clergé belge, rend justice à la charité telle qu'elle se pratiquait autrefois chez nous. Après avoir critiqué assez sévèrement le clergé d'autres pays, tels que l'Espagne et l'Italie, au sein duquel il signale de nombreux abus, M. de Pradt finit par reconnaître que ces abus, en général, n'existaient pas en Belgique. « En Belgique, dit-il, la charité, étrangère à la prodigalité corruptrice de l'Italie, se faisait avec l'abondance que prescrivait à la richesse le devoir dirigé par le jugement. »
Sans doute, messieurs, des abus ont existé, et je n'ai jamais dissimulé ces abus. J'aurai même l'honneur de rappeler que c'est moi qui, le premier dans cette enceinte, ai invoqué le concile de Vienne, de 1311, et les abus auxquels avait donné lieu l'administration exclusivement ecclésiastique, jusqu'alors, des hôpitaux et des institutions de bienfaisance. Mais ce que je sais aussi, c'est que ce même clergé, qui par ses fautes avait nécessité cette mesure rigoureuse de la part de l'Eglise, c'est que ce même clergé s'est, dans notre pays surtout, admirablement prêté à toutes les réformes, alors même qu'elles avaient pu paraître inspirées par une pensée d'opposition contre lui.
Ainsi les différentes réformes que nous avons eues en Belgique se sont toutes faites, sinon par l'initiative et sous l'inspiration du clergé, au moins avec sa coopération franche et active. Je ne puis pas entrer ici dans les détails, mais il m'est démontré que le clergé belge s'est toujours trouvé à la tête des réformateurs en matière de bienfaisance. C'est un fait que je considère comme historiquement acquis.
Et même cette centralisation, cette sécularisation qu'on veut aujourd'hui, et qui depuis longtemps était une nécessité quant à la bienfaisance, c'est le clergé qui l'a amenée.
On croit que le premier essai de centralisation a eu lieu à Ypres, en 1530. Déjà, un siècle avant cette époque, on avait commencé ce travail de centralisation, et l'on avait parfaitement réussi. Cette centralisation a été opérée à Anvers. C'est en 1458 qu'on a réuni à Anvers les fondations de toutes les tables du Saint-Esprit. Jusque-là, chaque paroisse avait eu sa table du Saint-Esprit dirigée par une administration particulière, souvent ecclésiastique. On avait reconnu que de nombreux abus étaient attachés à cette organisation paroissiale de la bienfaisance. On avait reconnu que très souvent les pauvres d’une paroisse étaient relativement dans l'abondance, tandis que les pauvres d'une autre paroisse étaient relativement dans le dénuement.
Le clergé fut le premier à se féliciter de cette réforme qui fit quelque sensation ; la ville de Lyon a, vers cette époque, imité l’exemple de la ville d'Anvers. On avait donc réuni les revenus des diverses tables du Saint-Esprit en une seule administration dirigée par deux aumôniers laïques dont le mandat était annuel.
M. Dumortier. Depuis le treizième siècle, c'est ainsi.
M. Frère-Orban. - Ainsi vous remontez au XIIIème siècle ?
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Nullement ! Qui est-ce qui songe à reconstituer l'organisation paroissiale de la bienfaisance ?
En 1530, ne voyons-nous pas le clergé d'Ypres, nonobstant l'opposition de quelques ordres mendiants, provoquer l'application des idées nouvelles développées par Vives et approuvées par la Sorbonne ?
En 1730, l'œuvre des réformes, suspendue par les troubles intérieurs et les guerres qui se succédèrent dans ce pays, ne fut-elle pas reprise à Ruremonde, par le chanoine de Bors ?
Vers la fin du siècle dernier, alors que la réforme des administrations de bienfaisance devint un objet d’étude et de préoccupation dans tous les pays de l'Europe, n'est-ce pas le système flamand qui fut universellement préconisé ? Et qui donc chez nous provoqua l'application de ce système ? A Gand, il fut introduit sous le patronage de l'évêque Van Eersel ; à Anvers, avec la coopération sympathique de l'évêque Wellens ; à Courtrai, avec le concours d'un ecclésiastique dévoué, nommé Van Daele ; à Ypres et dans les environs, par l'initiative infatigable d'un prêtre nommé De Roo.
Toujours et partout on a donc vu le clergé s'associer à toutes les réformes utiles de l'administration de la bienfaisance.
Et puis, disons aussi que les abus à détruire n’étaient pas particuliers à l’administration ecclésiastique de la bienfaisance. Pas du tout. Ces abus se sont produits de même sous les administrations laïques.
M. Dupin, dans son livre sur l'administration des secours publics, après avoir cité le concile de Vienne, se hâte d'ajouter que bientôt de nouveaux abus prirent la place des anciens.
Avec l'administration des laïques, le règne des abus n'avait pas cessé ; les abus se sont maintenus.
Deux siècles après, François Ier, dans le préambule de son édit de 1545, dit « qu’il est duement averty que les hospitaux mal administrez par cy-devant sont encore de pis en pis gouvernez. »
Le chancelier de l'Hôpital disait, quelques années après, que, de son temps, les institutions de bienfaisance étaient si mal administrées, que c'était véritable dérision que de parler d'hospice et d'hospitalité.
Ainsi des abus ont existé ; ils ont existé sous toutes les administrations de la bienfaisance, à toutes les époques.
Ces abus se sont surtout développés au siècle dernier, je l'avoue. Mais, ici encore, il faut admettre, si je puis parler ainsi, les circonstances atténuantes du temps. Il faut voir quelle était la situation générale de nos provinces. Vous savez que le XVIIIème siècle a été une époque d'affaissement et de désordre dans notre pays. La souveraineté était partagée et sans influence. Aucun pouvoir ne fonctionnait bien, il y avait, en un mot, tant d'abus dans toutes les parties de l'administration, qu'en 1764 on avait été obligé de créer en Belgique une jointe spéciale pour la réforme des abus administratifs, tant ils avaient pénétré dans toutes les branches de l'administration !
Il est évident que l'administration de la bienfaisance, l'une de celles qui se prêtent le plus aux abus, a dû éprouver un besoin spécial de réformes.
Maintenant, voici la question.
Ces abus sont-ils encore possibles ? Si, d'une part, l'on doit reconnaître que les abus se sont succédé sous tous les régimes, quelques précautions qu'on ait prises, on est autorisé à dire que les abus ne seront jamais complètement déracinés. Mais d'un autre côté, il est permis de dire aussi qu'il est impossible que ces abus prennent désormais des proportions quelque peu sérieuses. De nos jours, la science administrative est si avancée, et l'organisation des pouvoirs publics est tellement perfectionnée, qu'il" est impossible que ces abus d'autrefois se renouvellent, encore.
M. Frère-Orban. - Ils existent sur la plus vaste échelle.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Il y a des abus dans les administrations privées comme dans les administrations publiques de bienfaisance. Il y en aura toujours. Mais donne-t-elle lieu à des conséquences si désastreuses l'existence, à Bruxelles, d'administrations spéciales à côté de l'administration publique de la bienfaisance ? Est-ce que quelqu'un songe à signaler comme une source d'abus et d'embarras cette coexistence, au sein de la capitale, de la charité libre à côté de la charité officielle ?
Dans les Flandres, il y a une foule d'institutions fondées par la bienfaisance privée. Je ne sache pas que l'organisation de ces établissements privés soit un obstacle à l'action de la bienfaisance publique. Cette émulation entre les deux modes de bienfaisance a-t-elle engendré des inconvénients et des abus dont le législateur ait à se préoccuper ? Je ne le vois pas.
L'un des principaux abus que l'on redoute de la part des administrations particulières, c'est le gaspillage du patrimoine des pauvres.
Messieurs, je vous avoue qu'on a peine à conserver son sang-froid lorsqu'on entend articuler une accusation si grave et si générale contre la charité privée.
Il faut vraiment une étrange disposition d'esprit, pour être frappé de quelques abus isolés résultant de ce que, dans quelques-unes de nos villes, des congrégations se sont substituées dans la suite des temps, aux administrations de bienfaisance, et pour fermer les yeux sur les incalculables bienfaits de la charité chrétienne ! Comment peut-on prétendre que, dans les temps antérieurs, les biens des pauvres aient été l'objet d'un odieux gaspillage ou d'un détournement non moins odieux, alors que l'histoire nous prouve, à chaque page, la constante défense du patrimoine des pauvres par l'Eglise. Il me semblait que longtemps on avait dressé contre elle une accusation en sens contraire.
Non, ce n'est pas pour avoir négligé les administrations charitables qui lui étaient confiées que le clergé a été en butte à de si vives attaques ; au contraire, c'est parce qu'il avait trop bien conservé les biens ecclésiastiques dont ceux des pauvres faisaient, comme on sait, essentiellement partie. La vérité est que, l'Eglise, dans la mesure de ses influences, avait défendu pied à pied, au milieu des guerres et des révolutions, les biens qui constituaient le patrimoine des pauvres. En revanche, quel spectacle nous offre, à cet égard, la grande révolution française ? On voit ces biens, qui avaient été si bien conservés pendant une succession de dix siècles, devenir la proie de quelques soi-disant administrateurs ; à tel point que, d'après le témoignage même de M. Dupin, les trois cinquièmes des biens des pauvres étaient perdus, au bout de seize mois d'administration révolutionnaire !
J'arrive à la troisième objection qu'on a faite, c'est que le projet de loi doit avoir pour résultat de rétablir les couvents.
D'autres orateurs vous ont prouvé, par la statistique même des établissements dirigés par des associations religieuses, que la presque totalité de ces établissements est consacrée à des œuvres essentiellement sociales, d'utilité publique.
Je ne pense donc pas qu'aux yeux des personnes qui veulent examiner cette question en dehors de toute espèce de préjugés, ce puisse être un mal lorsque les associations religieuses, utiles, se dévouant au bien de l'humanité, se propagent dans une certaine mesure. Pendant longtemps j'ai entendu établir une distinction entre les ordres religieux contemplatifs et les ordres religieux actifs ; on traitait les membres des premiers de fainéants ; si on ne respectait pas les membres des seconds, du moins on les ménageait ; maintenant on confond les uns et les autres dans le même anathème.
Messieurs, ne soyons pas exagérés ; voyons les choses comme elles sont en fait. Aussi longtemps que les associations religieuses dévouées aux œuvres de bienfaisance se développeront dans une certaine mesure, on ne peut que s'en applaudir au point de vue de l'intérêt social. Je dis (page 1539) dans une certaine mesure, car, pas plus que l'opposition, je ne veux d'exagérations en cette matière, exagérations qui, du reste, sont avant tout fatales à l'Eglise. En tout cas, sous l'empire de la liberté, nous ne pouvons pas empêcher la création des associations religieuses, (Interruption.)
Il ne s'agit pas de privilèges ; les privilèges supposent une faveur qu'on accorde à des personnes, à l'exclusion d'autres qui se trouvent dans les mêmes conditions. Or, tous ceux qui réuniront les conditions requises pourront jouir du bénéfice de la loi ; il n'y a donc pas l'ombre d'un privilège. La loi stipule les conditions moyennant lesquelles elle autorise l'administration particulière d'une fondation par quelque personne que ce soit, ecclésiastique ou laïque.
Je le répète, on ne peut pas s'élever contre la création d'associations religieuses, résultat naturel de la liberté. Il me semble qu'on ne remarque pas assez que c'est au principe même de la liberté qu'on s'attaque sans s'en douter. En effet, ces associations religieuses existent ; ont-elles attendu la loi actuelle pour se développer ? La loi n'exercera aucune influence à cet égard. Le développement des congrégations religieuses est dû exclusivement au principe de la liberté d'association déposé dans notre Constitution. Ainsi le grief que vous articulez contre la multiplicité des congrégations religieuses remonte, à votre insu, au principe même de la liberté d'association. (Interruption.)
Ces congrégations n'étaient pas dotées, elles ne s'en sont pas moins multipliées pour cela. Et ce qui est frappant, ce que depuis dix ans on a introduit un nouveau système dont l'honorable M. Frère a été un des promoteurs ; sans que ce système ait empêché le développement progressif des associations religieuses.
Je fais cette observation uniquement pour établir que le développement des congrégations religieuses tient, non pas à une loi de privilège, comme vous le dites, ou de dotation pour les couvents, mais au principe de la liberté d'association. Qu'on vote la loi ou qu'on ne la vote pas, ma conviction est que notre décision n'exercera aucune influence sur la propagation des congrégations religieuses.
L'histoire depuis vingt-cinq ans en fournit la preuve ; il n'existait aucun de ces privilèges dont on parle aujourd'hui ; a-t-on attendu ces privilèges pour se développer ?
Non ; mon observation est si fondée que lorsqu'on a discuté au Congrès l'article 16 de la Constitution, relatif au droit d'association, certains membres de l'assemblée qui ne voulaient pas d'associations religieuses, crurent devoir repousser cet article.
L'honorable M. Seron, en votant contre l'article 16 tout entier, disait que la seule reconnaissance de ce principe, que les Belges ont le droit de s'associer, ressusciterait les associations religieuses ; l'honorable M. Beyts a suivi M. Seron, en votant contre l'article 16, comme nous reportant à cinq cents ans en arrière.
Ces honorables membres ont compris ce fait historique, que c'est le principe de la liberté d'association et non pas, comme vous le croyez, le privilège, la dotation, qui donne naissance aux congrégations.
C'est un fait qu'il faut subir comme une conséquence inévitable de l'application des principes de la Constitution. Soyez-en convaincus, le résultat que vous redoutez, vous ne l'aurez pas plus avec la loi en discussion que sans cette loi.
Je crains d'abuser des moments de la Chambre, mais je désirerais encore dire quelques mots relativement aux motifs qui me font insister pour que la loi soit votée.
La loi est conforme aux traditions du pays, aux intérêts du pays, à nos principes constitutionnels.
La loi que nous proposons est conforme à nos traditions. Je crois pouvoir le dire sans crainte d'être démenti : à toutes les époques, il y a eu des fondations charitables spéciales, indépendantes, dans leur administration, de l'organisation générale, et respectées de tous les pouvoirs qui se sont succédé en Belgique ; toujours, quelle qu'ait été l'organisation générale de la bienfaisance ; toujours, à toutes les époques il y a eu des fondations spéciales.
Je n'ai besoin que de ce fait, je n'ai pas besoin d'entrer dans des développements pour dire que notre projet est conforme à nos traditions. Or pour un peuple jeune comme nous sommes, c'est un point capital de rester dans les mœurs, dans les traditions du pays ; c'est ce que le gouvernement a compris.
La loi est conforme à nos intérêts ; à nos intérêts moraux comme à nos intérêts matériels ; au plus élevé de tous, à l'intérêt même de la société.
Nous le savons tous, le progrès de la misère est un fait incontestable ; non pas que nous ayons jamais été, comme le croient certaines personnes, sans ces misères apparentes qui ont besoin de soulagement public ; à toutes les époques nous avons eu des indigents. C'est une erreur de croire qu'avant la révolution française nous n'ayons pas eu d'indigents en Belgique. Il y en avait un nombre aussi considérable qu'aujourd'hui.
Nous avons donc à soulager de grandes misères ; nous sommes unanimes sur ce point. Pour combattre ces misères, que faut-il ? Le travail, a dit l'honorable député de Malines. Le travail d'abord, sans aucun doute ; mais ne soyons pas exclusifs : avec le travail seul, vous n'aurez pas le soulagement des misères ; ce serait une étrange illusion que de se l'imaginer. A côté de la loi du travail, il y a une deuxième loi, qu'on ne peut pas oublier, c'est celle de la charité. Le travail, c'est la production de la richesse ; il faut aussi en provoquer une équitable distribution.
Le travail, c'est l'élévation des individus ; la charité opère, dans l'ordre de la Providence, le nivellement autant qu'il est compatible avec le maintien de la société.
Le travail est une cause incessante de progrès et de prospérité. Oui, mais à côté du travail il faut la charité qui va recueillir les blessés, les fatigués, les faibles dans la grande lutte de la concurrence, les relever, pour qu'ils puissent rejoindre et suivre les sains et les forts, afin de ne pas entraver la marche du monde.
D'ailleurs, le travail pouvez-vous l'assurer à tout le monde et toujours, au milieu des crises nombreuses qui viennent périodiquement éprouver nos sociétés modernes, le produit du travail suffit-il toujours à l'entretien des familles ? Que ferez-vous, d'ailleurs, de cette population qui ne peut pas travailler, les enfants, les vieillards, les infirmes ?
C'est donc un intérêt social que nous avons à sauvegarder en soulageant la misère. Il faut bien le dire, c'est peut-être la Belgique qui avec l'Angleterre offre, en raison de sa population, la proportion la plus grande d'indigents. Nous avons donc, plus qu'aucune autre nation, intérêt à organiser sur la plus vaste échelle le soulagement de toutes les misères.
Si nous avions pour toute ressource la bienfaisance officielle qui déjà maintenant est obligée d'avoir recours dans une grande proportion à l'impôt, je demande où nous irions avec cette progression incessante de la misère ? Que serait-ce surtout si nous devions entrer dans une période de troubles ou de guerres, alors que le travail venant à manquer, l'impôt, réduit en raison des circonstances mêmes, ne pourrait plus servir au soulagement de la misère, devant être consacré à la défense du pays ? Que deviendrions-nous dans une pareille situation ? Avec la seule bienfaisance officielle n'ayant que la ressource de l'impôt, quel avenir nous créons-nous ? Si nous voulons être prudents et prévoyants, comme doivent l'être la législature et le gouvernement d'un pays, nous devons, avec le concours fécond de la charité privée créer, si je puis m'exprimer ainsi, un fonds de réserve pour l'avenir de la société.
Le projet de loi qui vous est présenté est conforme à nos institutions.
Le principe de nos institutions politiques, c'est la liberté, et à côtés de la liberté, la répression des abus.
Voilà le principe de nos institutions. Or, notre loi est en tous points conforme à ce principe : liberté d'une part, mais répression des abus de l'autre.
Comment ! nous sommes à bon droit fiers de nos institutions, nous nous vantons souvent de marcher à la tête des nations, au point de vue des institutions politiques ; nous disons que nous jouissons des libertés les plus complètes, les plus larges, et nous entraverions la liberté la plus sainte dans ses aspirations, la plus utile dans son but et celle dont les excès sont le moins à redouter !
Nous vivons sous une Constitution qui éloigne comme un danger toute mesure préventive, et nous irions de gaieté de cœur établir un système de bienfaisance qui, de crainte de futurs abus, créerait des obstacles préventifs au développement de la charité !
Si nous devions entrer dans les vues des adversaires du projet de loi, nous serions non seulement infidèles aux principes qui nous dirigent, nous serions même en dehors de toutes les tendances de l'époque Nous acceptons la loi de la concurrence générale, en toute matière, on développe sous nos yeux le principe fécond de la libre concurrence, et nous voudrions entraver la libre concurrence en matière de charité, là où il faut le plus de nuances dans les formes, le plus de variété dans les opérations, le plus d'émulation et de liberté !
Nous voulons sauvegarder autant que possible la dignité humaine. Eh bien, je vous le déclare, si vous n'avez pas le concours de la charité privée, vous aurez nécessairement le développement de la charité officielle sous la forme de la charité légale, et vous aurez alors réellement une nation s'habituant à vivre de la main du gouvernement. Voilà où vous arriverez !
Nous nous plaignons souvent de ce que l'esprit d'association ne soit pas plus développé en Belgique. Sous le règne de la liberté, c'est une chose essentielle que de créer l'esprit d'association. Voici une forme de l'esprit d'association : et nous la repousserions précisément là où elle est appelée à produire les résultats les plus utiles et qu'il est impossible d'obtenir sans l'association !
Nous avons proclamé pour le travail la liberté la plus complète ; nous avons considéré, et à bon droit, comme un progrès, l'abolition des maîtrises et des jurandes. Le système préconisé par les adversaires de la loi, c'est le système des maîtrises et des jurandes appliqué à la bienfaisance. On veut appliquer à la charité ce principe qu'on trouve détestable au point de vue du travail et qui, en effet, a été un grand obstacle au développement de l'activité humaine.
Est-ce assez d'inconséquences ?
Messieurs, d'honorables membres qui ont parlé dans les séances précédentes ont pris occasion de ce projet de loi pour le rattacher à une vaste réaction politique. Je croyais qu'après deux années d'un gouvernement modéré et conciliant (j'ose le dire en face du pays) une pareille accusation ne se serait pas produite. Une loi réactionnaire ! Mais oublie-t-on que ce n'est pas nous qui avons créé cette situation ? Oublie-t-on que c'est nous qui sommes sur la défensive ? Oublie-t-on que nous ne faisons, en définitive, que maintenir ce qui a existé depuis (page 1540) 1830 jusqu'en 1847, ce qui était le droit et devait continuer d'être le droit, à en juger d'après la décision de la cour de cassation ?
En quoi donc consiste la réaction ? Au contraire, nous diminuons la liberté qui a existé, nous offrons à la société des garanties qu'elle n'avait pas. Je suppose que la loi ne soit pas votée et que la décision de la cour de cassation soit maintenue, nous vivrons sous un régime qui n'offrira pas les garanties que donne le projet de loi.
Est-ce contre nos institutions que la loi réagit ? J'y vois au contraire des principes parfaitement conformes à notre principe constitutionnel qui est un principe de liberté avec la répression des abus.
Est-ce contre l'esprit de l'époque que cette loi viendrait réagir ? On vous a cité l'exemple des autres nations qui toutes ont un régime plus libéral que celui que nous proposons. Nous restons donc en deçà des autres nations dans la voie de la liberté !
Non, la loi que nous avons l'honneur de vous proposer n'est pas une loi de réaction. C'est une loi destinée à maintenir le régime sous lequel nous avons vécu paisiblement de 1830 à 1847, qui a été suivi sous tous les ministères à quelque opinion qu'ils aient appartenu. Ce qu'on appelle une loi de réaction, c'est la loi telle qu'elle se présente dans l'ordre régulier de nos institutions. Cette loi fait partie, d'ailleurs, d'une situation que nous avons acceptée, que nous n'avons pas faite. Elle nous était imposée par les circonstances, et le ministère ne pouvait se dispenser de présenter un projet de loi sur la question de la charité, qui ne pouvait, sans les plus graves inconvénients, continuer de figurer plus longtemps sur le programme de notre politique intérieure.
M. Frère-Orban. - Il y en avait un.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Oui, un qui vous allait.
M. Frère-Orban. - Vous l'avez retiré, c'est là qu'est la réaction.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Pas du tout ; c'est vous qui avez changé, c'est vous qui avez réagi contre tout ce qui s'est fait depuis 1830 jusqu'à 1847. Si j'en crois la cour de cassation, vous avez eu tort.
M. Frère-Orban. - Nous verrons.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - En attendant, c'est vous qui avez réagi contre la pratique constante de tous les ministères qui se sont succédé de 1830 à 1847. Nous ne faisons que restaurer un régime qui, avant votre réaction, n'avait soulevé aucune réclamation dans le pays.
Ce que vous appelez réaction, c'est le jeu naturel de nos institutions. Chaque parti, sous un gouvernement de libre discussion, cherche à faire fructifier, au profit de ses idées, les institutions du pays, à les faire valoir dans son intérêt ; c'est la loi des partis. Le gouvernement de son côté ne doit pas admettre les prétentions des partis lorsqu'elles se manifestent dans l'intérêt exclusif de l'un d'eux. C'est au gouvernement à modérer l'action des partis. C'est ce que nous croyons avoir fait, en vous présentant une loi conçue en vue d'un intérêt social incontestable.
Nos honorables adversaires considèrent les luttes politiques, non pas seulement comme une nécessité, mais comme un bienfait. Lorsqu'on veut la lutte, il faut en subir loyalement les conditions, il faut en accepter franchement aussi les conséquences. Pour moi, vous le savez, je n'ai pas besoin de le dire à la Chambre et au pays, je suis ce que j'ai été à toutes les époques, dans toute ma carrière politique : l'homme de la liberté. Je ne ferai jamais défaut à la défense des institutions libres que la Belgique s'est données. Si ces institutions étaient jamais attaquées, leurs adversaires me trouveraient à la tête du mouvement qui combattra leurs détestables tendances.
Je connais assez notre siècle et notre pays pour savoir quelles sont les conditions naturelles de son existence. Ces conditions sont nos libertés constitutionnelles.
Ces libertés, je les veux franchement, dans toutes leurs applications et avec toutes leurs conséquences.
Il y a pour chaque génération, pour chaque pays, des conditions d'existence morale, comme il y a des conditions d'existence matérielle. Il y a une atmosphère particulière d'idées et de sentiments pour chaque génération : en dehors de cette atmosphère, il n'y a, si je puis m'exprimer ainsi, pas d'air respirable pour une nation.
Nous sommes dans une atmosphère de liberté ; je veux y vivre et y faire vivre mon pays.
Quelles que soient les opinions de mes honorables amis politiques en dehors de cette enceinte sur les principes de 1789, j'accepte es principes. Ce n'est pas la première fois que je l'ai déclaré, je l'ai dit en toute circonstance. Ces principes sont la vie de notre civilisation. Les deux principes générateurs de notre Constitution sont la liberté de conscience et l'égalité. C'est au nom de ces deux principes que nous avons demandé, que nous demandons encore la liberté des fondations charitables.
C'est an nom de la liberté de conscience, que nous demandons la liberté de la charité qui en est la plus noble et la plus touchante manifestation. C'est au nom du principe de l'égalité, que nous demandons la liberté des fondations charitables, parce que c'est la charité qui contribuera le plus puissamment à faire entrer nos populations dans la voie de l'égalité pratique, compatible avec le respect des bases immuables de la société.
L'Eglise, a dit l'honorable M. Rogier, veut ressaisir sa puissance. Je m'expliquerai sur ce point, avec ma franchise habituelle. Je parle avec respect de cette divine institution à laquelle nous devons notre civilisation. C'est elle, en effet, qui a fait la civilisation moderne. Mais l'Eglise, d'après la différence des temps, exerce, sous des formes différentes, son influence sur la société. Aussi y a-t-il, dans les moyens d'action de l'Eglise sur la société, une partie essentiellement variable qui se prête aux institutions des divers peuples. Ainsi, si l'Eglise, si le clergé voulait reprendre la direction de la société, je protesterais avec vous. Pas plus que vous, je ne voudrais abandonner les droits de l'Etat, qui est et doit rester laïque ; mais si vous voulez combattre les influences sociales de l'Eglise, je ne suis plus des vôtres. Je le déclare, je suis d'accord en cela avec tous les hommes d'Etat de tous les pays : je considère ces influences comme plus que jamais nécessaires ; je croirais trahir les intérêts du gouvernement si je concourais à créer une hostilité systématique contre ces influences.
Indépendance du pouvoir civil, indépendance de l'autorité religieuse : telle est ma devise. Mais, autant que possible, union de vues et de sentiments, pour assurer le bonheur de la société. Ce qui est un bienfait dans le moindre village, pourquoi ne serait-ce plus un bienfait dans les hautes régions du gouvernement ? Lorsque nous parvenons à établir l'harmonie entre les autorités, il y a garantie de bonheur et de prospérité pour la commune ; pourquoi n'en serait-il pas de même pour l'Etat ? Cette pensée, j'en suis convaincu, correspond au sentiment intime du pays. Indépendance, oui ; mais de l'hostilité, non !
Si donc je poursuis ce système de conciliation, il me semble que ceux-là mêmes qui ne croient pas au succès définitif de ce système devraient me savoir gré de l'essayer. N'est-il pas séduisant en effet de rêver, si vous voulez, pour le bonheur de la société, l'alliance entre l'autorité religieuse et le pouvoir civil ? Nous assistons aujourd'hui à un travail qui s'opère dans les esprits, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de la lutte entre la religion et la philosophie. Les uns soutenaient que la raison est absolument impuissante, les autres soutenaient qu'elle est toute-puissante, pour arriver à la découverte de la vérité.
Aujourd'hui il s'est formé une école plus modérée, plus conciliante qui dit que la raison, pour n'être pas toute-puissante, n'est pas non plus radicalement impuissante. Pourquoi ce travail qui se fait dans les esprits, au point de vue de la philosophie, ne pénétrerait-il pas dans la pratique de la politique ? Car la politique n'est que l'application d« la religion et de la philosophie, dans leurs rapports avec le gouvernement de la société ? Pour moi, il est évident qu'on arrivera à cette formule transactionnelle.
Je ne suis donc pas disposé à me prêter à la moindre réaction, à concéder à l’Eglise une action qui serait destructive de l'indépendance de l'État ; mais, d'autre part, j'aime à fortifier, dans l'intérêt de la société, dans l’'intérêt même du gouvernement, les influences sociales de l'Eglise. Loin de les repousser, je me félicite de les propager partout où je le puis, tout en conservant l'indépendance du pouvoir.
Messieurs, j'ai été profondément peiné d'entendre certains orateurs, comme par suite d'un mot d'ordre donné, nous faire entrevoir, dans un prochain avenir, les conséquences funestes de la loi qui se discute en ce moment. C'est une chose grave que ces assertions.
Qu'il y ait un certain mouvement, une certaine irritation dans les esprits, je le conçois : c'est le propre de nos luttes. Ce n'est pas quelque chose de particulier à la situation présente, Nous avons eu cette situation à propos de toutes les lois qui se sont discutées et qui avaient un intérêt quelque peu majeur. Mais aller jusqu'à parler de révolution ! je vous avoue que ce mot m'a profondément affligé surtout dans la bouche d'hommes qui ont passé au pouvoir. Ils savent ou devraient savoir que ce sont là des mots redoutables avec lesquels on ne joue pas. Ils savent ou devraient savoir que nous sommes en Belgique dans un pays de bon sens, dans un pays qui a déjà acquis une grande expérience en fait d'institutions politiques.
Si la loi n'est pas bonne, si l'opinion réagit contre elle, nous subirons les conséquences de cette marche naturelle des esprits. Nous croyons que la loi répond aux vrais intérêts du pays, qu'elle restera, que le pays en recueillera les bienfaits, que les abus ne sont qu'éventuels dans l'avenir. Vous ne souscrivez pas à cette appréciation ; soit. Ne préjugeons pas l'avenir ; ne l'engageons pas.
Comment ! Mais la situation présente est-elle donc si désastreuse ! Devons-nous nous montrer assez ingrats envers la Providence pour parler de révolution dans le pays le plus heureux du monde !
Je ne sache pas de pays qui ait plus d'éléments de bonheur et de prospérité que la Belgique.
M. Delfosse. - Laissez-le heureux !
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Nous le laissons dans la situation où il a été jusqu'en 1847. Nous ne faisons que répéter cette situation.
Oui, nous sommes un pays réunissant toutes les conditions du bonheur et de la prospérité ; nous sommes un pays, on peut le dire, que l'étranger admire ; et c'est dans une pareille situation, pour une loi qui peut, tout au plus, exercer quelque influence sur la situation intérieure des partis, que nous irions compromettre devant l'étranger l'existence de nos libres institutions !
Non, messieurs, comprenons autrement le patriotisme. Si, par (page 1541) suite des mouvements naturels de l'opinion politique dans un pays libre, nous sommes tantôt majorité, tantôt minorité, eh bien, subissons la loi que la volonté du pays nous impose. Sachons, quand nous sommes majorité, gouverner le pays avec modération ; et quand nous sommes minorité, sachons aussi subir la loi faite aux minorités. Ayons confiance dans le jeu régulier des institutions ; ayons confiance, dans le bon sens du pays.
Certainement, messieurs, ce serait une chose triste et pénible à voir qu'un gouvernement excitant la discorde au sein du pays. Ce serait une immense responsabilité qui pèserait sur lui, et, pour ma part, je reculerais devant cette responsabilité, si je pouvais avoir la conviction que la situation est telle que vous la dépeignez.
Je le sais, des préjugés existent dans beaucoup d'esprits, des passions sont excitées ; mais ces préjugés, se dissiperont à la lumière de l'expérience de la loi, ces passions se calmeront. Mais je ne pourrais pas accepter devant l’histoire la responsabilité d'une loi qui serait conçue dans le sens des idées de nos adversaires, une loi qui blesserait les sentiments les plus nobles du cœur humain, qui méconnaîtrait les traditions les plus respectables du peuple belge, et qui provoquerait, elle, non pas l'insurrection de la rue, mais une insurrection plus redoutable pour les gouvernements, en Belgique surtout, l'insurrection des consciences !
M. Frère-Orban. - Il y a dix ans que cela existe et on est parfaitement tranquille.
M. le ministre de l'intérieur (M. Dedecker). - Mais, messieurs, puisque vous jetez un regard vers l'avenir, permettez-moi de vous y suivre un instant. Elevons un instant le débat à la hauteur des questions sociales si dignes de nos préoccupations. Cet avenir, comment vous apparaît-il ? A moi, il m'apparait plein de menaces.
Nous vantons notre civilisation, et à bon droit ; mais nous savons aussi que sous nos grandeurs, apparentes ou réelles, se cachent bien des misères et des misères intelligentes.
Nous avons de nobles aspirations, des aspirations qui font l'honneur de notre siècle ; mais nous savons aussi que sous ces aspirations se glissent quelquefois des utopies.
Sous l'influence combinée de la misère intelligente et de l'utopie, ce n'est plus un parti, ce n'est plus même une nation qui est en péril, c'est tout l'ordre social, c'est la civilisation tout entière ! Nous sommes peut-être (Dieu veuille que ce soit une exagération !), nous sommes peut-être menacés de guerres sociales auxquelles rien ne ressemble dans les annales du monde. (Interruption.)
Ces guerres n'ont-elles pas déjà éclaté autour de nous, il y a quelques années à peine ? L'Europe entière n'a-t-elle pas été amenée à deux doigts de sa ruine ? Aujourd'hui nous avons une trêve, oui ; mais qui oserait dire que nous avons la paix ?
Eh bien, messieurs, cette paix, c'est ma conviction profonde, vous ne l'aurez que par le développement hardi et fécond de la charité. M. Guizot le disait hautement, il y a trois ans, devant l'oratoire protestant de Paris. Après avoir parlé de la question de la charité, il s'écriait : En dehors de la charité chrétienne, il n'y a pas de véritable paix à espérer !
Messieurs, telle est, après tout, la conviction de tous les hommes qui ont réfléchi. C'est la charité qui doit, à force de générosité, désarmer l'envie ; à force de dévouement, désarmer les haines qui existent au fond de la société. C'est la charité qui perfectionnera graduellement la nature humaine, sans en méconnaître les lois ; c'est la charité qui réformera la société, sans en ébranler les bases.
C'est la charité qui, seule, peut prévenir ces grandes révolutions sociales qu'un publiciste appelait les liquidations forcées que la Providence impose aux nations oublieuses de leurs premiers devoirs !
- La séance est levée à 4 heures et demie.