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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 1 février 1850

Séance du 1 février 1850

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)

(Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 625) M. Dubus procède à l'appel nominal à une heure et quart.

La séance est ouverte.

M. de Luesemans donne lecture du procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Dubus présente l'analyse des pièces qui sont adressées à la chambre.

« Plusieurs propriétaires et cultivateurs de Winghe-Saint-Georges déclarent adhérer aux observations présentées par les habitants de Tirlemont contre le projet de loi sur les denrées alimentaires. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires.


« Le sieur Roggen, pharmacien, à Léau, demande qu'il soit interdit aux artistes vétérinaires et aux empiriques de donner des médicaments. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Plusieurs habitants d'Elseghem demandent que l'enseignement de la langue flamande soit obligatoire dans les athénées et collèges des provinces flamandes, et qu'on y soit tenu de se servir de cette langue pour enseigner l'allemand et l'anglais. »

- Même renvoi.


« Un grand nombre d'habitants de Verviers demandent la libre entrée des denrées alimentaires. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires.


« Plusieurs négociants, armateurs, constructeurs et industriels de Bruges prient la chambre de leur accorder une part dans l'exportation des 7,394,186 kil. de café, une augmentation de primes pour navires doublés en cuivre, le rétablissement des lois en vigueur avant 1845, sur la nationalisation des navires, et une protection plus efficace à l'importation et à l'exportation en faveur des navires nationaux, ou bien de généraliser la doctrine du libre échange, en supprimant les droits sur les charbons, les fers, les armes, les articles de laine et autres qui sont à meilleur compte à l'étranger. »

M. Sinave. - Je proposerai de renvoyer cette requête à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


Rapports sur des demandes en naturalisation

M. de Perceval dépose plusieurs rapports sur des demandes en naturalisation.

- Ces rapports seront imprimés et distribués.

Projet de loi qui déclare diverses marchandises libres à la sortie

Rapport de la section centrale

M. Moreau dépose le rapport de la section centrale sur le projet de loi relatif à la levée de certaines prohibitions à la sortie, et à la réduction ou à la suppression de plusieurs droits de sortie.

- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et met la discussion à l'ordre du jour, à la suite des objets qui s'y trouvent déjà portés.

Rapports sur des demandes en naturalisation

M. Ansiau dépose différents rapports de la commission des naturalisations.

- Ces rapports seront imprimés et distribués.

Projet de loi sur les denrées alimentaires

Discussion générale

M. le président. - Avant de donner la parole à M. de Renessc, qui est le premier orateur inscrit, je dois donner lecture de l'amendement qui a été développé hier par M. Dedecker. Voici cet amendement :

(Voir cet amendement à la fin de la séance.)

- Cet amendement est appuyé.

M. le président. - Pour qu'il n'y ait pas de surprise, je dois informer la chambre qu'il y a encore trois amendements proposés par des orateurs inscrits successivement et dont le tour de parole va arriver.

Il faut que la chambre sache que si elle prononçait plus tard la clôture, ce que je ne veux pas préjuger, toute discussion serait close, par la raison que la discussion générale se confond avec celle de l'article unique ; car le gouvernement ne s'étant pas rallié à la proposition de la section centrale, la discussion s'est ouverte sur le projet du gouvernement qui ne se compose que d'un article unique.

Encore une fois, je fais cette observation pour que personne ne soit induit en erreur et qu'on sache bien que tous les amendements doivent être développés immédiatement.

M. Delfosse. - Messieurs, je veux seulement faire observer que la clôture de la discussion générale, si elle était prononcée, ne devrait pas faire obstacle au développement des amendements déposés avant la clôture. Ceux de nos honorables collègues qui les ont déposés ont le droit de les développer.

M. le président. - C'est précisément pour cela que j'ai fait mon observation.

M. Rodenbach. - Il y a des orateurs qui se sont fait inscrire depuis huit jours; si on venait à clore, ces mêmes orateurs qui se sont fait inscrire.....

M. le président. - Monsieur, il ne s'agit pas de cela maintenant; je n'entends rien préjudicier quant à la clôture.

M. Rodenbach. - Je crois qu'il y a des dispositions pour clore.

M. le président. - J'ai fait mon observation uniquement pour qu'il n'y eût de surprise pour personne. Il y a eu, dès le commencement de la discussion, des inscriptions sur l'article premier; c'est pour cela que j'ai cru devoir faire remarquer qu'il n'y avait qu'un article unique, et que la discussion générale se confondait avec celle de cet article.

M. de Haerne. -Je désire savoir si les membres qui sont inscrits « sur », parleront dans l'ordre où ils sont inscrits maintenant, ou si les nouveaux amendements qui viennent d'être présentés seront développées avant tout.

M. le président. - Il a été précédemment décidé par la Chambre que l'on suivrait constamment l'ordre des inscriptions en donnant successivement la parole à un orateur pour, à un orateur sur et à un orateur contre, avec cette réserve que MM. les ministres, qui ont toujours le droit de parler, n'intervertiraient pas le tour de parole.

M. Deliége (pour une motion d’ordre). - Messieurs, dans le discours que j'ai prononcé hier, j'ai dit que le gouvernement hollandais avait présenté aux états généraux un projet de loi qui modifie le droit actuel à l'entrée sur les grains. Je me suis trompé ; il n'y a pas eu de changements proposés à la législation hollandaise, quant aux grains. C'est le mot « graines » qui m'a induit en erreur. Le nouveau tarif proposé porte : « Graines, graines de colza, de lin, de chanvre, etc., et toutes autres espèces de graines... »

M. le président. - La parole est à M. de Rencsse, inscrit contre le projet du gouvernement.

M. de Renesse. - Messieurs, la discussion du projet de loi qui tend à proroger, pour une année, la loi provisoire sur les denrées alimentaires me fournit l'occasion d'émettre quelques considérations en faveur d'une protection plus réelle à accorder aux intérêts de l'agriculture.

L'industrie agricole étant considérée, à juste titre, comme la base la plus solide de notre richesse nationale, a droit à toute notre sollicitude; il est de notre devoir d'adopter les mesures qui puissent la maintenir dans un état de prospérité; si l'on méconnaissait cette vérité, on porterait un grand préjudice à la source la plus féconde de la véritable richesse de la Belgique.

L'agriculture froissée dans ses intérêts, sacrifiée au commerce de l'étranger, finirait pas perdre de son importance; elle rétrograderait au lieu de progresser, et nous deviendrions, sous le rapport des céréales, les tributaires des pays étrangers; la diminution de la production indigène en céréales aurait, pour le pays, les plus graves conséquences, surtout en temps de guerre, où l'ennemi pourrait affamer une partie de nos populations, en empêchant les arrivages de grains livrés ordinairement par le commerce de l'extérieur, commerce que l'on semble vouloir favoriser outre mesure, au détriment de l'industrie agricole nationale ; il importe donc que la subsistance du public soit plutôt assurée d'une manière constante et régulière par l'augmentation de la production du pays que par le commerce de l'étranger.

Cette progression de la production indigène des céréales ne peut avoir réellement lieu que quand l'agriculture est prospère; c'est alors, en général, que l'on peut améliorer la culture des terres, que l'on peut faire les dépenses nécessaires pour y parvenir ; les cultivateurs, la nombreuse classe ouvrière de nos campagnes jouissant, en même temps, de plus de bien-être, peuvent employer de plus fortes sommes en achats d'objets fabriqués, ou livrés par le commerce, et, en définitive, l'excédant de leurs ressources sera déversé dans les différentes industries du pays.

Il a été constaté, par les enquêtes sur la question des céréales, que les industries ont avoué eux-mêmes : « Lorsque les agriculteurs, qui forment la classe la plus nombreuse des consommateurs en Belgique, font des bénéfices, c'est alors que les objets fabriqués se vendent plus, et plus cher; c'est alors, par conséquent, que les industriels étaient en état de mieux payer leurs ouvriers, et que ceux-ci pouvaient vivre avec plus d'aisance. » Il a, en outre, été démontré par l'expérience que, si les prix des céréales sont trop bas, le nombre des familles nécessiteuses augmente dans les communes rurales, dans une progression marquante, puisque lespro-priétaires, les cultivateurs ayant moins de ressources, se trouvent dans la nécessité de réduire les dépenses destinées aux travaux agricoles. Aussi lorsque, depuis 1820 à 1827 inclus, le prix moyen de l'hectolitre de froment était coté à 14 francs, et celui du seigle à 9 fr., on a pu juger de la grande détresse des ouvriers attachés à l'agriculture, dont les salaires étaient payés, en partie, en nature; ils se sont trouvés dans la position la plus malheureuse par suite de la vileté du prix des céréales…

Que l'on ouvre une enquête sur la question des céréales, on aura alors la conviction du malaise qui règne parmi la nombreuse classe ouvrière dans nos campagnes, lorsque les grains sont à vil prix et que cette (page 626) baisse des céréales continue pendant quelque temps; au lieu que leur salaire s'augmente, comme on l'a prétendu, il se réduit, au contraire, d'après la baisse du prix des grains.

Si le cultivateur ne doit plus être assuré d'un bénéfice équitable pour compenser son travail, ses avances de fonds, les pertes de récolte dans les années calamiteuses et toutes les autres charges si nombreuses, qui pèsent sur l'agriculture, il restera stationnaire, il ne cherchera plus à défricher les terrains incultes, à faire des travaux d'amélioration ; il est inutile alors d'établir à grands frais des expositions, des concours agricoles, de créer des comices, des écoles d'agriculture, des fermes-modèles et des colonies dans la Campine.

Lorsque, au mois de septembre 1848, le congrès agricole a été réuni à Bruxelles. la première section de ce congrès a été chargée d'examiner : « Si les droits de douane sur les céréales et le bétail seraient favorables aux intérêts de l'agriculture en particulier et de la société en général ?» il y n'a eu alors dans le sein de cette section, qui était fort nombreuse, qu'une seule opposition : un membre a pensé, que la liberté devait être la base unique de la législation sur les céréales.

La grande majorité, pour ainsi dire l’unanimité de la section, a émis l’avis que : « Dans l’intérêt de l’agriculture en particulier, un droit modéré serait non seulement utile, mais nécessaire, indispensable pour protéger l'industrie agricole. »

On y a examiné ensuite, si l'intérêt de la société en général ne s'opposait pas à des droits protecteurs.

Sous ce rapport, après une assez longue discussion, il a été constaté aux yeux de la majorité, « que lorsque l’agriculture souffrait, l'industrie à la suite était également dans un état de souffrance, qu'il était de l'intérêt de la société que l'industrie, le commerce et l'agriculture se donnassent la main au lieu de se détruire entre eux. » Cette pensée de la première section a été accueillie par les applaudissements du congrès, qui lui-même a adopté les conclusions de la première section à une immense majorité.

D'après une décision aussi formelle d'un congrès agricole, où étaient représentés, non seulement les intérêts de l'agriculture, mais aussi tous les autres intérêts du pays, on doit s'étonner que le gouvernement ne tienne pas plus compte de la protection douanière réclamée en faveur de la première de toutes nos industries, et qu'il vienne seulement demander le maintien d'un simple droit de balance à l'entrée des grrins étrangers.

Si le gouvernement maintient le système de protection pour le commerce, et la plupart des autres industries auxquelles il craint de retirer leurs privilèges protecteurs, il y aurait de la partialité de sa part, de refuser cette même protection douanière à l'industrie agricole; il me semble que l'on ne peut être, en même temps, libre-échangiste pour l'agriculture, lorsque l'on reste protectionniste pour toutes les autres industries; il ne faut pas avoir deux poids et deux mesures.

Si l'on veut le libre échange, que l'on vienne poser franchement cette grave question devant les chambre législatives, je crois alors que les représentants qui défendent ici les intérêts agricoles, ne s'opposeraient nullement à discuter ce système; ils l'adopteraient plutôt que ceux qui soutiennent ordinairement les droits protecteurs pour les autres industries, tandis que, d'accord avec le gouvernement, ils veulent actuellement soumettre l'agriculture seule au libre échange.

Si nous adoptions la liberté commerciale pour toutes les industries, les agriculteurs trouveraient peut-être une certaine compensation contre la perte des droits protecteurs, par la faculté de pouvoir se procurer à meilleur marché les objets fabriqués à l'étrangerdont ils auraient besoin et qui sont livrés par le commerce; du moins il y aurait alors égalité pour toutes les industries, il n’y aurait plus de privilèges, nous n’aurions plus à payer des primes et à supporter des droits différentiels en faveur de notre navigation nationale.

Les honorables opposants à un droit de douane en faveur de l'industrie agricole nous objectent toujours que la cherté des céréales dans les dernières années aurait été, en partie, provoquée par la législation des céréales de 1834, tandis que le fait est tout à fait inexact; la cherté des céréales a été occasionnée alors par le manque total de la récolte des pommes de terre en 1845, par la perte de la récolte du seigle et d'une forte partie de celle des pommes de terre en 1846, par la médiocrité de ces récoltes en 1847; déjà, dans le courant de 1845, les effets de la loi sur les céréales de 1834 ont été suspendus; ils ne pouvaient donc avoir aucune influence sur la cherté des grains. C'est ainsi à tort que l’on voudrait faire croire aux populations peu éclairées que cette législation aurait ete la cause du haut prix des céréales depuis la fin de l'année 1845 à 1847 inclus.

Il paraît que le gouvernement, ni ceux qui veulent le libre échange pour les productions agricoles ne tiennent cucun compte des charges qui pèsent en général sur la propriété foncière ; elle seule devrait se soumettre à toutes les exigences du fisc sans pouvoir même demander une légère protection, lorsque des circonstances majeures frappent le pays ; c'est encore elle, comme en 1848, qui a dû fournir la plus forte part de nos contributions extraordinaires; c'est ainsi qu'elle a contribué alors pour une avance d'une somme égale aux 8/10 de la contribution foncière de 1848, soit, fr. 12,227,000

Sur la première base de la contribution extraordinaire, elle a payé 18,340,000 fr.

Et en outre, la contribution foncière de l'année 1848, 18,359,750 fr.

Total des contributions payées, dans une année, par la propriété foncière : 48,926,750 fr.

Si l'on examine le budget des recettes de l'Etat, si l'on a égard aux charges provinciales et communales, qui frappent plus particulièrement les propriétaires fonciers, les cultivateurs, les populations des campagnes, on peut tirer la conséquence, malgré les assortions contraires, qu'ils contribuent pour plus de 20 p. c. des revenus qu'ils retirent de l'industrie agricole, dans les voies et moyens de l'Etat, de la province et de la commune, tandis que d'autres industries nationales supportent, dans ces charges, à peine de 2 à 5 p. c. de leurs revenus.

Lorsqu'une industrie de cette importance supporte déjà tant de charges, il est injuste de lui retirer une protection à laquelle elle a, pour le moins, autant de titres que les autres industries du pays.

D'après l'exposé des motifs du projet de loi en discussion, la loi sur les denrées alimentaires du 21 décembre 1848 aurait donné une activité nouvelle au commerce sans nuire aux intérêts des producteurs; à cette assertion, l'on peut objecter que la loi du 31 juillet 1834 laissait la plus grande liberté au commerce des céréales; elle ne fixait plus aucun droit protecteur, lorsque le froment avait atteint le prix de 20 francs l'hectolitre et le seigle celui de 15 francs; elle n'avait donc aucune influence sur la trop grande cherté des grains; elle ne prohibait la sortie du froment que lorsque le prix de l'hectolitre était de 24 francs.et au-dessus, et pour le seigle, lorsqu'il était coté à 17 francs et au-dessus ; ainsi, sous ce rapport, la loi des céréales de 1834 n'entravait pas l'exportation de certains produits agricoles, sauf dans un cas déterminé, et uniquement dans l'intérêt du consommateur; mais cette loi venait plutôt au secours de l'agriculture, lorsqu'il y avait un trop grand avilissement dans le prix des ceréales, lorqu’il y a encombrement ; elle empêchait, alors, la concurrence des grains étrangers sur les marchés de l'intérieur. D'ailleurs, sous le rapport fiscal, un certain droit modéré qui rapporterait, par année, un million de francs, n'est pas à dédaigner, lorsque, surtout, ce droit ne peut exercer aucune influence sur le renchérissement du pain et qu'il y a nécessité de rechercher de nouvelles ressources pour le trésor.

Si la forte baisse actuelle de nos céréales doit plutôt être attribuée à l'abondance de la récolte de l'année 1849 qu'à la concurrence des grains étrangers, je ne conçois pas pourquoi il faut tolérer l'introduction des blés étrangers à un simple droit de balance, lorsque notre récolte parait plus que suffisante; il me semble, au contraire, que lorsqu'un pays a une production agricole au-delà de ses besoins, il ne faut pas la chercher ailleurs; il ne faut pas inutilement provoquer l'avilissement du prix de nos céréales.

Si l'importation des grains étrangers a subi, depuis l'année dernière, une certaine diminution, il est néanmoins constaté que, outre les arrivages encore assez considérables par la voie de terre, les journaux nous renseignent presque chaque semaine l'entrée dans le port d'Anvers de vaisseaux chargés de céréales étrangères, qui viennent faire la concurrence à celles du pays, ou plutôt, au moyen de ce commerce, on exporte nos bons grains d'une qualité supérieure pour importer, pour la consommation, des grains étrangers de moindre qualité

Il est, en outre, relaté dans l'exposé des motifs que les céréales qui font l'objet de transactions commerciales dans notre pays ne sont produites que par un nombre relativement très restreint de cultivateurs; d'après la statistique agricole de 1846, il n'y aurait, en Belgique, que 961,000 personnes qui trouvent leurs ressources principales dans la culture du sol ; je ne sais si l'on peut, avec toute sûreté, admettre ces données statistiques du recensement agricole ; d'après les observations consignées dans les rapports aux conseils provinciaux, il paraît que cette statistique, qui a coûte assez d'argent, laisse beaucoup à désirer; il a fallu la faire rectifier à plusieurs reprises; aussi je n'accepte ces données que sous bénéfice d'inventaire.

Au chiffre renseigné par cette statistique il faut nécessairement joindre les ouvriers, les domestiques et les artisans qui, vivant uniquement du travail procuré par l'industrie agricole, ont, par conséquent, le plus grand intérêt à ce qu'elle soit prospère, à ce que l'agriculteur reçoive une certaine rémunération pour ses travaux, à ce qu'il puisse dépenser de l'argent pour améliorer sa culture, pour augmenter sa production.

En calculant les habitants de nos campagnes directement intéressés au bien-être de l'agriculture et tous ceux qui sont employés à son exploitation, on peut se convaincre que toutes les autres industries réunies ne présentent pas une population ouvrière aussi importante que celle qui est emplovée ou attachée à la culture de la terre ; sous ce rapport, cette population mérite aussi bien notre sollicitude que celle des autres industries pour laquelle le gouvernement et ceux qui veulent le libre-échange pour l'industrie agricole paraissent plus favorablement disposés et semblent la ménager au détriment des ouvriers de l'agriculture qui étant d'une nature plus pacifique, moins sujets à se coaliser, ne donnent aucune inquiétude sérieuse à nos honorables contradicteurs. Nos ouvriers des campagnes doivent donc se soumettre aux exigences du haut commerce et des autres industries; ils doivent attendre patiemment que l'on veuille bien s'occuper de leur sort et les éclairer à leurs dépens comme on semble vouloir le faire, ils sont attachés à la glèbe; ils doivent en subir toutes les conséquences.

D'après les considérations que je viens d'émettre, je ne puis donner mon assentiment au projet ministériel: il ne consacre aucune garantie de protection pour l'agriculture, il ne stipule qu'un simple droit de balance ; il ne semble prendre en considération que les intérêts du haut commerce et de certaines autres industries, tandis qu'il froisse les (page 627) intérêts de l'industrie agricole ; elle seule est mise hors du droit commun, qui est, jusqu'ici, la protection de toutes les industries nationales.

Aussi longtemps que le gouvernement refusera les ressources que nous lui offrons pour notre budget des recettes, au moyen d'un droit modéré à l'entrée des denrées alimentaires, je ne pourrai consentira l'augmentation d'aucun impôt, ou à l'établissement de tout autre, si même cette augmentation de nos ressources était réclamée pour équilibrer nos budgets; je veux surtout, si l'on désire obtenir des augmentations de recettes, que l'on s'adresse, avant tout, aux produits venant de l'extérieur; sous ce rapport, avant de recourir à l'imposition de nouvelles contributions, il y a encore des ressources à retirer pour le trésor, non seulement des denrées alimentaires livrées par l'étranger lorsque le prix des grains n'est pas trop élevé, mais aussi des sucres et tabacs; en outre le gouvernement devrait rechercher les moyens de faire augmenter les recettes de notre chemin de fer.

Je ne pourrais consentir dorénavant à aucune augmentation de charges sur la propriété foncière; il faudrait, au contraire, la dégrever des centimes additionnels extraordinaires et supplémentaires, qui n'avaient été accordés que pour des besoins extraordinaires de l'Etat, et qui semblent maintenant être considérés par le gouvernement comme une ressource permanente du budget des voies et moyens.

Je voterai pour les propositions qui accordent à l'agriculture une protection équitable, à laquelle elle a autant de droit que le commerce et les autres industries du pays; elle supporte à elle seule plus de charges publiques que toutes les autres industries réunies; elle mérite de n'être pas privée des droits protecteurs, du moins pour aussi longtemps que toutes les autres industries et le commerce sont préservés contre la concurrence étrangère, par des droits de douane, par des primes ou des droits différentiels.

M. le président. - La parole est à M. de Brouwer de Hogendorp, inscrit pour le projet du gouvernement.

M. de Brouwer de Hogendorp. - Messieurs, beaucoup d'orateurs ayant été entendus avant moi, je n'aurais pas pris la parole dans cette discussion, s'il s'était agi simplement d'un droit exclusivement fiscal, d'un franc ou de 50 centimes. Mais la question a une tout autre portée. Il s'agit de choisir entre un système restrictif ou un système de liberté pour les denrées alimentaires. Ainsi posée, la question a une gravité immense; elle n'intéresse pas seulement le propriétaire qui vit de sa rente, le cultivateur agricole qui vit de son travail; c'est une question de bien-être matériel pour tous les travailleurs; c'est une question de meilleure répartition des profits ; c'est une de ces questions sur la solution desquelles reposent le crédit des gouvernements, la prospérité du commerce et de l'industrie, la paix des Etats.

Dégageons d'abord le sujet des nuages dont on est parvenu à l'envelopper, et qui deviennent plus épais au fur et à mesure que la discussion avance.

Que veulent les adversaires du projet du gouvernement?

Les uns veulent protection pour l'agriculture; ils veulent que cette protection soit efficace, et quoiqu'ils ne soient pas bien certains de pouvoir la rendre telle, quelle que soit la loi que vous fassiez, ils disent que cette protection est indispensable. Les autres affirment qu'ils attachent peu de prix à la protection; mais qu'ils veulent un droit fiscal, dont le produit nous viendra parfaitement à propos, et qui est d'autant meilleur qu'il est perçu sur le producteur étranger, et seulement sur lui.

A mon avis, les uns et les autres veulent la même chose. Ceux qui demandent un droit fiscal plus élevé que celui proposé par le gouvernement veulent que ce droit agisse comme droit protecteur; je leur crois bien moins de souci pour le trésor public, quel que soit le zèle qu'ils étalent, que de pouvoir, sous ce masque, accorder une bonne protection, sans toutefois se brouiller avec les principes, à certains intérêts qu'ils ont pris sous leur garde.

La protection est donc le vœu des uns et des autres; mais gardez-vous de leur dire :. « Vous voulez protéger; vous ne voulez donc pas d'abondance ! » Ils repousseront votre parole comme une injure.

Mais, grand Dieu! les mots ont-ils donc perdu leur signification ? Qu'est-ce donc que protéger? C'est rendre, me semble-t-il, au moyen d'un droit prélevé sur les marchandises étrangères, les marchandises similaires plus rares, afin que l'offre devenant moindre, le prix en augmente.

C'est bien là, n'est-ce pas, ce que vous voulez? S'il en est ainsi, et personne ne me fait un signe négatif, vous voulez détruire l'abondance; c'est l'abondance qui vous fâche, qui vous inspire vos plaintes. Si vous ne voulez pas détruire l'abondance, si je crois aux protestations que vous avez fait entendre contre les paroles de M. le ministre de l'intérieur, eh bien, permettez-moi de vous le dire, votre demande de protection n'a pas de sens.

Mais, dites-vous, nous ne demandons de la protection que contre l'avilissement des produits agricoles; l'abondance est un bienfait du Ciel.

Dans ce cas, vous voulez, vous répondrai-je, une chose impossible, une chose qu'aucun pouvoir au monde n'est capable de vous accorder. Maintenir l'abondance et maintenir des prix élevés sont deux choses qui se contredisent. L'abondance doit, il est impossible qu'il en soit autrement, être accompagnée de bas prix; la rareté seule peut donner des prix élevés.

Si vous avez, par suite de la richesse de la récolte, plus de grains quj le pays ne saurait en consommer, le prix en baissera et cette baisse ne s'arrêtera qu'au point où vous rencontrerez leprixauquol vous trouverez une défaite pour vos produits sur les marchés étrangers.

Mais on me dit: Nous ne faisons pas seulement des lois pour le présent.

Je ne sais si vous avez changé d'avis : c'est pour le présent seul que vous vouliez faire une loi. Je ne sache pas que le projet que la section centrale propose doive avoir une durée de plus d'une année.

Au surplus, je serais heureux du changement qui s'est opéré en vous; nous aurons au moins quelque chose de plus stable. Mais que vous fassiez une loi pour le présent seulement, ou une loi pour le présent et pour l'avenir, vous ne ferez jamais une loi qui puisse vous faire atteindre le but auquel vous visez. Dans les temps d'abondance, votre loi n'aura d'efficacité aucune; dans le temps d'insuffisance des récoltes, eh mon Dieu! il n'y aura jamais en Belgique un gouvernement assez fort pour pouvoir maintenir la loi.

L'honorable M. Coomans serait assis au banc ministériel, il devrait l'abolir, comme l'honorable comte de Theux a dù abolir, en 1845, la loi de 1834.

Cependant admettons, pour un instant, que vous puissiez parvenir à donner à l'agriculture une protection efficace, une protection qui soit autre chose qu'un vain mot, une protection enfin qui ait pour effet de faire remonter le prix au taux de 20 fr. puisque c'est ce taux que vous indiquez comme limite de la rémunération.

Il faut, dans cette hypothèse, supposer que les prix naturels, les prix sur les marchés ouverts soient plus bas qu'en Belgique; il faut supposer encore que la production intérieure reste au-dessous des besoins de la consommation. Ce n'est qu'à ces deux conditions que votre loi peut produire son effet.

Vous obtiendrez d'abord une élévation des prix; mais cette hausse doit fatalement occasionner une diminution dans la production industrielle. (Interruption.) Vous contestez; vous en aurez bientôt la preuve. Plus de bras, plus de capitaux se dirigeront vers l'agriculture. Je crois que c'est ce que demande l'honorable M. Coomans. On fécondera tout ce que le capital et le travail peuvent féconder. C'est ce que désire l'honorable comte de Liedekerke.

Mais la concurrence, d'un côté, entre les capitalistes pour la possession du sol, de l'autre, entre les travailleurs pour son exploitation, réduirait bientôt le profit à un taux si bas que le prix rémunérateur devrait être changé. Vingt francs ne donneraient plus une rémunération suffisante ; il faudrait l'élever à 22 francs, à 24 francs et ainsi dans une progression infinie.

J'avoue que, dans cette hypothèse, j'ai peine à trouver un avantage, abstraction faite de toute autre considération, pour le cultivateur. Le prix du blé s'élèverait; c'est vrai, mais les fermages se règlent sur le prix du blé; la rente qu'il aurait à payer s'élèverait donc dans une proportion égale à la hausse du prix du blé. Le prix des fonds de terre s'élèverait. Il y aurait donc profit pour le possesseur actuel; mais la propriété change, en Belgique, souvent de mains. Pensez-vous qu'il y aurait accroissement de richesse parce que le nouveau possesseur aurait payé son fonds plus cher? Dites-moi où, pour qui il y aurait avantage? Vous prônez un système qui doit produire de pareils effets, répondez-moi.

C'est là, direz-vous, de la théorie. J'ai entendu plusieurs fois ce mot de théorie sortir de la bouche de nos adversaires. Vous êtes des théoriciens, disaient-ils.

M. Coomans. - Ce n'était pas un reproche.

M. de Brouwer de Hogendorp. - Dans la bouche de l'honorable M. Coomans, je crois que ce mot était synonime de rêveurs ; c'est ainsi qu'il a traité les économistes Eh bien, oui, messieurs, nous sommes des théoriciens, mais vous, protectionistes, vous êtes, comme nous, des théoriciens ; mais vous êtes les partisans d'une fausse théorie, d'une théorie qui ne se fonde pas sur les faits. J'aurai l'honneur de vous le démontrer.

L'agriculture anglaise a dû sa prospérité, à la protection, disait, dans la séance d'hier, l'honorable comte de Theux, - que je regrette de ne pas voir sur son banc. S'il y a eu des crises, ajoutai-il, c'est que les importations étrangères sont venues ajouter des quantités considérables à des recettes abondantes; et il a ajouté que cette vérité ressort des enquêtes qui ont été faites dans ce pays. Je crois rendre fidèlement sa pensée; je cite d'après mes notes; je n'ai pas le Moniteur sous les yeux. Voyons ! cela est-il en concordance avec les faits? Quant au fait d'abord que les grains étrangers seraient venus peser sur le marché.

Les importations, en 1818, avaient élé de 1,593,518 quarlers; elles avaient été en 1819 de 122,155 quarters, en 1820 de 34,274 quarters, en 1821 de 2 quarters, c'est-à-dire représentant une valeur, au prix de l'année, de fr. 136-25, et en 1822, cette époque où, selon l'honorable comte, elles pesèrent si malheureusement sur le marché de la Grande-Bretagne, elles se réduisirent à zéro.

Mais l'honorable comte aura peut-être été plus exact en parlant de 1835. Examinons.

En 1830, les importations avaient été de 1,701,885. La moyenne des prix était alors de 64 sch. 3 den. En 1831, elles avaient été de 1,491,631. Le prix moyen de l'année était alors de 66 sch. 4 den., ou fr. 28-59 par hectolitre. En 1835, l'année où ces importations auraient occasionne une crise, en avilissant une production de 19,000.000 d'acres cultivées en (page 628) blé, elles se réduisirent à 28,483 quarters. Le prix moyen de Vannée était de 39 sch. 4 don. par quarter, ou fr. 17-22 par hectolitre.

Voilà en ce qui concerne la cause à laquelle l'honorable membre attribue les crises de l'agriculture anglaise.

Voici en ce qui concerne la protection.

Remarquons d'abord que, depuis 1792, l'Angleterre a cessé d'exporter des grains, elle ne produisait plus assez pour la consommation de sa population ; elle se trouvait donc dans la vraie condition, pour établir une protection efficace pour son agriculture. La loi de 1791 fixait le droit d'entréé à 6 deniers le quarter, lorsque le prix était de 55 sch.; de 50 à 54 sch., le droit était de 2.6. - Vous voyez que l'échelle mobile n'est pas une invention très moderne. - Mais l'agriculture n'avait pas besoin de cette loi pour se défendre contre les importations étrangères; les événements de guerre étaient un obstacle suffisant ; aussi le prix s'éleva successivement de 40 schell. 10 deniers à Lady-day 1792, à 177 schell. même jour 1801. - Sous l'action de ces prix extravagants, on se mit à cultiver des terres relativement inférieures, la production s'accrut considérablement et les prix tombèrent à 59 sch. en 1804. Une même quantité de travaux ne donnant pas, dans la culture de ces terrains moins productifs, une même somme de valeurs, la baisse des prix, effet de la concurrence intérieure1, occasionna une crise qui atteignit plus spécialement les fermiers de ces terres.

Lé parlement vint à leur secours et vota une loi prohibant l'importation des grains étrangers aussi longtemps que le prix resterait dans tout le royaume au-dessous de 63 schell. La mauvaise récolle de 1805 releva le prix à 88 sch. Vinrent les années 1808 à 1814 : les mauvaises récoltes qui se succédèrent, la dépréciation du papier et le système continental maintinrent les prix à un taux inouï. La rente de la terre qui, dans le comté d'Essex, n'avait été que de 10 sch. par acre, était montée à 50 sch. Mais arriva 1814 ; le rétablissement de la paix devait ramener le prix à un taux plus naturel ; plusieurs des causes du renchérissement avaient disparu ; il ne restait que la dépréciation du papier.

Aussi le prix du froment tomba à 85 schellings, c'est-à-dire en numéraire au-dessous de la limite fixée à l'importation par la loi de 1804. Cette baisse et celle plus forte encore de 1815 jetèrent l'alarme parmi les cultivateurs; une enquête parlementaire fut ordonnée, et il fut admis qu'à moins d'abandonner la culture d'un grand nombre de terres, le prix rémunérateur du cultivateur anglais devait être fixé à 80 schil. le quarter. Ce prix servit de base à la loi. Un prix rémunérateur de 80 sch. c'était une belle chose; elle encouragea vivement l'esprit de spéculation et, pour me servir de l'expression d'un contemporain, elle eut pour effet de « faire semer les guinées pour du blé ».

Le prix excessif de 1817 stimula encore cette extravagance. Voyons les effets ! Les effets commencèrent à se produire en 1820; ils furent manifestés en 1822. Quand les capitaux et le travail commencèrent à devenir productifs, les prix commencèrent à fléchir graduellement et tombèrent jusqu'à moins de la moitié de ce qu'on avait admis comme prix rémunérateur et en vue de quoi on avait dépensé tant de capitaux, usé tant de travail.

Les nouvelles terres misés en culture furent abandonnées. La production du blé resta découragée jusqu'en 1829, et ce découragement fut tel qu'au lieu de pouvoir fournir, comme en 1822, 512,000 quarters au marché de Marklane, elle n'y porta plus que 188,000 quarters. Voilà ce que l'honorable comte de Theux a nommé l'action bienfaisante de la protection. Elle n'avait produit que des ruines.

L'honorable comte a encore parlé de l'époque de 1820. « En 1820, dit-il, le prix du froment en Belgique était de fr. 16-46; en 1824, il tomba à fr. 11-09. Le droit protecteur n'était que de 65 centimes. En Angleterre, en 1820, le prix du quarter était de 65 schillings 6 deniers; en 1824, il était de 62 sch. Ainsi, lorsqu'on Belgique, le prix du froment tombait de 35 p. c, le prix du froment en Angleterre ne tombait que de 3 p. c. Voilà ce qu'opérait le droit protecteur. »

Oui, c'est au système protecteur qu'est due cette différence de prix ; mais fut-ce un bénéfice pour l'agriculture anglaise? Voici la cause à laquelle Tooke, le grand historien du commerce, attribue la continuation des prix élevés en 1820 : « Il y avait une opinion générale, dit-il, parmi les fermiers qu'après la fermeture des ports, les prix, quoiqu'ils pussent descendre au-dessous du taux de 80 schellings, ne descendraient que très peu au-dessous de ce taux et ne s'y maintiendraient que très peu de temps. »

Les fermiers anglais ne vendirent pas leurs grains, comme le firent nos fermiers, en 1820; ils attendaient la réalisation de la promesse que la loi leur avait faite de maintenir le prix du blé au-dessus de 80 schellings; ils le gardèrent donc jusqu'en 1821, où ils le vendirent avec une perte de 20 p. c. sur le prix de l'année précédente, ou jusqu'en 1822, où le prix du froment était descendu de 41 p. c. au-dessous de celui de 1820. Je vous le demande, messieurs, qui eut à se louer le plus de la législation? Etait-ce le fermier belge ou le fermier anglais ?

On nous oppose sans cesse l'époque de 1822 à 1825. Nous avions alors, dit-on, cette liberté presque absolue du commerce des grains que vous réclamez, et nos prix ont été avilis.

Veuillez remarquer, messieurs, qu'en 1822, il y avait un trop-plein en Europe. Ce n'était pas en Belgique et en Hollande seulement que cette abondance existait, et ce n'était pas la suite des importations étrangères; les prix excessifs de 1816, 1817 et 1818 avaient stimulé la production; partout il en était résulté un trop-plein, et naturellement cet approvisionnement immense, ne trouvant pas le débouché qu'il avait trouvé dans les années de cherté, devait peser considérablement sur les prix.

Veuillez remarquer aussi qu'à cette époque la Belgique et la Hollande permettaient seules la libre importation des grains. La France, l'Angleterre, l'Espagne, le Danemark, la Suède avaient fermé leurs ports; c'est donc en Belgique et en Hollande seulement que le surplus des autres pays pouvait être déversé. Eh bien, malgré cette circonstance extraordinaire qui ne peut plus se reproduire, car il y a maintenant à côté de nous un autre marché ouvert à l'importation des céréales, un marché si important que les pays producteurs auront beaucoup de peine à élever leur production à la hauteur de ses demandes, un marché qui a reçu, dans le courant de 1849, la quantité immense de 36 millions d'hectolitres de grains et qui ne s'en est pas trouvé surchargé.

Eh bien, à cette époque où ce petit pays devait recevoir le trop-plein des autres peuples, est-ce que vos prix sont tombés plus bas relativement que dans les pays voisins? Non, ils étaient plus élevés qu'en France.

Dans les départements limitrophes de la Belgique, les prix étaient plus bas que chez nous. A Anvers le prix était plus élevé que dans aucune localité de la France ; à Rotterdam, la différence avec le prix de Londres n'était que de 26 cents pour le seigle; pour le froment elle était de 1 florin 87 cents; cette différence est celle qui existera toujours entre le prix des grains en Angleterre et dans notre pays.

Je le répète, les faits sont là, messieurs, pour condamner le système de protection. Vous-mêmes, n'avez-vous pas déclaré inefficace votre loi de 1834? S'il en était autrement, auriez-vous soutenu la proposition des 21?

Oui, messieurs, si vous éludiez les faits, vous avouerez votre impuissance à protéger l'agriculture ; le système mis en avant, en 1822, par les protectionnistes de cette époque, ce système qui consistait à mettre hors de circulation, à immobiliser l'excédant de la récolte sur la consommation, ne vous ferait pas même atteindre votre but.

Messieurs, la protection que vous voulez écrire dans la loi sera une lettre morte pour l'agriculture; car je l'ai dit en commençant, s'il y a un manque dans les récoltes, il n'y aura pas un ministère assez fort pour maintenir un droit, ne fût-il que d'un franc, et cependant ce ne serait que dans ce cas que la protection pourrait devenir réelle.

Mais si la protection ne peut pas être efficace, si elle ne peut produire aucun bien pour notre agriculture, cette protection peut produire un très grand mal, La protection, si elle est inscrite dans la loi, sera toujours une chose à laquelle s'attacheront le cultivateur et le propriétaire. Le propriétaire s'attachera à la protection pour maintenir la rente, alors même qu'elle ne serait plus en rapport avec le prix du blé.

L'agriculteur s'y attachera pour se maintenir dans la routine qu'il a suivie jusqu'à présent. Or, il est certain que notre agriculture a besoin de faire de grands progrès. C'est dans une plus grande production, ce n'est pas dans les prix élevés qu'est son salut. Désapprenons à l'agriculture à chercher sa rémunération uniquement dans les prix élevés; désapprenons-lui à croire, que nous, législateurs,, nous puissions régler le prix des grains. Il faut que l'agriculteur compte sur lui-même, sur lui seul; nous ne pouvons rien pour lui ; nous ne pouvons que lui accorder la liberté. C'est la seule chose dont nous soyons capables.

Je l'ai dit tout à l'heure, la question qui se débat dans cette enceinte n'est pas seulement une question de profit pour le propriétaire et pour le cultivateur; mais c'est une question d'où peut dépendre le sort des Etats.

Je ne parlerai pas des bienfaits qui résultent du commerce des céréales, des avantages qui en résultent pour l'agriculture elle-même. L'honorable M. Dedecker l'a exprimé hier avec tant d'éloquence que je craindrais d'affaiblir l'impression qu'il a faite sur vos esprits. Mais je suppose que ce commerce n'existe pas, que vous l'ayez chassé, comme je suis convaincu que vous le ferez par les droits protecteurs, si vous appliquez à l'importation des grains étrangers, des droits plus élevés que ceux qu'on paye dans les pays voisins.

Je suppose qu'il n'y ait pas un commerce régulier de grains ; vienne une insuffisance d'approvisionnement, où vous approvisionnerez-vous? Irez-vous échanger vos produits contre des produits, vos fabricats contre des grains? Vous serez obligés de les payer en numéraire. Ce ne seront pas les règles ordinaires de prudence qui guident le commerce, qui présideront à vos opérations. Vous irez acheter vos grains sur le marché le plus voisin; vous ne demanderez pas s'il y a surabondance sur ces marchés, si vous pourrez les acheter là avec le plus d'économie.

Vous les achèterez sur ces marchés, parce qu'ils se trouveront là plus à la portée. Qu'en résultera-t-il? Il en résultera que les changes vous deviendront désavantageux.

Dès lors, les fonds déposés dans les banques se retirent. La réserve des banques décline. Puis une crise éclate. Les banques restreignent leur escompte. Le commerce, l'industrie souffrent. La gêne devient générale. Les maisons les plus solides s'écroulent. Et vous avez une crise qui menace l'existence de toutes les fortunes. Vous n'avez pas perdu sans doute, messieurs, le souvenir de ce qui a eu lieu en France en 1846, lorsque l'encaisse de la banque se réduisit, du deuxième trimestre au 31 décembre, de 202,800,000 fr. à 71,000,000 de fr. de ce qui a eu lieu en Angleterre en 1832, en 1859 et enfin en 1847. Toutes ces crises eurent leur origine dans les importations subites de grains.

Voulez-vous, messieurs, avoir un exemple des effets d'un commerce régulier de grains; voyez ce qui se passe en ce moment en Angleterre. Les importations ont continué pendant toute l'année 1848; en 1849, elles se sont élevées à la somme fabuleuse de 1,000,000 de quarters par mois ; cela a dû être payé. Est-ce avec du numéraire? Le chiffre de l’encaisse répond à la question : Cet encaisse est aujourd'hui de 16,810,000 livres sterl. (page 629) et l'intérêt qui était de 8 p. c. en 1847, est actuellement de 2 1/2 p. c.

Il est un fait qui mérite toute votre attention ; c'est l'influence visible de l'importation des grains sur l'exportation des produits manufacturés. Dans la statistique anglaise, cette influence est frappante ; elle se manifeste moins chez nous, parce que notre législation provisoire ne nous a pas permis de nouer des relations suivies avec les pays producteurs de grains; nos demandes, simplement accidentelles, n'ont pu que faiblement influencer leurs demandes de nos produits. Cet effet est visible cependant. Quels sont les pays producteurs d'où nous avons importé des grains? C'est l'Autriche d'abord. Eh bien, nos exportations moyennes des cinq années 1843 à 1847 sont de 1,322,000 fr. En 1847, nos importations de grains ont été de 1,480,000 fr. ; nos exportations se sont élevées à 3,257,000 fr. Nos importations ont été moindres en 1848, et nos exportations ont suivi le même reflux.

En Turquie, nous avons exporté une valeur de 3,819,000 fr. ou 1,200,000 fr. de plus que la moyenne quinquennale; nous en avons reçu pour 2,749;000 fr. de grains; en 1848, ces importations se réduisent et nos exportations tombent de 900,000 fr.

Notre commerce avec les Etats-Unis produit encore le même phénomène.

Messieurs, j'ai dit que si nous accordons dans notre loi cette protection illusoire à l'agriculture, nous arriverons à chasser le commerce étranger. On nous a cité la Hollande. La Hollande, a dit l'honorable comte de Theux, n'a pas craint de nuire à son commerce en accordant une protection à son agriculture.

Eh bien, messieurs, le commerce des grains en Hollande s'est perdu à la suite de la loi de 1835. On avait cru pouvoir maintenir ce commerce au moyen de l'entreposage. On s'était dit que la consommation intérieure ne pouvait pas exercer sur ce commerce une influence assez grande pour qu'un droit imposé sur les grains étrangers pût le détruire, si les entrepôts lui restaient ouverts. Et cependant il s'est complètement perdu : c'est Hambourg qui en hérité. Nous aurions pu recueillir cet héritage ; nous n'en avons pas voulu.

Le moment est peut-être propice encore pour regagner le terrain que nous avons perdu à cette époque. Le port d'Anvers jouit de conditions plus avantageuses qu'aucun autre port. Nous pouvons, l'honorable M. Osy vous l'a dit dans une autre séance, approvisionner les environs de Londres.

En ce moment on a plus d'avantages que les marchands de Londres mêmes et nous avons un avantage encore plus grand pour l'approvisionnement de Liverpool et de Hull.

Messieurs, je me suis éloigné du sujet que je traitais tout à l'heure, J'ai dit que le bas prix des blés n'est pas nuisible au cultivateur, lorsqu'il ne va pas à l'extrême.

Ce qu'il faut au fermier, ce sont des prix naturels, des prix stables. Ce n'est que de cette manière que le fermier peut calculer avec une approximation s'approchant de la vérité, quels sont les prélèvements auxquels il peut souscrire en faveur du propriétaire ; ce n'est que de cette manière que le fermier peut être assuré de trouver son compte. Il est bon, messieurs, pour le fermier que le prix soit modéré, qu'il soit plutôt bas que haut, parce que c'est surtout d'après ce prix que se règle le prix des fermages. Quel a été le motif pour lequel, depuis 1835, les prix des baux sc sont tant élevés dans quelques localités? Mais, messieurs, ce sont les prix accidentels des blés, que nous avons eus depuis cette époque.

Mais, outre le fermier, il y a le cultivateur journalier. Est-ce que le prix de grains peut avoir une influence désavantageuse sur sa situation? Messieurs, pour décider cette question affirmativement, il faudrait pouvoir dire que le salaire de l'ouvrier cultivateur varie d'après le prix des grains. Or, on ne peut pas dire que dans un temps de bon marché, si ce bon marché ne résulte que de l'abondance, le travail est moindre qu'aux époques de cherté.

Il n'est donc pas vrai que le bas prix augmente le paupérisme. Savez-vous qui souffre le plus des prix élevés du grain? Ce sont d'abord ceux dont la plus grande partie du salaire est absorbée par l'achat du pain, ensuite ceux dont les moyens sont si exigus qu'en temps de cherté ils ne peuvent plus en acheter. Le renchérissement du blé agit sur l'ouvrier cultivateur, absolument de la même manière dont, agirait une taxe sur les salaires. Ce n'est donc pas le bon marché, mais c'est le renchérissement des denrées alimentaires qui est nuisible aux travailleurs agricoles.

Quoi qu'on en dise, messieurs, il n'y aura pas moins à labourer, à sarcler, à faucher lorsque les prix seront bas que lorsqu'ils seront élevés. Le salaire est toujours le même, car je ne crois pas que l'on en soit venu jusqu'à dire, que par suite du bas prix des grains, des terres, dussent être mises hors de culture.

Je pense, messieurs, que l'abondance, qui occasionne le bas prix, que cette abondance est utile à l'ouvrier agricole parce qu'elle est une des causes principales de la demande de ses services industriels. N'essayez donc pas de mettre obstacle au bon marché, résultat de faits naturels. Ce bon marché est profitable au cultivateur; il est profitable à l'ouvrier et, en dernier résultat, il est profitable au propriétaire.

L'intérêt du propriétaire, messieurs, n'est pas opposé à celui du cultivateur. Savez-vous quand l'intérêt du propriétaire est distinct de celui du cultivateur. C'est quand il croit qu'il en est ainsi et qu'il se laisse entraîner par ce prétendu antagonisme. Sans cela, l'intérêt du cultivateur, l'intérêt de l'ouvrier et l'intérêt du propriétaire sont absolument les mêmes.

J'ai dit, messieurs, que le bas prix des grains n'est pas un obstacle à la prospérité des campagnes. On objectera que c'est une théorie. L'honorable M. de Denterghem nous disait il y a quelques jours: Je suis entré dans la boutique d'un chaudronnier; le chaudronnier ne vendait pas, parce que le prix du grain n'était pas assez élevé.

Messieurs, une pétition d'une commune des environs de Malines est arrivée au bureau; je me suis rendu dans cette commune parce que des fermiers de mon père avaient signé la pétition; je leur ai demandé si le prix des grains ne leur permettait plus de payer leurs fermages. Ils me répondirent qu'ils étaient loin d'en être réduits à cette extrémité ; mais qu'ils avaient signé la pétition parce que le bourgmestre leur avait dit que si la chambre leur accordait une protection pour leurs blés, ils obtiendraient bientôt des prix égaux à ceux du commencement de 1848. Revenant chez moi, je passai devant la boutique d'un boulanger, et je vis cette boutique extrêmement bien garnie, beaucoup mieux garnie que d'habitude.

Je commençais à douter de la vérité de ma théorie; je me disais; M. de Denterghem peut avoir raison : le chaudronnier n'a pas vendu , le boulanger ne vend pas, c'est que le prix du grain n'est pas assez élevé. Je suis donc entré chez le boulanger : « Mon ami, lui dis-je, vos affaires vous mal, vous ne vendez pas. » « - Je vous demande pardon, monsieur, les affaires vont parfaitement. - Mais il me semble que le pain vous reste sur les bras ». « - Pardon, monsieur, c'est que je cuis deux fois au lieu d'une; je vends le double de ce que je vendais, il y a deux ans, et, ce qui est encore mieux, c'est que les chalands, qui alors oubliaient souvent de me payer, me payent très régulièrement aujourd'hui. »

Messieurs, je ne vous entretiendrai plus que pendant quelques instants.

On a dit que quand les campagnes souffrent, les habitants des villes doivent souffrir également, que la misère des campagnes rejaillit sur les villes. Cela est parfaitement vrai; mais, messieurs, ce qui me prouve que la misère des campagnes n'existe pas, c'est que la misère n'existe pas en ce moment-ci dans les villes. Je ne crois pas que nos grandes industries se soient jamais trouvées dans une position meilleure que celle où elles se trouvent maintenant. Voyez l'industrie cotonnière, l'industrie drapière, l'industrie linière.

Il y a peu de jours, je demandais au directeur de la filature de lin, à Malines, comment allaient les affaires, et il m'apprit que, s'il pouvait travailler nuit et jour, il écoulerait ses produits. Je lui demandai encore à quelle époque il pouvait comparer l'époque actuelle; et me répondit qu'il n'y en avait aucune, et que l'époque actuelle était plus favorable que toutes celles qui l'avaient précédée! (Interruption,)

On conteste le fait ; on dit que le bas prix des céréales nuit au débit à l'intérieur des produits manufacturés. Eh bien, prenons des exemples/

En 1837, le prix moyen du froment était de 16 fr. 62 c; en 1837, nous avons importé 7,003,968 kil.de coton brut; ce qui, après le déchet, pour la fabrication, se réduit à 6,237,909 kil. Nous avons exporté pour ces fabricats 566,080 kil.; il est donc resté, dans cette année 1837 où le prix du blé était en dessous de ce qu'on appelle le prix rémunérateur, il est donc resté, pour la consommation à l'intérieur, pour une valeur de 34,446,066 fr. de tissus de coton.

Eh bien, dans cette valeur de 34,446,066, la matière première est entrée pour un quart (8,611,516 fr.), et 25,834,549 représentent le salaire, de l'ouvrier, l'intérêt du capital et le profit de l'industriel. Voici donc, une année de bon marché.

Je vais maintenant prendre une année de cherté : En 1839, l'importation du coton brut a été de 4,071,082 kilog., ce qui, après déchet, se réduit à 3,625,809 kilog. ; on a exporté 560,246 en fabricats; ainsi il en est resté dans la consommation 3,065,563 kilog, ce qui représente une valeur en objets manufacturés de 18,393, 578 francs

Donc, pour cette année de cherté, il y a dans la somme représentant le travail, etc., une réduction de 12,039,516 francs sur celle de 1837.

Ainsi, dans une année de bon marché, la consommation est presque double de ce qu'elle est dans une année de cherté. Le même fait se reproduit régulièrement.

En 1840, le prix a baissé ; les importations de coton brut s'élèvent. après déduction du déchet, à 8,097,192 kilog., il reste dans la consommation une valeur de 43,885,662, c'est-à-dire 23,492,284 de plus qu'en 1839, année de cherté.

Il en est de même pour les années 1841 et 1842. En 1842, nouvelle, année de cherté, il y a une diminution dans l'importation du coton brut;. il y a une augmentation dans l'exportation; par conséquent, la consommation extérieure a été beaucoup moindre.

Je ne parle pas des années 1846 et 1847 ; ce sont des années exceptionnelles.

On pouvait dire que l'année 1839 a été aussi une année exceptionnelle; nous étions menacés d'une invasion de la Hollande. Eh bien, ce qui s'est produit en Belgique s'est produit également en Angleterre ; la même diminution a eu lieu dans la consommation à l'intérieur.

Si de l'industrie cotonnière, je passe à l'industrie drapière, je trouve le même fait. Seulement le fait se produit une année plus tard, parce que les magasins se trouvent déjà fournis lorsque la mauvaise année commence ; c'est donc l'année suivante que le fait doit se produire.

Ainsi 1842 a été une année de disette ou au moins de cherté; eh bien, en 1843, il y a eu diminution dans l’importation de la laine, diminution dans la consommation à l’intérieur et augmentation dans l’exportation des produits de l'industrie drapière.

Voilà ce que dit la statistique, en réponse à votre théorie. Reconnaissez les faits et bénissez Dieu de nous avoir donné le bon marché. La Belgique est restée calme au milieu de l'orage; nous avons pu assister paisiblement à une des crises les plus terribles par lesquelles l'humanité ait (page 630) passé. A quoi devez-vous ce bienfait? Au bon marché. Souvenez-vous que la faim est une mauvaise conseillère. Serions-nous ici, si le pays s'était trouvé en 1848 en présence d'une cherté du blé?

Messieurs, je vous ai entretenus trop longtemps déjà et je ne vous ai pas encore parlé de mon amendement.

Je propose d'appliquer le produit du droit, tel qu'il est fixé dans le projet du gouvernement, au développement de la voirie vicinale.

Voici ce qui m'a engage à vous faire cette proposition.

D'abord, ce que j'ai l'honneur de vous proposer est quelque chose de plus sérieux pour l'agriculture que le droit d'un franc ou d'un franc cinquante centimes, que ceux qui se disent les plus dévoués à ses intérêts veulent lui accorder. Si mon discours vous a prouvé quelque chose, c'est que la protection serait illusoire ; ma proposition au contraire lui assure un avantage réel.

Nous devons assister l'agriculture dans les efforts qu'elle aura à faire pour soutenir heureusement la lutte dans laquelle elle est engagée. Il ne faut pas qu'elle compte sur des prix élevés ; s'il m'était permis de faire une supposition, je dirais que les prix se rangeront dorénavant, dans des années ordinaires, entre 16 et 18 francs; il faut donc que là où l'art cultural est arriéré il fasse des progrès, qu'il adopte toutes les améliorations qui peuvent augmenter ses produits. Mais ce soin le concerne plus spécialement. Quant à nous, nous pouvons l'assister dans ses efforts. La voirie vicinale est loin encore d'avoir atteint le développement auquel il faut désirer de la voir parvenir. N'hésitons pas à la subsidier largement ; ce sera de l'argent bien employé. Ce sera augmenter les engins de l'agriculture. Nous ne saurions rien faire de plus avantageux pour elle et de plus avantageux en même temps pour tout le monde.

Mais je dirai plus, messieurs, c'est un devoir que nous avons à accomplir. En Angleterre, l'agriculture n'avait pas droit à une compensation lorsqu'on abolit les lois céréales ; en abolissant la protection dont elle avait joui jusqu'alors on ne lui appliquait que la loi qu'on appliquait à l'industrie manufacturière. Chez nous, c'est bien différent; on maintient le système pour une industrie, on l'abolit pour l'autre. Je ne blâme pas ; j'admets la différence entre les deux industries; je sais que l'agriculture peut supporter un régime qu'il ne faut appliquer que progressivement à l'industrie manufacturière; quelque partisan que je sois de la liberté commerciale, j'admets, non des compromis avec des principes, mais des ménagements, des transitions plus ou moins lentes d'un système à un autre. Je dis donc que l'agriculture aurait plus de droit que n'avait l'agriculture anglaise à une compensation, à cause du régime différentiel qu'on lui applique ; car enfin, messieurs, si j'ai nié l'efficacité de la protection dans des temps ordinaires, j'ai avoué aussi qu'en temps d'insuffisance des récoltes cette protection pourrait agir avec une grande puissance.

Personne n'en veut pour ce moment, c'est vrai; mais l'agriculture n'en a pas moins le droit de dire qu'elle n'est pas dans le droit commun. Eh bien, donnez-lui une compensation qu’on ne lui a pas même refusée en Angleterre. Mon honorable ami, M. Tesch, vous a dit ce que sir Robert Peel a fait pour assister l'agriculture anglaise dans la lutte qu'elle allait avoir à soutenir contre la production étrangère. Si nous ne pouvons pas la soulager des charges qui pèsent sur elle, si nous ne pouvons pas faire ce que le gouvernement anglais a fait, ne refusons pas du moins de faire ce qui est en notre pouvoir pour faciliter ses moyens de production.

Nous aurons bien mieux de cette façon ménagé ses intérêts, que si nous lui promettons une protection qui ne sera qu'un leurre pour elle, une protection inefficace en temps ordinaires et que ceux-là mêmes qui la demandent seraient forcés d'abolir s'il arrivait un temps où elle deviendrait une réalité.

M. de Liedekerke. - Puisqu'il en est ainsi, quel inconvénient y a-t-il à l'accorder?

M. de Brouwer de Hogendorp. - Je vais vous le dire. Pensez-vous que ce que nous faisons ici n'ait pas de retentissement en Angleterre? Pensez-vous que le parti de la protection soit entièrement détruit en Angleterre? Non, il y a encore en Angleterre des Liedekerke et des Coomans ; il y a des Disraeli et des Stanley. Etablissons des droits protecteurs. On dira en Angleterre que l'agriculture belge, bien que dans des conditions plus favorables que l'agriculture anglaise, n'a pu supporter la concurrence étrangère; ce sera un argument de plus pour ceux qui veulent nous fermer les ports anglais? Est-ce ce résultat là que vous cherchez? Croyez-vous que ce soit si peu de chose pour l'agriculture que cet immense marché placé à nos portes? Croyez-vous que ce ne soit rien que cet accroissement de millions de consommateurs pour les produits de notre sol? Ah! s'il en est ainsi, ne craignez pas de donner des armes à vos rivaux; votez pour l'amendement de M. Coomans.

- Plusieurs membres. - La clôture !

M. le président. - Il y a encore plusieurs amendements à développer ; 27 orateurs sont encore inscrits. (Interruption.)

M. Coomans. - Je demande la parole contre la clôture.

La chambre voudra bien reconnaître que c'est contre mon amendement, le plus élevé de tous, qu'ont été formulées la plupart des objections. ; Si j'ai quelque peu attaqué d'honorables adversaires, j'ai été attaqué également. Parmi les objections qui m'ont été faites, il en est que je tiens beaucoup à réfuter, il y a eu des insinuations... (Interruption.)

J'en appelle au gouvernement lui-même.

M. le ministre de l'intérieur est le premier intéressé à ce que la discussion continue et je dirai immédiatement pourquoi.

On a dit et répété dans cette enceinte que le droit d'un franc, auquel l'honorable ministre de l'intérieur semble se rallier, serait un impôt de 9 millions sur le pain du peuple. Il ne faut pas qu'on croie que la loi que nous allons faire.....(Interruption.)

Il y a encore d'autres motifs qui militent en faveur de la continuation du débat. Il y a un motif péremptoire, c'est que j'ai présenté un amendement. Je demande l'exécution du règlement en ce point.

Nous sommes tous intéressés à ce que nos honorables adversaires puissent avoir la parole à leur tour. C'est de l'équité.

M. Orts. - Ils n'insistent pas pour avoir la parole.

M. Dumortier. - Je ne puis croire que la chambre ait l'intention de clore la discussion après avoir consacré deux séances à entendre presque exclusivement des discours uniquement contre la proposition de la section centrale.

Vous remarquerez que ce n'est pas notre faute si le préopinant a fait un long voyage de circumnavigation, où il est allé partout excepté en Belgique. Nous ne pouvons être victimes de ce pèlerinage. Moi, qui ai eu l'honneur de déposer un amendement sur le bureau et qui suis appelé maintenant à prendre la parole, je dois m'opposer à la clôture. Ce serait contraire au règlement ; vous ne pouvez pas clore la discussion après avoir consacré deux séances à entendre des orateurs qui ont combattu le système admis par un grand nombre de membres et proposé par la section centrale.

En vertu du règlement, j'ai le droit de parler, la chambre, ne clora pas après avoir entendu un discours pour la proposition du gouvernement. Toute discussion doit se terminer par l'audition d'un orateur contre le projet puisque toute discussion commence par un orateur pour le projet.

Je n'insiste pas. Ce serait prolonger inutilement le débat. Je suis persuadé que la chambre a trop de sagesse pour prononcer la clôture.

M. Delfosse. - Si la clôture est prononcée, je demande qu'on entende au moins M. le rapporteur ; c'est dans les usages de la chambre. Il a aussi été convenu que les auteurs des amendements pourraient les développer.

M. de Mérode. - Messieurs, autrefois on ne clôturait pas la discussion sur des questions aussi importantes que celle-ci, sans avoir entendu tous les orateurs inscrits. L'honorable M. Mercier s'est fait inscrire cinq jours avant la discussion, et il n'a pas encore eu la parole.

M. Dumortier. - Je suis inscrit depuis le mois de décembre.

M. de Mérode. - Je ne parle pas des inscriptions du mois de décembre, mais de celles qui ont eu lieu quelques jours avant la discussion. Or, je répète que l'honorable M. Mercier s'est fait inscrire cinq jours avant la discussion ; c'est un ancien ministre des finances qui, bien certainement, possède des connaissances particulières sur la question que nous traitons.

Je conçois, messieurs, que des orateurs qui ont parlé pendant une séance entière demandent la clôture. Mais c'est là la plus grande injustice: chacun doit avoir son tour de parole.

M. Faignart. - Messieurs, je reconnais que la discussion a été très longue et que vous avez déjà entendu beaucoup d'orateurs pour et contré. Vous avez entendu des protectionnistes, des libre-échangistes, des économistes, mais je pense que jusqu'ici vous n'avez pas entendu beaucoup d'hommes pratiques dans la matière. Ce n'est pas que je veuille me poser comme homme plus pratique que qui que ce soit ; cependant je crois pouvoir vous présenter quelques observations utiles sur cet objet qui est tout à fait à ma portée.

Ensuite, M. le ministre de l'intérieur nous a communiqué des rapports qui sont tout en faveur de la loi qu'il défend; je puis, à mon tour, communiquer des rapports d'autorités compétentes qui sont d'un avis tout à fait contraire.

M. Rodenbach. - Messieurs, il paraît que l'on veut clore la discussion. J'en ai fait l'observation au commencement de la séance et on m'a répondu qu'il n'était pas question de clore. Je vois maintenant que mes prévisions étaient fondées.

Si, messieurs, la discussion générale est close, je fais une réserve, c'est que nous puissions parler sur l'article premier. Il a toujours été dans les usages de cette chambre que lorsqu'une discussion générale était close, on pût parler sur l'article premier. M. le président a paru dire qu'il n'en serait pas ainsi.

M. le président. - J'ai dit que le projet du gouvernement ne se composant que d'un article, la discussion générale se confondait avec celle de l'article ; j'ai fait cette observation pour qu'on ne fût pas induit en erreur.

M. Rodenbach. - J'ai une autre observation à faire ; je dois me plaindre d'une tactique dont nous avons eu des exemples dans cette discussion : pour avoir plus tôt son tour de parole, on demande la parole sur et on présente un amendement souvent insignifiant. Je crois que c'est là un abus auquel il faut mettre un terme.

Pour ridiculiser cette manière de faire, je m'étais proposé de demander la parole « sur » et de déposer un amendement tendant à fixer le droit à 99 centimes. Je ne le ferai pas, parce que nos débats doivent rester sérieux; mais il ne faut plus que l'on puisse user d'une sorte de subterfuge pour empêcher des membres de parler. Je pense que le règlement a besoin d'être changé à cet égard.

(page 631) M. le président. - Il paraît que l'on est d'accord d'entendre les membres qui ont des amendements à développer, ainsi que M. le rapporteur. C'est dans ce sens que je mets la clôture aux voix.

M. Faignart. - Peut-on encore déposer des amendements?

M. le président. - On ne peut plus déposer des amendements lorsque la clôture est prononcée.

M. Thibaut. - L'honorable M. Faignart a annoncé qu'il avait un amendement à déposer ; si donc on entend encore les auteurs des amendements, il doit avoir son tour de parole.

M. Sinave. - Je n'ai pas encore développé mon amendement.

M. le président. - C'est vrai, je l'avais oublié.

M. Coomans. - Je présenterai une dernière observation sur la clôture.

Je crois que l'intention de la Chambre est de faire une loi définitive; c'est un motif de plus pour approfondir la discussion et pour ne laisser à personne l'occasion de dire que la discussion a été étouffée. S'il ne s'était agi de voter la loi que pour un an, je crois aussi que sept ou huit jours de débats auraient suffi ; mais la question aujourd'hui a une tout autre portée.

M. le président. - Ainsi en cas de clôture, vous aurez à entendre les développements des amendements de MM. Dumortier, Coomans, Sinave et Faignart.

M. Mascart. - J'ai aussi un amendement à présenter.

- La clôture est mise aux voix. L'épreuve étant douteuse, la discussion continue.

M. Dumortier. - Messieurs, je conçois l'impatience de la chambre d'en finir avec cette discussion, déjà si longue, et lorsque la loi temporaire que nous avons votée ne peut plus avoir qu'une durée très restreinte. Mais cette discussion si grave, si solennelle, a soulevé des questions d'une si haute importance que je vous prierai de me prêter encore quelques moments d'attention. Après tant d'orateurs, je tâcherai de vous présenter sur les grands intérêts qui nous occupent quelques considérations neuves et pratiques.

La discussion, messieurs, partie d'abord d'un projet de loi relatif aux droits d'entrée sur les céréales, a fait naître une autre question d'une grande importance, celle du libre-échange. Et, messieurs, il ne faut point se le dissimuler, les uns ont parlé franchement pour le libre échange ; d'autres , au contraire, n'ont point osé en prononcer le mot; mais ils veulent la chose, puisqu'ils combattent la protection qu'ils appellent la prohibition. Pour moi, partisan d'une protection modérée en faveur du travail national, je viens repousser à la fois et la prohibition des produits quelconques de l'étranger, et le libre-échange, que je regarde comme le plus grand malheur, comme la chose la plus fatale qui pourrait arriver à notre pays.

On nous a beaucoup parlé, dans cette discussion, d'une science à peine née d'hier, et qu'on a proclamée ici comme évangile, l'économie sociale ou politique, comme on voudra. A ce sujet je me permettrai une remarque : L'empereur Napoléon, dont certes on ne contestera pas le génie, disait toujours qu'il avait une souveraine aversion pour les idéologues.

Eh bien, je ne connais rien de plus idéologue que les partisans de ces théories creuses qui n'auraient qu'un effet, celui de menacer tous les intérêts, de compromettre tous les capitaux, de bouleverser toutes les industries et avec elles la Belgique entière.

A l'économie sociale, sœur ainée du socialisme, au libre-échange qui, comme l'a dit avec beaucoup de raison mon honorable ami M. Coomans, n'est autre chose que le socialisme, que le communisme des nations.... (Interruption.) Il est beaucoup plus facile, messieurs, d'en rire que d'y répondre.

Au libre-échange, qui n'est autre chose que le socialisme des nations, que le communisme des nations....

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Où est le mal.

M. Dumortier. - Où est le mal? dites-vous ! Dans la ruine du pays.

A cette doctrine, messieurs, j'en opposerai une autre, je substituerai la science pratique de l'homme d'Etat, l'économie nationale; l'économie nationale que tout pays doit pratiquer sous peine d'arriver à sa ruine.

Eh, messieurs, nous n'avons point ici à nous occuper ni de l'intérêt de la France, ni de l'intérêt de l'Angleterre, ni de l'intérêt d'autres nations. Nous n'avons point à nous occuper de ces théories qui concernent l'humanité tout entière; nous ne sommes point les représentants de l'humanité, nous sommes les représentants de la Belgique, et ce sont les intérêts de la Belgique que nous devons défendre en toute circonstance contre l'étranger.

Bannissons donc ces théories creuses, ces théories absurdes et occupons-nous des intérêts du pays. Voilà ce qui vaut beaucoup mieux que des théories de professeurs qui ne devraient point trouver d'écho dans cette enceinte.

Pour moi, j'ai parcouru toute ma carrière en défendant les travailleurs, à quelque classe qu'ils appartiennent, les travailleurs de l'industrie, les travailleurs des mines, les travailleurs agricoles; je ne faillirai pas maintenant à cette mission.

Dans cette discussion, on a beaucoup parlé de la richesse publique. Qu'est-ce que la richesse publique? La richesse d'un pays, c'est le travail; sans le travail, tout est improductif et marche à sa ruine. Si donc vous substituez le travail étranger au travail national, vous affamez le peuple, vous ruinez notre nationalité et vous commettez un crime contre l'économie nationale. Ce que nous devons faire en toute circonstance, nous, représentants du peuple belge, nous qui ne sommes point envoyés ici pour défendre des théories rêveuses, mais qui avons été choisis pour faire tout ce qui peut contribuer à la prospérité du peuple belge, ce que nous devons faire, c'est d'employer tous les moyens en notre pouvoir pour donner le plus grand développement possible au travail en Belgique, soit qu'il appartienne à l'industrie, soit qu'il appartienne aux manufactures, soit qu'il appartienne à l'agriculture, peu importe, c'est le travail national que nous devons encourager.

Faire une distinction entre le travail industriel et le travail agricole, c'est, j'en conviens, dans cette circonstance, une chose excessivement commode pour sacrifier l'un au profit de l'autre, comme si le laboureur était encore traitable et corvéable à miséricorde et merci. Mais est-ce là, je le demande, cette loi d'égalité que nous devons respecter dans tous nos votes, dans toutes nos discussions ? La Constitution la proclame : tous les Belges sont égaux devant la loi. Est-ce donc que les Belges qui cultivent la terre formeraient par hasard une classe moindre, ayant moins de droits à notre sollicitude que les Belges qui se livrent à l'industrie? Tous les Belges sont égaux devant la loi ! Et sans violer les principes fondamentaux de nos institutions, vous ne pouvez ici établir cette théorie, que j'ai entendu soutenir avec douleur dans l'assemblée, qu'il y a une grande différence entre la protection accordée à l'industrie et la protection accordée à l'agriculture. Il faut, messieurs, la même protection pour tous ou la même liberté pour tous, alors les choses seront égales. Quant à moi, je repousse la liberté pour tous en matière d'industrie parce que la liberté pour tous c'est la mort de l'industrie belge, c'est la ruine de tous, au profit de l'étranger.

Messieurs, qu'est-ce que le libre-échange? Permettez-moi une comparaison : c'est votre table ouverte à tout venant. Qu'est-ce que la protection ? C'est la porte qui ferme votre maison, qui protège votre famille contre l'étranger. Supprimer cette porte, c'est rendre votre maison commune à tous, c'est vous ruiner. Oui, supprimer la protection, c'est ruiner le pays, en appelant le travail étranger à venir prendre chez nous la place du travail national.

On a beaucoup parlé dans cette discussion d'un illustre ministre anglais. On a cité fréquemment l'exemple de sir Robert Peel. On vous a dit : Imitez sir Robert Peel. On a vanté le système commercial de sir Robert Peel. C'est au moyen des théories anglaises, c'est à l'aide du système introduit en Angleterre qu'on voudrait établir en Belgique le libre-échange. Eh bien, messieurs, je crois que ceux qui se sont exprimés de la sorte n'ont point lu les discours de sir Robert Peel ; car s'ils les avaient lus, ils auraient reculé devant ces discours.

En effet, que disait Robert Peel au parlement anglais dans l'un des discours mémorables qu'il a prononcés pour défendre le système du libre-échange? Voici, messieurs, ses paroles :

« Que craignez-vous, disait-il, de ma mesure? N'êtes-vous pas le pays du monde le plus riche en capitaux? Ne possédez-vous pas les forces productives les plus puissantes de l'Europe?

« Nous donnons, disait-il encore, un exemple à l'Europe, pour qu'elle entre dans une voie où elle ne saurait nous suivre. »

Vous l'avez entendu : dans une voie où elle ne saurait nous suivre ! Voilà ce que disait Robert Peel. Il voulait nous stimuler par l'exemple, c'est-à-dire ruiner l'Europe, la Belgique au profit de l'Angleterre.

Je dis donc, messieurs, que les honorables membres qui ont cité les discours de sir Robert Peel, n'ont point lu ce discours, car s'ils l'avaient lu jusqu'à la fin, ils auraient vu que le système de sir Robert Peel est un piège tendu au continent, pour ruiner le continent, pour ruiner la Belgique au profit de l'Angleterre.

Vous voulez, dites-vous, la liberté commerciale, vous voulez la liberté internationale? Eh bien, je vous dirai, moi : Sil vous voulez la liberté commerciale, commencez par nous donner l'égalité. C'est la première de toutes les conditions, car la liberté sans l'égalité, c'est le despotisme du plus fort; c'est le droit au plus fort d'écraser le faible. Vous voulez le libre échange ; eh bien, répondez-moi : Où sont vos capitaux comparables à ceux de l'Angleterre? où sont vos forces productives comparables à celles de votre rivale ? où sont vos machines? où sont vos inventeurs, comparables à ceux de l'Angleterre? où sont ces flottes immenses qui sillonnent les mers? où sont vos débouchés? où sont vos colonies? Vous n'avez rien de tout cela et dès lors vous n'avez pas l'égalité. Eh bien, la liberté sans l'égalité, c'est la faculté pour le puissant d'écraser le faible. Ce ne sera donc jamais qu'avec la plus profonde douleur que j'entendrai préconiser dans cette enceinte les théories trompeuses du libre-échange, que je verrai d'honorables amis tomber dans le piège que nous a tendu l'Angleterre.

Messieurs, ouvrez les pages de l'histoire, vous y verrez des exemples frappants du sort qui attend un peuple qui se laisse guider par de vaines théories, par ces théories aujourd'hui formulées en système d'économie politique, d'économie sociale.

Voyez le Portugal, voyez l'Espagne, voyez la France à la fin du siècle dernier; voyez la Belgique à la suite du traité d'Utrecht. Alors aussi il se trouvait dans ces pays des hommes qui disaient : « Acceptons les produits de la Hollande et de l'Angleterre; nous les aurons à meilleur marché : que sert aux consommateurs dans notre pays de payer les produits un peu plus cher, lorsque nous pouvons les tirer à meilleur marché de l'Angleterre et de la Hollande? »

Eh bien, sous l'empire de ces théories, le Portugal a fait un traité avec l'Angleterre, il a été ruiné ; la Belgique a fait un traité avec la Hollande et (page 632) elle a été temporairement ruinée; la France a fait un traité avec l'Angleterre, elle a été ruinée. Voilà ce qu'ont produit ces théories du meilleur marché : la ruine des nations qui les ont pratiquées. Si vous voulez adopter le même système, non plus en vertu de traités, mais en vertu de je ne sais quelles rêveries d'économie politique, savez-vous ce qui vous attend? Ce qui vous attend, c'est le sort de l'Espagne, c'est le sort du Portugal, c'est le sort de la Belgique après le traité d'Utrecht ; c'est une Belgique appauvrie, minée, vouée à la misère ; voilà ce qui vous attend.

L'honorable préopinant qui a immédiatement parlé avant moi, a soutenu une thèse, à mes yeux, très étrange : « La protection, dit-il, ruine l'agriculture. » Mais si la protection ruine l'agriculture, elle doit aussi la ruiner dans toutes les nations qui nous environnent. Si la protection ruine l'agriculture, elle doit aussi ruiner toutes les autres industries. Vous parlez de libre-échange, vous ne connaissez pas votre pays. Que feriez-vous sans la protection? Examinez l'état de vos exportations ! Vous n'avez que sept produits manufacturés qui puissent lutter à l'étranger contre l'Angleterre; tous les autres ne peuvent, sans protection, soutenir la concurrence anglaise ou française, et vous voudrez, pour de vaines théories, exposer votre pays à une ruine aussi complète! Le jour où vous abaisseriez vos barrières, qu'arriverait-il? Vous seriez inondés de produits anglais, allemands ou français, et la Belgique ne pouvant se livrer tout entière à la fabrication des seuls produits qui puissent aujourd'hui lutter contre l'Angleterre, et cela à cause des circonstances locales où ils se trouvent établis, marcherait à la ruine et à la misère.

Messieurs, la Belgique ne peut donc pas supporter le libre-échange; le libre échange serait sa ruine. Peut-elle davantage supporter la liberté des céréales? Je n'hésite pas à dire que la liberté des céréales serait encore sa ruine ; ruine d'autant plus rapide et plus profonde que notre pays , avant tout, est un pays agricole, que l'agriculture est la plus importante de toutes les sources de la richesse nationale. Comment ! dans cette Belgique qu'on cite à bon droit comme le pays le plus agricole de l'Europe, la chambre n'aurait pas de sympathies pour cette agriculture qui mérite tous ses soins ! Je ne puis le croire ; messieurs, vous montrerez de la sympathie pour l'agriculture, en lui donnant, vu les difficultés des circonstances présentes, tout ce qu'il est possible de lui donner; libre à nous, dans les circonstances ultérieures, de faire tout ce qu'il sera possible de faire alors.

Ceci, messieurs, m'amène à me demander: La loi que nous allons faire, sera-t-elle temporaire ou définitive? Pour moi, messieurs, je vous le déclare, je ne connais, en matière de céréales, que deux lois qui puissent être définitives : c'est d'abord l'échelle mobile dont on a tant parlé... (Interruption.) Je le répète, je ne connais d'abord que l'échelle mobile qui puisse être une loi définitive : toute autre loi, essentiellement basée sur les produits de la terre d'une année, est nécessairement modifiable d'après les besoins et les produits de la récolte de l'année suivante. L'échelle mobile seule prévoit la bonne et la mauvaise récolte, l'abondance et la disette seule elle est permanente.

Le second système, c'est la liberté absolue, c'est la libre entrée des céréales; c'est aussi un système fixe, je le reconnais, mais nous verrons plus tard s'il le sera longtemps.

L'Angleterre ne possède ce système que depuis un an au plus; la loi a été votée, il est vrai, il y a plusieurs années, mais il y a eu une échelle descendante dans les droits, jusqu'à ce qu'on arrivât à la pleine liberté...

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Le droit fixe existe depuis trois ans.

M. Dumortier. - Pardon; ce n'est qu'au mois de février 1849 qu'on est arrivé en Angleterre au système de libre échange d'une manière absolue; pendant trois années, le droit avait été constamment dans une échelle descendante, jusqu'à ce qu'on atteignît la liberté absolue.

Messieurs, il y a donc un an à peine que ce système de liberté existe en Angleterre, et déjà vous voyez, sur tous les points de ce pays, des meetings s'organiser, pour demander le retrait du free-trade; les réclamations les plus vives sont adressés au parlement pour obtenir le rétablissement d'une protection en faveur de l'agriculture. Ne préjugeons pas quel sera le résultat de ce système; mais je n'hésite pas à dire que si deux ou trois années d'abondance venaient à se succéder en Angleterre, l'Angleterre ne pourrait pas résister au libre échange des céréales.

Et pourquoi? Le motif en est très simple ; il est impossible à l'agriculture de l'Europe civilisée de jamais lutter contre l'agriculture de la Russie et contre celle des Etats-Unis. (Interruption.)

C'est une erreur, me dit l'honorable M. Cans; je vais lui montrer que l’erreur est de son côté.

Comment s'opère la culture en Russie? Le système est bien simple ; après que les hommes enrégimentés ont servi vingt ans, on leur donne des terres dans les steppes. Les Steppes, vous le savez, sont cette immense lande de terres qui part de Moscou et aboutit à la Crimée.

Ces terres sont d'une fertilité excessive, elles ont un limon fécondant de plusieurs pieds d'épaisseur, et ne nécessitent aucun engrais. Sur le continent occidental, ces terres n'ont d'analogues que les terres des poldres des Flandres. Là, peu de travaux pour obtenir une récolte très abondante; il suffit de labourer, de brûler le gazon et d'ensemencer; là, point d'impôt foncier, point de contributions; point d'engrais, point de fermage; la vie la plus économique; et il arrive que le grain de ces contrées se vend et s'est vendu 5 ou 6 fr. l'hectolitre.

Et si l'on y ajoute les frais de transport (et ici je pourrais m'appuyer sur un discours d'un honorable ami qui siège à ma droite), ce grain est quelquefois arrivé en Belgique à 11 fr. l'hectolitre.

Messieurs, je vous le demande, est-il possible de songer que l'agriculture belge puisse jamais vivre avec un tel avilissement du prix des céréales, dans les bonnes comme dans les mauvaises années, surtout si l'on considère que les propriétés sont immensément divisées en Belgique, que les 99 centièmes de nos agriculteurs ne cultivent qu'un très petit nombre d'hectares ?

Il y a plus, dans bien des années, tandis que la récolte manque dans l'Occident, elle réussit en Orient; alors, le fermier belge, qui perd en quantité, doit encore voir ses grains avilis, et par conséquent marcher directement à sa ruine.

Messieurs, sous le régime hollandais, et par suite de la libre entrée des céréales, j'ai vu moi-même vendre, sur le marché de la ville que j'habite, le froment à 10 francs et le seigle à 7 francs l'hectolitre.

Eh bien, je vous le demande, à de telles conditions, était-il possible à l'agriculteur de vivre? Non, il devait être ruiné. En effet, ouvrez la statistique du gouvernement, vous y lirez que la moyenne du produit d'un hectare de terre cultivé en froment est de 18 hectolitres. Je suppose 20 pour la facilité du calcul. Or, le jour où le prix du froment sera descendu à 12 fr., le fermier touchera pour le produit d'un hectare cultivé en froment 220 à 240 fr. Est-il possible que le laboureur vive avec un pareil état de choses? Evidemment c'est impossible, ce serait vouloir la ruine du cultivateur que d'établir un pareil système.

Mon honorable ami M. Dedecker, dans le discours qu'il a prononcé hier a posé la question sur un autre terrain; c'est sur ce terrain que la plupart des orateurs favorables à l'absence de tout droit sur les céréales se sont placés.

Faut-il à la Belgique un commerce de céréales? Oui, disent les uns; non, disent les autres. Qui dit : oui? Ce sont les représentants des ports de mer, M. Osy, représentant d'Anvers; M. Dedecker, représentant du port de mer de Termonde. Voilà ceux qui veulent faire primer le commerce sur l'agriculture; j'ajouterai M. de Brouwer, représentant du port de mer de Malines. Est-il juste, je vous le demande, de venir, dans l'intérêt de quelques négociants en grain, sacrifier toute l'agriculture de votre pays ? Est-il juste, pour procurer des bénéfices à quelques négociants, très honorables d'ailleurs, d'exposer à la ruine des millions de paysans ? Là est toute la question.

Je n'admets pas d'ailleurs ce paradoxe que le commerce d'exportation des céréales dépendait du commerce d'importation. Je n'admets pas ce système. A mes yeux l'exportation des céréales ne dépend nullement de l'importation. La Belgique peut avoir un commerce d'exportation de céréales sans commerce d'importation; produisant plus qu'elle ne consomme en certaines années, elle peut exporter ses produits sans s'exposer à voir son marché surchargé de produits étrangers.

On nous a cité l'admirable situation du port d'Anvers qui lui permet d'exporter et d'arriver sur le marché de Londres plus vite que certains ports de la Grande-Bretagne elle-même.

Eh bien, que le port d'Anvers profite de sa situation pour exporter notre trop-plein, je lui adresserai mes félicitations les plus vives. Mais est-il vrai qu'en échange du service que le commerce peut nous rendre en exportant l'excédant de nos céréales, nous devrions lui permettre d'encombrer nos marchés de céréales étrangères? Je ne vois aucune analogie entre les deux termes de cette proposition. Ce que nous devons voir, ce n'est pas l'intérêt de tel ou tel industriel, de tel ou tel commerçant, mais l'intérêt des ouvriers, l'intérêt des masses. Or, les masses sont du côté de l'agriculture, et non du côté de ceux qui s'enrichissent par le commerce des céréales.

On demande : Faut-il protéger le commerce des céréales ? Je retournerai, moi, la question; je demanderai : Faut-il oui ou non protéger l'agriculture? Là est toute la question qui nous occupe. L'agriculture a-t-elle oui ou non droit à notre protection? Voilà la question que nous devons décider. Je dis que nous ne pourrions, sans forfaire à notre devoir, refuser à l'agriculture une protection que nous accordons à toutes les autres industries du pays. L'homme ne vit pas seulement de pain, il a besoin dans une égale proportion de toutes les choses nécessaires à la vie. Soutenir le contraire, c'est un paradoxe, c'est l'abus de la force et de la violence.

Des honorables membres qui ont parlé avant moi se sont imaginé qu'il était possible de transformer l'agriculture. Pourquoi, disait l'honorable M. Lebeau, ne cultiverait-on pas la betterave au lieu des céréales ?

Je répondrai à l'honorable membre : Quand on viendra demander que la betterave soit protégée contre la concurrence du travail indien, du travail des esclaves, contre la canne à sucre, dans ce grand conflit des droits sur les sucres raffinés, est-ce que vous apporterez à la betterave, eu égard aux intérêts de l'agriculture, les faveurs que vous refusez aujourd'hui aux céréales ? Je crois qu'aujourd'hui on se sert du prétexte de la culture de la betterave pour repousser un droit légitime sur les céréales ; et quand on en viendra à la lutte de la canne à sucre et de la betterave, on sacrifiera encore l'agriculture représentée par la betterave.

On prétend encore qu'on peut cultiver partout le colza ; mais le colza ne se cultive et ne peut se cultiver que là où les variations de température de l'hiver ne sont pas brusques et fréquentes; à une certaine élévation au-dessus du niveau de la mer, la culture du colza est impossible, parce que la récolte manque trop souvent; cette culture ne peut avoir lieu que sur des points exceptionnels de notre pays et presque au niveau de la mer ; c'est ce qui maintient le pi ix de cette graine à un taux assez élevé.

(page 633) On nous a dit : Sur le colza et le lin il n'y a pas de droit protecteur, vous en demandez seulement sur les céréales ; c'est la nourriture de l'ouvrier, c'est la nourriture du peuple. Il y a une réponse à faire à cet argument quelque peu paradoxal : Si les législateurs ont accordé un droit protecteur pour la production des céréales, c'est à cause du grand besoin que nous en avons, afin d'en encourager la culture dans l'intérêt du peuple. Voilà pourquoi on met des droits sur les céréales.

Vous trouvez, parce que sur tels produits de l'agriculture il n'y a pas de droits qu'il n'en faut pas sur les autres. Je demanderai à l'honorable député de Verviers, qui rit en ce moment, s'il consentirait à ce que la Belgique reçût immédiatement sans droits les produits étrangers similaires à ceux que Verviers fabriquent cela parce que nous recevons d'autres produits libres de droits.

M. David. - Dès demain, si la chose est proposée.

M. Dumortier. - Vous ne le ferez pas, parce que l'industrie des draps est trop précieuse pour la ville qui vous a envoyé ici; vous ne voudriez pas de la libre entrée des draps anglais et français. Lors de la discussion de notre tarif, quand il s'est agi de la draperie, vous vous rappelez avec quelle chaleur les représentants du district de Verviers se sont élevés contre l'abaissement des droits; ils disaient : Vous allez nous ruiner au profit de la France.

Vous vous rappelez avec quelle chaleur M. le président a pris la défense de la draperie en 1835; il disait : Si vous permettez l'entrée des draps français, anglais ou allemands, vous nous ruinez, vous affamez nos ouvriers. Vous aviez raison, vous auriez raison de le faire encore ; en soutenant la même thèse, si vous ne le faisiez pas, vous manqueriez à vos devoirs de député du district de Verviers.

M. David. - Nous importons nos draps et étoffes de pure laine en Angleterre.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Certainement, nos draps vont en Angleterre.

M. Dumortier. - C'est vrai : C'est un des sept produits de la Belgique qui peuvent lutter avec l'Angleterre. Mais si nos draps vont en Angleterre, les habitants de Verviers n'entendent pas que les draps anglais viennent en Belgique. Ils veulent avoir le monopole de la consommation de notre pays, et ils ont raison. Ne vous rappelez-vous pas les réclamations si vives des habitants de Verviers contre l'introduction des fils de laine français qui venaient, disaient-ils, ruiner l'industrie du pays? Ainsi ne riez pas de mes paroles, lorsque je dis que vous refusez à l'agriculture la protection que vous réclamez pour votre industrie.

M. David. - Verviers n'a réclamé que contre l'augmentation des primes accordées en France à la sortie des produits lainiers, primes dont le chiffre a été momentanément doublé sur les fils de laine.

M. Dumortier. - Vous avez réclamé pour conserver le monopole du pays. Vous avez de plus obtenu des primes, c'est avec cela que vous avez exporté.

M. de Theux. - L'observation de M. Dumortier est parfaitement exacte. On peut d'ailleurs la vérifier dans les documents de la chambre de commerce de Verviers qui sont aux archives.

M. Dumortier. - Mais , vous dit-on, le régime des céréales est tout autre que celui des produits manufacturés. On peut vouloir des droits sur les manufactures et vouloir la liberté des céréales. C'est ce qu'a dit M. le ministre des finances ; c'est ce qu'a répété mon honorable ami, M. Dedecker, député de Termonde. On peut vouloir deux régimes différents.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je n'ai pas dit cela.

M. Dumortier. - Cela résulte évidemment de vos paroles.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'ai dit que ce sont deux choses régies par des principes différents.

M. Dumortier. - Voici ce que vous avez dit : « Il n'y a pas de similitude à établir entre les deux industries agricole et manufacturière. » Voilà vos paroles, et vous avez ajouté : « L'industrie agricole ne produit pas assez pour la consommation, tandis que l'industrie manufacturière produit plus que la consommation. »

Voilà votre démonstration. Maintenant je vais vous répondre. L'industrie agricole, dites-vous, ne produit pas tout le blé nécessaire à la consommation, mais c'est une erreur. Cela dépend tout à fait des années. Il y a des années où l'industrie agricole ne produit pas tout le blé nécessaire à la consommation du pays; mais il en est d'autres, comme l'année passée, où la production est plus considérable qu'il ne faut pour la consommation du pays. Cela dépend de la Providence.

Si la Providence vous donne une récolte favorable, vous avez plus de céréales qu'il ne faut pour la consommation. Votre argumentation pèche donc par sa base.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Dans ces cas-là il n'y a pas d'importation.

M. Dumortier. - M. le ministre de l'intérieur me fait remarquer que dans ces années où la Belgique regorge de céréales, où le cultivateur ne sait qu'en faire, il n'y a pas d'importation ; cependant, dans les 9 premiers mois de 1849, année abondante s'il en fut, il a été importé en Belgique 888,000 hectolitres de céréales.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Et l'exportation?

M. Dumortier. - Tout à l’heure nous y viendrons.

Toujours est-il que, d'après le gouvernement, il a été importé, dans les neuf premiers mois de l'année dernière, 888,000 hectolitres de céréales. Si nous appliquons la moyenne à l'année entière, nous aurons pour chiffre de l'importation en Belgique, pendant l'année entière, 1,200,000 hectolitres de céréales. N'est-ce donc rien qu'une pareille importation? Mais c'est le produit de 60,000 hectares de terre, à raison de 20 hectolitres en moyenne par hectare. Voilà ce que l'on introduit dans le pays pour faire concurrence à l'agriculture, et cela dans un moment où les prix sont avilis, où les greniers de nos laboureurs regorgent de céréale !I Après cela faut-il s'étonner des réclamations qui surgissent de toutes parts ?

Mais, dit-on, on a exporté. Je n'admets pas qu'il ne puisse y avoir d'exportation de nos céréales sans l'importation des céréales étrangères. Cette importation en Belgique des grains étrangers n'est pour rien dans l'exportation de nos produits. De ce que vous exportez des produits manufacturés, faut-il donc recevoir les fabricats étrangers? Nous pourrions exporter notre trop-plein, comme le fait la France, sans recevoir de grains étrangers. Les douze cent mille hectolitres introduits l'an dernier dans le pays ont donc empêché la vente d'une somme égale de céréales belges.

Je suis d'accord avec M. le ministre de l'intérieur sur ce point capital, c'est que le tarif que nous faisons, quel qu'il soit, n'amènera pas un grand changement dans les prix. Mais savez-vous ce qu'amènera un droit protecteur? Il donnera au cultivateur la possibilité de vendre ses produits, possibilité qu'il n'a pas aujourd'hui.

Le plus grand vice de la liberté des céréales dans les circonstances actuelles, c'est que l'agriculteur ne trouve pas à vendre ses produits. Et pourquoi? C'est que la plupart des boulangers n'achètent pas leurs céréales sur le marché. Ils s'approvisionnent aux moulins à vapeur. Or, les capitalistes propriétaires de moulins à vapeur, qui ont des débouchés immenses pour leurs farines, trouvent plus commode d'acheter des cargaisons entières à Anvers, et ainsi le petit cultivateur, dont la situation touche de bien près à la misère, ne trouve pas le moyen de vendre ses céréales ; car il ne peut porter au bateau un ou deux sacs de grain. Il est obligé de les garder, sans pouvoir les vendre. Non seulement il ne peut pas payer son propriétaire, mais il ne peut pas habiller ses enfants, leur donner de l'éducation. Voilà le plus grand vice de la liberté des grains dans les circonstances où nous nous trouvons.

Il est donc très inexact de dire qu'on peut admettre un régime différent pour les céréales et pour les manufactures. Ce système aurait pour résultat de sacrifier l'agriculture au profit des villes. Ce résultat, vous ne pouvez le vouloir. Je vous démontrerai que l'industrie des villes est excessivement intéressée à ce que ce sacrifice n'ait pas lieu.

La liberté des céréales, vous dit-on, est l'antipode de l'échelle mobile. On a beaucoup crié contre l'échelle mobile. On regarde cette législation comme dangereuse, on a représenté le projet des vingt et un, en 1845, comme devant affamer le peuple. Je dirai (et je prie ceux qui professent cette opinion de répondre à l'observation que j'ai l'honneur de présenter) que l'échelle mobile présentée par les vingt et un, était en tous points conforme à celle qui existait, et qui, aujourd'hui encore, existe en France, sans que jamais, dans ce grand pays, on se soit avisé de la proclamer une loi de famine.

En France, en février 1848, il y a près de deux ans, à la suite d'une violente révolution, la république a été proclamée. Les esprits les plus avancés, les plus chauds défenseurs des intérêts du peuple, ou se disant tels, sont arrivés au pouvoir. Un gouvernement provisoire s'est établi, où siégeaient les chefs du socialisme et avec eux des ouvriers. Une assemblée constituante a été installée, qui, nommée en vertu du suffrage universel, a réuni des hommes de toutes nuances, les esprits les plus avancés, et parmi eux un grand nombre d'ouvriers. Une assemblée nationale y a succédé, elle délibère encore et est composée des mêmes éléments. Tous ces hommes sont partisans des intérêts du peuple, que dis-je ? le peuple, l'ouvrier siège lui-même dans ces conseils. Nul ne songera à les accuser de vouloir affamer le peuple. Ont-ils demandé l'abrogation de la loi des céréales? Non. Le gouvernement provisoire qui pouvait l'abroger, le gouvernement qui se composait de socialistes, de communistes, ne l'a pas fait.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Cela prouve qu'il ne faisait pas du socialisme comme nous en faisons, et que nous n'en faisons pas comme ils en ont fait.

M. Dumortier. - Cela prouve que nous ne voulons pas affamer le peuple.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Cela prouve qu'il y a socialiste et socialiste.

M. Dumortier. - Dans le gouvernement provisoire, dans l’assemblée constituante, dans l'assemblée qui siège encore aujourd'hui, il ne s'est pas trouvé un homme, pas une voix qui ait fait une motion pour l'abrogation de la loi des céréales en France, qui ait prononcé une parole en ce sens. Ni Louis Blanc, ni Caussidière, ni Barbes, ni Raspail, ni Blanqui, ni Proudhon, ni Pierre Leroux, ni aucun autre ne sont venus demander le retrait des lois protectrices de l'agriculture, ne sont venus dire que ces lois affamaient le peuple. Et l'on vient dire que nous, qui voulons des droits si modères sur les céréales, qui nous contentons de droits si modérés dans les circonstances actuelles, nous voulons affamer le peuple!

Messieurs, qu'on laisse cette manière d'argumenter aux clubs et aux meetings ; mais qu'on ne vienne pas ici, dans le sanctuaire des lois, nous représenter sous des couleurs aussi odieuses, alors qu'il est constant qu'en France, là où siègent les esprits les plus avancés, là où siègent les communistes et les socialistes, là où siègent les ouvriers eux-mêmes, pas une (page 634) voix ne s'est élevée pour demander l'abrogation de la loi sur les céréales Savez-vous quels sont ceux qui veulent allumer le peuple? Ce sont ceux qui veulent l'avilissement du prix des céréales pour obtenir l’abaissement du salaire des ouvriers, comme on l'a dit dans cette discussion.

Messieurs, le discours de l'honorable ministre des finances et celui de mon honorable ami, M. Dedecker, reposent tout entiers sur un système complètement paradoxal. On n'envisage que deux points extrêmes de la question : le grain est à 12 ou 14 fr. l'hectolitre; alors, vous dit-on, un droit protecteur est inutile; ou bien le grain est à 50 fr. ; alors un droit protecteur est dangereux. C'est, messieurs, une manière excessivement commode d'argumenter. Mon honorable ami a été plus loin; il vous a dit : « Nous ne devons pas nous occuper des prix moyens. »

Nous ne devons pas nous occuper des prix moyens ! Mais veuillez remarquer que, dix-neuf années sur vingt, c'est le prix moyen qui règne en Belgique. Pour arriver au chiffre de 40 à 50 fr., comme nous avons eu le malheur de le voir il y a quelques années, il faut non pas une disette, mais une famine, et les années de famine n'arrivent pas quatre fois, arrivent à peine trois fois par siècle. Nous en avons vu une en 1816 et une seconde en 1846, c'est-à-dire à 30 années de distance l'une de l'autre.

Ainsi, ces années de famine sur lesquelles on fait reposer la discussion, sur lesquelles on veut formuler la loi, ne doivent pas avoir d'influence sur nos débats, parce qu'on est tous d'accord, parce que nous sommes tous ici unanimement d'accord que lorsque le grain arrive à un prix tel que l'ouvrier ne peut plus, avec le prix de sa journée, acheter les subsistances qui lui sont nécessaires, il n'y a qu'une seule et unique mesure à prendre : c'est d'abaisser les barrières, c'est d'ouvrir les portes à la libre entrée des céréales. Dans ces circonstances il est une maxime que la chambre doit toujours suivre et qu'elle a toujours suivie : salus populi sùprema lex.

Ainsi, qu'on ne vienne pas argumenter contre nous de ces circonstances désastreuses. Dans de pareilles circonstances les barrières s'abaissent et jamais on ne trouvera, sur les bancs de cette chambre, une voix qui voudra les maintenir.

Mais, dans les années d'avilissement des prix, les choses sont différentes. Est-ce que par l'avilissement des prix, la situation du pays s'améliore? Nullement, messieurs; c'est absolument le contraire. Par l'avilissement des prix des céréales, savez-vous ce que vous amenez? Vous amenez la misère dans l'industrie manufacturière; voilà où vous arrivez inévitablement. Vous privez de travail les ouvriers des manufactures, et je vais vous le démontrer.

Examinons la situation de la Belgique à différentes époques, nous verrons que la prospérité industrielle est entièrement liée à la prospérité de l'agriculture.

A la chute de l'empire, le roi Guillaume introduit en Belgique la libre entrée des céréales. Le grain tombe, comme je l'ai dit tout à l'heure jusqu'à 10 fr. l'hectolitre par le fait de l'entrée des grains de Russie. Qu'arrive-t-il alors ? Toutes les manufacturés sont ruinées. Ceux d'entre vous, messieurs, qui ont vécu à cette époque peuvent se le rappeler, ils ont vu ces magnifiques manufactures de Gand, ces magnifiques manufactures de notre pays ruinées par suite de la suppression des droits sur les céréales, parce que l'agriculteur n'avait plus de quoi acheter leurs produits.

En 1822 et 1825, le gouvernement hollandais rétablit les droits protecteurs sur les céréales. A l'instant même, oui, à l'instant même les manufactures se rétablissent; l'industrie redevient florissante et elle avait acquis en 1830, il faut le reconnaître, un haut degré de prospérité.

A la suite de la révolution, on venait d'avoir une mauvaise récolte, non pas pour soutenir la vaine théorie de la liberté des céréales, mais dans l'intérêt du peuple, à la suite de la révolution et à cause de la mauvaise récolte qu'on venait d'avoir, le gouvernement provisoire supprime les droits sur les céréales. Ces droits restent supprimés pendant un an et demi. Pendant ce temps, les manufactures chôment et les ouvriers sont sans ouvrage.

Mais ensuite on rétablit les droits sur les céréales. En 1834, on établit l’échelle mobile. Qu'arrive-t-il? La Belgique entre dans une ère de prospérité qui n'a jamais eu antérieurement rien de semblable; toutes les manufactures deviennent prospères; il s'élève des machines à vapeur sur tous les points du territoire, et nous arrivons jusqu'au moment de la disette des pommes de terre, après avoir eu seize années de la prospérité la plus brillante, seize années auxquelles la Belgique n'a rien de comparable.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous avez trouvé la loi d'alors insuffisante.

M. Dumortier. - Nous y arriverons. Pour le moment je ne fais qu'exposer les faits.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous en oubliez un.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous avez vous-même condamné le système de 1834.

M. Dumortier. - Je ne puis répondre à deux interrupteurs à la fois. Je ne sais si ce sont MM. les ministres qui ont en ce moment la parole.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Il faut au moins être exact.

M. Dumortier. - Je suis très exact dans tout ce que je dis.

Surviennent, messieurs, des désastres qui frappent la Belgique, qui frappent toute l'Europe. La récolte des pommes de terre manque dans le monde entier. L'année suivante, la récolte des céréales manque aussi.

La masse des agriculteurs n'a pas de produits à vendre ; sa récolte lu suffit à peine. Aussitôt les effets de ces désastres se font sentir dans l'industrie à l'instant même où l'agriculteur n'ayant rien à vendre n'a plus d'argent, les manufactures sont en souffrance; et si aujourd'hui il y a une reprise dans l'industrie malgré la libre entrée des céréales, c'est que pendant quatre années de souffrance on a consommé tout ce qu'on possédait, qu'il faut tout racheter.

Quelle est, messieurs, la conséquence qu'il faut tirer de ces faits? Elle est excessivement claire; elle résulte des faits mêmes : c'est qu'il y a une association, une alliance mutuelle et naturelle entre la prospérité de l'agriculture et la prospérité des manufactures ; c'est que les trois millions de campagnards qui vivent de l'agriculture ne peuvent faire vivre à leur tour les manufactures que lorsqu'ils ont de l'argent à dépenser pour se donner des jouissances. Ce n'est qu'alors, et alors seulement, qu'ils peuvent faire vendre les manufactures.

Refusez à l'agriculture un prix suffisant de ses denrées, elle ne pourra aller dans vos fabriques acheter vos produits, et les fabriques chômeront et les ouvriers des villes seront sans ouvrage. Ainsi la prospérité de l'agriculture est non seulement liée à la prospérité manufacturière, elle en est la boussole, le thermomètre.

Voilà, messieurs, ce qui est vrai, ce qui est incontestable.

L'honorable ministre de l'intérieur vient de me dire : Vous êtes un de ceux qui ont signé la proposition des 21. Oui, messieurs, j'ai signé la proposition des 21, et je m'en fais honneur. Car cette proposition, qu’était-ce, après tout? C'était la loi française contre laquelle aucun socialiste, aucun communiste n'a fait de réclamation, ni Louis Blanc, ni Caussidière, ni Barbes, ni Blanqui. Personne en France ne s'est élevé contre cette législation, parce qu'on n'a pas, en France, quelques négociants d'Anvers intéressés à sacrifier l'agriculture, à sacrifier trois millions de paysans au profit de leur commerce.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Proposez cette législation.

M. Dumortier. - Je crois que M. le ministre des finances voudra bien me reconnaître assez de discernement pour savoir apprécier les circonstances : je ne veux pas, en ce moment, d'un droit élevé sur les céréales, je sais tenir compte des besoins du temps et de la situation de l'Europe. Mais lorsqu'on nous accuse de vouloir affamer le peuple, lorsqu'on vient me reprocher comme un crime d'avoir signé la proposition tendante à appliquer à la Belgique une loi sage que la France elle-même conserve avec soin, il doit bien m'être permis de repousser une accusation aussi injuste.

Il s'est trouvé, messieurs, des orateurs en grand nombre qui ont dit que l'élévation du prix des céréales est cause du haut prix des propriétés et du haut prix des baux.

Il ne faut point connaître le pays pour tomber dans une semblable erreur : à quoi tient l'élévation du prix des propriétés? A la concurrence des capitaux qui se portent vers la terre. A quoi tient l'élévation du prix des baux? À la concurrence des cultivateurs qui veulent obtenir des terres en location. Aussi longtemps que cet te double concurrence existera, les prix des propriétés seront élevés. La population augmente tous les ans et le sol reste le même. Le fermier qui a quatre enfants et qui occupe des terres d'une étendue donnée, ne peut pas laisser une ferme pareille à chacun de ses enfants. Dès lors la concurrence arrive, on cherche à avoir la ferme qui est occupée par un autre, et c'est cette concurrence qui augmente les prix des baux.

Il n’y a pas moyen de sortir de cette vérité : l'élévation du prix des propriétés et l'élévation du prix des baux est le fait de la concurrence, et il est déplorable de voir qu'on vienne ici lancer des attaques contre la propriété, la représenter comme étant la cause de l'élévation du prix des céréales. (Interruption de M. de Brouwer.)

Vous avez parlez de l'exagération des fermages et vous en avez fait un grief aux propriétaires. Eh bien, je dis qu'on ne devrait pas se permettre de pareilles attaques et signaler, en quelque sorte, une classe de la société à la haine des autres, alors que l'élévation de prix dont vous vous plaignez est due uniquement à la concurrence, à cette concurrence dont vous vous proclamez en toute occasion les défenseurs ; vous ne voulez pas la concurrence des enfants du pays et vous appelez l'étranger à leur faire concurrence.

La concurrence, messieurs, agit en sens inverse sur l'agriculture et sur l'industrie : Dans l'industrie elle amène l'abaissement des prix parce que l'industrie peut toujours augmenter ses produits; dans l'agriculture, au contraire, la concurrence amène l'élévation du prix des baux et du prix des propriétés parce qu'on ne peut pas augmenter la terre arable dans la proportion de l'augmentation des cultivateurs.

Ainsi, messieurs, si les prix des baux sont élevés, ce n'est pas la faute des propriétaires, c'est la faute de la concurrence.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous allez augmenter la concurrence en augmentant les bénéfices.

M. Dumortier. - Votre système repose sur la liberté, et vous combattez la liberté chez nous.

Une autre considération, messieurs, qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est qu'il s'est développé depuis peu d'années, depuis notre bonne et glorieuse révolution, depuis les lois protectrices que nous avons votées pour tous les citoyens, qu'il s'est développé chez nos cultivateurs une grande aisance, un certain luxe.

Ainsi, les enfants des fermiers étaient vêtus d'une manière beaucoup plus simple. Voulez-vous enlever aux campagnards ces jouissances que (page 635) la Belgique nouvelle leur a données? Voudriez-vous leur enlever les bienfaits de la civilisation, les ramener a la misère? Voudriez-vous ramener pour le fermier cette époque dont on parlait tout à l'heure, où le cultivateur vivait dans des huttes ou dans des caves? Il faut tenir compte, messieurs, comme d'un grand bienfait de la révolution, de l'aisance plus grande dont jouissent les fermiers, c'est cette aisance, qui fait prospérer nos manufactures, car du jour où le fermier ne gagnera plus que de quoi satisfaire ses besoins les plus ordinaires, vous verrez, à l'instant même, la ruine de nos manufactures et des ouvriers des villes.

J'ai beaucoup vécu, messieurs, avec les ouvriers des villes, j'ai souvent parlé aux ouvriers et savez-vous ce qu'ils m'ont dit? Toujours, ils m'ont dit, que peu leur importe de payer le pain un centime ou deux plus cher, pourvu qu'ils aient du travail. Ce qu'il faut, avant tout, aux ouvriers, c'est du travail; gagner sa vie c'est, pour l'ouvrier, le plus grand des bienfaits. Or, le travail d'une nation est solidaire: vous ne pouvez pas nuire au travail de l'agriculture, sans nuire, en même temps, au travail de l'industrie; la ruine, la crise, la dépréciation de l'une, amène inévitablement celle de l'autre.

Vous voulez toujours frapper l'agriculture, mais pourquoi ne pas laisser entrer aussi les autres produits? L'honorable M. Frère serait-il fort soucieux de voir entrer les houilles anglaises ?

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je suis prêt à les recevoir.

M. Dumortier. - Vous êtes ministre, pourquoi ne le proposez-vous pas? Mais je doute que les exploitants soient de cet avis, car les houilles anglaises sont à un prix tellement bas, qu'à Liège même on les consommerait. (Interruption.)

J'entends dire qu'en vend aujourd'hui les fontes à Liège à 7 fr. 50 tandis qu'en Angleterre on les vend 10 francs. Pourquoi, messieurs? Parce qu'il y a à Liège encombrement.

M. Lesoinne. - Nous vendons à 7 fr. 50 avec bénéfice.

M. de Brouwer de Hogendorp. - Les houilles belges sont moins chères que les houilles anglaises à Manchester.

M. Dumortier. - Pourquoi donc ne laissez-vous pas entrer les houilles, les fontes anglaises? Pourquoi, MM. les industriels, ne laissez-vous pas entrer les produits de l'industrie étrangère? Ayez l'énergie de vos convictions, proposez le retrait des droits sur les industries des villes que vous représentez, et alors nous verrons ce qu'en penseront vos mandataires. Pourquoi toujours s'attaquer à l'agriculture et à la propriété? (Interruption.) Faites une proposition; vous avez le droit d'initiative.

M. Orts. - Il faudrait pouvoir la faire passer.

M. Dumortier. - Vous la feriez passer parfaitement, lorsque vous seriez tous d'accord, mais vous ne sauriez tomber d'accord. (Interruption.)

J'ai dit, messieurs, que le prix des grains se lie intimement à la prospérité des manufactures. Veuillez consulter les villes industrielles et leur demander si elles ne verront pas dans l'abaissement, dans la suppression des droits sur les céréales, un premier pas vers le libre-échange, c'est-à-dire vers l'importation des produits étrangers. Allez demander aux industriels de Gand et de Verviers si, à ce compte, ils entendent supprimer les droits sur les céréales. Je suis convaincu qu'ils vous répondront bientôt qu'ils n'en veulent pas. Allez demander aux ouvriers de Gand s'ils veulent ce pain du libre-échange. Ils vous diront : « Le pain du libre-échange coûte trop cher; c'est le prix du travail étranger que vous nous donnez. » Allez dire aux ouvriers de Gand : « Voici le pain du libre-échange. » Ils vous diront : « Nous ne l'accepterons pas. Nous voulons manger du pain du pays. » Allez dire aux ouvriers de Gand : « Voici le pain du libre-échange, le pain à bon marché. » Ils vous diront : « Votre pain est le prix de la misère de nos frères, le gage de la misère de nos enfants; gardez votre pain, il est vil à nos yeux. »

Messieurs, je voterai donc des droits protecteurs modérés sur les céréales, et en les votant, je croirai servira la fois les intérêts de l'industrie et de l'agriculture.

Messieurs, on a parlé de la Providence; mon honorable ami, M. Dedecker, a invoqué hier la Providence; eh bien, j'invoquerai la Providence à mon tour : oui, nous devons nous fier à la Providence; mais si la Providence a étendu la sphère des pays civilisés, si elle a permis que les pays lointains fournissent les céréales à bas prix, n'oublions pas que la Providence nous a donné le sol le plus fécond de l'Europe, et qu'en nous le donnant, elle nous a imposé l'obligation de le rendre productif; n'oublions pas que nous ne devons pas nous défier de cette Providence, et que ce serait manquer aux devoirs qu'elle nous impose que de laisser par notre incurie arriver à l'état inculte, remettre en friche les terres précieuses qu'elle nous a données.

M. le président. - Plusieurs amendements ont été déposés ; ils seront imprimés et distribués.

- La séance est levée à 5 heures et quart.