(Annales parlementaires de Belgique, session 1846-1847)
(Présidence de M. Liedts.)
(page 82) M. Huveners procède à l’appel nominal à 1 heure un quart.
M. de Man d’Attenrode lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.
M. Huveners communique l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Le sieur Léonard-Joseph Peiffer, garde forestier de la forêt domaniale d’Hertogenwltd, demande exception du droit d’enregistrement auquel est assujettie la naturalisation ordinaire qui lui a été accordée, et prie la chambre de le relever de la déchéance de la naturalisation qu’il a encourue, en laissant passer le délai fixé par la loi. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Van Bouwel, avoué au tribunal de première instance de Turnhout et commissaire de police, demande un traitement spécial du chef des fonctions de ministère public qu’il remplit près le tribunal de simple police. »
- Renvoi à la section centrale qui sera chargée de l’examen du budget de la justice.
M. le ministre de la justice transmet, avec les renseignements relatifs à chacune d’elles, vingt demandes en obtention de la naturalisation ordinaire.»
- Renvoi à la commission des naturalisations.
M. le ministre de l’intérieur dépose le rapport triennal sur l’exécution de la loi de l’enseignement primaire.
- Ce rapport sera imprimé et distribué.
M. le président. - La parole est à M. Lesoinne.
M. Lesoinne. - Messieurs, j’aurais dû demander la parole pour (page 83) un fait personnel, lorsque j’ai été interpellé par l’honorable M. Delfosse, à la fin de son discours d’avant-hier, parce que les quelques mots que j’ai à dire me sont en quelque sorte tout à fait personnels.
L’honorable membre a invoqué mon témoignage pour me faire déclarer que l’irritation et le mécontentement règnent dans l’Union libérale, comme ils règnent dans l’association libérale dont il a l’honneur d’être président. Cette déclaration, je la fais, parce qu’elle est conforme à la vérité, et le ministère, s’il en doute, est mal informé.
Mais en m’interpellant comme président de l’Union libérale, l’honorable membre m’a en quelque sorte invité à dessiner ma position vis-à- vis du ministère actuel. Je pense cependant que le ministère sait à quoi s’en tenir sur le vote que j’aurais à émettre, si son existence était mise en question, et je me plais à croire qu’il n’a jamais existé aucun doute à cet égard dans l’esprit de l’honorable M. Delfosse...
Un grand nombre de membres. - Dans l’esprit de personne.
M. Lesoinne. - Depuis que j’ai l’honneur de faire partie de cette chambre, lorsque, sous tous les ministères qui se sont succédé, une question de cabinet a été posée, mon vote a toujours été négatif, parce que la marche suivie par ces différents ministères a été, selon moi, eN sens inverse de l’esprit du gouvernement représentatif.
Je pense que dans un gouvernement représentatif, le devoir du gouvernement comme des chambres est de faire en sorte que le gouvernement soit, autant que possible, l’expression de la volonté nationale, l’expression du plus grand nombre d’intérêts ; enfin, je pense que le mot représentatif doit être autant que possible une vérité.
Pour parvenir à ce résultat on doit, selon moi, à mesure que les populations s’instruisent, que l’éducation politique d’un peuple se fait, étendre le cercle des citoyens qui sont appelés à nommer leurs mandataires ; en un mot, rattacher à l’ordre de choses actuel le plus grand nombre d’intérêts possible, et appeler à concourir à leur confection le plus grand nombre d’intelligences possible.
Ces opinions étaient les miennes, lorsque j’ai eu l’honneur d’être choisi pour mandataire de la province de Liége ; elles sont encore aujourd’hui ce qu’elles étaient. On comprend qu’avec des opinions politiques pareilles je n’ai pu prêter mon appui aux ministères qui se sont succédé, depuis que je fais partie de cette chambre.
Ce n’est pas moi qui dirai aux électeurs : « Le droit de nommer vos mandataires est votre propriété. Prenez garde que d’autres ne viennent partager ce droit avec vous. »
Je blâme l’égoïsme dans l’individu isolé. Mais ce sentiment qui dessèche le cœur ne peut exercer qu’une influence minime sur le reste de la société et est plus particulièrement nuisible à celui qui en est atteint. Mais l’égoïsme exploité en association est plus dangereux. Dans tous les cas il est contraire à l’esprit qui doit régner dans un gouvernement représentatif.
J’ai cru devoir faire cette déclaration sincère et franche, pour que chacun pût apprécier mes opinions, et qu’on ne pût équivoquer sur mua manière de voir.
Je laisse les individus qui se disputent derrière leurs journaux se renvoyer mutuellement l’accusation de coalition avec le parti catholique.
Quant à moi, j’espère que mes adversaires, comme mes amis politiques, estiment assez mon caractère pour n’avoir jamais eu aucun doute à cet égard.
M. de Garcia. - Messieurs, en prenant la parole dans ce débat, mon intention n’est pas d’imiter certains orateurs qui m’ont précédé, mon intention n’est pas de les suivre sur le terrain brûlant des accusations, des récriminations, des personnalités.
Je ne veux pas davantage vous entretenir des commérages politiques qui se sont passés dans les coulisses, ni faire des mercuriales ni des biographies sur des hommes vivants qui ont rendu des services incontestables à la nationalité du pays.
On a soulevé aussi la question de l’orthodoxie des principes du pape actuel ; enfin on a parlé des doctrines délétères et antisociales des jésuites ! Je dois le reconnaître et le déclarer, ces matières me sont inconnues, et tout ce qui a été dit à cet égard, n’est pas de nature à justifier les accusations.
Au surplus, messieurs, ce vaste champ, ce champ sans horizon, dans lequel on s’est jeté depuis le commencement de cette discussion, n’est qu’un terrain stérile pour les vrais intérêts du pays.
On parle d’irritation, ces discussions ne sont propres qu’à l’augmenter. J’ajouterai qu’à cette irritation on ajoute l’indignation des gens sensés qui voudraient nous voir employer notre temps aux intérêts matériels de la nation.
Ecartons donc de nos discussions un terrain semblable, qui doit faire partie du domaine du moraliste ou de l’historien ; mais qui ne peut appartenir aux questions politiques, ni aux questions d’intérêts matériels actuels du pays.
La véritable question politique du moment a été indiquée au début de cette discussion par l’honorable M. Delfosse ; elle se trouve dans la loi sur l’enseignement moyen. Prenez-y garde, messieurs ; à cette loi se rattachent tous les principes politiques de liberté que s’est donnés la Belgique, principes de liberté qui, dans notre patrie comme chez l’étranger, excitent l’admiration des hommes sincèrement libéraux.
Ces principes sont la liberté de la presse, la liberté religieuse, la liberté de l’enseignement, l’indépendance du pouvoir ou de l’autorité civile.
J’ai épousé de tout cœur ces libertés, et je les défendrai en toute circonstance avec la plus grande énergie. C’est en présence de ces grands principes des libertés constitutionnelles que nous devons envisager la loi sur l’enseignement moyen qui nous est soumise. Je désire que la loi sur l’enseignement moyen laisse intactes toutes ces libertés ; car si on touche à une seule pierre de cet édifice, bientôt et indubitablement il s’écroulera tout entier.
La déclaration que j’ai faite en abordant la question de la loi sur l’enseignement moyen, ne doit laisser à personne aucun doute sur ce que je veux dans cette matière. Je formulerai nettement ma pensée dans un amendement que je me propose d’avoir l’honneur de soumettre à la chambre.
Je regrette que l’amendement présenté par l’honorable M. Rogier, par suite des développements qu’il lui a donnés, soit une censure contre l’épiscopat et contienne tout à la fois une question de confiance dans le cabinet et une question de principe de loi.
Si l’honorable M. Rogier veut discuter la question de confiance dans le cabinet, qu’il la pose nettement, franchement, et nous l’examinerons. Mais s’il ne s’agit que des principes sous l’influence desquels doit se faire la loi sur l’instruction moyenne, qu’on la pose aussi nettement et franchement ; mais je repousse de toutes mes forces un amendement qui a une portée complexe et qui, par cela même, ne laisse pas une entière liberté dans le vote que nous sommes appelés à émettre.
D’après ces considérations, je désire proposer un amendement qui laisse entière à chacun de nous sa liberté d’agir. Cet amendement a pour but de manifester le vœu de la chambre en faveur de l’indépendance de l’autorité civile dans les principes qui doivent présider à la loi d’instruction moyenne.
Je désire que le gouvernement s’y rallie. Je l’espère d’autant plus qu’il n’est en réalité que la reproduction de la pensée exprimée par le sénat dans sa réponse au discours du Trône, et que dans cette assemblée il n’a été fait ni réserve, ni objection par le cabinet.
Voici, messieurs, l’amendement que j’ai l’honneur de vous soumettre:
Après cette phrase : « Celle (la loi) sur l’instruction moyenne réclame une solution définitive, et nous espérons que cette session ne s’écoulera pas sans que cette grande question d’ordre moral n’ait été l’objet de nos délibérations, » je propose d’ajouter: « En examinant ce projet, nous aurons à cœur de donner aux pères de famille les garanties d’une éducation morale et religieuse, et de maintenir l’action de l’autorité civile pour l’exercice de ses droits et pour l’accomplissement de ses devoirs. »
Cet amendement, au point de vue de la loi sur l’instruction, au point de vue de la véritable question politique soumise à la représentation nationale, renferme la pensée de l’honorable M. Rogier.
Si je le juge préférable à celui qu’il a présenté, c’est parce que pour le vote il écarte d’une question de principe les questions de blâme et de confiance qu’il a déduites dans les développements de sa proposition.
Par les courtes considérations que je viens d’avoir l’honneur de vous soumettre, je pense avoir justifié l’amendement que je viens d’avoir l’honneur de vous présenter.
En résumé, messieurs, je le dis franchement, je veux l’indépendance du pouvoir civil ; et si quelqu’un venait à répandre des soupçons sur mes intentions, je le déclare à l’avance, je ne répondrai à ces inculpations que par le rappel au règlement, par le dédain, par le mépris.
Je dirai comme l’honorable M. Lesoinne : on me connaît assez pour savoir que je dis ce que je pense. Mon dernier mot est celui-ci ; je veux l’indépendance du pouvoir civil en matière d’instruction moyenne ; je désire de tout mon cœur, que le clergé, enseigné par ce qui se passe autour de lui, prête son concours bienveillant à l’instruction de la jeunesse pour la rendre morale et religieuse.
D’un autre côté, je déclare que je ne me reconnais pas le droit de censurer sa conduite, pas plus que celui de censurer l’exercice de la liberté de la presse.
Plusieurs voix. - L’amendement est-il appuyé ?
M. le président. - Je n’avais pas non plus demandé si l’amendement de M. Rogier était appuyé. Je comptais consulter la chambre lorsque nous en serions arrivés au paragraphe premier. Puisqu’on paraît le désirer, je vais le faire.
- Les amendements présentés par MM. Rogier et de Garcia sont appuyés.
M. Dolez. - Si je n’avais entrevu dans ce débat que la question de confiance que le cabinet a cru devoir poser, je me serais borné à émettre un vote silencieux. Il me semblait en effet que sous ce rapport nous étions tous là où nous étions il y a quelques mois ; il me semblait que ceux qui avaient voté contre le cabinet, devaient le repousser encore, tandis que ceux qui avaient cru devoir le soutenir devaient persévérer dans cette voie. Mais ce débat touche à des intérêts plus relevés, à la défense desquels me convient le cri de ma conscience et mon dévouement aux principes qui forment la base de ma foi politique. Ces intérêts je me hâte de les préciser nettement.
C’est d’abord l’indépendance du pouvoir civil en matière d’enseignement public ; c’est ensuite la dignité de l’opposition parlementaire.
Si je n’avais pas su depuis longtemps quelles étaient, quant à l’indépendance du pouvoir civil, les tendances intimes du cabinet, je les aurais découvertes dans son opposition à l’amendement proposé par l’honorable M. Rogier.
Que demandons-nous en effet par cet amendement ? Nous demandons que la solution définitive que réclame la loi sur l’instruction moyenne, mette obstacle à des prétentions inconciliables avec les droits et les devoirs du pouvoir civil. Nous ne réclamons rien de plus.
(page 84) Et c’est une pareille prétention, exprimée dans des termes d’une incontestable convenance, que le cabinet repousse, en attachant à son rejet l’existence du cabinet !
Et pourtant le principe de l’indépendance du pouvoir civil, personne n’ose le contester, le méconnaître ; mais le cabinet prétend qu’il est par cela même inutile de le rappeler ; il repousse cette manifestation de notre pensée comme s’adressant à une autorité qui doit rester étrangère à nos débats, puisqu’elle n’y est point représentée.
Ces motifs, je pourrais les admettre si l’amendement n’était qu’un vain rappel de principes, sans aucune relation arec des faits actuels, avec de hautes nécessités de situation.
Mais, messieurs, cet amendement emprunte sa portée tout entière à des faits dont le souvenir me faite considérer l’attitude prise dans ce débat par le cabinet comme dénotant les plus déplorables symptômes pour ce que nous devons attendre de lui dans la discussion de la loi de l’enseignement moyen, et surtout dans son application, si, ce qu’à Dieu ne plaise, elle lui était un jour confiée.
Faut-il vous rappeler que dans l’une de nos villes les plus importantes et les plus éclairées, une administration communale, à la modération, à la prudence de laquelle tous doivent rendre hommage, a eu à soutenir avec l’autorité ecclésiastique une lutte que tous les amis du clergé, que tous les amis sincères de la religion doivent déplorer de la manière la plus profonde ? Dois-je rappeler que dans cette ville on a vu l’autorité épiscopale, ne se contentant point, pour prêter son concours à l’enseignement organisé par la commune, de pouvoir y enseigner la religion et la morale avec une liberté sans limites, ne se contentant point d’exercer un contrôle influent sur toutes les autres parties de l’enseignement, vouloir plus encore, vouloir s’y arroger une domination sans réserve ? Je me trompe ; il était une réserve que l’autorité épiscopale admettait, c’était la réserve des mots ; mais elle protestait contre la réserve des choses.
Eh bien, messieurs, l’appréciation morale de la conduite de l’autorité communale de Tournay qui, après avoir épuisé toutes les tentatives d’une désirable conciliation, a refusé d’abdiquer les droits qui lui étaient confiés ; cette appréciation, disons-nous, n’appartient-elle point à la juridiction de cette chambre ?
La conduite de cette autorité communale si prudente, si sage, si modérée dans son action sur une question qui emprunte aux circonstances une vaste portée politique, ne doit-elle pas être de notre part l’objet d’un acte d’adhésion qui, bien que prudente et sage comme cette conduite elle-même, dise pourtant à quiconque voudrait renouveler de pareils projets d’empiétement, que nous, représentants du pouvoir civil, nous ne permettrons jamais qu’ils s’accomplissent !
Voilà, messieurs, quelle est la véritable portée de l’amendement de l’honorable M. Rogier. Voilà, messieurs, ce qui fait que cet amendement est, non point une vaine proclamation de principes, mais un acte de politique éminemment utile, essentiellement sérieux.
J’ai dit, messieurs, que l’amendement justifié, par des faits dont je viens de vous rappeler l’importance, l’était encore par de hautes exigences de la situation ; et je vous dirai, à cet égard, toute l’étendue de ma pensée, en vous déclarant que si cet amendement était repoussé, vous rendriez par là l’adoption d’une bonne loi sur l’enseignement moyen impossible pour longtemps parmi nous. (Interruption.) Je prie l’honorable M. Dumortier, qui m’interrompt, de vouloir bien m’entendre ; je vais prouver ce que j’avance.
Messieurs, si je suis partisan de l’indépendance du pouvoir civil, je n’en proclame pas moins qu’une loi véritablement utile, répondant aux désirs des amis de la jeunesse, ne pourra que bien difficilement intervenir, si elle ne parvient pas satisfaire tout à la fois et les vœux de l’opinion catholique et les vœux du l’opinion libérale et, à certains égards, les vœux du clergé. Ces pensées, ce n’est pas la première fois que j’ai l’honneur de les émettre dans cette chambre ; elles n’ont rien, je pense, qui ne soit empreint de la tolérance la plus large, de la modération la plus étendue. Eh bien, messieurs, pour atteindre ce but il est indispensable que les divers intérêts qui s’y trouvent engagés se pénètrent de sentiments de modération et de prudence.
Est-ce donc à de tels sentiments que cède le cabinet, quand, en présence des faits que j’ai rappelés, il s’oppose à une manifestation qui rappelle à ces pensées de prudence et de modération l’un des éléments qui doivent concourir atteindre ce but ?
Ne voit-il pas que sa conduite est de nature à faire naître des prétentions auxquelles il sera impossible de satisfaire ? Et qu’on ne dise pas que de telles prétentions ne sont pas à craindre ; les faits qui ont eu lieu à Tournay ne nous les signalent que trop !
Oh ! croyez-le bien, messieurs, si vous voulez vous montrer amis véritables du clergé, si, comme je n’en doute pas, vous vous préoccupez des intérêts religieux du pays, donnez par votre vote d’utiles avertissements au clergé ; rappelez-lui que quelque désireux que vous soyez de le voir concourir dans de justes bornes à notre enseignement national, il est un prix auquel vous n:accepterez jamais ce concours. Que si vous refusiez à lui donner cet enseignement, égarés par une sympathie excessive peut-être, vous seriez et pour le clergé et pour la religion des amis essentiellement dangereux, malgré toute votre sincérité.
Pour moi, messieurs, je désire vivement que le clergé belge, qui doit connaître le sens moral et religieux de nos populations, se pénètre bien de cette vérité que son action moralisatrice serait d’autant plus active et plus puissante qu’elle se produira de manière à dépouiller toute pensée de domination sous la seule impulsion de sa mission divine.
J’ai dit, messieurs, que le débat touchait, par les développements avait reçus, par la direction que le cabinet lui-même lui avait imprimée, à la dignité, à la moralité de l’opposition parlementaire. Et vous ne trouverez pas mauvais que moi, homme d’ordre et d’une modération à laquelle on a souvent reproché d’être excessive, mais qui depuis six ans me trouve retenu par ma conviction dans les rangs de l’opposition, je m’émeuve au nom d’un intérêt aussi grave que celui de sa dignité.
Et ici, messieurs, j’aurai à m’occuper et des reproches que M. Dedecker a adressés à cette opposition et de la situation qu’a prétendu lui faire l’un des principaux membres du cabinet.
Si le pouvoir s’affaiblit, s’il perd de sa considération, si tous les liens se relâchent, si tous les ressorts de nos institutions s’énervent, le libéralisme seul en est la cause ! Voilà l’accusation lancée contre nous par l’honorable député de Termonde.
A cette accusation j’oppose d’abord une considération générale, je la corroborerai ensuite par l’invocation des faits.
On prétend que c’est nous qui sommes coupables de la déconsidération du pouvoir ! Mais à qui donc le dépôt sacré de cette considération avait-il été confié ? A qui donc le soin de le défendre avait-il été remis ? Est-ce à nous, je vous le demande, M. Dedecker ? Est-ce sur nos bancs que l’on a cherché la majorité qui devait lui servir de garde ?
Ce dépôt, n’est-ce pas aux amis de M. Dedecker qu’il a été remis ? N’est-ce pas sur les bancs où siège cet honorable membre, qu’on a cherché ses défenseurs ? Et quand le dépôt a été mal gardé, mal défendu, on vient nous dire, à nous : C’est vous qui l’avait laissé perdre !
Et qu’avons-nous fait pour cela ? Nous vous avons avertis, à chacune des nombreuses fautes que vous ou vos amis avez commises ; nous vous avons avertis, en sentinelles vigilantes, des dangers auxquels vous exposiez ce dépôt. Est-ce là notre crime ? Est-ce ce crime qui mérite l’anathème si violent que vous avez hier prononcé contre nous ?
Si quelque jour l’opinion à laquelle j’appartiens, après avoir, pendant de nombreuses années, exercé le pouvoir, doit venir reconnaître dans cette enceinte que le gouvernement s’est amoindri entre ses mains, que sa déconsidération s’est accrue de jour en jour, oh ! alors, je m’humilierai au nom de mon opinion, et j’avouerai que nous avons été coupables. Mais quand vous seuls aviez été appelés à conserver intact ce dépôt que vous n’avez su ni garder ni défendre, ne nous accusez pas des fautes qui n’appartiennent qu’à vous, n’appelez pas sur nous une responsabilité qui ne peut atteindre que vous.
J’arrive maintenant aux considérations puisées dans les faits, et je dois dire qu’appelé sur ce terrain, ce n’est pas sans un sentiment de douleur profonde que je me trouve reporté par l’honorable M. Dedecker aux événements de 1839. Il est de ces douleurs de famille dont les fils pieux ensevelissent le souvenir au plus profond de leur cœur et dont les mauvais frères révèlent les angoisses, afin l’y trouver des éléments de discorde. M. Dedecker a failli à son propre caractère en venant réveiller parmi nous des douleurs de cette espèce.
J’aurais voulu que chacun de nous gardant dans son cœur la douleur profonde qui a agité le mien à l’époque des événements de 1839, l’on comprit qu’il était mal d’évoquer le souvenir de ces tristes événements pour y puiser des arguments dans nos luttes politiques intérieures. Mais puisqu’on en a parlé, permettez-moi, messieurs, à moi qui ai été appelé à prendre une part de quelque importance à ces événements, de relever en quelques mots le gant qui nous a été jeté.
Messieurs, il y a eu dans les événements de 1839 deux faits qu’il ne faut pas confondre : l’adoption du traité, la situation qui avait été faite au pays avant cette adoption. L’adoption du traité, qu’a-t-elle donc été pour ceux qui l’ont votée ? Je fais un appel aux souvenirs de tous ceux qui faisaient alors partie de cette chambre l’acceptation du traité a été le résultat d’une cruelle nécessité...
M. Dumortier. - Non ! non !
M. Dolez. - Je sais à merveille que, dans son ardeur belliqueuse, l’honorable commandant de la garde civique de Tournay niait cette nécessité... (Bruit ! interruption.) La chambre me rendra cette justice que jamais je n’interromps les orateurs qui parlent de questions sérieuses, L’honorable M. Dumortier n’a pas su respecter cette règle ; il m’a autorisé, je le pense, à lui répliquer par une plaisanterie qui n’a rien malveillant.
M. Dumortier. - Je vous répondrai.
M. Dolez. - Je vous écouterai avec beaucoup d’attention et d’intérêt ; je vous prie seulement de vouloir m’écouter avec un peu d’indulgence.
Je disais que, à part la conviction que pouvaient avoir quelques-uns de nos collègues, il avait paru impossible à la Belgique de résister aux décisions des grandes puissances, que tous ceux qui ont adopté le traité, qu’ils fussent catholiques ou libéraux, pensaient que c’était là une cruelle nécessité, mais une nécessité à laquelle nous ne pouvions pas nous soustraire.
Si le pouvoir a, dès cette époque, vu sa considération, recevoir une première atteinte, ce n’a pas été par l’adoption du traité. Ce qui a porté une atteinte douloureuse à la dignité du pouvoir, c’est l’attitude que le pouvoir avait prise avant l’adoption du traité ; c’est surtout cette imprudence d’avoir mis dans la bouche du plus auguste personnage des paroles destinées à devenir tristement proverbiales. Et cet acte, qui devait peser d’une manière funeste sur le pouvoir, sur sa (page 85) dignité, est-ce nous qui l’avons posé, est-ce nous qui en sommes coupables ?
Est-ce nous qui, quelques mois plus tard, remettions en honneur la trahison par la réintégration du général Vandersmissen dans l’armée ? Cet acte si propre à déconsidérer le pouvoir, n’est-ce pas nous, au contraire, qui l’avons le plus vivement flétri ?
Est-ce nous qui en 1840 avons introduit dans cette enceinte des habitudes d’opposition tracassière sans motifs ?
M. Dedecker. - Ce n’est pas moi non plus.
M. Dolez. - Mais, quand vous parlez d’un parti tout entier, c’est sans doute par opposition à l’autre parti que vous nous accusez.
Est-ce nous qui en 1841 transformions en agents électoraux les fonctionnaires des finances ? Est-ce nous qui les chargions de tâcher d’éliminer de la chambre les hommes qui naguère étaient leurs chefs et de qui ils avaient reçu des bienfaits ?
Est-ce nous qui dans la loi sur le jury d’examen avons fait descendre le pouvoir au rôle le plus défavorable ? Est-ce nous qui, en matière d’enseignement, suspectons la moralité de celui qui se donne au nom des institutions du pays ? Est-ce nous qui avons donné au pays le triste exemple du mépris de la chose jugée, l’exemple non moins triste de la mise en liberté d’un fonctionnaire prévaricateur que la justice avait flétri ? Est-ce nous qui avons fait pénétrer dans toutes les catégories de fonctionnaires, à quelque rang qu’ils appartiennent, cette pensée délétère, qu’il ne faut espérer d’avancement, ni obtention d’emploi, si la faveur ne vous protège ? Est-ce nous, enfin, qui oublions qu’il est de ces choses qu’il tant toujours tenir comme sacrées, qui avons enlevé au signe de l’honneur tout son prestige en le distribuant à tous les genres de service avec une prodigalité qui encombre chaque matin les colonnes du il ?
M. Dedecker. - Je désapprouve tout cela comme vous !
M. Dolez. - Vous reconnaissez donc avec nous que les causes de l’irritation qui inquiète le pays, bien que le ministère le nie, proviennent de vos amis et non pas de nous qui les avons combattus avec toute la force de notre conviction, et qui continuerons à les combattre parce que nous sommes convaincus que leur présence aux affaires est fatale au pays.
Cet exposé que j’aurais pu rendre plus long, vous signale les véritables causes de la situation dangereuse que mon patriotisme déplore.
Mais n’avons-nous pas tort de croire à une telle situation ? Est-ce que le calme et la quiétude règnent autour de nous, comme l’a soutenu le cabinet ? Je sais qu’il est difficile d’établir que le pays est calme ou que le pays est agité. Souvent chacun le verra calme ou agité suivant que sa propension le porte vers le calme ou vers l’agitation. Aussi n’entreprendrais-je pas de prouver que c’est se faire une dangereuse illusion que de croire que le calme règne dans le pays, que sa situation est régulière et normale, si je n’avais à emprunter mes preuves à des actes posés par le ministère lui-même. La chambre me permettra de ne pas faire trêve à mes habitudes, de lui parler avec la plus entière franchise ; je veux parler des mesures prises à l’égard des fonctionnaires publics et de certaines poursuites dont il a déjà été question dans ce débat.
Et d’abord je m’occupe des poursuites judiciaires.
A l’époque où des publications essentiellement blâmables, et la chambre comprendra parfaitement pourquoi je me borne à les qualifier ainsi, à l’époque où de pareilles publications parurent, le cabinet ne poursuivit pas, et je n’hésite pas à dire qu’il a bien fait.
Un mois après, messieurs, le cabinet a poursuivi, et je n’hésite pas à dire qu’il a encore bien fait.
Mais pourquoi a-t-il bien fait ? Pourquoi, un mois avant, ne fallait-il pas poursuivre ? Pourquoi, un mois après, fallut-il le faire ? Messieurs, interrogez le passé ; jetez un regard en arrière, et la réponse vous sera faite. Je vais vous la signaler sans détours.
Messieurs, ce n’est pas la première fois que des publications de ce genre ont paru dans notre pays ; et cependant il n’a pas fallu les poursuivre, et pourquoi ? Messieurs, je le dis avec douleur, c’est parce qu’alors toutes nos institutions étaient entourées d’affection, de respect, de vénération ; c’est parce qu’alors l’opinion publique seule suffisait à faire justice de ces turpitudes. Voilà pourquoi vous avez bien fait d’abord de ne pas poursuivre, espérant que, dans l’affection et le respect dont l’opinion publique entourait autrefois nos institutions, des poursuites judiciaires étaient sans utilité.
Mais, messieurs, quand le cabinet a dû reconnaître que l’opinion publique ne réagissait plus avec la même force, quand le cabinet a compris qu’il fallait mettre nos institutions les plus saintes sous la protection des lois, il a poursuivi, et je le répète, il a bien fait. Mais, messieurs, n’est-ce pas un symptôme qui vous effraye, n’est-ce pas un symptôme qui vous désole, que cette nécessité de placer nos plus saintes institutions sous une protection dont elles n’avaient jamais eu besoin jusqu’ici ?
Messieurs, la mesure prise à l’égard des fonctionnaires publics est également le symptôme d’une situation difficile, d’une situation dangereuse.
Je ne recule pas, messieurs, devant l’expression de mes principes sur cette matière si délicate ; je veux les exposer nettement à la chambre.
Je considère, messieurs, qu’il est, en matière de droits politiques, une distinction fondamentale qu’il ne faut pas perdre de vue. Il est des droits politiques dont l’exercice est de simple faculté ; il en est d’autres dont l’exercice comporte le caractère du devoir.
Pour les droits politiques de simple faculté, je reconnais au gouvernement le droit de dire ses fonctionnaires qu’il ne consent pas à l’usage de cette faculté. Ainsi, par exemple, je reconnais au gouvernement le droit d’interdire aux fonctionnaires de faire partie d’associations politiques ; je reconnais au gouvernement le droit d’interdire aux fonctionnaires d’accepter une candidature quelconque, parce que le droit de faire partie d’une association politique, le droit d’accepter une élection, tout cela n’est qu’une faculté de la part des citoyens.
Mais quand le fonctionnaire est électeur, quand il est élu, alors le droit politique est un devoir pour lui. Le fonctionnaire public doit donc être un électeur libre, il doit être un député complétement indépendant, parce que dans l’un et l’autre cas, je le répète, ce n’est pas une faculté qu’il exerce, c’est un devoir qu’il remplit ; et tous, messieurs, dans l’accomplissement des devoirs, nous ne devons vouloir ni pour nous, ni pour les autres, d’autre guide que la conscience.
Mais la bonté de notre caractère national, la quiétude de nos mœurs politiques, avaient fait que jusqu’ici on avait reconnu que sans danger les fonctionnaires publics pouvaient prendre part à des associations politiques, s’occuper de choses auxquelles en bonne règle ils auraient peut-être bien fait de ne point prendre part.
Pourquoi donc aujourd’hui cette appréciation de conduite a-t-elle dû changer ? Pourquoi le ministère a-t-il pensé que ce qu’on avait vu faire sans danger, il fallait ne plus le laisser faire aujourd’hui ?
N’hésitons pas à le dire, C’est parce que le ministère reconnaissait que le calme ne régnait pas dans le pays, parce qu’il reconnaissait que la quiétude de nos mœurs politiques a disparu sous l’influence fatale que j’ai signalée tantôt.
Regardons donc, messieurs, comme un fait acquis non seulement à ces débats, mais à nos convictions, que la situation du pays, n’est pas calme, qu’elle n’est pas rassurante, et qu’elle demande de la part de tous une grande prudence, un grand dévouement aux intérêts de la chose publique.
L’honorable ministre des finances vous a parlé à deux reprises différentes de la situation de l’opposition parlementaire. Il est loin de ma pensée, messieurs, de vouloir lui contester le droit de s’enquérir de cette situation.
Je pense avec lui, que la situation de l’opposition appartient au parlement aussi bien que la situation de la majorité, que la situation du cabinet.
M. le ministre des finances en se livrant à cet examen en a tiré cette conséquence que l’opinion libérale parlementaire s’était affaiblie.
Je veux admettre par hypothèse ce prétendu affaiblissement. Croyez-vous que le gouvernement se soit montré ami bien clairvoyant de son pays en venant s’en féliciter devant vous ? Croyez-vous donc que cet affaiblissement, s’il existe, soit de nature à améliorer cette situation que je vous ai signalée tout à l’heure ?
Quant à moi, messieurs, je ne crains pas de le dire, s’il était vrai, comme le disait hier M. Dedecker, que l’opposition parlementaire fût devenue aujourd’hui la minorité de la minorité, je dirais que c’est un mal profond, dangereux, qui appelle toutes vos méditations, toute votre prudence.
En effet, messieurs, ne serait-ce pas un péril bien grave que de voir une opinion puissante, active, se séparant de l’opposition parlementaire, se séparant d’hommes qui ont donné à nos institutions des garanties profondes de dévouement ? Ne serait-ce pas un mal ? Ne serait-ce pas un danger ? Je gémis, messieurs, quand je vois que ce danger, alors qu’on croit à sa réalité, n’arrache à l’un des hommes les plus distingués que le cabinet et cette chambre comptent dans leur sein, qu’un inutile cri de triomphe.
Je n’ignore pas, messieurs, qu’au point de vue d’un intérêt du moment, la division de l’opinion libérale peut présenter au ministère quelque chance de durée. Mais il me semble que MM. les ministres doivent porter leurs regards, leurs préoccupations plus loin ; et qu’à côté ou plutôt au-dessus de leur existence, ils doivent voir la stabilité de nos institutions.
Est-il vrai, d’ailleurs, que les faits qui se sont accomplis dans ces derniers temps aient affaibli l’opinion libérale parlementaire ? Je puis parler, messieurs, de ces faits avec impartialité, puisque je n’appartiens à aucune espèce d’association politique ; je suis donc simple spectateur de certaines dissidences qui peuvent s’établir entre elles.
Eh bien, messieurs, cet affaiblissement, je déclare que je n’y crois pas.
Je ne connais rien de plus propre à fortifier une opinion politique, que de la voir donner des preuves irrévocables de sa sincérité.
Pour combattre l’opposition parlementaire, que lui reprochait-on d’ordinaire ?
On lui reprochait de manquer de modération, de prudence.
Et il a suffi aux hommes de cette opposition de croire que parmi ses alliés se manifestaient des symptômes d’idées qu’ils considéraient comme peu sages, comme incapables d’affermir les institutions du pays, pour qu’ils se séparent de ces auxiliaires.
Etait-il possible de répondre d’une manière plus décisive aux accusations dont tant de fois vous les avez rendus l’objet ? Etait-il possible de donner au pays des preuves plus certaines de la prudence et de la modération qui leur servent de guide ?
Et ne croyez pas que si, d’une part, l’opposition parlementaire perd peut-être par cette conduite quelques alliés, d’autre part, elle appelle à elle une foule d’hommes prudents, d’hommes sensés, qui sauront (page 86) désormais ce qu’ils doivent penser des reproches d’exagération et d’imprudence dont cette opposition avait été si souvent l’objet.
Il est désormais établi que s’il est dans le pays une opinion essentiellement conservatrice, une opinion conservatrice par le progrès sage et prudent, par le jeu régulier de nos institutions ; cette opinion, c’est l’opposition libérale parlementaire ; et je crois trop bien connaître mon pays pour pouvoir croire qu’il y ait pour nous, dans une telle situation, du symptôme d’affaiblissement.
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ce que je dis en ce moment, ce n’est par une accusation contre une autre fraction du libéralisme.
Je pense, et je n’hésite pas à le dire, qu’au sein de cette nuance se trouvent des hommes dont les principes seraient sous plus d’un rapport antipathiques aux miens.
Mais je sais d’autre part qu’il y a, dans cette opinion, une foule d’hommes qui ne sont séparés de nous que par l’ardeur généreuse de leur âge, une foule d’hommes qui, en définitive, pensent comme nous, encore bien que sous l’influence de cette ardeur ils soient tentés de trouver notre marche trop prudente et trop lente.
Au reste, M. le ministre des finances, soyez-en sûr, votre cri de triomphe, vous l’avez poussé trop tôt. Il sera pour toutes les nuances du libéralisme un avertissement qui ne sera pas perdu.
Mais enfin, messieurs, le cabinet croit que nous sommes affaiblis, et parce qu’il croit que nous sommes affaiblis il se hâte de jeter dans ces débats une question de cabinet que rien ne justifiait. Savez-vous pourquoi ? Le ministère pense qu’au sein de notre opinion, qu’au sein de cette minorité si considérable qui s’est prononcée contre lui, il y a quelques mois, se trouvaient de ces hommes qui saluaient le soleil levant de l’opinion libérale. Il pense que maintenant que quelques nuages semblent obscurcir les rayons de ce soleil, il peut compter que ces hommes déserteront son culte.
Cette conduite du ministère est digne de tout notre blâme. Sans doute, il est légitime, de la part du pouvoir, de chercher à appeler à lui des partisans nouveaux ; mais ces conquêtes, c’est par sa conduite, c’est par la bonté de son administration, la pureté de sa politique qu’il doit les tenter. Elles sont alors pour lui de véritables éléments de force, elles honorent le pouvoir qui a su les réaliser par de telles voies.
Mais telles ne seraient pas les conquêtes que vous réaliseriez, si vous parveniez à enlever quelques voix à une opinion que vous croyez momentanément affaiblie par un accident survenu au milieu de sa marche progressive. Si, ce qu’à Dieu ne plaise, vos espérances pouvaient s’accomplir, vous n’en seriez pas plus fort ; et nous, la douleur au cœur, nous aurions à déplorer quelques réputations ternies, quelques belles et utiles influences profondément affaiblies, et à accuser le ministère d’avoir porté une nouvelle atteinte à la moralité, au respect des institutions du pays. (Très bien ! Applaudissements da**ns les tribunes.)
M. le président. - Les tribunes sont prévenues que je ne donnerai plus un nouvel avertissement.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, s’il est une chose vraie dans le gouvernement représentatif, c’est que les ministres doivent s’attendre, quelle que fût la nécessité des actes qu’ils ont posés, quelle que soit leur utilité pour le pays, à les voir critiquer par ceux-là mêmes qui les acceptent de leurs votes.
En effet, messieurs, c’est ce que nous avons vu, particulièrement en ce qui concerne le traité de 1839. Cet acte a été reconnu d’une nécessité indispensable, et cependant il a été l’objet de vives critiques de la part de plusieurs hommes qui l’ont accepté.
Sans doute, messieurs, la critique peut être fondée quelquefois. Mais nous avons été étonnés d’entendre émettre ces critiques par un honorable ex-ministre qui, dans la séance d’hier, nous a en quelque sorte annoncé que s’il avait eu l’honneur d’être ministre à cette époque, le traite n’eût pas été conclu, la Belgique eût échappé au morcellement.
M. Lebeau. - Qui a dit cela ?
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - C’est l’honorable M. Rogier ; c’est au moins ce que j’ai compris dans ses paroles.
L’honorable membre, messieurs, qui nous a adressé ces critiques sévères, a sans doute perdu la mémoire de celles dont il a été lui-même l’objet. Nous avons rappelé, messieurs, ce qui s’était passé à l’égard de l’honorable M. Lebeau à l’époque des 18 articles. Nous nous sommes rappelé, messieurs, deux autres circonstances où l’honorable membre a été lui-même l’objet de critiques bien plus amères. Vous n’avez pas oublié la mémorable discussion de l’adresse dans la session de 1832, alors que le ministère dont cet honorable membre faisait partie, avait consenti à la remise de la moitié du Limbourg et du Luxembourg contre la remise des forts de Lillo et de Liefkenshoek, sans que le traité fût même signé par le roi des Pays-Bas.
Vous n’avez pas oublié, messieurs, cette mémorable discussion de la session de 1833, qui a amené de nouveau la retraite du ministère et la dissolution de la chambre, et pourquoi encore ? Parce qu’on imputait à ce ministère un caractère de faiblesse et l’inintelligence de nos intérêts. Vous n’avez pas non plus oublié, messieurs, la discussion qui s’est élevée à la suite de la négociation de 1833. Vous savez que dans cette négociation de 1833, la question du territoire n’a pas même été soulevée par notre honorable contradicteur.
Et c’est, messieurs, lorsqu’on a été en butte à de semblables attaques que l’on ne craint point d’attaquer ses successeurs… ! Je m’arrête.
Nous ne répéterons point ce que nous avons dit dans la séance d’hier sur le discours d’ouverture ; ce que nous avons dit est encore présent à notre mémoire.
« Mais, dit-on, après avoir fait passer le traité de 1839, le ministère a réhabilité la trahison dans l’armée.’ Eh, messieurs, si l’on ne voulait point de l’amnistie pour les militaires, il fallait alors rejeter la clause du traité qui consacrait l’amnistie.
L’honorable membre, messieurs, s’étonne que nous ayons fait une question de cabinet de l’amendement proposé par l’honorable M. Rogier ; c’est dit-il, détourner l’attention de la chambre de la véritable question qui était l’objet du débat. Eh bien, messieurs, l’honorable M. Rogier lui-même a eu la bonne foi de reconnaître que son amendement renfermait la question de cabinet, et l’honorable M. Lebeau a donné son adhésion à la déclaration de M. Rogier.
En effet, messieurs, il ne faudrait point avoir le sentiment de sa dignité pour accepter la proposition qui a été la conséquence des développements donnés par l’orateur.
Les deux opinions, dit l’honorable M. Dolez, doivent adhérer à cet amendement ; le clergé lui-même doit y donner son assentiment ; sans doute, messieurs, il exige aussi que le ministère souscrive en quelque sorte à sa condamnation.
Messieurs, la question de cabinet a été nettement précisée ; elle a été motivée uniquement, exclusivement sur le discours de l’honorable M. Rogier. Si, messieurs, nous avions vu dans cet amendement une autre intention que celle de blâmer le cabinet, une autre intention que celle de blâmer l’épiscopat (car je ne nie point que cette double intention se trouve dans l’amendement), si l’intention de l’honorable membre avait été seulement de provoquer l’expression de la pensée à la chambre sur la nécessité de sauve garder les droits et l’indépendance du pouvoir civil, ainsi que l’a fait le sénat, nous ne nous serions pas opposés à une semblable proposition. Et, en effet, messieurs au sein du sénat nous n’avons élevé en aucune manière la voix contre la rédaction de l’adresse ; tout au contraire, nous y avons donné notre plein assentiment ; nous avons déclaré que cette adresse ne renfermait rien autre chose que ce que nous avions constamment mis en pratique et que nous regardions comme une vérité incontestable.
Mais, messieurs, faites-y bien attention ; les amendements sont rédigés d’une manière tout à fait différente : dans l’adresse du sénat, on mettait en première ligne les intérêts de la religion et de la morale comme base de l’éducation de la jeunesse, et, à côté de ce grand principe, on plaçait celle de l’indépendance du pouvoir civil. Est-ce à dessein que la religion et la morale sont écartées de la proposition de l’honorable M. Rogier ?
M. Rogier. - Nous rétablirons ces mots, si vous le voulez.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je n’accepte aucun amendement de votre part, parce qu’un amendement de votre part ne se séparerait jamais des développements que vous avez donnés...
M. Rogier. - Et que je maintiens.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Vous avez raison de le maintenir ; mais j’ai raison, moi, de les combattre.
Messieurs, les hommes qui sont aujourd’hui mis en suspicion par l’honorable membre, ont été mieux traités par lui lorsqu’il était au ministère de l’intérieur. C’est ainsi que moi, en particulier, j’ai eu honneur d’être demandé par lui pour faire partie de la commission chargé de rédiger le projet de loi sur l’enseignement, et j’ai droit de réclamer quelque part des éloges que l’honorable membre adressait à la commission, tant en présentant le projet de loi, que dans la discussion de la loi sur l’instruction primaire, en 1842. Voulez-vous savoir, messieurs, de quelle manière l’honorable membre s’exprimait encore en 1842 ? Cependant, en 1842, nous étions aussi bien connus que nous le sommes aujourd’hui ; rien n’est changé dans notre manière de faire ; rien n’a changé dans notre opinion.
« J’ai eu l’occasion de dire l’année dernière, dit M. Rogier, que, sous le point de vue moral et religieux, la loi de 1834 n’était pas complète, et qu’il fut nécessaire d’y introduire de nouvelles garanties dans l’intérêt de l’opinion catholique ; je tenais le premier à m’associer aux propositions que l’on ferait à cet égard en défendant le projet de loi de 1834, je démontrais que le projet de 1842 est beaucoup plus incomplet que celui de 1834, et que si le ministre avait fait sagement, il se serait renfermé dans le projet de loi primitif. D’ailleurs la commission qui était composée d’hommes si honorables, d’hommes si éminents par leur esprit de sagesse et de tolérance, n’a pas cru faire œuvre parfaite ; elle offrait à la législature une œuvre susceptible d’être perfectionnée d’abord par la discussion, ensuite par la pratique. »
Messieurs, les critiques sévères que l’honorable membre a adressées dans cette discussion au clergé, au sujet de l’enseignement, au sujet d’élections, il ne les lui adressait point lorsqu’il était au banc des ministres. Cependant, messieurs, en 1835 le clergé a prêté à cet honorable membre un concours aussi actif qu’il pouvait le désirer. Il ne niera point que plusieurs de ses amis ont provoqué instamment le concours du clergé dans les élections. Non, messieurs, à aucune époque de la carrière ministérielle de cet honorable membre, il n’a adressé au clergé au blâme.
Messieurs, nous avons déjà dit que les amendements que nous avons proposés à la loi d’enseignement moyen donnent au pouvoir civil la plus complète garantie d’indépendance. Ce que nous avons dit à cet égard, nous le maintenons : aucune intervention dans les nominations, quant aux athénées, quant aux collèges communaux, n’est permise aux termes du projet de loi.
Voilà, messieurs, en quoi consiste la véritable indépendance du pouvoir civil, comme, d’autre part, aucune contrainte ne peut être exercée à l’égard du clergé, lorsqu’il juge convenable de s’abstenir.
(page 87) Messieurs, la convention de Tournay semble devoir être l’objet du blâme que l’opposition veut formuler.
Je ferai d’abord remarquer que cette œuvre, qui n’est pas même arrivée à maturité, échappe à nos débats. Nous n’avons ni à louer le conseil communal, ni à blâmer l’évêque ; ce que nous avons à faire, c’est d’élaborer une bonne loi sur l’enseignement moyen, c’est de formuler d’une manière claire et précise les droits et les devoirs des autorités publiques.
Mais qu’on ne vienne pas, par une motion vague, indéfinie, en quelque sorte, préjuger la discussion du projet. Vous avez déjà remarqué, messieurs, combien l’amendement de l’honorable M. Rogier diffère de la proposition du sénat. Adopter cet amendement, ce serait faire croire au pays que les deux chambres sont en désaccord sur un des points capitaux. Mais, messieurs, cette convention de Tournay ne pourra plus se reproduire sous l’empire de la loi que vous êtes appelés à voter.
Cette convention, messieurs, apprécions-la dans sa réalité. Quel article a excité tant de susceptibilités ? C’est l’article par lequel le conseil communal s’engageait à soumettre à l’évêque la liste des candidats ; l’évêque faisant ses observations, le conseil communal devait y faire droit.
Nous avons dit, messieurs, qu’évidemment, si l’on considérait dans cette convention un lien quelconque, cette convention était incompatible avec la loi communale et avec les amendements que nous avons présentés et qui tranchent nettement la question. Mais, messieurs, tout en admettant cette circonstance, que la convention imposait en quelque sorte à l’administration communale un lien moral, soyons de bonne foi et convenons que la convention n’accordait réellement à l’évêque aucune espèce de droit, le conseil communal demeurant toujours libre de faire telles nominations qu’il lui aurait plu de faire. Dans tous les cas, il suffisait d’une simple dénonciation pour se délier de la convention. Mais si le conseil communal était lié, l’évêque de son côté était lié à laisser à l’athénée le principal qu’il lui avait donné.
Toutefois une chose qui a échappé à l’attention publique, c’est que la convention dont on a fait tant de bruit, était pour l’évêque de Tournay la chose la plus mauvaise qu’on pût imaginer. Peu de mots me suffiront pour le prouver.
En effet, l’évêque s’engageait à faire des observations, quant à la religion et aux mœurs, sur la liste de candidats que l’administration communale lui aurait communiquée. Or, messieurs, pense-t-on que dans la pratique l’évêque eût jamais pu se prévaloir de cette prérogative ? Que de haines, que d’immenses embarras ne se serait-il pas attirés ? Ces objections, qui auraient dû être communiquées au conseil communal, fussent venues nécessairement à la connaissance des candidats ; dès lors, je dis que cette convention n’aurait pas été mise en pratique deux fois de suite ; une seule expérience l’aurait arrêtée tout court dans son exécution.
Il faut savoir avec quelle prudence on émet les avis même confidentiels, en ce qui concerne les candidats aux emplois, et alors que ceux qui formulent ces avis ont droit de compter sur la discrétion des autorités supérieures et des bureaux. S’il est une chose difficile à obtenir, ce sont des éclaircissements vrais sur les diverses circonstances qui rendent un candidat inhabile à l’emploi qu’il postule.
Je dis donc, messieurs, que, d’une part, cette convention qu’on veut vous faire blâmer et qui n’est pas arrivée seulement à l’état de vie, n’est plus possible, si vous adoptiez les dispositions qui vous ont été proposées. Je dis, d’autre part, qu’on a singulièrement exagéré la portée de la convention.
Ainsi, messieurs, abordons franchement la question. Voulez-vous porter atteinte au cabinet ? Votez franchement la proposition de l’honorable M. Rogier. Voulez-vous faire une espèce de profession de foi, inutile, à la vérité, mais admissible, parce que tout le monde est d’accord sur le principe qu’elle renferme, votez l’amendement de l’honorable M. de Garcia, et vous serez d’accord avec le sénat.
Quant à nous, messieurs, nous attendrons avec confiance le vote de la chambre. Notre intention est de ne plus prendre part aux débats ; nous avons exposé notre pensée tout entière, nous n’avons plus rien à y ajouter.
M. Mercier. - Mon honorable ami M. Dolez, dans le discours si brillant qu’il vient de prononcer, a oublié une chose, une chose essentielle, selon moi ; c’est de parler d’un grand acte posé par le ministère depuis le vote politique auquel il a fait allusion, d’un vote essentiellement libéral, la présentation du projet de loi sur l’enseignement moyen, objet qui est pour ainsi dire exclusivement en cause dans nos débats actuels. ?
Pour moi, messieurs, je pense que c’est par ses actes qu’il faut juger le ministère, et qu’il serait injuste de le condamner par la seule raison qu’il existe tel que nous le voyons constitué.
Comme beaucoup d’honorables membres de cette chambre, je regrette que l’opinion libérale ne soit pas largement représentée dans le cabinet ; à cette cause doivent être attribuées les défiances si vives qui à son avènement se sont révélées dans une partie de cette chambre. Toutefois, rendant hommage à la vérité, je ne puis passer sous silence qu’il est à ma connaissance et à celle de quelques-uns de mes honorables collègues, que plusieurs membres du ministère ont fait de nombreux efforts et ont offert sincèrement de se retirer pour amener une combinaison dans laquelle les deux opinions fussent convenablement partagées.
Permettez-moi, messieurs, de rappeler deux circonstances politiques qui, sous un rapport, présentent de l’analogie avec la situation actuelle.
Le ministère, formé en 1840, a proclamé que ses principes devaient convenir à tous les hommes modérés, à quelque nuance d’opinions qu’ils appartinssent ; il a fait appel à leur concours, il a cru que tous pouvaient honorablement le lui donner. La même pensée doit avoir animé les honorables membres de cette chambre qui, en mars dernier, s’étaient réunis pour former une administration libérale homogène ; eux aussi comptaient sur l’impartialité et l’appui des hommes modérés de l’opinion catholique, puisqu’ils ne demandaient pas à la Couronne la dissolution immédiate et préalable des chambres et qu’ils ne pouvaient gouverner sans quelques-unes de leurs voix.
Serait-il conséquent, serait-il sage de faire preuve de moins de tolérance qu’on n’en attendait naguère encore de la part de ceux qui n’appartiennent pas à la même opinion ? Ne serait-ce pas montrer que l’on réclamait d’eux ce que l’on n’était pas disposé à faire soi-même dans une semblable occurrence ?
Pour ma part, messieurs, je ne commettrai pas cette inconséquence ; ma conduite vis-à-vis du cabinet ne sera déterminée que par ses actes ses déclarations et ses engagements. Depuis son avènement, nous l’avons vu agir ; voyons ce qu’il a fait.
Je dirai d’abord que dans l’ensemble des paroles prononcées par M. le ministre de l’intérieur, je trouve la déclaration explicite qu’il entre dans la volonté du cabinet de faire respecter les droits du pouvoir civil ; ceux qui se plaisent à rendre un éclatant hommage à la loyauté de M. de Theux, ne peuvent révoquer en doute la sincérité de cette promesse.
Le cabinet prend en outre l’engagement de faire droit à un vœu particulièrement exprimé par l’opinion libérale, celui de mettre le nombre des membres de la représentation nationale en rapport avec le chiffre de la population du royaume.
Enfin, la loi sur l’instruction secondaire, qui nous est soumise, est un acte de complète indépendance ; elle fait une large part à l’intervention directe de l’Etat ; elle est libérale ; elle est gouvernementale.
Elle a reçu, dans les sections, le plein assentiment de beaucoup de membres considérables de l’opposition. Ce projet, dont le cabinet sollicite vivement la discussion, interdit évidemment, tant pour les athénées que pour les collèges communaux, des conventions de la nature de celle à laquelle il a été fait allusion dans le cours de cette discussion. C’est d’ailleurs ce que vient de déclarer formellement l’honorable ministre de l’intérieur.
Ce projet, il faut bien en convenir, a été accueilli avec faveur par l’opinion publique ; il a fait renaître la confiance et l’espoir chez un grand nombre de ceux qui, depuis longtemps, appellent sincèrement de leurs vœux l’union et la conciliation parmi les hommes modérés de différente nuance d’opinions ; chez ceux qui apercevaient un danger pour l’Etat dans le profond dissentiment qui semblait régner entre deux grandes fractions du pays, sur les plus hautes questions sociales, et notamment à l’égard de l’organisation de l’enseignement moyen.
L’appréciation que je viens de faire des actes et des intentions du gouvernement me décide à voter en faveur de l’adresse.
Quant à l’amendement proposé par l’honorable député d’Anvers, ses termes sont en tout point conformes aux principes qui servent de base au projet du gouvernement.
La déclaration qu’a faite M. le ministre de l’intérieur, il y a un instant, qu’une convention semblable à celle de Tournay ne serait plus possible si le projet proposé était converti en loi ne plus laisser subsister le moindre doute à cet égard.
Un membre. - A-t-il fait cette déclaration ?
M. Mercier. - Oui, de la manière la plus explicite.
L’honorable M. Dolez, dont je me vois à regret séparé dans le vote que je vais émettre, a pensé à tort que le rejet de l’amendement présenté par M. Rogier rendait désormais impossible une bonne loi sur l’enseignement moyen. C’est le contraire qui arrivera, puisque l’application de cet amendement se trouve bien formellement dans le projet de loi tel qu’il est présenté par le cabinet ; je repousse donc cet amendement, puisqu’il me paraît injuste, inconséquent d’infliger un blâme au ministère précisément à l’occasion d’un acte que nous désirions tous, et qui ne mérite que des éloges.
En manifestant cette intention, je respecte l’opinion contraire exprimée par plusieurs honorables collègues, et j’espère que, de leur côté, ils voudront bien aussi n’attribuer à ma conduite opposée à la leur qu’à une conviction sincère et consciencieuse.
Plusieurs voix. - La clôture ! la clôture !
M. de Corswarem. - Si la chambre veut clore la discussion, je renoncerai à mon tour de parole, mais j’en userai si la discussion continue.
M. Dumortier. - Mon intention n’était de parler qu’à la fin des débats, je ne veux pas interrompre le tour de parole, mais si l’intention la chambre était de clore la discussion, je demanderais à être entendu comme rapporteur.
- La chambre consultée continue la discussion.
M. de Corswarem. - Messieurs, depuis que j’ai l’honneur de siéger parmi vous, je me suis constamment abstenu de prendre part aux discussions politiques soulevées chaque année dans cette enceinte. J’aurais continué à garder cette réserve et à ne me mêler que des discussions d’intérêts matériels, si un fait saillant et se reproduisant constamment dans la discussion actuelle, ne fût venu me frapper.
Ce fait, c’est la tactique de l’opposition de vouloir imputer tous les mauvais résultats, produits ou provoqués par elle, à la ligne de conduite (page 88) suivie jusqu’à présent par le cabinet actuel et par l’opinion conservatrice dont il est sorti.
C’est ainsi que nous voyons l’opposition vouloir reprocher aux autres les atteintes portées à l’esprit national, celles portées au sentiment dynastique et celles portées à l’amour de nos institutions libres.
Elle sait cependant parfaitement le contraire, et si elle ne le sait pas (je le déclare sans hésiter), elle est complétement aveuglée sur tous les résultats qu’elle a produits, qu’elle produit journellement et que, selon toutes les probabilités, elle produira malheureusement encore pendant trop longtemps.
L’honorable M. Dedecker vous a déjà signalé cette tactique sous le point de vue le plus relevé ; permettez-moi de vous le signaler, à mon tour, sous le point de vue de la réalité la plus prosaïque.
Je dis donc que c’est une tactique, de la part de l’opposition, d’imputer les résultats de ses propres fautes aux autres ; et en disant que c’est une tactique, je crois me servir d’un mot parlementaire pour signaler ce qu’elle fait.
Il n’est que trop vrai, des atteintes journalières sont portées à l’esprit national. Mais par qui le sont-elles principalement ? Par des journaux. A quelle opinion appartiennent ces journaux ? A l’opinion conservatrice ou à l’opinion libérale ? Leur occupation principale, si pas unique, étant de combattre et d’attaquer constamment l’opinion conservatrice, ils n’appartiennent donc pas à cette opinion-là. Parmi eux, pas tous il est vrai, mais du moins plusieurs, prêchent évidemment, les uns l’absorption de notre nationalité par la France, les autres son absorption par la Hollande ; ceux-là portent ouvertement et directement atteinte à notre esprit national, en rapetissant, en ridiculisant notre nationalité, et les autres leur prêtent le concours le plus efficace en décriant, en avilissant ceux qui ont fondé notre nationalité ou qui sont chargés de sa conservation.
Qu’on cite un seul journal de l’opinion conservatrice qui fasse l’une ou l’autre de ces choses : on ne le peut, et on prouve par là que c’est de l’opinion adverse que sont parties toutes les atteintes qu’a reçues notre nationalité.
Les atteintes portées au sentiment dynastique l’ont été également et surtout par des journaux et autres publications, dont l’infamie a déjà été signalée plusieurs fois dans le cours de cette discussion. Qui oserait dire qu’un seul de ces journaux appartient à l’opinion conservatrice ? qu’une seule de ces publications ait été émise par un homme de cette opinion ? Personne ne l’oserait, ni en dehors, ni en dedans de cette enceinte ; mais des millions de voix signalent des hommes et des journaux d’une opinion adverse comme les seuls et vrais coupables de ces méfaits. Et les atteintes portées à l’amour de nos institutions libres, par qui le sont-elles ? Est-ce l’opinion conservatrice ou une opinion adverse qui pousse les cris de rage et de fureur que vous a déjà signalés l’honorable comte de Mérode, lorsqu’à l’ombre des libertés garanties par notre Constitution quelques hommes ou quelques filles se réunissent pour prier, pour étudier, pour soigner des malades ou des infirmes, pour instruire les enfants des pauvres ou leur apprendre un métier, métier au moyen duquel ils pourront dans la suite gagner honorablement leur vie, se tirer de la misère dans laquelle croupissent leurs parents, et de prolétaires dangereux, devenir des hommes honorables et utiles à la société.
Et la réforme de notre Constitution, qui la demande en l’attaquant sur tous les points et en affaiblissant ainsi par tous les moyens l’amour des libertés qu’elle nous garantit ? Sont-ce des écrivains de l’opinion conservatrice ? Evidemment non. Ce n’est donc pas à elle, ce n’est donc pas au gouvernement sorti de son sein, que l’on peut attribuer les atteintes portées à l’esprit national, au sentiment dynastique et à l’amour de nos institutions libres.
L’opposition le sait aussi bien que qui que ce soit, et sa tactique que je signale consiste à faire prendre le change sur ce point.
L’honorable M. Verhaegen a cependant été franc et sincère sur ce point, en disant que le congrès libéral a été constituant, c’est-à-dire qu’il a tenté de faire une nouvelle Constitution et par conséquent de supprimer, de renverser ouvertement celle qui garantit toutes les libertés dont nous jouissons.
Il serait cependant injuste d’attribuer toutes ces atteintes à l’opposition parlementaire. Elle seule ne renferme pas toutes les variétés des opinions adverses de l’opinion conservatrice, elle le sait aussi bien que nous.
Mais ce qui est vrai, c’est qu’elle a fait éclore toutes les nuances, aujourd’hui si variées et si tranchées, de l’opposition, ou qu’elle a été le noyau autour duquel elles se sont groupées.
Et la liberté de discussion dans le parlement, qui en use et en abuse, sans vouloir que ses adversaires l’imitent ? Mais encore l’opposition.
N’avons-nous pas vu hier quelle explosion elle a faite, lorsque M. Dedecker lui a tenir un langage approchant de celui qu’elle tient habituellement à la majorité ? Ce qu’elle appelle énergie chez elle, elle, appelle violence chez les autres.
C’est encore une liberté à laquelle elle porte constamment atteinte en la traitant comme toutes les autres, c’est-à-dire en la voulant pour elle seule, mais pas pour autrui.
L’opposition cite constamment une foule de précédents historiques qu’elle trouve applicables aux autres ; qu’elle me permette aussi de lui en citer un, qui lui est applicable en tous points et dont je lui recommande l’étude sérieuse, car elle peut en tirer les enseignements les plus utiles, non seulement pour la patrie commune, mais aussi pour elle-même.
Lorsqu’à la fin du siècle dernier, le pouvoir et l’ordre commencèrent à s’affaiblir successivement et à disparaître en France, il y avait dans ce pays un parti politique, composé d’hommes à grands talents, à sentiments généreux, à idées progressives outre mesure, comme sont à peu près les chefs de notre opposition parlementaire ; ces hommes remarquables sous tant de rapports, travaillaient constamment à affaiblir le pouvoir, en attaquant ceux qui en étaient les dépositaires ; exactement comme font les chefs de notre opposition, avec cette différence que ces derniers ont, plus que leurs devanciers, l’ambition de remplacer ceux qu’ils veulent renverser.
Ces hommes politiques français, les Girondins en un mot, avaient entrepris leur œuvre avec certes bien plus de désintéressement que leurs imitateurs d’aujourd’hui ; mais, avant de l’avoir conduite à fin, ils furent, encore exactement comme les chefs de l’opposition actuelle, dépassés et débordés de toutes parts, non seulement par ceux qui s’étaient réunis à eux pour combattre l’ennemi commun (ainsi qu’on le disait alors comme aujourd’hui), mais aussi par leurs propres élèves, par ceux qu’ils avaient dressés et formés de leurs propres mains.
Les Girondins du siècle précèdent produisirent, malgré eux, les montagnards auxquels ils servirent de marchepied pour parvenir, tout comme les Girondins du siècle présent ont produit, aussi malgré eux, les radicaux auxquels ils servent aussi de marchepied à leur tour ; les montagnards produisirent les terroristes ; nos radicaux produiront les communistes, si nous ne donnons au pouvoir les forces nécessaires pour l’empêcher, et si le pouvoir, mettant à profit, lui du moins, cet enseignement de l’histoire, ne prend à temps les mesures nécessaires pour préserver notre belle patrie d’un tel malheur.
Les Girondins du XVIIIème siècle, malgré tous leurs talents, ne reconnurent l’immensité de leurs fautes que lorsqu’il était trop tard pour les réparer. Ils ne reconnurent la profondeur de l’abîme qu’ils avaient creusé que lorsque, entraînés vers le fond, ils prédirent que la révolution, telle que Saturne, dévorerait ses propres enfants... Vous savez tous jusqu’à quel point cette prédiction s’est réalisée. C’est malheureusement la seule chose qu’ils aient eu le talent de prédire !
Quand les Girondins du XIXème siècle reconnaîtront-ils l’immensité de leurs fautes ? Probablement aussi lorsqu’il leur serait devenu impossible de les réparer.
Nous devons donc faire en sorte que d’autres puissent les réparer, pendant qu’elles sont réparables, en soutenant ceux qui ont encore le pouvoir de le faire.
Toutes les discussions entre les opinions politiques ne sont que des escarmouches qui précèdent la grande bataille. D’un côté ne combattent encore dans ces escarmouches que les alliés, alliés à leur insu, j’en suis bien certain, de l’une des parties ennemies. La grande lutte de l’époque actuelle n’est pas, ne nous faisons point illusion à ce sujet, entre les opinions plus ou moins conservatrices ou libérales qui ont aujourd’hui déployé leurs bannières.
La véritable lutte (un de nos publicistes les plus distingués l’a signalée depuis plusieurs années), la véritable lutte est entre ceux qui possèdent quelque chose, ou cherchent à acquérir quelque chose par des moyens honnêtes et loyaux d’un côté, et ceux qui ne possèdent rien, cherchent à acquérir par des moyens déshonnêtes et déloyaux, par la violence et la spoliation, de l’autre côté.
Tous ceux qui luttent aujourd’hui ne font que préparer les voies de la victoire à l’un ou l’autre de ces grands et véritables ennemis, et pas autre chose. Malheur à ceux qui ne le prévoient pas.
La très grande majorité de ceux qui luttent d’un côté, se font complétement illusion à ce sujet, je le sais, et je m’estimerais éternellement heureux si je pouvais parvenir seulement à attirer l’attention de quelques-uns d’entre eux sur la véritable position dans laquelle ils se trouvent si funestement engagés.
Nous avons entendu plusieurs orateurs de l’opposition déclarer qu’ils réservaient leurs griefs contre chacun des ministres personnellement, jusqu’au moment de la discussion des budgets de chaque département. Cette déclaration nous prouve clairement que, dès à présent, l’opposition est intimement convaincue qu’elle échouera de nouveau sur la question de cabinet posée en ce moment. Elle est bien assurée du triomphe du ministère, puisqu’elle se propose de l’attaquer encore dans la suite. Elle convient ouvertement de la faiblesse de ses griefs, malgré le talent avec lequel elle sait les exagérer, puisqu’elle veut les éparpiller au lieu de les défouler à la fois pour en accabler le cabinet, le renverser et recueillir sa succession, seul but de tous ses efforts.
La suite nous apprendra si cet éparpillement de ses griefs n’est pas une autre tactique de l’opposition, et si son plan de bataille, pour la campagne actuelle, n’est pas, en soulevant une discussion politique à propos de chaque budget, d’absorber le temps de la chambre au point de l’empêcher de se livrer à l’examen des lois qui lui sont proposées, d’ôter ainsi au cabinet le mérite de les avoir proposées et de pouvoir dire ensuite que le discours de la Couronne a promis beaucoup plus qu’on ne voulait tenir.
L’aveu de son impuissance et de la faiblesse de ses griefs, fait par l’opposition ; et sa conviction, également avouée par elle, de la longévité du cabinet, sont des faits nouveaux et importants ; ils sont encourageants pour le ministère qu’ils engagent chacun de ses membres à travailler avec une nouvelle ardeur au perfectionnement de toutes nos institutions, tant morales que matérielles, et le concours de tous les hommes amis de l’ordre et du bien-être de la patrie ne leur fera pas défaut.
(page 89) )M. Dumortier. - Messieurs, à la suite de cette longue discussion, il est du devoir du rapporteur de vous présenter en quelque sorte un résumé succinct des débats, un résumé des diverses opinions présentées. Je tâcherai de le faire de la manière la brève possible.
Trois objections principales ont été adressées au projet d’adresse que nous avons eu l’honneur de vous présenter. La première porte sur le dernier paragraphe qu’on a taxé de courtisanerie, d’adulation, de flatterie, que sais-je ? La deuxième porte sur la question de savoir si le calme règne en Belgique. La phrase qui énonce ce fait a donné lieu à de longues et vives discussions. La troisième est celle qui a donné naissance aux amendements de MM. Rogier et de Garcia.
Pour ce qui concerne la première attaque faite contre notre projet d’adresse, attaque dirigée principalement par un honorable député de Liége, je le demande en présence de tout ce qui se passe dans le pays, après la manifestation que chacun de nous a hautement blâmée et qui s’est produite dans des écrits ct d’autres publications que tout le monde déplore de toutes ses forces, n’était-ce pas le devoir pour la commission d’adresse de rappeler au pays les services signalés que le chef de l’Etat a tendus à la Belgique ? Il y a mène quelque chose de plus sérieux encore, c’est pour beaucoup d’entre nous une conviction profonde, que l’étranger n’est pas indifférent à ce qui se passe parmi, nous, en sorte que dans ces circonstances une manifestation solennelle de l’assemblée des représentants de la nation s’adresserait à tout prétendant qui songerait encore à la couronne. C’est pourquoi la commission à l’unanimité a cru devoir donner quelque développement à sa pensée.
M. de Tornaco. - Il n’y a pas de prétendant.
M. Dumortier. - M. de Tornaco n’en connaît pas, c’est curieux !
M. de Tornaco. - Non, je n’en connais pas. C’est une insinuation sans portée.
M. Dumortier. - Pas de prétendant ! Je suis charmé d’apprendre cela de la bouche de M. de Tornaco. Au reste, le pays ne les redoute pas ; il saurait leur faire voir qu’ils ne peuvent espérer de réaliser leurs projets insensés et que la Belgique saura maintenir et faire respecter le roi qu’elle s’est choisi.
Voilà, messieurs, les motifs, il faut bien le dire, qui ont dirigé la commission d’adresse. Dans un pareil état de choses, ce que nous avons dit ressemble-t-il à de la courtisanerie, de l’adulation, de la flagornerie ? Ce reproche, certes, ne peut pas atteindre votre rapporteur ; il n’atteindra pas non plus votre commission qui n’a fait que remplir un devoir patriotique, en exprimant des sentiments qui sont communs à chacun de nous.
Par le deuxième reproche on a prétendu que nous avions eu tort d’introduire dans le paragraphe relatif au recensement et à l’augmentation du nombre des députés, une phrase énonçant que la situation calme du pays permet de satisfaire à des besoins qui se sont manifestés. On a voulu que le pays ne fût pas calme, qu’il fût dans une grande agitation. Messieurs, si j’envisage le pays, non dans une localité, mais dans son ensemble, les paroles prononcées à cet égard sont empreintes d’une grande exagération.
Il y a dans notre pays ce mouvement politique inséparable de tout Etat constitutionnel. Mais quant au mouvement si vif qu’on vous a dépeint, à l’agitation dont on vous parle, ils n’existent que dans l’imagination de ceux qui en ont parlé. Ce mouvement n’existe pas, et tout ce qui se passe autour de nous ne décèle pas l’agitation et encore moins l’irritation.
Il n’existe pas d’agitation dans le pays pas plus qu’en Europe. Le vent du pays, comme le vent de l’Europe aujourd’hui est au calme. Voilà la véritable situation de l’Europe et du pays aujourd’hui, et cette agitation qu’on proclame si haut, comme si on voulait la faire naître, n’existe, encore une fois, que dans la bouche des orateurs qui en ont parlé.
M. Delehaye. - Et dans les Flandres !
M. Dumortier. - Dans les Flandres ? Il n’y a pas d’agitation dans les Flandres ; il y a de la misère, et cette misère, nous ferons tous nos efforts pour la faire cesser. Vous-même, mon honorable collègue, n’avez-vous pas rendu hommage à la sagesse, au calme de ces populations ? Ces populations ne s’agitent pas ; je le répète, elles demandent du pain et nous ferons tous nos efforts pour leur en donner. (Très bien !)
Messieurs, sans doute il ne m’appartient pas et ce n’est pas mon intention, de venir louer ici tous les actes du cabinet. Il en est un auquel, pour mon compte, je ne pourrai donner mon approbation : c’est le système des destitutions.
L’heure avancée, la longueur de ces débats ne me donnent pas le temps de développer cette question ; mais je pense et j’ai toujours pensé que le gouvernement est beaucoup plus fort sans employer les destitutions qu’en les employant. Je pense et j’ai toujours pensé, et je suis convaincu, que les ministres actuels auraient pu très bien, par des moyens sages et par la douceur, arriver à ce qu’ils désiraient, à ce que l’honorable M. Dolez a jusqu’à un certain point justifié, sans employer des moyens de violence qui répugnent toujours à mes affections et à mon caractère.
Messieurs, on a signalé comme un des principaux motifs de l’agitation actuelle dans le pays, ce qu’on a appelé le classement des partis.
Qu’est-ce que ce classement des partis, ou plutôt ce déclassement des partis ? C’est, messieurs, il ne faut pas vous y tromper, c’est un retour à la situation de la Belgique depuis 1830 jusqu’en 1839.
Depuis 1830 jusqu’en 1839 il y avait dans l’opinion libérale (et certes j’ai bien souvent, presque toujours même j’ai combattu dans ses rangs), il y avait dans l’opinion libérale deux opinions complétement différentes: l’une qui voulait la Constitution dans toute son intégrité, l’autre qui prétendait que la Belgique avait trop de libertés et avait besoin d’ordre.
Depuis, les deux partis se sont fondus. A la suite des 24 articles, on a cherché à déplacer la question ; de purement libérale qu’elle était, on a voulu en faire une lutte religieuse ; on a voulu la porter sur le terrain exclusivement catholique, terrain brûlant sur lequel on voudrait la placer encore pour rétablir cette fusion qu’on regrette de voir disparaître. Pendant un moment ces grandes questions sont disparues. Mais alors que s’est-il passé ? Les jeunes ont voulu ce que les vieux avaient promis. Dès lors le déclassement des partis. Voilà toute l’histoire de ce déclassement, qui, à proprement parler, est un reclassement des partis ; c’est, je le répète, la situation de 1830 à 1839. Et si vous en voulez la preuve, messieurs, voyez les hommes qui siègent dans les deux fractions. Vous verrez que ce sont les mêmes hommes qui y siégeaient depuis 1830 jusqu’en 1839.
Je ne viens pas prétendre, messieurs, que par cette scission le parti libéral est affaibli. C’est là ce que l’expérience nous dira. Je ne suis pas dans le secret des affaires, et je doute encore que cet affaiblissement existe, au point de vue du moins du vrai libéralisme. Mais toujours est-il que la situation, telle qu’elle se présente aujourd’hui, n’est rien autre chose qu’un retour à ce qui existait depuis 1830 jusqu’en 1839, et dès lors il n’y a pas lieu de s’en inquiéter sérieusement pour la tranquillité du pays.
Messieurs, d’où vient donc ce malaise que l’on a signalé ? D’où vient ce que beaucoup d’orateurs nous ont indiqué, ce malaise de la situation, cette espèce d’affaiblissement du pouvoir, cette espèce d’affaiblissement de l’opinion publique ?
Cela tient, messieurs, à beaucoup de causes. L’honorable M. Dolez vous en a signalé plusieurs et il en est sur lesquelles je suis complétement d’accord avec lui. Mais il ne les a pas énoncées toutes, il en est même qu’il a dissimulées.
Selon moi, messieurs, ce qui a le plus affaibli l’opinion publique en Belgique, soit que vous envisagiez cette question comme une dure nécessité, soit que vous la considériez comme un acte qui ne devait pas être posé, c’est incontestablement le malheureux traité qui nous a privés d’une partie du Limbourg et du Luxembourg ; c’est ce traité qui a porté à l’esprit national le plus rude atteinte.
Ici, messieurs, permettez-moi de dire quelques mots, car j’ai été personnellement mis en cause.
J’ai certainement pris une part très active à l’opposition qui s’est manifestée contre ce traité, et je ne le regrette aucunement. J’ai la conviction la plus intime que si la Belgique n’avait pas voulu consentir à ce traité, elle conserverait encore aujourd’hui le Limbourg et le Luxembourg. Ce n’est là ni une ardeur de colonel, ni une ardeur juvénile, comme le disait tantôt l’honorable M. Dolez, c’est le fruit d’une profonde réflexion. Et d’ailleurs, si l’on avait eu besoin du secours de la garde civique, non seulement de celle de Tournay et son colonel, mais aussi de celle de cette capitale, qui s’est toujours montrée si dévouée, soit lorsqu’il fallait expulser l’étranger de son territoire, soit qu’il fallût le combattre hors de ses murs, je dis que notre brave armée, que tous les citoyens auraient été prêts à prendre les armes pour empêcher que la Belgique ne perdît une partie de ses enfants, une partie de son territoire. Le peuple belge a prouvé en 1830, qu’il savait vaincre ou mourir pour l’indépendance de la patrie et la liberté.
Mais, messieurs, cela était-il nécessaire ? Sans doute personne n’aurait reculé devant un appel aux armes ; mais le combat n’était pas même nécessaire. Si la Belgique avait seulement déclaré ne pas vouloir accepter le traité, elle conserverait encore le Limbourg et le Luxembourg ; et pourquoi, messieurs ? Parce qu’à cette époque les embarras de l’Europe étaient immenses ; parce que lord Palmerston avait déclaré qu’il ne consentirait point à renouveler contre la Belgique ce qui avait été fait contre la Hollande, le blocus des côtes ; parce que la France avait déclaré qu’elle ne consentirait pas à ce qu’un seul soldat prussien, à ce qu’aucun soldat de la confédération germanique mît le pied sur le territoire belge. Et c’était moins dans notre intérêt que par nécessité que ces puissances avaient fait cette déclaration.
Si l’Angleterre avait déclaré qu’elle ne consentirait pas à faire contre la Belgique le blocus maritime qu’elle avait fait contre la Hollande, c’est qu’elle savait tout le malaise que ce blocus avait fait éprouver à sa propre marine, à son commerce. Si la France avait déclaré que pas un soldat allemand ne pourrait mettre le pied sur le territoire belge, c’est qu’elle savait que toute la Lorraine, que ces populations si patriotiques de Metz et des environs étaient prêtes à marcher pour venir sur le territoire de la Belgique combattre l’invasion de l’étranger.
En présence de cette situation, en présence de pareilles déclarations, que restait-il à faire ? Il restait à dire : Nous n’acceptons pas le traité. Et s’il avait fallu recourir aux armes, la Belgique, messieurs, aurait été victorieuse. J’en ai pour garant et le patriotisme du pays et l’état de notre brave armée à cette époque. Rappelez-vous, messieurs, cette admirable levée de 1836 ; je la vois encore entrer dans cette capitale entonnant ses chants patriotiques ; lorsqu’elle est arrivée dans nos murs par la neige, par le temps le plus affreux, pas un seul homme ne manquait à l’appel, parce qu’on savait qu’il s’agissait de sauver la patrie, de conserver nos frères, de ne pas les livrer à l’étranger.
Je dis donc que l’honorable M. Dolez a eu tort, un grand tort sans doute, de donner un caractère plaisant aux manifestations de cette époque. Il s’agissait de la plus sainte des causes, de la question la plus grave (page 90) qui pouvait s’agiter dans notre pays. Il s’agissait pour la Belgique de la conservation de son territoire, de la conservation de nos frères du Limbourg et du Luxembourg, de la conservation de notre dignité nationale que le vote du traité a offensée.
Voilà, messieurs, à mes yeux, ce qui a porté la première et la plus rude atteinte à ce sentiment, si vif de l’opinion publique ; voilà ce qui a été la première cause de cet état de malaise que nous regrettons aujourd’hui.
Je ne prétends toutefois pas qu’il faille déverser sur l’honorable chef du cabinet actuel plus de blâme que sur ses prédécesseurs. Je dis que tous ont fait la même chose. Car ses prédécesseurs nous venaient dire, quand ils étaient au pouvoir, que l’armée n’était faite que pour appuyer la diplomatie ; ils ont été coupables en acceptant les protocoles ; aucun d’eux, sous ce rapport, n’a de reproche à faire à l’autre.
Messieurs, une autre cause de l’affaiblissement du sentiment public en Belgique, ce sont, et je le dis avec une vive douleur, ce sont les attaques incessantes auxquelles on s’est livré et en dehors et même dans cette chambre contre un sentiment si respectable, si national, contre tout ce qui touche indirectement à l’opinion religieuse.
Messieurs, la Belgique n’est pas un pays ni de bigoterie, ni de cagotisme ; mais la Belgique est un pays religieux ; la Belgique est un pays de foi et de liberté. Voilà, messieurs, ce qui constitue éminemment notre caractère national : la foi et la liberté. On devait donc, messieurs, à quelque parti qu’on appartînt et par tous les moyens possibles, éviter de porter atteinte ni à l’un ni à l’autre de ces sentiments.
Eh bien, on a voulu porter atteinte à la foi du pays. On a cherché à représenter l’opinion qui combattait cette atteinte, comme une opinion rétrograde inféodée au clergé. On a cherché à présenter le clergé comme voulant détruire l’ordre social en Belgique, comme voulant envahir le pouvoir, comme occasionnant tous les maux possibles. A entendre certains orateurs qui n’en croyaient rien, le pouvoir était en danger, le cardinal de Malines était plus roi que le Roi de la Belgique.
Voilà, messieurs, ce que l’on a fait croire à tout le pays, et ce qui a singulièrement nui, ce qui a porté une atteinte profonde au caractère national ; parce qu’encore une fois la Belgique est un pays de foi et de liberté, et qu’il fallait faire marcher ensemble la foi et la liberté, et défendre son opinion, son parti sans porter atteinte ni à l’un ni à l’autre.
Aujourd’hui encore, messieurs, que vient-on nous dire ? Un honorable orateur n’est-il pas venu, avant-hier encore, vous dire que nous étions les instruments serviles du clergé ? Nous, messieurs, les instruments serviles du clergé ! Mais n’est-ce pas celui qui vous parle, n’est-ce pas moi qui suis venu signaler aux nôtres les fautes qu’ils commettaient, qui ai eu le courage de leur dire qu’ils se trompaient ? Mais vous, avez-vous jamais, vis-à-vis de votre propre parti, fait rien de semblable ? Avez-vous jamais osé dire à vos amis du haut de la tribune les fautes qu’ils commettaient ? Et vous venez nous représenter comme des instruments serviles !
Où sont d’ailleurs les envahissements du clergé que vous pouvez signaler ?
Un membre. - Et la convention de Tournay ?
M. Dumortier. - Vous me citerez la convention de Tournay. Je reviendrai tout à l’heure sur ce point.
Aussi, messieurs, on est tellement convaincu de la nécessité de conserver au pays, non pas au point de vue purement religieux, mais au point de vue de la nationalité, on est tellement convaincu, dis-je, de la nécessité de conserver dans toute sa force ce caractère national, que ce même membre disait: « Le parti libéral, loin d’étouffer le sentiment religieux du peuple, le respecte et cherche à le développer. » Etrange manière, vraiment, de développer le sentiment religieux du peuple que de chercher constamment à lui représenter les chefs ecclésiastiques comme des envahisseurs, comme des gens qu’il faut bannir ; que de chercher dans toutes les circonstances à les flétrir ; que de représenter l’opinion qui combat ces attaques incessantes contre le clergé, comme une opinion cléricale, que de nous assimiler aux anciens serfs qui étaient attachés à la glèbe et qui réduits à l’esclavage n’avaient pas la dignité d’hommes libres !
Pour moi, messieurs, j’ai toujours professé ce principe qu’il était deux sentiments qu’il fallait nourrir avec un soin égal dans le peuple : l’amour de la liberté, et le caractère religieux qui fait sa plus grande force nationale, ce caractère religieux qui nous sépare et du nord et du midi de l’Europe.
Il y a, messieurs, quelque chose de triste dans la situation de notre pays, c’est le peu de respect que ces attaques incessantes contre l’autorité et l’opinion religieuse ont fait naître pour l’autorité et le pouvoir civil. Lorsque l’on a habitué le peuple à ne pas entourer de son respect ce qu’il est porté par son cœur à respecter, le respect cesse bientôt de s’attacher à l’autorité et au pouvoir. Le grand mal de notre pays, c’est que l’autorité n’est pas assez respectée, et c’est là un immense malheur dans tout pays constitutionnel ; parce que lorsque l’autorité cesse d’être entourée du respect auquel elle a droit, l’ordre social et ébranlé jusque dans ses fondements.
Aujourd’hui, messieurs, qu’est-ce qui nuit encore à la Belgique ? C’est le système d’exclusivisme que l’on a voulu préconiser. Ce système d’exclusivisme, je regrette de le dire, est un immense malheur pour le pays, en ce qu’il jette de toute nécessité la désunion, et en ce qu’il viole par conséquent cette devise nationale : l’union fait la force.
Loin de chercher, messieurs, à se combattre comme des ennemis en rase campagne, en présence de tous les embarras de notre situation politique, en présence de voisins, qui il ne faut pas se le dissimuler, ne demanderaient pas mieux que de pouvoir nous absorber, ce qui eût été à désirer, ce que j’ai toujours désiré et ce que je désire encore, ce n’était pas une lutte entre les partis, c’était une fusion entre les hommes sincères, les hommes modérés des deux opinions. Voilà ce qu’il fallait.
Eh bien ! qu’avons-vous vu ? Nous avons vu dans toutes les localités partout un système d’exclusivisme déplorable, système que je blâme, de quelque côté qu’il vienne, soit qu’il vienne des catholiques, soit qu’il vienne des libéraux.
Ce système d’exclusivisme a été poussé jusqu’à ses dernières limites. On a été jusqu’à prétendre qu’un cabinet, pour être national, devait être homogène, c’est-à-dire exclusif, comme si l’intolérance politique devait être élevée au rang des vertus civiques. Pour mon compte, j’ai toujours pensé que c’était dans la réunion des hommes modérés des différentes opinions que le gouvernement devait puiser sa force. Je suis loin de faire un grief au cabinet actuel de sa composition homogène ; il est sorti d’une situation telle que toute autre combinaison était impossible ; mais je dis qu’en principe, il est incontestable qu’un cabinet formé des hommes raisonnables des deux opinions doit exercer sur l’opinion publique une action beaucoup plus forte et beaucoup plus favorable à la nationalité que tout cabinet homogène, catholique ou libéral.
J’arrive au troisième grief articulé contre le projet d’adresse. On nous reproche de nous être abstenus d’introduire dans l’adresse un paragraphe analogue à celui qui figure dans l’adresse du sénat relativement à l’enseignement public. Messieurs, la raison en est bien simple ; la commission d’adresse que vous avez nommée n’était point chargée de donner à l’adresse un caractère agressif ; elle a voulu faire une adresse qui pût être votée par tout le monde. C’est là le but qu’elle a voulu atteindre, et l’honorable M. de Brouckere l’a parfaitement saisi dès la première séance. Nous n’avions donc pas à introduire dans le projet d’adresse un paragraphe incriminatif contre qui que ce fût.
Un honorable membre a cru devoir présenter un amendement en ce qui concerne la question de l’instruction moyenne. Je demanderais volontiers à cet honorable membre à qui s’adresse un pareil amendement ? Est-ce à la Couronne ? Mais vous conviendrez, messieurs, que la chambre des représentants manquerait à ses devoirs si elle avait l’intention d’adresser une leçon à la Couronne, et certainement ce n’est point là l’intention de mes honorables collègues ? Est-ce au ministère ? Mais vous avez, messieurs, le projet de loi que le ministère vous a présenté ; vous savez ce qu’il vous a demandé ; conséquemment l’injonction arriverait d’une manière tardive. Si vous n’aviez pas été saisis par le gouvernement d’un projet de loi, je concevrais une manifestation semblable ayant pour but de faire connaître au ministère la volonté de la chambre ; mais lorsque le cabinet vous a présenté un projet de loi, je ne conçois plus qu’on vienne lui dire dans quel sens il doit rédiger ce projet.
Est-ce à la chambre des représentants, par hasard, que l’injonction s’adresse ? Mais vos collègues n’accepteront point cette injonction. A qui donc cette phrase s’adresse-t-elle ? Eh bien, messieurs, je le dirai sans hésiter, sans biaiser, cette phrase s’adresse à une autorité qui n’est pas soumise au contrôle de la chambre.
Un membre. - Ce n’est pas une autorité.
M. Dumortier. - Ce n’est pas une autorité, mais vous-mêmes vous lui donnez à chaque instant cette qualification.
Eh bien, messieurs, je le déclare nettement, je ne puis donner mon adhésion à une phrase qui serait un soufflet donné à l’épiscopat. Ce n’est pas que j’entende le moins du monde sacrifier l’indépendance du pouvoir civil à l’opinion religieuse ; au clergé le droit de demander ce qu’il croit utile ; à nous d’apprécier ce qu’il est possible d’accorder. Au besoin je dirais à l’épiscopat: « Soyez prudent ; le temps exige de vous de la modération vis-à-vis du pouvoir civil, beaucoup de modération, de circonspection et de réserve. » Voilà le conseil que je donnerais aux évêques si la chose était nécessaire, mais je ne m’associerai jamais à une proposition qui tend directement à jeter un blâme public sur une autorité éminemment respectable et que tous nous voulons respecter.
L’honorable orateur qui s’est exprimé d’une manière si éloquente dans la séance de ce jour, l’honorable député de Mons a dit que l’amendement soulève deux questions : celle de l’indépendance du pouvoir civil et en second lieu une question de dignité et de moralité pour le parti libéral. Messieurs, l’indépendance du pouvoir civil est-elle en jeu ? Nullement. On a parlé de la convention de Tournay, eh bien, que s’est-il passé à Tournay ? Un projet a été mis en avant ; il a d’abord été accepté, puis modifié, puis rejeté par l’autorité civile.
Est-ce que par hasard l’autorité civile a manqué d’indépendance en ne l’acceptant pas ? Evidemment elle a posé là un acte d’indépendance et lorsqu’à la suite de cette rupture il s’est agi de nommer un nouveau principal, le nouveau principal a été nommé à l’unanimité par les membres du conseil communal : catholiques et libéraux, tous lui ont donné leur voix. L’indépendance du pouvoir civil n’est donc pas en question dans cette affaire, puisque du moment où la convention ne lui a pas semblé admissible, le pouvoir civil a refusé d’y souscrire et que, par suite de ce refus, la convention est tombée.
Ah ! messieurs, il eût été porté atteinte à l’indépendance du pouvoir civil, si par un moyen quelconque il avait été possible d’imposer à la ville une convention de cette nature alors qu’elle n’en voulait point ; mais puisque l’autorité communale a été parfaitement libre de refuser son adhésion à la convention, qu’elle l’a refusée en effet et que cela n’a pas empêché l’athénée de continuer à être prospère comme il l’était (page 91) auparavant, évidemment-vous ne pouvez pas venir dire que l’indépendance du pouvoir civil est le moins du monde en jeu dans cette affaire.
On a dit, en second lieu, que l’amendement soulève une question de dignité et de moralité pour le parti libéral. Eh bien, messieurs, je demande : qu’est-ce que le parti libéral gagnera en dignité et en moralité lorsqu’il sera ainsi venu donner, je le répète, un soufflet au corps épiscopal ? Aura-t-il gagné quelque chose ? Oui, s’il veut appuyer les mauvaises passions. Mais, comme telle ne peut pas être l’intention de l’honorable membre auquel je réponds, je dis que le parti libéral n’a rien à gagner ni en dignité ni en moralité à l’adoption d’un semblable amendement.
« Mais, dit-on, il faut un triple concours ; il faut notamment l’adhésion du clergé. » Et pour obtenir l’adhésion du clergé, on vient proposer d’émettre un vote de blâme sur ce qu’on appelle les prétentions du clergé ! Singulière manière d’obtenir l’adhésion d’un tiers que de commencer par prononcer contre lui un blâme public. Si vous voulez éclairer le clergé, si vous voulez lui faire comprendre que la position du pays lui impose beaucoup de ménagements, beaucoup de prudence, donnez-lui des avis bienveillants à cet égard, mais ne venez pas jeter sur lui un vote de blâme au moment où vous réclamez son intervention pour assurer à la jeunesse le bienfait d’une éducation morale et religieuse. L’honorable membre nous dit et avec raison, que nous discutons en ce moment le point de savoir si nous pourrons réaliser le triple concours dont il a parlé ; il exprime hautement le désir d’obtenir ce triple concours, et cependant il veut que nous commencions par émettre un vote qui tend à flétrir une des parties auxquelles nous demandons ce concours, objet de tous nos vœux. Je le demande à l’honorable préopinant lui-même et je rends hommage à la pureté de ses intentions, je le lui demande à lui-même, obtiendrons-nous le concours du clergé et le concours de l’opinion catholique, en émettant un vote de blâme pour le corps épiscopal et pour l’opinion catholique tout entière ?
Messieurs, est-ce un acte d’adhésion à la conduite de la régence de Tournay, qu’on nous propose de poser ? Mais la régence de Tournay n’a pas besoin de cet acte d’adhésion. Elle a repoussé la convention, elle a organisé son athénée, elle a nommé un nouveau principal ; l’établissement marche et marche bien ; cet acte d’adhésion n’est donc nécessaire ni pour la régence de Tournay, ni pour l’athénée de Tournay.
Encore une fois, ce n’est point là ce qu’on veut ; ce qu’on veut, c’est de flétrir ce qu’on appelle des prétentions inconciliables avec l’indépendance du pouvoir civil. Eh bien, messieurs, je ne puis pas donner mon assentiment à un acte semblable qui n’aurait pour résultat que d’affaiblir encore ce respect pour l’autorité dont j’ai signalé comme un malheur l’affaiblissement en Belgique.
Adopterai-je l’amendement de l’honorable M. de Garcia ? Non, messieurs ; quelque purs que soient les sentiments bien connus de mon honorable collègue, je ne saurais lui donner mon assentiment, par les mêmes motifs qui me font repousser celui de l’honorable M. Rogier. Savez-vous quelle différence il y a entre les deux propositions ? Pardonnez-moi cette comparaison, mais je crains que dans le pays on ne puisse considérer l’un comme un soufflet donné sur la joue des évêques, de la main gauche, et l’autre, comme un soufflet donné sur la joue des évêques, de la main droite. (Hilarité.)
Or, mon intention n’est point de donner à l’autorité de soufflet, ni de la main gauche, ni de la main droite.
Messieurs, je bornerai là mes observations ; l’heure avancée ne me permettra pas d’aller plus loin. Je viens d’indiquer les motifs qui me porteront à voter l’adresse telle qu’elle est formulée par la commission. Je désire vivement que nous puissions arriver, en matière d’enseignement, à cette solution qui est l’objet de nos vœux à tous, c’est-à-dire d’obtenir le concours du clergé en conservant au pouvoir civil la plénitude de tous ses droits. Ce résultat, je suis convaincu que nous le réaliserons, et à ceux qui pourraient croire à des prétentions exagérées de le part du clergé, je dirai que ce qui arrive en ce moment est pour le clergé un immense avertissement, et qu’il saura en profiter sans qu’il soit nécessaire de recourir è des moyens odieux. Je pense donc qu’il est inutile de recourir à un moyen qui serait mal compris par le pays, et qu’il vaut mieux obtenir le concours du clergé par des actes de modération que d’émettre un vote qui serait évidemment considéré comme un vote de blâme. Quant à moi, je ne m’associerai jamais à un vote semblable, bien persuadé que, dans un pays moral et religieux comme le nôtre, l’opinion publique repousse des actes de violence contre ce que le peuple belge a toujours regardé comme sacré, et que l’adoption de l’amendement de M. Rogier, en déconsidérant l’autorité ecclésiastique, porterait une rude atteinte au sentiment religieux qui forme l’une des principales bases de notre nationalité.
M. Dumont remplace M. Liedts au fauteuil.
M. Liedts. - Messieurs, mon intention n’est pas d’ajouter un discours aux discours si remarquables qui ont déjà été prononcés dans cette circonstance ; je viens simplement demander au gouvernement une explication qui doit guider mon vote.
La session actuelle, tout le monde en conviendra, n’est en quelque sorte qu’une continuation de la session précédente : celle-ci a été close au mois de septembre, celle qui s’ouvre a commencé au mois de novembre ; pendant ces deux mois, les actes posés ne sont assez nombreux, ni assez importants pour modifier foncièrement les partis parlementaires, soit en augmentant la majorité du ministère, soit en renforçant les rangs de l’opposition.
D’une autre part, nous sommes à la veille d’une élection quasi générale, et le ministère ne peut pas ignorer que si, dans l’intervalle qui nous en sépare, il ne parvenait pas à satisfaire à ce qu’il y a de légitime dans les prétentions de ses adversaires, ces élections donneraient un démenti éclatant à sa politique. Dans cette situation, la prudence la plus vulgaire ne commandait-elle pas, aussi bien à l’opposition qu’au ministère, de ne pas renouveler à sept mois de distance le vote du 29 avril ? L’opposition sait d’avance qu’en ce moment une nouvelle question de cabinet ne peut avoir aucun résultat. C’est une faute qu’on reconnaîtra plus tard. Le ministère, de son côté, doit comprendre qu’il n’a pas assez fait pour dissiper toutes les préventions qui se sont élevées contre lui à son avènement. Il existe, à la vérité, deux actes importants que je me hâte de signaler ; d’abord le projet de loi sur l’enseignement moyen qui, quoi qu’on en dise, est plus libéral qu’aucun de ceux qui nous ont été annoncés ou présentés antérieurement ; en second lieu la loi qui nous est promise pour augmenter le nombre des membres des deux chambres ; et bien que cette loi ne contienne pas une grande concession, elle atteste tout au moins un esprit de modération et de justice dont on doit tenir compte au gouvernement. Mais le gouvernement reconnaîtra que ces actes isolés ne peuvent pas suffire, pour nous faire abjurer notre vote du 29 avril ; tout ce qu’il peut espérer de nous, c’est une attitude expectante jusqu’aux élections qui doivent avoir lieu dans quelques mois.
Le ministère a compris sa position. Dès le début de cette discussion, il s’est contenté de la phrase finale de l’adresse, phrase qui n’exprime certes aucune méfiance à son égard, mais qui n’impliquait pas non plus, d’une manière absolue, l’abandon de nos convictions du 29 avril. Mais je n’hésite pas à le dire, si le gouvernement avait voulu aller plus loin, si, au lieu de la phrase finale de l’adresse, il avait formulé une question de confiance et qu’il eût ainsi fait en quelque sorte violence à certaines convictions, on ne l’aurait pas suivi. Je dis donc que le ministère a compris sa position et celle de ses adversaires.
Voici maintenant l’explication que je demande. Je désire que le ministère me réponde franchement. Le cabinet, n’entend-il pas faire indirectement, par l’amendement de l’honorable M. de Garcia, ce qu’il n’a pas fait ouvertement ? J’ai assez de confiance dans la droiture de M. le ministre de l’intérieur, pour croire que sa réponse ne laissera aucun doute dans mon esprit sur ce point.
La déclaration que M. le ministre va me guider dans mon vote. Si sa réponse est négative, c’est-à-dire, si l’adoption de l’amendement de M. de Garcia n’implique pas un vote indirect de confiance, je donnerai mon adhésion à cet amendement, parce qu’il est la traduction fidèle de ma pensée, parce que c’est mon programme de 1840, parce que c’est la pensée de l’honorable M. Rogier, moins ses développements, parce qu’en un mot, c’est l’amendement de cet honorable membre, moins la question de cabinet, moins la question de confiance.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je remercie M. le président d’avoir fait un appel à ma franchise. Eh bien, je n’hésite pas à déclarer qu’en me ralliant à l’amendement proposé par l’honorable M. de Garcia, je n’ai entendu en aucune façon provoquer un vote de confiance. Ce que j’ai demandé, c’est le rejet d’un vote de défiance, formulé par l’honorable M. Rogier. Cet honorable membre, qui n’a pas moins de franchise que moi, n’a pas nié que l’adoption de son amendement renfermait un blâme implicite du cabinet. Voilà la position nette, telle qu’elle a été prise dès le commencement et telle que nous l’admettons.
- La chambre, consultée, ferme la discussion. Elle décide ensuite, qu’elle votera d’abord sur le paragraphe 5 du projet d’adresse et sur les deux amendements de MM. Rogier et de Garcia qui s’y rapportent ; elle décide finalement qu’elle donne la priorité à l’amendement de M. Rogier.
(Après la clôture de la discussion, M. Liedts avait repris place au fauteuil.)
M. le président. - Je mets cet amendement aux voix.
Des membres. - L’appel nominal !
M. Maertens. - Mais il est bien entendu que si l’amendement de M. Rogier est rejeté, celui de M. de Garcia sera mis aux voix. C’est à ce dernier que je me propose de donner mon assentiment.
De toutes parts. - Oui ! oui !
- Il est procédé à l’appel nominal.
Voici le résultat de cette opération.
86 membres y prennent part.
52 répondent non.
34 répondent oui.
En conséquence, l’amendement n’est pas adopté.
Ont répondu non : MM. Biebuyck, Brabant, Clep, Coppieters, d’Anethan, Dechamps, de Corswarem, Dedecker, de Garcia de la Vega, de la Coste, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, de Meester, de Mérode, de Naeyer, de Roo, de Saegher, de Sécus, Desmaisières, Desmet, de Terbecq, de Theux, d’Huart, Donny, Dubus aîné, Dubus (Albéric), Dubus (Bernard), Dumortier, de Lannoy, Eloy de Burdinne, Fallon, Henot, Huveners, Kervyn, Lejeune, Liedts, Maertens, Malou, Mast de Vries, Mercier, Orban, Pirmez, Rodenbach, Scheyven, Simons, Thienpont, Van Cutsem, Van den Eynde, Verwilghen, Vilain XIIII, Wallaert et Zoude.
Ont répondu oui : MM. Anspach, Cans, Castiau, David, de Baillet, de Bonne, de Breyne, de Brouckere, Delehaye, Delfosse, d’Elhoungne, de Renesse, de Tornaco, Devaux, de Villegas, d’Hoffschmidt, Dolez, Dumont, Fleussu, Goblet, (page 92) Jonet, Lange, Lebeau, Lesoinne, Loos, Lys, Orts, Osy, Pirson, Rogier, Sigart, Thyrion, Verhaegen et Veydt.
M. le président. - Nous passons au second amendement, à celui présenté par M. de Garcia, qui est ainsi conçu :
« En examinant ce projet, nous aurons à cœur de donner aux pères de famille les garanties d’une éducation morale et religieuse et de maintenir l’action de l’autorité civile pour l’exercice de ses droits et pour l’accomplissement de ses devoirs. »
- Cet amendement est mis aux voix et adopté.
Plusieurs voix. - A demain ! à demain ! Nous avons des questions matérielles à traiter.
D’autres voix. - Continuons ! continuons !
M. Delehaye. - On avait annoncé que la discussion de l’adresse serait très brève, l’opposition n’a suivi le ministère sur le terrain politique qu’après des provocations réitérées. Je n’ai pas pris la parole dans cette discussion, me réservant de m’exprimer sur les intérêts matériels du pays. Après quatre jours consécutifs consacrés à la discussion politique, ne conviendrait-il pas qu’on laissât le temps d’examiner les questions matérielles à ceux qui se sont proposé de le faire. Je suis étonné que ce soit un membre du cabinet qui a pris plusieurs fois la parole dans la discussion politique, qui demande qu’on continue le vote de l’adresse sans laisser le temps de s’occuper des questions d’intérêt matériel.
Je demande qu’on fixe demain la séance à 11 heures ; on pourra terminer l’adresse et chacun aura eu le temps de s’expliquer.
M. Dubus (aîné). - Je ferai observer qu’aucune des raisons données par l’honorable préopinant ne doit nous engager à abréger la séance d’aujourd’hui, à prétexte qu’il y aura séance demain. Il n’est que quatre heures, continuons, et si la nécessité se révèle de remettre suite de la discussion à demain, nous le ferons, et l’honorable membre pourra présenter les observations qu’il a à communiquer à la chambre sur les intérêts matériels du pays.
Il faut, dit-on, qu’on se prépare à cette discussion. Mais le projet d’adresse est entre les mains de tout le monde depuis dix jours, chacun a pu se préparer à en discuter les différents paragraphes.
M. Delfosse. - Je dois prévenir la chambre que les représentants de Liège ont un amendement à présenter sur le paragraphe de l’adresse relatif aux travaux publics.
Si on le désire, j’en donnerai lecture aujourd’hui, on pourra l’imprimer pour demain et chacun aura le temps d’y réfléchir.
M. de Tornaco.- Si on veut se borner à présenter des amendements, je ne demanderai pas la parole ; mais si on veut continuer la discussion, je demanderai à faire connaître les motifs pour lesquels je demande qu’on la renvoie à demain.
- La chambre, consultée, décide que la séance continue.
On passe au premier paragraphe.
« Sire,
« La chambre des représentants est heureuse d’apprendre que nos relations avec les puissances étrangères conservent un caractère pacifique et amical. »
M. Osy. - Messieurs, mon opinion sur la formation du ministère actuel n’ayant pas changé depuis notre dernière session, je n’ai pas pris la parole dans la discussion générale, et je me bornerai à voler l’amendement qui vous est soumis ; mais je regrette que le gouvernement, au lieu de s’expliquer franchement sur l’indépendance du pouvoir civil, comme nous l’entendons, s’est borné à faire une question de cabinet de la proposition qui vous est faite ; je trouve que c’est manquer de franchise et violenter les consciences. Pour ma part, cet amendement n’est pas une question de cabinet, mais une demande d’explication sur la position et la situation d’un différend qui a eu par trop de retentissement ; tous les pouvoirs sont obligés de s’en expliquer franchement.
Comme dans la discussion générale ou s’est beaucoup occupé des affaires intérieures, permettez-moi, messieurs, de vous entretenir un instant des affaires extérieures, que nous ne pouvons et ne devons pas négliger, dans les événements qui pourront peut-être surgir dans quelque temps en Europe ; car, ne nous faisons pas illusion ; si nos rapports avec toutes les puissances sont, comme nous l’annonce le discours de la Couronne, d’un caractère pacifique et amical, nous ne devons pas nous dissimuler que dans les pays qui nous environnent, ce même caractère pacifique et amical n’existe plus et peut avoir pour les petits Etats de graves conséquences ; plus que jamais ils doivent être prudents, et nous, pour notre part, nous ne devons pas oublier notre neutralité, tant pendant la paix que pendant la guerre, et si vous donniez à l’une ou à l’autre puissance des griefs contre nous, cela pourrait, dans un temps donné, nuire considérablement à notre indépendance et à la stabilité de notre jeune nationalité.
Nous devons tous déplorer les événements survenus en Portugal par suite des mesures prises par la reine qui foule aux pieds la constitution et les institutions. La conséquence de ces mesures est, comme nous devions le prévoir, une guerre civile dont on ne peut calculer les suites.
Tout en regrettant ces événements, je dois, pour l’honneur de notre gouvernement, demander une explication.
Vous devez tous avoir vu dans les journaux français et anglais l’accusation contre notre gouvernement d’avoir donné des conseils au gouvernement portugais.
Pour moi, je ne puis croire à des conseils pareils ; cependant pour l’honneur de la Belgique, je veux donner l’occasion à notre gouvernement de démentir publiquement et formellement ces accusations.
Nous devons également regretter pour la paix et la tranquillité de l’Europe et même du monde entier, la rupture de l’entente cordiale entre les deux plus puissants gouvernements de l’Europe, à l’occasion d’un événement récent qui s’est passé en Espagne.
Vous aurez vu, messieurs, la distinction faite par l’ambassade anglaise, à Paris, entre une présentation officielle de tout le corps diplomatique, pour présenter les félicitations à l’infante d’Espagne et une présentation aux membres de la famille royale de France.
Les journaux français nous ont annoncé que les membres de notre ambassade ne s’étaient pas joints au corps diplomatique, pour adresser ses félicitations, mais qu’on s’était borné comme l’ambassadeur anglais, de se faire présenter aux divers membres de la famille royale.
Je sais que notre ambassadeur était absent comme celui de la Russie et de l’Autriche, mais leurs chargés d’affaires se sont joints au corps diplomatique ; et je désirerais savoir officiellement, si les journaux français ne nous ont pas induits en erreur, et je serais charmé d’apprendre que nous ne nous somme pas séparés des ambassadeurs de toutes les puissances, et que nous n’avons pas suivi la politique de l’Angleterre, qui peut en avoir une différente des autres puissances, à son point de vue.
Je demande une explication catégorique à ce sujet, parce que nous avons un grand intérêt, pour notre industrie linière, d’être bien avec l’Espagne, dans l’espoir d’obtenir sous peu, par un traité, des avantages commerciaux et de navigation avec la mère patrie et les colonies espagnole.
Je demanderai donc une explication franche et publique pour nous rassurer à ce sujet et pour être persuadé qu’il n’existe pas d’impossibilités diplomatiques de pouvoir renouer nos relations avec l’Espagne et de voir sous peu ratifier un traité voté par nous depuis près de quatre ans.
Comme j’espère que les journaux, et même des journaux ministériels, nous ont accusés à tort, je ne dirai rien de plus sur nos relations avec le Portugal et l’Espagne ; mais si les explications n’étaient pas franches et claires, je serais obligé de solliciter encore la parole sur ces deux points pour démontrer que les intérêts dynastiques ne doivent pas entraver nos relations amicales avec toutes les puissances et que nous ne devons pas oublier la neutralité de la Belgique, tant en cas de guerre que pendant la paix.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - L’honorable M. Osy vient de m’adresser deux questions. La première consiste à demander si la Belgique a conservé une attitude de neutralité complète dans les affaires du Portugal à l’époque du renversement du ministère Palmella. L’on me permettra de dire à l’honorable préopinant que les membres des chambres législatives ont aussi bien que le gouvernement des devoirs à remplir envers les gouvernements étrangers. Or, l’honorable préopinant a oublié ce devoir en accusant à cette tribune la reine de Portugal d’avoir foulé aux pieds la constitution de son royaume. Ce n’est pas ainsi que l’honorable M. le baron Osy croit sans doute que nos devoirs de pays neutre doivent être remplis.
Je ne sais si je dois répondre d’une manière sérieuse à la question de savoir si le gouvernement belge a donné, pendant les derniers événements, des conseils à la reine de Portugal. A quel titre le gouvernement belge aurait-il donné des conseils au gouvernement de la reine ? La question, en vérité, n’est pas sérieuse ; la chambre ne peut pas demander que le gouvernement vienne à la tribune répondre à des accusations aussi invraisemblables de journaux anglais ou français.
L’honorable membre m’a adressé une deuxième question, il m’a demandé s’il était vrai que lors de la réception qui a eu lieu récemment aux Tuileries à l’occasion du mariage du duc de Montpensier, le chargé d’affaires qui remplace notre ambassadeur absent, M. Firmin Rogïer n’avait pas assisté à cette réception officielle. Je remercie l’honorable membre de me fournir l’occasion de démentir le bruit qu’on avait répandu ; notre chargé d’affaires a assisté à cette cérémonie, au nom de son gouvernement.
Le gouvernement belge a observé en Espagne une complète neutralité dans les événements auxquels on fait allusion ; il n’avait pas d’autre position à prendre ; j’ajouterai que précisément à cause de cette position qu’il a pu conserver en Espagne, il ne rencontrera pas des obstacles que d’autres nations pourraient rencontrer dans les négociations commerciales qui sont poursuivies par le gouvernement avec tout l’intérêt que leur importance exige.
M. d’Elhoungne. - Messieurs, j’ai deux interpellations à adresser à M. le ministre des affaires étrangères, à l’occasion du paragraphe à l’adresse relatif à nos relations avec les puissances étrangères.
Par la mesure récente que le Zollverein a adoptée, les résultats que j’avais prévu lors de la discussion du traité du 1er septembre, et qu’il était si facile de prévoir, se sont réalisés. Trois produits, qui ont une grande importance pour les Flandres : les fils de lin, les toiles et les tissus de lin, ainsi que les fils de coton, ont été frappés d’une aggravation de droits.
Ce fait est grave, messieurs. Les articles que je viens de citer ont, en 1845, présenté un mouvement d’exportation, vers l’Allemagne, de 3,721,541 fr.
Or, nos exportations vers le même pays, en fer forgé, rails et fontes, articles pour lesquels le traité du 1er septembre a été principalement (page 93) conclu, n’ont présenté qu’un mouvement de 3,875,620 fr., en 1845.
Ainsi, l’Allemagne vient de frapper les Flandres à la fois dans leurs trois principaux articles d’exportation, d’une manière aussi profonde, d’une manière aussi sensible que la province de Liége avait été frappée dans son industrie métallurgique, avant le traité du 1er septembre.
J’aime à croire que les assurances que le gouvernement a données à la chambre, dans la discussion de ce traité, sur les dispositions bienveillantes du Zollverein envers la Belgique, recevront, dans cette occurrence, une confirmation satisfaisante, et que M. le ministre pourra bientôt nous dire que les négociations entre la Belgique et le Zollverein, à l’effet d’obtenir des droits différentiels en faveur des articles que je viens de nommer, seront couronnées d’un plein et entier succès.
La deuxième interpellation que j’ai à adresser à M. le ministre des affaires étrangères concerne l’exportation de nos fers et de nos houilles en France.
Je demanderai à M. le ministre des affaires étrangères s’il est à la connaissance du gouvernement belge qu’il se prépare au ministère du commerce de Paris un projet de loi tendant à abolir le système des zones pour les fers et le charbon.
Je dois faire remarquer, messieurs, que le mouvement commercial que ce système des zones amène chez nous est de 25,000,000 par an.
Si la France, pour renouer ses relations avec l’Angleterre sur un pied plus amical, pour répondre aux avances que les journaux les plus influents et probablement les agents de l’Angleterre font à son gouvernement, décrétait l’abolition des zones, ce serait un coup très sensible pour la Belgique.
Ce serait, d’un autre côté, une infraction aux pourparlers qui ont eu lieu dans les dernières négociations avec la France. Car dans ces négociations (au moins M. le ministre des affaires étrangères nous l’a déclaré) lorsque le gouvernement belge a insisté pour faire insérer dans le traité du 13 décembre la garantie du maintien des zones pour la houille et les fers, le gouvernement français a répondu que cela était inutile ; qu’il était loin de vouloir supprimer les droits différentiels en faveur de la Belgique, qu’il était plutôt disposé à augmenter ces droits différentiels, en accordant une nouvelle réduction sur nos houilles et sur nos fers.
Mais alors la France n’avait pas à faire sa paix avec l’Angleterre.
J’appelle la plus sérieuse attention de M. le ministre des affaires étrangères sur ce point. Je dois lui dire que les informations qui me sont parvenues, viennent d’une source respectable, et je pense que le projet dont j’entretiens la chambre en ce moment, s’élabore effectivement dans les bureaux du ministre du commerce à Paris.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Messieurs, l’honorable M. d’Elhoungne m’a adressé deux interpellations ; je vais répondre d’abord à la dernière.
L’honorable membre croit savoir qu’on élabore dans les bureaux du ministère du commerce, en France, un projet de révision des tarifs dans lequel il s’agirait d’abolir le système des zones pour la houille, ou tout au moins pour la fonte.
Messieurs, ma réponse sera très courte et très simple. Le gouvernement n’a pas plus de raisons aujourd’hui qu’il n’en avait lors de la discussion du traité du 13 décembre, de craindre que le système des zones soit compromis, et que le gouvernement français songe à le modifier.
L’honorable membre m’a adressé une autre interpellation relativement aux mesures récentes qui ont été prises par le Zollverein, mesures qui augmentent les droits sur les fils de lin, sur les tissus de lin et sur les fils de coton.
Messieurs, le gouvernement, depuis longtemps déjà, a entamé avec la Prusse une négociation tendant à faire excepter la Belgique des augmentations de droits que l’on projetait. Messieurs, cette négociation n’est pas terminée ; elle continue. L’honorable membre comprend qu’il m’est impossible, dans l’état où se trouve cette négociation, de pouvoir lui dire sur quelles bases elle repose et quels peuvent en être les résultats. Le gouvernement lui-même l’ignore. Tout ce que je puis dire, c’est que le gouvernement ne néglige aucun effort pour amener à bien cette négociation dont les difficultés sont facilement appréciables.
Mais je me permettrai de faire cette remarque à la chambre : c’est que dans les négociations l’influence de la Belgique n’a pas été inutile. Dans les projets de réforme des tarifs douaniers du Zollverein, il s’était agi, et sérieusement agi pour les fils de lin, par exemple, d’admettre le système français, l’établissement des droits nouveaux d’après une échelle ascendante, d’après le numérotage. Or, l’honorable M. d’Elhoungne, qui s’est occupé spécialement de ce genre de questions, sait que si au lieu d’un droit uniforme qui a été admis récemment par le Zollverein, on avait adopté des droits gradués d’après le numérotage des fils, la Belgique, qui exporte surtout des fils fins, aurait été bien plus fortement frappée que par les droits uniformes, qui ont été admis récemment dans le tarif du Zollverein.
Nous avons évité un autre danger, c’est la restitution des droits à la sortie qui était réclamée vivement par les intéressés.
Le gouvernement a donc déjà exercé une influence utile dans les négociations. Je ne puis, messieurs, en dire davantage, puisque la négociation est encore pendante.
M. Desmet. - Messieurs, de la manière dont vient de parler M. le ministre des affaires étrangères, il paraîtrait que les droits que le Zollverein vient d’établir sur les fils simples et retors ne frapperont pas la Belgique. Messieurs, depuis l’établissement de ces droits, les fils retors sont tellement frappés que je puis dire que la fabrication de Ninove, celle d’Alost, celles de Tournay et de Courtray sont frappées à mort. Ces fils sont frappés d’un véritable droit prohibitif, comme ils ont été frappés en Hollande par le dernier traité.
Messieurs, cet objet est tellement important, qu’il s’agit d’un mouvement commercial de 4 millions. Or, si le tarif nouveau du Zollverein doit recevoir son exécution, toutes nos exportations seront arrêtées.
Remarquez, messieurs, que la fabrication des fils à coudre ou des fils retors procure des moyens d’existence à 20 ou 25 mille fileuses. Le gouvernement ne voudra pas que le district d’Alost, qui a déjà tant souffert, reçoive un coup mortel.
J’appelle sur ce point toute l’attention du gouvernement.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Il est assez difficile au gouvernement de suivre les orateurs dans la discussion qu’ils soulèvent ; il doit craindre de dire trop ou trop peu, et il est obligé d’user de réserve.
Mais l’honorable membre vient de jeter des paroles qui sont destinées à alarmer des populations. Or, le gouvernement est forcé, pour rassurer ces populations, de démontrer à l’honorable membre qu’il exagère la portée immédiate du tarif du Zollverein relativement aux fils retors.
Les fils retors constituent notre plus grande importation de fils dans le Zollverein. Eh bien ! d’après le tarif nouveau, notre industrie des fils retors sera moins frappée que l’apparence ne l’indique.
En voici, messieurs, la raison : en Allemagne, les fabricants de fils retors se servent en grande partie de fils simples étrangers comme matière première. C’est un fait connu et qui n’est pas nié. Or, messieurs, s’il en est ainsi, n’est-il pas évident que les fils simples étrangers étant frappés par le nouveau tarif de droits beaucoup plus élevés proportionnellement que les fils retors, qui ne sont frappés que d’un droit de 4 thalers, n’est-il pas évident, dis-je, que la protection que les fabricants le fils retors ont désormais en Allemagne est moins forte depuis le nouveau tarif, qu’elle ne l’était auparavant ? En effet, messieurs, cette protection était sous l’ancien tarif de plus de un thaler, et sous le tarif nouveau elle ne sera plus que de 15 silbergros.
Ainsi je ne crois pas que le tarif frappe d’un coup mortel les fils du pays d’Alost. Je crois que leur position ne sera pas changée d’ici à quelques années du moins. Mais il n’en est pas moins vrai que dans l’avenir une crainte est possible, c’est de voir, à l’aide du tarif nouveau, les filatures à la mécanique s’établir en plus grand nombre dans le Zollverein. Mais d’ici là j’espère que le gouvernement sera parvenu par des négociations à prévenir le mal qui n’est pas à craindre dans l’état actuel des choses.
M. Mast de Vries. - Messieurs, je demande que la séance de demain soit fixée à 11 heures. Peut-être pourrons-nous terminer cette discussion.
- La chambre décide que la séance s’ouvrira demain à 11 heures.
La séance est levée à 4 heures et demie.